On a vu combien paisible à l'extérieur et combien triomphante à l'intérieur s'annonça l'année 1870, année du plébiscite. Il n'y avait pour les courtisans qu'un seul point noir à l'horizon : la santé du maitre. — Comment va l'Empereur ? demanda un jour malicieusement à M. Emile Ollivier, devenu premier ministre, un de se ; anciens amis ; resté fidèle à l'opposition républicaine. — Pas bien, répondit Ollivier, l'énergie baisse, l'intelligence tombe, il s'effraie de tout ; mais je lui ferai une vieillesse heureuse. Le ministre, très envahisseur, avait pris ombrage de la haute influence que gardait le préfet de la Seine, le grand préfet. Il obtint de l'Empereur que sa démission lui fût demandée. M. Haussmann la refusa. Sire, répondit-il, ma mission n'est pas finie, Paris est encore plein de chantiers municipaux ; cependant vous pouvez me révoquer. L'Empereur fut désolé mais n'en signa pas moins un décret nommant M. Henri Chevreau préfet de la Seine, en remplacement de M. Haussmann, relevé de ses fonctions[1]. L'affaissement moral de Napoléon III allait de pair avec ses souffrances physiques, qui restaient toujours ignorées de l'Impératrice. Il se décida un jour, à Vichy, à se laisser faire par le docteur Conneau, son médecin de confiance, une très légère opération. Conneau eut le malheur de le blesser et de le faire souffrir. Aussi, lorsqu'il lui insinua d'accepter les soins d'un praticien éminent, le docteur Nélaton, l'Empereur repoussa-t-il la proposition bien loin. Ce fut à cette époque que Napoléon III perdit, de cette même affection dont il était atteint, un de ses plus précieux serviteurs, le maréchal Niel. Cet homme de cœur et de bon sens fut emporté par le mal de la pierre vésicale au moment où il venait de créer laborieusement, au moins sur le papier, la landwehr française, appelée garde mobile. On l'a vu, l'hostilité du parti républicain, renforcée des hésitations de l'Empereur et du prince Napoléon, qui ne voulaient pas avouer leurs fautes, avaient empêché d'organiser dès le début et d'exercer cette réserve indispensable. Le maréchal Niel souffrait beaucoup. Ses deux médecins, les docteurs Nélaton et Ricord, d'accord sur la nécessité de l'opération à faire, ne l'étaient pas sur l'opportunité de cette opération. Ricord la trouvait prématurée et tenait au moins à assister, dans cet instant critique, son collègue dont la main commençait à trembler à cause de l'âge. Appelé à Vichy par le vice-roi d'Egypte, Ismaïl-Pacha, Ricord avait demandé instamment à Nélaton de ne pas faire l'opération avant son retour. — Je serai ici dans quelques jours, lui avait-il dit ; donnez-moi votre parole de ne pas opérer le maréchal avant. Nélaton avait promis. Mais Ricord fut retenu auprès du vice-roi plus longtemps qu'il ne l'avait cru, et quand il revint, l'opération était faite et le maréchal agonisait. Quelques mois se passèrent pendant lesquels l'Empereur vit ses douleurs augmenter ; l'Impératrice, vaguement inquiète, fit appeler, sur le conseil de son amie, la duchesse de Mouchy, née princesse Anna Murat, le docteur Germain Sée, dont elle avait protégé les débuts et qui, déjà membre de l'Académie de médecine, était universellement apprécié. Le 20 juin 1870, Sée se rendit à Saint-Cloud, mais laissons ici la parole à Mme Carette, lectrice de l'Impératrice : Le 15 novembre, jour de la Sainte-Eugénie, l'Empereur voulut que, malgré l'éloignement de l'Impératrice, sa fête fût célébrée comme à l'ordinaire. Le soir, après le feu d'artifice traditionnel, il adressa à l'Impératrice une longue dépêche collective où tous nos noms figuraient. Puis, il voulut nous faire danser, et pour terminer la soirée, afin de divertir le Prince, l'Empereur se mit à la tête d'une boulangère qu'il conduisit lui-même, faisant tourner la chaine des danseurs à travers l'enfilade des salons, des interminables galeries du Château. Les plus alertes demandaient grâce, tandis que l'Empereur nous entraînait toujours avec la vivacité, l'entrain d'un jeune homme. Il paraissait infatigable. En juin 1870, sur les instances de la duchesse de Mouchy, l'Impératrice obtint que l'Empereur appelât auprès de lui l'éminent professeur Germain Sée. Après un examen minutieux, Sée demanda la réunion d'une consultation dans laquelle furent appelés avec lui les docteurs Nélaton, Ricord, Fauvel, Corvisart et Conneau. On conclut que l'Empereur était atteint de la maladie de la pierre et qu'une opération immédiate était indiquée. Cette consultation, rédigée par le docteur Sée et signée par lui seul, fut remise au docteur Conneau. Il la communiqua à l'Empereur qui croyait à une maladie catarrhale, et ne voulut pas entendre parler d'une opération. Le docteur Sée fit donc deux visites à Saint-Cloud. A la première il fut, quoique fervent républicain, retenu à déjeuner par l'impérial malade qui, après le café, lui demanda à brûle-pourpoint : En somme, docteur, quelle maladie me trouvez-vous ? Suis-je atteint d'une affection du cœur, ou même de la moelle épinière, comme mes ennemis en font courir le bruit ? — Sire, répondit le médecin, je suis heureusement doué d'une oreille très fine et je puis affirmer que Votre Majesté n'a aucune de ces affections, aucune. La vessie, voilà le siège unique de votre mal. Après la consultation qui eut lieu lors de la deuxième visite du professeur Sée, celui-ci, appuyé de Ricord, eut avec Nélaton une altercation assez vive : — II y a longtemps, dit Ricord, que l'Empereur aurait dû être sondé ! En ce moment il pourrait être facilement opéré et guéri. — Mais, dit Nélaton, il va bien pour l'instant ; à quoi bon le tourmenter et l'effrayer ? Laissons-lui passer la bonne saison ; il sera toujours temps de recourir aux moyens extrêmes au commencement de l'automne. — Cependant, insista le docteur Sée, si l'Empereur occupait, en qualité de malade ordinaire, un lit de votre salle d'hôpital, que feriez-vous demain matin à la visite ? — Je le sonderais, répondit Nélaton. —Pourquoi donc, ajouta Sée, ne le sondez-vous pas ?... — Mon cher confrère, répliqua Nélaton, vous êtes encore bien jeune ; vous ne savez pas qu'un souverain n'est pas un Malade comme un autre : il faut savoir attendre et dissimuler quelquefois son diagnostic. Voici du reste, sur cette consultation, le récit laissé par Germain Sée lui-même : Je prévins Nélaton, Ricord et les docteurs Corvisart et Fauvel, médecins ordinaires de l'Empereur. Le docteur Conneau devait assister à notre séance en témoin. Nous nous réunîmes chez lui le ter juillet, à huit heures du matin. C'était sur le chemin de la Charité et, comme j'avais ma leçon ce jour-là, je m'étais dit que je pourrais ainsi faire d'une pierre deux coups... Je pensais que tout serait fini en une demi-heure... Cela dura trois heures. — Messieurs, dis-je, je suis le plus jeune ; je demande la parole et je la prends. Mon diagnostic ne sera pas long : l'Empereur a la pierre. Tous se récrièrent, Corvisart tenait pour un catarrhe ; Fauvel pour un abcès. — L'Empereur a la pierre et je le prouve. Je rappelai alors les hématuries, à la suite desquelles les urines étaient restées, pendant un an, muco-purulentes ; les douleurs dont souffrait l'Empereur, à cheval, en voiture, etc. ; l'inertie de la vessie. Je dis, enfin, toutes les constatations que j'avais faites au cours de mon examen du 29 juin et je conclus comme j'avais débuté — L'Empereur a la pierre et il n'a rien que cela. Le docteur Fauvel retira son abcès et Corvisart rentra son catarrhe. Tous furent unanimes à se ranger à mon avis. Il ne restait plus qu'une chose à faire : sonder l'Empereur. Mais Nélaton ne voulut pas en entendre parler. Et il eut pour lui Fauvel et Corvisart. — Vous comprenez, disaient-ils, on ne peut agir avec l'Empereur comme avec un malade ordinaire. Nélaton me prit à part et ajouta : — Comme vous y allez, mon petit ! Jugez quelle responsabilité nous assumons ! — Ça m'est égal. Il y a six mois qu'on aurait dû l'opérer. Il s'agit ici d'un malade qui présente des accidents menaçants : nous n'avons pas deux moyens à employer. Il n'y en a qu'un, et encore faut-il y mettre grande hâte. Et Ricord reprit : Il faut le sonder demain 2 juillet. Je ne vous donne pas plus longtemps qu'après-demain. On vota, Ricord et moi nous jugeâmes l'opération urgente. Les trois autres voulurent l'atermoiement. Laissons passer l'été, dit Nélaton. Au mois de septembre, nous verrons. J'eus beau supplier, insister sur le courage de l'Empereur dans la souffrance, rien n'y fit. Il y eut 3 voix contre 2. Le sondage, et par conséquent l'opération, tout était remis à plus tard... Quel malheur que M. Conneau n'ait pas tout au moins prévenu l'Impératrice ! Ce fut juste un an plus tard que Napoléon III connut tous ces incidents, c'est-à-dire au moment où le chirurgien anglais Thompson se mit en devoir d'entreprendre la lithotritie. Et de quelle façon, seigneur Dieu ! Ce sont les médecins anglais qui ont tué Napoléon III. On le tortura véritablement ; l'opération fut affreusement mal faite. Tandis que Nélaton l'eût conduite sagement, les Anglais furent de véritables bourreaux. Et comme il faut le côté :gai, même aux choses les plus tragiques, c'est Corvisart qui, à Londres, découvrit que d'Empereur avait la pierre I Voilà toute la vérité. Ne trouvez-vous pas le mot de Bossuet en situation ? A quoi tient le sort des peuples et des empires ? A un grain de sable dans la vessie ! La véritable cause de l'opinion de Nélaton parait avoir été que, encore sous le coup de son imprudence à l'égard du Maréchal, il ne voulait pas risquer une opération nouvelle. On peut donc comparer ce médecin-sénateur au prince Napoléon, pour le mal qu'il a fait à l'Empire. Lui qui devait sa fortune politique aux soins qu'il avait donnés au prince Impérial souffrant d'un mal de genou, il reste responsable de la mort de Niel pour une opération hâtive, et de celle de Napoléon pour une opération différée. Quoi qu'il en soit, le rapport du docteur Sée fut signé de lui, mais non des autres médecins, et laissé au docteur Conneau, dans les papiers duquel il a été trouvé aux Tuileries le 4 septembre ; la vérité ne fut connue de l'Impératrice qu'en décembre, par la publication qu'on fit de ce rapport. Citons aussi un témoin étranger, lord Malmesbury, dont les mémoires nous ont guidé souvent déjà. Le duc de Gramont — cousin germain de lady Malmesbury — venait d'être nommé ministre des Affaires étrangères et le 19 mai, l'Empereur donna en l'honneur de l'installation du duc un dîner auquel il m'invita. Je le trouvai bien changé ; il y avait trois ans que je ne l'avais vu. Il me parut fort malade. Il me reçut avec sa bonté ordinaire et me fit asseoir pendant le dîner auprès de l'Impératrice, dont j'eus tout le loisir d'admirer les grâces. Elle avait à sa droite le duc de Gramont. Les autres convives étaient sir John et lady Stanley, née Talleyrand, et quelques invités français. Après le dîner l'Empereur invita les hommes à le suivre au fumoir. Il me prit à part et j'eus avec lui une conversation
remarquable. Je commençai naturellement par le féliciter des résultats du
plébiscite, qui venaient d'être publiés. Mais je reconnus qu'il n'était point
satisfait, parce que cinquante mille de ses soldats avaient voté non. Il
atténua cette circonstance en expliquant que cela était arrivé dans des
casernes où les officiers n'étaient pas aimés et où il y avait beaucoup de
conscrits : il ajouta que trois cent mille soldats avaient voté pour lui. Ce
fait me frappa comme étrange. Je croyais, en effet, que son armée comptait
six cent mille hommes. Je lui en fis la remarque, mais il ne me répondit pas
et parut soucieux et distrait. Plus tard, il me fit observer que l'Europe
paraissait tranquille, et il était évident pour moi qu'il n'avait en, ce
moment aucun pressentiment de l'orage qui se préparait et qui allait éclater
dans la première semaine du mois de juillet suivant. Son ton était plus
calme. plus posé que celui que je lui avais vu naguère. Il ne s'abandonna à aucune
spéculation, ne discuta aucun cas hypothétique, et je suis certain que l'idée
qu'un Hohenzollern allait être proposé comme candidat au trône d'Espagne
n'était point entrée dans son esprit. Le comte de Bismarck avait gardé un
profond secret sur ses desseins, et cette grande discrétion, non moins que la
soudaineté de la surprise, sont des preuves irréfragables de l'intention
qu'il avait de chercher querelle à la France. L'Empereur ne me dissimula pas,
dans le cours de la conversation, la déception qu'il éprouvait à l'égard de
l'Italie, depuis qu'elle était devenue libre et placée sous le sceptre d'un
seul souverain. Il reconnut qu'un grand nombre de ses sujets considéraient
qu'il avait commis une grande erreur politique, en créant un royaume fort et
susceptible d'agrandissements aux portes de la France et dans la Méditerranée.
Que fera l'Italie pour montrer sa reconnaissance ?
demanda-t-il. Les événements, deux mois après, répondirent à cette question :
Rien. Et plût au ciel, ajoutons-nous, que ce rien eût été tout ! Mais on a vu depuis l'Italie s'empresser d'entrer dans l'alliance allemande contre la France ; on a vu les Lombards et. les Vénitiens, à peine affranchis du joug allemand par le sang des Lorrains et des Alsaciens, se préparer à se battre pour maintenir les Lorrains et les Alsaciens sous ce même joug. Excès d'ingratitude qui ne peut être comparé qu'à l'excès de folie de celui qui rendit possible une semblable monstruosité. Pour le moment l'orage s'amassait du côté de l'Allemagne sans que ni le gouvernement ni l'opposition y prissent garde le moins du monde. L'annexion manquée du Luxembourg, à l'occasion de laquelle il avait failli éclater, aurait dû cependant. laisser les yeux ouverts. La préparation de la guerre de 1870 par l'Allemagne est un des chapitres les plus intéressants des Mémoires de M. de Moltke. Tandis qu'en France on comptait sur la fortune et que toute la stratégie se résumait dans ces trois mots savoir se débrouiller, chaque année et spécialement depuis l'expulsion de l'Autriche et l'accession de l'Allemagne du Sud à la Confédération du Nord, la mobilisation des forces de cette confédération avait été minutieusement élaborée et tenue à jour. Toutes les autorités civiles et militaires étaient au courant de ce qu'il leur importait de savoir à ce sujet ; les chefs d'Etat-major de Saxe et de Bavière, de Bade et du Wurtemberg venaient fréquemment à Berlin, et, dans des entretiens confidentiels, on avait réglé pour eux l'ordre d'entrée en campagne. Chaque corps d'armée, dit le Maréchal, connaissait les points de concentration, les lieux d'embarquement et de débarquement, les haltes, la durée des marches. L'idée maitresse était qu'il fallait attaquer l'ennemi sans tarder, où qu'on le rencontrât, et masser les forces dès le début, de façon à l'écraser sous la supériorité numérique. Les dispositions ultérieures dépendraient des circonstances, mais la première marche en avant jusqu'à la frontière avait été réglée dans ses moindres détails. Aussi, quand la guerre éclata, il suffit que le roi signât un ordre pour que cette vaste mobilisation suivit son cours, sans que rien pût l'entraver. Le grand stratégiste allemand ajoute ici une observation dont les nôtres peuvent faire leur profit, aujourd'hui que, passant d'un excès à un autre, ils semblent avoir remplacé le débrouillez-vous par une réglementation intense, extrême : C'est une erreur de croire qu'il soit possible d'établir à l'avance un plan pour toute une campagne, mais on peut régler les débuts. En France, lorsque, le 30 juin 1870, le gouvernement demanda au Corps législatif les crédits et le contingent militaires indispensables pour maintenir simplement l'armée Sur le pied où elle se trouvait, il eut de la peine à les obtenir. L'opposition dite libérale, qui avait tant contribué à créer le danger national, voulait réduire de dix mille hommes le contingent pour 1871, et M. Emile Ollivier avait l'imprudence d'y consentir. M. Garnier-Pagès disait au nom de ses amis : Que la première nécessité était de soulager les populations et que, ce sentiment on l'éprouvait en Allemagne, on l'éprouvait en France, on l'éprouvait dans toute l'Europe ; car cette situation de paix armée était en contradiction avec le progrès et la civilisation ! M. Thiers lui répondit avec son bon sens ordinaire : Vous vous trompez en demandant la réduction du contingent : Vous voulez la paix, et moi aussi. Mais soyez convaincus que ce qui maintient la paix, c'est l'opinion qu'on a du bon état de l'armée française. Si donc vous voulez la paix, croyez-moi, restez forts. On dit, on répète tous les jours qu'en pleine paix nous sommes sur le pied de guerre. Messieurs, on est dans l'erreur ; nous sommes sur le pied de paix, et, quand on parle de désarmement, je trouve qu'on est bien imprudent. Le désarmement est actuellement une chimère, le désarmement est impossible en Europe. Pour ce motif, j'adjure chacun ici, en ne mettant en doute la bonne foi d'aucun, de bien réfléchir et de faire son devoir de bon patriote et de Français. Si quelque vétéran des guerres du premier Empire était sorti de sa tombe, il aurait encore reconnu les soldats français, mais pas leurs généraux. L'école africaine régnait et gouvernait. Formée à vaincre des Arabes qui annoncent leurs attaques par de grands cris, ou des Autrichiens lents et routiniers, elle dédaignait l'étude et faisait consister toute la science militaire dans le courage et l'improvisation. On avait oublié, dit un éminent écrivain militaire, le mot de Kléber : Qu'un bon général, à la tête d'une médiocre armée, vaut mieux qu'un général médiocre à la tête d'une bonne armée ; et cet autre de Napoléon Ier : Le général est la tête, le tout d'une armée ; ce n'est pas l'armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n'est pas l'armée carthaginoise qui faisait trembler l'armée républicaine aux portes de Rome, mais Annibal ; ce n'est pas l'armée macédonienne qui a été sur l'Indus, mais Alexandre ; ce n'est pas l'armée française qui a porté la guerre sur le Weser et sur l'Inn, mais Turenne... Ces vérités passaient, dans la France décadente, pour d'antiques préjugés... Les considérations de famille, les parentés ministérielles, et certaines allures admiratives conduisaient aux fortunes militaires. Chacun avait sa destinée écrite à la feuille des bénéfices, et nous connaissions d'avance les futurs maréchaux... L'Empereur recevait tous les dimanches, après la messe des Tuileries, les officiers supérieurs et les officiers généraux des armées de terre et de mer. Sa Majesté passait dans le rang formé par ces officiers, s'arrêtait devant chacun d'eux, lui adressait une question et l'autorisait ainsi à exprimer quelque vœu ou bien à formuler une réclamation. Un certain air, une physionomie plus ou moins heureuse, quelque mot bien placé, parfois une hardiesse et le plus souvent l'art de plaire fondaient une réputation. Impressionnable par nature, fataliste, d'une bonté qui allait jusqu'à la faiblesse, l'Empereur faisait ainsi, chaque dimanche, sa collection de grands hommes. Il y avait aussi dans le rang les timides, les naïfs, les fiers et les dignes qui mettaient leur espoir dans le droit et croyaient à la justice ministérielle ; l'oubli les attendait. Parlant d'ardeur et de courage, Napoléon Ier disait : Il n'est aucun de nos généraux dont je ne connaisse ce que j'appelle son tirant d'eau. Les uns, disait-il, en s'accompagnant du geste, en prennent jusqu'à la ceinture, d'autres jusqu'au menton, enfin d'autres jusque par-dessus la tête et le nombre de ceux-ci est bien petit, je vous assure. Napoléon III ne jouissait pas du même privilège, et ne connaissait nullement le tirant d'eau des uns et des autres. Aussi confiait-il des missions militaires importantes à des gens dont le tirant d'eau ne dépassait pas la cheville[2]. Cependant, avant qu'éclatât la grande guerre prévue de tous, même de lui, bien qu'il n'eût plus la force de s'y préparer, les avertissements ne lui avaient point manqué. Le colonel Stoffel envoya d'Allemagne, où il était en mission, des rapports terrifiants mais précis, capables de réveiller les endormis. Le général Ducrot, rude soldat, mauvais courtisan, qui commandait depuis le 25 septembre 1865 la sixième division militaire, à Strasbourg, faisait également connaitre les résultats des observations qu'il avait pu faire aisément ; elles étaient alarmantes. Le général Trochu venait de publier sur l'organisation de l'armée un mémoire dans lequel il n'avait pas craint, lui aussi, de montrer de l'audace ; mais ce mémoire avait vivement contrarié Napoléon III et surtout son entourage, et il avait entrainé la disgrâce de l'auteur. Le général Ducrot écrivait à Trochu, le 3 décembre 1866 : Puisque tu es en train de faire entendre de bonnes vérités aux illustres personnages qui t'entourent, ajoute donc ceci : Pendant que nous délibérons pompeusement et longuement sur ce qu'il conviendrait de faire pour avoir une armée, la Prusse se propose tout simplement et très activement d'envahir notre territoire. Elle sera en mesure de mettre en ligne six cent mille hommes et douze cents bouches à feu, avant que nous ayons songé à organiser les cadres indispensables pour mener au feu trois cent mille hommes et six cents bouches à feu. De l'autre côté du Rhin, il n'est pas un Allemand qui ne croie à la guerre dans un avenir prochain. Les plus pacifiques ne comprennent rien à notre inaction. Comme il faut chercher une cause à tout, ils prétendent que notre Empereur est tombé en enfance... En vérité, je suis de ton avis, et je commence à croire que notre gouvernement est frappé de démence. Dans chacune de ses lettres de 1866 à 1870, il revient sur les préparatifs de l'Allemagne, sur ses espions partout répandus, sur la certitude de notre défaite, que le gouvernement, d'après lui, ne fait rien pour conjurer, malgré ses avertissements et ses supplications. Le 25 septembre 1869, il écrit cette page désespérée et prophétique : Eh bien ! moi je crois que les choses continueront à marcher comme elles marchent depuis trois ans : l'Impératrice se promènera, recueillera des triomphes, des ovations, fera dépenser beaucoup d'argent à ses illustres hôtes, en dépensera beaucoup. Pendant ce temps l'Empereur fumera des cigarettes, se frisera la moustache ; Forcade de la Roquette se cramponnera à son portefeuille ; Rouher guettera un tour pour faire sa rentrée au pouvoir ; et un beau jour la Prusse mettra son talon sur nous et nous arrachera l'Alsace et la Lorraine, tandis que le désordre et l'anarchie bouleverseront le reste de notre pauvre pays. Moins d'une semaine s'était écoulée depuis qu'Emile Olivier, pour plaire à l'opposition, avait consenti à une réduction de 10.000 hommes sur le contingent, en assurant que jamais le maintien de la paix n'avait été plus certain, lorsqu'il reparut à la même tribune, le front courroucé plutôt que soucieux, et proférant des menaces hautaines. Que s'était-il donc passé ? L'Espagne, en révolution depuis le 30 septembre 1868, étant empêchée par l'empire d'offrir la couronne au duc de Montpensier, Prim l'avait offerte au prince Léopold de Hohenzollern, cousin du roi de Prusse, major dans l'armée prussienne, et au nom de celui-ci, son père le prince Antoine l'avait acceptée. Ce n'était certes pas là une chose indifférente aux intérêts de la France, qui pouvait se voir placée entre l'Espagne et la Prusse comme, quatre ans auparavant, l'Autriche s'était trouvée prise entre la Prusse et l'Italie ; le gouvernement avait donc le devoir de s'y opposer, mais il avait aussi celui de le faire avec autant de prudence que de fermeté, car si la question était posée, elle n'était pas résolue. Léopold n'était encore ni élu en Espagne, ni officiellement autorisé par le roi de Prusse à accepter. Si donc on ne voulait pas la guerre, le recours à la force ne devait venir qu'après les efforts d'une sage diplomatie, et la prudence commandait de ne pas parler de guerre avant d'avoir tout fait pour maintenir la paix. Le gouvernement fit tout le contraire. Comme pris de vertige au milieu de l'émotion que cet incident avait soulevée, fiévreusement, à la hâte, il apporta, le 6 juillet, au Corps législatif, en réponse à une interpellation imprudente de M. Cochery, une déclaration improvisée le matin même à Saint-Cloud, dans une discussion entre ministres surchauffés. Au lieu de faire un exposé ne compromettant rien, il déclarait solennellement, devant le pays et devant l'Europe, qu'on ne souffrirait pas qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, pût déranger à notre détriment l'équilibre actuel, et mettre en péril les intérêts et l'honneur de la France... que si cette éventualité ne pouvait être détournée par l'amitié du peuple espagnol et la sagesse du peuple allemand, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. S'il était un moyen de rendre la guerre inévitable, c'était certainement de déclarer ainsi publiquement à un peuple fort et fier, qu'on la lui ferait s'il n'était pas sage, et il faut bien reconnaître que MM. Crémieux et Glais-Bizoin eurent raison, cette fois, lorsqu'à la frénésie subite de MM. Granier de Cassagnac, Dugué de la Fauconnerie et autres membres de la majorité, clamant au nom de l'honneur de la France, ils opposèrent ce cri d'alarme : Prenez garde, c'est la guerre ! Emile Ollivier attesta sur l'honneur que le gouvernement désirait la paix, la paix sans arrière-pensée. Rien n'autorise à croire que ce fût de sa part un mensonge formel et conscient. Mais que dire alors de l'état d'esprit de gens qui viennent tirer des coups de feu autour d'une poudrière, avec la conviction enfantine qu'ils la contraindront ainsi à ne pas sauter ? Le 12 juillet on apprit la renonciation du prince Léopold au trône d'Espagne ; M. Ollivier présenta la dépêche à M. Thiers et lui dit, plein de joie : Soyez rassuré, nous tenons la paix, nous ne la laisserons pas échapper. La Cour se trouvait en ce moment à Saint-Cloud. L'Empereur, très souffrant, venait de subir une médication douloureuse ; tout le palais était envahi par la forte odeur d'acide phénique qui sortait de sa chambre à coucher. Il était à peu près minuit lorsqu'un huissier annonça M. de Olozaga, ambassadeur d'Espagne. L'heure n'était pas des mieux choisies pour obtenir une audience de l'Empereur, mais M. de Olozaga y mit tant d'insistance, disant qu'il venait de Paris au grand trot de ses chevaux, qu'on mit Sa Majesté au courant. Malgré son état de fatigue et ses souffrances, Napoléon III donna l'ordre d'introduire aussitôt l'ambassadeur. L'entrevue dura une heure. Lorsque M. de Olozaga prit congé, sur le seuil de son cabinet, l'Empereur dit à haute voix en l'embrassant : Je n'oublierai jamais la preuve d'amitié que vous m'avez donnée ce soir ; merci pour la renonciation des Hohenzollern ! Et l'ambassadeur rentra à Paris comme il était venu, dans sa voiture. Quant à l'Empereur, il se coucha, toujours souffrant mais radieux. Tout paraissait terminé. Une démarche inutile, insolite, ranima la querelle. Non content d'avoir obtenu la renonciation, M. de Gramont, sans consulter l'Empereur, crut devoir réclamer du roi de Prusse, chef de la famille de Hohenzollern, qui se trouvait à Ems, l'engagement qu'il s'opposerait, à l'avenir, à toute candidature analogue. C'était froisser à plaisir l'amour-propre de ce vieux souverain ; n'avait-il pas accordé ce qu'on lui avait demandé d'abord, ce qui seul importait pour le moment ? Il répondit à l'ambassadeur, M. Benedetti, le 13, à 4 heures du matin, qu'il ne pouvait s'engager à rien. M. Benedetti crut devoir insister encore le môme jour, à 9 heures. Le roi lui fit dire qu'il n'avait aucune communication nouvelle à lui faire. Il n'y avait là rien d'offensant. M. Benedetti télégraphia à Paris : Sa Majesté m'a fait savoir qu'elle s'en référait aux considérations déjà exposées le matin. Mais alors intervint l'auteur véritable de la guerre, le faux ami qui avait si longtemps berné Napoléon III ; il n'hésita point à tromper l'Europe, à commettre un faux en écriture diplomatique afin de cimenter son œuvre d'unité par un conflit de toute l'Allemagne avec la nation qu'il appelait maintenant l'Erbfeind, l'ennemi héréditaire. M. de Bismarck s'en est d'abord longtemps défendu. Il avait à cela quelque mérite, le succès ayant si complètement répondu à ses manœuvres et la morale n'existant pour ainsi dire pas dans la diplomatie moderne. Quelques fois, non sans réserve, il se complut à exposer devant ses confidents avec une vaniteuse ironie, par quelle tactique générale, dilatoire tant que l'armée prussienne n'était pas prête, ensuite provocante dès qu'elle le fut, il avait conduit peu à peu les Français à l'exaspération, et par quel habile tour de main il avait converti le compte-rendu télégraphique de l'incident d'Ems du 13 juillet, en une insulte à laquelle la France devait forcément répondre par le canon. Mais lorsqu'il eut été disgracié par le deuxième successeur de Guillaume Ier, il eut un intérêt direct à se présenter à un maitre ingrat et à des compatriotes oublieux comme le seul véritable auteur des évènements. Il reprit alors, dans sa retraite de Varzin, des retours confidentiels sur le passé : Une de mes tâches, dit-il, dans des discours ou des conversations répétés aussitôt et commentés par tous les journaux de l'Europe, une de mes tâches était d'aplanir le chemin pour le glaive allemand... Et cela m'a réussi. Mon vieux souverain, âgé de 73 ans en 1870, n'avait pas grande envie de faire la guerre à la France ; cependant cette guerre était nécessaire pour créer l'empire allemand. Il fallait absolument faire la guerre à la France, seulement nous devions attendre le moment où les Français perdraient patience, et nous faire déclarer la guerre au lieu de la déclarer nous-mêmes. C'est ce que nous avons fait. Il expliqua une autre fois comment il s'y était pris pour nous faire perdre patience : Il est si facile, dit-il à l'un de ses interlocuteurs, de modifier complètement, sans le falsifier, le sens d'un discours, par des omissions et des ratures ! Je me suis essayé moi-même un jour dans cette partie, en qualité de rédacteur de la dépêche d'Ems que les socialistes me reprochent depuis vingt ans. Le Roi me l'envoya, avec instruction de la publier dans sa teneur intégrale ou partielle, et lorsque je l'eus composée, après force ratures et coupures, Moltke, qui était chez moi, s'écria : Auparavant c'était une chamade, maintenant c'est une fanfare ! Le récit détaillé et en quelque sorte officiel de cette falsification, publié par M. Maurice Busch, secrétaire de M. de Bismarck, a été confirmé par M. de Bismarck lui-même. Le voici en substance : Le chancelier était à Berlin. Il avait à diner les comtes de Moltke et de Roon. Tous trois s'entretenaient des évènements du jour, et se communiquaient l'espoir que le procédé déraisonnable de la France et l'invitation inouïe adressée au roi de Prusse allaient amener le choc international secrètement redouté, mais encore plus désiré par chacun d'eux pour cimenter à jamais l'unité allemande. Au milieu du dîner arriva la fameuse dépêche d'Ems. Bismarck en donna lecture. Roon et de Moltke, raconte Bismarck, laissèrent tomber, d'un même mouvement, couteaux et fourchettes sur la table et reculèrent leur chaise. Ils étaient profondément abattus et avaient le sentiment que le torrent se perdait dans le sable. Mais Bismarck regardant tour à tour dans les yeux ses deux convives : Mes amis, leur dit-il, notre armée est-elle réellement assez forte ? sommes-nous réellement prêts ? — Oui, répondirent les deux maréchaux, tout ce qui se peut faire humainement pour la préparation d'une guerre, nous l'avons fait. — Eh bien, alors, achevez tranquillement de dîner, mais laissez-moi seul un instant. Bismarck s'assit à une petite table ronde en marbre qui était placée à côté de la grande. Il y posa la dépêche et en fit un extrait au moyen de suppressions, mais sans y introduire positivement aucun terme qui ne s'y trouvât. L'avant-dernière phrase était celle-ci : Là-dessus Benedetti a dit se contenter, lui aussi, de cette réponse. Bismarck la supprima ; puis il donna à la dernière phrase, celle qui autorisait la publication, un ton sec et rogue ; bref, il termina comme suit : Après cela, Sa Majesté a refusé de recevoir de nouveau l'ambassadeur de France. Elle lui a fait dire par un aide de camp qu'Elle n'avait plus rien à lui communiquer, et je suis autorisé à le faire connaître aux cabinets de l'Europe. Le chancelier lut cette rédaction à ses convives qui battirent des mains. — Bravo, s'écria l'un d'eux, d'une chamade vous avez fait une fanfare ! Bismarck donna l'ordre d'expédier sa dépêche à toutes les ambassades de Prusse et aux journaux. Puis le dîner s'acheva, dit-il, avec le meilleur appétit[3]. Mais à Paris lorsque, le 15 juillet, M. de Gramont lut cette dépêche à la tribune du Sénat, M. Duruy put s'écrier, aux applaudissements de toute l'assemblée : C'est un défi ! ; et M. de Gramont put conclure, sans paraitre dire rien d'excessif, à l'impossibilité de négocier davantage à moins d'oublier notre dignité. L'outrage d'Ems ne consista donc pas, aux yeux du gouvernement français, dans l'acte du roi, qui n'avait en lui-même rien d'outrageant, mais dans l'intention qu'il plaisait à Bismarck de lui prêter. C'eût été à nous de contrôler son interprétation par celle de M. Benedetti, et si nos ministres avaient gardé leur sang-froid, ils auraient bien vite remarqué que, si le roi avait repoussé la demande de garantie pour l'avenir, c'était après l'avoir discutée le matin, et nullement par une impolitesse et un refus de toute discussion, comme Bismarck l'insinuait. Que Bismarck cherchât la guerre, c'est un fait hors de doute ; mais qu'il ait réussi à se la faire déclarer à l'heure même où son roi venait de donner satisfaction aux légitimes intérêts français, il faut pour cela qu'il ait bien connu l'incroyable légèreté des hommes à qui était confié le pouvoir en France. Dans la même soirée du 13, après avoir insidieusement annoncé à l'Europe que Guillaume Ier venait d'infliger à l'envoyé de Napoléon III une humiliation qui, en réalité, n'existait point, Bismarck s'adressa au sentiment public en Allemagne. Parmi les journaux parus dans la soirée, raconte M. Benedetti, tous ceux qu'il inspirait poussèrent le même cri de guerre en des articles arrogants et enflammés. Ils disaient que le roi et la nation avaient été outragés et qu'il était du devoir du pays de se lever tout entier pour tirer vengeance d'une si mortelle offense. Au lieu d'user de son autorité sur la presse pour apaiser cette irritation des esprits dont il faisait semblant de se préoccuper dans cette même soirée, en causant avec l'ambassadeur d'Angleterre, M. de Bismarck s'employa à exaspérer les susceptibilités nationales. Dès le 13 au soir, ayant pris en main l'affaire, il rappela l'ambassadeur de Prusse à Paris, et la guerre fut inévitable. Napoléon III, en apprenant de la bouche de M. de Gramont, en conseil des ministres, la dangereuse insistance faite en son nom auprès du roi de Prusse, avait exprimé son mécontentement et son inquiétude ; mais lui, qui ne. savait plus désavouer ni désobliger personne, il eut le tort d'accepter la responsabilité de l'imprudence commise. Ni lui ni l'Impératrice ne voulaient la guerre. Malheureusement il ne dirigeait plus rien, il laissait flotter les rênes. Au Corps législatif, dès que l'on connut, par le texte de la dépêche de M. de Bismarck, la prétendue injure faite au représentant de la France, presque tous les députés s'affolèrent. Le droit de déclarer la guerre appartenant à l'Empereur, eux avaient un moyen de l'empêcher : c'était de refuser les crédits nécessaires. Ils n'y songèrent même pas. Seul ou presque seul, M. Thiers usa ses forces à montrer qu'il était insensé d'exiger plus que la satisfaction obtenue : Messieurs, s'écria-t-il, quand la guerre sera déclarée, personne ne sera plus empressé que moi de donner au gouvernement le moyen de le rendre victorieux (très bien) mais lui appartient-il de déclarer la guerre sans nous consulter ? (Interruption). Messieurs, de la résolution que vous allez prendre peut résulter la mort de milliers d'hommes et dépend peut-être la destinée de notre pays. Pour moi, avant cette décision redoutable, je demande un moment de réflexion (nouveau bruit). Souvenez-vous du 5 mars 1866. Vous m'aviez refusé la parole, alors que je signalais les moyens... (exclamations). Ce souvenir devrait vous engager à m'écouter sans m'interrompre. Je suis très résolu à entendre vos murmures et à les braver (très bien ! — Assez, assez !) La demande principale du gouvernement, celle qu'il a assuré être la seule qu'il eût faite, a reçu une réponse favorable (non, non !) Vous voulez rompre sur une question de susceptibilité ; l'Europe, loin de nous être favorable, dira que, lorsque le fond vous était accordé, vous avez fait verser, pour une question de forme, des torrents de sang (bruit prolongé). Chacun ici ne doit accepter que la responsabilité qu'il lui convient de porter. Quant à moi, j'ai souci de ma mémoire, je décline toute responsabilité, et je ne suis pas le seul. (Interruption.) M. Dugué de la Fauconnerie : Vous êtes quatorze ! M. Thiers : Fussé-je seul, je demande, à la face du pays, qu'on nous fasse connaître les dépêches qui ont déterminé de votre part une résolution qui est une déclaration de guerre. Je regarde cette guerre comme très imprudente. J'ai été plus douloureusement affecté que personne des évènements de 1866 ; plus que personne, j'ai le désir d'une réparation, mais l'occasion est mal choisie. (Interruption. Très bien ! Très bien ! à gauche.) Oui, lorsqu'on vous avait accordé la satisfaction à laquelle vous aviez droit ; lorsque la Prusse avait expié par un échec la faute grave qu'elle avait commise de sortir du terrain de l'Allemagne, où est sa force, et de préparer tout à coup sur nos derrières une candidature hostile ; lorsque l'Europe, avec un empressement qui lui fait honneur, avait déclaré que vous aviez raison, écouter des susceptibilités sur la question de forme, c'est s'exposer à regretter un jour sa précipitation (exclamations). M. le marquis de Piré : Vous êtes la trompette des désastres de la France. Allez à Coblentz ! (Bruits prolongés.) M. Jérôme David : Votre langage n'est pas d'un bon citoyen : M. Thiers : Ceux qui ont fait du mal à la France, ce sont ceux qui, malgré mes avertissements, ont fait l'expédition du Mexique et laissé faire Sadowa (nouveaux bruits). Quand vous vous dites prêts à accepter un régime libéral, pouvez-vous vous étonner qu'on discute des faits aussi graves ? Pouvez-vous traiter de mauvais citoyens ceux qui voudraient vous arracher à l'influence de passions généreuses, mais imprudentes ?... Le plus simple bon sens suffit pour prévoir que si, après une concession du roi de Prusse... (Interruption.) M. Emile Ollivier : Il n'en a fait aucune. M. Thiers : Comment ! Devant le inonde entier le roi do Prusse retire ou laisse retirer (bruit) la candidature du prince de Hohenzollern, et ce n'est pas une concession ? Pouvez-vous le soutenir ? (Nouveaux bruits.) Je vais plus loin. D'après les pièces lues tout à l'heure, le roi de Prusse a consenti à déclarer, par l'organe de son gouvernement, qu'il avait connu et approuvé le retrait de la candidature. Vous voulez un nouvel échec à la Prusse ? Vous avez tort. (Mouvements divers.) Appelez-moi, si vous voulez, un ami de la Prusse, le pays jugera entre vous et moi. (Bruit.) Je me borne à poser ces faits incontestables. La candidature a été retirée. C'est une chose déplorable que, l'intérêt de la Franco étant sauvegardé, on ait, par des excitations jetées dans le pays, rendu la guerre inévitable. (Bruit.) On s'est jeté dans des questions d'étiquette où l'orgueil des deux pays s'est rencontré. Je vais descendre de cette tribune sous la fatigue que vous me faites éprouver en ne voulant pas m'écouter. J'aurai toutefois démontré que les intérêts de la France étaient saufs et que, si nous avons la guerre, c'est par la faute du cabinet. (Très bien à gauche. Bruyantes protestations sur un grand nombre de bancs. Cris divers : La clôture, la clôture !) On fut obligé d'arracher M. Thiers de la tribune. Cependant il avait obtenu qu'on nommât une commission de neuf membres, qui examinerait la situation, pendant une suspension de la séance. M. de Kératry faisait partie de cette commission : Je ne saurais jamais oublier, dit-il, les angoisses de cette séance secrète, tenue entre six et huit heures du soir, autour d'un tapis vert où allaient se jouer les destinées de la France ; pendant qu'au dehors retentissaient les clameurs d'une foule impatiente, nous étions là, tous les neuf, anxieux des demandes et des réponses qui allaient s'échanger entre nous et les trois ministres dirigeants. Après connaissance donnée des effectifs militaires, la première explication attendue était celle de M. le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères. En effet, MM. Buffet et Jules Favre, au nom du centre gauche et de la gauche, avaient exigé, durant la discussion publique, qui venait d'être close à six heures, que le cabinet communiquât à la commission, avant tout et sans réserve aucune, les dépêches de nos agents, comme la dépêche prussienne, notifiant d'Ems le refus royal de recevoir notre ambassadeur... M. E. Ollivier restait silencieux. Le maréchal Le Bœuf se leva pour déclarer que nous étions prêts et que nous avions vingt et un jours d'avance sur les Prussiens. — En ce cas, lui dis-je, nous passons le Rhin cette nuit ? Le maréchal répondit que le passage ne se ferait que sous trois jours, car l'Empereur éprouvait des scrupules à faire irruption dans un pays sans le prévenir de la déclaration de guerre. La discussion s'ouvrit sur les termes et sur le caractère injurieux de la dépêche d'Ems, sur les intentions révélées par la publicité immédiate donnée à celle-ci, tant à Berlin, où elle était déjà affichée, qu'à l'étranger, en dehors même de l'Allemagne du Sud. Dès la nuit du 13 au 14, l'ordre de mobiliser les troupes de la Confédération du Nord avait été expédié de Berlin : la preuve en existait. Le duc d'Albufera, président de la commission, exprima le désir des commissaires que le retour de M. de Benedetti, en route pour la France, fût attendu, de façon à permettre le contrôle de la dépêche d'Ems, par sa propre relation des faits. Aussitôt le ministre de la guerre, aux lieux et place de l'amiral Rigault de Genouilly, fit observer avec grande vivacité que c'était compromettre, par un retard, toute la campagne projetée de l'escadre de la Manche prête à faire voile dans quarante-huit heures, en vue d'une descente armée sur les côtes de la Baltique. Alea jacta erat. Nous n'avions plus qu'à nous incliner devant les exigences de la Défense nationale ; pour ma part, je le fis avec d'autant plus de confiance que, deux mois auparavant, à propos du projet de réduction du contingent annuel de 90.000 proposé par M. Prax-Paris, le maréchal Le Bœuf avait bien voulu monter à mon banc et faire appel à mes sentiments de soldat pour que je persuadasse mes collègues qu'il y avait péril à voter cette réduction, en raison des nouvelles inquiétantes qu'il avait reçues de l'Est. Nous avions voté selon son désir, et nous avions le droit de penser que toute sa sollicitude était depuis longtemps déjà en éveil. Pouvions-nous prévoir, sans avoir pu examiner à fond tous les ressorts de notre machine militaire, que l'infortuné et honnête maréchal Le Bœuf s'abusât et pût nous abuser à ce point ! Nous rentrâmes en séance publique à neuf heures et demie, l'âme inquiète, mais la conscience apaisée. A la reprise de la séance, on savait — ou croyait savoir que la France avait été outragée avec préméditation, et qu'elle était en mesure de relever l'outrage. Le maréchal Le Bœuf dit que rien ne manquait à notre armée, rien, pas même un bouton de guêtre ! M. E. Ollivier déclara qu'il acceptait la guerre d'un cœur léger, sans crainte ni remords. La rue était aussi affolée que le Corps législatif, rien ne pouvait plus arrêter le mouvement, et des quatre coins de la capitale montait le même cri : A Berlin ! A Berlin ! On a prêté à l'Impératrice cette parole folle et cruelle : Cette guerre sera ma guerre ! Elle paraitrait assez vraisemblable, si l'on s'en rapporte aux mémoires de lord Malmesbury. Le noble lord dit, en effet, tenir d'un des ministres présents au dernier conseil qui précéda la fatale résolution — c'était le duc de Gramont — que l'Impératrice déclara que la guerre était inévitable si l'on voulait sauver l'honneur de la France, et que, se levant immédiatement après elle, le maréchal Le Bœuf jeta à terre son portefeuille et jura que si l'on ne faisait pas la guerre il ne le reprendrait pas et renoncerait à son grade dans l'armée. Mais d'autres documents attestent que la surexcitation de l'Impératrice était beaucoup moindre que celle de la population parisienne, dont on peut juger, même aujourd'hui, en relisant les journaux de toutes nuances du mois de juillet 1870. Un historien peu bienveillant pour l'Empire, M. Rothan, dit que le soir du jour où venait de se décider le sort de la France Et celui de la dynastie, l'Impératrice demanda à M. de Parieu ce qu'il pensait des résolutions prises : Je pense, madame, répondit le président du conseil d'Etat, que si l'Angleterre pouvait trouver une formule qui nous permit d'éviter la guerre, elle aurait bien mérité de la France. — Je suis bien de votre avis, répondit l'Impératrice. Par contre, quand la guerre fut irrémédiable, quand la proclamation en fut adressée à l'armée, à partir de ce jour-là, pour éviter désormais tout reproche de pusillanimité, elle tint à se montrer confiante. Mais la légende de la guerre voulue par l'Empereur et par l'Impératrice ne saurait subsister après les deux récits suivants. Le premier est de M. Laya : Dans la soirée, après la séance qui venait de produire sur nous une impression si profonde, le baron Jérôme David — un des députés les plus influents de la majorité —, me dit : Allons à Saint-Cloud, je veux voir l'Empereur et connaître ses intentions. Et nous partîmes. J'attendis le baron pendant plus d'une heure clans le salon des officiers de service. Lorsqu'il reparut il me sembla avoir perdu toute son assurance et être en proie à une vive perplexité. Il donna à son cocher l'ordre de nous suivre, nous descendîmes à pied la grande avenue et, après un assez long silence, il me dit tout à coup : Vous verrez que pour taire cette guerre, qui est inévitable et indispensable, il faudra forcer la main à l'Empereur il n'en veut pas ; il prétend que les Prussiens sont plus forts, plus nombreux, mieux disciplinés et même mieux armés que nous ! L'Empereur est évidemment très affaibli, il faudra bien cependant qu'il se mette à la tête des troupes, un Napoléon ne peut rester dans sa chambre quand on se bat à la frontière. Mais il espère encore que la guerre pourra être évitée. Il se trompe, il est trop tard. Je l'interrompis pour lui demander s'il avait vu l'Impératrice. Oui, me répondit-il, elle est nerveuse, elle a les yeux rougis par les larmes et l'Empereur lui a fait évidemment partager ses craintes. Ollivier est entré aussi dans le cabinet de l'Empereur. Je n'y comprends rien, lui aussi manque d'enthousiasme ; il parle de la puissante organisation de la Prusse, il considère que nous devrions nous contenter d'une demi-satisfaction. Est-ce possible ? Le pays est emballé, c'est à nous, députés de la majorité, à ne pas laisser le gouvernement s'engager dans une voie de concessions et de faiblesses. Tenez, entendez ces chants et ces cris ! Comment ferait-on accepter une reculade à ces gens-là ? Nous venions de traverser le pont de Saint-Cloud, la soirée était splendide et la nature semblait en fête. Sous cette pâle clarté qui tombe des étoiles, nous apercevions, à travers le feuillage embaumé du Bois de Boulogne, les lumières de Paris. Les chants joyeux, les musiques d'orchestres, l'hymne de la Marseillaise et ce cri terrible A Berlin ! arrivaient jusqu'à nous ! Quel contraste entre les manifestations de ce peuple frémissant d'enthousiasme et de confiance et les sombres pronostics qui avaient trouvé un écho dans les murs du palais que nous quittions ! Que de fois, en entendant dire que l'Empereur s'était jeté en aveugle dans cette tourmente, et en entendant attribuer à l'Impératrice cette parole : C'est ma guerre à moi, je me suis souvenu de cette soirée ! La deuxième citation est de M. Henry Lapauze : La déclaration de guerre avait eu lieu depuis quelques jours. L'effervescence était à son comble et on procédait à la mobilisation aussi promptement que possible lorsque, un jour, dans l'après-midi, l'Empereur me manda dans son cabinet. Sa Majesté me remettant une lettre adressée à lord Granville, ministre des affaires étrangères d'Angleterre, me dit de la porter le plus tôt possible à l'ambassade du Royaume-Uni. Vous la donnerez, ajouta-t-il, en mains propres, au premier ministre, qui est en ce moment à Paris. Je partis à cheval et, quelques minutes après, j'étais à l'ambassade. L'huissier ne parut pas surpris de ma demande de voir lord Granville, de la part de l'Empereur ; mais, un quart d'heure après, il revint avec un secrétaire d'ambassade, et il me fut alors répondu que, malheureusement, son Excellence était repartie le matin même par le train de onze heures. Or, j'ai eu depuis la certitude que lord Granville n'avait pas quitté Paris à l'heure où je m'étais présenté à l'ambassade et, d'autre part, j'appris que l'Empereur tenait à le voir pour tenter un suprême appel auprès de l'Angleterre, qui aurait pu encore tout empêcher si elle l'avait voulu. La France ne pouvait donc compter sur l'amitié de l'Angleterre, son alliée depuis quarante ans. Mais aurait-elle d'autres alliances ? C'était la question capitale. M. de Gramont le donnait à entendre. Que l'Autriche, si cruellement humiliée par la Prusse en 1866, eût à cœur de reprendre sa prépondérance en Allemagne, nul n'en pouvait douter ; que l'Italie fût désireuse de payer sa dette de reconnaissance à la France, on devait le supposer. L'archiduc Albert, le vainqueur de Custozza, venait d'avoir tout récemment, en juin 1870, à Paris même, une longue conférence avec l'Empereur et avec le maréchal Le Bœuf. On était convenu, en principe, d'une action commune éventuelle. Mais l'Autriche avait besoin de trois semaines pour la mobilisation de ses troupes. Le comte de Beust, chancelier de l'Empire autrichien, prépara, en attendant, un traité séparé d'alliance entre l'Autriche-Hongrie et l'Italie, stipulant une neutralité armée et une action diplomatique commune entre les deux Etats. Pourquoi le traité ne fut-il pas signé en temps utile ? Parce que Napoléon III, c'est une justice à lui rendre, voulut sauvegarder la situation de la Papauté compromise par lui, mais surtout parce que, avant l'ouverture des hostilités entre la France et l'Allemagne, les chancelleries européennes furent averties que l'empereur de Russie, allié de la Prusse et toujours ulcéré des outrages reçus à Paris en 1867, avait résolu de sortir de la neutralité et d'intervenir pour la Prusse, si l'Autriche intervenait pour la France. Voilà sommairement ce que raconte M. Nigra. D'après lui, l'Autriche et l'Italie n'étaient pas liées envers la France quand éclata la guerre ; elles ne manquèrent à aucun engagement en ne venant pas à son secours. Vainement M. le duc de Gramont a révélé qu'il y avait eu avant la guerre une entente secrète ; des projets ne sont pas un traité. Dès le 15 juillet, M. de Witzthum, ministre d'Autriche à Bruxelles, et M. Vimercati, attaché militaire d'Italie à Paris, partaient l'un pour Florence, l'autre pour Vienne, tous deux chargés d'un message verbal de Napoléon III, pour leurs souverains respectifs. Napoléon expédiait à la même date à Victor-Emmanuel une dépêche l'informant que, en raison de la guerre, il allait retirer la brigade d'occupation de Rome, mais qu'il confiait le sort de la Papauté à l'honneur et à la loyauté du roi. La réponse se fit attendre quelques jours. L'Empereur dut insister pour l'avoir. Elle vint avec une lettre confidentielle, l'une et l'autre marquées au cachet de la duplicité italienne. Les projets parurent avoir abouti le 1er août. M. Vimercati revint à Paris avec une rédaction en quatre articles, par laquelle l'Autriche et l'Italie s'engageaient à placer leurs forces de terre et de mer sur le pied de neutralité armée devant se changer en concours effectif aussitôt que leurs préparatifs militaires seraient terminés. Il y avait en outre un article spécial, étrange de la part de l'Autriche, article par lequel celle-ci s'engageait à aider l'Italie dans ses revendications à Rome. Napoléon III se trouvait alors à Metz. Il demanda la radiation de cet article ; il insista également pour que fût fixé le moment où la médiation armée se changerait en concours effectif. En vain le prince Napoléon le pressait de signer en aveugle. Pour la première fois peut-être le prince parlait le langage de la raison ; est-ce pour cela qu'il ne fut pas écouté ? Signez toujours, disait-il, ne regardez pas aux fautes d'orthographe. Avisez Vienne et Florence que vous avez signé, engagez vos alliés. Les modifications s'imposeront si nous sommes victorieux. Si nous sommes battus, vous aurez du moins un titre à invoquer ; mais pour Dieu, signez avant que le sort des armes ait prononcé ! Mais jamais la logique n'avait guidé l'Empereur dans sa déplorable politique italienne. D'une part, il entendait conserver Rome au Pape et il avait mis cette ville à la merci du premier coup de main que Victor-Emmanuel tenterait sur elle. D'autre part, il acceptait le principe de l'unité italienne et il refusait à l'Italie la possession de sa capitale historique ; il ne satisfaisait ni les uns ni les autres. L'Empereur refusa donc de signer. Si c'est l'entrée des Italiens à Rome qu'on me demande, c'est impossible, télégraphiait-il à M. de Malaret. Il envoya le 3 août au soir un nouveau télégramme décisif : Je ne cède pas sur Rome, malgré les instances de Napoléon. Puis les évènements se précipitèrent, le canon de Reischoffen et de Forbach emporta tous ces papiers. Rien ne prouve, après tout, que la signature du traité eût fait sortir l'Italie de sa neutralité effective. On ne s'allie pas à des vaincus. La convention de septembre n'était-elle pas un traité en bonne forme, bien plus, un traité non imposé de force mais sollicité par Victor-Emmanuel ? Et n'était-ce pas pour être autorisé à la déchirer que ce même Victor-Emmanuel en négociait maintenant une nouvelle ? Vainement donc l'Empereur, inconséquent jusqu'au bout, accorda en fait à l'Italie ce qu'il lui refusait par écrit ; vainement son armée, quittant Rome, s'embarqua à Civita-Vecchia le 4 et le 6 — dates qui furent précisément celles de nos premiers revers —, vainement enfin le prince Napoléon partit pour Florence, le 17 août, avec des instructions résumées dans ces deux points : Faites à Rome ce que vous voudrez, mais envoyez-moi les cent mille hommes promis verbalement ! Victor-Emmanuel fit la sourde oreille. Le 6 août, lorsque lui arriva la nouvelle du désastre de Reischoffen, il était au théâtre. Pauvre Empereur ! s'écria-t-il ; mais f... je l'ai échappé belle ! C'était le cri du cœur. L'Italie révolutionnaire allait arriver à ses fins par les malheurs de la France plus aisément que par une alliance armée avec elle. Il ne fut plus question de rien signer. Du reste Victor-Emmanuel, même avant nos revers, n'avait jamais songé qu'à ses propres intérêts. La preuve de ce fait résulte des dépêches de lord Granville, premier ministre d'Angleterre. Celle-ci se bornait, quant à elle, à exiger le respect de la neutralité de la Belgique et déclarait qu'elle ne tirerait l'épée que contre celui qui violerait cette neutralité. Mais lord Granville écrivait en même temps, à la date du 10 août, à lord Lyons, son ambassadeur à Paris : Le gouvernement italien désirerait obtenir l'aide du gouvernement britannique pour résister à cette pression. Sur la réponse que, quoique ce ne soit pas la politique actuelle de l'Angleterre de prendre des engagements pour une neutralité combinée, cependant elle serait disposée, si par là elle pouvait aider l'Italie à résister à cette pression extérieure, à s'entendre avec l'Italie, afin que ni l'une ni l'autre n'abandonnent la neutralité sans une échange d'idées et sans s'annoncer réciproquement tout changement de politique ; l'Italie a donné un chaleureux assentiment à cet arrangement. La Ligue des neutres était donc formée contre la France à l'instigation de l'Italie et par l'entremise de l'Angleterre. Les archives de Berlin n'ont point livré leurs secrets. On saura sans doute plus tard que l'Italie négociait avec l'Allemagne en même temps qu'avec la France. Du moins tout autorise cette hypothèse. Durant les jours qui précédèrent l'assaut donné à Rome par les Piémontais, le comte d'Arnim, ambassadeur de Prusse auprès du Souverain Pontife, ne cessait d'aller du camp pontifical au camp italien et du camp italien au camp pontifical. Il semblait être au service de Victor-Emmanuel plus qu'à celui de Guillaume Ier, et lorsque les Italiens, victorieux enfin une fois à eux tout seuls — il est vrai qu'ils étaient ce jour-là sept contre un — forcèrent l'entrée de Rome, le 20 septembre, par la brèche de la porte Pia, le comte d'Arnim, seul de tous les diplomates étrangers, vint saluer publiquement la peu glorieuse invasion. Les armées françaises et allemandes se trouvèrent en présence dans une mystérieuse anxiété et sans se voir encore, le 1er août. L'ardeur était égale, mais combien différaient et le nombre des soldats et les dispositions prises ! Un mot sur le théâtre des opérations qui allaient s'engager. La frontière française, couverte au sud de Huningue par la neutralité de la Suisse, au nord de Thionville par celle du Luxembourg et de la Belgique, était protégée de Huningue à Lauterbourg par le Rhin et les villes fortes de la rive gauche ; à partir de Lauterbourg elle quittait le Rhin pour obliquer au nord-ouest, allait rejoindre la Moselle à Sierck, au nord de Thionville, et n'était sérieusement attaquable que de ce côté par une armée allemande arrivant soit en Alsace par la Bavière Rhénane entre Lauterbourg et Sarreguemines, soit en Lorraine par la Prusse Rhénane entre Sarreguemines et Sierck, sur une étendue de 35 à 40 lieues. Les positions de l'armée française étaient au 1er août les suivantes, en commençant par le sud : Douay, à Belfort, avec 27.000 hommes ; Mac-Mahon, à Strasbourg, avec 38.000 ; de Failly, de Bitche à Sarreguemines, avec 29.000 ; Frossard, à Forbach, avec 28.100 ; Bazaine, un peu en arrière, à Saint-Avold, avec 42.000 ; Ladmirault, à Thionville, avec 33.500 ; derrière Bazaine et Ladmirault, Bourbaki, à Metz, avec 23.000 hommes de la garde ; à Lunéville, à égale distance des deux lignes frontières convergeant à Lauterbourg, une réserve de 7.000 hommes de cavalerie et de 3.500 d'artillerie ; beaucoup plus loin en arrière, à Châlons, Canrobert, avec 40.000 hommes. C'était un total de 272.000 hommes, avec 144 mitrailleuses et 780 canons, échelonnés sur un développement de frontière de 80 lieues. Ce même jour, les Allemands, après avoir passé le Rhin sur leur territoire, s'avançaient du nord vers notre frontière, entre le Rhin et la Moselle, en trois armées : leur armée de droite — Steinmetz, 61.000 hommes —, débouchait de Coblentz par Trèves et Sarrelouis, le flanc droit abrité par la neutralité du Luxembourg ; celle de gauche — Prince-Royal, 180.000 hommes —, débouchait de Spire par Landau sur Wissembourg ; celle du centre — Frédéric-Charles, 206.000 —, un peu en arrière encore, débouchait de Mayence et Manheim par Kaiserslautern : c'étaient 447.000 combattants aidés de 1.194 canons, arrivant en trois masses sur une frontière de 35 lieues, défendue par des corps disséminés, et le nombre de ces envahisseurs allait se doubler par les réserves. Chose remarquable, 459.000 hommes arrivaient sur le généralissime français, qui était Napoléon III, mais Napoléon ne savait pas où ils étaient ; on commençait seulement à se douter qu'ils pourraient bien prendre l'offensive, et on n'avait pas de cartes du territoire français où la guerre pouvait se trouver portée ; on sentait l'ennemi partout, et on ne le voyait nulle part, si ce n'est par les audacieuses patrouilles de cavalerie dont il se faisait précéder sur tous les points, et qui tendaient un rideau entre nous et lui. Le lei août l'Empereur montra sur une carte, à un général, Saarbrück, où il se proposait d'aller ; le général crut à une offensive décidée ; quand il apprit qu'il s'agissait d'une simple démonstration, il se retira désolé. Quelques instants après, un ami le surprit à son bivouac, assis sur une valise, les yeux pleins de larmes : Qu'avez-vous ? qu'y a-t-il ? — Ce qu'il y a ?... Nous sommes perdus ! A côté de ces paroles prophétiques, le lait suivant résume bien la précision merveilleuse avec laquelle, en Prusse, tout était organisé pour cette guerre soi-disant défensive. Quelqu'un aborde M. de Moltke : Vous êtes accablé de travail ! — Non, certes, réplique le maréchal, tous les ordres sont partis ; je n'ai pour le moment rien à faire... qu'à attendre. Si l'ennemi passe le Rhin avant le 25, ne pouvant l'en empêcher, nous le repousserons graduellement du mieux que nous pourrons. Si le 1er août s'écoule avant qu'il ait passé le Rhin, nous le combattrons sur la rive gauche. Et s'il ne nous a pas envahis le 4, nous passerons la frontière ce jour-là. Ce qui eut lieu, en effet. |
[1] Il ne sera pas sans intérêt de connaître la dernière liste des sénateurs projetée par M. Emile Olivier et agréée par Napoléon III. Elle comprenait dix-huit noms : savoir MM. Pasteur, Anselme Petetin, duc d'Albufera, Emile Augier, Darblay, Piétri, Emile de Girardin, comte de Lagrange, généraux de la Motterouge, d'Autemarre et de la Grandière, comte Foy, Barbet, Benoît-Champy, Leclerc-d'Osmonville, Rougé, Maxime Du Camp et Piou, premier président de la Cour de Toulouse. Mais le Quatre-Septembre survint au moment où les nouveaux nommés allaient commander leur habit brodé.
[2] Général Ambert, Récits militaires, tome I.
[3] Il y a plus. Après la mort de l'empereur Frédéric III, un publiciste allemand, M. Geffken avait fait paraître dans la Deutsche-Rundschau, un fragment du Tagebuch du prince défunt. Ce Tagebuch rapportait une conversation tendant à prouver qu'après la renonciation du prince de Hohenzollern, M. de Bismarck tenait la paix pour assurée et voulait retourner à Varzin. M. de Bismarck fit emprisonner M. Geffken et adressa à l'Empereur un rapport dans lequel il disait :
Des documents établissent au contraire que S. A. R. savait déjà alors que je considérais la guerre comme nécessaire et que je savais ne pouvoir retourner à Varzin sans donner ma démission.
Enfin ont paru à Berlin les Mémoires du comte de Roon. Dans ce livre, l'ancien ministre de la guerre de 1870 racontait l'altération qu'on avait fait subir à la dépêche d'Ems.
M. de Bismarck trouva sans doute que, dans ce récit, on ne mettait pas suffisamment sa personnalité en relief, et il fit écrire aux journaux de Berlin, par le fils du comte de Roon, une lettre dans laquelle étaient revendiquées hautement pour le seul M. de Bismarck l'idée et la responsabilité du faux commis.