HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXI. — SADOWA.

 

 

Le partage des pays danois entre la Prusse et l'Autriche ne pouvait être que provisoire. L'Autriche proposa de livrer ces pays à la Confédération germanique. Mais la Prusse professait que ce qui est bon à prendre est bon à garder. Le Prussien est très pieux, c'est le champion de la Bible et du Décalogue, sauf qu'il a une Bible et un Décalogue à lui : tout ce qui profite à la Prusse est licite. Grâce à cette heureuse disposition de conscience, le pieux roi Guillaume Ier fit savoir à ses bons alliés qu'il avait cru, la veille, comme toute l'Allemagne, que le Holstein et le Lauenbourg appartenaient à la patrie allemande ; mais que, depuis la conquête, sa conscience, bourrelée de scrupules, avait soumis la question aux légistes de Berlin et que ceux-ci venaient de découvrir, à son grand étonnement, que le Holstein et le Lauenbourg appartenaient réellement au Danemark.

La conclusion, pour un casuiste vulgaire, eût été qu'il ne restait qu'une chose à faire : s'excuser auprès du Danemark, lui rendre son bien et rentrer chez soi.

Seulement la Prusse a une logique spéciale. Elle démontra que les duchés, n'ayant jamais appartenu de droit à l'Allemagne et n'appartenant plus de fait au roi de Danemark, devaient être annexés à. la Prusse. Le Slesvig de même, par droit de conquête et comme indemnité de guerre, quoiqu'il ne fût allemand qu'à moitié et n'eût jamais été l'objet d'une revendication allemande. Si l'Autriche réclamait, on ne lui refuserait pas une compensation en argent.

L'Autriche s'étonna, comprit confusément qu'elle était jouée et porta la main à la garde de son épée.

L'heure arrivait de la partie suprême. Bismarck redoubla avec Paris d'obséquiosités et de sous-entendus pleins de promesses, afin d'isoler l'Autriche et d'obtenir la complicité de la France, de laquelle dépendait pour lui le concours de l'Italie ; car l'Italie ne pouvait bouger sans la permission de la France.

Napoléon était l'arbitre forcé, le maitre indiscutable de la paix ou de la guerre. Deux partis s'offraient à son choix : ou bien s'entendre avec la Prusse et se faire sa part de butin clans l'expédition de grand chemin qu'elle méditait et qu'elle ne pouvait mener à bien s'il s'y opposait ; ou bien faire savoir à la Prusse que, si elle voulait rompre l'équilibre de l'Europe, il se mettrait avec l'Autriche, et signifier à l'Italie que, si elle s'avisait d'aider la Prusse, les troupes françaises qui étaient encore à Rome allaient être renforcées et marcher sur Florence.

Il ne se décida ni pour l'une ni pour l'autre de ces résolutions ; il garda inébranlée sa foi robuste aux fallacieuses avances de Bismarck, le laissa armer à son aise, désorganiser la Confédération, violenter ses plus proches voisins pour les empêcher de secourir l'Autriche et conclure avec l'Italie tous les arrangements qu'il voulut. Chose plus invraisemblable encore, mais qui est racontée par le général La Marmora dans son ouvrage intitulé Un peu plus de lumière, l'alliance de la Prusse et de l'Italie se fit par l'empereur Napoléon et malgré les avis de son clairvoyant ministre des affaires étrangères, M. Drouyn de Lhuis. On ne sait qu'admirer le plus ou de la stupide hallucination de ce rêveur, ou du bonheur insolent de Bismarck[1].

Napoléon était tellement persuadé que la Prusse travaillait pour lui autant que pour elle, et qu'elle lui réservait les plus abondantes compensations sans qu'il eût besoin de se donner l'odieux de les prendre, qu'à peine la guerre devenue certaine, il se rendit à l'exposition d'Auxerre et là, dans un discours officiel, annonça à la France et au monde que les traités de 1815 avaient vécu et que, par conséquent, il trouvait toutes naturelles les ambitions de quiconque voudrait les déchirer.

Je vois avec bonheur, dit-il, que les souvenirs du premier Empire ne sont pas effacés de votre mémoire. Croyez que, de mon côté, j'ai hérité des sentiments du Chef de ma famille pour ces populations énergiques et patriotes qui ont soutenu l'Empereur dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. J'ai, d'ailleurs, envers le département de l'Yonne, une dette de reconnaissance à acquitter. Il a été un des premiers à me donner ses suffrages en 1848 ; c'est qu'il savait, comme la grande majorité du peuple français, que ses intérêts étaient les miens et que je détestais comme lui ces traités de 1815 dont on veut faire aujourd'hui l'unique base de notre politique extérieure.

Je vous remercie de vos sentiments. Au milieu de vous, je respire à l'aise, car c'est parmi les populations laborieuses des villes et des-campagnes que je retrouve le vrai génie de la France.

 

L'Europe entière, particulièrement l'Autriche, vit dans ce discours la révélation d'un accord formel entre la France et la Prusse. En réalité Napoléon III se disposait à faire ce qu'on appelle un saut dans l'inconnu ; mais personne ne pouvait le croire.

M. Thiers, du haut de la tribune, lors de la discussion récente sur les affaires danoises, avait énoncé cette prophétie :

Messieurs, prenez garde ! La population de la Prusse ne dépasse pas, à l'heure actuelle, quatorze millions. Si la guerre lui est heureuse elle s'emparera de quelques-uns des Etats de l'Allemagne du nord, et ceux dont elle ne s'emparera pas, elle les placera dans une Diète qui sera sous son influence.

 

Le 13 juin, à la même tribune, M. Rouher donna lecture d'une lettre que l'Empereur avait adressée, deux jours auparavant, à M. Drouyn de Lhuis, ministre des affaires étrangères ; lettre qui démontre et son obstination à compter sur des compensations qui viendraient toutes seules, et sa bienveillance pour la Prusse et l'Italie :

... Nous ne pourrions songer à l'extension de nos frontières que si la carte de l'Europe venait à être modifiée au profit exclusif d'une grande puissance, et si les provinces limitrophes demandaient, par des vœux librement exprimés, leur annexion à la France...

Le conflit qui s'est élevé a trois causes : la situation géographique de la Prusse, mal délimitée ; le vœu de l'Allemagne demandant une reconstitution politique ; la nécessité pour l'Italie d'assurer son indépendance nationale...

Nous désirerions, en ce qui nous concerne, pour les Etats secondaires de la Confédération, une union plus intime, une organisation plus puissante, un rôle plus important (approbation, d'après le Moniteur) ; pour la Prusse plus d'homogénéité dans le Nord ; pour l'Autriche le maintien de sa grande position en Allemagne (très bien, très bien !)

Nous aurions voulu en outre que, moyennant une compensation équitable, l'Autriche pût celer la Vénétie à l'Italie (très bien ! très bien !) car si, de concert avec la Prusse et sans se préoccuper du traité de 1852, elle a fait au Danemark une guerre au nom de la nationalité allemande, il me paraissait juste qu'elle reconnût en Italie le même principe en complétant l'indépendance de la Péninsule. (Approbation.)

Telles sont les idées que, dans l'intérêt du repos de l'Europe, nous aurions essayé de faire prévaloir. Aujourd'hui il est à craindre que le sort des armes seul en décide. En face de ces éventualités, quelle est l'attitude qui convient à la France ? Devons-nous manifester notre déplaisir parce que l'Allemagne trouve les traités de 1815 impuissants à satisfaire ses tendances nationales et à maintenir sa tranquillité

Dans la lutte qui est sur le point d'éclater, nous n'avons que deux intérêts : la conservation de l'équilibre européen et le maintien de l'œuvre que nous avons contribué à édifier en Italie (très bien ! très bien !) Mais pour sauvegarder ces deux intérêts, la force morale de la France ne suffit-elle pas ? Pour que sa parole soit écoutée, sera-t-elle obligée de tirer l'épée ? Je ne le pense pas. (Nouvelles marques d'approbation).

Si, malgré nos efforts, les espérances de paix ne se réalisent pas, nous sommes néanmoins assurés par les déclarations des cours engagées dans le conflit que, quels que soient les résultats de la guerre, aucune des questions qui nous touchent ne sera résolue sans l'assentiment de la France. (Très bien ! Très bien !)

Restons donc dans une neutralité attentive, et forts de notre désintéressement, animés du désir sincère de voir les peuples de l'Europe oublier leurs querelles et s'unir dans un but de civilisation, demeurons confiants dans notre droit et calmes dans notre force. (Applaudissements prolongés.)

Sur ce, Monsieur le ministre, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

NAPOLÉON.

 

Bismarck conclut de cette lettre, lorsqu'il la connut, qu'il allait pouvoir s'arrondir dans de très grandes largeurs, mais qu'il faudrait partager. Il y était absolument résigné en principe : déjà son interprète à Paris, le comte de Goltz, en mars 1806, s'était cru acculé à la nécessité de parler clair, et avait demandé expressément à Napoléon ce qu'il lui fallait pour sa part. M. de Goltz montra la Prusse prête à céder à la France le pays compris entre la Sarre, la Moselle et le Rhin, et une partie du Palatinat, s'il en était fait une condition absolue et de nécessité. Bismarck, il est vrai, personnellement, n'avait jamais précisé à ce point, du moins il s'est souvent défendu de l'avoir fait ; mais il a tout avoué depuis, implicitement, dans une conversation avec le roi Louis II de Bavière. Comme celui-ci, un moment distrait de ses préoccupations musicales, causait avec lui, en 1871, des récents évènements qui avaient fait du roi de Prusse un empereur, et lui exprimait avec un peu d'amertume sa surprise des concessions qu'il avait cru devoir accorder en principe, aux dépens du territoire allemand, si Napoléon avait su mettre à propos la main dessus : Que voulez-vous ? répondit Bismarck ; il fallait en passer par là ou rester !a petite Prusse impuissante dans l'Allemagne divisée. Mais soyez tranquille, ce que j'aurais donné nous l'aurions repris, et quelque chose avec.

Le doute est moins possible encore lorsqu'on a lu le rapport que le général Govone, qui représentait alors l'Italie à Berlin, adressa le 3 juin à son gouvernement :

Pour une seule chose, m'a dit Bismarck, il m'aurait plis de me rendre à Paris, j'aurais voulu m'aboucher avec l'Empereur afin de connaître le maximum des concessions qu'il désire de nous.

J'ai demandé alors si, en dehors du Rhin, il y avait quelque partie du pays où un vote pour l'annexion à la France pût en partie réussir. — Aucune, répondit Bismarck ; les agents français eux-mêmes, qui ont parcouru le pays pour connaître les dispositions des populations, rapportent tous qu'aucune votation qui ne fût pas fictive ne pourrait réussir. Personne n'aime son propre gouvernement ni la dynastie régnante de son propre territoire, mais tous sont et veulent rester Allemands, de sorte qu'il ne resterait qu'à indemniser la France avec la partie française de la Belgique et de la Suisse. Je lui expliquai alors que cela était extrêmement difficile, mais que si on ne pouvait faire valoir la volonté populaire, peut-être pourrait-on mettre en avant quelqu'autre principe, comme par exemple, celui des confins naturels, et, m'empressant d'ajouter que je n'entendais pas parler de toute la rive gauche du Rhin, n'y-a-t-il pas, ajoutai-je, quelqu'autre ligne géographique qui pourrait convenir à la France ? A quoi Bismarck répliqua : Si, il y aurait la Moselle. Je suis, a-t-il ajouté, moins Allemand que Prussien, et je n'aurais aucune difficulté à souscrire à la cession à la France de tout le pays compris entre le Rhin et la Moselle, c'est-à-dire le Palatinat. Le roi ne s'y déciderait que dans un moment suprême, lorsqu'il serait sur le point de tout perdre ou de tout gagner (et certes, il y était), mais de toute manière, pour travailler son esprit en vue d'un arrangement quelconque avec la France, il serait nécessaire de connaître la limite des prétentions de celle-ci, parce que s'il était question de toute la rive gauche du Rhin, Mayence, Coblentz et Cologne, le Roi aimerait mieux s'accommoder avec l'Autriche que de s'y décider jamais.

 

Ainsi il est bien clair que ce jour-là, pour s'assurer notre simple neutralité, Bismarck était prêt à nous donner le Palatinat, qui appartenait à la Bavière alliée de l'Autriche, c'est-à-dire la limite du Rhin jusqu'à Manheim, et en outre la partie de la province prussienne rhénane située au sud de la Moselle. La France n'avait qu'un mot à dire pour l'avoir ; ce mot, l'Empereur ne le dit pas.

Mais déjà les combattants étaient en marche. La Prusse, qui était prête, armée jusqu'aux dents, somma l'Autriche de désarmer et, avant même d'attendre la réponse, appela à elle les contingents du Mecklembourg, de l'Oldenbourg, des petits duchés de Saxe qui, la touchant de trop près pour lui échapper, avaient pris son parti. La Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, la Bavière, Nassau, la Hesse, s'étaient rangés du côté de l'Autriche.

La Prusse négligea ces petits adversaires, sauf le Hanovre, qu'elle surprit en pleine mobilisation. Les Hanovriens se défendirent courageusement, à Langensalza ; leur vieux roi Georges, aveugle, se fit conduire sur le champ de bataille pour les encourager, mais ils succombèrent sous le nombre.

Le chef de l'armée bavaroise, secrètement gagné, s'arrangea pour arriver trop tard à leur secours ; le roi de Bavière Louis II, tenait moins à sa couronne qu'à la musique de Wagner. Sur la frontière de France deux ou trois régiments prussiens, dix mille hommes au plus, circulaient bruyamment comme des figurants (le théâtre, qui sortent par une porte et rentrent par l'autre ; ils se multipliaient pour cacher l'absence des garnisons.

L'Autriche fut moins bien inspirée. Elle voulut faire face des deux côtés à la fois et commit la faute d'envoyer son meilleur général, l'archiduc Albert, contre les Italiens. Elle se donna le plaisir de les battre sur terre et sur mer. Sur terre, l'archiduc les rencontra le 24 juin à Custozza et, quoiqu'ils fussent une fois plus nombreux, les mit en pleine déroute. Sur mer l'amiral Tegethoff battit l'amiral Persano, le 20 juillet, à la hauteur de l'île de Lissa, et coula plusieurs de ses gros navires cuirassés. L'Europe ne s'attendait pas à trouver une telle supériorité de manœuvres et de solidité dans la vieille flotte en bois, formée et longtemps commandée par le malheureux archiduc Maximilien. Mais à quoi bon ces victoires sur l'ennemi secondaire si l'on était battu par l'ennemi principal ? Or ce fut ce qui arriva, le 3 juillet dans les plaines de la Bohême.

L'Autriche n'avait à opposer sur sa frontière du nord qu'une armée légèrement inférieure en nombre (205.000 hommes contre 215.000), et très inférieure sous le rapport de l'armement. Le fusil à aiguille doublait les moyens et la confiance de l'ennemi.

Des erreurs de stratégie furent commises des deux côtés. Les Prussiens envahirent la Bohême en trois armées, convergeant toutes sur le même point. Le maréchal hongrois Benedeck les y attendait. Il avait sur elles un avantage, un seul, mais capital : celui de la concentration. Il pouvait accabler ces trois armées l'une après l'autre. 11 n'en fit rien ; il s'installa sur le plateau de Sadowa, voulant, disait-il, en finir d'un coup. La bataille s'engagea entre lui et deux armées prussiennes seulement. A deux heures du soir les Prussiens pliaient de toutes parts ; Benedeck, comme jadis Mélas Marengo, annonçait sa victoire, quand arriva la troisième armée prussienne qui changea tout. Benedeck eut 40.000 hommes tués ou blessés, rétrograda en désordre sur Kœniggraetz et demanda un armistice. Les Prussiens ne perdirent que 20.000 hommes.

Le coup de foudre de Sadowa surprit et consterna l'Europe. Seules les sociétés secrètes, les Juifs et la Franc-Maçonnerie triomphèrent bruyamment. Une hausse folle se produisit le 5 juillet sur toutes les valeurs et dans tous les marchés financiers, sans en excepter celui de Vienne. C'est ainsi que l'Autriche était récompensée de ses tendresses pour les Rothschild et pour tant d'autres gros financiers qu'elle a faits barons et qu'elle autorise, un peu partout, comme consuls, à couvrir de son drapeau leurs maisons de commerce.

Ce fut dans la matinée du 4 que le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse à Paris, alla porter la nouvelle à St-Cloud, où se trouvait la Cour. Napoléon. III était loin de s'y attendre ; il avait pensé que les chances étaient plutôt en faveur de l'Autriche et que, dans tous les cas, la guerre serait longue. M. de Goltz observait avec attention et non sans inquiétude les visages des hommes d'Etat français ; quelques-uns rayonnaient, la plupart devenaient sombres. M. de Goltz se retira peu rassuré sur les résolutions qui allaient être prises.

C'était en effet, pour la France, l'instant décisif. Une résolution prompte pouvait tout sauver encore. Le maréchal Randon, ministre de la guerre, et M. Drouyn de Lhuis, ministre des affaires étrangères, passèrent toute l'après-dinée à stimuler l'Empereur, que son cousin le prince Napoléon cherchait au contraire à rassurer ; M. Walewski, le maréchal Niel, M. Fould, appuyaient les deux ministres ; M. Rouher et M. de Persigny aidaient le prince. A leurs yeux, le duel de l'Autriche et de la Prusse représentait, comme aux yeux du Siècle et de l'Opinion Nationale, la lutte du libéralisme contre l'Eglise.

Le prince Napoléon ne craignit pas de dévoiler toute sa tendresse béate pour la Prusse, dans un discours qu'il prononça quinze jours avant Sadowa, à la suite d'un festin, et qui fut reproduit, sans désaveu de sa part, dans tous les journaux du temps :

... On a eu trop d'hésitation et de prudence ; on aurait dit franchement s'allier à la Prusse et à l'Italie depuis un an. L'empire, c'est le triomphe de la démocratie moderne, de la Révolution ; or, quel est le programme de cette Révolution ? C'est d'abord la lutte engagée contre le catholicisme, lutte qu'il faut poursuivre et clore ; c'est la constitution des grandes unités nationales, sur les débris des Etats factices et des traités qui ont fondé ces Etats ; c'est la démocratie triomphante ayant pour fondement le suffrage universel, mais qui a besoin pendant un siècle, d'être dirigée par la forte main des Césars ; c'est la France impériale au sommet de cette situation européenne ; c'est la guerre, une longue guerre, comme condition et instrument de cette politique.

Or le premier obstacle à vaincre, c'est l'Autriche. L'Autriche est le plus puissant appui de l'influence catholique dans le monde[2] elle représente la forme fédérative, opposée au principe des nationalités unitaires ; elle est le repaire du catholicisme et de la féodalité ; il faut donc l'abattre et l'écraser. L'œuvre a été commencée en 1859 ; elle doit être achevée aujourd'hui.

La France impériale doit rester l'ennemie de l'Autriche ; elle doit être l'amie et le soutien de la Prusse, la patrie du grand Luther, et qui attaque l'Autriche par ses idées et par ses armes ; elle doit soutenir l'Italie, qui est le centre de la Révolution dans le monde, en attendant que la France le devienne, et qui a la mission de renverser le catholicisme à Rome, comme la Prusse a pour mission de le détruire à Vienne. Nous devons être les alliés de la Prusse et de l'Italie, et. nos armées seront engagées dans la lutte avant deux mois...

 

Ainsi s'exprimait un jacobin qui n'était français, catholique et prince, que par le hasard de la naissance.

Le roi Guillaume marchait sur Vienne, mais en regardant du côté de Paris. Bismarck l'encourageait avec une sorte d'exaltation : Sire, victoire complète ici et bonnes nouvelles d'Italie !Comment, d'Italie ? Mais l'Italie est battue... — Heureuse défaite, Sire. Si l'Italie s'était montrée capable de se tirer d'affaire toute seule, son tuteur s'occuperait moins d'elle et d'avantage de nous. — Enfin est-il possible qu'il nous laisse faire jusqu'au bout ?Sire, tout est possible, et nous savons que lui et son cousin ont des idées à eux.

S'il arrivait à Guillaume d'exprimer sa surprise de tant de chances favorables échues à ses ambitions : Sire, affirmait Bismarck, vous êtes l'élu de Dieu ! Et le mystique monarque, le pontife éperonné du piétisme protestant, citait quelque verset biblique et ressentait une vertueuse et croissante ardeur pour dépouiller tous ses parents et voisins, et pour abattre les Philistins que Dieu lui livrait.

La maison de Hohenzollern, en effet, s'est toujours considérée comme le boulevard du protestantisme dans le nord et son épée dans le midi.

Si elle parut tolérante durant les soixante-dix premières années de ce siècle, ce fut à cause du plan qu'elle poursuivait contre l'Autriche, qu'elle visait à expulser de l'Allemagne. Il fallait garder le masque, a dit le député Lasker, un des chefs de cette politique, tant que l'édifice de l'empire allemand ne serait pas arrivé sous toit. M. de Bismarck lui-même est moins étranger qu'on ne pense aux passions religieuses[3].

Mais sur cet instant psychologique de la déchéance nationale de la France, il faut laisser la parole aux témoins oculaires, seuls capables de nous expliquer l'inexplicable. Citons d'abord le maréchal Randon :

On invoqua une raison, qui depuis a été souvent reproduite, pour justifier notre abstention dans un moment où la nécessité d'une action énergique devait être reconnue par tous les patriotes clairvoyants. On prétendit que le ministre de la guerre avait formellement déclaré à l'Empereur que nous n'étions pas prêts. Si le Maréchal a prononcé ces paroles, il n'aura fait qu'accomplir un devoir rigoureux de sa charge et affirmer une vérité élémentaire : qu'on ne passe point du pied de paix au pied de guerre en vingt-quatre heures. Mais ce qui est d'une exactitude absolue, c'est qu'il assura pouvoir en un mois réunir sous les drapeaux quatre cent cinquante mille hommes, défalcation faite des armées d'Afrique, du Mexique, de Rome, et qu'il mettrait immédiatement en marche quatre-vingt mille hommes. A quoi le ministre des affaires étrangères, parfaitement renseigné sur l'épuisement momentané de la Prusse, répondit : Quatre-vingt mille hommes, c'est trop ; quarante mille suffisent ; des gardes-champêtres suffiraient. Ces derniers mots n'étaient pas l'expression d'une jactance ridicule, mais l'affirmation de ce fait que la seule déclaration de la France d'intervenir dans le débat, et, au besoin d'y intervenir les armes à la main, aurait suffi pour tout changer.

Une intervention française eût fait courir à la Prusse de sérieux dangers ; car les 120.000 Autrichiens victorieux de Custozza allaient, en huit jours, être rendus à Vienne, et une grande partie de l'Allemagne, dans le sud, en Saxe, sur le bord du Mein et dans le Hanovre, était exaspérée contre l'agression prussienne. Mais on ne voulait pas à Paris de cette intervention, et pour expliquer une inaction inexplicable, on prétendit que l'état de nos forces ne permettait pas une politique aussi résolue. Le public, les cours étrangères elles-mêmes, furent trompés par cette assertion erronée, et l'on resta sur cette opinion parce que le Maréchal a été condamné à garder le silence pour couvrir d'autres responsabilités[4].

 

Le meilleur témoignage en faveur de la justesse de vue des ministres de la guerre et des affaires étrangères, c'est celui qui leur a été donné par Bismarck lui-même, après nos désastres de 1870. Il a dit devant le parlement allemand :

Après la bataille de Sadowa, l'empereur Napoléon fit entrevoir son immixtion ; l'apparition de la France sur le théâtre de la guerre nous eût exposés à perdre nos succès. Bien que la France eût alors peu de forces disponibles, l'addition d'un corps français eût suffi à faire des nombreuses troupes de l'Allemagne du sud, qui avaient un matériel excellent, mais sans organisation, une très bonne armée, qui nous aurait aussitôt forcés à couvrir Berlin et à renoncer à tous nos succès en Autriche.

 

Le comte de Beust a ajouté à cet aveu le curieux récit d'une conversation qu'il eut avec Guillaume Ier lui-même en 1871,  et qu'il a consignée, à cette époque, dans un rapport officiel à l'empereur d'Autriche.

La pensée de Sa Majesté — Guillaume Ier — est que la France a consommé sa ruine dès 1866, attendu que Napoléon pouvait et devait attaquer l'armée prussienne par derrière. En 1866, lui, roi de Prusse, ne voulait pas croire à la vraie neutralité de la France, et ce n'était qu'après une longue résistance qu'il avait consenti à dégarnir la frontière rhénane. Aussi avait-il toujours conservé, disait-il, beaucoup de reconnaissance à Napoléon III.

 

Il y parut à Sedan !

 

Cependant l'ardeur de conviction des deux ministres finit par entraîner la plupart des quelques hésitants, et par fixer les irrésolutions de l'Empereur. Il fut décidé que l'ordre de la mobilisation serait lancé, qu'une armée d'observation de 80.000 hommes se réunirait sur le Rhin, sous le commandement du maréchal de Mac-Mahon, que le Corps législatif serait convoqué, et que toutes ces résolutions seraient annoncées au pays par le Moniteur du lendemain.

Rassurés dans leurs inquiétudes, les deux ministres se retirèrent et l'on peut croire qu'ils dormirent peu. Le lendemain à leur réveil, chacun de son côté, ainsi que l'un et l'autre l'ont dit, ils demandèrent, non sans émotion, mais avec pleine confiance, le Moniteur universel, l'ouvrirent et n'y trouvèrent rien.

Ils coururent aux Tuileries, exprimèrent leur surprise et leur douleur. L'Empereur garda le silence, ou balbutia de nouveau que peut-être on n'était pas prêt ; mais ils surent que, dans la soirée, très tard après le conseil des ministres, le prince Napoléon était revenu, accompagné de MM. Rouher et de La Valette, et que leurs communes instances, aidées des secrètes et obstinées complaisances du souverain pour sa chère Italie, avaient obtenu que le décret fût retiré de l'impression.

Sire, s'écria le Maréchal avec amertume, en apprenant ce revirement, ce n'est pas l'Autriche qui- a été battue à Sadowa, c'est la France !Pour moi, ajouta M. Drouyn de Lhuis, dans ces conditions je ne puis plus rester aux affaires ! Il se retira effectivement quelques semaines après, mais non sans avoir fait de nouvelles tentatives.

Cinq jours plus tard, le 11 juillet, il remit à l'Empereur, sur les réformes fédérales proposées par la Prusse, un mémoire où il démontrait que, si ces réformes s'accomplissaient, l'Allemagne entière se trouverait absorbée par la Prusse.

L'empereur François-Joseph, ne recevant rien de Paris, céda à ses malheureuses habitudes de découragement. Dès le 6 juillet au matin, il se détermina à demander la paix. Toutefois un des vaincus, le comte de Buol, qui possédait sa confiance, obtint un sursis afin de tenter un dernier effort. Il partit en qualité de négociateur confidentiel. Il dit dans ses mémoires :

Napoléon était alors très souffrant de sa maladie de la prostate ; son aspect et même ses dispositions intellectuelles accusaient son état. Il ne cessait de balbutier comme un enfant : Je ne suis pas prêt à la guerre...

Ce fut en vain que je lui adressai les paroles suivantes : Je ne demande pas, Sire, que vous fassiez la guerre ; il ne s'agit pas de cela. Vous avez cent mille hommes à Châlons : dirigez-les sur la frontière ; faites partir une escadre pour la mer du Nord ; c'est tout ce qu'il faut. La ligne d'opération de l'armée prussienne est déjà trop étendue pour que celle-ci ne soit pas obligée de faire halte ; à Vienne, à Munich, à Stuttgard, on reprend courage et l'Allemagne vous accepte avec reconnaissance comme médiateur. Si vous ne faites pas cela, vous aurez peut-être vous-même la guerre avec la Prusse dans cinq ou six ans, et alors je vous promets que toute l'Allemagne marchera avec elle contre vous.

 

M. Lefèvre de Béhaine, notre chargé d'affaires à Berlin, écrivait de son côté :

M. de Dalwigk, chef du cabinet de Darmstadt, me dit que la France devrait entrer dans le Palatinat et les provinces rhénanes ; il m'a assuré que nous n'y trouverions ni haines, ni préjugés nationaux si difficiles à surmonter. Il m'a parlé de l'immense effet que produirait une démonstration hardie de la France sur l'esprit de ces populations du Midi, qui no sont encore aujourd'hui qu'étourdies et stupéfaites par les victoires de la Prusse. J'ai demandé à M. de Dalwigk s'il n'exprimait pas une opinion personnelle. M. de Dalwigk m'a affirmé que son collègue de Bavière, M Von der Pfordten, jugeait la situation absolument comme lui. L'entrée immédiate de troupes françaises dans le Palatinat rendrait aussitôt aux populations le courage de résister à la Prusse.

 

On apprenait vers le même temps que les Prussiens étaient décimés en Bohême par le choléra et la fièvre, que 40.000 des soldats autrichiens de Custozza arrivaient à Vienne, que l'archiduc Albert allait prendre le commandement en chef et que les Autrichiens qui évacuaient l'Italie, s'étant retournés pour modérer la marche en avant de Victor-Emmanuel, lui avaient infligé un nouvel échec à Visco.

Rien de tout cela n'eut la puissance de prévaloir centre le prince Napoléon, qui disait dans une note datée du 14 juillet :

Dans sa précipitation à rédiger sa précédente note à l'Empereur sur la situation actuelle, le prince Napoléon croit ne pas avoir insisté assez sur la situation fâcheuse que ferait à l'Empereur une politique pouvant amener une rupture avec la Prusse et l'Italie. Avec l'Italie, ce serait la négation de toute la politique impériale, ce serait défaire ce que l'Empereur a si glorieusement fait en 1859, ce serait rejeter l'Italie à moitié mutilée et exaspérée aux pieds de l'Autriche. Cette politique serait désastreuse. Vis-à-vis de la Prusse, la question est beaucoup plus délicate. Sans doute, une partie de l'opinion publique serait très facilement entraînée à une guerre avec les Prussiens, mais d'un autre côté il faut s'attendre à ce que M. de Bismarck, menacé sérieusement sur ses derrières par la France, jouerait son va-tout et, cessant d'être Prussien, se faisant tout à fait Allemand, ferait un appel aux passions militaires de toute l'Allemagne. Quelles conséquences terribles entraineraient un tel acte ! Sans doute la France est forte, et l'Empereur peut beaucoup obtenir d'elle, mais, en envisageant froidement la situation, quel serait le motif de la guerre contre la Prusse et toute l'Allemagne ? Ce serait au nom de l'équilibre européen que l'Empereur marcherait contre un peuple qui ne veut rien nous prendre, qui ne veut que s'organiser à l'intérieur comme il l'entend. Ce serait donc une guerre contre le principe des nationalités, contre les principes libéraux, contre la volonté de l'Allemagne de s'organiser intérieurement.

Pour ceux qui rêvent pour l'Empereur le rôle de la réaction et du cléricalisme européen à faire triompher par la force, ils doivent pousser à une alliance avec ce cadavre autrichien et à une guerre contre l'Allemagne, la Prusse et l'Italie ; mais ceux qui voient :dans Napoléon III non le modérateur de la Révolution, mais son chef éclairé, ne désertant jamais les grands principes de nationalité et de liberté qu'il a pour mission de faire triompher en Europe, et qui seront sa véritable grandeur dans la postérité, ceux-là seraient bien inquiets le jour où il entrerait dans une politique qui, même dût-elle triompher par la force, serait le renversement de la véritable grandeur et de la gloire de Napoléon III.

 

Quant à M. Rouher, il ne faut pas chercher les motifs de ses préférences dans des considérations d'ordre supérieur : il ne voulait pas déplaire au prince Napoléon et à quelques autres amis ; rien de plus. On a parlé des relations d'affaires du ministre d'Etat avec les principaux financiers de cette époque ; mais les suppositions malveillantes paraissent ici mal justifiées[5].

Le Moniteur annonça donc que l'Autriche se déclarait prête à traiter. La note officielle était conçue en ces termes :

Un fait important vient de se produire.

Après avoir sauvegardé l'honneur de ses armes en Italie, l'empereur d'Autriche, accédant aux idées de l'empereur Napoléon dans sa lettre adressée, le 11 juin, à son ministre des affaires étrangères, cède la Vénétie à l'empereur des Français et accepte sa médiation pour amener la paix entre les belligérants.

L'Empereur, s'empressant de répondre à cet appel, s'est immédiatement adressé aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice.

 

Ainsi non seulement Napoléon III consentait à sa propre déchéance, mais il y présidait. Bien plus, pourrait-on le croire si cela ne résultait de documents officiels ? — il proposait pour l'Autriche des conditions plus dures que celles dont se contentaient la Prusse victorieuse et l'Italie vaincue. Ici il faut citer, malgré sa longueur, la dépêche expédiée de Vienne le 17 juillet par le duc de Gramont, ambassadeur de France, à M. Drouyn de Lhuis, sur la nécessité et la possibilité de s'opposer aux envahissements de la Prusse ; cette dépêche est trop importante, trop décisive pour que nous n'en donnions pas la plus grande partie :

... M. Benedetti est arrivé hier du quartier général prussien... Je lui ai communiqué ce matin le télégramme de Votre Excellence daté d'hier soir et il va repartir pour le quartier général où il pressera l'acceptation des préliminaires de paix. D'après ce que nous croyons savoir ici, ces préliminaires dépasseraient en quelques points ce que la Prusse demande et il serait possible d'obtenir pour l'Autriche des conditions moins désavantageuses. Si, comme il est permis de le croire, le Cabinet de Vienne est informé que la Prusse exige pour faire la paix moins que ce que nous lui offrons, il ne faudrait pas s'étonner qu'il fit quelque difficulté au premier abord, mais il sera toujours facile dans le cours de la négociation d'arriver à la limite réelle des conditions prussiennes.

En ce moment, il se fait des deux côtés des mouvements de troupes assez considérables. L'armée autrichienne qui était à Olmutz et présente environ un effectif de 112 mille hommes — d'après les rapports qui m'ont été cités — se replie sur Vienne, dans le but d'opérer sa jonction avec les corps de l'armée du Sud qui arrivent ou qui vont arriver. Il y a déjà 30 mille hommes à Saint-Polten, et comme on a organisé de 10 à 12 trains par jour, on pourra en avoir environ 80 mille, avec le matériel correspondant, dans quatre jours. Des divisions de cavalerie observent la marche des Prussiens, et on disputera le passage du Danube. Il est également probable qu'il se livrera une bataille entre Vienne et Presbourg...

Tout ce que la Prusse possède de forces militaires est engagé dans cette campagne, en sorte que les derrières de l'armée commencent à se dégarnir à mesure qu'elle avance et c'est une cause d'affaiblissement qui devient d'un certain poids, surtout si la guerre se prolonge encore quelque temps. De telle sorte qu'en ce moment on peut dire avec raison que si la Prusse tient l'Autriche, l'Autriche aussi, de son côté et sous un autre point de vue, tient la Prusse ; car jamais la Prusse n'a été et ne sera plus désarmée chez elle et sur le Rhin qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cela est si vrai que les Prussiens en conviennent eux-mêmes et que, du Rhin à Berlin, il n'y aurait pas quinze mille hommes à rencontrer.

Si j'insiste sur ce point et si j'appelle l'attention de Votre Excellence sur cet état de choses exceptionnel qui no se représentera peut-être plus d'ici à longtemps, c'est qu'avec les informations que j'ai et la conviction qui m'anime, je croirais manquer à mon devoir et me reprocherais comme une faute de ne pas faire ressortir aux yeux de mon gouvernement les avantages incalculables qu'il recueillerait d'une simple démonstration militaire vers les provinces rhénanes pour appuyer sa médiation.

La guerre contre nous est complètement impossible. Le cabinet de Berlin ne peut à aucun prix en risquer les chances, car il ne peut se placer entre deux armées comme celles de la France et de l'Autriche. Une démonstration militaire, l'envoi d'un corps d'armée sur le Rhin est positivement une mesure que l'Empereur peut exécuter sans le moindre danger et dont l'effet est certain. Je crains, Monsieur le Ministre, et Votre Excellence me pardonnera de lui parler avec cette franchise que la solennité du moment peut seule excuser, je crains que les préliminaires de paix proposés à la Prusse no portent pas à un degré suffisamment voisin de la réalité le sentiment de la force que les circonstances donnent à la médiation de la France. J'ai des raisons sérieuses de croire qu'en faisant une démonstration militaire, sans même lui donner un caractère agressif, l'Empereur sera étonné de l'effet qu'elle produira, et qu'à l'instant mémo il ne tiendra plus qu'à lui de dicter les conditions de la paix au lieu de s'y soumettre. Je ne parle pas de prendre les Provinces Rhénanes, ce qui peut se faire en ce moment sans coup férir, et ce qui pourra se faire encore de même pendant quelques semaines, mais seulement d'en faire naître l'idée, et je le répète, sans guerre, sans combat, sans danger et sans perte, la médiation de l'Empereur, aujourd'hui hésitante et presque compromise, devient triomphante et efficace.

Je suis frappé de ce fait que de tous les côtés on critique nos efforts de pacification, les uns parce qu'ils se plaignent d'être arrêtés et gênés dans leur essor, les autres parce qu'ils se voient abandonnés à leur destin ; notre œuvre de paix accomplie dans de telles conditions ne nous laissera pas un ami et cela me fait croire qu'il y aurait quelque avantage à la modifier dans le sens que j'ai pris la liberté d'indiquer. Il va sans dire que je n'ai pas la prétention d'être à l'abri des erreurs dans mes appréciations générales, mais je le répète, de même qu'il y a quelque temps, j'affirmais devant Sa Majesté que l'Autriche céderait la Vénétie avant la guerre, ce qu'elle a fait réellement par la convention secrète du 12 juin ; de même j'affirme avec la même confiance aujourd'hui qu'une démonstration militaire sérieuse est nécessaire pour appuyer la médiation de l'Empereur, et lui donner l'autorité dont, à vrai dire, elle paraît manquer depuis qu'elle s'est produite.

J'ajoute aussi, et c'est là le point le plus important, qu'il est absolument impossible que la Prusse s'expose à une guerre avec nous, que M. de Bismarck n'admet pas même cette éventualité, qu'il est bien résolu à l'éviter à tout prix, et que par conséquent la démonstration militaire est sans dangers ultérieurs.

 

Les préliminaires de paix furent signés à Nicholsbourg, le 26 juillet. M. de Bismarck, pendant ces négociations, se faisait encore tout petit. Il ne niait pas que des compensations dussent nous être accordées ; il était prodigue du bien d'autrui ; la France et la Prusse, d'accord, n'étaient-elles pas, disait-il, en état de remanier la carte de l'Europe ? Mais l'honneur de Sa Majesté l'Empereur des Français ne souffrait pas qu'on discutât ces choses en ce moment. Lui, le négociateur, l'arbitre de la paix, allait-il s'abaisser à stipuler pour lui-même ? Chaque chose en son temps ; avant tout il fallait rendre aux peuples le bienfait du désarmement.

Le premier projet d'annexions à faire à la Prusse, présenté à Paris par M. de Goltz, portait sur un maximum de 4.500.000 habitants, et encore, dit M. de Goltz à M. Drouyn de Lhuis, on était disposé à le réduire, s'il le fallait absolument, jusqu'à un minimum de 300.000. M. Drouyn de Lhuis refusait tout, en fait d'annexions prussiennes, même le minimum. M. de Goltz courut à Saint-Cloud, et c'est le maximum qu'il en rapporta.

Mais chaque jour qui s'écoulait ajoutait â la difficulté de la reprise des hostilités et à la force, à la confiance de la Prusse. Bientôt ce fut Bismarck qui dicta les conditions. L'existence du Hanovre, celle de la Hesse, de Nassau, furent biffées d'un trait de plume ; les duchés danois restèrent également à la Prusse ; toutefois Napoléon III ayant déclaré que les Slesvigois, n'étant pas tous Allemands, devraient être consultés par un vote, Bismarck accéda en souriant à cette marotte plébiscitaire, et dans l'article 6 du traité à intervenir, promit cette consultation, mais sans préciser quand ni comment.

Napoléon III écrivit joyeusement à Victor-Emmanuel :

MONSIEUR MON FRÈRE,

J'ai appris avec plaisir que Votre Majesté avait adhéré à l'armistice et aux préliminaires de paix signés entre le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche. Il est donc probable qu'une nouvelle ère de tranquillité va s'ouvrir pour l'Europe. Votre Majesté sait que j'ai accepté l'offre de la Vénétie pour la préserver de toute dévastation et prévenir une effusion de sang inutile. Mon but a toujours été de la rendre à elle-même, afin que l'Italie fût libre des Alpes à l'Adriatique. Maîtresse de ses destinées, la Vénétie pourra bientôt, par le suffrage universel, exprimer sa volonté.

Votre Majesté reconnaîtra que, dans ces circonstances, l'action de la France s'est encore exercée en faveur de l'humanité et de l'indépendance des peuples.

Je vous renouvelle l'assurance des sentiments de haute estime et de sincère amitié avec lesquels je suis,

De votre Majesté,

Le bon frère,

NAPOLÉON.

Saint-Cloud, le 11 août 1866.

 

L'Italie lui faisait perdre complètement de vue la France. Avec un cérémonial solennel, un Commissaire français procéda à la remise, qui fut faite successivement, des villes et forteresses de la Vénétie, par les Autrichiens hautains comme des victorieux ; ce Commissaire transmit ensuite, séance tenante, tous ces territoires aux Commissaires italiens battus et rebattus, mais qui n'avaient rien perdu de leur forfanterie. Il y eut là quelque chose de burlesque et en même temps de profondément triste. Napoléon III rappela ce personnage de comédie qui tient la chandelle pour éclairer des compères qui lui volent son honneur et sa caisse.

Le traité fut signé le 23 août à Prague. L'Autriche ne perdit pas un pouce de territoire et la Bavière seulement 300.000 âmes ; mais il fut interdit désormais à l'Autriche d'intervenir dans les affaires d'Allemagne. La Prusse forma au nord du Mein, avec les Etats qu'elle ne s'annexait pas, une confédération de 30.000.000 d'âmes. Les Etats allemands du sud demeuraient autonomes ; mais, sans en prévenir Napoléon III qui aurait bien dû s'en douter et prendre ses précautions, la Bavière, Bade, Wurtemberg et la Saxe liaient avec la confédération du nord des conventions militaires secrètes qui tenaient lieu d'alliances. M. de Bismarck les leur arracha en leur dénonçant les convoitises de la France sur la rive gauche du Palatinat ; en sorte que désormais, en cas de guerre avec la Prusse, la France aurait quarante millions d'Allemands sur les bras. Ainsi Napoléon III venait de présider à la réalisation de l'unité allemande. Mais l'Italie avait son unité, elle aussi, et la promesse faite en 1859, avant Solferino : L'Italie sera libre jusqu'à l'Adriatique était accomplie. Tout était donc pour le mieux.

L'ambassadeur de France, M. Benedetti, avait assisté à ces négociations plutôt qu'il n'y était intervenu. En somme, il s'était borné à renseigner très exactement le gouvernement impérial, s'appliquant surtout, et avec insistance, à le détourner de demander à la Prusse victorieuse aucune cession de territoire allemand. Sur ce point, no cessait-il d'écrire, M. de Bismarck est de plus en plus intraitable. Et malgré ces avertissements, c'est précisément cela que la France allait réclamer imprudemment ; imprudemment, disons-nous, parce que maintenant, c'était trop tard.

Le 7 août 1866, M. Benedetti se présentait à M. de Bismarck et demandait ; au nom de l'Empereur, la cession de Mayence et du Palatinat.

Il y eut une scène très vive — Vous savez très bien, lui répondit Bismarck, que nous ne pouvons pas vous donner cela. — Mais ce n'est pas un pays prussien, c'est- un pays bavarois, observa M. Benedetti. — Bavarois ou prussien, il n'importe, si nous vous le donnions, ce serait la banqueroute de notre politique, en dépit de nos victoires. Trouvez autre chose, nous nous entendrons peut-être ; Mayence, jamais !Cependant, mon cher comte, vous nous disiez il y a un mois... — Depuis un mois j'ai réfléchi, les évènements ont marché... — Alors quoi ? que nous offrez-vous ?Tout ce que vous voudrez, mais pas de terre allemande. Et n'insistez pas, car ce serait la guerre. — La guerre ?Oui, la guerre entre vous et toute l'Allemagne. — Mais, mon cher comte, vous n'y pensez pas !Pardon. J'y pense parfaitement, puisque vous m'y forcez, et je vais préciser ma pensée. Nous ferons immédiatement la paix avec l'Autriche, sans condition ; nous proclamerons la constitution révolutionnaire de 1849, nous rallierons les Etats du Sud, nous passerons le Rhin avec 800.000 hommes et nous prendrons l'Alsace. Nos armées sont mobilisées. Les vôtres ne le sont pas. Réfléchissez.

Napoléon III recula. Il allégua un malentendu et cinq jours après, le 12 du mois d'août, il acceptait la démission de son ministre des affaires étrangères ; le marquis de la Valette, l'ami intime de M. Rouher, remplaçait M. Drouyn de Lhuis, par intérim, en attendant M. de Moustier, ambassadeur à Constantinople, désigné comme titulaire définitif.

A peine installé, M. de la Valette revint à la charge, le 18 août, et ordonna à M. Benedetti de réclamer à Berlin une simple rectification de frontière, c'est-à-dire Landau et la Sarre supérieure, territoires très anciennement français que les traités de 1814 nous avaient laissés et que ceux de 1815 nous avaient enlevés. — C'est peu de chose, disait-il, c'est bien peu ; mais il nous faut cette petite consolation pour satisfaire le sentiment national qui, chez nous, commence à s'émouvoir. — Et le nôtre donc, le comptez-vous pour rien ? répliqua Bismarck. Terre allemande, vous dis-je, terre allemande, nous n'y pouvons toucher, nous soulèverions contre nous toute l'Allemagne ! M. Benedetti se retira l'oreille basse.

L'Empereur ne pouvait se résigner. Avec une persévérance digne d'un meilleur sort, il cherchait toujours une solution aux trouvez autre chose ! de M. de Bismarck. Econduit sur la question de la rive gauche du Rhin, il avait espéré le trouver plus traitable sur les pays non allemands.

La lettre suivante de M. Benedetti, datée du 4 juin, c'est-à-dire avant Sadowa, avait déjà paru offrir un terrain de transaction.

M. de Bismark me disait hier, en me témoignant ses inquiétudes sur nos intentions, qu'il aurait bien voulu vous pressentir avant l'ouverture de la guerre, pour le cas surtout où la Prusse, comme il en manifeste la confiance, remporterait de grands succès.

J'ai relevé de ce qu'il m'a dit que le Roi se refuse toujours à admettre qu'il pourrait être conduit à céder une portion du territoire actuel de la Prusse. Suivant Sa Majesté, au dire du moins de M. de Bismarck, les compensations qu'il pourrait y avoir lieu d'offrir à la France devraient être prises partout où on parle français sur sa frontière... Cependant, sans que je l'aie pressé en aucune façon de s'expliquer davantage, il a indiqué qu'il ne croyait pas impossible de décider le Roi à nous abandonner les bords de la haute Moselle — la province de Trèves, sans doute, qu'il n'a pas nommée —, qui jointe au Luxembourg, où la réunion à la France serait favorablement accueillie, redresserait notre frontière de manière à nous donner toute satisfaction.

Je me suis borné à lui rappeler que le Luxembourg n'est pas plus une propriété sans maitre que la Belgique, ou certains cantons de la Suisse ; ne voulant pas, d'ailleurs, accepter la discussion sur ces éventualités, ni lui laisser supposer que ses combinaisons pouvaient avoir quelques chances d'être examinées à Paris, j'ai rompu l'entretien sur ce sujet.

Je ne saurais dire si M. de Bismarck, en s'ouvrant à moi à cet égard, sans que rien lui en fournit le prétexte, a voulu me pressentir ou vous faire connaître dès à présent, par mon intermédiaire, les concessions qu'il pourrait nous offrir et celles que nous devrions nous abstenir de lui demander, mais je n'en serais pas surpris, ces sortes d'expédients lui étant généralement habituels...

 

Renonçant donc aux nobles scrupules, M. Benedetti, après en avoir causé avec l'Empereur et M. Roulier, mais sans consulter M. Drouyn de Lhuis, reprit cet entretien qu'il avait vertueusement rompu deux mois auparavant. Il tenta de négocier avec Bismarck un acte secret stipulant, moyennant la reconnaissance des faits accomplis et à accomplir en Allemagne, alliance offensive et défensive avec la Prusse, son concours diplomatique pour donner à la France le Luxembourg et son concours armé pour le jour où la France jugerait opportun de s'emparer de la Belgique. Bismarck ne déclina nullement la proposition ; il mit plutôt de l'empressement à y donner suite et reçut des mains de Benedetti ou lui fit même écrire, en cinq articles, dans son cabinet et sous sa dictée, la minute du traité qu'il demandait ; il y proposa quelques changements qui furent soumis à Paris et acceptés ; puis quand il n'y eut qu'à mettre au net le traité et à le signer, il souleva tout à coup quelques objections blessantes sur l'usage qu'on pouvait en faire pour le brouiller avec l'Angleterre, et on n'en entendit plus parler.

Quant à lui, voici l'usage qu'il avait déjà fait et qu'il fit plus tard des ces deux pièces si imprudemment laissées à sa discrétion.

Dès le 6 août, il avait envoyé M. de Manteuffel communiquer le premier document à la Russie, alors fort irritée contre la Prusse, en alléguant que les exigences territoriales de la France, dont ladite pièce était la preuve, avaient seules empêché la Prusse de consentir au Congrès que la Russie proposait ; puis, en le montrant aux Etats allemands du Sud, il s'était posé comme leur défenseur vis-à-vis de la France, et leur avait ainsi arraché (du 17 au 22 août) les traités d'alliance offensive et défensive qui les liaient à la Prusse, et qui les lancèrent sur nous à sa suite en 1870. C'est après avoir obtenu ces traités que, sûr désormais de sa force, il avait subitement refusé de signer le traité sur la Belgique, avec lequel il avait jusque-là amusé Napoléon.

Quatre ans après, le 29 juillet 1870, après la déclaration de guerre, une circulaire fameuse de Bismarck vint dénoncer à l'Europe les ambitions de la France en lui révélant les deux projets de traité secret dont la rive gauche du Rhin et la Belgique avaient été l'objet, et dont il avait les minutes, écrites de la main de Benedetti ; il' n'oublia de dire qu'une chose, c'est que c'était lui-même qui le premier les avait proposées et provoquées, mais il n'en produisit pas moins l'effet qu'il cherchait.

Napoléon III songea à détruire, dès qu'il la connut, la légende créée et exploitée par Bismarck. Il était trop tard.

La légende est restée ; voici la lettre tardive adressée à M. de Gramont :

Metz, le 28 juillet 1870.

MON CHER DUC,

En partant ce matin, j'ai oublié de vous dire qu'il serait bien important de faire le plus tôt possible une dépêche à Lavalette afin de rejeter sur qui de droit l'initiative et la responsabilité du prétendu traité.

Voici ce que m'a rappelé mon cousin Napoléon et ce qui est d'accord avec mes souvenirs. M. de Bismarck a dit au prince Napoléon à Berlin : Vous cherchez une chose impossible ; vous voulez prendre les provinces du Rhin qui sont allemandes et qui veulent le rester. Pourquoi ne pas vous adjoindre la Belgique où existe un peuple qui a la même origine, la même religion et parle la même langue ? J'ai déjà fait dire cela à l'Empereur ; s'il entrait dans ces vues, nous l'aiderions à prendre la Belgique ; quant à moi, si j'étais le maître et que je ne tusse pas gêné par l'entêtement du roi, cela serait déjà fait.

Ceci est authentique, car Goltz me l'avait déjà dit. Aussi, lorsque, à l'époque de l'exposition, le roi des Belges parla à Napoléon de ses inquiétudes sur mes intentions, mon cousin lui répondit : Vous devriez être très reconnaissant à l'Empereur, car Bismarck lui a offert la Belgique et il l'a refusée. En un mot, c'est la Prusse qui a fait l'offre, et c'est nous qui avons éludé de répondre.

J'ai fait bon voyage. L'enthousiasme est une belle chose, mais bien fatigante et souvent de bien mauvais goût.

Croyez à ma sincère amitié.

NAPOLÉON.

 

Lorsque M. Benedetti avait représenté à M. de Bismarck les exigences de l'opinion publique en France et les périls que pouvait courir la dynastie napoléonienne, il avait escompté la chaude affection officiellement étalée par le diplomate pour l'Empereur et le culte chevaleresque et tout juvénile que le vieux Guillaume Ier professait pour les grâces et les perfections de l'Impératrice. Un jour on apprit que cette dernière, à la suite d'une violente altercation avec son auguste époux, avait quitté brusquement les Tuileries, pour se réfugier solitairement dans la petite station balnéaire de Schwalbach. Aussitôt le roi de Prusse, qui se trouvait à Bade, quitta sa cour pour courir seul ou presque seul, lui aussi, faire compagnie à la belle exilée. Cela ne tirait point à conséquence, sous le rapport de l'intimité, car il avait près de quatre-vingts ans ; mais quel appoint pour les enjôlements diplomatiques ! L'Impératrice, flattée jusqu'au fond de l'âme, acceptait avec conviction ces pittoresques dévouements de chevalerie errante ; elle croyait, selon l'expression populaire, que c'était arrivé. Elle ne devait comprendre qu'un peu plus tard quel maigre empire exerçaient en réalité sur le chancelier de fer et sur son évangélique maitre, les agréments de sa personne et les intérêts de sa famille.

M. de Bismarck cependant ne laissa pas tomber l'argument du salut dynastique. Se voyant pressé trop vivement, il dit aux négociateurs français : Faites observer à S. M. l'Empereur qu'une guerre, en présence des excitations révolutionnaires, pourrait bien être moins funeste aux dynasties allemandes qu'à celle des Napoléon. Il les ramenait par ces paroles au sentiment de la faiblesse d'une dynastie trop neuve, trop dépourvue de racines et obligée d'être constamment heureuse pour durer ; faiblesse qui n'était un secret pour personne, mais que les diplomates français avaient eu la maladresse d'évoquer les premiers.

On ne pouvait cependant jouer éternellement le rôle de mendiants, ni se résigner publiquement à s'avouer dupés. L'Empereur prit son parti en brave ou, pour mieux dire, en fataliste. Sire, lui dit M. de La Valette, quand ou n'a pas ce que l'on aime, il faut aimer ce que l'on a. La politique de S. A. le prince Napoléon, poussée au point où nous la voyons s'accomplir ; dépasse nos prévisions et peut-être nos vœux ; mais nous nous rendrions ridicules si nous paraissions avoir des regrets, maintenant que nous ne pouvons plus rien empêcher. Je demanderai donc à Votre Majesté l'autorisation d'écrire eu son nom que nous sommes pleinement satisfaits.

L'Empereur y consentit et, le 16 septembre 186G, fut envoyée à tous nos agents diplomatiques à l'étranger une circulaire stupéfiante, à laquelle avaient travaillé et M. de la Valette, et M. Rouher et le cousin démagogue, gendre du roi d'Italie. Cette circulaire célébrait l'unité allemande et l'unité italienne comme un double bienfait pour la France et comme une condition de sécurité pour l'avenir. Elle disait que les grandes agglomérations sont le résultat d'une loi providentielle qui condamne les Etats secondaires à disparaître ; que la Prusse agrandie assurait l'indépendance de l'Allemagne, et que la satisfaction donnée au sentiment national de celle-ci, qui la poussait vers l'unité à laquelle la France était arrivée, éteignait ses inquiétudes et ses inimitiés et était un pas qui la rapprochait de nous, bien loin de l'en éloigner ; qu'il ne fallait pas subordonner à des sentiments jaloux les principes de nationalité que la France professait ; que la dissolution de la Confédération germanique, c'était pour la France la liberté des alliances — comme si l'existence de la Confédération nous avait empêchés de faire la guerre à la Russie et à l'Autriche ! — ; que la France débarrassée des traités de 1815, entourée de nations satisfaites et certaine de leur reconnaissance, n'aurait plus désormais qu'à se consacrer avec une quiétude absolue au développement de sa prospérité intérieure...

... En résumé, du point de vue élevé où le gouvernement considère les destinées de l'Europe, l'horizon lui parait dégagé d'éventualités menaçantes. Des problèmes redoutables, qui devaient être résolus parce qu'on ne les supprime pas, pesaient sur les destinées des peuples ; ils auraient pu s'imposer dans des temps plus difficiles ; ils ont reçu leur solution naturelle sans de trop violentes secousses et sans le concours dangereux des passions révolutionnaires. Une paix qui reposera sur de pareilles bases sera une paix durable.

Toutefois — conclusion qui ne sortait guères des prémisses —, la circulaire informait qu'en face des graves enseignements de la dernière guerre, il y avait nécessité de songer à la défense du territoire et de réorganiser l'armée sans délai.

On reste confondu en présence d'un pareil langage et la circulaire La Valette est demeurée célèbre, dans les annales diplomatiques, comme un triste exemple de la condescendance à laquelle peut s'abaisser tin courtisan.

L'opinion publique ne fut point dupe. On a su depuis combien de patriotes, amis de l'Empereur, gardèrent leur sang-froid et leur franc-parler. M. Magne écrivait le 7 août à M. Waleswski, et sa lettre mérite d'être citée, à cause de sa perspicacité et d'un portrait intéressant de Bismarck :

C'est probablement parce que je n'entende rien à la politique que j'aime à politiquer. Il faut être juste, Bismarck est un véritable homme d'Etat, et un caractère. L'avenir pourra détruire son œuvre, mais combien de grands hommes n'ont pas cessé d'être grands, parce que leur œuvre ne leur a pas survécu ! Quoi qu'il arrive, Bismarck fora figure dans l'histoire. Son roi a un mérite singulier. C'est de l'avoir soutenu à travers tous les obstacles. Si, après avoir approuvé le plan de son ministre et autorisé sa mise en pratique, le Roi l'avait lâché et renié au premier échec, le Roi et la Prusse ne seraient pas ce qu'ils sont.

Ce que j'admire dans la conduite de ces deux personnages, c'est qu'ils ont su concevoir un système, le méditer à fond dans toutes ses parties, préparer lentement et sûrement les moyens d'exécution, bien déterminer leur but, et le moment d'agir étant venu, le poursuivre, résolument, avec précision et constance, sans se laisser intimider, ni décourager par rien.

On pourra blâmer, au fond, cette partie, personne ne pourra dire qu'elle n'a pas été jouée de main de maitre. Bismarck, le Roi ont eu le grand mérite de diriger les évènements au lieu de se laisser conduire par eux. La Prusse a grandi, c'est justice.

Quant à la France, ce que je vois de plus clair, en ce moment, c'est que les Prussiens y sont détestés. Leur orgueil blesse, leur conduite à Francfort révolte, mais surtout leurs succès, leur ambition, leur agrandissement ne sont pas vus chez nous sans une vive pointe de jalousie nationale. En province, comme à Paris, je vois ce sentiment se produire avec énergie ; c'est ce qu'il importe que l'Empereur sache. Pour ma part, je l'ai dit et écrit peut-être trop crûment, la France, malgré son vif désir de la paix, ne se résignerait pas platoniquement, comme l'Autriche, à perdre sa situation, à descendre du premier rang de puissance militaire au second rang. On ne pardonnerait pas à l'Empereur de n'avoir tiré de son intervention officieuse, ou provoqué de ses conseils, de son influence, d'autres résultats que d'avoir attaché à nos flancs deux puissants voisins.

Eh bien ! de deux choses l'une :

Ou bien, dans les arrangements qui vont suivre, la Prusse par une abnégation qui n'est guère dans la nature humaine, dans la sienne surtout, fera à la France une part telle que son rang, sa sécurité, sa puissance relative, sa prépondérance actuelle seront équitablement ménagés ; dans ce cas, l'Empereur aura triomphé sans combattre. La voix des amis de la paix et celle des patriotes se confondront pour célébrer sa sagesse ; jamais il n'aura été si grand. Jamais les villes n'auront été pavoisées et illuminées avec un entraînement plus sincère, telles sont mes conjectures et mes espérances.

Mais si le contraire arrive... Oh ! alors préparons-nous ! N'être pas préparé ne peut servir deux fois d'excuse.

La guerre est une chose abominable. Mais lorsqu'elle est dans la nature des situations, il n'y a qu'un moyen de l'éviter. C'est de ne pas la craindre. Je voudrais que l'on comprît bien que laisser la Prusse faire, comme on dit, son lit toute seule et à sa guise, c'est absolument prendre d'avance l'engagement de la déloger par la force un peu plus tard.

C'est là, sans contredit, une des plus belles lettres qu'ait écrites et pensées M. Magne. Il s'y révèle homme d'Etat véritable, quoiqu'il affirme n'entendre rien à la politique.

Une lettre de M. de Banneville, alors à la légation de Berne, est à reproduire aussi : elle prévoit les haines de races, les armements à outrance en pleine paix et, en cas de guerre, les tueries abominables, conséquences des rêveries humanitaires des deux cousins :

Paris, 17 septembre 1866.

... Pour mon compte, voici le résumé d'une conversation, que j'ai eue hier avec mon seigneur intérimaire (M. de La Valette) :

Ce que je reproche surtout à ce qui se fait, c'est de n'être pas français. Vous me dites que l'Empereur vous a répété que si les peuples étaient contents, heureux, satisfaits, il ne voulait pas autre chose...

Ne le dites pas trop haut. L'Empereur n'a pas charge DES peuples, il a charge DU peuple français et tenez pour certain que celui-ci ne tiendra pas son souverain quitte envers lui, quand on lui aura expliqué que le peuple allemand et le peuple italien sont pleinement satisfaits. Cela lui est entièrement indifférent et cela cesse de lui être indifférent pour lui devenir souverainement désagréable quand on lui démontre que la satisfaction de ces deux peuples étrangers provient de ce qu'ils sont devenus aussi puissants que lui.

Je soutiens ceci : c'est que les gouvernements qui sont des êtres de raison plus ou moins éclairés, peuvent bien se combattre, mais ne se haïssent pas. Ce qui se déteste et s'exècre, ce sont les peuples, les races surtout, parce qu'elles obéissent à des instincts en quelque sorte physiques et qu'elles ne raisonnent pas, tandis que les gouvernements raisonnent même leurs sympathies et leurs antipathies.

Le jour où vous aurez constitué les races européennes dans les grands groupes que vous rêvez, vous ferez bien d'avoir votre million de soldats disponible, car vous aurez en perspective, au premier choc, des guerres abominables...

 

 

 



[1] M. le marquis de Villeneuve a raconté, à ce propos, une entrevue de tous points caractéristiques entre Bismarck et le prince Napoléon ; deux cyniques ensemble, on va le voir.

Le prince Napoléon ayant rapporté l'entretien en présence de plusieurs amis, M. de Villeneuve le transcrivit et demanda au prince s'il pouvait le publier.

Peut-être, répondit-il... mais après ma mort. Un prince ne doit jamais être indiscret de son vivant.

Voici le récit de M. de Villeneuve :

C'était en 1886, Bismarck vint au-devant du visiteur, lui présenta un siège et se jeta lui-même dans un grand fauteuil à côté d'une table sur laquelle étaient des verres et un énorme broc de bière. Il reprit la pipe entamée en disant du bout des lèvres :

— Vous permettez, prince ?

Et il tira une longue spirale de fumée.

Le prince alluma une cigarette, et comme l'atmosphère étouffante puait le tabac, il alla à la fenêtre et l'ouvrit. Bismarck le laissa faire, prit une casquette et l'enfonça sur son crame chauve en disant :

— Faites comme moi, prince, vous allez vous enrhumer... et maintenant causons.

— C'est vous que je viens voir, monsieur le comte, commença le prince Napoléon.

— Je le savais, riposta Bismarck. L'Empereur veut connaître mes projets. Eh bien ! avec vous, je puis causer, car vous êtes capable de me comprendre.

Et alors, en vingt minutes, avec une verve incomparable, il développa le plan suivant : l'Allemagne s'unifiait, s'alliait à la France, et ces deux nations, étroitement serrées, rejetaient la Russie dans ses steppes, ouvraient à la Hongrie devenue le pivot de l'empire autrichien, la route de Constantinople, enlevaient à l'Angleterre ses colonies qui seraient le déversoir du trop-plein de l'Allemagne et de la France, réduisaient l'Espagne, l'Italie et les pays scandinaves au rôle de satellites. Il conclut par ces mots :

— Je vois bien votre pensée. Vous dites : M. de Bismarck prend L'Allemagne ; que nous donne-t-il ? Eh bien, voulez-vous Genève ?

— C'est trop peu.

— Le Luxembourg ?

— Ce n'est rien. A prendre, il faut quelque chose qui en vaille la peine. Nous voulons la frontière du Rhin.

Ah ! le Rhin ? Je m'en doutais. Eh bien ! cela je ne puis pas vous le donner : Comprenez bien. Moi, peu m'importerait ; je ne tiens pas au Rhin. Je ne suis pas un Allemand, je suis un Prussien, un Wende. Il ne faut pas me confondre avec un professeur d'Heidelberg. Mais je ne suis pas le maitre en cette question Jamais l'opinion n'admettrait la cession d'un village allemand. Cherchons ailleurs. Voulez-vous la Belgique ?

— On pourrait en causer Mais l'Angleterre ?...

— L'Angleterre, me dites-vous ! Ah ! si j'étais cotonnier américain ou rajah des bides, je m'inquiéterais fort de ce que pensent les Anglais. Mais je suis une grande puissance continentale et je me f... de l'Angleterre. Voyons, que peut-elle ? Elle embarquera 80.000 hommes, 100.000 ; mettons 150.000 si vous voulez. Elle ne peut pas en mobiliser davantage. Eh bien, ne sommes nous pas de force tous deux à les jeter dans la Manche ?

— Tout cela peut faire l'objet de négociations sérieuses. Mais ne pensez-vous pas qu'il serait utile de jeter ces idées sur le papier, de faire un mémorandum qui serait mis sous les yeux de l'Empereur ?

Bismarck se leva, prit une nouvelle pipe, la bourra, l'alluma, et regardant bien en face le prince :

— Vous voudriez un traité secret avec des signatures ? Eh bien, non ! A quoi bon, d'ailleurs ? Si le pacte m'est avantageux, je l'exécute sans qu'il soit écrit. Dans le cas contraire...

Un geste acheva la phrase.

— Pourquoi n'avez-vous pas parlé à l'Empereur aussi nettement qu'à moi ?

— Votre Empereur ! Mais c'est une femme. Je lui propose mille avantages. Il hésite, il parle de son amour pour la paix, de la justice, des droits des peuples... des niaiseries ! Je lui pousse le genou sous la table et il fait semblant de ne pas comprendre. Je ne puis cependant pas lui dire que j'ai envie de coucher avec lui 1 La conversation était terminée. Le prince Napoléon se leva :

— Monsieur le comte, je vais répéter notre entretien à l'Empereur. Voulez-vous savoir en quels termes ?

— Dites donc, prince, dites !

— Sire, M. de Bismarck nous propose une grande filouterie. Pouvons-nous l'empoigner et le mener chez le commissaire ? Je crois que non. Eh bien, alors, volons avec lui.

Un grand éclat de rire du prince de Bismarck mit fin à la conversation.

[2] Où le prince Napoléon avait-il donc étudié l'histoire de son pays ? Il attribue ici à l'Autriche un rôle que le monde entier reconnait avoir été, depuis trois siècles, et être encore, celui de la France.

[3] Vu personnage politique important, membre du Reichstag, mais qui préférerait infiniment siéger à la Chambre des députés français (on devinera pour quel motif il désire n'être pas désigné autrement au public) écrivait en 1870, à propos de Pie IX, sa vie, son histoire, son siècle.

M. Emile Keller a eu parfaitement raison de dire que M. Villefranche est trop indulgent envers la Prusse. Ignore-t-il donc que la haine de l'Eglise catholique est la principale tradition des Hohenzollern ? C'est par eux que des professeurs prussiens ont envahi peu à peu toutes les universités de l'Allemagne catholique ; ifs ont cherché surtout à s'emparer des chaires d'histoire, et ils y ont réussi ; par eux aussi l'hérésie a circonvenu et perdu le vaniteux Döllinger, et séduit plusieurs des Hohenlohe. On va jusqu'à affirmer que le roi Maximilien de Bavière l'ut corrompu systématiquement, durant un séjour de deux semaines à la cour de Berlin, au moment où il devait épouser une princesse d'Autriche.

L'histoire de la reine douairière de Prusse, morte en 1873, donne une juste idée des sentiments intimes de la famille des Hohenzollern. Cette princesse était bavaroise, et par conséquent catholique : elle répugnait beaucoup à épouser un protestant dans la personne du prince royal de Prusse, frère et prédécesseur de Guillaume Ier. Enfin, après de longues négociations, le mariage eut lieu, à la condition expresse que la future reine ne serait point gênée dans l'exercice du culte où elle était née. Or, quoique son royal époux fût le plus tolérant des Hohenzollern, à peine fut-elle arrivée à Berlin qu'on s'arrangea pour qu'elle ne pût jamais se rendre publiquement à une église catholique. On lui permit de transformer en chapelle la pièce la plus reculée du palais ; c'est là qu'un vicaire de Sainte-Hodwige vint lui dire la messe, pendant quelque temps ; mais elle était obligée d'assister tous les dimanches, avec la famille royale, au précise protestant du Dôme. On renvoya en outre, peu à peu, son entourage bavarois, pour ne laisser auprès d'elle que des protestants. La pauvre femme résista quelques années à, celte pression, puis elle finit par cesser d'être catholique.

Quant à Bismarck il appartient au protestantisme orthodoxe ; sceptique et brutal en politique, c'est avec passion qu'il a servi les haines à la foi, sectaires et maçonniques de Guillaume Ier, jusqu'à ce que l'un et l'autre rencontrassent sur leur chemin la résistance invincible des consciences catholiques.

Le 14 avril 1874, dans les débats sur la loi qui suspendit le traitement du clergé catholique, le comte de Malzahn, député conservateur protestant, ayant déclaré qu'il voterait pour cette loi, parce qu'elle n'atteindrait que les catholiques sans toucher aux droits du culte évangélique, Bismarck répondit : Je dois exprimer la joie profonde que me cause la déclaration de l'honorable préopinant ; si, dès le début du conflit religieux, le parti conservateur s'était placé sur ce terrain, s'il eut appuyé le gouvernement au nom du culte évangélique, je ne me serais jamais trouvé dans la douloureuse nécessité de me séparer du parti conservateur.

La séance du 5 décembre 1874 fit encore mieux ressortir l'absence de scrupules et la profondeur de la haine dans ce cœur ulcéré. Il s'agissait d'obtenir la suppression du budget de la légation prussienne près le Saint-Siège. Bismarck osa accuser la cour de Rome d'avoir été l'alliée de la France et, qui est pis, de la Révolution dans la guerre de 1871 ; il prétendit que si le concile avait été clos si brusquement, c'était pour laisser toute liberté d'action à Napoléon III ; et, comme il fallait des faits à l'appui de cette singulière assertion, il prêta à Mgr Méglia, alors nonce à Munich, cette parole mensongère : Nous n'avons plus d'espoir que dans la Révolution. Au moment où le chancelier proféra cette odieuse calomnie, un saisissement étrange s'empara de sa personne. On le vit pâlir, balbutier, recourir quatre ou cinq fois à son verre d'eau avant de retrouver une contenance et les mots qu'il cherchait. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front ; nous tenons ces détails de témoins oculaires. Tout le parlement en fut frappé : mais l'abbé Majunke, directeur du journal catholique la Germanie fut le seul qui se permit d'en entretenir le public. Aussi M. Majunke, qui se trouvait sous le coup d'une condamnation pour offenses envers le tout puissant chancelier, fut-il mandé immédiatement au bureau de police, d'où il passa à la prison, malgré son inviolabilité de député et les protestations du Reichstag.

[4] Toutes ces assertions du maréchal Randon sont corroborées par celles que l'on trouve dans l'ouvrage de M. le comte Bernard d'Harcourt : Les quatre ministères de M. Drouyn de Lhuis, et dans les mémoires de M. le comte de Beust, alors premier ministre de Saxe, intimement mêlé, lui aussi, à ces grands évènements.

Avant de livrer à la publicité les Mémoires du maréchal Randon, la maréchale, jalouse de conserver exempte de tout reproche la réputation de l'époux qu'elle venait de perdre, soumit à M. Drouyn de Lhuis, pour savoir ce qu'il en pensait, les passages de ces mémoires se rapportant à l'année 1866. M. Drouyn de Lhuis, après les avoir lus, les approuva entièrement, les reconnut parfaitement conformes à la vérité, et fit seulement modifier quelques expressions qui ne lui paraissaient pas suffisamment énergiques. Gomment donc, alors, pourrait-on croire au langage qui lui a été prêté récemment par un sénateur, lui faisant dire qu'il aurait voulu une intervention, mais que le général ministre de la guerre avait déclaré à l'Empereur que l'armée n'était pas en état de fournir quatre-vingt mille hommes, et que le ministre des finances n'avait pas d'argent pour subvenir en ce moment à une pareille démonstration ?

[5] Sans doute M. Rouher rencontrait à chaque pas sur sa route les occasions de faire en toute sécurité une immense fortune. Mais il vivait simplement et en bon père de famille au milieu des siens, qui avaient pour lui autant d'admiration que de tendresse. Quelques rares et très sûrs amis pénétraient seuls dans son intimité ; cette vie modeste lui permit de grossir, par l'épargne, son patrimoine de famille. M. Roulier était arrivé ainsi à une honorable aisance qui fut, on peut l'affirmer, le fruit de son travail et la conséquence naturelle d'une bonne gestion.

En France, à Paris surtout, les impressions furent vives et contradictoires comme à la cour.

L'histoire doit être impersonnelle ; le narrateur de celle-ci évite donc de se mettre lui-même en scène ; cependant les anecdotes ont leur prix.

Modeste chef d'un bureau télégraphique à Paris, en juillet 1856, j'étais de ceux qui entrevoyaient avec une clarté saisissante les conséquences désastreuses de l'alliance italo-prussienne, bien que je fusse loin, assurément, de les prévoir aussi terribles. Après la nouvelle de Sadowa, je restai trois nuits sans pouvoir fermer les yeux. J'avais des camarades qui ne dormaient pas toujours non plus : ils firent un punch en l'honneur de la Prusse.

Le 5, au moment où la Bourse montait si effrontément, je rencontrai Louis Veuillot, chez le libraire Palmé, rue Saint-Sulpice.

— Est-il Vrai, me demanda-t-il, que l'Empereur consent à la victoire de la Prusse ?

— Hélas ! répondis-je.

— L'Empereur trahit son fils, reprit avec énergie Louis Veuillot.

— Et il trahit aussi les nôtres, ajoutai-je, car il va falloir changer tout notre système de recrutement.

Mais que pouvions-nous sur la marche des évènements ? Le journal de Louis Veuillot était supprimé, et moi j'étais loin de supposer que je serais journaliste un jour. Nous pouvions à peu près ce que peut le souffle des spectateurs sur la marche d'un ballon qui passe à mille mètres en l'air.

Néanmoins la chaleur des angoisses patriotiques du grand écrivain ayant exalté les miennes, j'allai trouver le soir même le seul homme politique en place que je connusse un peu : c'était un conseiller d'Etat, directeur de l'imprimerie impériale, M. Anselme Petetin :

Souffrez, lui dis-je, que je vous expose une considération dont je suis obsédé et que je vous supplie de la soumettre à l'Empereur. Elle est très simple. La Prusse, n'ayant pas vingt millions d'habitants, a pu mettre en ligne une armée égale à celle des puissances qui en ont quarante ; comment cela ? parce que chez elle tout le monde est soldat. Si on la laisse se doubler en population, son armée sera double de la nôtre, à moins qu'elle ne renonce à son système militaire ; peut-on espérer d'elle cette renonciation ?

— Non, répondit M. Petetin, c'est grâce à ce système qu'elle a vaincu.

— Peut-on la lui imposer ?

— Encore moins ; ce serait la guerre.

— Alors il ne nous reste à nous mêmes qu'à accepter la suprématie de la Prusse, à moins que-nous n'adoptions, à notre tour, le service militaire universel. Cherchez une autre alternative... Moi je n'en découvre point. Mais croyez-vous que la France accepte sans murmurer ce fardeau écrasant du tout le monde soldat ? Croyez-vous que la popularité de l'Empereur lui-même soit assez forte pour y résister ?

M. Petetin, très frappé de ces conséquences évidentes et immédiates de l'agrandissement excessif de la Prusse, me dit qu'il devait voir Sa Majesté le lendemain, qu'il avait à lui porter des épreuves de l'Histoire de César, et qu'il en profiterait pour aborder la question qui nous préoccupait tous.

Il tint parole.

Je revins le surlendemain 7, et demandai des nouvelles.

— J'ai vu l'Empereur, raconta M. Petetin ; j'ai même pu lui parler. Il m'a écouté avec sa bienveillance, mais aussi avec son impassibilité ordinaire. J'avais fini, j'attendais une réponse, lorsque Son Altesse impériale le prince Napoléon est entré, l'air radieux et la main tendue. Je me suis levé, on ne m'a pas retenu ; j'ai pu seulement surprendre un geste de Sa Majesté qui semblait dire : Tant pis ! j'ai mon étoile !