HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIII. — MENTANA. - DISCUSSIONS AU CORPS LÉGISLATIF. - COURONNEMENT DE L'EDIFICE ; MINISTÈRE OLLIVIER ; PLÉBISCITE. - LE CONCILE.

 

 

Les illusions de Napoléon III, tout à fait dissipées du côté de l'Allemagne, commencèrent à disparaitre aussi du côté de l'Italie, à la fin de 1867.

Il avait retiré ses troupes de Rome, en vertu de la Convention de septembre 1865 ; mais en s'éloignant, il avait autorisé la création, sous un chef désigné par lui, d'un corps de volontaires, pris en grande partie dans l'armée française, qui devait veiller auprès du Pape. Ce corps avait reçu le nom de légion d'Antibes, du nom de la ville où il s'était formé. Pie IX pouvait en outre compter sur l'armée romaine proprement dite, diminuée en nombre, mais épurée.

C'était beaucoup plus qu'il n'en fallait pour maintenir la tranquillité intérieure, à supposer qu'aucune agression ne vint du dehors. Mais la révolution et les Piémontais, en transférant leur capitale à Florence, n'avaient jamais caché qu'ils ne voyaient là qu'un établissement provisoire et un acheminement vers Rome. Napoléon III n'ignorait point cette détermination ; elle avait été proclamée assez souvent et assez haut au Parlement italien ; mais il feignait de l'ignorer, it comptait sur le temps, sur le hasard, pour arranger toutes choses, lorsque subitement Victor-Emmanuel parut manquer de patience et lança de nouveau son faucon de 1860 ; c'est ainsi que M. Thiers, à la tribune française, qualifia spirituellement Garibaldi : Victor-Emmanuel chasse au faucon avec Garibaldi ; il le lance, il le rappelle, il le désavoue et le gronde, il lui arrache la proie ; ce n'est que dans le cas d'extrême nécessité qu'il l'aide à la saisir ; mais il la garde.

Garibaldi se mit à ouvrir publiquement en Italie des souscriptions et des enrôlements. Les magasins du gouvernement étaient à sa disposition, comme autrefois pour l'aider à habiller et armer les mille de Sicile ; de nombreux officiers ou soldats de l'armée régulière s'engageaient parmi ses volontaires, sans même se donner la peine de changer leurs pantalons d'uniformes ni de cacher leurs armes d'ordonnance. Les municipalités votaient des subsides, les chemins de fer fournissaient des trains spéciaux ; on était revenu aux beaux jours de Marsala et de Gaëte ; Victor-Emmanuel, trompé sans doute par quelque faux renseignement de son gendre, croyait Napoléon III disposé à répéter : Faites, mais faites vite. Il lui fallut quelque temps pour se détromper.

Au milieu de ces actes manifestes de complicité, il envoyait à Paris protestations sur protestations. Il n'entendait nullement, disait-il, se dégager de la Convention du 15 septembre, et l'on pouvait s'en remettre à lui pour arrêter les agitateurs et réprimer, fût-ce par la force, toute violation du territoire pontifical. Il ne se contentait point de parler : il agissait comme il savait le faire. Garibaldi se vit interner dans son Ile de Caprera, mais il s'échappa au bon moment, à travers les sept vaisseaux qui le gardaient. Alors un mandat d'arrêt fut lancé contre lui ; on le chercha activement à Gênes, à Turin, partout, excepté à Florence où il haranguait la foule en pleine place publique, sous les fenêtres du roi ; puis, lorsqu'on s'avisa de l'arrêter à Florence, il se trouva qu'il venait de partir pour la frontière romaine, par train spécial, avec tout un état-major. On voulut user du télégraphe pour faire rétrograder le train ; mais le télégraphe se rompit : ces mésaventures là n'arrivent qu'à nous ! s'écria avec un plaisant désappointement le ministre italien Ratazzi. On envoya un autre train à la poursuite du premier ; ce train trouva la voie obstruée et dut rétrograder, peut-être par la faute d'employés indociles. Le gouvernement ne négligea pas d'ouvrir une enquête immédiate sur ce point, et jura de punir le coupable, s'il y avait lieu. Que pouvait-on lui demander de plus ?

Pendant cet échange de notes diplomatiques, dignes d'un vaudeville, Garibaldi et les siens pénétraient de tous côtés dans l'Etat pontifical. Battus sur quelques points, ils venaient se reformer derrière les Piémontais ; vainqueurs sur d'autres, ils avançaient toujours. La terreur était dans Rome, où quelques-uns d'entre eux faisaient sauter la caserne Serristori. En France, le cri unanime de la conscience publique accusait l'Empereur. Un petit corps d'armée avait été rassemblé à Toulon. L'ordre arriva de l'embarquer et de le diriger sur Civita-Vecchia. Les catholiques respirèrent. Mais sur de nouvelles assurances calmantes venues de Florence, contre-ordre fut donné ; l'embarquement était accompli, mais le débarquement fut suspendu. Victor-Emmanuel et Ratazzi donnaient purement et simplement une nouvelle représentation de la tragi-comédie de 1860, sans avoir pris la peine de revoir et de corriger le libretto de M. de Cavour ; Victor-Emmanuel écrivit à l'Empereur :

Florence, 27 octobre 1867.

Au moment que Votre Majesté croit devoir occuper, malgré mes observations, Civita-Vecchia, l'état de choses établi par la Convention se trouve changé. lin conséquence, j'ai donné ordre à mes troupes qui se trouvent à la frontière de s'avancer sur le territoire romain et d'y concourir au rétablissement de l'ordre et de la légalité. Comme Votre Majesté le reconnaît, cette intervention n'a rien d'hostile envers la France... Mes troupes éviteront tout conflit avec les vôtres... Mais si vous voulez arrêter le débarquement, je serai encore à temps moi-même pour contremander l'ordre que j'ai donné.

VICTOR-EMMANUEL.

 

La ruse était usée, pour avoir trop servi : En apprenant l'entrée de Cialdini et de 60.000 Italiens sur le territoire pontifical, tous ceux qui avaient le moindre souci de probité et d'honneur français crurent que c'en était fait et se résignèrent, dans un sombre silence.

Les indifférents eux-mêmes étaient écœurés. A Paris, sur les boulevards, on ne s'abordait que pour se demander jusqu'où nous mèneraient ces farceurs d'Italiens ; on ne les nommait plus autrement. Les ennemis du Pape, qui ne l'étaient pas moins de l'Empereur, riaient, mais sous cape. Les députés, ou protestaient avec les catholiques, ou n'osaient se montrer ; les ministres se taisaient... L'armée de Toulon partit. Elle avait pour commandant en chef le général de Failly ; elle débarqua à Civita-Vecchia, le 20 octobre.

Il était temps. La veille, Garibaldi, à la tête de 5.400 de ses aventuriers, avait enlevé, après trois jours de siège, la petite ville de Monte-Rotondo, défendue par 350 pontificaux, à cinq lieues seulement de Rome. Le général Kanzler partait pour la reprendre ; il avait avec lui 3.000 hommes de la légion d'Antibes. Venez, dit-il aux généraux français de Failly et de Polhès, et à M. Emile Keller, venu pour organiser les ambulances, j'espère que nous n'aurons pas besoin de vous ; mais vous verrez qu'on ne se bat pas moins bien au cri de Vive Pie IX qu'à celui de Vive l'Empereur !

Le lieutenant-colonel pontifical de Charette, un des vétérans de Castelfidardo, le même qui devait s'illustrer encore à Patay et au Mans, rencontra l'ennemi le 3 octobre et engagea l'action, à peu de distance du bourg de Mentana, l'ancienne Nomentum, qui donna jadis son nom à la voie Nomentane. Garibaldi avait maintenant de dix à douze mille hommes. Il les embusqua sur des mamelons couverts de bois ou les dissémina dans les haies. Les pontificaux tiraillèrent d'abord contre cet ennemi invisible ; puis voyant qu'ils n'avançaient à rien, se massèrent et s'élancèrent à la baïonnette.

De haie en haie et de mamelon en mamelon ils passaient comme un ouragan ; rien ne leur résistait, mais l'ennemi, trop supérieur en nombre, se reformait sur leurs côtés ou derrière eux. Arrivés devant la position centrale, marquée par le château de Monte-Rotondo, jamais ils n'auraient pu l'enlever à eux tout seuls. Les Français, campés à quelques kilomètres de là, ne purent les voir plier et, sans ordre de leurs chefs, s'entraînant les uns les autres, ils se portèrent spontanément à leur secours et décidèrent de la victoire. Le colonel Saussier, du 29e de ligne, depuis général en chef de l'armée de Paris, les suivit plus qu'il ne les entraîna, mais fit bravement son devoir. Les chassepots partirent tout seuls. C'était la première fois qu'on s'en servait. Le général de Failly, dans son rapport, raconta qu'ils avaient fait merveille ; phrase qui déplut fort au Palais-Royal, et même aux Tuileries, et qui fut vivement reprochée à son auteur.

Garibaldi et ses fils disparurent à la faveur de la nuit et repassèrent la frontière ; c'était l'important. Cialdini l'imita, dès qu'il fut certain que les chassepots avaient parlé, que ce n'était pas une simple menace.

La victoire avait peu coûté, grâce à la rapidité de l'élan. Les Français n'eurent que deux tués, et trente-huit blessés, dont deux officiers ; les Pontificaux perdirent cent quarante-trois hommes, tant tués que blessés. Les garibaldiens prisonniers furent tous remis en liberté au bout de quelques jours, ce qui produisit un singulier contraste avec les implacables vengeances des généraux piémontais dans les Romagnes et les Abruzzes. Deux hommes seulement furent exceptés de l'amnistie ; ce furent les auteurs de l'explosion de la caserne Serristori, nommés Monti et Tognetti. Ils subirent la peine capitale et, une chose que la postérité aura de la peine à croire, c'est que, le lendemain, la Chambre des députés de Florence osa protester solennellement contre cette exécution, bien que le crime eût fait plusieurs victimes, et que les coupables eussent avoué, en demandant pardon à Dieu et aux hommes.

Les sociétés secrètes ouvrirent une souscription pour les veuves des suppliciés ; Victor-Emmanuel s'y associa, et l'on vit un roi glorifier ainsi les gens qui font sauter les casernes. Il est vrai que ce roi était le même qui, en vertu d'un décret rendu par Garibaldi à Naples en 1861, pensionnait la veuve du régicide Agésilas Milano.

Pie IX entendait autrement les devoirs de la royauté ; il sentit que le forfait de Monti et de Tognetti réclamait un exemple, et il fut inexorable : Un roi, disait-il, doit justice à tout le monde, à commencer par les honnêtes gens, et voilà pourquoi il ne faut pas que les assassins puissent compter sur l'impunité.

Quinze jours après l'affaire de Mentana, rencontrant le général de Failly, un cardinal français, dom Pitra, crut devoir le complimenter : Vous êtes arrivés bien à temps, lui disait-il. — Nous sommes arrivés beaucoup trop tôt ! répondit avec humeur de Failly, qui était un brave soldat, mais viveur, et plus courtisan que général.

On fut plusieurs jours en France avant de connaître toute la vérité. On savait que Garibaldi avait été battu à Mentana, mais on ignorait si et dans quelle mesure l'armée française avait contribué à sa défaite. Il semblait que le gouvernement français redoutât de l'avouer. Lorsque, par la publication du rapport officiel du général, le doute cessa d'être possible, ce fut une explosion de rage dans le parti maçonnique. La Révolution avait jusque-là ménagé Napoléon III comme un instrument docile et précieux ; elle ne lui pardonna point Mentana. Mais la France honnête et loyale, la vraie France pensait autrement que les sociétés secrètes. Loin de regretter 4 ce qui venait d'avoir lieu, elle craignait que ce ne fût trop peu. En effet, Cialdini avait pu ramener, piteusement mais tranquillement, les troupes italiennes sur le territoire italien, sans que personne demandât compte aux violateurs de la convention de septembre. Ratazzi, à la vérité, avait donné sa démission ; mais son successeur, M. Menabrea, avait débuté en affirmant plus que jamais les droits de l'Italie sur Rome. Les ministres français continuaient à parler de l'unité italienne avec la même complaisance que depuis huit ans, et les journaux de la démagogie, qui étaient en même temps ceux du prince Napoléon, se remettaient à réclamer le prompt retour des troupes françaises de Rome, toujours en vertu de cette fameuse convention qui, parait-il, obligeait la France sans obliger l'Italie.

Le Corps législatif s'émut. Non seulement les députés franchement catholiques, qui avaient l'habitude de se séparer du gouvernement sur la question romaine, mais nombre de ceux qui, plus ou moins hésitants en paroles, n'avaient jamais laissé paraître la moindre indocilité au moment du vote, résolurent de forcer enfin le gouvernement à formuler des résolutions nettes et précises.

Le 3 décembre, M. de Moustier, ministre des affaires étrangères, monta à la tribune et déclara que tout était heureusement terminé dans l'Etat pontifical, et que l'exécution ultérieure de la convention serait confiée à la loyauté du gouvernement italien. Une vive surprise, qui se trahit par des murmures, accueillit cette déclaration très inattendue.

M. Thiers lui répondit, le lendemain 4, et, dans un de ses plus beaux discours, il marqua impitoyablement du fer rouge de son ironie la conduite que le gouvernement de l'Empire avait tenue envers le Pape. Il le montra laissant constamment -violer le traité de Zurich qui était son œuvre, et n'opposant jamais que d'impuissantes protestations aux envahissements successifs par lesquels le Piémont était arrivé à s'annexer toute l'Italie, sauf Rome et sa banlieue. Ce fut alors qu'il montra Victor-Emmanuel chassant au faucon avec Garibaldi, en lui permettant d'envahir des provinces et des royaumes en l'y aidant même, pour les lui prendre ensuite, sous prétexte de les arracher à la Révolution.

La France, dit-il, a tous les droits envers l'Italie qui, sans elle, n'existerait pas, et les plus grands devoirs envers la Papauté ; ses droits et sa force lui permettent de faire prévaloir ses conseils ; ses devoirs l'obligent à réparer le mal causé au Saint-Siège par sa politique. Le gouvernement français paraît avoir oublié ces deux choses ; ou s'il ne les a pas oubliés, il les intervertit. Cinquante mille hommes et quatre cents millions sacrifiés par nous pour l'Italie, au détriment de notre sûreté, de notre grandeur et du repos de nos descendants, ne nous ont valu ni la reconnaissance des Italiens, ni la moindre autorité dans leurs conseils. Ils ont envahi malgré nous la Romagne, les Marches, l'Ombrie ; ils envahiront de même le peu qui reste au Pape. A chaque étape nous leur crions de s'arrêter. Ils répondent : Oui ! et ils continuent, et ai nous apparaissons alors nous-mêmes, c'est pour-les garantir contre toute pression étrangère qui aurait pour résultat de les faire repentir de ne nous avoir pas écoutés.

 

Enfin, après avoir énuméré les fautes commises, M. Thiers .adjura le gouvernement, au nom du plus évident intérêt de la France, de n'y pas ajouter celle de consommer l'unité italienne, de ne pas abandonner la Papauté, dont la protection est un des éléments de notre force dans le monde, de ne pas achever de briser le cœur d'un auguste vieillard, qui jamais ne nous avait donné de sujet de plainte.

Jules Favre eut l'impudeur de développer une interpellation en sens opposé, et de chercher à justifier ; il plaignit les vaincus de Monte-Rotondo, tombés comme les épis sous la faux du moissonneur ; la question de provocation et de droit lui échappa complètement. Mais les sophismes du rhéteur ne trouvaient plus d'échos. Au contraire, la parole incisive, pressante, irréfragable de M. Thiers fut accueillie par une telle unanimité d'enthousiasme, qu'elle sembla avoir exprimé avec éclat les sentiments du pays. L'Empereur parut profondément contrarié, tellement que son visage ordinairement impassible, trahit son émotion. Résister semblait impossible ; il .fallait rentrer dans le courant ; pour cela, un habile coup de barre était nécessaire ; M. Rouher, ministre d'Etat, fut chargé de le donner.

Le 5, il essaya de justifier le passé, dans un long discours où il repoussa les conclusions de l'un comme de l'autre des orateurs de la veille. Il s'enferma de nouveau dans cette incroyable chimère de ne sacrifier ni l'unité italienne à la Papauté temporelle, ni la Papauté temporelle à l'unité italienne. De nombreux murmures protestèrent contre l'injurieuse égalité qu'on mettait entre les droits de l'Italie et ceux du Pape, entre l'agresseur et la victime. M. Rouher sentit que la majorité allait lui fausser compagnie. Il se retourna vers Jules Favre et lui déclara qu'il n'était d'accord avec lui sur aucun point. Ensuite, s'adressant aux conservateurs, il prononça ces paroles mémorables :

Nous le déclarons au nom du Gouvernement français, l'Italie ne s'emparera pas de Rome ! Jamais (voix nombreuses : Non, jamais, jamais !) jamais la France ne supportera cette violence faite à son honneur et à la catholicité ! Elle demandera à l'Italie l'énergique application de la Convention du 15 septembre, et si cette Convention ne rencontre pas dans l'avenir son efficacité, elle y suppléera elle-même. Est-ce clair ?

 

Pressé par Berryer et afin de dissiper toute équivoque, il remonta à la tribune et ajouta : Quand j'ai dit Rome, j'ai parlé de la capitale et du territoire actuel, et je comprends dans la défense du pouvoir temporel du Pape le territoire actuel dans toute son intégrité.

Des acclamations prolongées accueillirent cette déclaration, et le vote fut presqu'unanime. La volonté de la France s'imposait enfin à son despote ; trop tard, malheureusement, pour elle et pour lui.

On aurait pu croire que les autres discussions, une fois la principale tranchée, perdraient de leur intérêt. II n'en fut rien, pas plus au Sénat, où le baron Dupin, le cardinal de Bonnechose et l'archevêque de Paris réfutèrent de haut les lieux communs de M. Rouland, qu'au Corps législatif, où M. Chesnelong, le comte de la Tour, le baron de Benoist et M. Lanjuinais montrèrent le danger des théories creuses de MM. Emile Ollivier, Jules Simon, Guéroult, Garnier-Pagès. La confusion établie par M. Emile Ollivier entre l'humanitarisme et la politique fit bondir M. Thiers sur son banc. Il demanda à l'orateur ce qu'il faisait des leçons de l'histoire :

Au Corps législatif, s'écria-t-il, on se montre tantôt Italiens, tantôt Allemands, jamais Français... Je vous demande pardon de mon ,émotion ; mais enfin, si en Allemagne, on était Français, si en Italie on était Français, je comprendrais que nous prissions fait et cause, en France, pour les Italiens et les Allemands ; mais comme en Allemagne on est Allemand, comme on est Italien en Italie, il faut être Français en France. Vous déchirez notre histoire !

 

Emile Ollivier n'en soutint pas moins qu'il fallait seconder l'aspiration des peuples vers l'indépendance et l'unité ; il affirma que s'il existe aujourd'hui en Italie et en Prusse un sentiment de colère contre la France, c'est précisément parce qu'on présente à ces deux pays une France jalouse, mesquine, inquiète, au lieu d'une France généreuse et libérale. Il appela en témoignage, à l'appui de son sentiment, Henri IV et l'Assemblée constituante. Il n'avait pas fini que M. Thiers se présentait de nouveau à la tribune :

Je dois, dit-il, des excuses à M. Ollivier pour l'avoir interrompu. Je le prie de croire que, s'il s'était agi de moi, certainement je n'aurais jamais songé à l'interrompre ; mais j'ai entendu exprimer ici des idées que je combats depuis plusieurs années, et qui, selon moi, sont la cause de notre triste situation ; et quand je les ai entendu formuler à la tribune avec une grande bonne foi, mais avec une étrange inconscience, j'ai été saisi d'un tremblement dont je n'ai pas été le maitre. Comment ! on vient soutenir ici tantôt l'intérêt de l'Allemagne, tantôt l'intérêt de l'Italie, à ce point qu'on pourrait se croire au parlement de Berlin ou à celui de Turin ! N'y aurait-il donc de droits que pour l'Italie ou pour l'Allemagne ? Si vos doctrines sont vraies, s'il suffit d'un prétendu vœu des peuples pour changer l'état du monde, demain le roi de Prusse peut détrôner un roi de plus, par exemple celui de Bavière, et vous n'avez pas une objection à élever ! Songez donc qu'en raisonnant ainsi vous désarmez la France ; qu'il n'y a plus de ministère des affaires étrangères, plus de politique possible. Je ne blâme pas l'ambition chez les grandes nations ; ce que je blâme. c'est la sottise, la duperie des nations qui se prêtent à tout ce que méditent leurs ennemis.

— Dites la générosité ! interrompit M. Emile Ollivier.

— Je ne fais pas fi des sentiments de générosité, répondit l'illustre patriote ; mais ce que je vous déclare, c'est que, en politique, ce sont là des mots, et non des choses. Si les chrétiens qui habitent l'Orient venaient, en vertu de votre principe, se jeter dans les bras de la Russie, est-ce que vous y consentiriez ? Est-ce que l'Angleterre, l'Autriche y consentiraient ? Si ce que vous dites a le moindre fondement, la Russie a le droit de prendre cent millions d'hommes en Europe, et d'étendre son empire jusqu'à Constantinople Je vous défie de nier cette vérité.

 

On eût dit que M. Thiers avait devant lui non plus M. Ollivier, mais l'impérial rêveur dont M. Ollivier adoptait trop spontanément les dangereuses chimères, et que sa voix, à travers les murs du Palais-Bourbon, visait à retentir, surtout au ministère du quai d'Orsay et aux Tuileries. Il s'arrêta quelques instants, comme accablé de tristesse à la vue des conséquences de ces erreurs prodigieuses qui avaient cours chez l'Empereur et chez ceux qui le servaient. Ensuite il reprit :

Oui, excusez mon émotion. Mais quand je vois la politique de mon pays défigurée, quand je la vois s'égarer dans des erreurs stériles, j'en suis indigné et désolé. Comment ! vous croyez continuer la politique de Henri IV, la politique de la Révolution. Mais tout est erreur dans cette appréciation, tout est erreur, entendez-vous ?...

Quelle est notre situation ? Nous sommes en présence de voisins sans scrupules, qui étendent la main sur toutes les couronnes moyennant qu'il y ait un prétexte quelconque, ou conformité de langue, ou conformité de territoire, ou conformité d'origine. Voilà où est le danger de la France et de l'Europe ! Voilà contre quoi il faut protester aujourd'hui.

Je proteste, quant à moi, et je protesterai jusqu'à l'extinction de mes forces contre cette politique déplorable, à laquelle nous devons notre situation présente : cette politique des nationalités, des agglomérations, que nous avons eu la folie de professer sans pouvoir l'appliquer, tandis que les autres, eux, la pratiquaient en la professant. Si vous êtes conséquents, le monde est perdu : car il y aura deux immenses Etats sur le continent, l'un de soixante-dix millions et l'autre de cent vingt millions d'hommes, lesquels vont absorber tous les petits. Ces idées sont déplorables. Nous en recueillons les tristes conséquences aujourd'hui, et nous les recueillerons bien plus largement plus tard. Je dis que le rôle vrai de la France, celui qui a fait sa gloire dans le monde, rôle vraiment généreux, c'est qu'elle a dans tous les temps soutenu les petits Etats, soit sur le continent, soit sur les mers, contre ceux qui voulaient les absorber. Et c'est cette politique que je viens réhabiliter devant vous...

Ai-je besoin de vous développer les résultats de la politique nouvelle suivie depuis quelques années ?... Nous en sommes à ne plus pouvoir avoir la paix qu'à la condition de tout souffrir ; la France n'est plus regardée dans le monde. Au Mexique nous nous sommes retirés sur la sommation des Américains ; et maintenant, devant l'Allemagne, qui vient d'accomplir la plus grande révolution des temps modernes, nous dirions : Faites ce qui vous conviendra ! Puis, placés en face de l'Italie, où il ne reste plus qu'un malheureux territoire qui peut à peine suffire à l'alimentation du Pape, pour ce petit territoire, que nous avons sauvegardé, que nous avons couvert de notre signature, nous dirions à l'Italie : Faites, faites ce qu'il vous plaira !... Mais je vous le demande, que deviendrait la France si elle disait à tout le monde : Faites ce qu'il vous plaira ?... C'est là pour moi un sujet de douleur profonde, et c'est ce qui m'a arraché à mon banc, où j'eusse voulu demeurer tranquille, et ne pas vous faire entendre encore une fois ma voix brisée et presque éteinte par la fatigue.

 

Le vote de la loi sur la presse ne fut guère moins laborieux que celui de la réforme militaire. Le projet gouvernemental supprimait l'autorisation préalable et le régime des avertissements. Il fut habilement défendu par M. Pinard, qui avait succédé à M. de La Valette au ministère de l'intérieur, mais il eut à triompher et de la majorité, qui le jugeait trop libéral, et de l'opposition, qui le trouvait encore oppressif. Les bancs du centre applaudirent l'aphorisme formulé par M. Granier de Cassagnac : Il y a incompatibilité entre la liberté de la presse et la stabilité des gouvernements. Si l'orateur avait ajouté des gouvernements fourbes et incohérents, tel que celui qu'il servait, sa thèse eût été l'évidence même.

L'avis de M. de Cassagnac était aussi celui de la plupart des ministres. Peu s'en fallut que le projet de loi ne fût retiré et qu'on ne s'en tint au décret du 17 février 1852. Au Corps législatif, l'article premier fut voté par 276 voix contre 7. — Les sept sages de la Grèce ! s'écria M. de Cassagnac à qui son discours avait valu les félicitations de l'Empereur.

Aussitôt il se produisit dans les imprimeries une sorte de renouveau, une poussée de sève printanière. L'Univers et quelques feuilles supprimées jadis brutalement, s'empressèrent de reparaître ; d'autres, le Rappel, la Marseillaise, le Courrier du Dimanche, s'épanouirent au jour pour la première fois. Dans cette éclosion, il convient de noter à part le Petit Journal qui inaugura une révolution par le bon marché et aussi par sa tendance à mettre en relief des questions autres que celles de la politique. Timothée Trimm — de son vrai nom Léo Lespès —, chroniqueur quotidien de cette feuille populaire, compta bientôt ses abonnés par centaines de mille et fut l'écrivain de France le plus lu. Le Siècle perdit peu à peu, dans les boutiques et cabarets, le monopole dont il jouissait depuis quinze ans.

Le Figaro ressuscité se fit aussi une large place sur les boulevards et dans les cafés ; mais le succès le plus surprenant, le plus étourdissant fut celui d'un pamphlet périodique lancé, sous le titre de la Lanterne, par un jeune grand seigneur que ses premiers essais, purement fantaisistes, et même religieux[1] ne semblaient pas avoir préparé au rôle de Lucifer contemporain. Le marquis de Rochefort se lança dès le début dans les personnalités et prit pour ainsi dire corps à corps l'Empereur, sa famille, ses ministres. Laissant là son titre de marquis et jusqu'à la particule de son nom, il condescendit à se risquer dans la plèbe, et même à lui faire la cour, à la condition de rester à sa tête. Il a été quarante ans de toutes les oppositions, de toutes les révolutions et de toutes les amnisties ; il a jonglé avec tous les programmes, à commencer par les siens, quand il lui arriva d'en formuler. Pour lui la politique consiste à crier fort et quelquefois juste, comme fait le gros public au théâtre, les jours de représentations gratuites. Comme Beaumarchais, comme Veuillot, comme Drumont, et plus qu'eux, il possède le don du mouvement. A l'instant précis il jette le mot opportun qui, dans les sphères sociales élevées, vole d'éclats de rire en éclats de rire et si, en bas, ce mot se résout en éclats de colère et en coups de fusil, il n'en a cure ; son parfait mépris pour le peuple, qu'il exploite, égale son parfait mépris pour la vérité. Ne lui demandez pas à quel gouvernement il se range, contentez-vous de lui en fournir un qui prête le flanc : puis admirez, s'il vous est possible d'oublier un instant la morale pour l'art.

Le puissant sagittaire

Dont la flèche est au flanc de l'empire par terre.

Et écoutez Paris applaudir, charmé qu'il est de se décerner un hommage à lui-même en la personne du plus parisien des écrivains : spirituel, mobile, impétueux, protéiforme et, au fond, parfaitement sceptique ; bref, un amuseur qui s'amuse.

La Lanterne fut saisie dès son troisième numéro ; elle ne put plus ni s'imprimer ni circuler en France ; mais de Genève et de Bruxelles elle continua à arriver sous plis fermés comme les lettres, ou en ballots clandestins dont la valeur était doublée par l'attrait du fruit défendu. Elle pénétrait jusque dans le cabinet dé l'Empereur.

On remarqua aussi beaucoup un ouvrage historique de M. Eugène Ténot sur le Coup d'Etat, ouvrage qui ne fut pas poursuivi et qui eut jusqu'à cinq ou six éditions ; c'était beaucoup alors. Il serait excessif de dire que la France ignorât en 1868 ce qui s'était passé en 1851 ; elle semblait en tous cas l'avoir oublié et les nouvelles générations ne possédaient que des données confuses sur des événements que, dans les écoles, on était obligé de glorifier ou de taire.

L'Empereur termina avec sagesse, vers la même époque, un conflit retentissant. Mgr Lavigerie, nommé archevêque d'Alger, n'avait pas craint d'entrer en lutte avec le système dit des bureaux arabes, système contraire à la fusion des races. Jusque-là, en effet, les indigènes étaient parqués, séparés des Européens par tous les moyens possibles. On Interdisait tout prosélytisme et toute liberté religieuse parmi eux ; on alla jusqu'à rendre complètement mahométans malgré eux, par les écoles, les Kabyles qui conservaient encore de fortes traces de christianisme. L'es bureaux les avaient catalogués mahométans, les bureaux ne voulaient pas s'être trompés ; on se serait cru en territoire russe. Le nouvel archevêque affirma les droits de la liberté, dans l'intérêt 'même du pays et sa parole trouva un écho dans la colonie. Seulement l'administration entière s'insurgea contre ce prélat qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas, et le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur général, prit fait et cause pour les bureaux arabes.

D'abord sourde et latente, la lutte éclata avec violence à propos de la terrible famine qui, dans l'hiver de 1867-68, décima la population indigène de l'Algérie.

Deux années de sécheresse et une invasion de sauterelles avaient épuisé toutes les ressources. Depuis plusieurs mois, un grand nombre d'Arabes ne vivaient plus que de l'herbe des champs ou du feuillage des arbres. Quand les froids sévirent, ces malheureux ne pouvaient plus résister ; ils mouraient de faim et de froid. Presque nus, à peine couverts de haillons, ils erraient sur les routes, dans le voisinage des villes, qui les repoussaient impitoyablement ; ils attendaient le tombereau qui déverse les immondices, pour se les disputer et les dévorer. Quelques-uns allèrent jusqu'à déterrer les animaux morts de maladie. Puis quand ils sentaient venir la mort, cette mort lente et affreuse qu'amène la faim, sans plainte, sans révolte, ils s'étendaient au bord du chemin, s'enveloppaient de leurs haillons, se couvraient la face et attendaient l'heure en murmurant le nom d'Allah !

Cent mille de ces malheureux périrent en ce fatal hiver. Un archevêque ne pouvait rester indifférent à ces misères, et en présence de l'apathie du gouvernement général, Mgr Lavigerie adressa à l'Europe chrétienne un appel d'une haute éloquence. Ce fut comme un coup de foudre qui réveilla l'opinion publique. Des comités s'organisèrent, des quêtes furent faites, qui atteignirent près de deux millions.

Mgr Lavigerie ne s'ingéniait pas seulement à donner du pain aux affamés ; sa plus vive préoccupation était pour les orphelins. Il en avait recueilli dix-huit cents ; pour eux il créa les orphelinats de Kouba et de Maison-Carrée. Ce zèle religieux parut à l'administration une critique, un blâme de son attitude, de son indifférence. Les bureaux arabes s'agitèrent. Le maréchal de Mac-Mahon, dans une lettre rendue publique, blâmait l'activité du prélat, et lui contestait, en termes d'une courtoisie douteuse, le droit de s'occuper des indigènes même pour leur faire la charité !

En même temps et par une lettre particulière, il le prévenait qu'il déférait sa conduite à l'Empereur, comme pouvant troubler la colonie par les ardeurs du prosélytisme.

Napoléon III ne crut pas pouvoir désavouer le gouverneur général. A son tour, il écrivit à Mgr Lavigerie :

Vous avez une grande tâche à remplir, c'est de moraliser les deux cent mille colons catholiques qui sont en Algérie. Quant aux Arabes, laissez au gouverneur général le soin de les discipliner et de les habituer à notre domination.

C'en était trop à la fois. L'archevêque d'Alger se rebiffe et ne pouvant ou ne voulant pas répondre à l'Empereur, il envoie au Maréchal une vigoureuse protestation, rendue publique, elle aussi, et, il faut le reconnaitre, d'un style incisif, plus apostolique que parlementaire :

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

J'étais occupé des soins nombreux que me donnent les orphelins, et les veuves indigènes, lorsque j'ai reçu votre lettre.

J'ai dû en relire à plusieurs reprises l'adresse et la signature pour bien me convaincre qu'elle était adressée à un évêque par le gouverneur d'un pays chrétien.

En regrettant, monsieur le Maréchal, l'absence d'une courtoisie à laquelle on m'avait partout accoutumé, je ne me permettrai pas d'imiter Votre Excellence ; je me souviendrai qu'elle est ici le représentant du souverain dont je suis le sujet, et que je suis moi-même le représentant du Dieu de la charité et de la paix...

Au fond, Votre Excellence m'adresse deux accusations et toutes deux seront le plus grand honneur de ma vie.

L'une est d'avoir soulevé le premier, et un peu trop, selon vous, le voile funèbre qui cachait aux yeux de la France les malheurs de l'Algérie. Si c'est un crime, il est le mien.

L'autre est d'avoir exercé et réclamé publiquement la liberté de l'apostolat chrétien en Algérie.

Si c'est là une faute, je l'ai commise, je la commets encore !

Je sais que je demande ainsi l'abolition du système suivi jusqu'à ce jour, que je demande de renverser ces infranchissables barrières qui nous séparent des Arabes !...

 

Ce langage énergique, éloquent, courageux — car il attaquait un ennemi bien puissant — eut un retentissement considérable. L'opinion publique se prononça pour les droits du sacerdoce et de la charité contre une bureaucratie routinière. Mais il fallait une conclusion à ce débat solennel. L'appui de l'opinion, l'approbation du Saint-Père, ne pouvaient maintenir Mgr Lavigerie sur son siège africain. Sa retraite s'imposait, à moins que l'Empereur lui-même n'intervint pour le couvrir de l'autorité souveraine.

Cette intervention personnelle de Napoléon III, qui était la condamnation des bureaux arabes et de tout un système administratif, Mgr Lavigerie l'obtint. Il vint trouver l'Empereur à Saint-Cloud. L'audience fut longue. Le maréchal de Mac-Mahon était un vieux serviteur qu'il fallait ménager. L'archevêque dut s'engager à reprendre une attitude déférente ; mais, par une lettre publiée le 18 mai 1868 au Journal officiel, le ministre de la guerre, sur l'ordre de l'Empereur, reconnaissait formellement à l'archevêque d'Alger le droit de continuer et d'étendre ses œuvres.

Le maréchal de Mac-Mahon entra dans une violente colère et déclara que, puisque l'archevêque était en France, il s'opposait absolument à son retour à Alger, annonçant même que des troubles publics suivraient la rentrée du prélat.

Le ministre des cultes, M. Baroche, offrit un autre poste à Mgr Lavigerie. Il en obtint une réponse catégorique : C'est mon déshonneur que vous me proposez, en me proposant de déserter un champ de bataille où j'ai été entraîné malgré moi. Mon devoir est de retourner dans mon diocèse ; j'y rentrerai !

Nous devons ajouter que le retour de l'archevêque à Alger s'opéra sans manifestations autres que des manifestations sympathiques[2].

Cependant, malgré le dédain qu'on affectait autour de lui pour les succès de la Lanterne, l'Empereur ne se faisait pas illusion. II sentait que, depuis l'époque des imprécations de Victor Hugo, qui certes ne le cédaient pas en éloquence à celles de Rochefort, mais qui glissaient sur l'épiderme sans pénétrer, il y avait quelque chose de changé en France. La désaffection pour sa politique et pour sa personne était donc devenue réelle ? Comment les esprits avaient-ils changé si vite, au point de passer de l'admiration au mépris, de la plus absolue confiance à la défiance et presque à l'aversion ? On était fatigué ; de qui ? de quoi ? Nul n'aurait pu préciser ; mais une révolution qui s'accomplit alors avec une étrange facilité dans le voisinage vint accroitre les inquiétudes.

L'Empereur et l'Impératrice étaient à Biarritz. Pour se rapprocher d'eux, la reine d'Espagne Isabelle II se rendit à Saint-Sébastien. Elle avait avec elle un homme que toute l'Espagne abhorrait, son intendant Marfori, dont rien ne pouvait la décider à se séparer ; il lui prit fantaisie de visiter une frégate qu'on fit venir exprès de Cadix et sur laquelle elle se rendit fort bravement, en dépit de tous les conseils de prudence qu'on lui donnait. A un certain moment : Votre Majesté sait-elle, lui dit gaiment le capitaine, que je n'ai qu'un ordre à donner pour l'emporter loin des côtes d'Espagne !Je le sais. — Et Elle n'a pas hésité à venir ici ?Non, car je te sais, toi, un caballero et je suis sûre que tu ne commettras pas un acte de déloyauté. — Allons, répliqua le capitaine, il ne sera pas dit que Votre Majesté se sera fiée à moi pour rien ; mais elle ne sait pas ce qui m'occupe en ce moment ! Et en effet il était un des conjurés.

Le 18 septembre 1868, au moment où la Reine se disposait à partir pour Biarritz, une nouvelle foudroyante vint l'arrêter ; le matin même Cadix s'était réveillée au bruit des salves d'artillerie de l'escadre, qui se prononçait et entrainait la ville dans l'insurrection ; le général Prim, venant d'Angleterre, y était arrivé la veille, et le lendemain y arrivaient les généraux Serrano, duc de la Torre, et d'autres généraux exilés avec lui aux Canaries. Ils s'étaient évadés le 15 sur un petit vapeur qu'un député-poète, exilé lui-même, avait frété en secret et y avait envoyé pour les y chercher. En même temps l'escadre de l'amiral Topete, la garnison de Séville et l'armée d'Andalousie adhéraient au mouvement.

La royauté d'Isabelle s'effondra en quelques jours. La Reine ne voulait pas rentrer à Madrid sans Marfori ; or, y entrer avec lui était impossible. Elle avait envoyé le général Concha pour organiser la résistance. Le général Pavia, marquis de Novaliches, le rejoignit avec quelques milliers d'hommes rassemblés à la hâte ; mais les choses marchaient avec une telle rapidité que, comme la Reine exprimait l'impossibilité de céder devant les rebelles et de leur accorder ce qu'ils demandaient : Votre Majesté se trompe, put lui répondre son interlocuteur, les rebelles ne lui demandent plus rien, que de s'en aller.

Le 28 septembre, Concha fut battu et Pavia grièvement blessé au pont d'Alcoléa. Tout fut perdu ; il n'y avait plus même à songer à la lutte ; la Reine abandonnée n'eut que le temps de se rendre à la gare de Saint-Sébastien et de se réfugier en France, où à la première station elle fut reçue par Napoléon III.

Celui-ci ne se doutait guère que la chute d'Isabelle amènerait indirectement la sienne. Pour sortir du désordre où cette révolution l'avait jetée, l'Espagne chercha un roi ; elle s'adressa à un prince de Hohenzollern et ainsi ce fut elle qui fournit à l'Empereur l'occasion de la dernière faute à commettre selon l'expression prophétique de M. Thiers.

La force croissante de l'opposition parisienne se révéla tout particulièrement à la fin de 1868. Le journal le Réveil que dirigeait le citoyen Delescluze, avait inséré la note suivante, dont le sens n'avait pu échapper à personne :

Un journal annonce que, le 2 novembre, jour des morts, les cimetières de Paris seront fermés au public. Ce journal est évidemment mal informé. On ne peut empêcher un peuple de s'honorer lui-même en honorant la mémoire de ceux qui lui ont légué de grands exemples, de ceux qui, comme Godefroy Cavaignac, ont usé leur vie aux luttes de la liberté, de ceux qui, comme Baudin, sono tombés martyrs en défendant la loi.

 

L'appel était assez clair et le rendez-vous assez précis ; aucun des irréconciliables n'y manqua. Fermer les cimetières, le gouvernement y songea bien quand parut cette convocation, mais il n'osa. Le 2 novembre, après midi, quelques milliers de citoyens se réunirent donc sur la tombe de Cavaignac où depuis longtemps on avait coutume d'aller chaque année. Delescluze conduisait la manifestation. Il demanda où se trouvait le tombeau de Baudin. Nul ne le savait.

— Il faut le chercher, dit Delescluze.

Les groupes se dispersèrent à travers la nécropole, fouillant chaque carré, écartant les herbes de chaque pierre ; le représentant Baudin avait été tellement oublié et de sa famille, et de ses amis et de tout le monde, que les gardiens du cimetière, interrogés, juraient qu'il n'existait de tombe de ce nom que celle de l'amiral Baudin. Enfin, un vieillard indiqua une pierre grise, à moitié rongée par la mousse, délaissée, lamentable, où avec peine on pouvait lire ces mots : Alphonse Baudin, représentant du peuple, mort le 3 décembre 1851. Les assistants se découvrirent. Un long silence plana dans la majesté du cimetière ; puis la voix passionnée de Delescluze retentit : Comment a-t-on pu nous cacher pendant dix-sept ans la tombe de Baudin ?

On aurait pu répondre à l'orateur que personne n'avait rien caché du tout. La preuve, c'est qu'on trouva dès qu'on se fut donné la peine de chercher. Quant au gouvernement, le mieux pour lui eût été de faire le silence sur cette petite manifestation, et d'imposer la même discrétion aux journaux, comme il le pouvait facilement encore. Le Réveil raconta l'incident le lendemain et ouvrit une souscription pour un monument funèbre à Baudin. Le ministère poursuivit les souscripteurs en police correctionnelle ; ce fut une première imprudence. Mais, erreur plus grave, faute inexcusable, il laissa publier le plaidoyer que présenta, pour les inculpés, un jeune avocat méridional, Léon Gambetta.

Gambetta n'avait rien à perdre et tout à gagner dans un scandale d'audience. Il s'écria, à la grande stupéfaction du tribunal qui ne l'arrêta point :

Oui, le 2 décembre, autour d'un prétendant, se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque là, qui n'avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation ; de ces hommes qui, à toutes les époques, sont les complices des coups de force ; de ces hommes dont on peut répéter ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina, ce que César dit lui-même en traçant le portrait de ses complices, éternels rebuts des sociétés régulières : Ære alieno abrupti et vitiis onusti : un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes, comme traduisait notre Corneille.

C'est avec ce personnel que l'on sabre depuis des siècles les institutions et les lois, et la conscience humaine est impuissante à réagir. Malgré le défilé sublime des Socrate, des Thraséas, des Caton, des Cicéron, des penseurs et des martyrs protestant au nom de la religion immolée, de la morale blessée, le droit est toujours écrasé sous la botte d'un soldat.

Mais ici il ne peut pas en être de la sorte ; quand nous venons devant vous, magistrats, vous nous devez aide et protection. Ces hommes ont prétendu avoir sauvé la patrie, il y a un moyen de savoir si c'est une vérité ou une imposture. Quand un pays traverse réellement une crise suprême, qu'il sent que tout va succomber, jusqu'à l'assiette même de la société, alors savez-vous ce qui arrive ? C'est que ceux que la nation est habituée à compter à sa tête, parce qu'ils se sont illustrés par leurs talents et leurs vertus, accourent pour la sauver. Si je compte, si je dénombre, si j'analyse la valeur des hommes qui ont prétendu avoir sauvé la patrie au 2 décembre, je ne rencontre parmi eux aucune illustration ; tandis que, de l'autre côté, je vois venir au secours du pays l'élite des partis les plus divers, par exemple notre Berryer, ce mourant illustre, qui, hier encore, nous envoyait cette lettre d'un homme de cœur, qui prouve que tous les partis se tiennent par la revendication de la morale.

Où étaient M. Thiers, M. de Rémusat, Charras, les représentants autorisés des partis orléaniste, légitimiste, républicain ? Où étaient-ils ? A Mazas, à Vincennes, tous ces hommes qui défendaient la loi. En route pour Cayenne, en partance pour Lambessa, ces victimes spoliées d'une frénésie ambitieuse. Voilà, messieurs, comment on a sauvé la France ! Après cela, pensez-vous qu'on ait le droit de s'écrier qu'on a sauvé la société, uniquement parce qu'on a mis la main sur le pays ?

De quel côté étaient le génie, la morale, la vertu ? Tout s'est écroulé sous l'attentat !...

 

A cette apostrophe superbe, lancée d'une voix vibrante, l'auditoire, choisi d'avance, se souleva comme un seul homme. Les journaux amis du gouvernement s'indignèrent, les autres décernèrent aux hardiesses du jeune avocat toutes les louanges que la prudence 'permettait de donner. Quelques jours après, Gambetta était connu par toute la France ; et ce n'était plus un opposant aux erreurs politiques du régime, un opposant platonique dans le genre de M. Thiers ou des catholiques, c'était un ennemi du régime lui-même, un intransigeant, un irréconciliable. Les démolisseurs de l'Empire venaient de trouver un chef plus jeune, plus habile et moins déconsidéré que Jules Favre.

L'année suivante, lorsque revint l'anniversaire du Deux-Décembre, le gouvernement, instruit par l'expérience, jugea qu'il valait mieux prévenir les manifestations que les réprimer. Le cimetière Montmartre fut fermé à midi ; toutes les troupes étaient consignées et la journée se passa dans le plus grand calme. Malgré ce succès, le ministre de l'intérieur, M. Pinard crut devoir donner sa démission. Il fut remplacé par M. Forcade de la Roquette et donna un exemple de désintéressement et de fierté rare en tout temps, mais surtout sous Napoléon III ; au lieu d'aller s'asseoir au Sénat, comme c'était l'usage pour quiconque quittait un ministère, il dédaigna et le fauteuil et la dotation qui y était attachée et préféra solliciter des électeurs le titre de député.

En avril 1869 l'Empereur fit abolir le livret des ouvriers, afin de les relever, dit-il, à leurs propres yeux, et aussi, ce qu'il ne disait pas, afin de se les attacher. Il y réussit fort peu. Les mauvais ouvriers étaient irrévocablement acquis au désordre, les bons regrettèrent un certificat qui était pour eux un titre d'honneur et qui les distinguait des autres.

Les élections législatives, le mois suivant, montrèrent combien le calcul impérial avait été erroné. Les villes firent partout les choix les plus hostiles. Paris dédaigna même les opposants qu'il avait élus jusque-là ; Thiers et Jules Favre, trop modérés, ne furent élus qu'au ballottage. On vit arriver au premier plan Gambetta avec 21.734 voix contre 9.552 données à M. Carnot. Mais comme Gambetta était élu également à Marseille, et qu'il opta pour cette dernière ville, Paris le remplaça par Rochefort. L'opposition se trouva forte de cinquante-quatre députés ouvertement irréconciliables, sans compter l'appoint que devaient lui fournir, à certains jours, un nombre au moins égal d'indécis.

Le Corps législatif se réunit le 28 juin. Le marquis de Talhouët, MM. Buffet, Brame, Emile Ollivier, Latour-Dumoulin, le marquis d'Andelarre et d'autres, au nombre de cent seize, demandèrent à interpeller le gouvernement sur la nécessité de donner satisfaction la plus complète aux sentiments du pays, en l'associant davantage à la direction de ses affaires et en constituant un ministère responsable. Il n'y avait que deux moyens d'enlever aux auteurs de cette proposition le bénéfice de leur initiative : c'était de les faire échouer, en les combattant à outrance, ou de les devancer dans la voie libérale. Les ministres tinrent plusieurs conseils à ce sujet. M. Rouher fit prévaloir un parti moyen ; il se présenta au Corps législatif, le 12 juillet, avec un message impérial annonçant que le Sénat serait convoqué pour examiner l'opportunité des réformes qui, selon l'Empereur, seraient le couronnement de l'édifice.

Ces réformes furent adoptées, malgré le prince Napoléon qui trouvait que c'était trop peu. Un sénatus-consulte du 8 septembre 1869 ouvrit aux députés le ministère, leur fit partager avec l'Empereur l'initiative des lois, concéda à tout. sénateur ou député le libre droit d'interpellation avec ordre du jour motivé, créa un conseil des ministres délibérant en commun, ce qui entraînait pour eux la solidarité, et les déclara responsables tout en continuant à ne dépendre que de l'Empereur, ce qui voulait dire que si l'Empereur refusait de s'en séparer après un blâme de la Chambre, il devrait faire, par voie de plébiscite, appel à la nation envers laquelle il restait responsable lui-même et qui trancherait la question. C'est dans ces conditions que, le 2 janvier 1870, le ministère. Ollivier prit le pouvoir. Mais avant de clore l'année 1869, qui fut relativement une des plus calmes du règne, une mention doit être donnée au canal de Suez et au voyage que fit l'Impératrice en Egypte, au mois de novembre.

Le canal de Suez peut être mis au nombre des grandes entreprises qui doivent leur achèvement à Napoléon III. Sans lui l'hostilité de l'Angleterre eût triomphé bien des fois de la persévérance de M. Ferdinand de Lesseps ; car celui-ci, au demeurant, n'était pas ingénieur, comme il l'a bien montré à Panama et, sans le dire, il ne faisait qu'exécuter à Suez les plans dressés par Linant-Pacha. En 1886 ses caisses étaient vides, on ne payait plus les intérêts des actionnaires, les travaux allaient cesser. M. de Lesseps demanda audience à l'Impératrice et fit appel à son patriotisme.

Il existait alors un procès interminable entre la compagnie du canal et le vice-roi — ou khédive — Ismaïl-Pacha. La concession faite par Saïd, le prédécesseur de celui-ci, portait comme clause le concours obligatoire de 20.000 ouvriers fellahs. Ismaïl, en montant sur le trône, avait supprimé toute obligation de travail par corvées ; c'était son cadeau de joyeux avènement à son peuple.

M. de Lesseps s'empara de ce manquement aux conventions pour réclamer du gouvernement égyptien 60 millions d'indemnité. Il ajouta à sa réclamation 14 millions pour des terrains concédés et repris, qui étaient en bordure du canal, et 10 millions pour la vente du domaine d'Ouaddy, concédé à la Compagnie par Saïd, ce qui faisait un total de 84 millions.

L'Empereur proposa à Ismail-Pacha son arbitrage dans ce procès, qui suspendait tous les travaux. Le khédive y consentit et M. de Lesseps vit la décision de l'Empereur, qui maintenait le chiffre de 84 millions, acceptée par le gouvernement égyptien. Isma'il s'exécuta de bonne grâce. Il aliéna, sous forme d'obligations, les intérêts à échoir sur les 176.000 actions non souscrites par le public et qui étaient restées sa propriété ; par cet emprunt déguisé, il remplit à nouveau les caisses de la Compagnie. On peut donc dire que ce qui a manqué à M. de Lesseps pour réussir au Panama aussi bien qu'à Suez, ce n'est ni l'aptitude professionnelle, qu'il ne possédait pas plus dans une affaire que dans l'autre, ni la confiance et la ténacité, dont il a fait preuve dans toutes les deux : c'est l'empereur Napoléon III.

Le canal de Suez, d'après les devis primitifs, devait coûter deux cents millions avec voie double ; exécuté sur une seule voie, il en a coûté plus de quatre cents ; mais il existe et, relativement aux services qu'il rend et aux revenus qu'il rapporte, il est loin d'être trop cher. L'heureuse pression exercée par Napoléon III établit entre Paris et le Caire des relations plus étroites ; beaucoup de Français furent appelés par le khédive et la prépondérance française en Egypte paraissait un fait acquis au moment où eut lieu l'inauguration du canal. Toute l'Europe fut convoquée à cette fête. L'Impératrice Eugénie s'y rendit et, en quelque sorte, y présida. Le Khédive n'avait d'yeux que pour elle ; tous les princes, amiraux et diplomates présents rivalisaient d'attentions pour la plus gracieuse des souveraines, qui était en même temps la compagne du souverain réputé encore le plus puissant[3].

Bien que la volonté et l'activité eussent visiblement faibli chez Napoléon III, ses discours aux Chambres étonnaient toujours par cette lucidité et cette fermeté si souvent admirées aux débuts de l'Empire. Il disait en ouvrant la session législative : (20 novembre 1869).

La France veut la liberté, mais avec l'ordre. L'ordre j'en réponds ; aidez-moi, Messieurs, à sauver la liberté. Pour atteindre ce but, tenons-nous à égale distance de la réaction et des théories révolutionnaires. Entre ceux qui prétendent tout conserver sans changement et ceux qui aspirent à tout renverser, il y a une place à prendre. Lorsque j'ai proposé le sénatus-consulte de septembre dernier, j'ai entendu inaugurer résolument une ère nouvelle de conciliation et de progrès ; vous me seconderez dans cette voie, car vous ne voulez pas renier le passé, ni désarmer le pouvoir, ni ébranler l'Empire.

 

Mais à une situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux. Napoléon songea à Emile Ollivier, un rêveur comme lui, un de ceux qui, à force de désirer la conciliation de l'inconciliable, finissent par la croire possible. Ces deux esprits mal équilibrés exerçaient l'un sur l'autre une sorte de fascination. Emile Ollivier s'était plus d'une fois séparé de ses amis de la gauche, depuis quelques années, pour se rapprocher du gouvernement. Il reçut le billet suivant :

Palais des Tuileries, le 27 décembre 1860.

Monsieur le député, les ministres m'ayant donné leur démission, je m'adresse avec confiance à votre patriotisme pour vous prier de me désigner les personnes qui peuvent former avec vous un cabinet homogène, représentant fidèlement la majorité du Corps législatif et résolues à appliquer, dans sa lettre comme dans son esprit, le sénatus-consulte du 8 septembre...

 

Le Journal officiel du 3 janvier 1870 annonça la formation du premier cabinet de l'Empire libéral. M. Emile Ollivier était garde des sceaux, ministre des cultes et président du conseil ; M. Chevandier de Valdrôme dirigeait l'intérieur ; M. Napoléon Daru les affaires étrangères, M. Buffet les finances, le général Lebœuf la guerre, l'amiral Rigault de Genouilly la marine, M. Segris l'instruction publique, M. Louvet le commerce et l'agriculture, M. de Talhouët les travaux publics.

Avec la nouvelle année, qui s'annonçait parfaitement calme quelque part qu'on portât les yeux, tout semblait sourire au nouveau cabinet. 1870 s'ouvrait sous des auspices exceptionnellement favorables. Cependant, dès la deuxième semaine, une tragédie semi-politique vint troubler la paix publique et partager dans les foules la passion de curiosité qu'excitaient les forfaits récents et vraiment extraordinaires de l'assassin Troppmann.

Le prince Pierre Bonaparte, second fils de Lucien, était un démocrate en froid avec Napoléon III, car il avait épousé, malgré le souverain, une ouvrière du faubourg Saint-Antoine. Néanmoins il gardait, pour la mémoire de leur oncle commun, Napoléon Pr, un culte fort naturel qui le porta à provoquer Rochefort et un rédacteur de la Marseillaise nommé Paschal Grousset. Deux témoins étant venus le trouver de la part de ce dernier, le prince se querella avec eux et en tua un, Ivan Salmon, dit Victor Noir, d'un coup de revolver. L'autre, Ulrich de Fonvieille, eut son paletot traversé par une balle mais put gagner la rue, en criant à l'assassin.

On devine quelle tempête occasionna, le lendemain, une interpellation soutenue par Rochefort. M. Schneider, président du Corps législatif, eut grand peine à ,maintenir l'ordre. La rue faillit voir une journée révolutionnaire lors des funérailles de Victor Noir. Cent mille personnes, chantant la Marseillaise, suivirent le char funèbre au cimetière de Neuilly. Rochefort marchait au premier rang, mais il n'avait pas le tempérament aussi vigoureux que la plume ; au lieu de donner le signal, il s'évanouit et les factieux manquèrent de chef. Le gouvernement, du reste, avait pris ses précautions et fait venir des troupes de Versailles et de toutes les garnisons voisines. Il y eut un semblant de résistance au retour de Neuilly, à la hauteur du rond-point des Champs-Elysées, que bordaient sur toute leur longueur des régiments en tenue de campagne, et qu'enfilait, de l'entrée des Tuileries, une batterie de canons. Pour faire évacuer la place, la police dut faire les trois sommations réglementaires. A la première, l'immense foule, immobile toujours, répondit par des vociférations, en brandissant les cannes à épée et quelques armes disparates ; une vive angoisse saisit soldats et manifestants ; on crut de part et d'autre toucher à la plus horrible catastrophe. Le deuxième roulement de tambours fut suivi d'un morne silence ; puis lorsque, après le troisième, la cavalerie s'ébranla pour charger, elle n'avait plus devant elle que le vide ; les Champs-Elysées étaient comme un vaste désert et les officiers se demandaient entre eux par quel miracle d'épouvante et de célérité l'évacuation complète avait pu se produire en moins de deux minutes. Il en fut de même sur les divers points des faubourgs où des tentatives de révolte isolées se produisirent.

Rochefort, à la suite d'un appel aux armes sur le papier, appel d'autant plus violent qu'il visait à faire oublier sa défaillance en plein air, fut condamné par défaut (22 janvier) à six mois de prison et écroué à Sainte-Pélagie.

Le meurtrier de Victor Noir, en sa qualité de prince, fut jugé deux mois après par la Haute-Cour de justice réunie à Blois. Il prétendit avoir été souffleté le premier et, comme il n'y avait qu'un seul témoin, bien que celui-ci affirmât le contraire, il fut acquitté. Des rumeurs accueillirent ce jugement. Un ouvrier mécanicien, nommé Mégy, tua d'un coup de pistolet un agent venu pour l'arrêter chez lui et fut applaudi par les clubs ; c'était, disait-on, la revanche de Victor Noir. Un paysan de la Nièvre, nommé Gambon, refusant d'acquitter l'impôt, le fisc vendit sa vache. Une souscription organisée par les ennemis du pouvoir le mit en mesure de la racheter. Gambon et sa vache devinrent des célébrités moitié sérieuses, moitié plaisantes. Mais l'ensemble de ces symptômes trahissait une situation pleine de périls. L'Empereur, inquiet, eut l'idée de faire appel au peuple.

Le 21 mars il invita M. Emile Ollivier à s'entendre avec ses collègues pour lui soumettre un projet de sénatus-consulte comprenant toutes les réformes constitutionnelles utiles et applicables, afin de mettre un terme au désir immodéré de changement qui s'était emparé de certains esprits. Il se proposait de le soumettre ensuite, non au Sénat, mais à la sanction populaire.

Le projet fut rédigé par M. Rouher et légèrement amendé par une Commission. Il comprenait sept titres. Le premier confirmait et garantissait les principes de 1789, base du droit public français. Le deuxième concernait la dignité impériale et la régence. A défaut d'héritier légitime ou adoptif de Napoléon III, le prince Napoléon ou ses descendants hériteraient du trône et, si cette branche venait à s'éteindre, le peuple choisirait l'Empereur, mais toujours à l'exclusion des femmes et de leur descendance. Les membres de la famille de Napoléon III pouvant être éventuellement appelés à l'hérédité formaient la famille impériale ; ils prenaient le titre de princes français et, sous peine de perdre leur droit, ne pouvaient se marier sans l'autorisation de l'Empereur. Ils étaient de droit membres du Sénat et du conseil d'Etat, après l'âge de dix-huit ans ; ils ne pouvaient cependant y siéger sans l'agrément du souverain.

Les titres troisième et quatrième déterminaient la forme du gouvernement impérial. Les propositions de lois émanées de l'Empereur devaient être adoptées par le Sénat et le Corps législatif ; mais les lois d'impôt seraient portées en premier lieu devant le Corps législatif. L'Empereur, chef de l'Etat, était responsable devant le peuple français ; il faisait la guerre, la paix, les traités d'alliance et de commerce, commandait les forces de terre et de mer, nommait à tous les emplois, choisissait et révoquait les ministres.

Les titres cinquième, sixième et septième avaient trait au Sénat, au Corps législatif et au conseil d'Etat ; ils consacraient les errements pratiqués pour la nomination ou l'élection de ces trois grands Corps et pour leur fonctionnement, avec toutes les mesures libérales récemment adoptées.

Lorsque Napoléon III parla de soumettre l'ensemble de ces dispositions au suffrage populaire, par oui ou par non,

M. Ollivier, qui récemment s'était prononcé contre toute idée de plébiscite, fit un peu de résistance ; mais il se soumit pour garder le pouvoir. Trois de ses collègues MM. Daru, Buffet et de Talhouët se montrèrent plus fermes. Ils furent remplacés respectivement par MM. de Gramont, Miège et Plichon.

Dans une proclamation comme il savait les faire, l'Empereur expliqua lui-même au peuple français le sens et la nécessité du plébiscite. Des modifications successives avaient altéré la Constitution ; elle devait donc être soumise au peuple, afin de rendre définitifs les progrès accomplis ; car, c'était sa conviction, tout ce qui se fait sans le peuple est illégitime.

Le plébiscite eut lieu le 8 mai. Il obtint un succès sur lequel personne n'aurait osé compter : 7.358.886 oui, contre 1.571.939 non et 113.918 bulletins nuls. L'ombre à ce tableau brillant fut le vote de l'armée : 52.084 soldats par leurs bulletins négatifs, répudiaient l'Empire ; de plus, le recensement général apprenait à M. de Bismarck que la France n'avait pas plus de 361.500 hommes sous les drapeaux, dont 42.000 en Algérie.

Le 21, dans la grande salle du Louvre, l'Empereur, assis entre l'Impératrice et le Prince impérial, reçut des mains du président du Corps législatif les résultats du plébiscite. M. Schneider lui dit : Sire, la France remet à votre dynastie une force et une autorité nouvelles. Sire, la France est avec vous ! Napoléon III exprima sa gratitude envers la France, parla des passions à apaiser, des intérêts sociaux à sauvegarder, des fausses doctrines à dissiper, de l'instruction à répandre, d'une répartition plus équitable à rechercher dans les charges qui pèsent sur tous les contribuables, du ralliement des honnêtes gens de tous les partis autour de la Constitution que le pays venait de sanctionner. Aujourd'hui plus que jamais, s'écria-t-il, nous devons envisager l'avenir sans crainte !

Vive l'Empereur ! Vive l'Impératrice ! Vive le Prince impérial ! répondirent avec enthousiasme, les mains ou les chapeaux en l'air, tous les assistants. Napoléon III venait de proférer quelque chose de semblable au cri de son oncle montrant du haut du balcon des Tuileries le petit roi de Rome : L'avenir, l'avenir, l'avenir est à moi ! A pas un de ceux qui l'entendirent ne vint en pensée, très probablement, la réponse du ponte :

Non, l'avenir n'est à personne,

Sire, l'avenir est à Dieu !

L'éclatant succès du plébiscite enivra l'Empereur[4] ; il acheva d'endormir la cour, les administrations, l'armée elle-même, dans la pleine satisfaction de chacun pour soi et dans la béate admiration de tous pour chacun. Il contribua aussi à accroître les exigences de la dernière intervention diplomatique d'un personnel prêt à disparaître ; intervention d'autant plus déplacée qu'elle s'exerça dans le domaine des consciences et de la foi, sur un concile.

Il s'agissait, entre autres questions dogmatiques posées à 767 évêques réunis en 1869 à Rome, de définir l'infaillibilité du pontife romain, successeur de Pierre, en tant que docteur s'adressant à l'Eglise entière. Sur la croyance elle-même, tout le monde était d'accord, sauf que les Gallicans réclamaient une sorte de garantie complémentaire : l'adjonction de l'autorité d'un concile à celle du Pape ; ils étaient du reste relativement peu nombreux, ne comprenant que des théologiens français, et encore pas tous. Mais sur la question d'opportunité de la définition, l'auguste assemblée parut d'abord se partager. Me Darboy, archevêque de Paris, était la tète de l'opinion négative, Mgr Dupanloup en était l'âme — et l'on s'explique ainsi que ni l'un ni l'autre n'ait été cardinal.

Mais ce qui fit la principale force de cette opposition, ce fut l'appui séculier. Le prince de Hohenlohe, ministre de Bavière, poussé par le chanoine Döllinger, M. de Bismarck en Prusse, M. de Beust en Autriche, M. Ollivier en France, s'épuisèrent en intrigues contre le projet de définition. Pour bien marquer leur mécontentement, les ambassadeurs de toutes les puissances catholiques, moins l'Espagne, refusèrent de se joindre, selon l'usage, à la procession solennelle de la Fête-Dieu, la dernière qui devait être célébrée dans la. Rome pontificale. La France alla plus loin. Le 20 janvier 1870, son ministre des affaires étrangères, le comte Daru, expédia au marquis de Banneville, ambassadeur à Rome, une dépêche dans laquelle il annonçait la résolution de s'armer des articles organiques pour interdire la publication en France des décrets conciliaires contraires aux maximes et libertés de l'Eglise gallicane. On affirma que Mgr Darboy poussait la passion jusqu'à suggérer au gouvernement des Tuileries de renier le jamais de M. Rouher et de retirer ses troupes de Rome ; mais une dépêche de M. de Banneville a lavé la mémoire du prélat de cette lâcheté. Mgr Darboy et Mgr Dupanloup, tout au contraire, se prononcèrent hardiment et publiquement contre toute pression de cette nature. Si Sa Majesté livre Rome à la Révolution, déclarèrent-ils à l'ambassadeur, immédiatement il fait parmi nous l'unité pour la défense du Pape.

Le monde se trouvait, lui aussi, partagé en deux camps. L'ardeur était immense ; elle s'exprimait par des souscriptions, des adresses, des écrits de toutes sortes. Les incrédules et les hérétiques, non moins attentifs que les fidèles, s'étudiaient avec une joie secrète à envenimer la querelle. Leurs journaux, par une illumination soudaine, avaient découvert dans des prélats profondément ignorés d'eux ou même calomniés la veille, des trésors de science, de logique, de puissance intellectuelle, de noblesse d'âme ; tandis que les autres restaient une mer morte de superstitions, d'ignorance, de fanatisme, de servilisme[5].

La définition fut votée, le 13 juin, à l'appel nominal, par 451 placet (oui), 88 non placet (non) et 62 placet juxta modum (oui, sous condition). La promulgation solennelle eut lieu à Rome le 18 juillet. Il est infiniment probable qu'elle allait être empêchée en France et que les décrets du concile n'auraient pu de longtemps franchir les frontières de l'Empire ; mais, le même jour, le même souffle divin qui les avait inspirés emportait l'obstacle.

 

 

 



[1] En 1854, l'auteur de cette histoire et M. Henri de Rochefort se trouvèrent parmi les concurrents des Jeux floraux, à Toulouse ; tous deux y furent distingués ; l'un obtint le prix pour une fable, l'autre eut une mention honorable pour un sonnet à la Vierge, et l'auteur du sonnet était Henri de Rochefort. (Voir Recueil de l'Acad. des Jeux floraux, 1854.)

[2] Quant au Maréchal, il conserva longtemps le ressentiment de la défaite. Il était président de la République quand Mgr Lavigerie fut proposé par le Saint-Siège pour la pourpre cardinalice. L'approbation présidentielle était nécessaire ; le Maréchal la refusa.

Jamais, tant que je serai Président, s'écria-t-il !

Mgr Lavigerie dut attendre l'avènement de M. Grévy.

[3] Les choses ont bien changé en Egypte, depuis que l'Angleterre s'est emparée du pays militairement, grâce à l'imprévoyance de M. de Freycinet, et qu'elle a acquis la quasi-propriété du canal, en achetant les 176.000 actions du Khédive. Ce double coup de maitre a fait tourner au profit de nos voisins et rivaux une entreprise réalisée contre eux et malgré eux.

[4] L'Empereur eut pourtant occasion d'apercevoir, l'infirmité de son cher suffrage universel, dans le plébiscite même. On conta devant lui plusieurs anecdotes qui auraient pu le faire réfléchir, mais dont il se contenta de s'amuser beaucoup.

Deux paysans des environs d'Evreux devisaient sur le bulletin oui qu'ils venaient de déposer. L'un, dit : Il voulait-z-être président, j' l'ons nommé président ; il voulait-z-être empereur, je l'on nommé empereur ; il voulait-z-être plébiscite, je l'ons nommé plébiscite. Quoiqu'i va demander à c't' heure ?

P' t'être bein quéqu' nouveau grade...

Alors quoi, c'est un ambitionneux !...

Un détachement d'infanterie, qui passait pour animé du meilleur esprit, s'était rendu à la salle de vote aux cris de Vive l'Empereur ! Au dépouillement on fut étonné de trouver dans l'urne un bulletin non. Le soir, à la cantine, les sous-officiers et soldats se montrèrent irrités.

Je donnerais bien le montant de mon prêt prochain, dit un sous-officier, pour connaitre le j...f... qui, en déposant ce non, a détruit la belle unanimité du bataillon.

Sergent, répondit un sapeur chevronné, c'est moi qui ai mis le bulletin non, et il augmente l'unanimité, loin de la détruire.

Toi ! ah ça, qu'et-ce qui t'a pris ?...

Comment, ce qui m'a pris ? En allant voter, l'adjudant nous parlait politique. Il m'a dit : Voyons, Balandier, veux-tu le renversement de l'Empereur ?Non, que j'ai répondu, et turellement, j'ai voté comme je pensais, j'ai mis un bulletin non. Qui donc qui dira que je voulais renverser l'Empereur ?

On ne put pas lui faire comprendre qu'il aurait dû répondre à la question posée par l'Empereur, non à celle de l'adjudant.

[5] Les délibérations du Concile avaient lieu, naturellement, en latin. Un secrétaire lisant un de leurs comptes-rendus dit : Omnes feré assenserunt. Mgr Darbois feignit de comprendre feræ pour feré et se penchant vers son voisin : traduction, dit-il : presque toutes les bêtes ont dit oui.

Cependant dans la majorité se trouvaient Mgr Pie, de Poitiers et Mgr Manning, de Westminster, Mgr Dechamps, de Malines et Mgr Plantier, de Nîmes, etc. et à peu près tous les évêques italiens, espagnols, américains ou des missions.