Au moment même où, pour la première fois peut-être, le cabinet de Berlin concevait l'idée qu'il serait possible de duper à fond Napoléon III, celui-ci encore tout puissant dans les affaires générales de l'Europe, donnait une importante preuve de bienveillance à la maison de Hohenzollern, dont le roi de Prusse était le chef. Une révolution avait éclaté à Bucarest, capitale de la Valachie et de la Moldavie, réunies sous le gouvernement du prince Couza. Elle eut pour origine une discussion sur les biens des couvents grecs. Malgré la Russie qui appuyait les réclamations des moines, Couza sécularisa tous ces biens, offrit une indemnité de cent cinquante millions de francs aux dépossédés, et rendit l'Eglise roumaine indépendante du patriarche de Constantinople, comme l'étaient déjà les églises de Russie et de Grèce. C'était créer un schisme dans un schisme ; cette révolution religieuse souleva de graves mécontentements. Couza eut beau modifier la Constitution et faire consacrer cette modification par un plébiscite où le pays lui donna une énorme majorité — 713.000 oui contre 50.000 non —, une conspiration militaire se forma et, dans la nuit du 23 février 1866, Couza, surpris dans son palais, fut enlevé, forcé d'abdiquer et disparut de la scène politique. L'Assemblée législative roumaine, après avoir inutilement offert la succession de Couza à un frère du roi des Belges, appela au trône le prince Charles de Hohenzollern-Sigmaringen, cousin du roi de Prusse. Il y eut un plébiscite, naturellement favorable (20 avril 1866). Mais la conférence, assemblée à Paris, déclara ce choix contraire aux traités (3 mai) ; et le prince Charles hésitait fort à se rendre à Bucarest, lorsque Napoléon III, qui croyait aux plébiscites, lui donna ce conseil : Laissez la conférence paperasser ; partez pour la Roumanie ; afin de sauver les apparences, arrivez-y incognito, mais que cet incognito soit rompu dès votre arrivée, et qu'il ne vous empêche pas de recevoir des ovations, puis de prêter serment à la Constitution ; quand vous aurez pour vous le fait accompli, le temps se chargera du reste, car personne n'est disposé à recommencer la guerre d'Orient à propos des Principautés. Le prince comprit, se fit acclamer à Bucarest (22 mai 1866) et resta à la tête de ces provinces, sous le titre de Charles Ier, prince de Roumanie, qu'il devait bientôt échanger contre celui de roi. Avant de quitter ces pays d'Orient dans lesquels notre sujet ne nous ramènera plus, notons une autre méprise politique, un peu antérieure et beaucoup plus grave, commise par Napoléon III en Bulgarie. Le peuple bulgare, exploité et méprisé par le clergé grec, s'était détaché du siège patriarcal, dit orthodoxe, de Constantinople et projetait de retourner en masse à l'unité romaine. Une telle perspective ne pouvait que déplaire extrêmement à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Le testament de Pierre ne permet pas aux tsars de détourner leurs yeux de Constantinople ; or une Bulgarie ou une Roumanie catholique seraient un sérieux obstacle entre eux et cette future capitale de leur immense empire ; ils ne sauraient donc les tolérer, moins par zèle religieux que par ambition nationale. Les mêmes considérations auraient dû rendre, au contraire, favorables aux progrès du catholicisme le long des Balkans et du Danube la Turquie, l'Angleterre, l'Autriche et la France, dont les vues étaient sur ce point directement opposées à celles de la Russie, puisque toutes elles se proposaient de lui barrer le chemin de Constantinople. Mais la Turquie n'osait rien faire toute seule ; en Angleterre, les préjugés protestants obscurcissaient la clairvoyance politique ; en France, Napoléon III ne voulut pas contrecarrer, pour une question d'apparence secondaire, la politique de la Russie ; il lui laissa donc carte blanche. Mgr Sokolski, sacré à Rome comme évêque des Bulgares unis, était à peine de retour dans sa patrie qu'il fut enlevé nuitamment, transféré en Russie, et enfermé dans la forteresse de Kiew. Le mouvement religieux bulgare avorta ; de trois millions, le nombre des Uniates tomba à quelques dizaines de milliers, qui seuls persévérèrent. On put ainsi constater une fois de plus un état d'âme très général en Orient. La recherche de la vérité pour elle-même y est chose à peu près inconnue ; les questions de religion sont avant tout des questions de nationalités. Le pape Pie IX fit vainement appel à la bienveillante intervention des souverains catholiques, particulièrement de François-Joseph et de Napoléon. Il n'obtint que de vagues promesses, et la cause de la justice et de la liberté religieuse. fut sacrifiée, aussi bien que la prévoyance politique. Les princes catholiques avaient assez d'affaires présentes et pressantes pour se croire dispensés des prévisions à échéances lointaines. Au printemps de 1867, Napoléon III se crut enfin au moment de toucher le prix de tant de complaisances envers les Hohenzollern ; satisfaction d'amour-propre plutôt que compensation sérieuse ; mais il se faisait plus modeste de jour -en jour et retranchait sans cesse de ses exigences de la veille. Il s'agissait de l'annexion, volontaire et sans violences, du grand-duché de Luxembourg. Cette compensation même lui fut refusée. Le Luxembourg ne faisait pas partie de la Hollande. Son unique rapport avec elle était d'avoir pour souverain, sous le nom de Grand-Duc, le même prince qui portait en Hollande le titre de Roi. Il faisait partie de la Confédération germanique. La forteresse de la ville de Luxembourg était forteresse fédérale ; en cette qualité elle était occupée par une garnison prussienne. Quand la Confédération germanique se trouva dissoute par la victoire de la Prusse, le Luxembourg, ainsi que le Limbourg, — deux provinces à moitié françaises par la langue et les souvenirs historiques, — se considérèrent comme dégagés du lien fédéral allemand. La chose allait de soi pour le Limbourg, qui était en réalité néerlandais, trop éloigné de la France et sans valeur stratégique pour la Prusse. Mais pour le Luxembourg la situation était différente. L'empereur Napoléon fit représenter confidentiellement à Guillaume III, roi de Hollande et Grand-Duc, quelle source d'embarras pourrait être un jour pour lui et pour son peuple l'installation armée sur son territoire d'un voisin aussi puissant et aussi dépourvu de scrupules que l'était le roi de Prusse. Guillaume III se laissa aisément persuader ; il jugea prudent de céder, moyennant indemnité, ce qui infailliblement lui serait enlevé un jour par la force ; le peuple hollandais ne répugnait pas non plus à se séparer du Luxembourg, pour échapper aux complications dont il se sentait menacé à cause de lui. Quand tout parut réglé en principe, au mois de janvier 1867, comme on ne pouvait rien conclure sans la. Prusse, Bismarck fut informé officiellement par les deux principaux intéressés. Avisé déjà officieusement, il avait déclaré qu'il ne se mêlerait point de ce qui se tramait à la Haye ; que, le fait accompli, il ferait de son mieux pour le faire accepter par son souverain, mais que jusque-là il importait que le roi de Hollande s'abstint de consulter son cousin de Berlin. Il recommanda aussi la discrétion vis-à-vis du public jusqu'à la clôture du Reichstag. Ne me mettez pas, dit-il, en lutte avec les idées étroites du parti féodal. Mais en même temps il préparait sous main une manifestation énergique contre le projet. Son bonheur extraordinaire le servit encore, dans cette circonstance, et lui assura tous les profits de sa duplicité sans lui en donner l'apparence et l'odieux. A la Haye, tout marchait à souhait. On avait fini par persuader complètement le roi Guillaume des Pays-Bas, en lui affirmant qu'on était (l'accord avec Berlin. Déjà des agents politiques parcouraient le grand-duché pour préparer les populations et constituer des comités de propagande française ; l'Empereur avait écrit au Roi et on allait aboutir, quand les Chambres se réunirent à Paris. L'inévitable et fatal rhéteur qui avait nom Jules Favre demanda à interpeller sur les bruits qui couraient à propos du Luxembourg. L'interpellation ne fut pas autorisée, mais il n'en fallut pas davantage pour attirer l'attention de l'Allemagne et de l'Europe. Comme à un signal de trompette, toute. la presse allemande entama aussitôt une violente campagne contre la France et, au Parlement de l'Allemagne du Nord, M. de Bennigsen demanda s'il était vrai que le roi de Hollande, prince d'Orange-Nassau et grand-duc allemand, eût, avec le consentement du Roi de Prusse, trafiqué à prix d'argent d'une forteresse allemande, occupée, en vertu du droit européen, par une garnison prussienne. Bismarck répondit d'une façon évasive : Je pense, dit-il, qu'on ne prétend pas forcer le gouvernement du Roi à divulguer ses intentions. Le Roi et ses confédérés espèrent qu'aucune puissance étrangère ne portera préjudice aux droits incontestables d'aucun Etat allemand, d'aucune population allemande. Ils croient être assurés de pouvoir défendre ces droits par le moyen de négociations pacifiques, sans jeter l'Allemagne dans une guerre nouvelle. L'incident parlementaire fut clos, mais l'émotion publique s'en accrut, et un moment on pensa que la guerre allait être déclarée. Le roi de Hollande, épouvanté, retira ses promesses. Napoléon hésita à accepter ce retrait ; il dépensa fiévreusement près de cent cinquante millions en armements. La crainte de faire échouer l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir l'arrêta, non moins que la certitude de n'être pas aidé par l'Autriche, tout occupée à panser ses trop récentes blessures. D'autre part, Bismarck ne tenait pas à faire la guerre à cette époque, ni pour ce motif. Il ne se dissimulait pas que le prétexte serait mal choisi, qu'il ne pouvait sérieusement contester au roi de Hollande le droit de soustraire le Luxembourg aux obligations d'un pacte fédéral que la Prusse elle-même avait brisé, et qu'il aurait contre lui, sinon les gouvernements, au moins l'opinion publique de toute l'Europe. Napoléon, bien désabusé cette fois sur l'amitié du roi de Prusse et les protestations de son ministre, comprit que le plus sage était de réduire ses prétentions au seul point indiscutable : l'évacuation de la forteresse par la garnison prussienne. Là-dessus toutes les puissances furent immédiatement d'accord avec lui ; toutes étaient décidées à reconnaitre le droit du roi de Hollande de n'être pas forcé de conserver chez lui des troupes étrangères, sous prétexte qu'il avait existé autrefois une Confédération germanique. Sur la demande officielle de Guillaume III, l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, l'Italie, la Belgique, la France et la Prusse se firent représenter à une Conférence qui se réunit à Londres le 7 mai 1867. Le 11, les plénipotentiaires signèrent un traité qui déterminait définitivement la situation du Luxembourg et même celle du Limbourg. L'union personnelle du Luxembourg avec la Hollande fut maintenue et sa neutralité fut placée sous la garantie des puissances signataires du traité ; la forteresse devait être évacuée par la garnison prussienne aussitôt après l'échange des ratifications, puis démantelée, mais le Grand-Duché fut maintenu dans le Zollverein. Quant au Limbourg, il fut déclaré partie intégrante da la monarchie hollandaise et placé définitivement en dehors de la Confédération germanique. La guerre était évitée, c'était le point important pour tout le monde. Aux deux motifs mentionnés plus haut, qui firent reculer le gouvernement français, il faut ajouter la divulgation que fit Bismarck, les 10 et 23 mars 1867, des traités secrets conclus, par la Prusse, sept mois auparavant, avec les Etats allemands du Sud. L'Empereur, auquel ces Etats s'étaient adressés l'année précédente afin d'avoir son appui clans leurs négociations ; avec la Prusse, avait cru jusqu'alors qu'ils n'attendaient qu'un signe de lui pour joindre leurs troupes aux siennes. M. de Bismarck tint à le désabuser. Les journaux officieux des Tuileries ne manquèrent pas d'exalter la victoire de la diplomatie impériale, mais ils se gardèrent bien de rappeler combien elle coûtait de millions dépensés en armements inutiles, cette victoire toute platonique. Ce qui était plus grave encore, c'était que la malencontreuse affaire du Luxembourg, en surexcitant la fibre patriotique en Allemagne, avait désarmé l'opposition du Reichstag contre les envahissements du militarisme prussien. Si l'étranger veut profiter de nos luttes intérieures pour changer sa situation vis-à-vis de nous, s'était écrié M. de Bennigsen, il n'y a plus d'Allemands du Nord ni d'Allemands du Sud, toute l'Allemagne est debout derrière son chef armé, qui est le Roi de Prusse ! Mais un fait inexplicable, un fait où le vrai cesse d'être vraisemblable et, ajouterons-nous au risque de faire sourire ceux qui ne croient pas comme nous à la justice de Dieu s'exerçant dans les choses humaines, un fait en quelque sorte surnaturel, c'est que Napoléon III sachant, désormais, comme tout le monde, que la guerre était seulement retardée, qu'elle ne pourrait être évitée un peu plus tôt ou un peu plus tard, et qu'il aurait alors sur les bras toute l'Allemagne organisée à la prussienne ; c'est que Napoléon III, disons-nous, n'ait pas immédiatement concentré tous ses soins, toutes les ressources de l'Etat, sur la préparation de cette guerre, et qu'il l'ait déclarée sans s'être assuré aucune alliance. Vers le même temps les journaux belges et allemands avaient annoncé l'heureuse nouvelle du mariage du comte de Flandre, héritier présomptif du trône de Belgique, avec la princesse Marie de Hohenzollern. Le roi Léopold, averti du projet de traité proposé par la France à Berlin pour l'annexion de la Belgique, s'était hâté de placer sa dynastie sous l'égide personnelle du roi de Prusse. Retournons au-delà de l'Atlantique, où nous avons laissé le nouvel empereur du Mexique, Maximilien, se livrer, ainsi que l'impératrice Charlotte, à des songes d'or. Leur enchantement ne pouvait être de longue durée, une fois les Confédérés de Richmond vaincus et la grande République des Etats-Unis reconstituée dans sa force. Dès l'installation de Maximilien, M. Corwin, Ministre plénipotentiaire des Etats-Unis au Mexique, avait pris un congé. Son départ décelait une hostilité qui ne fut plus douteuse lorsque la Chambre des représentants à Washington eut voté, à l'unanimité, son opposition à la reconnaissance d'une monarchie au Mexique. Le président Abraham Lincoln écrivait dans le même temps à Juarez, l'intraitable champion du parti républicain : Tenez ferme ; quoique nous ne soyons pas en guerre avec la France, comptez sur nous, sur notre argent, sur nos munitions et sur les enrôlements militaires que nous favorisons. Dans ces conditions, la pacification d'un pays déjà si divisé en lui-même était difficile. La bonne grâce des nouveaux monarques y échoua. La sévérité déployée par le général Forey, les contre-guérillas qu'il organisa, les pointes fréquentes qu'il faisait pousser jusqu'aux frontières ne réussirent pas mieux. Juarez échappait toujours. Le trésor public était vide ; le clergé, spolié de ses biens par Juarez et ses prédécesseurs, réclamait avec instances contre les actes accomplis et contre la législation, qui ne pouvait être révisée sans opposition ; la division régnait entre les troupes auxiliaires, belges, suisses, autrichiennes ; elle s'était glissée jusque dans l'état major français. Napoléon III rappela Forey, en le nommant maréchal. Il le remplaça par un des chefs les plus populaires. de l'armée, par un homme qui, parti simple soldat à vingt ans, en 1831, était prêt à justifier dans sa personne, à cinquante-quatre, le proverbe si encourageant qui veut que tout soldat français porte dans sa giberne le bâton de maréchal. La plume frissonne entre les doigts de l'historien traçant ici pour la première fois son nom fatal : Bazaine. Voici le portrait qu'un compagnon d'armes de Bazaine a donné de lui en se reportant à cette époque : Il avait les faveurs de l'opinion publique ; il avait aussi les bonnes grâces et la confiance du souverain. Sous des allures de bonhomie auxquelles se prêtaient un corps un peu replet et une bonne grosse figure éclairée par des yeux très intelligents, mais qui ne s'ouvraient jamais qu'à demi, il cachait un esprit très délié et très fin, trop fin peut-être. Dans sa longue pratique des affaires arabes, il avait appris non pas les secrets de cette grande diplomatie qui voit les choses de haut et les buts de loin, mais ceux d'une rouerie qui consiste à se mouvoir au milieu des intrigues, pour s'en servir sans paraître s'y mêler. Il possédait un courage universellement connu et imperturbable, conservant une impassibilité absolue au plus fort du danger et affectant, en quelque sorte, la coquetterie de l'indifférence... Avec sa grande taille de tambour-major, sa mâchoire puissante, indice d'énergie et aussi d'entêtement, ses façons rébarbatives et violentes, le général Forey devait succomber dans cette lutte entre un lion et un renard pourvu lui-même du courage du lion[1]. Bazaine, en résumé, manquait non de courage, ni d'intelligence, mais de sens moral. Le sentiment du devoir et de l'honneur lui était inconnu ; il l'a bien montré à Metz, et plus encore peut-être à l'île Sainte-Marguerite, en se refusant à comprendre une trop juste et trop bénigne condamnation et en s'évadant comme un vulgaire malfaiteur. Grâce à un siège habilement conduit et à l'énergique coopération des généraux mexicains Marquez et Méjia, il enferma dans Oajaca le principal général juariste, Porfirio Diaz, avec toute son armée et l'obligea à se rendre. Mais les Autrichiens chargés de garder ce prisonnier important le laissèrent échapper. On crut savoir que l'empereur Maximilien, mû par une générosité imprudente, avait prescrit de faciliter l'évasion. Porfirio Diaz reprit la campagne et devint bientôt plus redoutable qu'auparavant. Maximilien confia la direction supérieure des troupes mexicaines à un Autrichien, le comte de Thun. Des mésintelligences éclatèrent entre celui-ci et les Français. Bazaine mécontent ne s'occupa presque plus que d'intrigues ou de ses affaires personnelles ; il épousa une riche héritière et fit restaurer un château reçu de Maximilien en cadeau de noces. Sa conduite devint tellement inexplicable qu'on lui supposa le dessein secret de perdre Maximilien afin de se faire nommer empereur à sa place. Si étrange qu'elle paraisse, cette opinion s'accrédita dans le corps expéditionnaire[2]. Cependant les Etats-Unis reconstitués se trouvaient plus puissants qu'ils ne l'avaient jamais été, puisque, au lieu d'une force armée tout juste suffisante pour faire la police, ils avaient maintenant à leur disposition, à la suite de la guerre civile, des armées de plusieurs centaines de mille hommes. Aussi était-ce avec une audace à peine diplomatique qu'ils exprimaient leur hostilité envers l'Empire mexicain, et qu'ils adressaient à Paris notes sur notes pour faire rentrer la France dans la politique de non-intervention. Seulement, comme les Piémontais en Italie, ils entendaient par là écarter qui il leur plaisait, mais non pas eux-mêmes et leurs amis. Le ton devenait agressif, presque insolent. M. Seward écrivait le 12 février 1866 à M. Drouyn de Lhuis : Les Etats-Unis n'ont aucune preuve satisfaisante que le peuple mexicain ait parlé, et qu'il ait établi ou accepté le prétendu empire qu'on dit avoir été fondé dans sa capitale. Un pareil assentiment ne pouvait être librement donné en présence de l'armée française d'invasion... Sans doute l'Empereur des Français est fondé à adopter un autre point de vue ; mais celui que je présente n'en est pas moins celui que l'Union a adopté. L'Union ne reconnaît au Mexique, que l'ancienne République... A ne considérer que le point sur lequel notre attention n'a cessé de se concentrer, savoir notre délivrance des embarras du Mexique sans troubler nos rapports avec la France, nous serons charmés, lorsque l'empereur nous donnera, soit par la voie estimée de votre correspondance, soit de toute autre manière, l'avis définitif de l'époque à laquelle finiront les opérations militaires de la France au Mexique. Les rôles étaient désormais intervertis : les Etats-Unis commandaient. Maximilien fut sacrifié. Napoléon III envoya le baron Saillard en mission à Mexico pour préparer l'évacuation progressive de nos troupes, évacuation inévitable tôt ou tard et que le traité de Miramar avait prévue. Dans une note du 31 mai 1866, le gouvernement français servait à Maximilien toutes sortes de bonnes raisons et de belles phrases qui auraient gagné beaucoup à être produites cinq ans plus tôt : L'Empereur Napoléon a conscience d'avoir aidé à l'œuvre commune. C'est au Mexique désormais qu'il appartient de s'affirmer. La tutelle étrangère, en se prolongeant, est une mauvaise école et une source de dangers : au dedans, elle habitue à ne pas compter sur soi-même et paralyse l'activité nationale ; au dehors, elle suscite des ombrages, elle éveille des susceptibilités. Le moment est venu, pour le Mexique, de répondre à tous les doutes, et d'élever son patriotisme à la hauteur des circonstances difficiles qu'il traverse. Au dedans comme au dehors, les attaques dirigées contre la forme des institutions qu'il s'est données s'affaibliront sans doute graduellement quand il sera seul à les défendre, et demeureront impuissantes contre l'union des peuples et de son souverain cimentées par les épreuves courageusement acceptées et supportées en commun. Ce sera l'honneur de S. M. l'empereur Maximilien et de la nation mexicaine d'avoir ainsi accompli l'œuvre civilisatrice que nous serons toujours fiers d'avoir encouragée et protégée à son début. La cour de Mexico resta frappée de stupeur. Maximilien s'écria en présence de son entourage : Je suis joué ! Il y avait, entre Napoléon et moi, une convention formelle sans laquelle- je n'aurais jamais accepté le trône ; elle me garantissait le concours des troupes françaises jusqu'à la fin de l'année 1868. Napoléon, voulant prévenir un désastre inévitable, envoyait en même temps un ami commun, le général Castelnau, pour dissiper les illusions que Maximilien pouvait garder encore, et le supplier de s'embarquer avec Bazaine. Maximilien faillit céder. Le 7 juillet il tenait une plume pour signer son abdication ; sa femme l'arrêta, lui dit qu'elle voulait tenter un dernier effort, franchir elle-même les mers et aller plaider sa cause à Paris et à Home : à Paris la prolongation de l'occupation et un secours financier, à Home l'obtention d'un concordat ecclésiastique. Si elle échouait, l'Empereur viendrait la rejoindre en Europe. L'Impératrice du Mexique dédaigna de demander l'hospitalité à Napoléon III. Elle descendit au Grand-Hôtel ; mais dès le lendemain elle se rendit à Saint-Cloud où la cour se trouvait. L'entrevue fut tragique et douloureuse. Après avoir énuméré ses griefs, la fille du roi Léopold s'emporta au point d'accuser l'Empereur d'accomplir sur elle une basse vengeance, par haine de famille : J'ai eu tort, dit-elle, d'oublier que j'étais du sang des Bourbons et petite-fille du roi Louis-Philippe ; mais vous n'avez pas oublié, vous, que vous êtes du sang des Bonapartes. Le soir, sa raison parut l'abandonner tout à fait. Elle se trouvait dans le grand salon du château, entourée de l'Empereur, de l'Impératrice Eugénie et des intimes de la cour ; elle faisait peine à voir, selon l'expression d'un témoin, dans son attitude de veuve prématurée, lorsque, tout à coup, elle se dressa et, clans un geste égaré, demanda à boire. L'Empereur, tristement, profondément désespéré de ne pouvoir venir en aide à la malheureuse, se leva et avec empressement lui apporta un verre d'eau mélangé de sirop d'orgeat. Charlotte, saisissant le verre, le regarda, tourna ses yeux vers celui qui le lui avait offert et, le rejetant avec effroi, eut par tout le corps un long frémissement. Puis, reculant, elle se prit à repousser des spectres imaginaires et murmura, cherchant à fuir, dans un accent de terreur : — Ils veulent m'empoisonner... ils veulent m'empoisonner ! On lui donna des soins et, le lendemain, elle ne garda nul souvenir de cette démence passagère. Mais à Rome, au Vatican, la même scène se renouvela ; Pie IX dut goûter, devant la malheureuse princesse, les aliments qui lui étaient servis, pour qu'elle se décidât à y toucher. Puis, une nuit, elle sortit, s'en alla droit au palais pontifient et voulut forcer la porte du cardinal Antonelli. Le prélat, averti, la fit reconduire ; mais depuis lors, sa raison a fait un naufrage définitif. Ramenée auprès de son père, elle erre depuis plus de trente ans, ombre lamentable mais inconsciente, cherchant son époux, maudissant les traitres et remplissant de sa morne désolation le palais de Laeken. Son voyage eut un résultat plutôt contraire au but qu'elle s'était proposé. Napoléon III céda à une irritation trop naturelle, car on s'irrite aisément des reproches qu'on sent mériter. D'autre part, les Etats-Unis menaçaient, et l'évènement de Sadowa en Europe ne permettait pas de concevoir la moindre idée de résister à leurs injonctions. Le général Castelnau reçut par télégraphe, le 13 décembre 1866, l'ordre de rapatrier la légion étrangère et tous les Français, soldats ou autres qui désiraient rentrer, ainsi que les légions autrichienne et belge, si elles le demandaient. Cette dépêche était une violation de la Convention de Miramar, qui stipulait ceci par son article 2 : La légion étrangère au service de la France, composée de 8.000 hommes, demeurera encore six années au Mexique, après que toutes les autres forces françaises auront été rappelées. Bazaine parut très affligé. Il expliqua à Maximilien qu'après le rappel de la légion étrangère qui enlevait à Sa Majesté tout espoir de retraite en cas de défaite, rester serait une folie. D'ailleurs, ajouta-t-il, du moment que les Etats-Unis sont contre vous, votre trône est éphémère, eussiez-vous cent mille Français. L'évacuation fut complète à la fin de mars 1867. Maximilien crut de son honneur de ne pas la suivre, quoi qu'il ne conservât guère d'illusions. C'était un sentimental et, comme on l'a dit, un poétique. Il était trop généreux pour consentir à abandonner ceux des Mexicains qui s'étaient fiés à sa fortune. Tout en réorganisant à la hâte ce qu'il lui restait de troupes, en les confiant à Miramon, à Méjia, à Marquez, et en les envoyant contre Porfirio Diaz qui maintenant avançait rapidement, il tenta un arrangement avec Juarez. Il lui proposa de se démettre tous les deux, provisoirement, puis de consulter la nation et de terminer ainsi la guerre civile. Ni Juarez, ni son ministre M. Lerdo de Tejada, dont il invoqua l'intermédiaire, n'eurent le cœur assez haut pour accepter. Ne recevant aucune réponse et comprenant qu'il négocierait beaucoup mieux les armes à la main, Maximilien se rendit au quartier général de Queretaro, ville située à soixante lieues de Mexico. Là il se trouvait à la tête de 8.000 hommes, force encore respectable, lorsqu'il fut vendu par un traître, le colonel Lopez, pour une somme d'argent. Le fort de la Cruz fut ouvert la nuit à Porfirio Diaz. Maximilien, surpris pendant son sommeil, ainsi que Miramon et Méjia, fut livré à un conseil de guerre qui les condamna tous les trois à mort. Ici nous ne saurions mieux faire que d'emprunter au général Thomas la dramatique relation qu'il a publiée sous ce titre : Trois belles morts : Maximilien écrivit plusieurs lettres d'adieux. Croyant qu'après sa mort la vengeance du parti républicain ne poursuivrait plus son cadavre, il demandait au baron de Lago, le ministre d'Autriche, de faire conduire son corps sans pompé et sans accompagnement solennel à Vera-Cruz, et de le faire enterrer à côté de sa femme qu'il croyait morte, d'après, la, fausse nouvelle qui lui avait été donnée. Au docteur Jilech, qui s'était montré toujours dévoué pour lui, il adressa le seul objet dont il pût disposer, un volume dépareillé de l'Histoire universelle de César Cantu, qu'il lisait dans sa prison, et sur lequel, en regard du titre, il écrivit ces mots : A mon ami le docteur Jileck, Maximilien, Queretaro, prison de las Capuchinas, 17 juin 1867. Il avait déjà écrit au capitaine Pierron, qui avait été son secrétaire : Queretaro, 15 juin 1867. MON CHER CAPITAINE PIERRON, A ma dernière heure, je
pense à votre bonne amitié si cordiale 0 et aux services que vous m'avez
rendus avec tant de loyauté ; je profite de ces derniers instants pour vous
envoyer un suprême adieu. Je veux vous remercier de nouveau de votre
franchise, de votre attachement et du dévouement que vous m'avez montré en
toute occasion. Cet épanchement est cher à mon cœur. J'espère que vous
conserverez mon souvenir après ma mort, et je fais des vœux pour que vous
viviez heureux et tranquille. N'oubliez pas celui qui a été, jusqu'à son
dernier soupir. Votre tout affectionné, MAXIMILIEN. Enfin, il crut devoir écrire à Juarez une dernière lettre qu'il ordonna de n'expédier qu'après son exécution, et qu'il data du 19 : MONSIEUR BENITO JUAREZ, Sur le point de subir la mort pour avoir essayé si de nouvelles institutions pouvaient mettre un terme à la guerre sanglante qui, depuis tant d'années, désole ce malheureux pays, je donnerai ma vie avec joie, si ce sacrifice peut contribuer à la paix et à la prospérité de ma nouvelle patrie. Profondément convaincu que rien de durable ne peut être fondé sur un terrain arrosé de sang, secoué par les plus violentes agitations, je vous conjure de la façon la plus solennelle, avec la sincérité que comporte le moment auquel je suis arrivé, que mon sang soit le dernier versé. Consacrez à poursuivre ce but la persévérance que vous avez mise à défendre la cause que vous venez de faire triompher, persévérance que j'ai reconnue même dans la prospérité. Réconciliez les partis et rendez, par des principes solides, une paix durable à ce pays. MAXIMILIEN. Méjia, toujours malade, s'occupait de léguer à sa femme et à son fils le peu de biens qu'il possédait, une maison de briques sèches dans la sierra, et un troupeau de dix-huit vaches. Miramon écrivait à sa femme, la veille de l'exécution : Il est huit heures du soir, toutes les portes sont fermées, excepté celle du ciel. Je suis résigné, et ce n'est qu'à cause de toi que je regrette le monde... Pense quelquefois à celui qui t'a tant fait souffrir, mais qui t'a beaucoup aimée... Et le matin, il lui écrivait encore ce mot : MA CONCHA ADORÉE, Je viens de recevoir Dieu et je suis plein de confiance en sa miséricorde. Je t'ai bénie, ainsi que mes enfants. Ma dernière pensée sur la terre sera pour toi, et si Dieu le permet, je prierai dans le ciel pour vous. Je t'en prie, résigne-toi et pardonne à ceux qui te causent un si grand malheur. Fais prier pour le repos de mon tune et veille sur nos chers enfants. Ton
époux, MIGUEL, En parlant pour l'échafaud. Depuis quelques jours, en effet, les condamnés recevaient les secours de la religion. Un digne prêtre, le P. Soria, entendit les dernières confidences de Maximilien et l'entretint des choses éternelles. Un autre prêtre, M. Ladron de Guevara, assista Miramon. Une lettre de lui, adressée à l'infortunée veuve du général, fait assez connaître dans quels sentiments mourut le brillant officier qui avait été le soutien le plus ferme du parti conservateur. Maximilien s'était endormi vers neuf heures, le 18 au soir, après avoir lu, pendant une heure environ, l'Imitation de Jésus-Christ. On le réveilla à onze heures pour lui annoncer la visite du général Escobedo, qu'il avait fait demander. L'entrevue eut lieu sans témoins et ne dura qu'un quart d'heure : sans doute, Maximilien avait voulu recommander au général en chef de l'armée républicaine l'exécution de ses dernières volontés. Il se rendormit ensuite, s'éveilla de lui-même à trois heures et demie et reçut son confesseur. Le P. Soria célébra la messe, à laquelle assistèrent les trois condamnés. Maximilien prit un léger repas, remit son anneau de mariage au docteur Bosch et lui recommanda de porter à sa mère son scapulaire qu'il gardait sur lui. Le soleil se levait et brillait de tout son éclat : Quelle belle journée ! dit Maximilien, c'est ainsi que je l'aurais choisie pour le jour de ma mort. Une sonnerie de clairon se fit entendre ; Maximilien demanda à Miramon : Miguel, est-ce pour l'exécution ? — Je ne saurais vous renseigner, Sire, c'est la première fois qu'on me fusille. Cette réponse fit sourire Maximilien. A six heures et demie, le colonel Palacios, qui s'était toujours montré plein d'égards pour les condamnés, vint les chercher. Ils montèrent chacun dans une voiture, accompagné du prêtre qui l'assistait. Le lieu choisi pour l'exécution était le Cerro-de-las-Campanas. Le trajet pour s'y rendre était long : une foule énorme se pressait respectueuse et attendrie, sur le passage du lugubre cortège. Des cris de commisération éclataient de temps en temps dans cette foule sympathique aux condamnés ; mais ce qui excitait la compassion générale, c'était la femme de Méjia, qui, son enfant suspendu à la mamelle, s'attachait aux roues de la voiture qui emmenait son mari et criait : Grâce ! grâce ! Et lui, le soldat brave entre les plus braves, le héros de San-Luis et de Matehuala, qui avait tant de fois affronté la mort sans, sourciller, il faiblissait en entendant ces cris de douleur et d'amour. En approchant du lieu de l'exécution, Miramon dit au prêtre Ladron de Guevara : Mon père, voilà l'échafaud : l'heure a sonné. Je vous prie de remettre ce portrait et cette montre à ma femme, et reprenant le crucifix : Mon Dieu ! je t'offre mon sang pour l'expiation de mes péchés et le bonheur de mon pays. Il était un peu moins de sept heures, lorsque les trois voitures arrivèrent au Cerro-de-las-Campanas, cet ancien quartier général de l'empereur Maximilien. Quatre mille hommes, sous les ordres du général Jésus Garcia de Léon, formaient le carré autour du cerro. Les trois condamnés, saluant la foule dans laquelle ils retrouvaient des figures connues et amies, descendirent de voiture, s'acheminèrent jusqu'au milieu du carré et s'adossèrent à un massif de cactus. Le général Garcia fit lire aux troupes un ordre du jour condamnant à mort ceux qui tenteraient de s'opposer à l'exécution ; l'officier commandant le peloton d'exécution s'approcha de Maximilien et lui demanda pardon pour l'ordre qu'il allait exécuter ; Maximilien lui répondit qu'un soldat doit obéir à sa consigne et distribua plusieurs onces d'or aux soldats du peloton, en leur recommandant de ne pas lui tirer au visage, afin qu'il ne Pitt pas défiguré lorsqu'on rapporterait son corps à sa mère. Puis il embrassa Méjia et Miramon ; il dit ensuite à Miramon : Un vaillant comme vous a droit à la place d'honneur. Passez à ma droite. Maximilien, promenant alors son regard sur ceux qui l'entouraient, dit d'une voix assurée : Mexicains, je vais mourir pour une cause juste : celle de l'indépendance et de la liberté du Mexique. Que mon sang soit le dernier versé pour la rédemption de ce malheureux pays. Vive le Mexique ! Miramon à son tour, avec un calme superbe et tout l'éclat de sa voix, comme lorsqu'il commandait sur le champ de bataille, lut quelques lignes préparées à l'avance : Mexicains, je proteste
contre l'accusation de traitre qu'on m'a lancée au visage pour excuser mon
exécution. Je meurs innocent de ce crime : je pardonne à mes meurtriers, dans
l'espoir que Dieu me pardonnera, et que mes compatriotes éloigneront de mes
enfants une si vilaine tache. Vive le Mexique ! Vive l'empereur ! Méjia tenant à la main un crucifix, leva les yeux au ciel. Très sainte Marie, dit-il, je te prie que ton fils pardonne mes péchés, comme je pardonne à ceux qui vont me sacrifier[3]. L'officier commanda le feu : les trois condamnés tombèrent en même temps : quand la fumée se dissipa, on aperçut Maximilien se tordant au milieu d'une mare de sang et gémissant : Hay, hombre ! Il fallut le coup de grâce pour l'achever. Le cadavre de Miramon fut recueilli par sa famille ; le frère de Mme Miramon se présenta avec un linceul et les objets nécessaires pour le transport. Les corps de Maximilien et de Méjia furent relevés par des soldats. Maximilien et Miramon n'avaient pas trente-cinq ans ; Méjia, leur doyen, en avait cinquante-deux. Il fallut six mois de négociations pour obtenir de Juarez, implacable comme tous les gens qui ne s'exposent pas aux dangers que d'autres affrontent pour eux, que les restes de Maximilien fussent rendus à son pays natal. L'horreur de cette vengeance inutile, précédée du marché infâme qui seul l'avait rendue possible, souleva l'indignation universelle. On avait admiré le patriotisme et la ténacité de Juarez, on ne vit plus en lui qu'un banal sauvage, un Indien frotté d'un peu de civilisation. Quant à Lopez, son nom s'inscrivit à côté de celui des Judas et des Deutz. Qui eût dit que quatre années ne s'écouleraient point sans que le général en chef de l'armée française allât prendre place dans cette ignoble compagnie[4] ? Sur la conception même de l'aventure mexicaine, nous avons exprimé déjà une appréciation différente de celle qui a généralement cours. Il est facile de juger après coup et de dire (l'une entreprise, si elle a échoué, qu'elle était insensée, si elle a réussi, qu'elle fut sage, opportune et bien conduite. Mais une semblable méthode est moins équitable que commode. Veut-on être vraiment juste ? Il faut oublier les résultats et se placer au point de vue des auteurs de l'entreprise, qui ignoraient l'avenir. En agissant ainsi pour la campagne malheureuse dont nous venons de retracer le dénouement, il est permis de lui trouver une inspiration de sagesse prévoyante : arrêter l'expansion de la race anglo-saxonne. Alors la parole de M. Rouher : Le Mexique, la plus grande pensée du règne ! si elle parait encore emphatique, cesse d'être ridicule. Seulement, pour réussir, il fallait s'engager à fond, reconnaître officiellement les Etats confédérés, négocier une alliance entre eux et le Mexique et donner aux uns et aux autres l'appui des armes françaises. Que si les sacrifices exigés pour un acte aussi audacieux étaient jugés trop grands pour la France isolée, ou le succès trop incertain, ou l'effort trop disproportionné avec le but à atteindre, il fallait s'abstenir. L'Empereur espérait être plus heureux en France où sa politique des années précédentes lui laissait entrevoir aussi des erreurs à réparer. Il lui fallait gagner l'affection des Francs-Maçons et des républicains, puisque les affaires d'Italie lui avaient aliéné les catholiques. Dans ce but, il proposa, le 9 janvier 1867, toute une série de réformes longtemps réclamées. Il les annonça sous forme de lettre au ministre d'État. Les principales consistaient dans le rétablissement du droit d'interpellation au Parlement, dans la création du droit de réunion, sous certaines garanties administratives, et dans le rétablissement de la liberté de la presse. La préparation et le vote de ces lois occupèrent deux législatures. Dès l'ouverture de la première, M. Thiers fit entendre à nouveau sa grande voix de plus en plus attristée, mais ne voulant pas désespérer encore. Le 14 mars 1867, après avoir rappelé comment le Danemark, origine occasionnelle des conquêtes prussiennes, s'était vu sacrifier par la faute de la France, il disait : J'arrive aux grands événements de l'été dernier, et je suis tenté de m'écrier avec notre immortel orateur : Un homme s'est rencontré ! Non pas, Messieurs, qu'en rappelant cette parole de Bossuet je veuille établir aucune comparaison entre Cromwell auquel il l'applique et le ministre hardi qui conduit si rapidement la Prusse dans les voies de la grandeur. Non, Messieurs, pas de similitude pareille : ce serait calomnier M. le comte de Bismarck, et aussi le grandir. (Mouvement prononcé. Rires sur quelques bancs.) Mais en voyant combien cet illustre personnage a été approprié à la circonstance, je ne puis m'empêcher de dire : Oui, un homme s'est rencontré, d'une sagacité rare, et d'une audace d'exécution plus rare encore. Ce personnage dans lequel son pays doit reconnaître un grand patriote, ce personnage devait être épouvanté à l'idée d'attaquer, avec la Prusse qui comptait 19 millions de sujets, l'Autriche qui en comptait 36 et, en ajoutant ses confédérés, près de 50. Et, en effet, la Prusse l'accusait de folie ; cette Prusse, si fière aujourd'hui de sa grandeur, ne la voulait pas ! Mais M. de Bismarck a parfaitement jugé la situation ; il a vu que cette Autriche, qu'il accusait d'être si préparée, ne l'était point. (Mouvement.) Il a vu, ce qui était plus important, il a vu qu'elle ne pourrait opposer à l'armée prussienne que la moitié de ses forces ; que l'autre moitié serait occupée à faire face aux Italiens. Il a vu, ce qui était plus important encore, que non-seulement l'Italie diviserait les forces de l'Autriche, mais qu'elle paralyserait les forces de la France par les liens dont elle avait enlacé la politique française. C'est sur ces vues si justes que M. de Bismarck a fait reposer toute sa politique. Hélas ! que n'avons-nous jugé aussi bien ! La pensée si vraie de M. de Bismarck serait devenue une pensée fausse, et peut-être son triomphe un désastre. Il fallait discerner que dans aucun cas la guerre ne pouvait être heureuse pour nous. En effet, si l'Autriche eut été victorieuse, elle pouvait être tentée de rétablir le Saint-Empire à son profit, elle pouvait poursuivre et écraser l'Italie vaincue et nous obliger à prendre part à la guerre pour couvrir notre frontière des Alpes... Les événements ont eu une autre issue ; il en est sorti la grandeur de la Prusse, plus périlleuse encore pour nous que la grandeur de l'Autriche... On nous dit que la Prusse a déployé des qualités qu'on ne soupçonnait point. D'abord un gouvernement est chargé de connaître ce qui se passe dans les pays étrangers, on lui en donne les moyens... mais soit ! La Prusse, dit-on, a déployé des qualités qu'on ignorait, elle avait un armement qui a exercé une grande influence. — Il fallait connaître cet armement ; mais soit encore ! Est-ce que ce sont les qualités incontestables de l'armée prussienne, est-ce que c'est l'arme nouvelle dont elle était pourvue qui ont décidé des événements ? Non, il y a une autre cause, aujourd'hui de notoriété publique, c'est que jusqu'à deux heures de l'après-midi, la bataille de Sadowa était gagnée par l'Autriche. Qu'est-ce qui a empêché qu'elle ne fût gagnée jusqu'à la fin du jour ? Le savez-vous ? Il fallait 40 à 50 mille hommes à la droite de l'armée autrichienne pour contenir le prince royal de Prusse qui arrivait à marches forcées, et qui, une heure plus tard, serait arrivé trop tard. (Mouvement.) Et ces 40 ou 50 mille hommes, où étaient-ils ? A Custozza ! Et ce n'était pas seulement 40 ou 50 mille hommes, mais 130 à 140 mille que l'Autriche avait dû envoyer entre le Mincio et l'Adige. Eh bien, concluez ; c'est que cette Italie qui au début a donné à ha Prusse, pour marcher vers l'unité, la puissante impulsion de l'exemple, lui a en outre donné, au dernier moment, le secours matériel qui lui manquait, et qu'elle a elle-même décidé des destinées de l'Europe. Ainsi, la vérité tout entière, la voici : L'unité italienne a fait l'unité germanique, et c'est nous qui avons fait l'unité italienne. (Mouvement.) L'orateur étudie ensuite la situation nouvelle, assurément très grave ; il montre la paix plus menacée que jamais, ni l'Italie, ni la Prusse n'étant encore satisfaites, et il examine la conduite à tenir. Il. conseille d'accepter ce qui est fait, et ce qu'on ne peut plus empêcher, mais de déclarer hautement qu'on ne permettra pas d'aller plus loin, et pour cela de chercher des alliés, de donner la main à l'Autriche pour la relever, de se faire une clientèle de tout ce qui reste de petits Etats, et surtout de renforcer nos cadres militaires afin d'être plus sûrs de pouvoir maintenir la paix. Cette politique est modeste, ajoute-t-il, elle ne vous obtiendra pas les applaudissements que vous obteniez quand vous parliez naguères d'aller délivrer l'Italie et la Pologne ; mais si je vous la conseille, c'est que je la crois bonne et que, pour mon compte, je n'en suis jamais une autre. Je n'examine pas, en effet, si la question de la papauté. si la question des nationalités sont des questions populaires ou non ; je les envisage au point de vue de l'intérêt du pays, et je me rallie toujours à cet intérêt. Si un individu seul, sans parti, sans appui, même dans la presse, peut tenir une semblable conduite, un Gouvernement qui a dans ses mains toutes les forces du pouvoir peut la suivre bien plus facilement et plus sûrement pour lui-même. En finissant, Messieurs, je vous supplie, pour vous et pour le pays, de vous rattacher complètement à cette politique que j'appelle la politique du bon sens ; car, je vous le déclare, il n'y a plus une faute à commettre. (Mouvement prolongé en sens divers.) Cette phrase : Il n'y a plus une faute à commettre, fut répétée d'un bout à l'autre du pays, mais sans être comprise, ni du gouvernement, ni des officieux des centres, ni des avocats de la gauche. Le maréchal Niel, ministre de la guerre, mit à l'étude et porta devant le Parlement la réorganisation de l'armée. Il y avait urgence, mais le gouvernement n'osait pas le dire. L'aveuglement des chefs de l'opposition égalait pour le moins celui de la plupart des ministres. Si les uns fermaient volontairement les yeux sur les conséquences de l'unité italienne et sur le doublement des forces militaires de la Prusse, les autres en étaient encore à la légende de la toute puissance du chant de la Marseillaise pour un assaut. Un amendement frit déposé par eux à la tribune, en 1867, tendant à la suppression absolue des armées permanentes et à leur remplacement par les gardes nationales. M. Jules Simon, le plus pondéré des membres de l'opposition, s'écriait à la tribune (19 décembre 1867) : Je ne suis pas partisan des armées permanentes, ni surtout des armées nombreuses... Il n'y a pas un seul de vous, Messieurs, qui ne pense avec moi que, le danger étant imminent pour le pays, ce n'est pas seulement la garde mobile qui doit aller sur le champ de bataille offrir sa poitrine à l'ennemi, que ce ne sont pas seulement les hommes de 25 à 30 ans, mais tous les citoyens, les vieillards, les magistrats, que nous tous, nous devons marcher à la frontière... Le moyen de faire de nos soldats les premiers soldats du monde, si vous ne le savez pas, moi je le sais. — (Voix nombreuses : Ah ! ah !) Oui, Messieurs, je le sais. Ce qui fait le soldat indomptable, c'est la cause qu'il soutient. Voilà les événements de Sadowa qui, l'année dernière, ont trompé les prévisions des plus habiles généraux... Je suis allé sur les lieux étudier les causes morales de la victoire, et en voici une que je vous rapporte : c'est qu'il y avait, dans certaines parties de l'armée autrichienne, comme un sentiment inconscient de l'utilité pour elles d'être vaincues. (Réclamations et rumeurs.) Et quand je leur ai dit : Vous paraissez vous plaindre de n'avoir pas été assez battus à Sadowa, il y en a qui m'ont répondu : Oui ! (Nouvelles rumeurs : Quels patriotes !) Vous me dites que ce sentiment est inintelligible pour un Français. Oui, certes !... Mais ceux dont je parle voyaient d'une part la patrie autrichienne et de l'autre la patrie allemande ; ici, la maison de Habsbourg, là, les espérances de liberté. Ne le niez pas : ce qui a fait la force de l'armée française autrefois, et sa plus grande puissance, c'est la cause sacrée qu'elle avait à défendre, une cause qui était un objet d'envie pour ceux qui se battaient contre nous, et pour nous la source puissante et féconde de l'enthousiasme... Oui, Messieurs, il n'y a qu'une cause qui rende une armée invincible, et malheureusement cette cause n'est pas celle que nous défendons en ce moment ; cette cause, c'est la liberté ! Ah ! comme M. Jules Simon, patriote sincère et honnête homme, a dû cruellement souffrir, avec de semblables opinions sur la guerre entre les peuples, quand il assista, si tôt après, en qualité de membre du gouvernement de la Défense nationale, à l'écrasement des défenseurs de la France par les armées allemandes ! Et comme il a dû regretter aussi sa thèse soutenue à la séance du 23 du même mois, contre l'inutilité et le danger de l'esprit militaire, quand il a constaté que cet esprit qu'il repoussait était la base de toute discipline et que les innombrables levées improvisées dans le pays se trouvaient surtout impuissantes par le manque de cet esprit militaire ! M. Pelletan disait de son côté : Le militarisme est une plaie... Je comprendrais les pompiers armés pour le cas d'une invasion ; mais une invasion est-elle possible ? On s'indignerait si je formulais une prévision semblable, et on aurait raison. Garnier-Pagès, Crémieux, Magnin, Ernest Picard n'étaient pas moins dédaigneux pour le militarisme ; Jules Favre renchérissait sur tous : Qu'est-ce que je lis dans les documents officiels ? Qu'il faut que la France soit armée comme ses voisins ? Ma conscience, Messieurs, se révolte contre une pareille proposition. Nos véritables alliés sont les idées... La nation la plus puissante est celle qui peut désarmer ; donc rapprochons-nous sans cesse du désarmement. Il faut citer encore les paroles de cet homme funeste lors de la discussion des crédits demandés en 1868 par le maréchal Niel pour l'artillerie de campagne. Nous n'avons, disait le maréchal Niel, que deux pièces par mille hommes, tandis que les autres puissances en comptent trois et davantage. Au moment actuel, il serait souverainement imprudent de descendre au-dessous d'une artillerie nécessaire. Je vous en supplie, Messieurs, ne me forcez pas à vous avouer en public notre insuffisance... A cette supplication, à cet aveu que la Prusse recueillait religieusement pour en faire bientôt son profit, Jules Favre répondait : Ayez donc confiance dans le patriotisme de la population... Les militaires sacrifient tout à un point de vue spécial et oublient trop par quelle force supérieure la France serait défendue si jamais elle était au moment du danger. Et M. Emile Ollivier s'écriait, pour compléter la pensée de son ami : Que la France désarme et les Allemands sauront bien contraindre leurs gouvernements à l'imiter[5]. Une voix ayant crié qu'il ne fallait pas faire de la France une vaste caserne : Prenez garde, répliqua le maréchal Niel, prenez garde d'en faire un vaste cimetière ! Il n'est pas jusqu'à M. Thiers dont la sagacité habituelle ne fut en défaut dans cette longue discussion. Certes M. Thiers était loin de réclamer le désarmement, mais il se trompait sur les forces de la Prusse lorsqu'il prononça les aphorismes suivants, applaudis d'abord par les tribunes, ensuite par l'immense majorité des journaux : La Prusse, selon M. le ministre d'Etat, nous présenterait 1.300.000 hommes. Mais je le demande, où a-t-on vu ces forces formidables ? De tels chiffres sont parfaitement chimériques... La Prusse, combien d'hommes a-t-elle portés en Bohème en 1866 ? 300.000. C'est que, Messieurs, il ne faut pas se fier à cette fantasmagorie de chiffres... ce sont là des fables qui n'ont aucune espèce de réalité. Donc, qu'on se rassure, notre armée suffira pour arrêter l'ennemi ; derrière elle, le pays respirera et aura le temps d'organiser ses réserves. Et les ministres, de leur place, approuvaient aussi l'orateur par des sourires pleins de fatuité qui semblaient dire : Soyez tranquilles ; nous avons l'œil à tout ! La loi ne fut votée qu'à une deuxième session, le 1er février 1868, tant furent abondants et l'éloquence des députés qui tenaient à se faire une réputation d'indépendance, et les amendements ou sous-amendements proposés. Le travail de la commission fut remanié plusieurs fois, sous la pression de l'opinion publique. Le courage manqua aux uns, la clairvoyance aux autres, pour déclarer tout le monde soldat, comme en Prusse. L'Empereur doit-il être rangé parmi ceux qui ne comprenaient point, ou parmi ceux qui n'osèrent pas ? Quelle que fût sa pensée secrète, il ne se sentait plus assez fort pour s'exposer aux justes récriminations de ses sujets en leur avouant que la France était en péril, désormais. La loi de 1832 avait fixé à sept ans la durée du service militaire pour les jeunes soldats désignés par le sort pour faire partie du contingent, mais elle n'avait pas organisé de réserve, et l'armée se composait tant de la portion de chaque contingent annuel effectivement entretenue sous les drapeaux, que de l'autre portion que des nécessités budgétaires obligeaient soit à laisser dans ses foyers, soit à y envoyer en congé, et qui, jusqu'à l'expiration de ses sept ans, pouvait toujours y être appelée ou rappelée ; tout ce qui était en dehors du contingent annuel était définitivement exempté. La nouvelle loi ramena à cinq ans la durée du service pour tous les jeunes gens faisant partie des deux portions ci-dessus du contingent, mais en même temps elle créa une réserve où ils entraient à l'expiration de leurs cinq ans, pour y rester pendant quatre ans, et d'où en temps de guerre un simple décret suffisait à les rappeler à l'activité, de sorte qu'en réalité la durée du service militaire se trouva être de neuf ans au lieu de sept, et que l'effectif total de l'armée, ramené en temps de paix à cinq contingents, put se retrouver en temps de guerre élevé à neuf par un décret d'appel des réserves, c'est-à-dire au chiffre d'environ 800.000 combattants. De plus, la nouvelle loi créa une garde nationale mobile destinée à concourir, comme auxiliaire de l'armée en temps de guerre, à la défense des places fortes, côtes et frontières, et ne pouvant être appelée à l'activité que par une loi elle se composa de tous les jeunes gens non compris par leur numéro de tirage dans le contingent annuel, ou exemptés, ou remplacés. Le service dans la garde nationale mobile était organisé par départements ; il était de cinq ans à partir du 1er juillet de l'année du tirage au sort ; il se composait d'exercices dans le canton, et de réunions par compagnie ou bataillon dans la circonscription de la compagnie ou du bataillon, chaque exercice ou réunion ne pouvant donner lieu à un déplacement de plus d'une journée, ni se répéter plus de quinze fois par année. Grâce à cette création on comptait pouvoir mettre en ligne à l'intérieur, derrière les 800.000 hommes de l'armée active et de réserve, un soutien de 3 à 400.000 hommes de 20 à 20 ans. Telle était la nouvelle organisation militaire sortie principalement des conceptions du maréchal Niel. Celui-ci espérait relever ainsi notre puissance militaire, remettre la France en équilibre avec son formidable voisin. Mais il fallait pour cela du temps, de l'argent, et une certaine crânerie consistant à dire aux populations : Eh bien oui, nous avons été trompés par les événements et le pays doit s'imposer des sacrifices nouveaux ! Toutes ces choses manquèrent à Napoléon III, malade et affaibli. Les nouvelles gardes mobiles ne furent nulle part exercées et, le maréchal Niel étant mort, l'organisation qui était son œuvre resta sur le papier ; si bien que lorsqu'éclata la guerre fatale, beaucoup de nos jeunes mobiles durent affronter le feu des Allemands sans avoir jamais chargé un fusil. S'il suffisait de fermer les yeux sur un danger pour le supprimer, on peut dire que tout péril disparut pour Napoléon III en 1867. Ce fut l'année de sa deuxième grande Exposition universelle ; lui et sa cour s'étourdirent dans les fêtes et les hommages trompeurs du monde entier. Lorsque, le 1er avril, jour de l'inauguration, l'Empereur et l'Impératrice arrivèrent en Daumont devant la grande entrée, il y avait là, pour les attendre, non seulement la famille impériale, la cour et le corps diplomatique, mais aussi un délégué de chacun des grands Etats de l'Europe. Pour l'Angleterre c'était le prince de Galles, pour la Russie le prince de Leuchtenberg, pour l'Italie le duc d'Aoste, pour la Belgique le comte de Flandre, pour la Hollande le prince d'Orange. Puis vinrent les rois eux-mêmes, après leurs frères et leurs cousins. Le premier fut l'empereur de Russie, Alexandre II. Napoléon III, en l'embrassant avec effusion, oublia le sang polonais dont il était couvert. Ce furent ensuite le sultan Ahdul-Azis, puis l'empereur François-Joseph d'Autriche. On ne comptait alors que ces trois empereurs en Europe ; Napoléon III faisait le quatrième. La Prusse n'avait qu'un roi. Il vint aussi, de même que les rois de Bavière, de Portugal, de Belgique, de Wurtemberg, le vice-roi d'Egypte, le prince de Monténégro. Napoléon alla lui-même recevoir le roi de Prusse à la gare du Nord, en cortège de gala. On put voir derrière eux, dans la deuxième voiture, le vieux maréchal de Moltke et dans la troisième le comte de Bismarck, qui fut même sifflé au sortir de la gare. Le roi Guillaume logea au pavillon de Marsan, aux Tuileries. Il dit à Napoléon, en passant sous l'arc de Triomphe du Carrousel. Comme vous avez fait ici de belles choses depuis la première fois que j'y ai passé ! La première fois, c'était en 1814, et à peine installé aux Tuileries, Guillaume Ier s'empressa de conduire les officiers de sa suite sur le point culminant des Buttes-Chaumont et de leur faire là une conférence dans laquelle il leur expliqua, en allemand, les points occupés en 1814 par l'armée d'invasion dont il était un des chefs. Bismarck venait rendre à la France, encore puissante, un dernier hommage. Sans la France nous pouvons peu de chose, et contre elle rien en ce moment, avait-il dit un jour au général italien Govone. Il redevint donc le flatteur d'un prince que, dans son for intérieur, il méprisait. Il y séduisit de nouveau tout le monde par son affectation d'un franc parler qui était chez lui le comble de l'habileté. M. de Persigny a consigné dans ses mémoires le récit typique d'une visite reçue de lui pendant l'Exposition : M. de Bismarck porta lui-même la conversation sur la récente affaire du Luxembourg. Si nous étions affectés de l'issue de cette maudite affaire, M'était bien davantage, dit-il. En n'obtenant pas la cession de cette petite province, nous avions peu de chose à regretter, tandis que lui, au contraire, y avait perdu l'occasion unique, peut-être, de consolider l'œuvre de Sadowa, en donnant, par cette compensation territoriale du Luxembourg, satisfaction aux griefs réels ou imaginaires de la France. — J'ai amèrement regretté, ajoutait-il, l'échec de cette négociation. C'était pour la Prusse un avantage énorme, une fortune inespérée, que de trouver, après la tournure qu'avaient prise les événements, une occasion de donner satisfaction à la France et de calmer ses susceptibilités ; car c'était écarter de nous des périls dont je ne me dissimule pas la gravité... M. de Bismarck alla encore au-devant des questions que je me proposais de lui faire sur l'Allemagne. Il me dit tout d'abord que, sans pouvoir s'expliquer entièrement la politique de l'Empereur dans ce qui avait précédé et suivi Sadowa, il n'avait pas trouvé dans la conduite de ce prince la netteté de vues à laquelle il s'était attendu. Pour tirer la Prusse de la fausse situation où elle était, M. de Bismarck aurait été personnellement disposé à bien des sacrifices. Il se sentait capable des plus audacieuses résolutions, et était très désireux de s'entendre avec l'Empereur. Mais l'attitude de Sa Majesté avait paralysé ses dispositions et étouffé ses aspirations vers une politique franco-germanique... Et comme je m'étonnais de ces paroles et que je lui demandais si, en effet, il n'y avait pas eu, à Biarritz, des engagements contractés de part et d'autre, ainsi que toute l'Europe l'avait cru, il m'assura qu'il n'y en avait d'aucune espèce ; que 'bien loin de là, il avait vainement essayé de deviner la pensée de l'Empereur et de pénétrer dans son for intérieur, pour y chercher les éléments d'une entente entre les deux gouvernements ; qu'il en avait toujours été éconduit par le ton d'une conversation vague ou indécise, dont il lui avait été impossible de percer le mystère. La seule allusion faite par l'Empereur à des combinaisons politiques avait été relative aux frontières du Rhin, mais pour ajouter aussitôt que celles-ci, désirées par la d'ailleurs si difficiles à gouverner par les Français, qu'il était France, étaient énergiquement refusées par l'Allemagne, et seraient impossible d'y songer sérieusement. L'Empereur avait, en outre, affecté un désintéressement si complet vis-à-vis de la Prusse que, dans son étonnement, lui, M. de Bismarck, n'avait pu y ajouter foi. Or, comme il ne pouvait supposer qu'une attitude pareille cachât chez un homme comme l'Empereur une absence de vues ou de résolutions, il ne s'était expliqué cette attitude que par une pensée secrète, enfouie dans les profondeurs de l'âme de ce prince, et qui, naturellement, n'était pas faite pour lui donner, à lui Bismarck, une grande tranquillité d'esprit. Il en était secrètement troublé. Pour le moment, le mot d'ordre, en France, paraissait être : A demain les affaires sérieuses ! Paris fut tellement le centre du monde en 1867, que les serviteurs du souverain y prenaient une place peu inférieure à la souveraineté, en recevant les augustes étrangers. M. Haussmann fit grandement les honneurs de sa capitale. Le tsar, le sultan, l'empereur d'Autriche tinrent à juger par eux-mêmes des merveilles réalisées, afin de les reproduire chez eux. Le roi de Prusse ne dédaigna point de visiter les égouts et les travaux souterrains de canalisation. M. Haussmann le reçut au réservoir de Ménilmontant, puisa de l'eau à la source et la présenta dans une coupe d'or. Le roi porta la coupe à ses lèvres, et les personnes qui l'accompagnaient voulurent suivre son exemple. Le vieux maréchal de Moltke, qui était du nombre, ayant bu, lui aussi, peut-être plus consciencieusement que les autres, fut sérieusement incommodé, et conserva, pendant plusieurs jours, un souvenir assez désobligeant de l'eau de Paris. M. Haussmann se plaisait à raconter en souriant cette petite mésaventure. Une fête qui eut lieu à l'Hôtel-de-Ville, avec un éclat extraordinaire, valut au baron Haussmann, dans les journaux anglais, la qualification de magnifique préfet de la Seine. Le couvert impérial et royal était dressé dans le salon de la Paix. La foule se pressait autour des souverains et rien ne pouvait avoir raison de l'obstination des jolies curieuses qui voulaient voir défiler ce cortège imposant. Pardon, mesdames, dit le baron Haussmann en s'avançant, le sourire aux lèvres ; mais vous savez qu'à Paris nous aimons les larges voies ! Et, précédant ses augustes hôtes, le préfet de la Seine, armé de sa bonne grâce et de sa courtoisie, put enfin les faire arriver jusqu'à la salle du festin. Guillaume Ier dit à M. Haussmann, en lui serrant la main avec effusion : Mon cher baron, jamais nous ne pourrons rendre à la ville de Paris une aussi royale hospitalité. Moins de quatre ans s'écoulèrent ; le pieux et loyal prussien, ayant encore le même sourire aux lèvres, rendit des bombes incendiaires aux Parisiens et à leurs monuments. Le 6 juin, une fête militaire eut lieu sur le champ de courses de Longchamps. L'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince de Bismarck y assistaient. Elle fut splendide. Jamais, dit le général du Barail dans ses Souvenirs, jamais armée n'avait été aussi bien habillée, n'avait présenté une collection plus variée d'uniformes qu'en ce jour du 6 juin 1867 l'armée française, et, dans l'armée, la garde impériale ; et, dans la garde impériale, la cavalerie, qui semblait sortir de l'imagination d'un costumier de théâtre. A l'heure dite, le maréchal Canrobert débouchait sur le champ de courses pour prendre son commandement, et, presque aussitôt, un fracas immense, où se confondaient les acclamations des foules, les commandements, le bruit des armes, les accords de toutes les musiques militaires et les salves du canon du Mont-Valérien, annonçait l'arrivée des souverains. Je les vois encore s'avancer tous trois sur la même ligne : l'Empereur Napoléon, en costume de général français, tranquille, simple, un peu affaissé sur son cheval ; l'Empereur de Russie, superbe, élancé, serré dans un habit vert, coiffé d'un claque emplumé, et enfin le Roi de Prusse, véritable statue équestre de guerrier germain, imposant sous le casque. Ils marchaient au pas, échangeant entre eux quelques paroles brèves, et les hôtes de l'Empereur épuisaient, à son adresse, toutes les formules de l'admiration et de la louange pour exprimer les impressions que leur causait le spectacle. Derrière eux, un véritable escadron où se trouvaient représentés tous les uniformes militaires du globe. En avant et en arrière, un peloton de Cent-gardes fulgurant comme les dieux de la Fable. Quand ils eurent ainsi parcouru toutes les lignes, ils allèrent saluer l'Impératrice dans la tribune impériale et se placèrent en face d'elle, pour assister au défilé, qui se termina par un immense mouvement en avant de la cavalerie, chargeant en ligne sur les souverains et leur escorte et s'arrêtant brusquement, à quelques pas d'eux, le sabre haut et, sur les lèvres, le cri de : Vive l'Empereur ! Il y eut là, dit encore le général du Barail, une minute inoubliable, dans laquelle acteurs et spectateurs conçurent l'idée d'une confiance inébranlable et d'une force irrésistible, qui devait, trois années plus tard, encore vivante, expliquer notre enthousiasme, notre délire et nos illusions. Le 1er juillet, à la distribution des récompenses, Napoléon III avait à ses côtés le sultan Abdul-Azis et son fils et héritier Mehemmed-Mourad, les princes de Prusse, de Galles, d'Orange, de Saxe, les ducs d'Aoste et de Cambridge, le prince royal Humbert d'Italie et une foule d'autres Altesses impériales ou royales. Après la lecture (lu rapport, par M. Rouher, l'Empereur prononça un discours où il disait : Les poètes de l'antiquité célébraient avec éclat des jeux solennels où les différentes peuplades de la Grèce venaient se disputer le prix de la course. Que diraient-ils aujourd'hui, s'ils assistaient à ces jeux olympiques du monde entier, où tous les peuples luttant par l'intelligence, semblent s'élancer à la fois dans la carrière infinie du pro grès, vers un idéal dont on approche sans cesse, sans jamais pouvoir l'atteindre ? De tous les points de la terre, les représentants de la science, des arts et de l'industrie sont accourus à l'envi, et l'on peut dire que peuples et rois sont venus honorer les efforts du travail, et par leur présence les couronner d'une idée de conciliation et de paix. En effet, dans ces grandes réunions qui paraissent n'avoir pour objet que des intérêts matériels, c'est toujours une pensée morale qui se dégage du concours des intelligences, pensée de concorde et de civilisation. Les nations, en se rapprochant, apprennent à se connaître et à s'estimer ; les haines s'éteignent, et cette vérité s'accrédite de plus en plus, que la prospérité de chaque pays contribue à la prospérité de tous. L'Exposition de 1867 peut, à juste titre, s'appeler universelle ; car elle réunit les éléments de toutes les richesses du globe. A côté des derniers perfectionnements de l'art moderne, apparaissent les produits des âges les plus reculés, de sorte qu'elle présente à la fois le génie de tous les siècles et de toutes les nations. Elle est universelle ; car, à côté des merveilles que le luxe enfante pour quelques-uns, elle s'est préoccupée de ce que réclament les nécessités du plus grand nombre. Jamais les intérêts des classes laborieuses n'ont éveillé une plus vive sollicitude. Leurs besoins moraux et matériels, l'éducation, les conditions de l'existence à bon marché, les combinaisons les plus fécondes de l'association ont été l'objet de patientes recherches et de sérieuses études. Ainsi toutes les améliorations marchent de front. Si la science, en asservissant la matière, affranchit le travail, la culture de l'âme, en domptant les vices, les préjugés et les passions vulgaires, affranchit l'humanité. Félicitons-nous, Messieurs, d'avoir reçu parmi nous la plupart des souverains et des princes de l'Europe et tant de visiteurs empressés. Soyons fiers aussi de leur avoir montré la France telle qu'elle est, grande, prospère et libre. Il faut être privé de toute foi patriotique pour douter de sa grandeur, fermer les yeux à l'évidence pour nier sa prospérité, méconnaître ses institutions, qui parfois tolèrent jusqu'à la licence, pour ne pas y voir la liberté. Les étrangers ont pu apprécier cette France jadis si inquiète et rejetant ses inquiétudes au-delà de ses frontières, aujourd'hui laborieuse et calme, toujours féconde en idées généreuses, appropriant son génie aux merveilles les plus variées et ne se laissant jamais énerver par les jouissances matérielles... Malheureusement deux incidents, aussi contraires aux lois de l'hospitalité qu'à la prudence politique, vinrent détruire, pour celui des souverains dont la France avait le plus besoin en ce moment, la bonne impression qu'aurait dû laisser une réception aussi magnifique. Un jour, comme le tsar Alexandre II visitait le palais de Justice, un insolent se permit de s'arrêter devant lui, de le regarder en face et de lui jeter ces mots : Vive la Pologne, Monsieur ! Vive la Pologne pouvait passer, à la rigueur, pour une protestation courageuse en faveur d'un peuple martyr ; mais Monsieur, venant après, au lieu de Sire, était la négation de la dignité impériale : c'était une simple polissonnerie. Le personnage qui s'était permis cette grossièreté n'avait qu'un but : s'afficher à l'attention de la foule. C'était un avocat, de plus un chef des Loges. Il s'appelait Floquet. Petit, tout rond, l'air d'un matador, gilet à la Robespierre, -dandinement à la Saint-Just, gestes farouches de Marat, rugissement de Danton, c'est ainsi que l'homme a été peint en quelques mots par son ami Gambetta. Inconnu auparavant, quoiqu'il atteignît la quarantaine, il fut célèbre dès le soir. Le boulevard l'acclama, les Parisiens firent de lui un, député. Et Bismarck, qui disposait ses batteries, dans l'ombre, se frotta les mains sans rien dire. Pour surcroît de mésintelligence entre Paris et Saint-Pétersbourg, survint l'attentat du 6 juin. Une grande revue de 60.000 hommes venait de finir sur le champ de courses de Longchamps. Napoléon III ramenait, dans sa voiture à la Daumont, le tsar et ses deux fils. L'Impératrice faisait, de son côté, les honneurs au roi de Prusse ; suivaient des voitures portant quatorze princes ou altesses. En arrivant dans la route un peu étroite que l'on monte à gauche de la grande cascade, on vit un jeune homme d'une vingtaine d'années sortir du haut de la cascade, à travers le bois, et tirer deux coups de pistolet, presque à bout portant, sur l'Empereur de Russie. Le cheval de M. Raimbaux, écuyer de l'Empereur des Français, qui caracolait à la portière, reçut une balle clans la mâchoire ; M. Raimbaux annula le second coup en abattant le canon de l'arme, qui éclata et emporta un des doigts de la main de l'assassin. Les deux Empereurs conservèrent tout leur sang-froid, ainsi que les deux jeunes grands-ducs. Une clameur immense s'éleva de la foule ; le sang du cheval, projeté sur les roues et jusque sur les coussins, faisait croire à une blessure des augustes hôtes de la voiture. Napoléon III, se levant debout, dit à haute voix : Messieurs, personne n'est blessé ! La foule émue applaudit, violemment secouée par l'émotion
et aussi par l'indignation. Exaspérée, elle voulait faire justice sur place ;
en un clin d'œil, le peloton des Cent-gardes et celui des Gardes de Paris
entourèrent l'assassin : pour le protéger, ils durent mettre l'épée à la
main. C'était un nommé Bérézowsky, natif de Volhynie, ancien soldat de
l'insurrection polonaise. Deux cent mille voix protestèrent contre son crime
en poussant, sur tout le parcours du bois de Boulogne aux Tuileries, une
immense acclamation de Vive l'Empereur ! ou Vivent les Empereurs ! Le soir, il y eut bal à
l'ambassade de Russie. Tous les souverains s'y rendirent, et la bonne
harmonie ne parut point troublée. Tout semblait de nouveau à la joie, à la
confiance la plus entière. Malheureusement, l'incident n'était point clos. Le jury de la Seine, devant lequel fut jugé le régicide, agréa son système de défense, rejetant son crime sur le désir de venger son pays, et crut devoir admettre en sa faveur les circonstances atténuantes. Bérézowsky ne fut condamné qu'aux travaux forcés à perpétuité. Le Tsar partit ulcéré, irréconciliable ; Bismarck, dans une entrevue à Ems, cinq mois après, n'eut aucune peine à l'enguirlander. Et Alexandre II donna carte blanche à, Guillaume Ier ; si, dans son ressentiment contre la France, il oublia les intérêts de la Russie pour ceux de l'Allemagne, comme Napoléon III, dans sa haine de l'Autriche, avait oublié naguère les intérêts de la France pour ceux de l'Italie, la faute en est à Floquet et aux Francs-Maçons parisiens. Aussitôt après le départ des souverains, le 21 août, l'Empereur et l'Impératrice des Français allèrent à Salzbourg faire à l'Empereur et à l'Impératrice d'Autriche une visite de condoléances à l'occasion de la mort de Maximilien. Ils leur devaient bien ce témoignage de sympathie, après la part désastreuse qu'ils avaient eue dans la préparation du drame de Quérétaro. Cette entrevue émut beaucoup l'opinion. On y voyait la preuve d'une alliance secrète entre la France et l'Autriche, en vue d'une revanche prochaine. Il est bien certain, en effet, que la communauté des intérêts devait rapprocher ces deux pays, et leurs sentiments à l'égard de la Prusse n'étaient pas douteux. Mais en fait cette entrevue de Salzbourg ne produisit rien. Si les deux Empereurs y échangèrent leurs idées, il est prouvé, aujourd'hui, qu'ils n'arrêtèrent aucun plan pour l'avenir. |
[1] Général du Barail, Souvenirs.
[2] Dans une lettre écrite en janvier 1866, le général Douay, après avoir parlé des rapines éhontées qu'on imputait à Bazaine, ajoute : Tout ce que je pourrais te raconter en fait d'anecdotes sanglantes ne serait que de l'orgeat en comparaison de ce qui se dit tout haut dans les petites comme dans les grandes réunions d'officiers.
[3] Maximilien avec sa haute taille, était debout entre les deux autres et leur donnait la main ; il avait été autorisé seul à faire face au peloton d'exécution ; les deux autres avaient dû tourner le dos, étant censés fusillés comme traîtres.
[4] A quelque distance d'eux, cependant, car on ne saurait admettre que Bazaine ait vendu Farinée de Metz pour de l'argent.
Au retour du Mexique, lorsqu'il débarqua à Toulon, l'Empereur était si peu content de Bazaine qu'il lui fit refuser les honneurs militaires. On se demande après cela par quelle aberration il put lui confier, en 1870, la direction suprême-de la dernière armée de la France. Il est vrai qu'à ce moment-là l'Empereur n'était plus le maître que de nom. Il obéit à la pression de l'opinion parisienne, toujours prête à s'emballer sans bien savoir pourquoi ! Jules Favre applaudit chaleureusement à la nomination de Bazaine (séance du 9 août au Corps législatif).
[5] Deux ans après, M. Emile Ollivier, devenu, d'opposant, président du conseil des ministres, consentait à lancer la France, mal armée sinon désarmée, contre l'Allemagne supérieurement armée, et Jules Favre, quand il fut chargé de nos affaires étrangères, lui qui avait combattu le vote des crédits demandés pour nos fortifications et notre artillerie, pleurait sur les désastres causés par l'insuffisance de nos canons, et déclarait que nous ne céderions pas une pierre de ces forteresses dont l'ennemi s'emparait presque partout avec la plus grande facilité tant elles étaient mal armées.
Ce n'est pas un enseignement banal ni sans haute signification que cette obligation imposée par les événements à certains hommes politiques de faire à leurs dépens la dure expérience de leurs erreurs.