HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXVI. — GUERRE DE 1870 : DE DÉSASTRES EN DÉSASTRES. - SEDAN. - LE QUATRE-SEPTEMBRE.

 

 

Lorsque la France, après 1870, a refait son armée, elle est partie de ce principe qu'elle avait été écrasée par la supériorité numérique ; d'autres ont dit par l'instruction primaire plus répandue chez les Allemands, en d'autres termes par le maitre d'école allemand.

Prises dans un sens absolu, ces deux vérités sont devenues une double erreur, et un danger pour l'avenir. La qualité dans une armée importe plus que la quantité, l'histoire l'atteste, depuis les victoires des Grecs sur les cohues armées de l'empire persan jusqu'aux campagnes de Frédéric II et de Bonaparte ; quant à l'instruction, ce n'est pas dans les soldats qu'elle est désirable ; le soldat est assez savant qui sait se battre, marcher, supporter les privations et qui a confiance en ses chefs ; même il peut arriver que trop d'instruction le rende raisonneur, défiant, indiscipliné, prompt à crier à la trahison.

La cause de nos défaites, en 1870, fut un peu dans l'infériorité du nombre, niais beaucoup plus dans l'impéritie du commandement. La France, au début de la campagne, manqua de général en chef. Si Mac-Mahon n'avait pas lancé son avant-garde à une distance telle qu'il ne pouvait la secourir, en cas d'attaque, le désastre de Wissembourg, qui inaugura la série, n'aurait pas eu lieu. Si Bazaine, le même jour, à Forbach, était venu, avec les trois divisions dont il disposait, au secours de Frossard, Frossard tenait une victoire. Si Bazaine, qui en gagna une le 16 août, de l'aveu même des Allemands, l'eût complétée le 17 au matin, les Allemands eussent été jetés dans la Moselle. Si Bazaine, le 18, à deux heures de l'après-midi, eût envoyé l'admirable garde impériale, commandée par Bourbaki, au secours de Canrobert, le prince Charles n'eut pu investir Metz. Enfin, même après ces fautes, si, au lieu d'aller s'engouffrer à Sedan contre toutes les règles du bon sens et de l'art, on s'était replié sur Paris, en avant de la France se levant comme un seul homme, tout pouvait encore être réparé, et la fortune revenir sur nos drapeaux.

Il parait certain, et le fait mériterait d'être plus connu, qu'au moment de la déclaration de guerre, Napoléon III avait personnellement arrêté un plan d'opérations qui, rapidement exécuté, aurait modifié singulièrement les débuts de la campagne. D'après ce plan, il devait tout d'abord réunir 150.000 hommes à Metz, 100.000 à Strasbourg et 50.000 à Châlons, puis concentrer les deux premiers groupes en avant de Sarrebruck ou de Wissembourg ; et cette masse de 250.000 soldats aguerris, remontant le Rhin, fut allée surprendre le passage du fleuve à Maxau, à quinze kilomètres de Lauterbourg ; de là, tout en interrompant la mobilisation prussienne, elle eût pu marcher sur Wurtzbourg et couper la Prusse de ses alliés du Sud.

Mais dès le premier jour de l'exécution, on s'aperçut que l'artillerie n'avait pas d'attelages, que les convois seraient insuffisants, que les régiments n'avaient ni vivres, ni munitions. On réfléchit en outra que ces 250.000 hommes lancés hors de la frontière formaient les deux tiers de l'effectif militaire immédiatement disponible et que, s'ils subissaient un désastre, le territoire restait sans défense. Dès lors on renonça à prendre sérieusement l'offensive. Ce fut la première faute, la faute capitale, car il parait certain que nous avions sur l'ennemi, pour une attaque avant l'arrivée des réserves, une avance de douze à quinze jours.

Au moins, en se déterminant pour la défensive, rien n'empêchait de grouper les forces, de se concentrer en dedans de la frontière, de reculer au besoin jusqu'à ce que, bien compacts, on pût livrer bataille en nombre pas trop inégal. Malheureusement il fallait ménager l'opinion publique et les criailleries des journaux, qui n'eussent pas admis un mouvement de recul, même stratégique. L'Empereur qui devait tout conduire, comme en Italie, était malade ; il s'en remit à son étoile, et nos faibles corps d'armée furent éparpillés sur une longue ligne sans épaisseur, n'offrant aux armées allemandes bien serrées et beaucoup plus nombreuses qu'un voile léger facile à déchirer.

Les premiers coups de feu furent tirés le 26, où le 12e chasseurs, de la brigade de Bernis, reconduisit vigoureusement une reconnaissance de uhlans, qui s'était aventurée jusque près de Niederbronn, et lui enleva quelques chevaux et une vingtaine d'hommes.

Le 31 juillet, l'Empereur et le Prince Impérial assistèrent à l'office divin dans la cathédrale de Metz. Le prince Napoléon les attendit près de vingt minutes à la porte de l'église, où il dédaignait d'entrer. Les deux premiers se rendirent ensuite aux avant-postes, mais non le troisième, malgré son grade de général de division.

On pénétra sur le territoire prussien, à Saarbrück, le 2 août. L'Empereur télégraphia le soir à l'Impératrice que Louis venait de recevoir le baptême du feu ; qu'il avait été admirable de sang-froid ; qu'il avait conservé une balle tombée près de lui, et que de vieux soldats avaient pleuré en le voyant si calme. Du reste, ajoutait-il, ce n'a été qu'un combat d'artillerie ; nous n'avons perdu qu'un officier et dix hommes.

Ce que les dépêches officielles ne disaient pas, c'est que l'Empereur n'avait pu se maintenir à cheval jusqu'à la fin du combat. Il était tombé presque évanoui dans les bras d'un aide de camp.

Les Prussiens évacuèrent Saarbrück. La prise de cette petite place aurait pu avoir des suites si les Français en avaient profité pour pousser immédiatement à trois ou quatre lieues au nord, sur Neunkirchen, point d'intersection des chemins de fer et de concentration des armées prussiennes en formation. L'Empereur s'y refusa obstinément, en dépit des instances de Lebœuf. N'ayant plus la force de commander, il ne voulait pas qu'un autre commandât à sa place. Après avoir occupé Saarbrück pendant trois jours, Frossard se jugeant trop avancé en pointe, ce qui était vrai si les deux corps qui étaient en arrière sur ses ailes n'avançaient pas avec lui, évacua la ville le 5 et se replia sur Forbach et. Spickeren, sans s'apercevoir qu'en voulant se dérober à un danger, il allait peut-être le provoquer : en abandonnant, en effet, les hauteurs de Saarbrück qui dominent la Sarre, il laissait libres les passages de la rivière et les hauteurs par où il pourrait être attaqué ; et c'est ce qui ne manqua pas d'arriver avant que 24 heures fussent écoulées.

Frossard était un général du génie, brave, mais peu habitué au maniement des troupes ; sa qualité de précepteur du Prince Impérial avait suscité autour de lui de nombreuses jalousies. En entendant son canon, Bazaine se demanda d'abord ou feignit de se demander ce que cela pouvait être, et si ce n'était, pas le tonnerre. Puis, après de longues heures perdues, tandis que les soldats de Frossard et de Bataille résistaient de leur mieux et mouraient à l'éperon de Spickeren, il finit par se mettre en route pour secourir un camarade débordé par l'ennemi. Mais pendant qu'un de ses divisionnaires, Castagny, qui croyait connaitre le pays pour y avoir chassé autrefois, refusait de se laisser guider et se trompait de route ; un autre, Montaudon, employait quatre heures pour franchir quinze kilomètres, et arrivait en vue du champ de bataille juste assez tôt pour prendre part à la retraite. Il faut avoir entendu leurs dépositions dans le procès de Bazaine, où ils parurent comme témoins ; il faut avoir comparé ces deux généraux à ceux de l'ennemi ; il faut avoir constaté que tous les Allemands qui se trouvaient à moins de sept lieues autour du général Von Kameke accoururent au bruit du canon avant la fin de la bataille, tandis que pas un des Français qui se trouvaient dans un rayon de quatre lieues autour de Frossard, n'arriva en temps utile ; il faut avoir mesuré cette incapacité, ce mauvais vouloir des généraux de Napoléon III, pour comprendre un désastre que l'imprudence de Kameke attaquant une position formidable sans l'ordre du généralissime prussien Frédéric-Charles, aurait dû changer en un échec pour lui. Nous avions perdu 4.000 hommes et les Allemands 5.000, mais la frontière de Lorraine était forcée.

Celle d'Alsace venait de l'être également. Le 4 août, à Wissembourg, la division Douay, forte de 4 à 5.000 hommes, avait résisté à une masse que des renforts incessants portèrent à 80.000. Deux jours après, le 6, Mac-Mahon en personne, avec 35.000 hommes, lutta depuis huit heures du matin jusqu'à la nuit, à Frœschwiller, contre 75.000 Allemands. Il perdit trente canons, 15.000 tués, blessés ou prisonniers, et les Allemands, 10.500. Les routes d'Haguenau et des Vosges s'encombrèrent de fuyards. Pour comble d'imprudence, Mac-Mahon, en se retirant, négligea de faire sauter le tunnel de Saverne, où des fourneaux de mine étaient préparés ; fatale négligence, qui livrait intact aux Allemands le chemin de fer de Strasbourg à Nancy et Paris.

L'Empereur était rentré à Metz. Frappé de stupeur, il ne savait plus à quoi s'arrêter. Les ordres les plus contradictoires se succédaient. Le 8 août, Emile Ollivier, s'érigeant en stratégiste, fit décider en conseil des ministres qu'on n'abandonnerait pas la Lorraine sans combat. Le résultat fut que les 40.000 hommes de Canrobert, jusque-là restés à Châlons, furent appelés à Metz, et l'incertitude était encore telle que, ce jour-là, une de ses divisions, arrivée en chemin de fer à Nancy, fut aussitôt renvoyée à Châlons. Le lendemain elle repartait et, le 12, le corps entier de Canrobert arrivait à Metz. Quant aux armées allemandes, un peu étonnées de leur succès, après la journée du 7 consacrée à se bien lier, elles commençaient dès le 8, l'invasion méthodique par un vaste mouvement de conversion.

Quiconque a éprouvé l'émotion mêlée de stupeur qui s'empara de toute la France à la nouvelle des journées de Frœschwiller et de Spickeren, ne saurait l'avoir oubliée. On se réveillait dans la défaite après s'être endormi dans la sécurité. Le décousu des dépêches officielles ne laissait que trop deviner la réalité terrible. Le ministère affolé s'était hâté de rappeler le Corps législatif. Dès la première séance, le 9 août, il s'y vit exécuté sans pitié par cette même majorité qui, moins d'un mois auparavant, l'avait suivi dans la guerre sans vouloir même se laisser éclairer.

L'état-major français était vivement impressionné par la supériorité de l'artillerie allemande. A 3.000 mètres, disait Mac-Mahon après Frœschwiller, ces artilleurs enverraient un obus éclater dans un chapeau. Mais, à entendre l'homme au cœur léger, la situation n'était pas compromise, aucune de nos défenses naturelles n'était entre les mains de l'ennemi, nos ressources immenses restaient intactes, et cependant il proposait la levée en masse de tout ce qui était valide dans le pays et jusqu'à l'incorporation des pompiers de Paris et des douaniers ! Il n'eut pas le loisir de discuter ces propositions ; de toutes parts les récriminations se soulevaient contre lui ; M. de Kératry les résuma toutes en disant : Les ministres ont trompé le pays ; M. le ministre de la guerre, appelé dans le sein de notre commission le 15 juillet, a affirmé sur l'honneur que nous étions absolument prêts ; s'il nous eût laissé voir quelque hésitation dans son esprit, nous serions venus soumettre la situation à la Chambre, en l'éclairant sur la réalité des faits. Le ministère tomba devant l'adoption d'un ordre du jour qu'il repoussait, et aux termes duquel la Chambre se déclarait décidée à soutenir un cabinet capable d'organiser la défense du pays.

Déjà, d'ailleurs, le glas de l'Empire sonnait ; on vit, dans cette séance tumultueuse, Jules Favre et l'opposition républicaine, faire voter l'armement immédiat des gardes nationales de France, ce qui devait, suivant les naïves illusions d'Ernest Picard, nous donner en huit jours 500.000 soldats exercés.

Le ministère Ollivier fut remplacé, séance tenante, par un autre que nomma l'Impératrice-Régente, et que présida le nouveau ministre de la guerre, Cousin-Montauban, comte de Palikao. Un deuxième décret incorpora dans la garde mobile tous les hommes valides âgés de moins de trente ans, et dans la garde nationale mobilisable tous les célibataires de trente à quarante. Le nombre se retrouve sous nos drapeaux ; le courage n'avait jamais cessé d'y être, et la ténacité de notre défense illustra notre défaite ; elle dépassa, par exemple, et de beaucoup, celle de la Prusse après Iéna. Malheureusement on ne pouvait improviser l'armement, ni l'équipement, moins encore la cohésion et l'esprit militaire ; l'organisation de ces nouvelles forces, l'évènement l'a prouvé, ne pouvait se faire qu'à la longue, alors qu'il serait trop tard pour venir appuyer les armées de première ligne.

Le maréchal Lebœuf n'était donc plus ministre, mais il restait major-général, sous le commandement en chef de l'Empereur. L'insuffisance de cette double direction était devenue trop évidente. Les meilleurs amis de Napoléon III comprenaient sur ce point l'impossibilité de résister à la marée montante de l'opinion. Alors s'engagea entre Metz et les Tuileries un véritable drame télégraphique, plein de péripéties et d'émotions.

L'Empereur ne voulait comprendre ni cette prétention de lui enlever son major-général, ni rien de ce qui se passait à Paris, et il ajoutait mélancoliquement : J'apprends avec peine que la Chambre s'est déclarée en permanence, c'est une violation manifeste de la Constitution ; nous revenons au beau temps de la Révolution où l'on voulait faire conduire les armées par les représentants de la Convention. De guerre lasse, l'Impératrice s'adressa à Lebœuf lui-même, le suppliant de se dévouer en donnant sa démission. De cette laborieuse diplomatie sortit une décision du 12 août qui remplaça Lebœuf par Bazaine, non plus comme major-général, mais comme commandant eu chef, c'est-à-dire que l'Empereur lui-même résignait tout commandement, acceptant l'humiliante situation d'un souverain qui, faute d'oser rentrer dans sa capitale, reste au milieu d'une armée qu'il ne commande plus, et pour qui sa seule présence est une gêne et un encombrement.

Le jour même de la déchéance parlementaire du ministère Ollivier, l'Empereur avait reçu, dans le grand salon de la préfecture de Metz, une visite qui l'avait impressionné, celle du général Changarnier, une des plus illustres victimes du coup d'Etat. Le vieux général était en costume civil ; leste, mince et droit, malgré ses soixante-seize ans, il fendit vivement, d'un pas sec, la tête haute, la foule des officiers présents et dit d'une voix claire, entendue de tous : Sire, je me suis tenu à l'écart de votre bonne fortune, mais le malheur commun fait un devoir à tous les Français de se rallier autour du chef de l'Etat, c'est pour cela que je suis venu. A ces mots, raconte le marquis de Massa, qui était présent, deux larmes roulèrent sur les joues flétries de Napoléon III et allèrent se perdre dans son épaisse moustache. Il saisit les deux mains du vétéran de l'armée d'Afrique et scella d'une accolade la réconciliation tardive. L'un et l'autre se retirèrent ensuite et causèrent de la situation. Napoléon fit rendre à Changarnier les insignes de général de division ; mais on ne songea point à lui donner un commandement effectif. On le laissa à Metz sans l'utiliser.

Qui avait imposé Bazaine comme général en chef, malgré sa conduite au Mexique et à Spickeren ? Nul doute à cet égard : c'était l'opposition, dont les illusions démocratiques se plaisaient à voir un sauveur dans un ancien simple soldat devenu maréchal. Il n'est que juste de reconnaître que Farinée elle-même le désirait : l'avenir allait montrer que, supposé qu'il n'y eût pas un meilleur choix à faire, il n'était guères possible non plus d'en faire un plus mauvais. Jamais, contre un général de capacité moyenne, le mouvement de flanc pour envelopper Metz n'eut dû réussir. Les Allemands ne l'ont exécuté que par un concours extraordinaire de circonstances heureuses.

La terrible responsabilité qui pèse sur la mémoire de Dizaine oblige toutefois à dire que quand, le 12, à 4 heures de l'après-midi, il fut investi du commandement suprême des armées françaises, avec la mission impérative de se replier en Champagne, la situation dont il avait à sortir était terriblement compliquée, sans que jusque-là ce fût complètement par son fait.

Il était à Borny, sur la rive droite de la Moselle ; déjà la droite allemande (Steinmetz), arrivait sur le Nied, à trois lieues en face de lui, pendant que la gauche (Prince Royal) allait atteindre Nancy ; entre les deux, le centre (Frédéric-Charles) arrivait au sud de Metz pour passer la Moselle, dont les ponts n'étaient pas coupés, menaçant de venir se placer à l'ouest de Metz et de l'envelopper.

Ce n'était pas du génie qu'il fallait pour se tirer de là, tant le parti à prendre était clair, c'était une vue nette et une exécution rapide. Les heures valaient des journées, il fallait, sans en perdre une seule, abandonner Metz et se replier à l'ouest avant que la route de Verdun ne fût fermée. Bazaine pouvait encore le faire ; il ne le fit pas.

Nous n'hésitons point à le dire, a écrit un des généraux qui ont vu Bazaine à l'œuvre et qui ont laissé sur la guerre de 1870 une des pages les moins passionnées, nous n'hésitons pas à dire que la tâche qui incombait ainsi au Maréchal dépassait de beaucoup ses moyens et ses forces, et qu'il n'était à sa hauteur ni par l'activité physique, ni par les talents, ni par l'énergie morale. Pour une aussi grande mission il aurait fallu mettre en jeu tous les ressorts d'une grande âme, toute l'énergie d'un grand caractère ; il eût fallu des éclairs de génie, peut-être ! Le Maréchal n'appela à son aide qu'une somnolence égoïste, une sorte d'indifférence pour les intérêts généraux, un petit esprit et de petits moyens[1].

 

Le 14 août, Napoléon III quitta Metz dans l'après-midi, pour aller coucher à Longeville, village distant de quatre kilomètres, sur la rive gauche de la Moselle. Il y était à peine installé que l'ennemi attaqua à Borny les corps restés sur la rive droite, afin de retarder ou d'empêcher leur passage. La bataille dura jusques bien avant dans la nuit. Elle fut pour les Français une victoire tactique : ils gardèrent toutes leurs positions, et perdirent 2.000 hommes de moins que les Allemands ; mais ce fut pour ceux-ci une victoire stratégique : ils atteignirent leur but, qui était de donner au prince Frédéric-Charles le temps d'arriver assez tôt à la route de Verdun.

Si Bazaine, en dépit des ordres reçus, est resté à Metz, c'est que, suivant la juste observation du général du Barail, il a voulu y rester ; c'est que Metz exerçait sur lui une double fascination. Il s'y accrochait parce que tout général médiocre s'accroche toujours, quand il le peut, à une forteresse qui le dispense de manœuvrer en rase campagne ; il s'y accrochait parce que, sous cet abri, il voulait conserver intacte une armée dont il connaissait la solidité, pour en faire l'instrument de rêves ténébreux qui, même, sont restés hypothétiques, puisqu'il ne parait pas en avoir tenté la réalisation.

Le 15 août fut un des jours les plus douloureux de cette douloureuse époque. Chaque année, une convocation officielle réunissait, à Paris, autour des souverains, leur maison et, après la messe solennelle, chacun venait leur offrir ses vœux. Ce jour-là, l'office habituel fut célébré dans la chapelle des Tuileries à peu près vide ; le palais tout entier ressemblait à un désert. La cour y était revenue précipitamment de Saint-Cloud le 7, mais nul n'avait songé à rendre aux appartements leur élégance accoutumée. Les tapissiers du garde-meuble n'avaient pas remis les rideaux, les tentures, les tapis qu'ils enlevaient chaque année vers la fin de juin, au départ de Leurs Majestés, ni ôté les enveloppes de gaze des candélabres et les housses en toile grise dont on recouvrait tous les meubles jusques vers le milieu de décembre, au retour de Compiègne. Ces vastes salles semblaient déjà vouées à l'abandon ; mais l'Impératrice rie permit pas qu'on y changeât rien dans un pareil moment ; tout mouvement étranger aux préoccupations qui l'accablaient, l'eût importunée. Elle prenait ses repas seule, à la hâte, dans son cabinet, en lisant des dépêches ou dictant des réponses. Son visage avait étrange ment pâli. Avec ses vêtements blancs, son voile léger, ses beaux traits amincis et rigides, elle passait comme une statue de marbre à peine animée. L'indifférence des Parisiens, coupée de quelques cris discordants, lui confirmait ses pressentiments que l'Empereur rentrerait victorieux dans la capitale ou qu'il n'y rentrerait pas.

A Metz, le maréchal Canrobert parut seul se souvenir que ce jour était celui de la fête impériale, la Saint-Napoléon. Il trouva l'Empereur au Ban-Saint-Martin, dans une petite auberge, assis, le front appuyé sur sa main et buvant distraitement une tasse de café noir. Napoléon demanda au Maréchal s'il lui apportait quelque nouvelle. Non, Sire, répondit Canrobert, mais c'est aujourd'hui le 15 août et j'ai voulu, comme de coutume, apporter mes hommages à Votre Majesté. L'Empereur secoua tristement la tête : Je n'y avais point songé, mon cher Maréchal. Merci de vous en être souvenu, et il retomba dans son silence.

Le Maréchal insista sur la nécessité d'un prompt départ. La situation était fort critique. On pouvait craindre que la retraite ne fût coupée. Le départ fut décidé pour le lendemain. Le Maréchal ne se trompait pas. A peine avait-il quitté le quartier impérial qu'un obus tombait au milieu de son état-major, tuant un colonel et un commandant.

Ce fut la dernière entrevue de l'Empereur et de Canrobert pendant la campagne.

La dernière avec Bazaine eut lieu le 16, à cinq heures du matin, au moment où l'Empereur et son escorte allaient prendre la route d'Etain, restée libre encore. Bazaine était à. la portière de la voiture impériale : Je vous confie la dernière armée de la France, songez au Prince Impérial ! lui dit Napoléon III ; puis il partit, précédé des Cent-Gardes, ayant le Prince Impérial à sa droite et deux aides de camp en face de lui. Le prince Napoléon suivait, dans une autre voiture, avec le général Lebrun et Piétri, le médecin en chef.

Nous n'avons pas à rendre compte des péripéties des deux terribles batailles de Rezonville (16 août), et de Saint-Privat (18 août) : Napoléon n'y assistait pas. Bazaine n'était préoccupé que d'une idée : ne pas être séparé de Metz ; or, le prince Frédéric-Charles ne songeait qu'à le rejeter dans cette ville. Après ces deux journées, qui coûtèrent ensemble trente mille hommes aux Français et autant aux Allemands, chacun des deux généralissimes avait atteint son but ; mais celui de Frédéric-Charles était seul sensé : Bazaine, immobilisé sous Metz avec son armée, allait bientôt épuiser les provisions de cette place de guerre ; la capitulation et de l'armée et de la place n'était qu'une question de temps. L'homme indigne qui déjà, à Spickeren, avait laissé volontairement écraser un camarade, et qui aurait dû passer le lendemain en conseil de guerre au lieu d'être investi du commandement suprême, ne concevait pas comme les autres officiers, les questions de patriotisme, de devoir et d'honneur. Le 18, chose à peine croyable, il jouait au billard quand il aurait dû être sur le champ de bataille et faire donner la garde afin d'achever la victoire. Ensuite il attendit, dans une paresse de corps et d'esprit absolument inexplicable. Qu'attendait-il ? Il n'a pas su le dire lui-même. Quant à une trahison formelle, pour de l'argent, elle est souverainement invraisemblable, en dépit de l'imagination populaire, d'abord parce que la Prusse n'eût pas été assez riche pour la lui payer, et ensuite parce qu'il est mort pauvre, aussi pauvre que méprisable et méprisé.

L'Empereur, après une halte à Etain, arriva à Verdun vers une heure. De Iii, il partit en chemin de fer pour Mourmelon, et il expédia ce télégramme étrange de la part d'un souverain -qui, cinq jours auparavant, était encore général en chef :

L'Empereur au maire d'Etain

Quartier impérial, 17 août, 10 h. 28, mat.

Avez-vous des nouvelles de l'armée ?

NAPOLÉON.

 

De son côté, Mac-Mahon télégraphiait le même jour, de Verneuilles : Je n'ai plus ni cartouches ni munitions d'artillerie. Sa retraite après Frœschwiller s'était exécutée dans le plus grand désordre. A Blesmes, écrit un officier, nous pûmes monter en wagon, mais notre train dut stationner sept heures en gare afin de laisser passer un immense train impérial qui portait voitures, chevaux et personnel des écuries, attirail de toilette, vaisselle, cuisiniers, conserves, vins et approvisionnements luxueux ; tout cela précédait le train de Sa Majesté et retarda de sept heures, pour nous affamés, épuisés, nos pauvres derniers vingt-cinq kilomètres. Cet encombrement par les bagages impériaux se reproduira encore plus d'une fois dans la marche de Châlons sur Sedan. Qu'était devenu le temps de sa jeunesse où Napoléon III, rappelant les exemples de son oncle, se plaisait à répéter : qu'un souverain doit aller à la guerre en sous-lieutenant, avec une valise pour tout bagage ?

L'intelligence chez lui gardait encore sa clarté, mais la volonté avait perdu toute énergie. La maladie brisait le corps, le fatalisme affaissait l'âme. Il voulait rentrer à Paris avec l'armée de Châlons. L'Impératrice l'en dissuada : Il ne faut pas, disait elle, qu'il reparaisse ici en vaincu et en fuyard ! Effectivement, il eût reçu mauvais accueil dans Paris, ce Paris sensitif et mobile qui, un mois auparavant, avait crié à Berlin ! et qui, un mois plus tard, allait applaudir à la nouvelle de Sedan comme à une victoire républicaine capable d'effacer une catastrophe nationale.

Pour le moment, Paris et la France se laissaient encore amuser avec des récits fantastiques dont le ministre de la guerre se montra impudemment prodigue. Palikao disait un soir, d'un air de demi-confidence : Ah ! si Paris savait ce que je viens d'apprendre, Paris illuminerait ! Une autre fois, au Corps législatif, le 19 : Voici un fait que je vous donne comme certain : le corps de cuirassiers blancs, commandé par Bismarck, a été anéanti ; il n'en reste pas un. Or, ce fait était absolument controuvé. Enfin, après la bataille de Gravelotte : Trois corps d'armée prussiens ont été rejetés dans les carrières de Jaumont. Et les journaux illustrés de publier aussitôt force gravures représentant cette catastrophe imaginaire des carrières de Jaumont, lesquelles étaient situées fort loin du choc des armées. On charmait de la sorte, pour un moment, les angoisses patriotiques ; ainsi un tempérament débile se surexcite par des boissons alcooliques frelatées, qui le laissent ensuite plus abattu que jamais.

Ce fut le prince Napoléon qui proposa à l'Empereur d'envoyer à Paris, comme gouverneur, le général Trochu, populaire dans la capitale autant que dans l'armée ; en même temps, Mac-Mahon serait investi du commandement en chef à Châlons, d'où il partirait, accompagné de Sa Majesté, pour aller délivrer Bazaine. Napoléon III, en présence d'une proposition qui ne lui laissait plus ni l'autorité militaire, ni l'autorité politique, murmura doucement : En vérité, j'ai l'air d'avoir abdiqué. L'exposé du prince étant fini, il demanda leur avis aux deux hommes, dont on lui proposait le concours. Mac-Mahon ne formula aucune objection ni aux mouvements indiqués des armées, ni au choix de sa personne. Il voulut seulement être subordonné au maréchal Bazaine. Puisque les deux armées allaient se joindre, une volonté unique devait les diriger, et Mac-Mahon, modeste et juste appréciateur de son mérite, se sentait fait pour les secondes places où, tout en commandant, on obéit encore ; en outre, sa réponse le donna à entendre, si c'était lui qui commandait, il n'était pas sûr que Bazaine consentit à obéir.

Trochu partit pour Paris et y trouva froid accueil de l'Impératrice, à qui il suffisait, pour éveiller sa défiance, que ce choix eût été proposé par le prince Napoléon. Lorsqu'il lui soumit sa proclamation rédigée en route et commençant ainsi : L'Empereur, que je précède, elle exigea la suppression de ces trois derniers mots. Il ne rentrerait pas vivant ! s'écria-t-elle. Trochu avait pris sur lui, en outre, de ramener les gardes mobiles de Paris, au mépris des ordres formels du ministre de la guerre. Son concours ne fut donc pas accepté sans mauvaise humeur, soit au ministère, soit aux Tuileries.

Mais laissons-le parler lui-même dans ses Mémoires.

A une heure du matin, conduit par M. Chevreau, j'arrivai au Palais...

Je fus introduit auprès de l'Impératrice. A côté d'elle se tenait le vice-amiral Jurien de la Gravière, aide de camp de l'Empereur et très avant dans l'intimité du souverain et de la souveraine, un homme distingué, bienveillant, officier de grand mérite, écrivain de grand talent, mais d'un caractère faible, impressionnable et incertain. De tout temps, j'avais eu avec lui les meilleures relations.

J'exposai à l'Impératrice l'objet de ma mission, mettant sous ses yeux les ordres dont j'étais porteur et cherchant à en compléter le sens par des explications qu'elle ne me laissa pas achever. Debout, l'œil ardent, nerveuse, les joues vivement colorées :

— Général, me dit-elle en me regardant fixement, et avec une inflexion de voix où se révélait l'ironie interrogative, je vous demande un conseil. Ne pensez-vous pas qu'en l'extrême péril où nous sommes, il conviendrait d'appeler en France les princes d'Orléans ?

Surpris au plus haut point, abasourdi, devrais-je dire, tout entier d'ailleurs à l'émotion du récit que j'avais commencé et à cent lieues, par conséquent, de me rappeler, en un tel moment, que l'Impératrice m'avait toujours considéré comme l'un des principaux agents de l'orléanisme, je ne saisis pas du premier coup ce que cette extraordinaire proposition avait d'insultant pour mon caractère, et je répondis naïvement :

— Madame, il m'est impossible d'apercevoir en quoi la présence des princes d'Orléans pourrait simplifier une situation qui est si périlleusement compliquée.

Mais l'amiral qui connaissait bien sa souveraine, avait compris avant moi. Il me connaissait aussi. Il voyait qu'à la réflexion, je ressentirais profondément cette injure, et pressentant cette explosion, il nie poussa vivement vers l'Impératrice et me jeta littéralement dans ses bras en s'écriant :

— Mais vous êtes faits tous deux pour vous comprendre. Donnez, madame, toute votre confiance au général, il la mérite.

Telle fut, dans l'absolue vérité des paroles et des faits, vérité que j'atteste ici sur l'honneur, cette scène émouvante dont je retrouve dans mes souvenirs toutes las circonstances avec autant de netteté que si elle datait d'hier. Elle était pour moi l'avertissement et la préface des intolérables défiances, des amertumes de toutes sortes, que j'allais rencontrer dans mes rapports avec l'Impératrice-régente, avec tous ses conseillers de gouvernement, avec la plupart de ses Conseillers de cour.

 

Trochu néglige d'ajouter, ce qui est attesté par l'Impératrice et par d'autres, qu'il protesta de son dévouement à Sa Majesté, déclara qu'il la défendrait, elle et son fils, et le jura sur sa foi de catholique et de Breton.

Le ministre de la guerre aurait désiré qu'on marchât de Châlons sur Verdun. Son plan, suivant les militaires allemands, présentait des chances de succès presque assurées, mais il ne pouvait réussir qu'à la condition d'être entrepris au plus tard le 21 et d'être poursuivi avec une infatigable rapidité. Pour qu'on le comprenne bien, disons d'abord que dès le 19 une armée allemande de 80.000 hommes avait été détachée, sous le prince de Saxe, de Metz investi, pour marcher à l'ouest, par Verdun et Sainte-Menehould, et coopérer avec l'armée du Prince Royal de Prusse qui s'avançait plus au sud, par Commercy et Bar-le-Duc, sur la route de Paris et qui, le 25 août, devait se trouver encore — et se trouvait effectivement — à Vitry-le-François, à vingt-cinq lieues sud-ouest de Verdun. Il s'agissait pour Mac-Mahon de partir du camp de Châlons le 21, en trois corps ; sa droite, par une marche directe, avait soixante-quatre kilomètres à faire, et arrivait à Verdun le 24 ; son centre, décrivant un arc de cercle vers le nord, en avait quatre-vingt-quatre et y arrivait le 25 ; sa gauche, décrivant un arc (le cercle plus allongé par Vouziers, en avait cent quatre et pouvait y être rendue également le 25. Les étapes étaient fixées : la plus petite était de douze kilomètres, la plus longue de vingt-six. En fait, le prince de Saxe, arrivant le 24 devant Verdun, s'y serait trouvé seul le 25 en face de Mac-Mahon, à vingt-cinq lieues du Prince Royal, alors à Vitry-le-François. Alors, de deux choses l'une : ou il aurait accepté le combat et l'on pouvait bien croire que ses 80.000 hommes seraient écrasés par les 120.000 de Mac-Mahon, après quoi Frédéric-Charles se serait trouvé isolé sur Metz, entre Bazaine et Mac-Mahon ; ou bien le Prince Royal de Saxe aurait rétrogradé sur Frédéric-Charles, qui, abandonnant Metz, serait venu à son secours, et alors, Bazaine débloqué le suivant, les deux armées allemandes, environ 200.000 hommes, se seraient trouvées entre deux armées françaises, l'une de 120.000, l'autre de 200.000, avant que le Prince Royal eùt le temps d'arriver.

Mais l'heure était passée quand Mac-Mahon s'ébranla, le 23 seulement, après plusieurs journées perdues soit à délibérer, soit à mettre un peu d'ordre dans son armée improvisée de provenances diverses. Il supposait Bazaine en route pour Montmédy, et prit ce point pour objectif.

Cependant, le 20, Bazaine avait télégraphié à Mac-Mahon : J'ai dû prendre position autour de Metz pour donner du repos aux soldats et les ravitailler ; l'ennemi grossit toujours autour de moi ; je suivrai très probablement, pour vous rejoindre, la ligne des places du Nord, et vous préviendrai de ma marche si je puis toutefois l'entreprendre sans compromettre l'armée. Cette dépêche eût dû arrêter net la marche de Mac-Mahon sur Montmédy, puisque Bazaine n'était pas en route et qu'il annonçait devoir prévenir s'il s'y mettait ; malheureusement elle n'arriva pas à destination, ou plutôt elle arriva et cependant Mac-Mahon ne la connut pas ; pourquoi ? c'est un mystère qu'on n'a jamais pu éclaircir.

Plus heureux, l'état-major allemand, qui avait eu un moment d'incertitude, trouvait, le 25, dans un journal parisien, le Temps, la précieuse nouvelle que Mac-Mahon marchait vers la Meuse. L'indication était confirmée par les rapports des éclaireurs : l'indiscrétion du journal fixa les hésitations de M. de Moltke ; il prescrivit au Prince Royal de se porter de Vitry-le-François vers le Nord et de se placer sur les derrières de Mac-Mahon, s'il poursuivait son chemin.

Militairement parlant, cette marche des Français fut lamentable. Ordres et contre-ordres se succédaient. On vit, le 27, Mac-Mahon assis sur un banc, dans la principale rue du Chesne, au débouché de l'Argonne, froisser une carte qu'il avait trouvée à la mairie et la jeter par terre en disant : Nous ne connaissons pas ce pays ; nous ne devions pas nous battre ici. Et ce pays était le nôtre ! De Reims à Monzon, sur la Meuse, il y a vingt lieues à vol d'oiseau. Parti le 23, le premier corps ne passa la Meuse que le 29 et les autres le 30. Les Allemands marchaient tout autrement. Leur état moral était supérieur sous tous les rapports. Sur les champs de bataille, au soir des chauds engagements qui -avaient lieu chaque jour, si l'on ouvrait les sacoches des officiers tombés, on trouvait deux choses dans celles des Allemands : une carte et un livre de prières, et dans celles des Français, quelques romans ou rien du tout.

Ayant traversé péniblement la forêt de l'Argonne, Mac-Mahon eut l'intuition des périls de la marche sur Montmédy et revint au projet que, personnellement, il eût préféré marcher sur Paris. Il annonça le 27 qu'il obliquait sur l'ouest. Je n'ai, disait-il, aucune nouvelle de Bazaine depuis le 19 ; si je me porte à sa rencontre, je serai attaqué de front, et en même temps par le Prince Royal qui me suit de près. Mais le Ministre de la guerre ne lui en laissa pas la faculté. Il lui télégraphia : Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris ! Et, deux heures plus tard, le 28 août, à 1 heure 30 du matin : Au nom du conseil des ministres et du conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine, en profitant des 30 heures d'avance que vous avez sur le Prince Royal.

Devant une pareille injonction, Mac-Mahon n'avait plus qu'à obéir. Ses corps d'armée étaient déjà en marche sur Mézières ; il les arrêta et perdit une journée entière à reprendre la direction de la Mense, où l'attendait, quelques jours après, le plus épouvantable désastre dont l'histoire militaire fasse mention.

Le samedi 27 août, Napoléon III quitta Tourteron le matin, fit dix kilomètres à cheval et s'arrêta au Chêne-Populeux pour y déjeuner, tandis que Mac-Mahon examinait sur un banc la carte dont nous venons de parler. On mit plus de deux heures à décharger, sous les yeux des soldats affamés, la batterie de cuisine, les primeurs venues du midi, les conserves de toute espèce et les vins de Sa Majesté... On eût dit un roi de Perse, un Xerxès, ou un Darius, allant follement se heurter contre un roi de Sparte ou de Macédoine tout bardé de fer. Cet attirail fut cause, plus d'une fois, de retards dans la marche si pénible et si lente. Les troupes devaient attendre, l'arme au pied et souvent le ventre vide, que les fourgons impériaux eussent défilé. On devine à quelles plaisanteries amères, à quelles malédictions leur impatience avait recours pour se soulager[2].

Personnellement, cette pauvre Majesté qu'on ballottait comme une épave, que Bazaine avait rejetée à Mac-Mahon et que Mac-Mahon ramenait à Bazaine, ne jouissait guère de toute cette abondance. Sa maladie s'était aggravée subitement, jusqu'à lui arracher des cris quand il était seul. Mais en présence de témoins il savait se contenir, autant par dignité que pour ne pas affliger ses amis inutilement. Il faisait encore bonne figure à cheval sur une grande route, s'avançant seul dans un grand espace libre, précédé de ses superbes Cent-gardes dont les cuirasses étincelaient au soleil, et suivi de son état-major resté correct et brillant. Mais déjà les acclamations sur son passage se faisaient rares ; lorsqu'il s'en élevait quelqu'une, Napoléon semblait s'éveiller d'une sorte de somnolence ou de contemplation vague, levait la tête, entrouvrait un œil vacillant, trouble, sans flamme, et répondait pas un faible sourire. Parmi les gens qui le regardaient passer, ceux qui réfléchissaient et qui cherchaient à remonter des effets aux causes se demandaient si c'était bien lui, le vainqueur de Solferino, le triomphateur de la récente Exposition universelle. Ah ! se disaient-ils, quel grand crime faut-il donc qu'il ait commis pour, de si haut, être tombé si bas !

Dans les sous-préfectures ou les chambres d'hôtel où il s'arrêtait, toute parade cessant, il restait comme stupide et paralysé, ou bien s'en allait chancelant d'une fenêtre à une cheminée, ne trouvant de repos nulle part, silencieux et n'essayant qu'à peine de secouer sa torpeur. C'était lui-même alors qui ne se reconnaissait plus. Il se sentait accablé du contraste entre son impuissance présente et les étourdissantes réussites du coup d'Etat et des bouleversements italiens machinés à Plombières. L'heure de l'expiation était venue, il ne pouvait s'empêcher de la voir, bien qu'elle ne fit que commencer.

L'aile droite, avant-garde de l'armée française, était formée par le 5e corps, que commandait le général de Failly, le vainqueur involontaire de Garibaldi à Mentana. Ce favori de l'Empire semble avoir été choisi par la Providence pour donner, avec la mesure de l'intelligence et des vertus militaires de la fin de ce régime, celle de l'intelligence et des vertus militaires du vainqueur de Solferino. Qu'était-il devenu, ce César qu'un écrivain courtisan, M. Edmond About, appelait, après la campagne de 1859 le grand capitaine français ? On le voit à Beaumont, dans une incurie et une confiance telles que, pour trouver les pareilles dans l'histoire, il faut remonter jusqu'à Balthazar surpris par Cyrus au milieu de son festin.

Déjà, en passant à Chaumont, de Failly avait donné de sa négligence des preuves si manifestes qu'un décret daté du 17 l'avait remplacé à la tête du 5e corps. Mais ce générai destitué était trop bien en cour ; on lui laissa son commandement douze jours encore, en face de l'ennemi, et ce fut seulement après ce que nous allons raconter que le général Wimpfen, arrivant d'Afrique, prit sa place.

Le 28, Napoléon fit treize kilomètres et coucha à Stone. Mac-Mahon décida qu'on passerait la Meuse à Stenay.

La cavalerie du général de Failly, chargée d'éclairer tout l'armée en marche, s'était heurtée aux Prussiens dès le 27 et le 28 à Buzancy. Elle les rencontra encore le 29 à Bois-les-Dames et fut repoussée. Le passage de la Meuse à Stenay n'était donc plus possible ; il fallait le tenter un peu plus bas, à Mouzon.

De Failly marcha dans cette direction, mais laissa à droite Beaufort, où des provisions l'attendaient, et se dirigea sur Beaumont, ville épuisée de vivres par le passage d'un autre corps d'armée, la veille. C'étaient là des détails qui échappaient à l'attention du général. Ses troupes arrivèrent successivement dans la nuit du 30, sans ordre, affamées, après avoir marché cinq ou six heures pour faire, par d'immenses détours, les quatre ou cinq kilomètres qui les séparaient du champ de bataille du 29. De Failly en prenant gite chez le maire de Beaumont, paraissait agité et se parlait tout haut à lui-même ; on l'entendit plusieurs fois répéter : Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, c'est trop près ! Mais ce trait de lumière ne fut qu'un éclair. Il négligea d'examiner la position et d'occuper les collines des Gloriettes qui, courant à l'est jusqu'à la Meuse sur une longueur de quinze cents mètres, sont la clef de Beaumont ; il se coucha, se persuada qu'il n'y aurait pas de bataille ce jour-là, et ne sut que dire ou faire dire aux divers généraux ou colonels qui demandaient où camper : Cherchez par là, débrouillez-vous comme vous l'entendrez ! si bien que tous s'entassèrent autour du monticule de Beaumont, au bas des pentes ou sur des plateaux voisins, déprimés et entièrement dominés par des hauteurs boisées, où l'on ne mit pas même de grand'gardes.

Le curé de Beaumont, qui a rendu compte de cette journée dans une brochure fort appréciée des militaires, supplia, dès le matin, un capitaine logé chez lui d'aller prévenir le général en chef des périls de la position :

Je la connais trop, disait-il, et je connais trop aussi l'activité de nos ennemis. Vous n'êtes pas à cinq kilomètres du théâtre du combat d'hier ; vous serez sûrement attaqués à l'heure du déjeuner, sinon plus tôt. A votre place, j'irais avertir le général en chef.

— Allez-y vous-même, répondit le capitaine.

  Moi ? On me dirait que je me mêle de ce qui ne me regarde point.

— Et moi donc ? croyez-vous qu'on se gênera pour me donner la même réponse ? Comment faire remarquer à mon chef qu'il est à la merci de l'ennemi sans lui montrer que je suppose ou qu'il l'ignore, ou qu'il n'en a cure ? Je serais mal reçu et mal noté ; je n'y vais point.

Et tous deux, le prêtre et l'officier, firent une réflexion sur la duperie de ces fameuses conquêtes de 1789, qui ne permettent pas à un inférieur informé de sauver, sans se compromettre, son supérieur qui ne l'est pas...

A 8 heures du matin, le mardi 31, Mac-Mahon arriva de Mouzon à Beaumont, et conféra une demi-heure avec de Failly. Le départ du 5e corps pour Mouzon fut fixé à midi et demi. Mac-Mahon repartit pour Mouzon vers 10 heures. L'Empereur y arrivait. Dans le même moment l'armée allemande, masquée par les bois, prenait paisiblement position à six cents mètres des campements français et se déployait tout autour sur les collines. Elle comptait plus de 100.000 hommes[3].

 

Paysans et paysannes des environs accoururent donner l'alarme ; on les laissa dire. Un cultivateur, nommé Jurion, rencontre un général : Mon général, les Prussiens sont à la Tuilerie, à deux kilomètres d'ici !Vous en avez menti, répliqua le général. Et ce fut toute son enquête. Le curé de Beaumont avait à déjeuner au presbytère un chirurgien-major, un sous-intendant, deux aumôniers militaires et cinq ou six autres personnes. On vint annoncer que plusieurs habitants de Sommhaute accouraient disant qu'on pillait leur village. C'était le roi de Prusse en personne qui s'installait sur cette haute montagne pour jouir du spectacle de la surprise de Mouzon. Mais cédons de nouveau la parole au témoin déjà cité :

Quelques minutes après, la salle à manger du presbytère s'ouvrit brusquement et, sans saluer, une voix nous jeta ces paroles : Messieurs, les Prussiens sont sur vous ! C'était la fondatrice d'un petit hospice neuf, situé à cinq minutes de la Tuilerie. Un court silence lui répondit. Je le rompis : Madame, allez chez Monsieur le Maire, où déjeunent le général en chef et son état-major ; faites ce que vous venez de faire ici, entrez sans vous faire annoncer, répétez les mêmes paroles avec le même accent et criez leur : Messieurs, les Prussiens sont sur vous ! Elle sortit, vola chez le maire et fut empêchée d'entrer par trois factionnaires. Alors, quoique très douce de caractère, elle s'élança vers une fenêtre et donna dessus un fort coup de poing. Le bruit attira l'attention. On la laissa entrer dans le corridor, d'où elle se précipita dans la salle à manger. Un aide de camp la saisit par le bras et la fit reculer. Mais le général de Failly ordonna qu'on la laissât parler. Il lui demanda où elle habitait, prit une carte de la mairie, lui dit d'indiquer l'endroit où elle prétendait avoir vu les Prussiens. Elle le fit, salua et sortit.

Un quart d'heure après, un coup de canon retentissait, tiré à quatre cents mètres de nos premiers campements... L'ennemi avait traversé la vallée et construit quatre ponts volants pour son artillerie sur le ruisseau de Wamme, sans avoir été vu. Il fallut le canon, tiré à cette distance, pour convaincre le général en chef et son état-major, les généraux, les colonels qui déjeunaient en ville et dont plusieurs, avant de courir aux armes, demandèrent encore une crème au dessert, alléguant qu'ils n'en avaient pas eu depuis quatre jours...

 

Ce premier coup de canon fut tiré par ordre du capitaine d'artillerie prussienne Wermelskirsch, excellent homme qui, dans les trois semaines qu'il passa depuis comme blessé au presbytère de Beaumont converti en ambulance, en a fait le récit plusieurs fois en des termes que doit enregistrer l'histoire :

Voyant la sécurité et l'insouciance du camp français, nous étions chagrins de tirer sur eux sans les avertir. La proposition de leur annoncer notre présence fut même faite. Mais on observa que surprendre un ennemi est parfaitement conforme au droit de guerre, et que c'est un avantage dont on doit profiter. Je commandai donc de tirer. Il est impossible d'exprimer l'impression que produisit le premier coup et les mouvements douloureux qui en résultèrent parmi les Français. J'en fus vraiment bouleversé et, comme par instinct, pour secouer cette peine, je fis faire à mon cheval un demi-tour de-gauche à droite autour de ma batterie. C'est alors que je reçus une première balle de chassepot dans la jambe...

 

Un court silence, une immense clameur, un pêle-mêle effroyable de soldats, de chevaux, de caissons, d'attelages, d'hommes, de femmes et d'enfants courant affolés sans savoir où, tel fut l'effet produit par ce premier coup de canon. La batterie d'avant-garde d'où il était parti tira seule d'abord, mais au bout d'un quart d'heure elle fut appuyée par d'autres, et quarante pièces ne cessèrent, pendant plus d'une heure, de vomir le fer et le plomb sur les premiers campements français, placés au bas et au midi de Beaumont. Plus de quarante mille fusils à aiguille accompagnaient, de divers points plus ou moins rapprochés, cette terrible canonnade. Les Français étaient cinq mille, sans artillerie, sauf deux canons vers la fin.

Le colonel du 68e passait heureusement une revue. Son régiment soutint le premier choc avec une bravoure au-dessus de tout éloge ; c'est autour de lui que se rallièrent les soldats complètement surpris des autres régiments. Lui-même fut tué. Le commandement de la division fut pris, en l'absence des généraux, par le colonel du 11e, M. de Behagle, qui ne tarda pas à être blessé mortellement. Le 46e, le 11e et le 68e firent des prodiges sans ordre régulier, presque sans commandement, chacun avec son inspiration, dans un sublime délire qui tint lieu d'ensemble. Les pertes de l'assaillant furent importantes ; mais après une heure et demie de cette héroïque résistance, ce qui restait de ces hommes valeureux ainsi sacrifiés par l'incurie de leurs chefs, dut se replier, sous peine d'être enveloppés. Voici le tableau de ce début de la bataille de Beaumont, fait par un colonel prussien :

Les Français, campés au sud de Beaumont, n'avaient aucune idée de l'orage prêt à fondre sur eux. Les soldats faisaient leur soupe, les chevaux étaient en partie à l'abreuvoir, quelques vedettes seulement veillaient, mais de trop près. Il en résulta que nos 7e et 8e divisions, sortant de la forêt et se précipitant sur le camp distant d'environ trois mille pas, les surprirent de la manière la plus complète. Les obus prussiens et saxons donnèrent l'alarme en éclatant au milieu d'eux. Tous alors coururent aux armes ; mais déjà notre infanterie avait pénétré au milieu des tentes et dispersait les détachements isolés qui cherchaient à se réunir. L'artillerie française n'avait pas eu le temps d'atteler ses pièces, qu'elle se voyait forcée d'abandonner. Toutes les tentes, tous les bagages et de nombreux approvisionnements restaient au pouvoir des vainqueurs[4].

 

La retraite, par le dévouement des soldats et de la plupart des officiers de second ordre, fut digne du combat. Il était 2 heures quand les masses prussiennes victorieuses tournèrent à droite et à gauche de Beaumont et se portèrent au nord contre les douze ou treize mille combattants de la division Labadie. Ceux-ci les attendirent de pied ferme et le sort de la journée pouvait être changé encore, si vingt mille hommes de Mac-Mahon, sortant de Mouzon, fussent apparus au nord, ou si le corps de Douay, qui se repliait vers l'ouest, fût accouru au canon. Mais les temps fortunés de Magenta étaient passés. L'Empereur, qui voyait la bataille des hauteurs de Baybel, manda Mac-Mahon et lui cria : La division Lacretelle ! en montrant les troupes de Labadie aux prises avec l'ennemi. La division Lacretelle sortit de Mouzon, puis, soit contre-ordre ou ineptie de quelque chef, elle y rentra. Labadie ne put soutenir longtemps, tout seul, sa retraite offensive, où l'armée allemande, quatre ou cinq fois supérieure, mit une heure et demie à le faire reculer de deux kilomètres, et tout le 5e corps fut en pleine déroute.

Il était environ trois heures un quart. On se battit encore, ça et là, jusqu'à la nuit, sur tout le parcours de Beaumont à Mouzon. Mais ce n'étaient que des haltes dans la défaite. A six heures du soir Mac-Mahon se décida enfin à quitter Mouzon et à se porter au devant de l'ennemi. Il était trop tard. Les fuyards, les caissons, les équipages encombraient toutes les routes. Les troupes fraîches ne purent avancer. Il se fit un tumulte indescriptible et l'on eut quelque peine à. rentrer dans la ville par le pont étroit de la Meuse. Les Allemands réussirent même à s'installer dans le faubourg, de l'autre côté du pont. Les deux armées ennemies passèrent ainsi la nuit face à face, chacune d'un côté de la rivière[5].

Chose qu'on aurait peine à croire si elle n'était attestée par de nombreux témoins, l'Empereur était si abattu, si incapable d'apprécier, et son entourage toujours si adulateur et si optimiste, qu'il ne comprenait pas encore ce qui se passait sous ses yeux. Chevauchant sur la route de Monzon à Carignan et apercevant de loin les débris du corps de Failly qui fuyaient par tous les chemins, il dit : Tout va bien ! et personne n'osa lui répondre : Non, Sire, c'est une déroute et, si l'on ne se hâte, nous allons être tous pris dans la souricière de Sedan !

L'Empereur tourna bride vers Carignan pour faire à Montmédy la jonction de Mac-Mahon avec le toujours invisible Bazaine. Mais le lendemain, reconnaissant enfin que cette jonction était impossible et que Bazaine ne s'y prêtait point, il dut se résigner à reprendre la route de Paris, non moins redoutable pour lui que celle par laquelle arrivait le roi de Prusse. Ordre fut donné, en conséquence de passer la Meuse, et de se hâter. Mais il se trouva que l'ennemi avait déjà occupé tous les ponts, et qu'on l'avait laissé faire. C'était le 31 août ; on ne pouvait plus éviter Sedan. II semblait que, désespéré, on voulût en finir par un suicide vertigineux, ou qu'une main invisible et inexorable guidât, ralentit, précipitât tous les mouvements pour les faire converger tous sur un point indéfendable et les y engloutir.

La nécessité commandait de traverser Sedan au plus vite et de marcher ou sur Montmédy ou sur Mézières sans perdre une minute. Mac-Mahon voulait aller à Montmédy. Blessé, il tombe de cheval et remet son commandement au général Ducrot qui ordonne d'aller à Mézières. Wimpfen, quoique arrivé de. la veille, chargé du 5e corps depuis une heure seulement et ne connaissant rien ni de la situation générale, ni des projets de Mac-Mahon, se prévaut d'un degré d'ancienneté sur Ducrot, lui enlève le commandement et fait tout refluer de la route de Mézières sur celle de Montmédy. Ce n'est pas une retraite que je veux, c'est une victoire ! dit-il. Ah ! répliqua tristement Ducrot, nous serons bien heureux si la retraite nous reste encore ouverte ce soir ![6] Pendant ce temps l'ennemi, surpris à son tour, mais charmé de ce piétinement sur place, ferme paisiblement la souricière en couronnant toutes les hauteurs qui la dominent. Telle fut, en quelques traits, la bataille de Sedan.

Elle fut acharnée surtout sur le plateau de Bazeilles, dernier passage resté libre pour gagner Mézières. Il fallait conserver ce passage à tout prix et, dès l'aube du 1" septembre, un combat qui y avait débuté la veille reprit avec un redoublement de fureur. Seulement, après avoir lutté quatre heures, dans le premier engagement pour reprendre le pont. sur la Meuse, les Français obligés de céder à des forces par trop supérieures, oublièrent, en abandonnant de nouveau ce pont, de le faire sauter. Pareilles négligences étaient habituelles dans cette fatale guerre.

Le village de Bazeilles fut héroïquement défendu ; les mitrailleuses firent dans les rangs des Bavarois de la division von der Thann des ravages effroyables ; mais les masses profondes affluaient sans cesse par le pont et, plus on en couchait par terre, plus il y en avait, tandis qu'aucun renfort n'arrivait de Sedan, où nul ne savait exactement qui commandait en chef. Le colonel, depuis général Brière de l'Isle, fit des prodiges à la tête du premier régiment de marche d'infanterie de marine. Ses soldats, barricadés dans les maisons se firent tuer presque jusqu'au dernier, et l'on sait avec quelle fureur sauvage, quand le commandante Lambert eût brûlé ses dernières cartouches, les Bavarois se vengèrent sur le village et sur ses habitants. Ils mirent le feu aux maisons, en y rejetant les enfants et les femmes, et ce feu ils l'entretinrent longtemps après la bataille.

Un peu avant une heure du soir, l'Empereur était monté à la citadelle, sur la plate-forme du donjon. De là, avec les généraux de la Moskowa, Reille, Castelnau et le marquis de Massa, il suivit attentivement les mouvements de l'ennemi. Ou distinguait très bien, à la lorgnette, les caques à chenille des Bavarois qui, repoussés de Bazeilles, s'étaient mis en batterie de l'autre côté de la Meuse, sur la colline des Noyers, pour faire pleuvoir l'incendie sur le malheureux village.

Descendu de la citadelle et rentrant à pied de la sous-préfecture, le petit groupe fut rencontré par le général Douay qui poussa vivement son cheval vers l'Empereur : Quoi, Sire, vous restez ici ! Mais demain nous serons cernés de trois côtés et vous ne pourrez plus vous éloigner qu'en passant en Belgique !Je suis décidé à ne pas séparer mon sort de celui de l'armée, répondit simplement l'Empereur.

Sur un autre point, le même jour, la division Margueritte essaya vainement, à Balan et au calvaire d'Illy, de briser le cercle de fer qui enserrait peu à peu nos troupes. Son chef tué fut aussitôt remplacé par le général de Gallifet. La valeur de nos soldats arracha des cris d'admiration au roi de Prusse qui, assis commodément à l'ombre, sur une colline, considérait le carnage de loin. Ô les braves gens ! les braves gens ! s'écria-t-il. Mais cette tentative de sortie n'eut d'autre résultat que de joncher le terrain de cadavres d'hommes et de chevaux. Les généraux Wolff et Carteret luttèrent jusqu'à la fin de la journée et rentrèrent blessés. La division Lartigue défendit pied à pied les hauteurs de la Mamelle et le village de Daigny ; elle fut écrasée par des forces sans cesse renouvelées ; son chef fut blessé cruellement ; le colonel d'Andigné fut laissé pour mort ; une foule d'autres officiers supérieurs étaient morts ou mourants. Le 12e chasseurs à pied, moins héroïque mais mieux commandé, parvint à gagner Mézières. Le général Vinoy venait d'y arriver avec sa division. Il recueillit à la hâte ces débris de Sedan et, par une rapide marche de nuit, reprit le chemin de la capitale et conserva à la France son dernier noyau d'armée.

La journée avait été horrible pour l'Empereur. Sorti à cheval, il ne parvint à s'y tenir qu'en s'appuyant des deux mains sur le pommeau de sa selle et en comprimant stoïquement les douleurs qui le torturaient. Mais c'est. à peine si les plis de son front trahirent son mal ; aucune plainte ne s'échappa de sa bouche. Quand il arrive qu'on révoque en doute son courage, il ne s'agit ni de l'endurance physique, ni de ce courage militaire dont bien peu d'hommes sont dépourvus ; il en avait donné lui-même assez de preuves. Le courage dont nous parlons, c'est le caractère ou cette intrépidité froide et hardie qui dédaigne les bombes des conspirateurs autant que les boulets de l'ennemi ; c'est le courage qui procède d'une bonne conscience, habituée à suivre la ligne droite du devoir.

Lorsque Napoléon eut compris que tout était perdu, il eut une demi inspiration de ce qu'exigeaient, dans une telle extrémité, son honneur, l'avenir de son fils et le salut de sa dynastie. Se redressant de son mieux, les moustaches fortement cirées, un peu de vermillon relevant, à ce qu'on affirme, la pâleur de son visage, il dirigea son cheval entre Sedan et Bazeilles, sur la route découverte que l'artillerie allemande continuait à balayer de fréquentes décharges, afin d'empêcher les renforts de passer, car elle ne supposait pas que le général en chef de l'armée française pût s'abstenir d'en envoyer. L'Empereur resta là pendant plus d'une heure. Son état-major et les Cent-Gardes, sur un geste de lui, s'arrêtèrent derrière une briqueterie. Lui-même, sur un point culminant où étaient placées les batteries de réserve du commandant de Saint-Aulaire, il s'avança seul, au pas, écrasé sous le poids de ses fautes autant que de la maladie, et maintenu debout en selle uniquement par les regards de ceux qui l'avaient suivi. Il marchait comme dans un rêve, au-devant d'un boulet libérateur. A une centaine de mètres, il s'arrêta et attendit. Un obus éclata et le couvrit de terre, mais sans le toucher.

Son officier d'ordonnance, le capitaine Le Sergent d'Hendecourt qui, avec le général Pajol, son aide de camp de service, n'avait pas voulu obéir à son geste et le laisser seul, tomba raide mort à vingt pas de lui. Au bout d'un moment, toujours du même air de fataliste résigné, l'Empereur revint tranquillement. C'était assez pour que nul ne pût dire qu'il avait fui la mort. Toutefois, s'il l'eût sérieusement et impérieusement désirée, comme il semble que les circonstances le lui commandaient, il l'eût cherchée un peu plus loin, au milieu même des ennemis. Là, ou bien il eût reçu une balle, ou bien il eût été fait prisonnier à bras le corps et en frappant de l'épée, comme jadis le roi Jean et François Ier qui pouvaient écrire le lendemain : Tout est perdu, fors l'honneur !

La défense de Sedan était impossible ; la place n'avait que de vieux canons, sans munitions, sans vivres ; en deux heures l'ennemi aurait tout réduit en cendres, tout exterminé, y compris les quelques régiments campés, encore en bon ordre, sur les remparts, et cette foule débandée, affolée, de fantassins et de cavaliers qui s'entassaient dans les maisons ou grouillaient si pressés dans les rues que la circulation y était devenue absolument impraticable. Des officiers arrachaient leurs épaulettes en pleurant comme des enfants ; d'autres enterraient ou brûlaient les drapeaux ; des artilleurs enlevaient le mécanisme des mitrailleuses et les jetaient dans les égouts ou dans la Meuse ; quelques-uns dissimulaient mal leur joie de ne plus se battre ; à quoi bon, du reste, disaient-ils, puisqu'ils étaient trahis, vendus par les chefs ?

L'Empereur se détermina à se livrer lui-même, non sans quelque espoir d'attendrir ce vainqueur, son hôte naguère encore et qui lui avait fait alors de si belles protestations d'amitié. Au moment où le soleil se couchait, le général Reille, précédé d'un hussard avec un drapeau blanc, gravit les hauteurs de la Marsée, où se tenait le roi de Prusse entouré de son état-major, et lui présenta cette lettre :

Monsieur mon frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté.

Je suis de Votre Majesté,

Le bon frère,

NAPOLÉON.

 

Le roi, assis sur une chaise, prit lecture de la missive, répondit qu'il acceptait l'épée et ajouta que, si le général en chef de l'armée française voulait bien se rendre au château de Bellevue, près de Donchery, il y trouverait des plénipotentiaires charger de fixer les termes de la capitulation.

Ces plénipotentiaires étaient le maréchal de Moltke, sec, dur comme une formule algébrique, et qui ne pouvait ressentir aucun attendrissement pour des Français vaincus, n'en ayant pas éprouvé pour ses propres compatriotes, les Danois, par lesquels il avait commencé la série de ses victoires pour le compte de la Prusse. C'était ensuite le comte de Bismarck toujours correct, toujours diplomate, gonflé de joie en dedans seulement, mais appuyant d'un air vivement contrarié, brusque et bon enfant, les exigences les plus exorbitantes de son collègue : pas de concessions ni de courtoisie, pas d'internement des vaincus au-delà de la Loire, ni même de la Garonne, ni même en Algérie ; l'armée entière prisonnière sans conditions, avec armes et bagages, avec l'Empereur, avec les blessés, tels que le maréchal de Mac-Mahon. Tout ce que le général Wimpfen put obtenir, durant trois heures de discussion, c'est que ceux des officiers qui promettraient sur l'honneur de ne plus servir avant la fin de la guerre seraient libres de rentrer chacun chez eux ; concession plus fâcheuse que favorable, puisqu'il en résulta que les soldats transférés en Allemagne manquèrent de chefs pour entretenir la discipline dans leurs rangs exaspérés par les traitements indignes dont ils furent trop souvent l'objet.

Un armistice de douze heures, pas une de plus, fut conclu sur ces bases. Si le lendemain, à dix heures du matin, la capitulation pure et simple n'était pas signée, les batteries prussiennes rouvriraient leur feu et la ville serait anéantie avec tout ce qu'elle enfermait.

Le lendemain 2 septembre, au point du jour, une voiture découverte, d'apparence modeste, attelée de deux chevaux, quittait l'hôtel de la sous-préfecture de Sedan et s'engageait sur la route de Donchéry. Assis sur une banquette, un homme aux traits tirés, au regard sombre, portant un capote bleue à doublure rouge qui, rejetée en arrière, montrait les décorations dont sa poitrine était couverte : c'était l'Empereur. Il ne cessait de fumer des cigarettes, et, tout en fumant, paraissait rêver, comme toujours, et dut se demander en effet si c'était bien lui, s'il n'était point le jouet d'une hallucination. Si sa pensée se porta en arrière, à dix ans, jour pour jour, à l'entrevue de Chambéry, il put comprendre la grande leçon que la Providence donnait aux hommes dans sa personne. A son tour elle faisait et faisait vite.

A côté de la voiture chevauchait Bismarck, suivi du général Reille et de deux officiers français.

A quelques centaines de mètres de Donchéry, le cortège s'arrêta devant la maison d'un tisserand : un immeuble de deux étages à la façade jaune d'ocre, dominant un groupe de masures qui l'entouraient et formaient ce qu'on appelait l'écart de Donchéry. Là, tantôt à l'intérieur, tantôt sur le seuil de la maison, Napoléon et Bismarck longuement causèrent. Le second avait tenu à accompagner constamment le premier, sous apparence de lui servir d'introducteur, mais en réalité pour l'amuser, le retenir et l'empêcher de voir Guillaume tant que la capitulation ne serait pas signée.

Sitôt que l'heure convenue avec de Moltke fut écoulée, comme aucun grondement de canon n'indiquait la reprise de la lutte, Bismarck fut certain que la signature avait eu lieu et rien ne s'opposa plus à l'entrevue de l'Empereur vaincu et du roi vainqueur. Bismarck partit. Un peloton de cuirassiers blancs commandé par un lieutenant arriva au trot, se rangea sur la grand'route, entoura la voiture où Napoléon avait de nouveau pris place, et le cortège se mit en route dans la direction de ce château de Bellevue désormais historique.

L'entrevue a été en quelque sorte photographiée par M. Archibald Forbes, correspondant des journaux anglais, qui se trouva présent :

Napoléon était arrivé avant Guillaume qui attendait sur les hauteurs de Frénois, avec son fils et leurs états-majors respectifs, que la capitulation fût terminée. Tous se rendirent ensuite au château. Au moment où Guillaume mettait pied à terre, Napoléon descendit les marches pour venir au-devant de lui. Le contraste était étrange et douloureux. L'Allemand, grand, droit, vigoureux, les épaules larges, avec la flamme du succès dans ses yeux bleus, brillant sous son casque, et l'éclat du triomphe sur ses joues fraîches ; le Français, les épaules tombantes, le visage plombé, les yeux larmoyants, la lèvre hésitante, la tête chauve et en désordre. Comme tous deux se serraient la main en silence, Napoléon porta son mouchoir à ses yeux, et le visage de Guillaume se remplit de compassion. Leur entrevue au château dura environ vingt minutes. Puis le roi de Prusse monta à cheval pour aller saluer ses troupes victorieuses, et l'autre demeura seul au château de Bellevue jusqu'au lendemain matin, où il partit en captivité à Wilhelmshöhe.

 

Le vainqueur lui-même écrivit à sa femme, la reine Augusta, du château de Vendresse, le 3 septembre, 10 heures du soir :

... Je descendis devant le petit château et trouvai l'Empereur dans une véranda vitrée qui conduisait dans une chambre où nous entrâmes aussitôt. Je saluai l'Empereur en lui tendant la main, avec ces paroles : Sire, le sort des armes a décidé entre nous, mais il m'est bien pénible de revoir Votre Majesté dans cette situation.

Nous étions tous les deux très émus. Il me demanda comment j'avais décidé de lui, sur quoi je lui proposai Wilhelmshöhe, ce qu'il accepta ; il demanda quel chemin il suivrait, par la Belgique ou par la France — ce dernier avait été désigné mais pouvait encore être changé — ce qui a eu lieu en effet —. Il demanda de pouvoir emmener avec lui ceux qui l'entouraient, le général Reille, de la Moskowa, le prince Murat, de pouvoir conserver son train de maison, ce que naturellement je lui accordai. Il fit l'éloge de mon armée, surtout de l'artillerie qui n'avait pas sa pareille — ce qu'elle avait prouvé complètement dans cette guerre —, il blâma l'indiscipline de sa propre armée.

En nous quittant, je lui dis que je croyais le connaître suffisamment pour être convaincu qu'il n'avait pas décidé la guerre, mais qu'il y avait été forcé ! Lui : Vous avez parfaitement raison, l'opinion publique m'y a forcé. Moi : L'opinion publique forcée elle-même par le ministère ? J'ajoutai que j'avais, à la nomination de ce ministère, senti tout de suite que le changement de principes introduit par ce cabinet ne tournerait pas à l'avantage de son gouvernement, ce qu'il confirma en haussant les épaules. Toute cette conversation semblait le soulager, et je puis croire que je lui ai considérablement allégé son sort. Nous nous séparâmes tous deux très émus ! Ce que je ressentis, moi qui l'avais vu trois ans auparavant à son apogée, je ne puis le décrire.

Le vaincu n'avait pu rien obtenir, sinon d'abondantes paroles de politesse et de commisération. Le vainqueur s'était retranché derrière les termes de la capitulation convenue et signée. L'armée était prisonnière : 83.000 hommes, 410 canons, 70 mitrailleuses, 12.000 chevaux, les drapeaux et les munitions. La bataille nous avait coûté, en outre, 17.000 hommes et seulement 9.000 aux Allemands. Il est bon d'ajouter, bien que la victoire fût le fruit de la stratégie plus que du nombre, que si les Français étaient 100.000, les Allemands étaient 230.000.

La fatale nouvelle arriva aux Tuileries le samedi 3. Le public ne savait rien encore. Le Figaro avait, le matin même, publié, avec l'approbation du comte de Palikao, des dépêches aussi emphatiques que mensongères.

Peu à peu, le bruit vague d'un désastre se répandit clans la capitale, et avec lui, malgré le calme parfait de la rue, une exaltation folle d'un côté, et de l'autre les tortures de l'inquiétude. Une lecture des nouvelles, faite du haut d'un fiacre, donnera une idée des sentiments de la foule ; nous racontons ce que nous avons vu et entendu.

Le lecteur : Mac-Mahon est blessé. — La foule : Tant pis ! Vive Mac-Mahon ! — Le lecteur : L'Empereur est prisonnier. —  La foule : Tant mieux, bon débarras ! — Le lecteur : L'armée entière est prisonnière ! — Sur ce mot, un silence de stupeur, bientôt suivi de cris et de commentaires où perçait néanmoins la joie : L'Empereur a trahi ! maintenant qu'il n'est plus là, malheur aux Prussiens : Pas un ne sortira de France vivant : n'avons-nous pas la République ? Et l'on se dispersa en chantant l'hymne républicain. Des ouvriers lançaient leurs bonnets en l'air[7].

S'ils avaient été de sang-froid et capables de réfléchir, ils auraient compris que changer le gouvernement en de pareilles circonstances, c'était achever la ruine de la patrie. Certes, l'Empire avait mérité sa déchéance et l'on pouvait se réserver de le mettre en accusation après le règlement de la question internationale. Mais en attendant, l'Empire était encore un gouvernement ; il pouvait traiter de la paix et, s'il fallait continuer la guerre, il avait seul l'organisation administrative nécessaire pour grouper les dernières forces du pays. Paris aima mieux imposer à la France un régime improvisé, composé de ses seuls représentants élus, à l'exclusion de ceux du reste de la nation ; un gouvernement non reconnu (le l'étranger et qui se souciait si peu d'une consultation nationale dans laquelle il aurait puisé quelque force, qu'il retarda indéfiniment les élections, de peur de se voir écarté par les électeurs. L'histoire proclame le courage dont Paris assiégé donna l'exemple ; elle admire l'ardeur juvénile et la ténacité de Gambetta qui assuma bientôt toute l'autorité en province ; mais Paris et Gambetta, s'ils aimèrent la patrie, lui préférèrent pourtant leur parti politique. Patriotes ardents, ils furent encore plus républicains que patriotes, et il est impossible de leur épargner cette accusation lorsqu'on les voit, le premier faire deux révolutions successives en présence des Allemands victorieux, le second refuser d'exercer et d'armer, au camp de Confie, les Bretons suspects de royalisme, et préparer ainsi le désastre du Mans.

Le soir, vers onze heures, tout un bataillon de chasseurs de Vincennes entra sans bruit dans la cour des Tuileries. L'Impératrice passa la nuit à écouter lei clameurs lointaines de : Déchéance ! Déchéance ! Vive la République ! et à recevoir des donneurs de conseil. Le plus sûr lui parut être de s'abandonner au gouverneur de Paris, le général Trochu, dont elle n'avait pu oublier les protestations. C'était, du reste, l'homme populaire, l'homme du moment, et elle n'avait pas le choix d'un autre.

Le 4, au matin, l'Impératrice envoya à sa mère, en Espagne, avec une lettre qu'un officier fidèle, M. de Soto-Mayor, emporta cousue dans ses vêtements, une caisse contenant à peu près toute sa fortune, soit quatre millions, dont un million et demi en billets de banque, le reste en bijoux on valeurs diverses[8].

Vers deux heures de l'après-midi, pendant que le Corps législatif envahi proclamait la République et livrait la France à un gouvernement composé uniquement d'avocats et de journalistes — ce qu'il y a de plus présomptueux et de moins calme —, pendant qu'un papier, signé Pelletan, portait au Sénat défense de se réunir et que les Sénateurs arrivant au Luxembourg se le tenaient pour dit, un peuple immense se pressait devant la grille des Tuileries. Il était tenu en respect par la ferme attitude des troupes. Mais le moment décisif ne pouvait être retardé : il fallait se défendre ou se retirer. L'Impératrice choisit sans hésitation ce dernier parti.

Sur un ordre d'elle, ordre absolu et réitéré, le général Mellinet, qu'elle entourait presque de ses bras suppliants, et qui hésitait, lui, et ne pouvait retenir ses larmes, commanda aux troupes d'évacuer le palais. Pendant ce temps, M. Estancelin s'était rendu chez le général Trochu, au Louvre, et lui avait dit que la Chambre était momentanément dégagée, mais qu'il n'y avait pas une minute à perdre si l'on tenait à assurer la sûreté de ses délibérations.

— Il est trop tard, répondit le général Trochu. J'ai voulu aller à la Chambre ; la foule était tellement grande sur les ponts, que mon cheval n'a pu se frayer passage. — Général, je suis venu dans un fiacre, sans difficulté, dit M. Estancelin. — D'ailleurs, reprit Trochu, j'ai rencontré en chemin un certain nombre de vos collègues, qui m'ont dit que tout était fini. J'étais à la disposition du Corps législatif depuis plusieurs jours, on ne m'a trouvé bon à rien. J'en suis désolé : il est trop tard ! Les membres du futur gouvernement provisoire m'attendent à l'Hôtel-de-Ville ; ils m'offrent la présidence et je ne puis la refuser.

Il ne restait plus à l'Impératrice qu'à disparaître. C'est ce qu'elle fit, par les galeries du Louvre. Rien n'indique que Trochu se soit inquiété de son sort ; mais deux diplomates étrangers, le chevalier Nigra et M. de Metternich, ainsi que M. Léon Chevreau et l'amiral Jurien de la Gravière vinrent à elle et lui facilitèrent le départ. Accompagnée de Mme Lebreton, elle monta dans un fiacre, fut reconnue de quelques enfants qui crièrent : Tiens, voilà l'Impératrice ! et sonna successivement chez deux ou trois personnes amies dont elle avait l'adresse. Ne les ayant pas trouvées, elle se réfugia chez le docteur-dentiste américain Evans, un ami d'enfance, qui la conduisit en Angleterre, à Hastings.

 

 

 



[1] Le général Deligny, Metz, 1870.

[2] Quel contraste avec l'énergie d'un autre souverain dont ce même pays rappelle le souvenir ! L'an 1118, le dimanche 25 octobre, le pape Calixte II, menacé d'être pris traîtreusement, comme son prédécesseur Pascal II, par l'Empereur allemand Henri V, venu près de Monzon avec 30.000 hommes pour conférer avec lui, monta à cheval à Beaumont bien avant le jour, accompagné de quelques évêques et prêtres qui formaient toute sa suite. Il arriva à Reims à midi, assez à temps pour célébrer la messe pontificale au concile qui s'y tenait alors, et, dans la même journée, sacrer un évêque de Liège et donner audience à saint Norbert. Calixte II avait fait dans une matinée, et à jeun, les vingt lieues qui séparent Beaumont de Reims.

[3] L'armée de Mac-Mahon et la bataille de Beaumont, par M. Defourny, curé de Beaumont en Argonne, p. 37.

[4] Campagne de 1870-71 par le colonel A. Borbstædt, rédacteur du Militar Wochenblatt ; traduit de l'allemand par le capitaine Costa de Serda ; Paris, Dumaine, 1872.

[5] Le détail suivant donnera la mesure de la démoralisation d'une partie du corps des officiers :

A Mouzon, pendant qu'on se battait à. une heure et demie de là, trois officiers supérieurs prenaient le café dans un salon ; l'un d'eux était au piano ; le redoublement de la canonnade ne lui fit point interrompre le morceau commencé ; il ne cessa que sur la prière ferme, pour ne pas dire impérative de son hôtesse. Votre place n'est plus ici, lui dit-elle, mais là où l'on se bat. — Nous n'avons pas d'ordres, répondit l'officier.

L'hôtesse, dame polie, mais énergique, insista plus d'une fois dans l'après-dînée pour les déterminer à rejoindre au moins leur campement. Ce fut en vain. A trois heures, perdant patience et entendant la rumeur croître dans la ville, elle sortit et s'avança jusqu'à la rue de l'Eglise. Là elle vit un général à cheval, qui revenait du champ de bataille. Elle agita son mouchoir pour attirer son attention et lui dit : Il y a chez moi trois officiers supérieurs qui ne veulent pas sortir ; ne devraient-ils pas être à leur poste ?Quel malheur ! répondit ce général. Elle revint et dit aux officiers : Si vous ne sortez à l'instant de chez moi, je vais ouvrir ma fenêtre et crier de toutes mes forces : Il y a des officiers supérieurs qui se cachent dans ma maison ! Ils sortirent ; mais les jambes de l'un d'eux fléchissaient sous lui et il se cramponnait, en descendant, à la rampe de l'escalier. (L'abbé Defourny, p. 132).

[6] Le châtiment de l'outrecuidant général Wimpfen fut de mettre sa signature au bas d'une capitulation inouïe. Son rapport au comte de Palikao, ministre de la guerre, commence par une sanglante ironie qu'il s'inflige à lui-même en parodiant un mot de César : Je suis venu, écrit Wimpfen, j'ai vu, j'ai été vaincu.

[7] J'allai, après diner, chez M. Thiers, raconte M. d'Haussonville. Son attitude était fort digne et réservée, comme celle de quelqu'un qui ne veut pas se compromettre. Par contre, la plupart de ceux qui remplissaient son salon étaient tout à la joie. On se racontait en riant certains épisodes burlesques de la journée : ainsi Gambetta et Picard nommés en même temps ministres de l'intérieur, et partant chacun de leur côté pour s'emparer du ministère ; Gambetta arrivant bon premier parce que Picard s'était arrêté à causer en route, et Picard se rabattant au retour sur le ministère des finances, qu'il trouvait inoccupé. Cela semblait très drôle.

Je ne pouvais arriver à partager cette gaieté ; elle me causait même une certaine impatience, et comme quelqu'un disait devant moi : Dorian ira probablement aux travaux publics, je dis, d'un ton ironique : Et qui est-ce qui ira aux travaux forcés ?

Le jeu de mots parut excessif, et il l'était, j'en conviens. Mais à l'effet qu'il produisit, je sentis que je n'étais pas en harmonie de sentiments avec la majorité des personnes présentes, et je m'éclipsai.

En descendant les boulevards et en traversant la place de la Concorde, j'assistai au spectacle le plus triste dont j'ai été témoin de ma vie : à la joie de Paris. La ville était en liesse. On aurait dit un jour de réjouissance publique, et je ne lui ai jamais revu pareil aspect que le soir de la première fête du 14 juillet. Presque pas de voitures sur les boulevards. La chaussée était envahie par les piétons, dont un grand nombre braillait la Marseillaise. Les cafés, dont les tables débordaient sur le trottoir, étaient bondés de monde, et de quel monde I C'était un hideux mélange de femmes et de soldats.

Entre autres spectacles, il y a un coin dont je n'oublierai jamais l'aspect. C'est le pan coupé du jardin des Tuileries en face de la rue Saint-Florentin. Je ne sais pourquoi la foule s'était massée particulièrement en cet endroit. Sur la pierre blanche s'étalaient les mots : Vive la République ! écrits au charbon en gros caractères. Au-dessous, le mur était souillé d'immondices sans cesse renouvelées. Un fiacre vint à passer. Deux femmes y étaient assises, tête nue, avec d'énormes fleurs rouges piquées dans leurs cheveux. Derrière elles deux hommes s'étaient juchés dans la capote.

Ce quatuor chantait la Marseillaise, pendant que le cocher, ivre, son gilet déboutonné, son chapeau en arrière, brandissait son fouet d'un air vainqueur. La foule applaudissait. Je rentrai désespéré.

Jamais, me disais-je, cette population ne sera en état de se défendre. Les Prussiens seront ici avant quinze jours.

J'avais tort de juger si défavorablement cette population et je comprenais mal les sentiments qui l'agitaient. Sans doute, dans ce délire malséant qu'elle témoignait, la joie d'être débarrassée d'un gouvernement que ses fautes avaient fait exécrer, tenait une beaucoup trop grande place. La conviction ingénue que le mot seul de République allait terrifier les Prussiens y entrait aussi pour beaucoup.

Mais que le lendemain de ce jour de fête, qui aurait dû être un jour de deuil, on fût venu proposer à cette population d'imiter la ville de Vienne au lendemain de Sadowa, et d'envoyer un bourgmestre à ses vainqueurs pour éviter un siège en implorant la paix, elle eût écharpé ceux qui lui auraient fait cette proposition. Elle voulait se défendre et elle s'est défendue.

[8] L'original de cette lettre est dans nos mains.