HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXVII. — APRÈS SEDAN.

 

 

Après l'entrevue humiliante et stérile, Napoléon III coucha au château de Bellevue. Le lendemain commencèrent les étapes de l'exil. On fit un long détour pour éviter Sedan, soit afin d'épargner à l'impérial captif la vue désormais inutile de tant de misères entassées, soit pour le soustraire au ressentiment des vaincus qu'exaspéraient la honte et la faim. Mais on ne put éviter le plateau d'Illy, où l'on s'était battu l'avant-veille, et là, parmi les monceaux de cadavres non encore enlevés, la calèche découverte qui emportait ce fantôme vivant croisa une bande de soldats français, prisonniers aussi, hâves, couverts de poussière et de sang, que l'on poussait déjà, comme un troupeau, du côté de l'Allemagne. Les soldats se rangèrent sur le bord de la route pour laisser passer. Les premiers regardèrent sans rien dire, hésitant à reconnaître leur souverain. Lorsque le doute ne fut plus possible, quelques-uns continuèrent à garder le silence, mais la plupart de ces malheureux éclatèrent en plaintes, en reproches, et les huées, les malédictions, les poings tendus, les gestes de fusillement ne cessèrent que lorsque la calèche fut hors de vue. Quant aux soldats allemands, M. de Massa constate que pas un mot, pas un sarcasme ne sortit de leurs rangs.

A la Chapelle, dernier village français, on rencontra un groupe de francs-tireurs et de soldats de la ligne, fugitifs et pour la plupart éclopés. Napoléon tendit sa bourse à son écuyer, M. Raimbaux, qui chevauchait à la portière : Donnez-leur ceci, dit-il, c'est tout ce qui me reste de ma liste civile ; je ne veux pas l'emporter, laissant tant de misères derrière moi.

Pour se rendre à Cassel, où il allait être transféré, le prisonnier eut à emprunter le territoire et les chemins de fer belges. Il fut conduit à la frontière par un détachement de uhlans qui le remirent à un détachement belge, commandé par le général de Chazals. On ne s'arrêta qu'à Bouillon. La première nuit d'exil se passa sans sommeil à l'hôtel de la Poste. Dans l'entourage se trouvaient, avec des officiers prussiens, les généraux Pajol, de la Moskowa, Reille, Waubert de Genlis, le lieutenant prince Murat, M. Piétri, les docteurs Corvisart et Conneau.

Le lendemain, à Rocogne, l'Empereur, descendu du train, passa en revue les troupes belges massées autour de la gare. D'autres haltes se firent à Libramont et à Jemelle. On traversa Liège sans s'arrêter ; mais on passa la nuit à Verviers. Ce fut là que Napoléon III apprit les évènements du 4 septembre à Paris. Après avoir lu ses dépêches, il dit à ses compagnons de captivité :

Messieurs, j'ai un successeur. Ce n'est ni le Prince impérial, ni l'héritier de Louis XIV, c'est le citoyen marquis de Rochefort. Quant à l'Impératrice et au Prince impérial, soyez rassurés. L'Impératrice a pu gagner l'Angleterre, grâce au dévouement du docteur Evans, et mon fils est, comme moi pour le moment, l'hôte de la Belgique. Il se trouve chez M. le comte de Baillet, gouverneur de Namur.

Ensuite il passa une grande partie de la nuit à écrire. Il rédigea entre autres une proclamation au Peuple français, dans laquelle il protestait contre la Révolution du 4 septembre : Ce que le Peuple a fait, disait-il, seul le Peuple peut le défaire ; ce qui est fait sans lui est illégitime.

Le dernier départ, avec Cassel pour destination, devait .avoir lieu à midi. Il s'annonça d'abord comme devant amener de pénibles incidents ; mais tout se borna à une expérience nouvelle de la mobilité populaire.

Dès le matin, les rapports de la police avaient inquiété vivement le général de Chazals. La population ouvrière voulait assister en masse au départ. Les cabarets retentissaient de propos violents ; quelques exaltés ne parlaient de rien moins que de tirer sur l'Empereur. Le général, malgré l'importance relative de la force armée qu'il avait requise et qui dégagea les abords de l'hôtel et tout le parcours jusqu'à la gare, était en proie à une inquiétude telle qu'il crut devoir en prévenir Napoléon III, après la lui avoir cachée longtemps par générosité.

La multitude, en effet, entourait la troupe sous les armes et l'étreignait d'une ceinture immense, grouillante et mal contenue. Des cris, des apostrophes, des menaces jaillissaient de toutes les rues, de toutes les places voisines, des fenêtres et jusques des toits des maisons, et ces outrages venaient battre la façade de l'hôtel, comme des décharges d'artillerie ou le bruit de la mer montante. Le général ordonna au chef de gare de préparer une ouverture dérobée par laquelle l'Empereur pût se réfugier dans son wagon sans être obligé de paraître dans la rue ; puis il se résolut à aller occuper lui-même, pendant que s'opérait cette évasion, l'attention de la foule à chaque instant plus menaçante.

Suivi du capitaine Sterckz, il parut sur le seuil de l'hôtel et, regardant avec une autorité calme ceux qui lui faisaient face, il indiqua de la main qu'il voulait parler. Il y eut un moment de silence ; le général le mit à profit :

Messieurs, cria-t-il, l'Empereur des Français va paraître devant vous. Il se rend en Allemagne comme prisonnier de guerre. Mais, en ce moment, il est notre hôte. Je vous demande, au nom de l'hospitalité belge, au nom de l'honneur de votre cité, de l'accueillir avec le respect et avec l'émotion qu'inspire sa haute infortune. Messieurs, je vous connais, et je sais que vous ne faillirez pas aux devoirs qui s'imposent dans d'aussi pénibles circonstances.

Fait bizarre, mais qui peint bien la foule, ces paroles à peine prononcées, les vociférations qui, une minute avant, insultaient au malheur, se changèrent en applaudissements Vive le général Chazals ! clama le peuple.

L'Empereur s'avança alors, et s'appuyant sur le bras du vieux soldat, descendit le perron de l'hôtel, suivi du général prussien de Boyen, donnant le bras également au capitaine Sterckz. La foule, profondément impressionnée, et subitement calme et respectueuse, se découvrit et, dans un silence absolu, regarda passer cet Empereur qui marchait naguères dans un rayonnement et qui, aujourd'hui, s'avançait comme écrasé par le destin.

Quand le train s'ébranla, le peuple n'avait point abandonné cette attitude recueillie, mais s'était massé davantage autour de la gare. L'Empereur se montra à la portière du wagon.. Ce fut, alors, comme clans la spontanéité d'une émotion chevaleresque et instinctive, un cri vibrant et enthousiaste, dans la foule : Vive l'Empereur !

Et, devant des milliers de fronts nus, haussés dans un hommage suprême à son infortune, Napoléon III s'inclina.

La captivité fut plus douce pour lui que pour ses malheureux soldats, dont un si grand nombre moururent dans les forteresses allemandes. Il eut pour résidence le château de Wilhelmshöhe, près Cassel. Ce château, vu de loin, rappelle le Palais-Bourbon, de Paris. Au centre s'élève un large portique orné de dix gigantesques colonnes supportant une grande coupole pavoisée de drapeaux prussiens. Il se dresse au bout d'une large et droite allée de tilleuls, possède une vaste orangerie et est entouré d'un parc superbe. Plus d'une fois, soixante ans auparavant, il avait reçu Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie. Le neveu de Jérôme, le prisonnier de 1870, y eut bientôt lui-même une petite cour.

Presque tous les chefs supérieurs des armées de Sedan et. de Metz purent y venir saluer leur maître. Mac-Mahon, retenu à Wiesbaden par ses blessures, n'y alla point. Mais Lebœuf, Ladmirault, Douay, Frossard, obtinrent aisément l'autorisation de s'y rendre, ainsi que MM. Rouher, Piétri, ancien préfet de police, Hubaine, secrétaire du prince Napoléon, et. Paul de Cassagnac. Dès qu'il eut capitulé à Metz, Bazaine se rendit aussi à Wilhelmshöhe, avec sa jeune femme, et s'installa dans une villa voisine.

L'Impératrice, retirée dans un faubourg de Londres, à. Chislehurst, y vint un soir de novembre, furtivement ; elle repartit le matin, faute d'autorisation de séjour.

Voici comment Mme Carette raconte ce voyage :

L'Empereur avait laissé ignorer la gravité de sa maladie à l'Impératrice, on avait parlé seulement d'anémie, de douleurs névralgiques épidermales. Ce n'est qu'à Chislehurst que la vérité fut connue.

Vers le milieu de décembre 1870, l'Impératrice causait avec la duchesse de Mouchy de la situation de l'Empereur. Sachant combien il était sensible au froid, elle se demandait si le dur climat de Wilhelmshöhe n'était pas nuisible, et si elle ne devait pas, malgré ses répugnances, demander au roi de Prusse que l'Empereur pût habiter un climat plus doux.

La duchesse de Mouchy croyait l'Impératrice instruite de tout. Elle supposait que Sa Majesté, habituellement très confiante, ne lui avait jamais parlé de la maladie de l'Empereur, Dar suite d'une réserve intime.

— Mais, ma tante, dit-elle, le climat n'y fait rien. Dans l'état où est l'Empereur, c'est une opération qu'il faut faire, et le plus promptement possible. C'est l'avis de tous les médecins.

L'Impératrice resta frappée de stupeur.

Alors, l'Empereur est perdu ! dit-elle. Comment m'a-t-on caché une chose pareille ? Elle était atterrée en songeant aux souffrances. qu'il avait si stoïquement endurées.

Ce fut à la suite de cette conversation que l'Impératrice, quittant furtivement l'Angleterre, se rendit en Allemagne pour voir l'Empereur. Elle ne put passer que quelques heures auprès de lui, dans. ce douloureux exil qui ne lui avait pas été ouvert.

 

D'autres témoins affirment que les captifs n'étaient point si à plaindre qu'on le supposait ; parmi eux l'abbé Cuers, ancien aumônier militaire à l'armée de Metz, qui visita aussi l'Empereur et qui n'emporta point de sa visite une impression favorable :

Je fus introduit, raconte-t-il. Je trouvai l'Empereur en dehors du château, dans une grande serre tapissée d'orangers ; il parcourait les journaux épars sur plusieurs tables autour de lui... Il me parut que les malheurs de la France n'avaient pour lui qu'un intérêt secondaire, et qu'il n'avait qu'une idée : reprendre le pouvoir, fût-ce avec l'aide de l'ennemi victorieux.

Tous les trois jours, il recevait de Londres, par estafettes, des messages politiques qui étaient portés au château par le général Frossard. La défaite, les malheurs de la France, ne lui avaient point enlevé l'appétit ; on faisait bonne Chère au château de Wilhelmshöhe, et le soir, c'étaient souvent de petites représentations intimes, des raouts qui rappelaient ceux de Biarritz et de Saint-Cloud.

Napoléon faisait de grandes promenades quand la température les favorisait ; au mois de décembre, il se mit à patiner. Cette passion subite du patin faillit même lui coûter la vie : il fit une chute qui lui causa une contusion au front, et il dut rester onze jours sans quitter ses appartements. Un moment, on fut inquiet dans l'entourage de Napoléon III, et la reine d'Allemagne lui envoya son médecin qui vint, depuis lors, une fois par semaine.

Comme d'habitude, Napoléon parlait peu et travaillait très lentement ; mais il avait retrouvé quelque gaieté. M. Rouher était arrivé vers le 20 novembre ; il resta trois jours. L'Empereur s'enferma avec lui dans la serre pendant plus de quatre heures ; il s'agissait, croit-on, de s'entendre sur la rédaction d'un mémoire destiné au gouvernement prussien.

Ce qui ajoute quelque vraisemblance à cette hypothèse, c'est qu'avant son départ pour Londres, M. Rouher eut un long entretien à Cassel avec M. de Thiese, secrétaire d'Etat au ministère des affaires étrangères à Berlin.

Pour couvrir ses dépenses, l'Empereur avait un crédit ouvert sur une maison de banque de Francfort, mais il en usait fort peu ; il tirait de Londres la plupart des fonds dont il avait besoin ; il les recevait moitié en billets anglais, moitié en or français.

Une fois par semaine un rapport sur l'état des prisonniers était adressé directement au grand-quartier de Versailles dont Wilhelmshöhe relevait ; c'est M. de Bismarck lui-même qui envoyait les instructions et les différents ordres au gouverneur[1].

 

Quoi qu'il en soit, grande était son illusion lorsqu'il espérait que Wilhelmshöhe serait pour lui ce que Sainte-Hélène avait été pour son oncle Napoléon Ier. Une résidence princière aussi confortable, aussi accessible, ne parlait pas à l'imagination populaire comme le rocher gardé par le cerbère Hudson Love, et les humiliations de Sedan ne pouvaient s'illuminer de rayons posthumes comme les nobles désastres de Leipzig et de Waterloo.

L'Impératrice parut se préoccuper davantage des malheurs de la patrie et moins des siens propres. Dès le 10 septembre, .en arrivant à Hastings, elle avait invoqué la généreuse intervention du tzar Alexandre II :

SIRE,

Eloignée de ma patrie, j'écris aujourd'hui à Votre Majesté. Il y a quelques jours à peine, quand les destinées de la France étaient encore entre les mains du pouvoir constitué par l'Empereur, si j'avais fait la même démarche, j'aurais paru peut-être aux yeux de Votre Majesté et à ceux de la France douter des forces vives de mon pays.

Les derniers évènements me rendent ma liberté, et je puis m'adresser au cœur de Votre Majesté. Si j'ai bien compris les rapports adressés par notre ambassadeur, le général Fleury, votre gouvernement écartait a priori l'idée éventuelle du démembrement de la France.

Sire, le sort nous a été contraire, l'Empereur est prisonnier et calomnié. Un autre gouvernement a entrepris la tâche que nous regardions comme notre devoir de remplit'.

Je viens supplier Votre Majesté d'user de son influence afin qu'une paix honorable et durable puisse se conclure.

Quand le moment sera venu, que la France trouve chez Votre Majesté, quel que soit son gouvernement, les mêmes sentiments qu'Elle nous avait montrés dans ces dures épreuves ; telle est la prière que je lui adresse. Dans la situation où je me trouve, tout peut être mal interprété. Je prie donc Votre Majesté de tenir secrète cette démarche que son généreux esprit comprendra sans doute et que m'inspire le souvenir de son séjour à Paris.

De Votre Majesté, etc.

EUGÉNIE.

Le puissant Empereur de Russie répondit :

Tzarskoié-Sélo, 20 sept.-12 oct. 1870.

J'ai reçu, Madame, la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'adresser. Je comprends et apprécie le mouvement qui vous l'a dictée et vous fait oublier vos malheurs pour ne-songer qu'à ceux de la France. J'y prends un intérêt sincère et souhaite ardemment qu'une prompte paix vienne y mettre un terme, ainsi qu'aux maux qui en résultent pour toute l'Europe. Je crois que cette paix sera d'autant plus solide qu'elle serait plus équitable et plus modérée. J'ai fait et continuerai de faire tout ce qui dépendra de moi pour contribuer à ce résultat que j'appelle de tous mes vœux.

Je vous remercie de votre bon souvenir et de votre confiance dans mes sentiments. En vous en renouvelant l'assurance, je suis, Madame, de Votre Majesté

Le bon frère,

ALEXANDRE.

 

Le tzar s'interposa en effet pour adoucir les exigences des vainqueurs ; mais toujours irrité contre les Parisiens, il n'eut garde de mettre aucun ultimatum au bout de ses remontrances. Le gouvernement de Berlin était cependant, à sa demande, arrivé à entrer en pourparlers avec Jules Favre, ministre des affaires étrangères de la nouvelle république. Même, le 10 septembre, à Ferrières, sur l'ordre du nouvel Empereur allemand influencé par le tzar, Bismarck avait consenti à faire la paix moyennant la cession de Strasbourg et du nord de l'Alsace et une indemnité de guerre de deux milliards. Seulement, Jules Favre avait répondu avec plus de rhétorique que de sens pratique : Ni un pouce de nos territoires, ni une pierre de nos forteresses ! La guerre avait continué ; sa continuation releva l'honneur du pays, mais lui conta quatre départements et cinq milliards. Il convient d'ajouter, à la décharge de Jules Favre, que Paris et la plus grande partie de la France partageaient son infatuation et que la paix, dans ces conditions, n'était guère possible. Les nobles espérances de l'Impératrice furent donc trompées.

La réunion de l'Assemblée nationale et la signature du traité de Francfort, rendirent à Napoléon III sa liberté. Il adressa à la nation française un manifeste, daté du 8 février 1871, dans lequel il disait :

Trahi par la fortune, j'ai gardé, dans ma captivité, le profond 'silence qui est le deuil du malheur. Tant que les armées ont été en présence, je me suis abstenu de toutes démarches qui auraient pu diviser les esprits. Je ne puis, aujourd'hui, me taire plus longtemps devant les désastres du pays, sans paraître insensible à ses souffrances...

Je ne viens pas réclamer les droits que quatre fois en vingt ans vous m'avez librement conférés. En présence des calamités qui nous entourent, il n'y a plus de place pour une ambition personnelle. Mais tant que le peuple régulièrement réuni dans ses comices n'aura pas manifesté sa volonté, mon devoir sera de m'adresser à la nation comme son légitime représentant et de lui dire : Tout ce qui est fait sans votre participation directe est illégitime.

Il n'y a qu'un gouvernement issu de la souveraineté nationale qui ait la force de cicatriser nos blessures, d'ouvrir vos cœurs à l'espérance comme les églises profanées à vos prières, et de ramener au sein du pays le travail, la concorde et la paix.

 

Cet appel au pays passa à peu près inaperçu.

Sitôt la paix signée, Napoléon III fut dirigé sur Ostende et, là, s'embarqua pour Douvres où il arriva le 20 mars 1871. C'était la date de la rentrée de son oncle aux Tuileries en 1815 et l'une de celles que fêtaient naguères ses courtisans, qui ne manquaient point d'aller ce jour-là faire un pèlerinage dynastique au fameux marronnier du 20 mars.

L'Impératrice et le Prince Impérial, avec quelques amis, attendaient le monarque déchu. La réception britannique fut ce qu'elle devait être envers un souverain qui n'avait eu qu'une fidélité politique dans sa vie, celle envers l'Angleterre, et qui avait trompé successivement tous ses alliés, sauf les Anglais. On le traita avec un respect où perçaient tantôt de la commisération, tantôt un peu d'ironie. Mais l'égoïste nation qui n'avait pas daigné lever le doigt pour empêcher sa chute ou la rendre moins profonde, ne fit rien pour le relever. Elle se borna à ouvrir l'école militaire de Woolwich au Prince Impérial, puis à accepter les services de ce noble et brillant jeune Prince, qui paya de sa vie sa loyale confiance dans l'armée anglaise.

A peine installé à Chislehurst, Napoléon III eut, le 21, la visite de son ami de jeunesse, lord Malmesbury.

Il était seul, raconte celui-ci ; il me reçut avec ce sourire particulier qui pouvait, quand il le voulait, illuminer son visage ordinairement sombre ; il me serra cordialement la main, et j'avoue que de ma vie je n'avais été si ému... Tout le passé me revenait en mémoire et je dus trahir mon émotion, car il me serra de nouveau la main et me dit : A la guerre comme à la guerre ! C'est bien bon à vous d'être venu me voir. Puis, avec un grand calme et beaucoup de naturel, il fit l'éloge de la bonté des Allemands à Wilhelmshöhe. Pas une plainte ne lui échappa dans le cours de notre conversation. Il dit qu'il avait été trompé sur la force numérique et sur le degré de préparation de son armée, mais sans citer aucun nom[2].

 

Il vécut encore maladif, presque solitaire, près de deux ans, extraordinairement oublié après avoir tenu une si grande place dans le monde. Il eut la douleur de voir l'Assemblée nationale, le 1er mars, à Bordeaux, confirmer sa déchéance et le déclarer responsable de l'invasion et du démembrement de la patrie. Il protesta par une lettre au président de l'Assemblée. C'est à peine si quelques journaux y prirent garde. Mais il supportait stoïquement son infortune ; les outrages qu'il rencontrait partout en abondance à son adresse ne l'empêchèrent jamais de lire les feuilles même les plus hostiles.

Un genre de calomnie pourtant avait le privilège de le faire sortir de son impassibilité ; c'étaient les fables fort répandues sur son immense fortune, sur les sommes colossales qu'il était censé avoir placées à l'étranger ; un journal bien informé précisait : deux milliards et demi. La vérité ressort avec évidence des deux lettres suivantes à l'Impératrice :

Wilhelmshöhe, 17 septembre 1870.

Je n'ai avec moi que 260.000 francs, mais, comme toi, je suis fier d'être tombé du trône sans avoir placé de l'argent à l'étranger.

Torquay, 1871.

... Je suis bien aise de ce que tu me dis au sujet de tes propriétés en vente. Je comprends combien cula doit te coûter, ainsi qu'à ta mère, de te défaire de propriétés qui sont depuis longtemps dans la famille. Mais c'est un sacrifice nécessaire pour assurer l'avenir de notre cher fils... Vraiment on est ici au bout du monde et la vie d'hôtel est chère. Il faudra donc me résigner, pour bien des raisons, à retourner à Chislehurst.

 

Directement ou indirectement, la restauration de son pouvoir restait le but constant de ses actes, de sa correspondance, des visités qu'il recevait. Il s'était remis à être de l'avis de tout le monde, système qu'il avait employé avec tant de succès étant président de la République.

Un journaliste, aussi ardent catholique que bonapartiste fidèle, M. Georges Seigneur, rédacteur à l'Univers, fit plusieurs fois le voyage de Chislehurst. A la première, l'Empereur lui dit : Je serai franc : les décrets du Concile m'ont fort contrarié, mais ils subsistent, j'ai la foi du charbonnier, je me soumets. Quant au pouvoir temporel, je me suis trompé ; c'est par ma faute, bien que malgré moi, qu'il est tombé ; je réparerai mon erreur.

Et comme il faisait visiter à son hôte la chapelle de Chislehurst, il lui dit : Mettons-nous à genoux, adorons le Très-Saint Sacrement.

Il est vrai que, deux jours après, parlant à des Italiens, il leur disait qu'à son avis l'unité italienne était un fait sur lequel il ne songeait pas à revenir.

C'est sur l'armée qu'il comptait pour une restauration. Dès le printemps de 1872, il avait fait pressentir quatre commandants de corps, dont trois acceptèrent avec ardeur de servir ses projets. Le quatrième, qui eût préféré le rétablissement de la royauté bourbonienne, céda devant la promesse du bâton de maréchal. Le plan adopté fut le suivant. Deux corps d'armée devaient faire contre un troisième de grandes manœuvres qui aboutissaient à une quarantaine de lieues de Paris. Les trois généraux en chef étant gagnés devaient proclamer l'Empire et marcher ensemble sur la capitale. En même temps Napoléon III débarquerait sur les côtes de France, au milieu du quatrième corps.

L'armée était toujours impérialiste en très grande partie. Les officiers supérieurs avaient tous prêté serment à l'Empereur. La garde impériale dissoute avait été versée dans les régiments ; elle y entretenait les souvenirs de Sébastopol, de Solferino, de Puebla. On espérait donc que les quatre corps d'armée composés, en se réunissant, enlèveraient Paris sans difficulté, sans résistance sérieuse, soit des républicains qui avaient dans cette ville la majorité mais pas d'organisation, depuis les crimes et la répression de la Commune, soit des royalistes qui disposaient de l'Assemblée nationale à Versailles, mais qu'on eût aisément dispersés.

Le plan n'était-il pas présomptueux ? L'évènement seul eût pu le dire. L'état de santé de Napoléon III en fit ajourner l'exécution, au moment même où tout paraissait convenu. Il ne faut pas, dit-il, que marchant sur Paris, le sois forcé de m'arrêter en chemin ; il faut que je puisse rester à cheval du matin au soir et, en vérité, pour le moment, je me trouverais impotent comme en 1870.

C'est pour se préparer à une occasion favorable qui pouvait se présenter d'un jour à l'autre qu'une nouvelle et prompte opération chirurgicale fut décidée.

En dépit de ces plans et de ces espérances, le terme approchait. Le monarque déchu s'en rendait vaguement compte en sentant ses souffrances redoubler, et c'est ici le cas de parler de sa résignation et de ses sentiments religieux. Notre guide sur ce point sera un de ses conseillers les plus intimes, le R. P. Clair, Jésuite, qui était alors le prédicateur de Londres le plus en renom, et que sa parfaite connaissance des deux langues avait mis en rapport avec toute la colonie française. Voici, en substance, le récit du P. Clair, aujourd'hui vieillard vénérable uniquement préoccupé à son tour de se préparer à paraitre devant le Souverain Juge :

Rien ne saurait dépasser la générosité d'âme de l'Impératrice, ni surtout celle du Prince impérial. L'Impératrice venait chaque semaine de Chislehurst à Londres se confesser dans la chapelle des Jésuites de Farm-Street. Elle eut quelque temps des atteintes rhumatismales assez vives ; sa demi-paralysie ne l'arrêtait pas ; elle traversait l'église en s'appuyant sur des béquilles qu'elle laissait contre la porte du confessionnal. Le comte et la comtesse Clary s'approchaient comme elle des sacrements tous les huit jours.

Mais ce qui édifiait plus profondément encore, c'était l'angélique et ferme piété du jeune Prince impérial. Il vivait au milieu de grandes tentations. Sa beauté physique, sa vive intelligence, tout, jusqu'à ses malheurs, attirait sur lui l'attention de la cour d'Angleterre. A peine adolescent, des pièges furent tendus à une innocence qu'on ne supposait pas capable de durer beaucoup plus que celle des autres princes, laquelle ne dépasse guère l'enfance. Pour lui il persévérait parce qu'il en prenait la peine et les moyens ; il se réfugiait dans l'étude, se faisait une existence très occupée, évitait les sociétés suspectes et recevait les sacrements au moins une fois par mois. Quelques journaux de bas étage, restés d'ailleurs sans écho, cherchèrent à ternir sa réputation — c'étaient les mêmes qui le représentaient comme un idiot, le dernier des élèves de Woolwich, et qui imaginèrent la légende des longues oreilles qui faisaient, disaient-ils, le désespoir de sa mère — ; mais lorsque le jeune homme partit pour l'armée coloniale, son honneur était aussi intact que celui de la jeune fille la mieux gardée. Non qu'il fût naturellement insensible, bien au contraire ; ce fut sa défiance de ses forces et le désir d'échapper aux séductions parfois extrêmes qui le porta à s'éloigner de la cour et à prendre du service actif.

La reine Victoria l'aimait tendrement et le lui témoignait. Elle lui destinait la main de sa dernière fille, la princesse Béatrice, et celle-ci ne craignait pas de se livrer elle-même à. un attrait qu'approuvait sa mère. Elle le rencontrait parfois chez son frère, le duc d'Albany, ami intime du Prince français. La différence de religion était un obstacle à l'union projetée ; mais le Prince impérial ne désespérait pas d'opérer une conversion désirée, et peut-être d'autres encore. Il parlait de religion au duc d'Albany et l'avait décidé à avoir dans son appartement un petit oratoire avec un crucifix. La reine Victoria, dont la mère mourut catholique et qu'on a prétendue souvent catholique elle-même en secret, laissait beaucoup de liberté autour d'elle pour toutes ces questions de conscience qui préoccupent si fort, de nos jours, la haute société anglaise.

Le Prince impérial avait toujours sur lui un livre de piété reçu du P. Clair. Il l'emporta en Afrique, dans l'expédition dont il ne revint pas.

Napoléon III avait moins de religion que ses compagnons d'exil, mais il était loin d'être indifférent. Il avait, parait-il, communié le matin de Sedan, jour où il avait cherché et espéré une balle libératrice ; — le P. Clair incline à croire, sans en être sûr, que ce fut sa dernière communion. — On lui disait parfois la messe au château de Chislehurst, et de temps à autre il invitait à sa table l'abbé Godard, curé de la petite paroisse catholique voisine. Son esprit était agité d'inquiétudes et même de scrupules. Il ne parait pas qu'il se soit préparé par la confession aux opérations douloureuses qui amenèrent sa fin. Tout avait d'abord bien réussi, et le danger semblait passé, lorsque le P. Clair reçut avis que l'Empereur désirait le voir pour le consulter sur un doute ; mais, ajoutait le message, il n'y avait pas urgence. Le Jésuite prit à Londres le train de nuit ; mais, par une malencontreuse erreur, il dépassa la gare de Chislehurst et, comme il revenait sur ses pas, fut surpris et désolé par la nouvelle d'un dénouement fatal. Le curé de Chislehurst était accouru, mais il trouva l'Empereur insensible, probablement déjà inanimé et hors d'état de recevoir utilement la dernière absolution que lui donnait l'Eglise.

 

Les opérations suprêmes que nous venons de mentionner furent au nombre de deux, et pratiquées d'une main très maladroite ou très malheureuse, par un Anglais, le docteur Thomson. La chirurgie n'avait pas encore accompli les progrès qu'elle a faits récemment et qui rendent beaucoup moins périlleuse la lithotritie et, en général, les suites de toutes les blessures. Deux médecins français, les docteurs Conneau et Corvisart, étaient présents. L'Empereur, cruellement déchiré, supporta d'abord avec courage d'atroces douleurs. Le 8 janvier 1873, au soir, on crut devoir, pour les calmer, doubler la dose de narcotique qu'on lui donnait habituellement. Un état de somnolence se déclara, sans inquiéter les médecins, si bien qu'une troisième opération devait avoir lieu le 9, à midi. Mais tout à coup, à 10 heures 25, l'action du cœur parut se ralentir, le pouls faiblit et, vingt minutes après, à 10 heures 45, le malade rendit le dernier soupir, sans avoir perdu complètement connaissance, mais sans avoir pu parler. Il eut seulement un sourire faible quand l'Impératrice l'embrassa. Le petit nombre des fidèles qui composaient sa maison assistèrent à genoux à l'administration hâtive des derniers sacrements par l'abbé Godard ; c'étaient le duc de Bassano, le comte Clary, le comte Davillier, MM. Piétri et Regnault de Saint-Jean-d’Angély, et Mmes Clary et Lebreton.

Le Prince impérial était à Woolwich. Appelé par le télégraphe, il n'arriva qu'à midi, se jeta au cou de son père, puis se mit à prier pour lui à haute voix.

Les funérailles eurent lieu le 15. Une foule immense d'habitants de Londres y assistait, ainsi que plusieurs milliers de Français, huit maréchaux de France, dix-huit anciens ministres, soixante à quatre-vingts anciens sénateurs, députés, diplomates, et toute la famille impériale. Tandis que cette triste cérémonie s'accomplissait sur la terre étrangère, dans presque toutes les églises de Paris, tendues de noir, se célébraient des services funèbres pour le repos de cette âme qui avait tant troublé le monde et connu toutes les extrémités des choses humaines.

Son testament, daté de 1865, parut inexplicable et reste une énigme devant l'histoire. Il était ainsi libellé :

Ceci est mon testament.

Je recommande mon fils aux grands corps de l'Etat, au peuple et à l'armée.

L'Impératrice Eugénie a toutes les qualités nécessaires pour bien conduire la régence, et mon fils montre des dispositions et un jugement qui le rendront digne de ses hautes destinées. Qu'il n'oublie jamais la devise : Tout pour le peuple Français ! Qu'il se pénètre des écrits du prisonnier de Sainte-Hélène, qu'il étudie les actes et la correspondance de l'Empereur, enfin qu'il se souvienne, quand les circonstances le permettront, que la cause des peuples est la cause de la France.

Le pouvoir est un lourd fardeau parce que l'on ne peut pas toujours faire le bien qu'on voudrait, et que vos contemporains vous rendent rarement justice ; aussi faut-il, pour accomplir sa mission, avoir en soi la foi et la conscience de son devoir. Il faut penser que, du haut des cieux, ceux que vous avez aimés vous regardent et vous protègent : c'est l'âme de mon oncle qui m'a toujours inspiré et soutenu. Il en sera de même pour mon fils, car il sera toujours digne de son nom.

Je laisse à l'Impératrice tout mon domaine privé ; je désire qu'à la majorité de mon fils, elle habite l'Elysée et Biarritz.

J'espère que mon souvenir lui sera cher et qu'elle oubliera, après ma mort, les chagrins que j'ai pu lui causer.

Quant à mon fils, qu'il garde comme talisman le cachet que je portais à ma montre et qui vient de ma mère ; qu'il conserve avec soin tout ce qui me vient de l'Empereur, mon oncle, et qu'il soit persuadé que mon cœur et mon âme restent avec lui.

Je ne parle pas de mes chers serviteurs ; je suis convaincu que l'Impératrice et mon fils ne les oublieront jamais.

Je mourrai dans la religion catholique, apostolique et romaine, que mon fils honorera toujours par sa piété.

Fait, écrit et signé de ma main, au palais des Tuileries, le 24 avril mil huit cent soixante-cinq.

NAPOLÉON.

 

Ce testament est le seul qu'on ait trouvé dans ses papiers. Il en fut fait un autre, probablement. En effet, déshériter en quelque sorte le fils en léguant à la mère tout le domaine privé était chose fort naturelle en 1865, alors qu'on laissait au fils un trône et une liste civile ; mais c'eut été une injustice, après la déchéance. Il est à croire que le testament postérieur, daté de l'exil, a été détruit consciemment ou par inadvertance, dans la hâte que mirent certaines personnes à faire disparaître des papiers compromettants ; ainsi le projet d'alliance franco-autrichienne de 1870, qui aurait pu attirer à l'Autriche des désagréments de la part de la Prusse, fut enlevé par un domestique infidèle, et l'on prétend que, devenu chef du gouvernement, M. Thiers n'a pas été étranger à cette soustraction, dont il voulait faire sa cour à Vienne.

Quoi qu'il en soit, le fait de se trouver déshérité, et l'extrême dépendance qui en résulta pour le Prince Impérial vis-à-vis de sa mère, dut être pour beaucoup dans la funeste résolution que prit ce fier et entreprenant jeune homme de s'expatrier et d'aller servir dans l'armée anglaise du Cap.

Napoléon III n'avait pas tout à fait soixante-cinq ans au moment où il disparut de la scène du monde.

 

Comment maintenant résumer notre récit et éclairer d'un seul trait de lumière l'ensemble de ce règne et de ce caractère ? C'est impossible, tant les contradictions y abondent ; et si nous appelons les contemporains à notre aide, c'est plus impossible encore, les uns s'en tenant au bien dont ils furent témoins, les autres ne voyant que le mal.

Le portrait suivant de Napoléon III est le plus vigoureux que nous connaissions ; ce n'est donc pas le plus complètement équitable et nous le donnons comme un modèle à proposer aux orateurs plutôt qu'aux historiens ; il est signé de Louis Veuillot.

Un général qui lui était favorable disait de Louis-Napoléon avant son avènement : Voyez s'il n'a pas l'air d'un prisonnier ! Il l'était en effet, mais prisonnier de ses rêves. Dans ses prisons et ses solitudes, il n'avait pas seulement rêvé l'Empire, il avait fait de ces rêves que ne fait jamais un homme de bon sens, et que n'oublie jamais l'homme qui s'y est abandonné. En appelant cet homme, Dieu avait livré la France, orgueilleuse de sa raison, au plus dangereux des rêveurs. Napoléon était un sectaire plein d'ignorance, et qui se croyait plein de ruse et de pénétration. L'aigle était un gobe-mouches, une tête de bois pour engloutir ces idées confuses dont la fermentation engendre les songes creux. Il avait une immense vanité, et quelquefois peut-être une affreuse sincérité. Il était sceptique en face de la vérité, crédule à l'erreur.

De tous les sectaires de l'époque il avait pris quelque chose qu'il arrangeait à sa guise, avec une ténacité sourde et pourtant intermittente, coupée d'irrésolutions et de secrètes épouvantes ; conspirant contre tous et surtout contre lui-même, s'en apercevant parfois, persévérant néanmoins.

Qui peut se rendre compte des incohérences de cette âme et de cet esprit ? Pour l'achever de peindre, les bons instincts n'y manquaient pas absolument... et il excellait à n'en pas tenir compte. La pente à la fourbe dominait et l'emportait toujours. Il lui arrivait parfois de se croire seul dans le monde et maitre de tout. Il avait une aptitude remarquable à prendre le contre-pied du bon sens et de la grandeur.

Il fit donc quelque chose. Il fit une fausse tranquillité, une fausse prospérité, une fausse sécurité ; il fit une fausse gloire, il se décora d'un art faux. En tout cela, il imita Louis-Philippe, et comme lui fit une vraie poussière. Pour pétrir toutes ces faussetés, la boue abondait et il savait multiplier la poussière. Il rêva même de pétrir une fausse Eglise. Ce fut son écueil devant Dieu et même devant les hommes. Son règne se termina par l'affirmation la plus éclatante de la vraie foi, faite par la vraie Eglise, puis Dieu le renvoya après vingt ans de règne, mais cette fois avec le balai. Ce balai que la France n'avait plus, Dieu le prit ailleurs pour se défaire de Napoléon. Ah ! tu veux faire une fausse Eglise ! Et la France elle-même fut frappée. Incapable de châtier le mal et ne voulant pas le châtier, la France fut jugée incapable aussi de se châtier elle-même. Dieu envoya l'étranger, châtiment suprême. Quelle en sera la suite ?...

 

Après cette charge à fond dont plusieurs patriotes, sans compter Victor Hugo, accroitraient encore la fougue et l'emportement, voici une appréciation absolument différente, quoique non moins juste ; elle est signée d'Alexandre Dumas :

Cet homme était bon. Il n'oubliait jamais ceux ou celles qu'il avait aimés, si peu que ce fût. Il aimait ses enfants, il aimait sa femme, il aimait ses amis, il aimait le premier venu qu'il rencontrait et qu'il pouvait secourir. Il s'attendrissait facilement, il pleurait même pour un rien. Il pardonnait avec une facilité extrême et, malgré tout cela, il lui était, en raison de son type, impossible de se porter aussi loin qu'il aurait voulu, quelque effort qu'il fit pour cela. Il ne rayonna pas ; c'était un astre froid. Ce n'était pas de l'atmosphère qui l'enveloppait, c'était du brouillard, et les attractions directes devenaient impossibles avec lui.

 

Terminons par un portrait qui honore à la fois le peintre et le modèle, le serviteur et le maitre, et qui aidera à remettre les choses au point :

Paris le 27 novembre 1890.

CHER MONSIEUR DE CASSAGNAC,

Laissez-moi vous exprimer la profonde émotion que j'ai ressentie-en lisant, dans votre article relatif aux millions formant la meilleure part de l'héritage de l'empereur Napoléon III, qui sont retenus par le gouvernement actuel, combien vous aimiez mon regretté maître, dont vous appréciez si justement la généreuse bonté, le complet désintéressement et la sollicitude efficace pour tant et tant d'infortunes !

J'ai servi l'Empereur vingt ans — dont j'ai passé dix-sept à l'Hôtel-de-Ville de Paris — avec un dévouement convaincu, sans réserve, sans défaillance. Impérialiste d'origine, je fus un des ardents promoteurs de l'élection présidentielle de 1848 ; je n'ai pas craint de me dire un des complices du Coup d'État du Deux-Décembre, ce préambule du rétablissement de l'Empire : et, malgré tout, je demeure fidèle à la croyance que le régime impérial est la seule forme pratique de la démocratie.

Comme préfet de la Seine, appelé, par le chef de l'Etat même, à réaliser ses grands desseins, j'ai été trop longtemps dans son intimité confiante, j'ose ajouter affectueuse, pour n'avoir pas admiré les inépuisables trésors de bonté qui débordaient incessamment du cœur de ce prince trop niai connu, que j'ai, comme vous, tant aimé.

En 1870, lorsque je préférai quitter les splendeurs de l'Hôtel de Ville, à l'adhésion qu'il m'eût fallu donner au retour du régime parlementaire, aboli depuis le Deux-Décembre, si j'en suis sorti pauvre, comme bientôt après l'Empereur le fut sur la terre d'exil, ce n'est pas faute d'avoir reçu, nombre de fois, pour les miens et pour moi, l'offre de ses largesses. Je dus souvent, au contraire, en décliner l'insistance, pour obéir au scrupule, bien naturel, que j'éprouvais, d'amoindrir, en les acceptant, ses ressources insuffisantes, malgré leur importance, à tout ce qu'obtenaient de lui des positions moins bonnes que la mienne.

Ne devais-je pas, en effet, à Sa Majesté, la dotation attachée à la dignité de sénateur, et n'avais-je pas droit à la pension de grand fonctionnaire ?

Que ne possédé-je votre incomparable talent d'écrivain pour accomplir le devoir de conscience que je me suis imposé, dans l'histoire de ma vie publique, de constater les droits de l'Empereur à la reconnaissance du pays, non seulement pour la transformation de Paris, dont on m'attribue le mérite, bien qu'il ait pris seul toute l'initiative de cette grande œuvre, mais encore pour une foule d'institutions utiles et durables, fondées grâce à de larges prélèvements opérés sur sa liste civile ?

Confident habituel de ses idées, agent d'exécution de ses projets, mieux que personne je puis témoigner qu'à côté des plus hautes conceptions politiques, il n'a jamais cessé de poursuivre le soulagement de toutes les misères, de toutes les souffrances dans les diverses classes de la société et de procurer aux plus humbles la plus grande somme de bien-être possible.

Voilà pourquoi je suis fier d'avoir été choisi par lui-même pour le seconder, et garderai jusqu'à mon dernier jour le culte de sa mémoire !

Baron G.-E. HAUSSMANN.

 

Napoléon III fut un esprit trouble, mais noble et grand ; aventurier, un conspirateur incorrigible, mais un idéaliste, un ami de l'humanité. Amère dérision de la destinée ! L'oncle, qui ne fit jamais rien pour le peuple, fut longtemps l'idole du peuple ; le neveu, abhorré aujourd'hui par les ouvriers, est le seul souverain de ce siècle qui ait aimé les ouvriers autrement qu'en paroles.

Ce qui fit défaut à Napoléon III, ce fut le sentiments, du devoir, et aussi le sentiment du possible. Il prit des chimères pour des réalités et manqua de sens moral dans le choix des moyens.

Chef d'une puissante et chevaleresque nation qui, avouons-le, partageait ses instincts généreux et ses tendances à l'utopie, il ne se jugea point comptable envers elle seule, comme aurait fait un souverain anglais ou allemand ; il se fit le champion du bonheur universel. De là toutes ses guerres. En Crimée il défendit l'équilibre de l'Europe, en Italie le principe des nationalités, en Syrie l'humanité, en Chine la liberté de commerce et la liberté religieuse, au Mexique le salut des races latines. Ce fut par respect de son principe chéri qu'il créa l'Italie, favorisa l'accroissement de la Prusse, mit le pouvoir temporel des Papes, qu'il ne voulait pas détruire, à la merci du premier orage qui surviendrait, et laissa supprimer le royaume de Naples, celui de Hanovre, et toutes ces Principautés qui faisaient à la France une ceinture protectrice. Averti suffisamment et à temps par ses meilleurs amis, il perdit le droit de se montrer surpris quand apparurent les conséquences de ses chimères. Alors les dangers volontairement et obstinément amassés sur l'avenir le ramenèrent à son intérêt personnel et à celui de la France ; mais l'affaiblissement de ses facultés et plus encore celui des forces nationales qu'il avait laissé se désorganiser, s'ajouta à son entêtement naturel pour l'empêcher de reconnaitre franchement le mal et de le réparer ; il n'aboutit qu'à consommer, par les incertitudes de l'action, les désastres nés des plans téméraires ou coupables.

A le juger au point de vue de la morale, le crime de Plombières — le mot n'est pas trop fort — partagea son règne en deux moitiés tellement dissemblables qu'à peine peut-on croire qu'il s'agisse du même règne et du même homme : dans la première il joua tout le monde ; dans la seconde Cavour et Bismarck le jouèrent comme un inconscient.

La France, dans sa longue histoire, a compté des princes plus mauvais ; elle n'en a pas eu de plus funeste.

 

FIN DU TOME SECOND

 

 

 



[1] Nous analysons ici le rapport de M. Guers, car il serait trop long de le citer textuellement ; sa sévérité s'explique par le contraste avec les brutalités qu'enduraient nos soldats dans les garnisons allemandes où l'aumônier les avait suivis.

[2] Mémoires de lord Malmesbury. On a vu plus haut que Napoléon III avait avoué au même lord Malmesbury, avant la guerre, qu'il n'avait que 350.000 hommes sous les drapeaux. Son erreur n'était donc point une erreur, mais une imprudence inexcusable et inexplicable.