HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIV. — CARACTÈRE & VIE PRIVÉE DE NAPOLÉON III. - L'HISTOIRE DE CÉSAR. - LA COUR DANS LES DERNIÈRES ANNÉES DE L'EMPIRE. - ANECDOTES.

 

 

La bonté naturelle de Napoléon III et l'excellence de ses intentions ne sont contestables que pour les esprits prévenus. Régnant, il fut trop adulé ; déchu, il fut, sous bien des rapporte, un méconnu, un calomnié.

Si la paix politique annoncée par lui à grand fracas : L'Empire c'est la paix ! ne fut de sa part qu'un leurre et une mauvaise plaisanterie, il parait avoir désiré sérieusement et cherché la paix sociale.

Il enrichit les campagnes et s'imposa de gros sacrifices personnels pour l'assainissement des terrains insalubres ; nous ne pouvons oublier ces sacrifices, nous qui en avons profité, qui en profitons encore dans la Sologne, les Landes, les Dombes. Le fondateur de la Trappe de N.-D. des Dombes Dom Marie-Augustin — marquis de Ladouze — qui dessécha plusieurs centaines d'hectares d'étangs, fit à l'Empereur trois visites, toutes les trois fructueuses, pour obtenir son concours dans l'œuvre sanitaire de ce dessèchement. La première fois l'Empereur acquitta pour lui, sur sa cassette, 11.000 francs de droits : Je ne puis vous en faire remise, dit-il, c'est la loi qui les règle et la loi doit être obéie. A la seconde visite il lui remit 80.000 francs, toujours sur sa cassette. La troisième eut lieu en 1867. Dom Augustin se trouvait dans les vastes galeries de l'Exposition universelle, avec deux de ses religieux. Les machines agricoles absorbaient l'attention des moines agriculteurs, lorsque subitement un grand bruit vint du dehors. L'Empereur entrait, précédé et suivi d'une grande foule. Les moines en coule blanche veulent s'effacer devant tout ce monde ; mais l'Empereur les a vus, il reconnait Dom Augustin, va droit à lui, lui exprime toute sa satisfaction de le rencontrer et lui donne rendez-vous aux Tuileries pour le lendemain, afin d'être plus à l'aise pour causer. Là il lui remit encore 350.000 fr.

Il aima la classe ouvrière et chercha à l'émanciper, au-delà même de ce que la sagesse conseillait : — c'est ainsi que l'abolition des livrets mit sur le même pied les bons et les mauvais ouvriers —. C'est lui qui décréta si inopportunément la liberté de la boulangerie, au moment où Paris bloqué allait être pris par la famine ; lui encore qui établit le droit à la grève. Arme à deux tranchants, ce droit, remis aux ouvriers, leur a servi parfois à limiter les bénéfices exagérés des patrons et à relever pour eux-mêmes des salaires insuffisants ; souvent aussi il les a blessés en détruisant certaines industries qui ne supportaient pas le chômage ou faisaient des bénéfices trop restreints.

Sous Napoléon III, toutes les associations en faveur du peuple furent largement encouragées, et lorsque l'initiative individuelle était impuissante, l'Empereur et l'Impératrice intervenaient. Non seulement la liberté des grèves et l'égalité du salarié et du patron devant la justice, mais la liberté de réunion et la plupart des sociétés coopératives, des caisses de retraite, de nos sociétés actuelles de secours mutuels, sont des legs du second empire. Napoléon III fut un socialiste avant la lettre, alors que ni le mot ni la chose n'étaient en honneur.

Dans une note écrite de sa main, en date du 3 juillet 1870, on trouve un projet pour mettre la vieillesse à l'abri du besoin, sans éteindre la prévoyance chez l'ouvrier et sans encourager la fainéantise ; l'auteur du moins se flatte d'éviter ce double écueil. Il propose de créer dans chaque département une caisse de prévoyance dans laquelle serait versée, à la naissance de chaque enfant, une somme de 100 fr. qui, capitalisée à 4 ½ pour cent, fournirait après soixante ans, à chacun de ceux qui arriveraient à cet âge, une rente annuelle et viagère d'un franc par jour. Et comme beaucoup seraient morts dans l'intervalle, et que d'autres renonceraient à toucher cette rente parce qu'ils n'en auraient pas besoin, l'impérial rêveur présume que la cotisation pourrait être abaissée à 50 fr., ajoutant que la commune devrait les fournir pour les nouveau-nés dont les parents seraient hors d'état de la verser ; à défaut de la commune, le département, et à défaut du département, l'Etat. Mais comme le bénéfice de cette organisation ne pourrait se faire sentir à la génération actuelle, on prélèverait dès aujourd'hui, en faveur des nécessiteux âgés de soixante ans et plus, un impôt de 12 fr. par an, sur tous les patrons, pour chaque homme ou femme qu'ils occupent à des travaux soit agricoles soit manufacturiers.

L'amélioration du sort du peuple l'occupa jusques dans son exil en Angleterre, pendant l'hiver de 1872 à 1873 ; on a trouvé dans son appartement un appareil de chauffage économique plusieurs fois modifié sur ses plans et qui était en construction lorsque la mort vint surprendre le constructeur. C'était peut-être un enfantillage, mais qui oserait en rire ?

Admirables fondations de la belle et charitable Impératrice, qu'êtes-vous devenues ?

Existe-t-il encore, cet hospice Eugène-Napoléon doté avec la somme que la ville de Paris destinait à l'achat d'un collier pour la jeune souveraine au moment de son mariage ? Et l'orphelinat du Prince impérial, créé en 1856 à la naissance du petit Prince ? Et l'hôpital Sainte-Eugénie, et celui de Berck-sur-Mer pour les scrofuleux, et les asiles de Vincennes, du Vésinet, de Falaise pour les convalescents, et la Société des prêts du Prince impérial au Travail, société destinée à faire des avances aux ouvriers et aux petits fabricants, et tant d'autres générosités louées à outrance alors qu'il y avait profit à la louange, qui est-ce qui s'en souvient aujourd'hui ? Est-il même bien sûr que parmi tant de filles de la Légion d'honneur dotées sans bruit par la liste civile, parmi tant d'officiers sauvés du déshonneur par le paiement de leurs dettes, parmi tant de faillis retenus au bord du précipice par l'intervention, aussi opportune que discrète, d'une main impériale, il ne s'en soit point trouvé qui ait dit, en voyant le bienfaiteur par terre : Je ne connais pas cet homme-là !

Telle est la gratitude humaine ; elle dure tant que le donateur a quelque chose à donner.

Mais il n'en est pas moins vrai que, selon le calcul de M. Pinard, bien placé pour le faire exactement, le chiffre approximatif des sommes prélevées par la bienfaisance de Napoléon III sur la liste civile, s'élevait chaque année à 7 millions, c'est-à-dire à 19.000 fr. par jour.

Pendant dix ans et plus il recueillit les fruits de ses bienfaits. Le peuple croyait en lui, les foules étaient charmées par son aisance familière autant que par son nom et sa puissance, et l'on peut dire qu'il avait pénétré fort avant dans l'âme de la nation. Voici une petite anecdote à ce propos ; mais la vie des rois n'est elle pas, comme les autres, tissée de petits faits plus fertiles en révélations que les actes publics ?

A la suite de la campagne de Chine, on installa à Fontainebleau une sorte d'exposition des objets provenant du pillage du Palais d'Eté, exposition qu'on nomma le Musée Chinois.

Comme on inaugurait ce musée et que, les travaux terminés, on avait réuni à Fontainebleau les architectes et les ouvriers pour recevoir les compliments du souverain, un chambellan, très ému, s'en vint tout à coup trouver Napoléon III et lui dit :

— Sire, je crois devoir informer Votre Majesté que les ouvriers assemblés par ses ordres ne se montrent pas satisfaits.

L'Empereur regarda ce messager désagréable. — Et pourquoi, monsieur, demanda-t-il, pourquoi les ouvriers ne sont-ils pas contents ?

— Mon Dieu, Sire, l'incident est ridicule, sans doute, mais si ridicule qu'il soit, Votre Majesté doit le connaître : les ouvriers ont appris qu'on boit du champagne dans son entourage, tandis qu'onJ ne leur a offert que de la bière.

Napoléon III tordit sa moustache, ne répliqua rien et, lentement, s'achemina vers le groupe murmurant. A sa vue, il y eut un profond silence. L'Empereur s'avança et dit : Bonjour, mes amis !

Et comme s'il ne voyait ni les verres remplis de bière, ni les bouderies, il donna l'ordre d'apporter du champagne, puis tous étant servis, ayant fait sortir des rangs le plus ancien d'âge de la troupe, il alla à lui, choqua son verre et reprit gaiement : A la bonne franquette, n'est-ce pas, mes amis, et à votre santé !

L'enthousiasme de ces braves gens n'aurait pu se décrire. En cet instant, selon l'expression d'un témoin, ils se seraient fait casser la tête, sans hésitation, pour cet Empereur qui, non seulement leur donnait du champagne, comme aux aristos, mais buvait ce champagne avec eux.

 

Deux ans avant la loi du 15 mai 1864, par laquelle les ouvriers obtinrent le droit de coalition et de grève, l'Exposition universelle de Londres avait donné lieu à un acte caractéristique : une députation d'ouvriers que leurs camarades avaient élus par catégories de métiers — on n'osait pas dire par corporations, 1789 ayant aboli les corporations — furent envoyés en Angleterre ; un crédit de 40.000 francs leur fut ouvert pour ce voyage. Un d'entre eux, alors ouvrier ciseleur et depuis sénateur ultra-républicain, M. Tolain prit l'initiative d'applaudissements dans lesquels ne se glissait encore ni ingratitude contre le bienfaiteur, ni passion antireligieuse.

Longtemps en effet les ouvriers répugnèrent à se laisser enrégimenter par la bourgeoisie voltairienne, qui les exploite et les méprise. Le programme élaboré par les Mutualistes, en 1866, est résolument opposé à l'instruction obligatoire et sans religion, et à la confiscation des droits de la famille par l'Etat. Mais bientôt les aveugles complicités du prince Napoléon, de M. Duruy, du sénateur Sainte-Beuve qui se posait en évêque du diocèse de la libre-pensée, de M. Mocquart, de M. de Persigny et de tant d'autres, sans en excepter l'Empereur lui-même, produisirent leurs conséquences inévitables. Elles furent favorisées par l'inattention des catholiques pour les questions sociales ; bref, comme la Franc-Maçonnerie avait repris courage et que l'Internationalisme faisait avec elle cause commune, elles aboutirent enfin. Dans les congrès de Londres et de Genève, de prétendus réformateurs transformèrent la souffrance populaire en haine et les aspirations vers le progrès en implacable impiété, en même temps qu'en défiance vis-à-vis d'un gouvernement qui, pourtant, le premier, avait rêvé d'arracher les masses à la servitude intellectuelle.

Napoléon III encourageait toutes les industries et protégeait les inventeurs. Ce fut son jeune fils qui inaugura, dans le jardin des Tuileries, en 1869, le sport du cyclisme qui depuis a conquis le monde, mais qui était alors dans l'enfance. Rochefort croyait rendre le Prince impérial ridicule en le surnommant le prince Vélocipède.

Avec ses amis, ses serviteurs et tous ceux qui réussissaient a l'approcher, Napoléon III était d'une bonté désespérante pour ses finances personnelles et celles de l'Etat ; il ne savait rien refuser. Que de fois il paya leurs dettes, dota leurs filles, laissa créer sciemment des sinécures pour eux ou leurs parents !

M. M..., jeune officier, ayant perdu au jeu 20.000 francs sans avoir le premier sou pour les solder, s'en fut bravement trouver Napoléon III et lui exposa sa situation, déclarant qu'il se tuerait plutôt que de vivre déshonoré. L'Empereur l'écouta, sans un mot, puis se leva, prit dans un portefeuille vingt billets de mille francs et les lui donna. Alors, seulement, avec un sourire, il lui dit :

— La vie d'un de mes soldats vaut plus que la somme dont vous avez besoin. Mais je ne suis pas riche et ne pourrais peut-être pas, une seconde fois, la racheter à ce prix. Allez et ne jouez plus.

Encore quelques anecdotes ; c'est par leur accumulation que se tracent les meilleures peintures d'un caractère. Un enfant de douze ans, M. d'Orgeval-Dubouchet, depuis magistrat, qui nous a raconté le fait, avait écrit sur le sable d'une allée du parc de Saint-Cloud : Vive Henri V ! Un garde s'en aperçut et, saisissant le malheureux, il l'entraînait déjà malgré les supplications de son entourage. L'Empereur vint à passer et s'informa du délit. Il ordonna immédiatement de relâcher l'étourdi et ne fit que cette réflexion mélancolique : Ce doit être un enfant de bonne famille.

Autre anecdote. Il se promenait un matin au Bois de Boulogne en compagnie d'un officier d'ordonnance. Un jeune garçon s'avançait à sa rencontre, en faisant rouler un cerceau qu'il finit par lancer dans les jambes de l'Empereur. Napoléon III ramassa le jouet et le rendit à son petit propriétaire qu'il voulut embrasser. Mais le jeune enfant s'en défendit avec persistance. Petit, laisse-toi faire, fit l'officier d'ordonnance, celui qui veut t'embrasser, c'est l'Empereur. — L'Empereur ? reprit l'enfant ; justement, alors, je ne veux pas l'embrasser. Papa dit que c'est un vilain !Que fait-il donc, ton papa ? demanda l'officier. — Il ne fait rien, répondit fièrement le jeune bavard, il est sénateur !Et comment s'appelle-t-il ? poursuivit le compagnon de l'Empereur. Mais à ce moment, Napoléon III s'interposa et, frappant sur l'épaule de l'indiscret : Laissez, fit-il, la recherche de la paternité est interdite.

Si l'on veut bien se rappeler que l'Empereur nommait lui-même les sénateurs, on devra reconnaitre que ce mot de lui est singulièrement chevaleresque. Il ne savait absolument pas gronder ceux qui le servaient, ni se plaindre, dans leur service, du trop chaud ou du trop froid, du trop tôt ou du trop tard. Un soir, à diner, comme on venait de servir un turbot, le maître-d'hôtel se trompa et mit en circulation, au lieu de la sauce hollandaise qui le devait accompagner, une crème anglaise à la vanille, destinée à un pudding. L'Impératrice fronça le sourcil ; elle faisait annoncer au malheureux maître-d'hôtel une prochaine et vigoureuse semonce, quand l'Empereur, éclatant de rire, expliqua l'erreur probable et décréta que le turbot à la crème vanillée était un mets exquis, une véritable découverte, que d'autre part la sauce hollandaise ne pourrait que relever avantageusement le pudding ; en même temps il quêtait de chaque convive une appréciation qui, naturellement, renchérit encore sur la satisfaction par lui exprimée.

Envers ses ennemis il était si peu vindicatif que plus d'une fois il tendit la perche aux plus exaltés, tels que Victor Hugo, Montalembert, Rochefort lui-même. Jules Vallès qui avait été son prisonnier à Sainte-Pélagie, puisqu'il fut condamné pour insulte contre lui, écrivait plus tard : Sainte-Pélagie est le coin de Paris où l'on était le plus libre ; il n'y avait-là qu'un seul véritable prisonnier : le directeur[1].

Après la fameuse apostrophe de Mgr Pie : Lave tes mains, ô Pilate ! après cette attaque véhémente, publique et en quelque sorte personnelle, certains conseillers, devançant les audaces pratiquées depuis par un autre gouvernement, proposèrent de supprimer le traitement du prélat. C'était-là, selon eux, une sanction naturelle et nécessaire de la condamnation comme d'abus, prononcée par le conseil d'Etat, condamnation qui, sans cela, restait vaine et ridicule. L'Empereur leur répondit que les traitements du clergé sont sans conditions au Concordat. Pratiquons le Concordat loyalement tant qu'il existe, ajouta-t-il ; je ne veux pas me faire rappeler à l'ordre par Pie IX. Il se refusa donc à toute autre mesure répressive. Il laissa son ministre de l'Intérieur se livrer à de mesquines tracasseries et mettre en interdit, pour les fonctionnaires, un certain nombre de palais épiscopaux ; mais lui il mit une sorte d'affectation magnanime à témoigner les mêmes égards et la même confiance qu'auparavant à des prélats éminents tels .que ceux d'Orléans, de Moulins, de Nîmes, de Poitiers, qui avaient pu le froisser mais non perdre son estime. Lorsque Mgr Pie se rendait à Rome ou qu'il en revenait, l'Empereur le mandait chaque fois aux Tuileries pour s'entretenir avez, lui des affaires du Saint-Siège et de celles de l'Eglise de France.

Il n'était pas insensible à la louange ; — quel homme y est insensible ? — mais il n'encourageait pas les flatteurs préférait instinctivement les hommes qui lui disaient la vérité. Lorsqu'il s'agit de choisir un préfet de la Seine qui fût propre à exécuter ses grands projets pour la reconstruction de Paris, deux hommes lui furent présentés : M. le vicomte Siméon et M. Haussmann. M. Frémy dit à l'Empereur : M. le vicomte Siméon dira toujours oui à Votre Majesté, M. Haussmann quelquefois oui et quelquefois non. — Je prends M. Haussmann, dit l'Empereur.

Il fut aussi très longtemps capable de soutenir ceux qui possédaient son estime ; c'est seulement vers la fin de son règne qu'il faiblit au point de laisser flotter les rênes.

En 1854, l'évêché d'Evreux étant devenu vacant par la mort d'un prélat un peu mondain qui laissait, disait-on, du relâchement dans le clergé, il jeta les yeux, pour le remplacer, sur l'évêque de Carcassonne, jeune, instruit et ferme, Mgr de Bonnechose — depuis archevêque de Rouen et cardinal —. Apprenant qu'il hésitait à accepter, par crainte des difficultés prévues ; il lui écrivit une lettre toute de sa main pour vaincre son hésitation. Mgr de Bonnechose se rendit. Mais à peine installé à Evreux, il y trouva une opposition formidable fomentée par le préfet, ou plutôt par la femme du préfet, furieuse de la suppression de certain privilège de siège à la cathédrale, ce qui la faisait rentrer, elle et d'autres dames de ses amies, dans le commun des fidèles. L'évêque apprit que le préfet voulait aller aux Tuileries demander qu'on l'envoyât dans un autre évêché. Il le prévint, arriva lui-même à Paris, obtint une audience et eut l'entière approbation de l'Empereur qui jugeait bien que les réformes commencées à Evreux étaient à l'avantage du bien public. Après avoir écouté il dit simplement : C'est bien, je vais révoquer le préfet. — Non, Sire, dit l'évêque, contentez-vous de l'avertir.

Le lendemain dimanche, arrive le préfet, qui se rend à la messe des Tuileries, à la suite de laquelle l'Empereur, en passant dans la galerie conduisant à son appartement, donnait quelques audiences. Il s'approcha de Sa Majesté et lui exposa l'impossibilité absolue, selon lui, pour Mgr de Bonnechose, de rester à Evreux. L'Empereur l'arrêta net : Monsieur le préfet, vous étiez bien avec son prédécesseur qui était mal, vous êtes mal avec lui qui est bien ; il faut que cela change ! Je n'ai rien autre à vous répondre... pour le moment. A ces paroles d'une précision vraiment napoléonienne, le préfet s'inclina, salua et sortit. Quelques heures après il était chez l'évêque à qui il faisait les protestations les plus humbles, en lui répétant les paroles de l'Empereur et lui promettant le concours le plus absolu[2].

 

Le séjour à Biarritz fournit à Napoléon III l'occasion de faire preuve de bon sens et de respect pour la liberté des consciences. L'année 1858 est celle des apparitions de Lourdes. Elles donnèrent lieu à d'éclatantes polémiques, où Louis Veuillot signala, contre le Siècle et autres feuilles qui ne croyaient pas au surnaturel, sa verve mordante et sa puissante logique. Informé tardivement que les autorités focales avaient pris parti contre une croyance devenue, depuis, si populaire dans tout le monde catholique, et que des arrêtés préfectoraux et municipaux inflexibles barraient l'entrée de la fameuse grotte, l'Empereur fit tomber, par un télégramme, ces barrières ridicules : Si les populations s'abusent il ne faut pas, dit-il, donner à leurs erreurs l'attrait du fruit défendu ; si ce qu'elles s'imaginent est vrai, il ne faut pas essayer de lutter contre Dieu, nous ne serions pas les plus forts. Et il déplaça le préfet et le commissaire de police, qui s'étaient compromis imprudemment.

Entre l'université impériale et ses concurrents, laïques, jésuites ou autres, il tint toujours la balance égale. La concurrence, selon lui, était l'âme du progrès. Cependant sur la fin du règne les établissements libres furent tracassés ; on ne permit plus, sous aucun prétexte, qu'il en fût créé de nouveaux et l'on retira aux anciens le droit de s'appeler collèges ; ils durent prendre le nom d'écoles ; mais ces mesquineries étaient le fait du ministre de l'instruction publique, M. Duruy, plutôt que de l'Empereur. M. Pinard, ministre de l'intérieur, ayant cru devoir s'excuser auprès de Sa Majesté de ce qu'il avait mis son fils à l'école de Vaugirard, chez les Jésuites, et donné par là ce que plusieurs de ses collègues appelaient un mauvais exemple : Ce n'est pas un mauvais exemple, répondit l'Empereur, c'est un droit. Ainsi, sous l'Empire on parlait moins de liberté, dans les harangues officielles, qu'on ne l'a fait sous le régime qui a suivi, mais on la pratiquait mieux. Il est bon d'ajouter qu'on était forcé à cette pratique par une attitude plus virile de l'opposition et par une plus grande fermeté générale dans les caractères[3].

Au lieu d'imposer, de haute lutte, sa volonté lorsqu'il rencontrait une trop forte résistance, Napoléon III préférait louvoyer, ruser ; il feignait même d'oublier, mais ce n'était que pour un temps ; c'est pour cela que, tout petit, la reine Hortense l'appelait mon doux entêté, et que lord Palmerston comparaît sa cervelle à une garenne de lapins toujours prêts à se terrer au moindre bruit et à reparaître dès que le péril est passé. Il avait donc, dans beaucoup d'affaires, et c'étaient malheureusement les plus importantes, une politique personnelle en dissonance et quelquefois en lutte avec la politique officielle. Que voulez-vous qu'on fasse, disait avec amertume M. Drouyn de Lhuis, dérouté par les audaces triomphantes des Cavour et des Bismarck, que voulez-vous qu'on fasse avec un prince qui a une diplomatie à lui, qui vous passe par-dessus la tête ?

S'il ne s'agissait que d'affaires courantes, comme elles lui tenaient moins au cœur, les obstacles l'irritaient, mais il en prenait son parti. Lorsque commença la construction du chemin de fer de Vincennes, il demanda, pour motifs stratégiques, des modifications au tracé convenu. M. Jayr, ancien ministre des travaux publics sous Louis-Philippe[4], vint lui exposer, au nom de la Compagnie, qu'un grand surcroît de dépenses en résulterait pour elle ; il réclamait une indemnité de six à sept millions. L'Empereur refusa. Sire, dit M. Jayr, vous ne pouvez cependant pas exiger... — Ah ! je ne puis pas ! je ne puis pas ! s'écria, impétueusement et à plusieurs reprises, le souverain en tordant sa moustache, vous verrez si je ne puis pas !... Mais après l'audience, ayant consulté ses ministres, il fit dire à M. Jayr qu'il ne serait pas donné suite au projet de modifications.

Les choses militaires étaient de sa part l'objet d'études constantes. C'est lui qui, le premier, eut l'idée de cuirasser, puis de blinder les navires de guerre. Il collabora avec M. Dupuy de Lôme pour la construction de la Gloire qui, devant Kimburn en 1856, offrit pour la première fois le spectacle de batteries flottantes écrasant de leurs feux, sans être vulnérables elles-mêmes, les batteries terrestres. La Gloire, bien dépassée depuis, n'avait alors de rivale dans aucune autre flotte. Elle était comme un lion au milieu d'un troupeau de moutons. Napoléon III fut aussi, à la fin de son règne, un inspirateur de la construction des mitrailleuses. Il mit en elles, et toute la nation avec lui, une confiance exagérée, qui fut mal justifiée en 1870.

Comme écrivain, il ne renonça jamais à ses prétentions. Dans le secret de son cabinet, il élaborait, avec l'aide d'hommes de confiance, M. de la Guéronière, M. Clément Duvernois, le Dr Conneau, M. Roulier, des articles à sensation qu'on signait Boniface, Grandguillot ou tout autrement et dont l'origine était l'objet d'indiscrétions confidentielles calculées. Il s'abaissa jusqu'à utiliser le Siècle et III. Havin, pour préparer l'opinion publique. Si les ministres, dans leurs légitimes appréhensions des résultats, cherchaient à amoindrir l'influence de ce cabinet occulte, ils devaient bientôt y renoncer. Le besoin de conspirer était comme inné dans cet homme ; après avoir passé sa jeunesse à conspirer contre les autres, il passait son âge mûr à conspirer contre lui-même.

M. Mocquart surtout fut pour lui un confident laborieux. Le travail accompli par ce secrétaire est inouï. Lettres, pétitions, documents de toutes sortes, il n'était pas un papier qui ne passât par ses mains et ne fût annoté et classé, avec la suite donnée à l'affaire.

L'Empereur, le plus souvent, dans les travaux qu'il réclamait de M. Mocquart ou d'un autre, donnait à ce collaborateur, verbalement ou dans une note rapide au crayon, le sujet, le résumé du discours qu'il devait prononcer, de l'article qu'il voulait que certains journaux insérassent, de la brochure ou du livre même qu'il souhaitait de faire. Et M. Mocquart se mettait à la besogne. Il écrivait et lorsque sa tâche était terminée, il la présentait à l'Empereur qui l'examinait et la discutait, car l'Empereur, au milieu des mondanités de son palais et des tracas qui se dressaient devant lui, ne se déroba jamais aux heures laborieuses de cabinet, tant que ses forces physiques lui permirent d'y faire face. Pour ceux qui aiment à regarder par le petit côté de la lorgnette, nous ajouterons qu'il travaillait sans aucun souci de l'apparat, vêtu simplement d'un veston, d'un pantalon large, en un mot, d'habits commodes, ayant à portée de sa main d'innombrables cigarettes qu'il plaçait soit dans un verre, soit éparses sur la table, soit dans ses poches mêmes et qu'il fumait sans interruption. Quoi qu'il eût beaucoup d'affection pour Persigny, il ne redoutait rien tant que l'entrée inopinée de cet ami grincheux, moins à cause des discussions qu'il entamait contre lui, que dans l'intérêt de ses cigarettes. Persigny, dans

la chaleur du débat, les dispersait régulièrement ou les écrasait sur le tapis.

C'est ici le lieu de mentionner les travaux littéraires proprement dits de Napoléon III. Le principal fut l'Histoire de César, publiée en 1866, après une élaboration de plusieurs années. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, l'œuvre est une apologie du Césarisme. L'impérial historien ne trouve rien à blâmer dans l'étroit et féroce égoïsme du démocrate romain qui confisqua la République et tout le reste ; cet homme lui apparaît comme une nécessité inéluctable et heureuse ; or, les élus du destin sont impeccables, presque autant qu'infaillibles.

Napoléon III parlait de César, mais il pensait à lui-même-et à son oncle.

Le livre eut un succès immense, mais un succès de situation. Pas un journal officieux qui ne se fit un devoir de le porter aux nues ; pas un dissident qui ne se crût obligé tout au moins de l'annoncer, en ajoutant à l'annonce une critique très modérée, car le public, qui ne lut pas l'ouvrage, n'aurait pas manqué d'imputer à la jalousie toute appréciation un peu sévère. L'Histoire de César fut donc classée, de confiance, parmi les grands succès littéraires du temps, à côté de la Vie de Jésus, de M. Renan, des Misérables, de Victor Hugo, et fort au-dessus du dernier volume de l'Histoire de l'Empire par M. Thiers. Il ne s'en serait peut-être pas écoulé cent exemplaires si elle fût tombée d'un galetas dans les boutiques, des libraires ; néanmoins les droits d'auteur, arrondis peut-être par quelque courtisan, ne furent pas à dédaigner et l'on raconte qu'après en avoir palpé le montant dont il disposa pour une œuvre de bienfaisance, l'impérial historien s'écria : Et qui donc disait que, sous mon règne, un écrivain ne peut pas vivre de sa plume ?

Oubliée aujourd'hui, l'Histoire de César possède toutefois d'incontestables qualités de style : clarté, chaleur, élégance, et de plus incontestables encore de haute érudition. Mais les premières furent attribuées par le public malin à M. Victor--Duruy, qui avait dû à cette collaboration le ministère de l'instruction publique, et les qualités d'érudition à une pléiade de savants, MM. Alfred Maury, Léon Renier, le colonel Stoffel, l'amiral Hamelin et beaucoup d'autres, tous empressés de fournir des documents avant même qu'on leur en demandât. Leurs dissertations sur l'emplacement d'Alésia, sur les différentes armes romaines et sur quantité de questions topographiques, ont été classées et cataloguées par M. Soury ; elles forment à elles seules la matière d'une dizaine de volumes ; c'est là le profit le plus clair de l'Histoire de César.

L'opposition de gauche répondit à l'impérial écrivain par la plume de M. Auguste Rogeard qui, dans les Propos de Labienus, supposant une Histoire de César écrite par Auguste, prétendit user, pour flétrir l'un et l'autre, de la liberté de Décembre, c'est-à-dire de la liberté de carnaval qu'Horace appelle Libertas Decembris. Cette satire eut le plus grand retentissement, elle fut colportée partout en cachette.

Il convient de mentionner aussi, parmi les travaux littéraires de Napoléon III, une œuvre plus légère dont on a trouvé le canevas, tout (le sa main, dans les papiers des Tuileries, après le 4 septembre 1870. C'est un roman de louange personnelle, écho des incessantes flagorneries qui l'abusaient, comme elles abusent tous les souverains. La chose avait pour titre : Les étonnements de M. Benoît ; elle sera facile à analyser en quelques lignes.

M. Benoît est un parisien, bourgeois vulgaire qui, ruiné dans son industrie sous le roi Louis-Philippe, a refait sa fortune en Amérique et revient après vingt ans, à la veille d'une grande Exposition universelle. Ses préoccupations commerciales l'ont tenu dans une heureuse ignorance de tout ce qui s'est passé en France durant son absence ; il n'a pas vu le coup d'Etat, jamais entendu parler de Cavour ni de Bismarck, ce sont des hommes et des choses qu'on lui laissera ignorer toujours ; mais il trouve dans son voyage, de Brest à Paris, un admirable panorama de progrès matériels et moraux accomplis : chemins de fer et canaux, armements militaires incomparables, parfait mécanisme du suffrage universel, une foule d'administrations que l'Europe nous envie, les sociétés coopératives allant au devant du socialisme pour le désarmer, l'instruction dans le peuple, le bien-être dans toutes les classes, etc., etc. Son admiration se change en éblouissement lorsqu'il arrive à Paris, qu'il contemple les Tuileries achevées et l'Opéra en construction, qu'il parcourt les boulevards de Strasbourg, Saint-Germain, Saint-Michel et l'avenue de l'Impératrice conduisant au bois de Boulogne. Partout l'élégance et l'abondance ; plus la moindre velléité d'émeute, des écoles à foison comme préparation et garantie de la perpétuité de cet âge d'or, des prisons tout juste assez pour que ce genre d'architecture ne se perde pas complètement ; et sur ce fond grandiose et réjouissant le bon M. Benoît voit se détacher la solennelle figure de Napoléon III souriant à son peuple et tendant aux nations étrangères, qui le craignent, le pacifique rameau d'olivier.

Tel était le plan. Il n'est pas probable que l'Empereur songeât à le remplir lui-même ; il en eût confié sans doute l'exécution à quelqu'un des habitués de Compiègne, dont l'imagination fertile l'eût relevé par quelques aventurés romanesques ou situations pathétiques, faisant accepter ainsi le fond par le mirage de la forme.

Seulement qu'aurait-il dit, ce naïf M. Benoît, s'il eût retardé son voyage de deux ou trois ans ? Parti de France en 1847, il n'y avait pas vu d'Empereur ; rentrant à la fin de 1870 il n'en aurait pas trouvé non plus ; mais quel effondrement dans l'intervalle, que de ruines irréparables à la place de cette prospérité passagère, fondée sur des bases autres que celles de la justice ! Les étonnements de M. Benoît, quelque grands qu'on les suppose en 1868, eussent été beaucoup plus grands encore en 1871. Ils n'ont pu être égalés que par les étonnements réels de l'impérial rêveur, si, dans son exil de Chislehurst, son roman imaginé aux Tuileries lui est revenu en pensée. Et si nous les avons rappelés nous-mêmes, c'est à cause de ce contraste plein d'enseignements.

Une des révélations les plus piquantes de la correspondance de M. Thouvenel, publiée par son fils, est celle des jalousies et des rivalités qui divisaient les familiers -de Napoléon III. Peu de hauts fonctionnaires y sont épargnés. M. de la Guéronière y est appelé dédaigneusement l'archi-brochurier du régime et robinet d'eau tiède. M. de Persigny y est traité de braque, de fou, instinctivement hostile, comme parfois son maître, aux choses religieuses et qui disait avec cynisme : Nous avons jeté dans la boue la calotte du Pape ; nous verrons bien si on pourra l'en tirer ! C'est le duc de Gramont qui constate le propos[5].

Les généraux ne se détestaient pas moins cordialement entre eux, nous en verrons des preuves terribles en 1870. Il en est ainsi toutes les fois que le maitre est trop débonnaire et que la faveur et l'intrigue sont les sources presque uniques de l'avancement.

Le maréchal Pélissier trahissait ces jalousies du haut état-major impérial lorsqu'il disait, avec sa grossièreté soldatesque mais souvent spirituelle : Une fée maligne a choisi les prénoms que les maréchaux de France ont reçus au baptême ; ainsi Canrobert a été appelé Certain, lui qui est l'indécision même, Randon est un César, et moi, vous en seriez-vous douté, je suis Amable !

Quant au prince Napoléon, ce cynique ne ménageait personne, pas même son impérial cousin et bienfaiteur. Au cours d'une discussion, née d'une demande d'argent qui, au tort d'être par elle-même très forte, ajoutait celui de venir après beaucoup d'autres de date encore récente, il alla jusqu'à faire allusion aux mauvais bruits qui avaient cours, parmi les ennemis de l'Empire, sur la naissance de Napoléon III. Vous n'avez rien de Napoléon Ier, lui dit-il. Pardon, répliqua froidement l'Empereur, j'ai sa famille, et l'on ne peut pas dire que ce n'est rien !

Mais le mépris que le gendre de Victor-Emmanuel professait pour les autres, les autres le lui rendaient abondamment, et s'il ne ménageait personne, personne ne le ménageait. On colporta, vers 1862, un bon mot qui eut un double succès, à cause de celui qui en était flagellé et de l'enfant précoce auquel on l'attribuait.

Plusieurs fois le jeune prince impérial avait confondu les expressions malheur et accident, qu'il employait indifféremment l'une pour l'autre. Afin de bien marquer la différence, l'Impératrice dit à son fils, qui avait six à sept ans : Voyons, Louis, un exemple. Si ton cousin le prince Napoléon tombait à l'eau, ce serait un accident ; et si on l'en retirait ?... — Ce serait un malheur, acheva avec vivacité l'enfant ; oh ! je comprends cette fois, je comprends ![6]

Ce n'était pas seulement à la Cour que le respect se perdait. L'opposition royaliste avait repris possession du faubourg Saint-Germain, après en avoir presque complètement disparu de 1853 à 1859. On y commentait avec délices les bons mots colportés contre le régime : par exemple celui de Rochefort au début de la Lanterne : L'Empereur qui a trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement ; celui de M. Thiers à l'Impératrice : Madame, quiconque mange du Pape en crève ; ou l'aphorisme si vrai et si opportun attribué à un des 91 disgraciés après leur vote de 1861 : Sire, on ne s'appuie que sur ce qui résiste ! ; ou l'audace de M. Prévost-Paradol, comparant, la France à une grande dame qui s'était sauvée avec un palefrenier ; ou le calembour donné comme titre par Jules Ferry à une brochure : Les comptes fantastiques d'Haussmann ; Cm enfin ce parallèle entre l'Empereur et son cousin : L'un est une franche canaille, l'autre une canaille qui n'est pas franche. Ce dernier jeu de mots, aussi répandu que féroce, était un de ces mots à éclosion spontanée, partis on ne sait d'où mais que chacun répète dès qu'il les a entendus, tant ils répondent exactement à la situation. Dans une cérémonie solennelle de distribution de prix, le jeune Cavaignac, fils du général, ayant refusé d'aller recevoir une couronne des mains du Prince impérial, fut ostensiblement applaudi.

Peu à peu les journaux antidynastiques s'emparaient de la grande majorité des lecteurs, jusques dans les bureaux des administrations ; on fredonnait dans presque tous les ateliers des couplets copiés à la main contre Badinguet et la Badinguette ; pour un peu on en serait revenu à Monsieur Veto et à l'Autrichienne. Pendant ce temps les hommes de caractère, les meilleurs amis de l'Empire, se refroidissaient et s'éloignaient de la Cour. Le cardinal Morlot, en signe de protestation muette contre tant de choses qui l'affligeaient, voulut se démettre de tous ses titres : archevêque de Paris, sénateur, grand aumônier, membre du conseil privé, il n'aspirait qu'à redevenir simple prêtre. Une lettre de l'Empereur que nous avons citée déjà, a trait à cette négociation. Le Pape intervint, mais sans obtenir que Mgr Morlot renonçât à son idée, et si l'affaire n'aboutit point, ce fut uniquement parce qu'un cardinal, parait-il, ne peut démissionner que s'il entre dans un ordre religieux.

L'impératrice Eugénie fut toujours irréprochable, mais souvent inconséquente dans sa conduite. Un des adversaires de l'Empire, M. Taxile Delord a tracé d'elle ce portrait assez juste :

Elle était de son temps, elle en aimait les modes, les mœurs et les arts ; plus dévote que pieuse, elle avait plus de religiosité que de religion ; la littérature à ses yeux se composait uniquement des chroniques, des romans et des pièces en vogue. Le Paris des petits théâtres était son Paris, et il lui témoignait une dangereuse reconnaissance : journaux, chroniques, revues de modes donnaient les détails les plus minutieux sur ses toilettes ; la photographie, en l'exposant dans ses vitrines banales à côté de toutes sortes de femmes, imprimait à sa personne un cachet de vulgarité que le changement de costume ou de pose — on a trouvé aux Tuileries, le 4 septembre 1870, un album où elle était représentée sous une trentaine d'habits différents —, ne parvenait pas à dissimuler. Elle était usée par la réclame et la publicité bien avant de l'être par l'âge.

 

S'il est un défaut qu'il serait injuste de reprocher au second Empire, c'est l'hypocrisie, c'est l'austérité de commande. Vive, enjouée, frivole, tenant à s'ingérer dans les affaires de l'Etat par vanité plus que par passion, l'Impératrice éprouvait le besoin de fréquents dérivatifs à la majesté du trône sur les marches duquel on sentait qu'elle n'avait pas été élevée. Une de ses familières, la princesse de Metternich ; ambassadrice d'Autriche, qui semble avoir été pour elle un mauvais génie, se permit un jour une phrase méchante, mais typique. C'était à Fontainebleau. Mme de Metternich avait proposé une promenade aux environs, en jupes courtes, afin d'être libres comme de jeunes fillettes. L'Impératrice approuvait. Seule une dame un peu plus âgée trouva cette mise incorrecte pour une souveraine. Il est, dit-elle, des choses admissibles pour nous qui ne le sont pas pour Sa Majesté. Et croyant porter à l'opinion de l'ambassadrice d'Autriche un coup décisif, elle ajouta : Enfin, ma chère Pauline, conseilleriez-vous à votre impératrice Elisabeth de sortir en jupes courtes ?Oh ! répliqua insolemment, quoiqu'en a parte, Mme de Metternich, ce n'est pas la même chose ; mon Impératrice à moi n'est pas Mlle de Montijo !

L'Empereur, d'ailleurs, n'était pas dupe de la sympathie plus ou moins affectée de ces exotiques qui encombraient son antichambre et ses salons, et auxquels l'intimité des Tuileries était livrée malgré lui. Il eut une fois, à ce sujet, une explication assez vive avec l'Impératrice :

— Vous admettez dans la familiarité de votre vie, lui dit-il, un tas de gens qui ne nous veulent que pm de bien, qui sont ici autant d'espions. Nigra, Metternich et tant d'autres, ne vous font la cour que pour mieux surprendre vos secrets. Soyez certaine que chacune de vos paroles est répétée à Vienne ou à Turin.

Les évènements ont donné raison à ce discours.

L'Empereur était en lutte fréquente avec sa compagne, dans l'allure générale de sa vie de souveraine, et il ne put jamais lui imposer une ligne de conduite efficace.

L'Impératrice s'engouait des gens et se détachait d'eux avec une égale facilité ; elle se laissait parfois dominer par des amitiés peu dignes. Encore une anecdote :

Parmi ses confidentes se trouvait une ancienne femme de chambre espagnole appelée Pépa, qui monta peu à peu en grade et devint darne d'honneur. On n'imagine pas l'affection que lui témoignait l'Impératrice.

Un jour, Pépa distingue dans la Cour des Tuileries un sous-officier des Cent-Gardes, un homme superbe nommé Pollet, et manifeste le désir de l'épouser. Aussitôt le maréchal des logis Pollet est nommé sous-lieutenant, puis lieutenant, puis capitaine, puis chef d'escadron, puis colonel... Absolument comme le brigadier Fritz dans la Grande-Duchesse de Gerolstein ! Pépa, devenue la colonnelle Pollet, implore de sa maîtresse la grâce d'être invitée aux fêtes des Tuileries, et celle-ci a la faiblesse d'y consentir ! Elle aborde un des plus graves fonctionnaires de l'Etat :

— Monsieur de... j'attends un service de vous : ma pauvre Pépa viendra au bal des Tuileries ce soir, et je réclame, pour elle, votre bras à son entrée dans les salons.

M. de... crut entendre mal et fit répéter la phrase. Alors, s'inclinant, il répondit :

— Je regrette fort, madame, de ne pouvoir offrir mon bras, ce soir, à Mme Pollet ; mais ma mère étant indisposée, je dois me rendre auprès d'elle. Je prie même Sa Majesté d'excuser mon absence à son bal.

La souveraine ne répliqua rien. Mais elle ne se découragea pas dans la recherche d'un cavalier pour son ex-camériste et, le soir, en effet, celle-ci traversait les Tuileries, escortée par le général Rollin.

L'incident semblait terminé à la satisfaction des deux femmes lorsque soudain l'Impératrice aperçut M. de... qui causait au milieu d'un groupe. Elle le fit appeler et, quand il fut devant elle, elle lui dit, moitié railleuse, moitié courroucée :

— Madame votre mère est donc guérie, depuis cette après-midi, monsieur

M. de..., très froid, répliqua simplement :

— Ma mère, sans être guérie, est beaucoup mieux, madame, et je rends grâce au ciel de m'avoir préservé d'un chagrin.

La souveraine comprit, se pinça les lèvres et bouda pendant une semaine son familier.

 

Les débuts du règne furent marqués par une étrange épidémie morale ; le mot n'est pas excessif. Louis XVI et Marie-Antoinette avaient eu le magicien italien Cagliostro ; Napoléon III et Eugénie eurent un évocateur d'esprits, l'Américain ou plus probablement l'Allemand Home.

Ce singulier personnage avait porté à sa plus haute puissance le mouvement qui, de 1853 à 1860, détourna toutes les attentions vers les tables tournantes et parlantes, à tel point que l'épiscopat crut devoir interdire ces consultations étranges. L'Empire, lui, les avait vues d'un œil complaisant ; elles étaient un excellent dérivatif aux ressentiments suscités par le coup d'Etat.

Home eut promptement ses entrées aux Tuileries. On racontait de lui des choses surprenantes, étourdissantes. On a prétendu qu'il était l'agent secret d'un Cabinet étranger, et qu'il cherchait à pénétrer d'autres mystères que ceux du monde surnaturel. Un soir, en 1858, il eut l'audace de faire tracer par le crayon mystérieux cette phrase caractéristique : L'Empereur doit déclarer la guerre et délivrer l'Italie. Quoi qu'il en soit, son charlatanisme non encore expliqué s'imposa à un Empereur dont l'Europe proclamait alors la sagesse, et à une souveraine, à une Cour dont l'esprit était proverbial.

Les femmes qui entouraient l'Impératrice communiaient en Home, selon l'expression d'un ministre d'alors. C'était à qui se l'arracherait, à qui l'exhiberait dans ses soirées. Elles ne pensaient, ne parlaient, n'agissaient plus que par lui, et cet engouement devint tellement apparent et suspect, que le public ne l'ignora pas et que la presse française, ainsi que la presse étrangère, s'en occupèrent et le commentèrent sévèrement.

L'Empereur regardait, calme, attentif et silencieux. Lui-même, un soir que Home avait fait toucher par une dame qui demandait à serrer la main de son père, une main froide et humide dont le contact fit évanouir cette dame, lui-même avoua avoir senti une étreinte sur son épaule et comme un souffle lui passer sur le visage.

L'Impératrice, qui menait cette belle folie, fut vivement critiquée et, comme les choses menaçaient de prendre une tournure peu digne pour elle et pour ceux qui supportaient ce scandale, des hommes d'Etat s'en vinrent trouver l'Empereur et lui firent part de leur mécontentement.

L'Empereur eût pu leur répondre, comme il faisait souvent, quand ils lui rapportaient quelque singularité de sa compagne, en levant les bras au ciel et en souriant énigmatiquement.

Mais, dans cette circonstance, il les écouta mieux et, prenant résolument en considération leurs doléances, il lit droit à leur requête. Home, sur un ordre secret, dut quitter la France où il ne revint jamais plus. Et avec lui disparut l'enchantement, le vertige mystique qui s'était emparé de la partie féminine de la Cour et qui, s'il eût duré, n'aurait point, manqué de donner aux réunions des Tuileries et des principaux salons de l'époque l'aspect d'assemblées de convulsionnaires.

Sur la fin du règne, ce fut la présence de Térésa, la diva des cafés concerts, qui attesta que la vulgarité des goûts s'associait aux Tuileries avec les situations les plus distinguées.

On y mit aussi à la mode un nouveau genre de divertissements dont les charades costumées furent l'origine. Ces dernières étaient fréquentes dans les soirées de la Cour ; on en vit d'exécutées avec tant de vérité que les spectateurs en sollicitèrent la fixation et réclamèrent, en quelque sorte, un point d'orgue pour admirer un instant de plus, immobiles, les acteurs de telle ou telle scène.

C'est un tableau vivant ! Ce cri d'admiration donna naissance au genre. On oublia l'exercice d'ingéniosité attaché aux devinettes pour ne s'occuper que de l'exhibition plastique. Dès lors ce fut une fureur pour obtenir, aux Tuileries ou à Compiègne, un de ces rôles si bien dénommés muets.

Leur mutisme même fut la principale cause du succès qu'ils, obtinrent. Le talent d'acteur n'est pas donné à tout le monde ; le tableau vivant réclame surtout de belles formes, de l'expression, du goût ; il fut une compensation pour beaucoup de jolies personnes qui n'avaient que ces dernières qualités.

Les petits jeux et les représentations théâtrales qui se donnaient à Fontainebleau, à Biarritz, à Compiègne surtout, étaient fort admirés, ou décriés, suivant qu'on y était invité ou non. Là brillaient les savants, les beaux esprits, les écrivains ralliés au régime ; tous charmants, mais tous d'ordre secondaire : Edmond About, Mérimée, Octave Feuillet, Jules Sandeau, Gustave Flaubert, l'architecte Viollet-le-Duc, Sainte-Beuve ; encore ces derniers pouvaient-ils bien être comptés au nombre des ralliés ? Après la guerre d'Italie, lorsque la politique impériale s'était heurtée aux catholiques, Sainte-Beuve avait répudié avec éclat ses anciennes croyances et pris parti pour Victor-Emmanuel et il fut le premier qui parla de la lèpre cléricale. La récompense fut un siège au Sénat, obtenu en avril 1865, non sans difficulté, mais sur la garantie de la princesse Mathilde, sœur du prince Napoléon. L'orgueil de Sainte-Beuve avait été blessé de ces hésitations ; un éloge même de l'Empereur lui avait été cruel ; ne lui avait-il pas dit qu'il le lisait avec intérêt au Moniteur, alors que depuis trois ans l'irascible critique écrivait au Constitutionnel ?[7]

Les illustrations principales de l'époque, Lamartine, Lacordaire, Thiers, Guizot, Berryer, Louis Veuillot, Alexandre Dumas, Balzac, brillaient à la Cour à la façon de Hugo et de Mgr Dupanloup : par leur absence.

Les beaux jours des Tuileries et de Compiègne revivent dans la correspondance d'Octave Feuillet. Rien ne vaut, pour les peindre, les traits spontanés, colorés, tombés de la plume d'un ami mêlé à ce qu'il raconte au jour le jour. Citons quelques-unes de ces lettres. Elles sont adressées à Mme Octave Feuillet :

Paris, 1862.

CHÈRE PETITE,

J'ai passé, hier, aux Tuileries une aimable soirée. A sept heures et demie, je débarquais sous le pavillon de l'Horloge, grelottant dans mes bas de soie. J'ai toujours froid. Je monte l'escalier de gauche et je fais mon entrée à la suite de deux dames d'une belle laideur ; je salue la princesse d'Essling, ornée d'un toquet de velours à panache blanc. Il y avait un petit nombre de dames et de généraux. Sandeau et sa femme, à ma grande joie, sont arrivés peu de moments après moi et m'ont tiré de mon isolement. Vers huit heures, on annonce l'Empereur, puis l'Impératrice, suivie pas à pas par le prince impérial, digne et charmant. L'Empereur vient jusqu'à moi et me donne la main : Je ne vous ai pas dit bonsoir, et il gagne la porte en se dandinant. L'Impératrice parcourait alors le front de notre ligne, s'inclinant par intervalle. Elle avait un diadème et un peigne en diamants d'où s'échappait un chignon à la Grecque.

Elle était éblouissante et fulgurante, vêtue d'un satin argenté et pareille à Diane, sœur du soleil.

On va dîner. La musique des Guides joue le Barbier. Je me place entre Sandeau et un chambellan aimable et gai. Il a pour voisin, de l'autre côté, un monsieur qui l'intrigue beaucoup. Il croit le reconnaître pour je ne sais quel loup de mer, et il l'appelle amiral pendant la moitié du dîner. Pendant l'autre moitié, il se rabat et il l'appelle docteur, ce qui m'amuse.

On sort de table à neuf heures. Je cause avec Mme Sandeau de la beauté de l'Impératrice ; cette souveraine vient à moi avec sa marche de déesse sur les nues (Saint-Simon). Elle me parle de toi, ma chérie, de ta santé, avec une bonté exquise et détaillée. Elle me parle de Jacques : Pourquoi ne me l'amenez-vous pas ? Il jouerait avec mon fils. — Si Votre Majesté le permet. Certainement, c'est la génération de mon fils, il faut qu'ils apprennent à se connaître, à s'aimer. Puis une longue conversation avec Sandeau et moi sur l'âge terrible des garçons, qu'elle appréhende déjà pour le sien, avec mille réflexions pleines de sens et d'esprit, car elle a de l'un et de l'autre à merveille. Elle nous quitte un moment, puis revient. — Voulez-vous voir mon cabinet de travail ? Mme de Labédoyère va vous le montrer.

Le cabinet particulier de l'Impératrice se compose de deux pièces réunies par une espèce d'arcade ; cela est un pur rêve, un nid de fée, de reine, d'oiseau bleu. Des tableaux, des fleurs, des merveilles d'art, des petits coins, des niches, des retraites, des grottes cachées dans des draperies, derrière des paravents de verdure et de fleurs, avec des lampes dans le feuillage. Partout en grand et en petit, sous toutes les formes, des portraits de la pauvre duchesse d'Albe, quelques-uns de la main de l'Impératrice. Une armoire-étagère où la marquise de Labédoyère me fait remarquer le chapeau de l'Empereur crevassé par la machine infernale de l'Opéra.

Je songeais à me retirer, déjà enchanté de ma soirée, quand l'Impératrice se lève, m'appelle et s'asseoit un peu à l'écart. Comment trouvez-vous mon cabinet ? Vous avez vu les portraits de ma sœur, les trouvez-vous ressemblants ? Elle vous aimait. Elle m'avait laissé son album pour vous l'envoyer. Elle était si gaie à Compiègne, vous souvenez-vous ? Tout cela avec un ton de mélancolie douce et un air d'intimité qui me touchaient profondément.

Puis elle revenait à toi, à nos chagrins, à ton état nerveux et à ton voyage de Nice. Elle me parlait de son voyage en Ecosse qu'elle comparait au tien. Elle me disait les impressions de sa douleur, ses révoltes, ses apaisements, et cela avec une élévation de pensées et de langage dont j'étais vraiment surpris. Bref, pendant plus de vingt minutes, elle m'a tenu sous le charme de sa parole, de sa beauté, de sa couronne. Tout à coup, elle s'est levée, me couvrant des feux de ses diamants comme si elle avait secoué une pluie d'étoiles ; elle m'a salué doucement, puis elle s'est retournée vers le public, a fait sa grande révérence et s'est retirée aussitôt.

Pour compléter cette bonne journée, Sandeau m'a appris que je pouvais compter à l'Académie sur quelques voix dont j'avais absolument désespéré.

Là-dessus, je t'envoie mon cœur.

OCTAVE.

 

Fontainebleau, 1868.

CHÈRE ENFANT,

Hier, après t'avoir écrit, j'ai reçu la visite de Morio et de Marnézia. Ces messieurs m'ont entraîné dans le jardin anglais qui entoure l'étang et qui est le jardin particulier de Leurs Majestés. En sortant du salon chinois qui y mène, nous avons trouvé l'Empereur installé sur une pelouse et surveillant ses puits artésiens, dont l'application sera très utile aux armées en campagne. L'Empereur était assis dans un fauteuil de jardin, avec un chapeau rond, couleur d'amadou et une plume de je ne sais quel gibier passée dans le cordon. J'ai goûté de l'eau d'une des sources qui était fortement sulfureuse et je lui ai dit : Cela doit être bien salutaire, Sire, car c'est bien mauvais.

Puis, nous avons fait le tour de l'étang : c'est là que la tradition place la scène d'Henri IV relevant Sully : On croirait que je vous pardonne. Là, comme partout, des arbres gigantesques, à l'abri desquels les dames lisent et travaillent.

Point d'Impératrice au dîner d'hier. Elle souffre d'un gros rhume. Je me suis trouvé à table en face de l'Empereur, qui était en belle humeur. Il nous a conté le menu d'un dîner fait par Dumas et dans lequel figure une pieuvre rôtie. Le Prince impérial, qui était près de son père, s'est mêlé à la conversation et, se penchant tout à coup vers moi : Monsieur Feuillet, dit-on des combats navals ou des combats navaux ?Autant que possible, ni l'un ni l'autre, monseigneur ; et l'Empereur de rire de son bon rire d'enfant qui lui faisait sauter les épaules.

Comme on prenait le café, l'Empereur m'a appelé. — Vous m'avez envoyé les mémoires de Pontis qui m'amusent beaucoup. — J'en suis enchanté, Sire. — Je voudrais placer ce livre-là dans les bibliothèques militaires. Ce Pontis était un brave officier. Il a même de petites ruses de guerre qui seraient encore bonnes aujourd'hui ; me parlant de Pontis, l'Empereur prenait un œil affectueux et caressant. Il m'a encore entretenu longuement d'un ouvrage de M. Champollion sur Fontainebleau et qui lui parait excellent. Il a paru s'intéresser à quelques détails historiques que j'ai pu lui donner sur les fêtes de Louis XIV avec Henriette d'Angleterre et Mme de La Vallière à Saint-Germain, Chambord et Versailles, et comme je lui parlais d'un vieux livre d'estampes qui reproduisait l'état des résidences royales sous le grand Roi, il m'a prié de le lui porter aujourd'hui.

J'étais au fumoir, en train de causer avec de Piennes, quand on est venu nous chercher pour jouer aux petits papiers. L'Empereur et le prince étaient déjà installés dans le second salon devant une table chargée de canifs et de crayons. Chacun avait pris place, les uns directement devant la table, les mystérieux en arrière. — Madame de Sancy, dit l'Empereur, venez vous mettre à côté de moi. — Sire, je n'osais pas, dit Mme de Sancy, en quittant vivement la place qu'elle occupait prés de ton mari.

— Tout le monde, reprend l'Empereur, se met à côté de M. Feuillet et on m'abandonne ! Puis il écrit ses questions en tirant sa moustache. Il y a eu de très jolies réponses de lui et des autres. Chaque fois que la réponse était un peu remarquable, le prince criait : Monsieur Feuillet ! et le public se tournait vers moi d'un air congratulateur ; mais chaque fois, c'était une erreur, car mes réponses étaient de la dernière insignifiance. On a joué aussi à la dictée. C'était M. de Montbrun qui dictait des mots impossibles. Chacun écrivait en se torturant l'esprit. L'Empereur a fait onze fautes. Moi, je ne sais combien j'ai pu en faire. C'est Mme de Sancy qui a remporté la victoire.

Après quoi, on est entré dans le salon chinois pour prendre le thé. Les curiosités sont magnifiques, pagodes d'or et d'émail, idoles énormes, vases gigantesques étincelant à la lueur des lustres et des girandoles.

Pendant qu'on était en train de savourer son thé, on a reçu la nouvelle de l'élection du Jura, qui est détestable. L'avocat Grévy, candidat républicain, nommé par 22.000 voix contre 11.000, remplace M. de Toulongeon, attaché à la personne de l'Empereur. Il y a là un symptôme inquiétant. Le gentil petit prince ne se préoccupe guère de tout cela et trouve la vie superbe. Je la trouverai superbe aussi quand je te reverrai.

OCTAVE.

 

Fontainebleau, 1868.

MA BIEN CHÈRE ENFANT,

Comme je passais cette après-midi dans la cour de la Fontaine, j'ai vu un groupe de messieurs dont quelques-uns me semblaient jouer au bouchon. J'ai reconnu l'Empereur dans le groupe. Je me suis esquivé, mais j'ai trouvé Sa Majesté deux minutes plus tard auprès de ses puits et de ses pompes qui paraissent l'intéresser beaucoup. Il y avait huit pompes à la file l'une de l'autre. .L'Empereur s'est mis à pomper. L'Impératrice de même et tout l'entourage également, essayant de remplir le bassin qui est au-dessous. J'ai pompé comme les autres et j'avais du mérite, car je commençais un rhume et ces pompes bavaient fort. On pompait sur ses mains, sur ses pieds, sur son rhume, n'importe, on pompait toujours ; voilà les pompes de la Cour.

Je crois que cet exercice a mis l'Empereur en retard pour le dîner, aussi a-t-il été forcé de payer l'amende, comme cela se passe habituellement au château pour ceux qui manquent d'exactitude. L'amende est de cinquante centimes. Quand l'Impératrice est en retard, elle arrive avec sa pièce de dix sous dans un petit papier qu'elle remet en entrant au général Lepic. Elle fait cela avec un grand sérieux, comme si elle accomplissait un devoir.

La soirée s'est terminée par une loterie en l'honneur des Aguadoqui avaient passé la journée au palais. L'Empereur était allé lui-même acheter les lots. Il y en avait bien pour six à sept cents francs. C'était l'Empereur qui appelait les numéros d'une voix grave. Je n'ai gagné qu'un affreux porte-plume ; il y avait pourtant de jolis bibelots que j'enviais pour toi.

Nous avons fait hier vers quatre heures une nouvelle expédition aux Rochers. Elle a été fort rude et l'Impératrice y a laissé les derniers lambeaux de sa robe puce. Le prince était de la partie. Il est intrépide, très leste et très fort sur la gymnastique.

L'Impératrice avait réglé l'ordre de la marche. Corvisart en tête à cause de son talent pour découvrir les obstacles impossibles, Marie d'Albe ensuite comme la plus invincible des grimpeuses, puis le prince, puis moi et l'Impératrice. Le Prince a pour officier d'ordonnance en ce moment M. d'Espeuilles, beau garçon sympathique, franc, les cheveux en brosse, une belle tête militaire. Rien de plus amusant que de le voir avec son impérial baby. Il est impossible d'avoir l'air moins nourrice que M. d'Espeuilles, et ses soins pour son Prince. mêlés de rondeur, d'embarras et de délicatesse ont quelque chose de comique et de touchant.

L'Impératrice m'a paru un peu souffrante, et je crois qu'elle s'est trouvée à moitié mal sur le sommet des rochers. Elle s'est assise longtemps, silencieuse et l'œil vaguement fixé sur la ceinture sombre de la forêt. Mais elle ne se plaint jamais et on est forcé de deviner qu'elle souffre...

 

Fontainebleau, 1868.

Du cabinet de Diane (Signe de santé.)

Je dis signe de santé, parce que pour t'écrire du cabinet de Diane il faut que je me sois levé de bonne heure ; mais ce n'est pas du tout la faute de l'Impératrice si je jouis ce matin d'une santé de colibri. (Pourquoi de colibri) ?

Notre dernière excursion dans les rochers avait laissé çà et là des foulures et des courbatures, qui faisaient généralement désirer l'ajournement de toute fête analogue. Mais l'Impératrice, sollicitée par ses jeunes nièces, a résolu qu'on recommencerait cette expédition. Il avait plu tout le matin et le ciel, quand on s'est mis en voiture, était horriblement menaçant. N'importe. Sa Majesté Impériale ne recule devant rien. Elle jette même un regard tragique à ceux qui ont l'air de regretter que les voitures ne soient pas couvertes. On part. J'étais sur le premier banc de la seconde voiture, chargé do tourner la mécanique, et à côté de Mmes Redel et Le Breton. Derrière nous étaient Mlle, d'Albe et Mile de Larminat. Il faut te dire que Nigra, l'ambassadeur d'Italie, était de la partie et qu'on attendait le soir à dîner l'ambassadeur d'Angleterre et le ministre des affaires étrangères, lord Stanley, et que le dîner était fixé à sept heures moins le quart. Le ciel devenait de plus en plus noir et la promenade en voiture ayant déjà plus d'une heure, nous commencions à nous flatter que l'Impératrice, occupée de sa conversation avec Nigra, avait oublié les rochers, d'autant plus que le temps nécessaire pour une escalade semblait maintenant nous manquer. Comme-nous nous abandonnions à ces illusions, la pluie commence à tomber fort dru. Nous ouvrons les grands parapluies qui sont à poste fixe dans les courroies des voitures et nous voilà assez heureux. Bientôt le char à bancs de l'Impératrice s'arrête sous un gros arbre pour se mettre à l'abri. — Croyez-vous, crie l'Impératrice, qu'il y en ait pour longtemps ? On hoche la tête pour dire que cela paraît bien pris. Mme Le Breton tire sa montre et dit timidement : — Je ferai observer à Votre Majesté qu'il est cinq heures, que nous avons mis une heure à venir et que le dîner est pour sept heures moins le quart. Sur quoi l'Impératrice descend de voiture : — Alors, nous n'avons pas de temps à perdre, mettons-nous en marche. Et l'on se met en marche vers les rochers voisins, en regardant la pauvre Mme Le Breton qui n'a fait que hâter la catastrophe. II pleut à verse. Les parapluies restent dans les voitures et l'escalade commence à travers les rochers ruisselants, les hautes herbes et les-broussailles imprégnées de pluie. En quelques minutes, les robes, les habits n'ont plus figure humaine. Les chapeaux sont changés en gouttière, les bottines en galoches fangeuses, les gants en marmelade. On grimpe toujours. L'ambassadeur d'Italie suit gravement avec son beau chapeau noir lustré et défoncé par la pluie.

Cette pluie n'empêche pas la chaleur qui est accablante, et la sueur tombe de nos fronts avec l'eau du ciel. Je nageais dans mes bottines et, tout en prêtant la main à cette belle Impératrice, j'étais un peu tenté de ne pas la trouver aussi belle qu'à l'ordinaire.

Trois quarts d'heure de cette course folle, et juge dans quel état nous sommes revenus aux chars à bancs. On retourne les coussins changés en cuvettes, on s'enveloppe tout fumants dans les gros paletots d'hiver et on rentre au palais vers sept heures pour se mettre en grande toilette en l'honneur des Anglais.

J'ai pris mon temps, je t'assure, et il en fallait pour ôter mes vêtements collants et mes chaussures recroquevillées. Je me suis frotté des pieds à la tête comme si je sortais de ma douche et je suis rentré dans les salons illuminés. Sa Majesté 'est arrivée bientôt après, souriante et éblouissante en traîne et en diamants. Elle était à table entre lord Stanley, qui est un vigoureux milord blond, et lord Lyons, ambassadeur. Ces deux seigneurs paraissaient absolument sous le charme de Sa Majesté.

Un incident pénible a terminé la soirée. Corvisart a reçu de Saint-Cloud une dépêche qui le mandait en toute hâte auprès de son fils qui venait de faire une chute de cheval et s'était grièvement blessé. On mandait aussi Nélaton qui avait diné en qualité de sénateur nouvellement promu. Le pauvre Corvisart était fou de douleur.

Adieu, ma chère petite, je vis de tes lettres.

OCTAVE.

 

Fontainebleau 1868.

Encore une lettre gaie et heureuse de mon aimable femme, après une matinée gaie et heureuse que j'aurais voulu lui faire partager.

Il s'agissait d'une jolie promenade et d'une bonne action ; tu étais donc doublement appelée à cette petite fête.

Je t'ai dit que l'Empereur m'avait donné 600 francs pour un vieux curé. Ce curé est le curé de Beuvron. Je suis allé lui porter les 600 francs, à travers la forêt. Il faisait un petit temps d'automne frais et vif. La route était solitaire. Au bas d'une longue côte, je me suis trouvé dans la Vallée aux Cerfs, où j'ai cru voir passer Bas de Cuir et sa longue carabine, au milieu des clairières sombres rayées pourtant de jets lumineux. Bientôt j'ai aperçu le village noyé dans des pampres, la vieille église infirme et son presbytère à moitié ruiné. Le curé a reçu le don impérial en pleurant sur mes mains. — Ah ! monsieur, disait-il, que l'Empereur est bon. Nous allons boire quelque chose à sa santé, n'est-ce pas, monsieur ? J'ai consenti seulement à visiter son jardin et ses treilles de chasselas qui sont magnifiques. Il m'a donné un panier de raisins que j'offrirai aux Polignac....

Avant-hier les causeries se sont prolongées longtemps après minuit. L'Impératrice était aimable, rieuse, charmante. Elle disait cependant : — Je suis triste, c'est l'automne, car nous voilà en automne ! Je suis triste ! Mais elle était gaie. Elle avait rencontré dans l'escalier, en venant dîner ; un Monsieur qui s'était rangé en lui disant galamment : Passez, mademoiselle ! Puis, quand mademoiselle a passé, le monsieur galant a reconnu l'Impératrice et il court encore, disait-elle. Puis, elle répétait : Passez, mademoiselle ! en prenant un ton doux et avec une petite révérence.

Avant la causerie, nous avions fait une promenade en voiture avec postillons poudrés. Il y avait trois voitures. Dans la première, attelée de six chevaux, piaffant comme des diables : l'Empereur et l'Impératrice. Dans la seconde, Morio, Marnézia, Mlle Marion, Mme de Sancy et ton serviteur. Les petites d'Albe dans la troisième. Tout cela s'est ébranlé à grand bruit sur le pavé et sous les voûtes sonores. On franchit la grille. On bat aux champs et nous filons au grand 'trot le long de la treille célèbre. Nous sommes dans la campagne longeant les lisières de la forêt et des parcs, quelquefois traversant de petits villages blancs. Les habitants accourent sur les portes, agitent leurs chapeaux et crient : Vive l'Empereur !...

Hier, l'Impératrice a organisé un feu d'artifice sur l'étang et sous les bosquets qui font face au salon chinois. Toute la population de la ville avait été conviée et il était même venu beaucoup de monde de Paris. Les cours, les parterres, les terrasses, les avenues qui bordent l'étang ont été envahis par une foule immense aussitôt que Leurs Majestés et leurs convives ont eu traversé la cour de la Fontaine pour se renfermer dans l'enceinte du jardin anglais. L'Impératrice, appuyée sur la balustrade qui sépare le jardin de la cour, a fait gaiement la conversation avec la population enchantée et elle a entrepris en particulier un petit garçon de la plus humble condition, qui était ahuri de tant d'honneur.

Des cris tumultueux de vive l'Empereur nous ont fait retourner. C'était le collège de Melun qui venait d'être admis tout entier dans le jardin réservé. L'Empereur lui-même a arrangé cette masse d'enfants, petits et grands, et les a fait asseoir sur le talus gazonné de l'étang, devant les salons. Puis la nuit étant tout à fait tombée, on a vu l'Empereur sortir de son cabinet avec une flamme bleue dans ta main et un immense cri de : Vive l'Empereur ! est parti de toute cette foule perdue dans les ténèbres. Il s'est approché d'un poteau et a mis le feu à la fusée de signal qui s'est élevée majestueusement au-dessus des arbres. Au même instant tout le parc s'est illuminé de feux rouges, bleus, jaunes, argentés et des jets de feu, des cascades étincelantes ont jailli du sein même de l'onde, tout cela retombant en pluie d'or et de pierreries comme ces arbres fantastiques qu'on voit sur les laques du Japon. C'était vraiment le pays de la féerie. Des feux de Bengale brûlaient sans interruption dans les profondeurs des bosquets et y ouvraient des grottes enchantées, des perspectives aériennes. On y voyait passer sur l'étang, dans cette poussière de feu et dans ces nuages d'or, les petites barques des artificiers, habillés de blanc, pareils à des Génies. Les cygnes effarés apparaissaient comme de gros flocons neigeux, et toujours, sans intervalles, les explosions retombant en pluie d'étincelles, en lavés bleuâtres, en cendres lumineuses.

L'Impératrice se détachait sur ce fond d'apothéose comme dans son élément. Elle était muette de plaisir, disant seulement à demi-voix : On dirait les tableaux de Gustave Doré. Un bouquet idéal a terminé ce spectacle vraiment royal, puis, tout de suite, un bruit de fanfare a éclaté et une légion de fantômes à cheval portant des torches a défilé dans l'avenue de Maintenon, se dirigeant vers le palais. C'était le régiment des dragons de l'Impératrice qui lui faisait la surprise d'une retraite aux flambeaux.

On s'est transporté aussitôt à travers les salons et les escaliers sur le haut du grand perron en fer à cheval. Les cavaliers armés chacun d'une torche, la musiqua au milieu, ont débouché sous les voûtes et sont venus se ranger dans l'immense cour des adieux. Ils ont exécuté là une sorte de carrousel, pendant que les trompes de la vénerie et les fanfares du régiment jouaient alternativement. C'était étrange et superbe. Ces chevaux, ces lumières, ces casques se mêlant comme dans un tournoi donnaient l'illusion, avec le cadre de ce vieux palais, des fêtes magnifiques du temps des Valois.

Une belle soirée enfin et qui n'a eu pour moi qu'un point noir, c'était ton absence.

Octave FEUILLET.

 

En un mot, ce qu'on peut reprocher à cette cour, ce n'est pas tant d'avoir manqué de vertu que d'avoir manqué de grandeur et de majesté. On s'amusait un peu, dans les salons impériaux, comme on s'amuse dans l'hôtel d'un parvenu archimillionnaire. Le luxe qu'on y déployait sentait le clinquant, et la reine des fêtes y ressemblait moins à une souveraine qu'à une jolie bourgeoise enivrée de sa fortune.

Il ne faudrait cependant pas croire que le solennel ennui fût inconnu à la Cour. D'après la description qu'en fait M. Verly, fils du commandant des Cent-Gardes, le cérémonial des Tuileries ne ressemblait pas au sans-gêne de Compiègne :

Il y avait grand diner au 31 décembre tous les ans. Quand cette date tombait un vendredi, le menu était maigre.

A sept heures on pénétrait dans le salon Louis XIV, qui précédait la galerie de Diane. On se retrouvait là après s'être perdus de vue depuis l'année précédente et on échangeait les politesses banales obligatoires. Lorsque tous les invités étaient arrivés, Leurs Majestés, prévenues, faisaient leur entrée. Chacun avait les regards fixés sur la porte communiquant aux appartements particuliers de l'Impératrice. Enfin les deux battants s'ouvraient.

L'Empereur, ayant à son bras l'Impératrice, s'arrêtait quelques secondes sur le seuil, le temps de saluer et d'être salué de tous les assistants. Puis, quittant le bras de l'Empereur, la Souveraine allait ordinairement à M. Achille Fould ou à M. Rouher. L'Empereur disait un mot à une dame ou deux, les invités se divisaient des deux côtés du salon ; Leurs Majestés se retrouvaient à l'entrée de la galerie de Diane ; on la traversait, chaque dame au bras du cavalier désigné, et l'on pénétrait dans la salle du couvert.

Les dîners des Tuileries étaient superbement ordonnés ; les mets soignés : le seul reproche à leur faire, c'est que les menus brillaient quelque peu par la monotonie. Du reste, Leurs Majestés ne paraissaient guère attacher d'importance aux plats qui se succédaient sur la table. Le dîner ne durait jamais plus de trente-cinq minutes. Le café se servait dans le salon de Diane... et pendant une bonne heure et demie on y restait debout, chacun causant avec ses voisins ; en réalité on piétinait sur place.

Leurs Majestés faisaient en sens inverse le tour du salon, s'arrêtant devant chaque invité, disant un mot aimable. Les privilégiés du jour bénéficiaient d'une phrase au lieu d'un mot... L'Impératrice, en arrivant devant M. Rouher, causait ordinairement avec celui qu'on a si justement appelé le vice-empereur. Elle faisait signe aux dames de s'asseoir, puis, la causerie finie, les dames se levaient et elle continuait sa promenade... Vers dix heures Leurs Majestés rentraient dans leurs appartements... Elles n'avaient pas plutôt disparu, que c'était chez tous les assistants un Ah ! de soulagement discret, auquel succédait presque aussitôt une défilade générale ; on eut dit des écoliers prenant leur volée à l'heure de la récréation.

Le lendemain, ter janvier, avaient lieu aux Tuileries, le matin la messe, puis à une heure la réception du corps diplomatique, etc. et, le soir, à 9 heures, celle des dames.

Leurs Majestés étaient debout devant le trône, entourées de la famille impériale et des grands officiers de la couronne. Dans le bout de la salle, en face du trône, une masse compacte d'hommes d'Etat et d'officiers. Sur le côté droit, dans un grand salon, les dames en manteau de cour, une aigrette de plumes dans la coiffure.

Les portes s'ouvraient sur un signe du maitre des cérémonies et le défilé commençait.

Les dames s'avançaient une à une. Première révérence en entrant dans la salle du trône ; seconde révérence devant l'Impératrice ; troisième révérence devant l'Empereur ; enfin, en arrivant à la porte, quatrième et dernière révérence.

Le coup d'œil du salon de sortie était des plus curieux. Chaque dame, en y pénétrant, reprenait vivement de la main droite l'immense queue traînante de sa robe, la jetait sur son bras ou s'en couvrait les épaules ; elle faisait aussitôt avancer sa voiture et se sauvait en disant à ses voisines : Ouf ! à l'année prochaine ![8]

 

En apparence le couple impérial restait des plus unis. On rencontrait souvent Leurs Majestés se promenant aux Champs-Elysées, bras dessus, bras dessous, comme de simples particuliers. Néanmoins l'Empereur n'était point sans donner à sa compagne de fréquents sujets de plainte, tellement qu'elle fit une fugue de dépit en Ecosse[9], et une autre à une toute petite station balnéaire allemande, où nous avons dit que le vieux roi de Prusse vint galamment et paternellement la consoler.

Les souverains tiennent avant tout à la fidélité de leurs serviteurs : néanmoins, par un contresens auquel bien peu échappent, ils négligent de leur donner l'exemple. Jeune, Louis-Napoléon fut longtemps captivé par une Anglaise, miss Howard. Il la créa comtesse, acheta pour elle la terre de Bellegarde, à Versailles, et fit des prodigalités excessives, si l'on en croit les notes trouvées aux Tuileries, dans le cabinet de l'Empereur, au 4 septembre[10]. Plus tard, il se livra à d'autres aventures. On a beaucoup parlé de la belle comtesse de Castiglione, entremetteuse de la politique de M. de Cavour, et d'une actrice nommée Marguerite Bellanger, dans l'intrigue de laquelle se serait compromis un magistrat, M. Devienne, qui fut récompensé de sa complaisance par les hautes fonctions de président de la Cour de cassation. Mais les lettres qu'on a fait courir à ce sujet comme ayant été trouvées dans les papiers secrets de l'Empereur sont à bon droit suspectes ; rien n'en garantit l'authenticité. Ces fameux papiers du 4 septembre, des adversaires politiques irréconciliables, et généralement peu scrupuleux, ont bien pu en grossir le stock ou en dénaturer le texte.

Napoléon III, quoique ne pouvant se dissimuler ses torts, se montrait parfois très maussade à la suite des justes reproches de l'Impératrice. Il disait un jour à M. de Nieuwerkerke, surintendant des beaux-arts, en lui montrant la Clytemnestre du Salon carré, au Louvre : Voyez-vous, mon cher comte, les femmes, c'est l'idéal... en peinture !

L'avenir du jeune Prince impérial était, pour son père et pour sa mère, le sujet de trop justes préoccupations. Un incident rendu dramatique par les tendances de l'un et de l'autre à la superstition, remplit leurs âmes de sombres présages. L'Impératrice faisait exécuter pour la duchesse d'Albe, sa sœur, un tombeau en marbre. Aux quatre angles du monument, des anges veillaient sur la morte. Ils étaient représentés par les enfants de la duchesse et le Prince impérial. Or il arriva que la tête de l'ange, figurant le Prince, se détacha et roula sur le parquet. A cette vue l'Impératrice se recula et fut prise d'une crise nerveuse. L'Empereur se contint, mais il garda toujours le souvenir de cette scène. Il n'aimait pas qu'on la rappelât et, un jour qu'on en parlait devant lui et son fils, d'un geste instinctif il étendit son bras vers l'enfant, le ramena tendrement contre son cœur, comme pour le disputer à la mort, et ne reprit son calme qu'après avoir caressé longuement ses cheveux blonds.

Le jeune héritier de l'Empire était élevé assez virilement. Sa maison, bien plus restreinte que celle de ses parents, se composait d'un gouverneur, le général Frossard, qu'atteignirent bientôt de terribles revers ; d'un écuyer, le fidèle Bachon, et de quatre aides de camp dont deux, le commandant Charles Duperré et le lieutenant-colonel d'Espeuilles, ont parcouru une brillante carrière et sont devenus l'un général de division de cavalerie et commandant de corps d'armée, l'autre amiral. Pour précepteur, il avait un professeur de l'Université, M. Filon, agrégé des lettres.

L'Empereur, généralement, gâtait le jeune Prince. L'Impératrice, par contre, fut une mère sans défaillance. Elle affectait vis-à-vis de l'enfant une sévérité presque dure, mais salutaire dans un milieu amollissant.

Elle eut en cela bien du mérite, car il lui fallait lutter contre elle-même et contre tous. Un jour, -aux Tuileries, à la suite de ses jeux le petit Prince passant devant le factionnaire de service, au bas du grand escalier, se permit en sa malicieuse gaieté de le tourner quelque peu en ridicule le pauvre diable n'osait remuer, confus, vexé, figé, bref faisant si triste mine que les assistants se tordaient.

Mais en haut, sur le palier, quelqu'un se tenait immobile, écoutant ; et quand le jeune prince eut franchi l'étage, toujours riant, toujours suivi de la troupe en gaîté, —.tout à coup, levant les yeux, il resta comme pétrifié, lui et les autres. L'Impératrice était là, comme une apparition austère ; droite, l'air plus que sévère...

Sans un mot, elle descendit, prit son fils par la main, et toujours à la muette, elle arrêta l'enfant devant le soldat, cette fois rouge et balbutiant. La main sur l'épaule de l'enfant, elle le fit plier, et à genoux, humblement s'excuser du chagrin involontaire qu'il venait de causer.

Ce fut une scène charmante en son auguste simplicité : le pauvre homme se précipita vers le Prince et tout pleurant le releva. Tout le monde était attendri. — L'Impératrice seule resta impassible.

Elle sut donc habituer le Prince au respect, au travail et le mettre en garde contre les mille séductions qui l'environnaient. Elle lui inculqua de tels sentiments d'honneur, de droiture, de piété éclairée, qu'elle fit de. lui un homme, un homme de cœur et d'intelligence, dont la précoce disparition fut un deuil public aux yeux de tous ceux qui l'ont connu. Cependant, comme elle ne sut pas toujours avoir avec lui cet abandon maternel qui engendre non une irrespectueuse familiarité, mais la confiance et l'épanouissement, l'enfant resta triste et fut rarement heureux. Il avait l'âme fière et le cœur très aimant ; de là pour lui de fréquents mécomptes, aggravés encore, plus tard, par l'étroite dépendance et la gêne financière où le mit l'étrange testament paternel dont nous aurons à reparler. Ce fut ce qui le détermina à l'aventureuse et lointaine expédition dans laquelle il devait trouver la mort.

Une page d'un témoin, que nous avons cité déjà, achèvera ce tableau de la famille impériale à la veille des catastrophes :

Le 16 mars 1870 réunit à la chapelle des Tuileries, la Maison et quelques invités. Le Prince accomplissait sa quatorzième année. Il entendit la messe avec un profond et remarquable recueillement.

Après la cérémonie, au lieu de rentrer dans leurs appartements, Leurs Majestés vinrent, avec une grande affabilité, dire quelques mots aimables à tous les assistants. L'Impératrice avait retrouvé son visage des jours riants ; elle pria toutes les dames de venir passer la soirée aux Tuileries, en ayant bien soin d'amener leurs enfants. N'était-il pas juste que le jour de naissance de Loulou, comme elle appelait encore le jeune Prince, fût aussi une fête pour tous ceux de son âge ?

Le soir on joua des comédies, où Saint-Germain se surpassa, mais qui ne laissaient pas d'être d'un assez mauvais choix pour cet auditoire juvénile : En wagon, de Werconsin, et Adélaïde et Verinousse, du même auteur.

Ce fut une vraie soirée bourgeoise, d'où la dignité et la correction étaient absentes ; le prestige du trône semblait affaibli ; et cependant on ne pouvait rien préciser, on ne pouvait mettre un nom ou un motif sur le sentiment pénible qui étreignait tous les esprits. On n'articulait aucune plainte sérieuse, mais on chargeait de tout cela le grand coupable, Emile Ollivier. On se disait tout bas : La présence de cet homme près de l'Empereur est un grand malheur, sa place n'est pas aux Tuileries. On dirait toucher à un cataclysme !!! Quant à l'Empereur, il n'était radieux que lorsqu'il s'entretenait avec son fils ; mais l'intimité entre eux était extrême, leur confiance réciproque excitait l'admiration.

Après le spectacle, on dansa dans le salon voisin. C'était joie de voir tous ces ravissants visages d'enfants, fillettes et garçons, courant de l'un à l'autre, embrassés au passage par les Dames du Palais, par l'Impératrice elle-même qui prenait les plus petits et les asseyait sur ses genoux en leur disant des gentillesses...

Il nous souvient que ce soir-là, pendant un entr'acte entre deux comédies, nous, les grands garçons, déjà de l'âge du Prince, nous nous trouvions groupés dans une embrasure de fenêtre sur la droite ; nous étions là, Conneau, Fleury, de Bourgoing, Mariani, l'auteur de ces lignes, et d'autres dont le nom nous échappe. L'Empereur vint à passer devant nous.

Le Souverain vieilli, visiblement fatigué, marchait d'un pas traînant et inégal ; il s'arrêta en considérant notre jeune groupe, il s'amusa à nous tapoter les joues.

Quelle belle journée ! dit-il de sa voix lasse. — Jeunesse pour le Prince ! répartit le chambellan Mariani. — Qui sait ?... qui sait ?... murmura Napoléon III. Et nous avons encore en nos yeux la vision très nette des longs regards presque éteints du fils de la reine Hortense, s'égarant au-dessus de nos insouciantes têtes, et semblant chercher là-bas, tout là-bas, dans le sombre avenir.

Puis il repartit en sa marche nonchalante, et nous n'aperçûmes plus qu'un dos voûté, revêtu de l'habit bleu barbeau, ondulant à travers les vagues humaines de la cohue des courtisans.

A onze heures, une voix sèche et dominatrice s'adressant au prince Impérial scanda : Loulou, il est onze heures, il faut se retirer ! L'Impératrice avait ordonné, et le jeune Prince, après un adieu à chacun de nous, rentra dans ses appartements.

La fête était finie ; le prochain anniversaire devait être célébré sur la terre d'exil[11].

 

 

 



[1] Un ancien directeur de la Sûreté publique, M. Macé, a dépeint d'une façon amusante dans Mes lundis en prison, celte sorte de prison d'opéra-comique où les gens de lettres et hommes politiques étaient heureux d'aller faire un livre en paix, car ils y jouissaient de l'inestimable avantage d'avoir un gite sans être troublés par la fâcheuse préoccupation du terme à payer.

M. Macé nous raconte l'histoire très amusante arrivée précisément à Jules Vallès. L'auteur des Réfractaires se présente un jour au greffe de la prison pour voir son ami Vermorel, détenu pour cause politique. Le futur membre de la Commune occupait la chambre la plus confortable du Pavillon des Princes. Mais sa qualité de prisonnier ne l'empêchait pas de se promener librement dans Paris. Au début, pour la forme, un agent de la sûreté, muni d'un ordre d'extraction, se présentait chaque matin au greffe, et rendait à la liberté, pour la journée, ce martyr de l'idée socialiste.

Le soir, l'agent attendait son détenu au coin de la rue Lacépède, l'accompagnait jusqu'à sa cellule et fumait avec lui un fraternel cigare. Peu à peu, en présence de l'exactitude exemplaire de Vermorel, on eu était arrivé à supprimer l'agent. Et le pauvre directeur qui, lui. ne pouvait pas bouger, chargeait le prisonnier libre de ses menues commissions dans Paris.

Un jour, à trois heures. Vallès se présente, et demande à voir Vermorel. — Il est absent, répond le brigadier. — Pas possible ! Il m'a pourtant donné rendez-vous. — Il va peut-être revenir. Habituellement, ajoute l'admirable geôlier, il vient prendre son courrier entre quatre et cinq heures (!!!)

Vallès dissimula sa stupéfaction et dit : — Je vais aller voir à la bibliothèque Sainte-Geneviève. S'il rentre, priez-le de m'attendre.

Quand Vallès revint, Vermorel était de retour. Seulement, comme il manquait je ne sais quelle signature au permis dont Vallès était porteur, le brigadier, à cheval sur la consigne, lui refusa l'entrée.

Alors le visiteur eut une inspiration de génie — Puisque je ne peux pas entrer, répondit-il, dites à Vermorel de sortir avec moi.

Le brigadier n'y vit pas d'inconvénient, et Vermorel assista le soir, avec son ami, à une première de l'Opéra-Comique !

[2] Journal de Fidus, IV, p. 27.

[3] Lors de la dissolution de la Société de Saint-Vincent-de-Paul par M. de Persigny, une petite conférence de province dont faisait partie l'auteur de ce livre, comptait sept fonctionnaires, lui compris. Un seul eut la faiblesse de se retirer ; les six autres ne furent pas autrement molestés. Lorsque la troisième république a non pas dissous la même société mais, tout en paraissant la laisser libre, fait connaitre à ses fonctionnaires son déplaisir de les y voir, ça été une débandade universelle. Par contre, on s'est précipité dans les loges maçonniques.

Au moment même où nous écrivons, combien compte-t-on de fils et de filles de fonctionnaires ou d'employés dans les collèges ou écoles libres ? En beaucoup d'endroits pas un. Du cantonnier à l'ingénieur et du copiste de sous-préfecture ou de mairie au directeur de grande administration, tous se sont laissé imposer par l'Etat le choix des maitres et de la méthode d'éducation pour ce qu'ils ont de plus précieux : leurs enfants. Et la plupart attendent d'être à la retraite pour se montrer ce qu'ils sont restés au fond, et retourner aux œuvres catholiques et à la grand'messe... à moins que l'habitude prise de subordonner la conscience à l'intérêt de carrière, et la crainte de compromettre dans son avancement un fils, un neveu ou un cousin esclave, lui aussi, de l'Etat, ne soient assez fortes pour faire ajourner jusqu'au lit de mort la profession publique de christianisme.

[4] M. Jayr vit encore au moment où nous réimprimons (1898), et c'est lui qui nous a raconté cet incident.

[5] Nous devons remarquer cependant que Persigny, au fond, n'était pas un impie. M. de Falloux raconte dans ses Mémoires qu'il lui demanda d'être le parrain de son fils, afin que cet enfant eût un parrain sérieusement chrétien. Persigny était, à proprement parler, un incohérent ; mais l'Empereur excusait tout en lui à cause de sa fidélité.

[6] L'anecdote est racontée par le général de Balliencourt, Feuillets militaires.

[7] A peine nommé, Sainte-Beuve prit une attitude indépendante, bientôt même hostile, se faisant au Sénat l'avocat de l'athéisme, donnant au prince Napoléon un diner gras le jour du Vendredi-Saint, et finissant en 1869 par passer au Temps, journal d'opposition, ce qui fit grand scandale dans les régions officielles et le brouilla avec la princesse Mathilde.

Admirable talent, mais caractère bien méprisable que Sainte-Beuve ! L'habileté eut consisté à faire de lui éternellement un sénateur... en expectative. Les sollicitations incessantes du Palais-Royal ne le permirent pas et à peine en possession des avantages positifs qu'assurait une haute situation officielle qu'il ne pouvait songer à dépasser, il chercha à les compléter par les agréments de la popularité qu'assure l'opposition.

Axiome : On s'attache les hommes par l'espérance du bien qu'on leur fait attendre, non par le souvenir de celui qu'on leur a fait. Mettre le comble à leur gratitude, c'est exposer les trois quarts d'entr'eux à n'en avoir aucune.

Le premier dîner de Vendredi-Saint chez Sainte-Beuve n'avait pas eu d'abord, parait-il, le caractère d'une bravade intentionnelle ; c'était une simple inadvertance dans le choix d'un jour auquel on avait dû se tenir ensuite ; en raison des convenances du prince. Sainte-Beuve l'affirma au Président du Sénat.

Mais ensuite ?...

A ses funérailles, en octobre 1869, aucun prêtre, aucune députation officielle, Les meneurs du quartier latin hésitèrent à se joindre au convoi. Il était sénateur, objectèrent les uns. Oh ! si peu, répliquèrent les autres. Cette dernière réflexion es décida.

[8] De Notre-Dame au Zululand, par Albert Verly.

[9] C'est le voyage dont il est parlé dans la première lettre d'Octave Feuillet.

[10] Entre autres celle-ci :

Note des sommes payées à Miss Howard depuis le 4 mars 1854, jusqu'au 1er janvier 1856. — J'ai donné :

1.000.000 le 24 mars 1853, suivant reçu ;

1.500.000 le 31 janvier 1854.

1.414.000 en rente sur 1'Etat.

585.000 id.

950.000 en paiement du mois.

Total : 5.449.000

NAPOLÉON.

[11] De Notre-Dame au Zoulouland, par Albert Verly.