DE L’ÉGLISE DE ROME DEPUIS CONSTANTIN JUSQU’À THÉODOSE. Là s’accomplit la grande révolution de l’empire romain. Fables antiques, temples des dieux, rites sacrés et populaires, vieux préjugés du monde, confondus avec les monuments des lettres et des arts, tout va s’écrouler, et le temps approche où il ne subsistera plus de l’ancienne société que le despotisme, de la nouvelle que le christianisme et les barbares. Beaucoup de choses, toutefois, furent lentes et successives dans ce grand changement ; et de même que vers la dernière époque de la persécution païenne, le christianisme se mêlait à tout, ainsi, après la conversion de Constantin, le paganisme garda des partisans et du pouvoir. Rome fut le siège principal de cette résistance. La ville des deux apôtres était en même temps la ville des dieux et du sénat. Ses antiques souvenirs, ses monuments, les noms de ses rues et de ses places, la science de ses jurisconsultes, cette tradition et cet orgueil de souveraineté républicaine que l’empire même n’avait pas détruit, se liaient au paganisme. Constantin ne nous apparaît pas avec les traits d’un enthousiaste et d’un sectaire. Il eut dans sa conversion toute la patience d’un politique. Il trouva les événements mûrs pour son ambition. Depuis plus d’un siècle, la religion chrétienne, fortifiée par tant de supplices, était devenue le plus puissant parti de l’empire, et seule croissait encore dans la caducité de tout le reste. Chaque reprise de barbarie la laissait plus forte : elle attaquait à la fois l’ancien culte et l’ancien pouvoir. En vain l’autorité impériale avait rigoureusement prohibé toute réunion, toute société particulière ; la moitié de l’empire fut affiliée par des liens religieux : une autre souveraineté bien plus forte, une autre obéissance bien plus illimitée, s’éleva dans le monde romain. Les chrétiens ne conspiraient pas, n’employaient pas la force pour se défendre, mais leur nombre indomptable rendait leur victoire infaillible. Quelquefois, il est vrai, dans la première fureur d’un édit nouveau, barbarement exécuté, après quelques martyres éclatants, beaucoup fuyaient, se cachaient. D’habiles empereurs y furent trompés ou feignirent de l’être. On connaît l’inscription de Dioclétien[1], où il se félicite d’avoir partout anéanti la superstition du Christ et propagé le culte des dieux. Ce fut huit ans après cette menteuse épitaphe que le christianisme disposa du trône d’Occident. Constantin sentit admirablement que pour détrôner les césars d’Asie, pour refaire un empire dont il serait le chef, il fallait changer la loi religieuse du monde. La légende du Labarum lui servit à faire ce qu’on n’avait pas imaginé avant lui : il arma des soldats chrétiens pour sa cause ; il rendit guerrière et dominatrice la religion des souffrances et de l’humilité. En cela différent de tant d’autres chefs élevés à l’empire par le dévouement fortuit et mobile des prétoriens et des légions, il s’appuya sur la croyance et l’intérêt d’une grande partie de l’empire, et, eut une armée, non seulement de son parti, mais de sa foi, un peuple ; il eut des partisans et des alliés dans les États des princes, ses rivaux. Empereur de la Gaule et de l’Italie, il était espéré comme un protecteur par la Grèce et l’Asie chrétiennes. On ne peut dire que, dans cette haute fortune, Constantin, né d’une mère chrétienne, menacé dans sa jeunesse par les persécuteurs des chrétiens, agité par ce mouvement d’imagination inséparable des grandes espérances, n’ait pu se croire l’instrument d’une Providence qui le conduisait au faite de l’empire. Tout grand ambitieux a, foi dans sa destinée : mais Constantin usa de la sienne avec une prudence que n’a pas l’enthousiasme. Vainqueur et triomphateur au nom de la croix, il suit les coutumes païennes ; trouvant bon tout préjugé servile, il se laisse dédier un temple par les Romains ; il en consacre lui-même un autre à la ville de Rome. Enfin ce n’est pas à Rome, en présence d’un sénat encore attaché à l’ancien culte, c’est à Milan, dans la nouvelle résidence impériale, qu’il promulgue son premier édit en faveur du christianisme, de concert avec Licinius. Il y déguise la grande révolution du monde sous un acte de tolérance[2], il accorde la faculté de suivre librement ou l’observance chrétienne ou la religion que chacun jugera le plus convenable. Il réitère cette promesse d’égalité entre les cultes. Mais en même temps il prescrit au trésor public et aux particuliers de restituer sans intérêts et sans retard tout ce qui avait été confisqué sur les chrétiens par les édits antérieurs. Il ordonne de rendre à la corporation chrétienne, non seulement ses lieux d’assemblée, mais tous les biens qu’elle possédait, et il fait espérer à ceux qui les auront rendus une indemnité de la bienveillance impériale. Par là l’Église de Rome, comme les autres sociétés chrétiennes, retrouva de riches domaines dans l’Italie, dans la Grèce et jusque dans l’Asie. Tel était l’ascendant du génie de Constantin et la force du levier qu’il soulevait que Licinius et Maximin, empereurs d’Orient, furent entraînés. La persécution cessa dans tout le monde romain. La loi nouvelle s’exécuta jusque dans Nicomédie. Ce fut le triomphe du christianisme latin. Bientôt Constantin exempta les prêtres de toutes charges publiques, autorisa, par un édit promulgué dans Rome, chacun à léguer au saint et vénérable conseil de la catholicité la portion de ses biens qu’il voudrait. Ainsi, sous un empereur néophyte et non baptisé, le christianisme était déjà maître des lois. Cependant, en Orient, Licinius, allié de Constantin et époux de sa sœur, avait vaincu et détrôné Maximin. L’empire se trouvait partagé entre deux rivaux. Licinius alors abolit ses édits de tolérance et voulut s’appuyer sur l’ancienne idolâtrie du monde. Les images des dieux parèrent les enseignes de ses légions. Constantin partit pour le combattre au milieu des prières des chrétiens. Il le vainquit sous les murs de Byzance, et le fit impitoyablement mettre à mort. Ainsi, réunissant sous son empire plus de nations que n’en avaient gouvernées Auguste et Trajan, le protecteur des chrétiens se trouva le maître du monde. Rome elle-même ne fut plus l’objet de son ambition. Il éprouva cet attrait de l’Orient qu’avait senti Dioclétien : il voulut changer la capitale de l’empire comme il en avait changé la religion. Cette ville, qui terminait l’Europe et touchait à l’Asie, cette Byzance, témoin de sa victoire, le séduisit par son admirable port et sa situation cosmopolite. Il se hâte d’y bâtir des rues, des palais et des temples. Cette précipitation impérieuse, naturelle aux conquérants, paraissait dans son ouvrage : tandis qu’il ordonnait par ses édits de former en Occident des écoles d’architectes, il bâtissait à la hâte avec les marbres détachés des temples grecs et les colonnes transplantées de l’Égypte. En même temps il s’occupe de mettre l’unité dans la religion qu’il a rendue triomphante et que déchirent tant de sectes ennemies. Des travaux de Byzance, il passe au concile de Nicée, où il a convoqué tous les évêques des trois parties du monde et où il siège au milieu d’eux. C’est dans ce concile, il le dit lui-même, qu’il voit la puissance du christianisme : il en promulgue les décrets par ses lettres, et l’on peut dire qu’il se fait le premier pontife du culte nouveau. Constantin ne voulait attribuer la primauté à aucun évêque particulier. Pour juger Donat, condamné comme hérétique par les églises d’Afrique, il nomma trois évêques auxquels il adjoignit ensuite l’évêque de Rome. Donat ne se soumettant pas à leur sentence, Constantin le fit comparaître devant un concile qu’il présida lui-même dans la ville d’Arles. A Nicée Constantin ne présidait pas. On dit même qu’il prit place sur un siège moins élevé que celui des évêques ; mais c’était le triomphe du sacerdoce entier et non du pontife romain. Retenu par son grand âge, Sylvestre, évêque de Rome, ne parut pas dans cette assemblée, où le patriarche d’Alexandrie fut déclaré son égal en rang et en dignité. On peut croire que cette jalousie dont Constantin fut animé contre Rome s’étendit de sa part au chef de cette Église. Mais l’éloignement du prince fit plus pour l’évêque de Rome que n’aurait fait toute sa faveur. La ville éternelle laissée sans la présence du souverain devint la ville du pape. Cette donation de Constantin, imaginée par l’ignorance astucieuse du moyen âge, est une fable bien grossière sans doute, mais elle dépose cependant d’une vérité : la fondation de Byzance donnait Rome à un autre maître. L’année qui suivit le concile de Nicée, Constantin revint à Rome, mais ce fut pour l’épouvanter par les scènes sanglantes de son palais. Ce fut à Rome que Constantin ordonna la mort de son fils et qu’il fit étouffer sa femme Fausta dans un bain. Les Romains, dans des vers affichés aux portes de son palais, se plaignirent de revoir le siècle de Néron. Mais la chaire évangélique fut muette devant ces crimes. Rome n’eut pas de saint Ambroise. Une légende du cinquième siècle raconte seulement que le pape Sylvestre, par l’immersion baptismale, délivra Constantin d’une lèpre invétérée. Mais que cette anecdote soit prise dans un sens allégorique ou littéral, elle est également fausse. Constantin, qui, selon l’usage, différait son baptême et le réservait comme une ressource contre ses crimes, ne reçut ce signe des chrétiens qu’au lit de mort par les mains de l’évêque Eusèbe, fauteur de l’arianisme. Singulière destinée de ce prince ! il mourut hors de la foi qu’il avait rendue triomphante. Premier empereur chrétien, il souilla par des cruautés le trône de Marc-Aurèle. Conquérant, législateur et controversiste, il y avait en lui quelque chose de grand et de barbare, des inspirations d’homme de génie et des subtilités de théologien. La religion pure qu’il adoptait ne corrigea pas ses mœurs féroces : elle adoucit ses lois. L’homme resta barbare, l’empereur parut quelquefois humain. Il abolit l’exposition des enfants, ce crime des législations antiques, il favorisa l’affranchissement des esclaves, il adoucit la condition des femmes. Auteur de la plus grande révolution qu’ait éprouvée le monde, il rétablit l’unité dans l’empire et la créa dans le christianisme. Depuis que Constantin eut fondé sa seconde capitale, aux limites de l’Europe et de l’Asie, et qu’il eut rassemblé dans ces murs nouveaux une cour, un sénat, un peuple, l’ancienne Rome, qui n’était plus forte que de ses souvenirs, dut se reporter vers le paganisme dont les monuments remplissaient sa vaste enceinte. Le sentiment ou le regret de liberté, qui se conservait dans le sénat de Rome, se confondit avec les préjugés de l’ancien culte. Le patriotisme conserva des païens dans Rome, comme la philosophie platonicienne en faisait encore dans la Grèce et dans l’Asie. Cependant l’Église de Rome profita pour sa grandeur même de cette jalousie nationale qui semblait contraire au christianisme. La rivalité du Romain contre le Grec encouragea les prétentions de suprématie religieuse élevées par l’évêque de Rome. Les païens mêmes trouvaient naturel et juste que le chef des chrétiens de la ville éternelle eût quelque prééminence sur les autres Églises. C’était une tradition païenne dont le christianisme héritait, comme il emprunta dans ses cérémonies plusieurs usages des fêtes antiques. Il. n’y eut dès lors à Rome, abandonnée par les empereurs, qu’un préfet, un magistrat qui ne pouvait effacer la splendeur du chef de l’Église. Ainsi la puissance des papes fut fondée par le même événement qui mutilait l’empire et abaissait l’Italie. Cette conséquence fut bientôt visible. Dès qu’un évêque célèbre d’Orient fut contredit par ses compatriotes, ou opprimé par l’empereur, il vint à Rome chercher une approbation et un refuge. Le concile de Nicée, sous l’inspiration de Constantin, qui voulait que l’Église eût des assemblées, mais pas d’autres chefs que lui-même, avait déclaré le patriarche d’Alexandrie égal en honneurs et en privilèges à l’évêque dé Rome. Mais quelques années après, l’évêque même d’Alexandrie, Athanase, le secrétaire du concile de Nicée, banni par Constantin, vint à Rome demander l’hospitalité chrétienne et la communion de l’évêque. Accueilli par cette Église, il eut l’air de n’avoir combattu que pour elle, et il fit pour la grandeur du siège de Rome tout ce qu’il avait fait pour la foi de Nicée : Après la mort de Constantin, et le partage de l’empire entre ses deux fils, Constant et Constance, Athanase, de nouveau persécuté par les ariens, et condamné dans un concile d’Antioche, revint encore chercher un asile en Italie, et saisit lui-même l’Église de Rome du jugement de sa cause. L’esprit querelleur et sophistique des Orientaux servait en cela l’Église romaine. En même temps qu’Athanase, Rome voyait venir à son tribunal Paul, évêque de Constantinople, Marcel, évêque d’Ancyre, Asclépias, évêque de Gaza, Lucius, évêque d’Andrinople, chassés de leurs sièges pour des causes diverses. L’évêque de Rome, Jules Ier, saisit cette occasion d’élever le pouvoir de son siège. Il convoque dans Rome un concile d’évêques occidentaux. Il y fait paraître les réfugiés d’Orient et il écrit à leurs persécuteurs, qu’il mande et qu’il blâme. Ces premiers empiétements du pontificat romain sur la liberté des autres Églises sont curieux à suivre. L’évêque et l’Église de Rome les essayent toujours avec l’appui d’un concile. C’est toujours une lutte théologique de l’Occident contre l’Orient. L’Église de Rome, s’attachant à défendre des réfugiés, se faisant cour d’appel pour ceux qui se plaignent, parle avec plus de puissance, et le langage de Jules Ier n’est pas indigne de la mission qu’il se donne Ô mes amis, écrit-il aux évêques d’Orient qui avaient proscrit leurs collègues, les sentences de l’Église ne sont plus selon l’Évangile : elles vont désormais au bannissement et à la mort. Si, comme vous le dites, ces évêques ont été coupables, il fallait les juger d’après la règle ecclésiastique, et non comme on l’a fait. Il fallait nous écrire à nous tous afin que ce qui est juste fût décrété par nous tous. Ainsi l’évêque de Rome réclamait la primauté non pour lui-même, mais pour le concile général des chrétiens. Le synode qu’il tint à Rome ordonna le rétablissement des évêques orientaux déposés par leurs collègues ; et l’empereur Constant, qui régnait en Italie, appuya cette décision par des lettres adressées à son frère. On conçoit sans peine combien l’empereur d’Occident devait favoriser les premier= essais de cette suprématie, réclamée par un évêque son sujet sur les prélats orientaux. Ainsi l’ambition du pouvoir civil aidait celle de l’Église. Constance et son frère, après des ambassades mutuelles, s’accordèrent pour convoquer un concile général qui prononçât sur la plainte d’Athanase et des autres évêques déposés. Cette assemblée solennelle, réunie dans Sarvick, en Illyrie, renvoya la question devant l’évêque de Rome. Le génie d’Athanase donnait cette victoire à Rome. Peu de temps après, Athanase fut rappelé sur le siège d’Alexandrie ; mais l’Église de Rome, fière du pouvoir qu’elle venait de conquérir en défendant le plus grand homme de l’Église orientale, crut bientôt qu’elle pourrait l’exercer contre lui-même. Jules Ier étant mort en 352, Libère qui lui succéda, sur des plaintes nouvelles envoyées d’Orient contre Athanase, le fit sommer de comparaître à Rome. Le patriarche d’Égypte méconnut, cette juridiction qu’il avait jadis invoquée. Libère le frappa d’anathème ; mais les évêques d’Égypte s’étant réunis le déclarèrent irréprochable. Libère convoqua dans Rome un concile, mais il fut forcé par l’opinion commune à rétracter sa première sentence. Singulier génie de ce temps ! Athanase, le défenseur de la foi de Nicée[3], était accusé de deviner l’avenir par le vol des oiseaux et l’emploi des sortilèges. L’empereur d’Occident, le jeune Constant, mourut assassiné par Magnence, l’un de ses officiers, qui lui succéda. L’empereur d’Orient prit les armes pour venger son frère, et, ayant vaincu l’usurpateur, il réunit de nouveau l’empire de Constantin : Alexandrie, Constantinople et Rome. Mais ce qui l’occupa d’abord après sa victoire, ce fut d’obtenir une nouvelle condamnation d’Athanase. Il rassemble sous ses yeux un concile à Milan, exile quelques évêques favorables à celui qu’il veut perdre, et force les suffrages des autres. Le caractère déjà formé de l’Église de Rome se montre encore ici. Ce même Libère qui avait excommunié naguère Athanase ne veut plus souscrire, à sa condamnation. Il veut faire servir le nom puissant de l’Église romaine à défendre un illustre accusé. Constance le presse d’autant plus de reconnaître le concile de Milan. Les païens mêmes l’ont remarqué. Libère, dit l’un d’eux, malgré l’ordre du prince, refusait de souscrire, s’écriant qu’il était odieux de condamner un homme sans le voir et sans l’entendre, et il résistait ouvertement à la volonté de l’empereur ; car celui-ci, toujours ennemi d’Athanase, quoiqu’il eût atteint son but, désirait encore avec ardeur faire confirmer la sentence par l’autorité dont jouissent plus particulièrement les évêques de la ville éternelle. Il ne put l’obtenir, et Libère fut enlevé de Rome pendant la nuit, avec de grandes difficultés, par la crainte que l’on avait du peuple qui était fort passionné pour lui[4]. Tel était donc, suivant le témoignage d’un païen, homme de guerre et philosophe, le pouvoir qu’au milieu du quatrième siècle exerçait déjà l’évêque de Rome même contre l’autorité de l’empereur. Amené devant Constance, et inflexible dans son refus, Libère fut exilé dans un village de Thrace, et Constance fit élire dans son palais un autre évêque de Rome. Trois évêques, dociles à la cour, le sacrèrent, et quelques eunuques représentèrent l’assemblée du peuple. Mais, quelque temps après, Constance étant venu visiter Rome, les femmes de la première noblesse de la ville, parées avec magnificence, se présentèrent devant lui et le supplièrent de rendre au troupeau son légitime pasteur. Constance ne voulut y consentir que si Libère adoptait la doctrine qu’il avait combattue, et à cette condition même, il ne lui permit que de partager le gouvernement de la ville de Rome avec Félix. La fermeté de Libère s’était affaiblie dans l’exil, car il accepta tout. Un nouveau concile, assemblé dans Sirmium, ayant enveloppé sous des expressions nouvelles la doctrine arienne et la proscription d’Athanase, Libère y souscrivit, et, dans une lettre à l’empereur, il déclara qu’il ne défendait point Athanase, et qu’il adhérait de cœur à la nouvelle formule proposée par ses adversaires. Remonté sur le siège de Rome, au milieu de l’enthousiasme du peuple, qui chassa par ses violences l’autre pape Félix, Libère, dit-on, se repentit de sa complaisance et revint au parti d’Athanase. Ces fréquentes variations n’étonnaient pas les contemporains. Personne alors ne croyait l’évêque de Rome infaillible. Athanase, si élevé par le caractère et le génie, parle avec mépris de la faiblesse de Libère, et un évêque gaulois, Hilaire de Poitiers, transcrivant dans son histoire la lettre au prix de laquelle ce pontife avait obtenu de Constance la fin de son exil, s’interrompt à chaque ligne pour s’écrier : Anathème à toi, Libère ! Je te dis anathème, une fois, deux fois, pontife prévaricateur ! La longue résistance du pape Libère à Constance, le zèle du peuple pour sa cause, peuvent nous expliquer une singularité de cette époque. Constance qui, dans ses lois, interdit sévèrement les prédictions des aruspices et d’autres cérémonies païennes, laissa toujours un païen pour gouverneur de Rome : Peu de temps après le retour triomphal de Libère, durant une famine[5] qui excita beaucoup d’émeute dans Rome, le préfet Tertullus allait aux portes de la ville sacrifier dans le temple de Castor et de Pollux pour obtenir une navigation favorable aux blés que l’on attendait d’Égypte. La politique impériale voulait donner un contrepoids au pouvoir de l’évêque qui, par ses conseils, dominait l’esprit des femmes les plus riches et, par ses aumônes, disposait de la foule. Mais bientôt ces restes de paganisme, ménagés par Constance, allaient être ravivés pour la dernière fois par l’imagination de Julien. Nous l’avons dit, cette résurrection religieuse fut toute grecque et presque étrangère au génie latin. Tandis que le christianisme est ensanglanté par ses propres débats, un jeune prince dont le cruel Constance a fait périr le père et le frère, élevé par force dans la religion de ses persécuteurs, se livre par enthousiasme, et peut-être par ambition, à tous les souvenirs du culte qu’ils ont proscrit. Tonsuré d’abord pour être lecteur dans l’Église de Nicomédie, il obtient par grâce d’aller étudier dans les écoles d’Athènes où les lettres et la philosophie, chassées par le christianisme, conspiraient en faveur de l’ancienne religion du monde. De là, Julien est appelé par Constance lui-même pour commander l’armée romaine dans la Germanie et la Gaule. Il accomplit de grandes choses, défait les chefs barbares, gouverne équitablement les provinces conquises, tandis que Constance s’occupe de voluptés orientales et de controverses théologiques. Au milieu de ses victoires, sous le ciel âpre de la Gaule, le jeune césar rêve aux dieux et aux arts de la Grèce. Enthousiaste et sévère, il se relève au milieu de la nuit pour adorer Mercure que, dans son polythéisme allégorique, il regarde comme l’intelligence même de l’univers. Près de lui sont quelques-uns de ces Grecs et de ces Orientaux qui craignent, sous Constance, d’être accusés de magie, et se croient prophètes quand ils promettent le trône à Julien. Échauffé par leurs espérances, le jeune César, dans ses rêves, ou dans ses veilles, croit entendre des prédictions, croit voir le génie de l’empire qui lui dit : Julien, il y a longtemps que je suis à ta porte, et que je désire ta grandeur. Plus d’une fois rebuté par toi, je me suis éloigné, et maintenant, si tu ne me reçois pas quand tout le « monde est d’accord, je m’en irai triste et découragé. Souviens-toi, du reste, que je n’habiterai pas longtemps avec toi[6]. Le mécontentement de deux légions que là jalousie de Constance veut enlever à son jeune collègue précipite tous ses vagues projets d’ambition. Julien se révolte, comme avait fait César, pour ne pas rendre les soldats à la tête desquels il a vaincu. Mais telle était, dans tout l’Occident, la puissance de la loi chrétienne que Julien craignit d’abord de l’abjurer publiquement. A Vienne sur l’Isère, pour attirer tout le monde à lui, il[7] affecte d’être attaché au culte des chrétiens, et le jour qu’ils appellent Épiphanie, dit un païen, il se rendit à leur église et n’en sortit qu’après avoir solennellement prié leur Dieu. Soit respect pour une croyance si répandue, soit incertitude de ses propres desseins, ce ne fut qu’après son entrée dans Constantinople, et maître de l’Orient[8], que Julien découvrit le secret de son cœur, et, par ses décrets, ordonna de rouvrir les temples et d’immoler des victimes. L’Église de Rome ne souffrit pas de cette tentative vaine et passagère. Tandis que Julien, entouré de sophistes et d’hiérophantes grecs, célébrait des fêtes[9], immolait des victimes, composait des hymnes à la mère des dieux, les Églises chrétiennes de l’Italie, de l’Afrique, de l’Espagne, de la Gaule, de la Germanie demeurèrent libres et sans atteinte. Le décret[10] même par lequel Julien interdisait aux disciples du Christ l’enseignement des lettres et de l’éloquence, ne frappait guère que les écoles savantes des chrétiens de la Grèce. Les écrits dont Julien étayait sa résurrection religieuse n’étaient pas connus dans l’Occident : il ne vint pas même à Rome, et lui donna pour gouverneur un païen sceptique et modéré. Entraîné vers l’Orient, parti d’Antioche pour la guerre de Perse, Rome apprit sa mort avant d’avoir senti le poids de son paganisme. Jovien, son successeur, proclama de nouveau la liberté du christianisme, que Valentinien, bientôt après, appuya de ses édits et de ses armes. Ce fantôme de paganisme mystique, un moment évoqué par Julien, ne servit donc qu’à ranimer l’ardeur de la foi nouvelle. Julien, dans son court passage, s’était hâté de rendre aux temples païens les domaines confisqués par les premiers empereurs chrétiens. Valentinien, par un rescrit daté de l’an 364[11], abolit les décrets de son prédécesseur Julien de sainte mémoire, dit-il, et réunit de nouveau tous les domaines des temples au trésor impérial. Les courtisans et les prêtres chrétiens furent enrichis de cette dépouille du paganisme : un luxe nouveau para les autels des chrétiens. Pendant longtemps, à Rome, les souvenirs et les monuments de la persécution avaient fait toute la pompe du culte nouveau. On y venait pour visiter les tombeaux des martyrs, les églises étaient peu magnifiques. Lorsque j’étais à Rome, dans mon enfance, raconte saint Jérôme, et que l’on m’instruisait aux sciences libérales, le dimanche, avec des compagnons d’étude du même âge, j’avais coutume de visiter les tombeaux des apôtres et des martyrs. Souvent j’entrais dans ces cavernes, qui, creusées fort avant sous la terre, offrent des deux côtés, quand on pénètre, deux rangées de morts ensevelis. J’avançais à petits pas, et, entouré d’une nuit profonde, je me rappelais le vers de Virgile : Horror ubique animos simul ipsa silentia terrent. Mais après Julien, lorsque le polythéisme fut tout à fait convaincu d’impuissance, lorsque tous les biens, toutes les faveurs passèrent au christianisme, il n’y eut plus la même simplicité dans le culte, Les vertus de la primitive Église avaient été sous la garde de la persécution et de la pauvreté : elles s’affaiblirent dans le triomphe. L’enthousiasme fut moins pur, la vie moins sévère. Dans la foule toujours croissante des prosélytes, il entra beaucoup d’hommes vicieux. On se fit chrétien par ambition, par intérêt, pour plaire à la cour, pour paraître fidèle à l’empereur. L’Église, enrichie de la dépouille des temples et des offrandes de la foule chrétienne, se para d’une magnificence toute profane. Cette cupidité ecclésiastique dont l’évêque de Carthage se plaignait au milieu du troisième siècle, fut poussée bien plus loin, surtout dans les grandes villes de l’empire. A la mort de Libère, en 366, on se disputa par les armes la dignité d’évêque de Rome, malgré l’intervention du préfet, qui fut[12] forcé par le désordre de quitter la ville. Deux factions chrétiennes s’étaient formées, une en faveur d’Ursin, et l’autre de Damase, tous deux prêtres de l’Église romaine. Damase, dit naïvement le livre pontifical, l’emporta, parce qu’il était le plus fort et qu’il avait le plus grand nombre de son côté. Les églises de Rome furent ensanglantées. Damase, élu par les siens, dans la basilique de Sainte-Lucie, vint assiéger son concurrent dans l’église de Sicininus[13], où cent trente-sept hommes furent tués en un seul jour. La populace de Rome était en émeute, et fut difficilement apaisée. Un païen, qui s’accorde avec les auteurs ecclésiastiques, dans le récit de ce scandale, s’en étonne peu, lorsqu’il considère l’importance de la dignité que l’on se disputait ainsi : Ceux qui l’obtiennent, dit-il, sont assurés d’être enrichis par les offrandes des matrones romaines, promenés sur des chars, vêtus avec magnificence, et d’avoir des tables dont la profusion surpasse les festins des rois. Plus heureux dans le fait, si, dédaignant la grandeur de Rome, dont ils font le prétexte de leurs vices, ils se réglaient sur l’exemple de quelques évêques de province que leur sobriété rigoureuse, la pauvreté de leurs vêtements et leurs regards baissés vers la terre, recommandent à la divinité et à ses vrais adorateurs[14]. Cette richesse de l’Église romaine excitait les railleries des idolâtres. L’un d’eux, que Valentinien, suivant la politique des empereurs, avait nommé préfet du prétoire dans Rome, disait souvent au pape Damase : Faites-moi évêque de Rome, et tout de suite je serai chrétien[15]. Le même faste et les mêmes abus étaient passés de l’évêque aux simples prêtres. On les accusait de séduire l’esprit des femmes opulentes de Rome, et de capter leurs héritages. Au mépris des règles sévères de l’ancien gynécée, plus d’un prêtre intrigant s’introduisait, dès le matin, chez les épouses ou les veuves des sénateurs, et là, flattant, priant la maîtresse du logis, se faisait donner jusqu’aux meubles du palais. Valentinien, empereur d’Occident, quoique zélé pour la foi chrétienne, qu’il avait confessée sous Julien, voulut apporter obstacle à cette cupidité des prêtres chrétiens. Il promulgua et fit lire dans les églises de Rome un décret par lequel il était interdit aux ecclésiastiques et à ceux qui se font nommer continents de visiter les maisons des veuves et des orphelins. Ce même décret leur défend de rien recevoir de la femme à laquelle ils sont attachés sous prétexte religieux, et annule toute donation, tout testament fait en leur faveur, même par l’entremise d’un tiers. A cette époque, cependant, les prêtres païens, les vestales, avaient encore le droit d’hériter. Le même Jérôme, qui, dans son enfance, parcourait avec une pieuse terreur les catacombes de Rome, célèbre la justice de ce décret : J’ai honte de le dire, s’écrie-t-il, des prêtres idolâtres, des mimes, des cochers du cirque et des femmes publiques, reçoivent des héritages. Cela n’est interdit qu’aux prêtres et aux moines, et la défense est faite, non par des persécuteurs, mais par des princes chrétiens ; et je ne me plains pas de la loi, mais je gémis que nous ayons mérité cette loi. Le remède est bon, mais quelle blessure pour avoir besoin de ce remède ! la précaution est prudente et sévère, et cependant, à ce prix même, l’avarice n’est pas réprimée. A la faveur des fidéicommis, nous nous moquons de la loi. Ailleurs, saint Jérôme appelle le clergé romain un sénat pharisien, une faction d’ignorants : Lisez l’Apocalypse de Jean, s’écrie-t-il, lisez ce qui est prédit « de cette femme vêtue en écarlate, et du blasphème écrit sur son front, et des sept montagnes, de leurs eaux abondantes, et de la ruine de Babylone. Il y a là, sans doute, une église sainte, on y voit les trophées des apôtres et des martyrs, mais l’ambition et le pouvoir y détournent du bien. Saint Jérôme parle déjà comme Luther. Il est, remarquable que ce même saint, quoique attaché à la foi de l’Église romaine, et même longtemps secrétaire du pape Damase, n’admettait pas la suprématie du pontife de Rome : Si l’on regarde à l’autorité, dit-il quelque part, l’univers doit l’emporter sur une ville. En quelque lieu que l’on soit évêque ; à Rome ou à Eugube, à Constantinople ou à Rhège, à Alexandrie ou à Thanis, on occupe le même rang et le même sacerdoce[16]. Telles étaient encore les idées du quatrième siècle. Damase ne fut pas lui-même à l’abri de ces reproches adressés aux prêtres romains de son temps. Longtemps en butte au parti qui lui avait disputé l’élection, il fut accusé d’adultère et absous dans un concile. Saint Jérôme, dont les mœurs furent aussi calomniées, célèbre dans ses écrits l’innocence et la pureté du pontife de Rome. Damase paraît s’être du reste maintenu d’abord par les moyens violents dont il s’était servi pour s’élever. Il poursuivit avec rigueur les partisans d’Ursin, son ancien rival ; il obtint contre eux un édit dont l’exécution fut confiée aux soins du gouverneur païen Prétextat, qui les chassa par force de leur église. Dans une autre occasion, le pontife alla lui-même les attaquer à la tête d’une foule de peuple, et en fit massacrer un grand nombre. Il proscrivit avec la même sévérité les donatistes, et une autre secte également venue d’Afrique. Mais ces querelles et ces persécutions obscures étaient peu de chose dans le grand débat du christianisme, toujours déchiré par la doctrine d’Arius. Valens, frère de Valentinien, placé par lui sur le trône d’Orient, adopta cette secte, et poursuivit lés disciples d’Athanase. Les plus illustres docteurs d’Orient, opprimés dans leur pays, tournèrent leurs yeux vers l’évêque de Rome. En cela, ils ne reconnaissaient pas une juridiction supérieure, mais ils invoquaient une alliance et un appui. C’était dans un concile formé surtout d’évêques orientaux que l’on avait proclamé les dogmes combattus par les Ariens. Rome avait reçu la foi de Nicée. Cependant Damase, animé de cet esprit d’autorité qui semblait dans son Église une tradition de la politique romaine, n’accueillit les plaintes des Orientaux qu’avec la hauteur d’un juge. Il leur répondit en leur envoyant un formulaire de foi. Saint Basile, dans ses lettres, s’indigne de ce qu’il appelle le faste outré des Occidentaux. Il accuse Damase de prévention et d’ignorance, et regrette de lui avoir écrit : Je songe, dit-il, au mot de Diomède, dans Homère ; tu ne devais pas prier Achille, il est trop orgueilleux. On sent que cette Église grecque, si brillante d’imagination, fière de ses grands hommes, de sa science subtile de ses disputes même, se révoltait à l’idée de recevoir les instructions, d’un évêque d’Italie. Mais les continuelles divisions des Orientaux les préparaient à tomber sous ce joug tant dédaigné par eux. Sans cesse des évêques de l’Égypte, de l’Achaïe et de l’Asie Mineure, chassés de leurs sièges, venaient demander un asile à Rome, et nul évêque d’Italie n’allait se plaindre ou se réfugier en Orient. Attachée fidèlement à la doctrine de Nicée, qui rendait le christianisme plus mystérieux, plus élevé, plus distinct du théisme philosophique, l’Église de Rome dut s’agrandir de la victoire qu’obtint cette doctrine par le génie des évêques d’Orient et la protection de Théodose. On peut dire que ce prince fit pour la doctrine d’Athanase ce que Constantin avait fait pour le christianisme. De Jérusalem jusqu’à Lutèce, le monde romain était divisé depuis un demi-siècle en catholiques et en ariens : les deux partis triomphaient tour à tour par le hasard d’un règne, le caprice d’un prince, de ses ministres ou de ses eunuques. Tout à coup Théodose, grand et victorieux capitaine, appelé au partage et au secours de l’empire ; par le choix de Gratien, reçoit le baptême d’un prêtre catholique, et proclame la doctrine de Nicée la loi de l’empire : Nous voulons, dit-il dans un décret mémorable, que tous les peuples régis par notre clémence vivent dans la religion que le divin apôtre Pierre a transmise aux Romains, et que suit évidemment le pontife Damase, ainsi que Pierre, évêque d’Alexandrie, homme d’une sainteté évangélique. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette foi prennent le nom de chrétiens catholiques ; pour les autres, les jugeant aveugles et insensés, nous voulons qu’ils subissent la honte de l’hérésie, et que leurs conciliabules ne reçoivent plus la dénomination d’Églises, nous remettant de leur punition, d’abord à la vengeance divine, et ensuite au mouvement qui pourra nous venir de Dieu[17]. Cet édit, proclamé d’abord à Thessalonique, rigoureusement exécuté à Constantinople et dans tout l’Orient, était sans doute dicté pax une pensée politique autant que religieuse. Souverain de l’Orient, Théodose voulait se ménager la fidélité de la plus puissante Église d’Occident. Protecteur du jeune Valentinien, qui régnait en Italie, Théodose, en reconnaissant un symbole unique, dont il plaçait les deux organes suprêmes à Rome et dans Alexandrie, rapprochait par le lien alors le plus puissant les deux extrémités du monde romain. Du reste, il arrivait, à cette époque, ce que tous les grands débats d’opinion font voir parmi les hommes : la dissidence partielle inspirait des haines plus vives que l’entière opposition de sentiment. Les ariens, qui repoussaient quelques dogmes de la croyance victorieuse, étaient bien plus persécutés que les païens qui la niaient tout entière. La charge de préfet de Rome continuait d’être occupée’ par un sectateur du polythéisme, Symmaque, renommé pour un art oratoire que l’on appelait de l’éloquence. Plusieurs chefs de familles sénatoriales partageaient les sentiments de Symmaque, et les chrétiens mêmes du temps conviennent que l’on comptait dans ce nombre des hommes illustres. Ce parti, quoique faible, était en quelque sorte le refuge de l’ancienne aristocratie romaine. Son zèle pour le culte des dieux était plutôt une religion de souvenirs et de patriotisme qu’une croyance positive à des fables incertaines et confuses. Par cela même, il déplaisait moins à l’Église romaine que l’audace des chrétiens réformateurs qui se séparaient d’elle. L’obstination des païens était en quelque sorte une erreur oisive que son impuissance rendait moins odieuse. Renfermé dans le cabinet de quelques jurisconsultes et de quelques lettrés, cet attachement spéculatif à l’ancien culte n’agissait pas sur la foule que saisissaient les cérémonies, les prières et les aumônes du culte chrétien. Un poète du temps nous décrit la conversion du petit peuple de Rome avec cette vérité de détails que l’on cherche dans l’histoire : Jetez, dit-il, les yeux sur le peuple : quelle portion en trouvez-vous qui ne répudie avec horreur les autels de Jupiter souillés d’un sang corrompu ? Tous ceux qui habitent les chambres hautes, et qui usent dans leurs courses multipliées le noir pavé des rues, ceux que nourrit le pain distribué du haut des degrés, toute cette multitude ou visite, sans cesse, aux pieds du Vatican, la tombe qui renferme les cendres de notre père chéri, ou se précipite vers l’Église de Latran pour en rapporter le signe saint donné par le chrême royal. Et pouvons-nous douter encore, ô Christ, que Rome te soit consacrée, et ait passé sous ta loi ?[18] Ce fut au milieu de cette popularité du culte nouveau que le paganisme tenta dans Rome un faible effort, à la faveur des révolutions qui agitèrent l’Occident. Le jeune Gratien était mort assassiné dans les Gaules par Maxime, un de ses généraux, qui s’empara de sa pourpre, et parut prêt à menacer également le pouvoir’ et la vie de Valentinien. Les sénateurs païens de Rome saisirent ce moment de périls pour redemander que la statue de la Victoire fût replacée dans le Sénat. Le préfet de la ville, Symmaque, adressa, sur leurs prières, un rapport à l’empereur, où l’on aperçoit l’art d’un païen philosophe, mais patriote, qui regrette une chose qu’il ne croit pas, et commente ingénieusement des souvenirs à défaut de convictions. Cependant le parti chrétien du sénat recourut à l’évêque de Rome, à Damase, pour prévenir le succès d’une demande injurieuse. Le pontife était vieux, et, quoiqu’il eût près de lui le jeune et éloquent Jérôme, il sollicita le secours d’une voix plus respectée de Valentinien. Ambroise, évêque de Milan, était alors le premier homme du christianisme latin, par ses services, son génie, sa vertu. Ses négociations habiles avaient sauvé Valentinien et retardé l’invasion projetée par Maxime. Il combattit par une réplique éloquente le mémoire de Symmaque et le fit rejeter. L’entreprise de Symmaque réveilla des haines contre lui, et il fut accusé, à la cour de Théodose, d’abuser de sa charge de préfet de Rome pour faire mettre des chrétiens à la torture et emprisonner des évêques. L’apologie de Symmaque est remarquable : il allègue, en sa faveur, des lettres écrites par Damase qu’il appelle l’honorable évêque des chrétiens[19], et qui déclare qu’aucun des sectateurs de sa religion n’a subi la plus légère injure par les ordres du préfet. On voit par cet exemple, et par beaucoup d’autres, que les hommes considérables des deux cultes avaient fini par vivre en paix et se rendaient justice l’un à l’autre. Plusieurs chrétiens écrivirent avec ardeur contre le rétablissement de l’autel de la Victoire : tous nomment Symmaque avec honneur, et célèbrent sa vertu, la gravité de ses mœurs. Damase mourut après dix-huit ans de pontificat, et laissa son Église déjà libre et respectée. Damase n’avait rien de comparable aux grands talents qui brillaient dans les chaires chrétiennes de l’Orient, de la Grèce, et même de quelques villes d’Occident. Il était bien loin d’exercer sur ses contemporains l’autorité d’un Chrysostome ou d’un Ambroise. Mais on voit en lui quelque chose du caractère tenace et de l’active ambition qui fit grandir l’Église romaine. La résidence des empereurs à Milan acheva merveilleusement ce qu’avait commencé la fondation de Constantinople. Si les souverains d’Occident fassent demeurés à Rome, le pape eût été comme le patriarche de Constantinople, tour à tour redoutable ou persécuté, mais toujours dépendant des intrigues du palais. Mais Milan, donnée pour capitale à l’Italie, laissa Rome tout entière à la religion. Chose remarquable 1 Ambroise dans son Église de Milan, trop rapprochée de la cour, fut malgré ses succès et sa vertu exposé plus d’une fois aux violences du pouvoir impérial : Damase resta puissant et respecté dans Rome. Les Églises d’Occident s’accoutumaient à voir dans cette Église la métropole de la religion : elle avait une école de prêtres moins savants, moins ingénieux que les Orientaux, mais attentifs aux anciens usages, uniformes dans leurs pratiques, et ne connaissant d’autres innovations que d’accroître sans cesse leurs prérogatives. Les changements de maîtres passaient sur elle, sans l’ébranler. Maxime s’empara de l’Italie ; Théodose vainquit Maxime, et ramena Valentinien sur le trône de Milan. Valentinien fut tué par Arbogaste, qui revêtit de la pourpre un fantôme d’empereur, et, pour se donner un parti, releva le culte des idoles. Théodose, une seconde fois rappelé de l’Orient, délivra l’Italie, et, seul maître, recommença l’empire de Constantin. L’Église de Rome, toujours la même au milieu de ces ébranlements, étendait, sous des chefs obscurs, son invisible pouvoir. Syrice, successeur de Damase, dans une réponse à l’évêque métropolitain de la province Tarragonaise, règle diverses questions de discipline, et surtout interdit le mariage aux religieux, aux évêques et aux prêtres, contre l’usage pratiqué dans l’Orient, et dans l’Église môme de Milan. Là, commente à paraître clairement l’esprit de l’Église de Rome, son intention de séparer les prêtres de la condition humaine pour les rendre plus dociles sous la main d’un chef. Ce que le concile de Nicée, ce grand sénat législatif du christianisme, avait voulu laisser indécis, ce qui n’était point obligatoire dans les Églises d’Asie et de Grèce, le célibat des prêtres, l’évêque de Rome l’imposait par cette lettre. Théodose alors compléta le triomphe du christianisme sur l’ancien culte, et de la doctrine d’Athanase sur toutes les sectes chrétiennes. Sur tous les points de son vaste empire, il fit abattre ce qui restait de temples et d’idoles ; et, en mourant, il pressait quelques sénateurs, encore païens, de quitter leur culte, et d’adorer le Dieu qui, tant de fois, l’avait fait vaincre. Cependant, cette active protection de l’empereur élevait plutôt le sacerdoce chrétien que l’Église de Rome en particulier. Syrice, évêque de Rome, fit bannir à son gré les manichéens, les joviniens, et d’autres sectes que Théodose a frappées de ses rigoureux édits. Mais ce même Syrice, ayant voulu faire comparaître dans un concile de Rome Flavien, évêque d’Antioche, n’obtint qu’un refus. Le prélat ne voulut pas reconnaître cette juridiction étrangère, ni soumettre au siège de Rome une ville qui s’appelait la métropole de l’Orient. Théodose n’insista point, et respecta, sans doute, la vertu du pontife qui lui avait arraché jadis l’amnistie d’Antioche. |
[1] Superstitione Christi ubique deleta, cultu deorum propagato. (Baron., anno 304.)
[2] Dare et Christianis et omnibus liberam potestatem sequendi religionem paru quisque voluisset.... qui eamdem observandœ religioni Christianorum gerunt voluntatem, citrà ullam inquietudinem... contendant etiam aliis religionis suæ vel observantiæ potestatem similiter apertam et liberam concessam esse... loca... a fisco nostro vel ab alio quocumque videntur esse mercati, eadem christianis sine pecunia et sine ulla pretii petitione postposità omni frustratione atque ambiguitate, restituantur... Corpori Christianorum... non loca tantum ad qua, convenire consueverunt sed alia quæ habuisse noscuntur... reddi jubebis... supradictà ratione servata, ut ii, qui ea sine pretio restituerint, indemnitatem de nostra benevolentià sperent.
[3] Dicebatur fatidicarum sortium fidem, quæve augurales portenderent alites, scientissime callens, aliquoties prædixisse futura. (Ammien Marcellin, a. c. 355.)
[4] Ammien Marcellin, lib. XV.
[5] Plebe sævitante immanius... dura Tertullus apud ostia in æde sacrificat Castorum. (Ammien, ann. 359.)
[6] Ammien Marcellin, lib. XX.
[7] Adhærere cultui Christiano fingebat... et feriarum die quem Christiani Epiphania dictitant, progressus in eorum Ecclesiam, solemniter numine orato, discessit. (Ammien, lib. XXI.)
[8] Ammien, lib. XXII.
[9] Innumeras sine parcimonia pecudes mactans... (Ammien, lib. XXV.)
[10] Docere vetuit magistros rhetoricos et grammaticos Christianos. (Ammien, lib. XXV.)
[11] Universa quæ... per arbitrium divæ Memoriæ Juliani in possessionem sunt translata templorum,... ad rem privatam rursus redire mandamus. (Cod. Theod., lib. VI, tit. 14.)
[12] Nec corrigere sufficiens, nec mollire, coactus vi magna secessit in suburbanum. (Ammien Marc.)
[13] Constat in basilica Sicinini... uno die centum triginta septem reperta cadavera peremptorum. (Ammien Marc.)
[14] Ammien Marc., lib. XXVII.
[15] S. H., Epist. ad Pammachium adversus errores Joan. Ierosolymitani, p. 310, édit. Par., 1706, t. IV.
[16] S. Hieronymi, Epist. ad Evagrium.
[17] Cod. Theod., lib. 16, t. I, l. 2.
[18] Prudentii, Contra Symmachum, lib. I, 579e vers, p. 277.
[19] ... Sane laudabili viro episcopo,... litteris, ejusdem religionis assectatores negavit ullam contumeliam pertulisse. (Epist. 34.)