On apprit vaguement, à la fin de septembre 1864, que le cabinet de Turin et celui des Tuileries venaient de conclure, le 15, une Convention. Quel en était le but ? Les interprétations se partagèrent, même quand le texte fut connu. Les hautes parties contractantes ont résolu de faire une Convention, disaient les premières lignes ; ce préambule était discret et peu compromettant. Par l'article premier, Victor-Emmanuel s'engageait à ne pas attaquer le territoire actuel du Saint-Père et à empêcher, même par la force, toute attaque extérieure. Par l'article deuxième, la France s'engageait à retirer ses troupes de Rome dans un délai de deux ans. Par un protocole additionnel, Victor-Emmanuel s'engageait à transporter sa capitale de Turin à Florence avant six mois. On s'étonna que le Saint-Père n'eût pas été consulté et que la Convention du 15 septembre ne fût parvenue à sa connaissance que par le bruit public. Cette circonstance donna de l'inquiétude aux catholiques. Leurs alarmes furent amplement justifiées par les commentaires du Parlement piémontais, qui déclara que l'Italie s'interdisait seulement d'aller à Rome par la force, et non d'y aller par les moyens moraux. La translation de la capitale à Florence fut votée moyennant cette explication, le 19 novembre, par 317 voix contre 70. Le marquis Pepoli, un des signataires de la Convention, disait de même publiquement à Milan : Le traité du 15 septembre ne porte aucune atteinte au programme national de l'Italie : il brise seulement le dernier anneau qui unissait la France à nos ennemis. Le gouvernement français, il faut lui rendre cette justice, entendait les choses, pour cette fois, autrement que le cabinet piémontais ; il le montra depuis. Mais il commit la faute d'exécuter la Convention, en ce qui le concernait, quand même l'Italie faisait connaitre à tous, officiellement, que pour sa part elle n'entendait point l'exécuter. Ou plutôt, Napoléon III eut un autre tort plus grave, ainsi que le démontra avec une entrainante éloquence Mgr Dupanloup, dans une brochure qui a été peut-être la plus lue de toutes les brochures du XIXe siècle : ce fut de signer un traité quelconque avec Victor-Emmanuel. Comment compter sur la parole du violateur du traité de Zurich, de l'homme de Gaëte et de Castelfidardo ? M. Thiers, au Corps législatif, pulvérisa toute cette politique insensée dont il montra les conséquences terribles et peut-être prochaines, plus terribles et plus prochaines que ni lui ni personne ne l'eût pu croire. Nous ne pouvons malheureusement qu'abréger ce chef-d'œuvre d'intuition, mais il en faut donner quelques passages, à la honte de Napoléon III qui dut enfin comprendre ses erreurs, et qui y persévéra. J'ai été contraire à la guerre d'Italie, parce que j'étais convaincu que cette guerre amènerait immédiatement une tentative d'unification qui, dans ma pensée, n'était pas du tout désirable pour la France, et à peine désirable pour l'Italie. Parlons d'abord de l'intérêt français. Les yeux fixés sur ce grand livre de l'histoire, où l'on apprend tout ce qui intéresse la sûreté et la grandeur des états, je cherche l'exemple d'une puissance s'appliquant à élever à sa frontière, à ses portes, une puissance presque égale à la sienne, et avec laquelle il faudra, tôt ou tard, ou lutter ou compter. Eh bien, cet exemple, je le cherche et ne le trouve pas ; je trouve même partout, dans d'histoire, des exemples contraires... Lorsque la Russie, au commencement du dix-huitième siècle, veut devenir grande puissance européenne, qui est-ce qui s'y oppose ? Sa voisine la plus proche, la Suède. Vous connaissez tous la lutte héroïque de Pierre-le-Grand contre Charles XII... Vous savez aussi quels efforts l'Angleterre — aidée de notre Richelieu —, a faits pour rompre l'annexion du Portugal à l'Espagne, et ceux, plus récents, qu'elle a faits contre nous pour nous empêcher de conserver les Pays-Bas... Ainsi les exemples abondent et surabondent. On me dira, il est vrai, que c'est là de la vieille politique. Je le sais ; mais, permettez-moi de vous le dire, je souris quand j'entends, à propos de ces sujets, parler de vieille et de nouvelle politique. La politique, du moins la politique étrangère, c'est éternellement la vigilance, la prudence, les yeux fixés sur l'éternelle divergence des passions et des intérêts... On dira que l'Italie va être pour nous une puissance utile, dévouée. Je n'en crois rien. Aujourd'hui que l'Italie a besoin de nous, qu'elle ne peut exister sans nous, oh oui ! elle nous sera fidèle ; mais sa fidélité aura tout juste la durée de sa faiblesse. Quand elle sera forte, elle voudra être indépendante, et elle aura raison. Il serait inique de vouloir créer une puissance pour qu'elle fût éternellement votre dépendante. Cela ne se pourrait pas... D'ailleurs, l'histoire future de l'Italie est écrite dans l'histoire de la maison de Savoie qui, à toutes les époques, entre la France et l'Autriche, a usé de la politique la plus raffinée, et qui s'est toujours décidée suivant l'intérêt du jour. Quand il s'agira de questions maritimes, l'Italie tiendra le balancier politique entre la France et l'Angleterre ; et comme les ports de Trieste, de Naples, de Gênes, jalouseront non pas Liverpool, niais Marseille, le parti qu'elle prendra est presque indiqué d'avance. Mais ce sont là des vues d'avenir ; parlons du présent. Eh bien ! pour tous les esprits politiques éclairés, je crois qu'il est démontré aujourd'hui que l'unité italienne fausse toute notre politique. Quelle est la situation de l'Europe, pour ceux qui l'étudient avec soin et clairvoyance ? Certes personne ne veut la guerre, tout le monde heureusement veut la paix. Ce n'est pas qu'il n'y ait sur l'horizon plus d'un nuage ; ce n'est pas qu'il no puisse, dans un temps plus ou moins prochain, s'élever plus d'un danger. Je vais vous en indiquer trois. Il y en a un qui peut et qui doit inquiéter l'Europe : c'est l'ambition de la Prusse. L'exemple de Victor-Emmanuel a de quoi tenter ; e il est évident aujourd'hui que cet exemple a frappé la Prusse. Du reste, elle n'en avait pas besoin, car les idées que cet exemple a suscitées chez elle sont déjà anciennes. Et, pour moi, l'un des griefs les plus grands contre l'unité italienne, c'est qu'elle est destinée à être la mère de l'unité allemande. Et le jour où la Prusse réunirait dans ses mains quarante millions d'Allemands, et qu'au port de Dantzig, qu'elle a déjà, au port de Kiel, qu'elle va créer, elle joindrait ceux de Hambourg et de Brême, ce jour-là, très vraisemblablement, appuyée sur l'Angleterre, elle nous ferait courir les plus grands dangers que la France ait courus dans son histoire. Il y a un autre danger, d'une nature toute différente, dont le caractère singulier est quelquefois de paraître alarmant comme s'il allait éclater, et puis peu à peu de s'évanouir, de sortir des esprits, comme s'il n'existait plus. Ce danger, c'est celui que l'on appelle la question d'Orient. Heureusement, aujourd'hui, il est bien loin de nous. Mais j'ai remarqué depuis bien des années que l'Europe avait eu un tort : c'était quelquefois d'y trop croire, et quelquefois de n'y pas croire assez. Eh bien ! Messieurs, ce danger, s'il venait à reparaitre, serait justement alarmant : car il ferait couler des torrents de sang, et pour la France il serait bien à craindre que son issue ne fût malheureuse, car il changerait l'équilibre des puissances de l'Europe, et il le changerait au profit des puissances du Nord... S'attaquant ensuite à la pensée génératrice de la Convention en question, l'orateur disait : On s'est proposé le problème que voici : faire quelque chose qui close la guerre d'Italie et ses conséquences, mais de manière qu'au-delà des Alpes, aux yeux des Italiens, on paraisse avoir donné Rome, et qu'en deçà des Alpes, aux yeux des catholiques français, on paraisse ne l'avoir pas donnée, voilà le problème ! ... Vous dites : Mais non, nous n'avons pas donné Rome, et si les Italiens refusent de comprendre, nous avons sauvegardé l'avenir, nous nous sommes réservé notre liberté d'action. Est-ce bien sérieusement que vous dites cela ? Est-ce que si, après le départ de nos troupes, une révolution se produit à Rome, est-ce que vous y retournerez ? Ah ! expliquez-moi ce mystère. Comment ! vous quittez Rome pour respecter le droit de non-intervention ; et vous y retourneriez au mépris du droit de non-intervention ? Ah ! de grâce, expliquez-moi ce mystère. Et ce n'est pas tout : aujourd'hui, pour garder Rome, il ne faudrait qu'y rester ; et plus tard il vous faudrait, pour y rentrer, un second siège de Rome. Quoi ! est-ce que, pour réserver l'avenir, vous ferez la guerre à l'Italie ? Non, Messieurs, non, non ! Ne nous dites pas qu'après avoir quitté Rome volontairement aujourd'hui, vous y retournerez plus tard par la force. Vous avez dit, dans une autre enceinte, que vous ne renonciez pas à une réconciliation entre Rome et l'Italie ; entre l'Italie qui veut Rome, qui la veut absolument, qui vous le dit dans tous les langages, et le Pape, qui pourrait abandonner une province, mais qui ne peut pas rendre Rome sans descendre du trône pontifical, sans livrer un intérêt capital, celui du gouvernement temporel, qu'il a prêté serment, en montant sur le trône, de toujours maintenir. Et vous nous proposez, comme une chose possible dans l'avenir, une réconciliation entre Rome et l'Italie ! entre l'Italie qui veut Rome, et le Pape qui ne peut pas l'abandonner ! Ah ! Monsieur le Ministre, vous nous traitez sans ménagements, souvent... Une pareille logique ne pouvait être réfutée. M. Rouher eut le bon sens de ne pas essayer une réponse directe ; il se rabattit sur la personne politique de M. Thiers, et lui reprocha d'avoir commis des fautes, étant ministre. M. Thiers protesta contre cette échappatoire et, revenant à la charge : ... Vous alléguez, dit-il, le principe des nationalités ; est-ce un principe vrai, digne d'être invoqué par un gouvernement non révolutionnaire ? Voyez, en effet, où nous conduirait ce principe puéril de réunir politiquement tous ceux qui parlent une même langue. Que n'aurions-nous pas à réclamer, nous Français, et que ne viendrait-on pas nous demander ? Tout le monde ne parle pas français chez nous, et vous savez aussi que, hors de France, il y a des gens qui parlent français. Quand on prétend que les petits Etats n'importent pas, je dis que l'on n'a aucune notion de l'histoire du monde, et qu'on ignore, en particulier, la carte de l'Europe. Les petits états sont d'une nécessité indispensable : quand ils auront disparu, il n'y aura plus que de grands états, qui se heurteront à chaque instant ; vous aurez des guerres continuelles ; les grands états subsisteront seuls ; l'un d'eux finira par dévorer les autres, et vous en arriverez à la monarchie universelle, ce qui est tout simplement l'asservissement de tous les peuples. Mais je laisse là cette digression, et je rentre dans mon sujet. Les Romains ont le droit de changer leur gouvernement, de le modifier, de l'améliorer, je reconnais cela ; mais ils n'ont pas le droit de changer de maitre arbitrairement, parce qu'ils doivent quelque chose à l'Europe. En présence du droit des Romains, il y a le droit de l'Europe ; il y a le droit de la chrétienté, qui a fait de Rome sa capitale, qui a assuré aux Romains l'indépendance et des charges militaires et financières presque nulles ; il y a enfin le droit de la France. Comment ! la France a versé son sang pour les Italiens, elle a sacrifié cinquante mille hommes, elle a perdu cinq cents millions ; et elle n'aura pas le droit de dire aux Romains qu'elle a affranchis : Vous exigez de moi que je m'expose à une coalition religieuse, que j'éloigne à jamais de moi les catholiques, que je bouleverse, en un mot, toute ma politique ? Non ! je ne le ferai pas. Quoi ! la France n'aurait pas le droit de tenir ce langage ? Ah ! si vous ne le tenez pas nettement, résolument, vous désertez les droits les plus sacrés de la patrie. Quant à Pie IX, il ne dit que cette simple parole : Je plains la France ! Il ne voulut rien savoir des indemnités financières que la convention de septembre avait prétendu lui ménager comme compensation des spoliations qu'elle confirmait et rendait définitives. Une autre occasion de mésintelligence entre Rome et les Tuileries fut la publication par Pie IX, le 8 décembre 1864, de l'encyclique Quanta cura, et celle d'un résumé ou Syllabus des principales erreurs modernes. Ces enseignements n'étaient point une innovation. Ils sont en quelque sorte l'œuvre collective de la Papauté depuis plus d'un siècle, depuis le Concile de Pistoie, le Fébronianisme et le Joséphisme ; ils se bornent à affirmer la subordination de l'homme à Dieu et l'indépendance de l'Eglise, dans son domaine spirituel, vis-à-vis de la société civile. Napoléon III, qui n'était point théologien et n'avait nulle prétention de l'être, se départit de sa docilité habituelle sur ces questions. Excité par le prince Napoléon, qui ne voulait de religion d'aucune sorte, par M. Dupin, M. Bonjean et autres légistes gallicans, qui avaient pour idéal la subordination de l'Eglise et considéraient les évêques comme de simples fonctionnaires, il défendit, le 1er janvier 1865, la publication de l'encyclique et du Syllabus. Il fit même poursuivre et condamner comme d'abus l'archevêque de Besançon et l'évêque de Moulins, pour avoir lu l'encyclique du haut de la chaire. On eût pu croire, au zèle qu'il y mit, que c'était de ce côté là que son trône était menacé. Mais déjà aux points noirs qu'il ne réussissait pas à dissiper en Italie, d'autres qui se formaient dans le Nord, venaient s'ajouter, et tous ensemble, en grossissant et se réunissant, allaient envelopper la France et emporter l'Empire. C'était bien mal à propos que, pris d'un accès de vaine gloire, Napoléon III se félicitait, dans un discours du trône, que son drapeau flottait ou avait flotté sur les plus célèbres capitales du monde : Constantinople, Athènes, Milan, Pékin, Rome, Mexico ; les yeux clairvoyants ne tardèrent pas à démêler à l'horizon les nuages qui s'avançaient comme l'ombre avant-courrière d'orages prochains et formidables. Le roi de Danemark, Frédéric VII, était un grand buveur. Au commencement de novembre 1863, un petit bouton lui poussa sur le nez. Il le gratta, le mal s'envenima, un érysipèle se produisit, et à l'âge de cinquante-cinq ans, le 15 du même mois, Frédéric VII mourait à Glücksbourg, sans héritier direct, au moins pour les duchés de Lauenbourg et de Holstein. L'héritier légitime de ces derniers était le duc d'Augustenbourg, prince aimable, populaire, mais sans armée pour faire valoir ses droits. D'autre part, les grandes puissances avaient garanti à Frédéric VII, par un traité signé à Londres en 1852, l'intégrité de son héritage pour le nouveau roi de Danemark, Christian IX. Vers le même temps, le 5 novembre 1863, à l'ouverture de la session législative, Napoléon III s'exprima ainsi : Les traités de 1815 ont cessé d'exister ; la force des choses les a renversés ou tend à les renverser presque partout. ... Quoi donc de plus légitime et de plus sensé que de convier l'Europe à un congrès où les amours-propres et les résistances disparaîtraient devant un arbitrage suprême ? La base de l'équilibre politique en Europe se trouvait, par ces paroles, mise en question. — C'est trop fort ! s'écria Alexandre de Russie en lisant ce discours. — C'est un impertinent ! déclara la reine Victoria. L'Empereur d'Autriche tourna ses yeux du côté de la Vénétie et craignit de payer les frais de l'arbitrage. Seul le Roi de Prusse se réjouit, sans trop le faire paraître, d'une menace qui jetait dans ses bras l'Autriche tremblante ; il entrevit la possibilité de saisir pour son propre compte les duchés danois contestés. Il ne se trompait pas : Napoléon III, contre l'opinion de ses conseillers officiels et celle de la majorité du pays, continuait à tout sacrifier à la perspective encore nuageuse et lointaine -de compléter l'unité italienne. La Diète de la Confédération germanique, qui avait l'Empereur d'Autriche pour président et le Roi de Prusse pour vice-président, se saisit de la question et malgré le traité de 1852, pourtant si formel, envoya une armée de Saxons et de Hanovriens occuper en son nom le Holstein et le Lauenbourg. Le roi Maximilien de Bavière, le plus puissant des petits princes allemands, s'était mis à la tête de ce qu'on appelait la troisième Allemagne ; il s'efforçait de faire contrepoids aux cieux grands potentats de la Confédération ; mais sa sagacité politique était des plus bornées ; c'était lui, avec le roi de Saxe, qui avait soulevé l'injuste querelle. Tout d'un coup, le 14 janvier 1864, la Prusse et l'Autriche signifièrent à leurs confédérés qu'elles se chargeaient, à elles deux, de l'exécution. Ce n'était rien moins qu'un coup d'État qui évinçait la Diète du bénéfice de ses propres décisions, sous couleur de les mieux remplir. La surprise et l'indignation furent grandes dans les petits états ; elles allèrent si loin que l'Autriche n'osa faire passer par la Saxe ni par la Bavière les troupes qu'elle envoyait en Danemark. Elle dut emprunter pour cela le territoire prussien, et l'on put se demander un instant si l'armée fédérale qui occupait 4e Holstein n'allait pas s'opposer par la force à l'entrée des Austro-Prussiens. Il n'en fut rien ; elle céda la place, et les deux complices non seulement occupèrent le Holstein, mais s'emparèrent par la violence du Sleswig, essentiellement danois. Le prétexte de cette nouvelle usurpation fut la résistance du Danemark. Ce petit royaume, en effet, ne recula point devant une lutte absolument disproportionnée. Les Danois résistèrent bravement, durant cinq jours, dans les lignes du Danewirke, puis dans les fortifications de Duppel (février et avril 1864), mais les Prussiens s'étant emparés de l'île d'Alsen et menaçant Copenhague, le droit dut s'incliner devant la force. Le roi de Bavière réunit les petits Etats en une conférence à Wurtzbourg ; mais la terreur inspirée par la Prusse et l'Autriche était devenue telle que, devant la Diète de Francfort, le 3 mars, quand il s'agit de se déclarer formellement contre l'usurpation austro-prussienne, la débandade fut complète et la Bavière se trouva seule avec Bade pour refuser sa sanction. Le roi Maximilien ne put survivre à cette honte ; il tomba malade de chagrin et de douleur, et mourut deux jours après, le 10 mars, d'autant plus affligé qu'il laissait la couronne à un artiste demi-fou, Louis II, qui n'avait aucune des qualités sérieuses réclamées par la gravité des circonstances. La Prusse et l'Autriche, par une convention signée à Gastein, se partagèrent les duchés danois, comme jadis la Pologne, sous Marie-Thérèse et Frédéric II. La Prusse eut le Lauenbourg et le Sleswig, qui étaient à sa porte ; l'Autriche le Holstein qui était pour elle d'une défense impossible en cas de guerre. L'opinion européenne accueillit mal cet acte de piraterie. M. Drouyn de Lhuis, ministre des affaires étrangères de France, insinua au ministre de Prusse à Paris, M. de Goltz, que l'arrangement n'était évidemment que provisoire et qu'il y avait des pays voisins de la France qui pourraient servir à des combinaisons ultérieures et plus générales. M. de Goltz répondit qu'un roi de Prusse ne pourrait céder un seul village de territoire allemand sans se perdre dans l'esprit et le cœur de toute l'Allemagne, mais qu'il y avait effectivement d'autres combinaisons possibles. M. Drouyn de Lhuis, flairant un piège, rédigea, le 27 août 1865, une circulaire diplomatique où perçaient le mécontentement et la défiance. Napoléon III, qui était à Fontainebleau, approuva cette circulaire. Elle fut rendue publique, le 8 septembre, par l'Emancipation belge et l'émotion fut vive à Berlin. M. de Bismarck, le principal conseiller du nouveau roi Guillaume Ier, se trouvant tout dérouté par les contractions qu'elle révélait entre le langage prêté à l'Empereur par M. de Goltz et celui de la diplomatie française, conçut l'idée d'aller chercher lui-même les lumières qui lui manquaient, et partit pour Biarritz, où se trouvait Napoléon. Ni Napoléon, ni Biarritz n'étaient nouveaux pour M. de Bismarck. Il avait été délégué par la Prusse au Congrès de Paris en 1856 ; c'est même à la suite de cette transaction diplomatique qu'il fut créé comte, et il avait passé quelques jours en touriste à Biarritz en 1862, au moment où la cour de France s'y trouvait. Partout il avait laissé de son esprit une impression très flatteuse ; contraste absolu avec la plupart de ses prédécesseurs clans la diplomatie prussienne. Homme du monde, bonhomme cependant et presque sans raideur, spirituel, insinuant à volonté, primesautier, avec une pointe d'excentricité et d'apparente franchise, déjà il avait fait, comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, les délices de l'aristocratie russe ; les salons de son ambassade, jusque-là réputés supérieurement ennuyeux, étaient devenus, grâce à lui, des plus fréquentés. Les courtisans disaient : Bismarck, c'est un drôle d'homme, aimable quoique Allemand, brillant mais point sérieux. Mais personne ne l'avait percé à jour, sauf peut-être M. le marquis de Moustiers qui lui dit, en 1855 : Songez-y, votre politique pourrait vous conduire à Iéna ! — Pourquoi pas à Leipzig ou à Waterloo ? répliqua audacieusement le Prussien, qui se hâta ensuite de rentrer clans le rôle qu'il s'était fixé, et de ramener son mot menaçant aux proportions d'une boutade d'homme impatienté, mais incapable d'arrière-pensée et jouant cartes sur table. Bref, il était tout à fait persona grata en Russie comme en France lorsqu'en 1862 il quitta son poste de ministre à Saint-Pétersbourg, pour venir représenter Guillaume Ier à la Cour des Tuileries. Cette mission ne dura que quelques mois. La Prusse subissait une crise de trouble et d'agitation intérieure. Le Roi voulut avoir auprès de lui l'homme dont il avait déjà éprouvé le dévouement et les talents supérieurs. Il le rappela brusquement et lui confia la place dirigeante que l'audacieux ministre a gardée trente ans. Sa première préoccupation, une fois chargé de tout, avait été de réorganiser les troupes et de renouveler tout l'armement. Il eut à vaincre pour cela, dans le refus de concours du Parlement, des difficultés qui auraient effrayé tout autre que lui. Napoléon III eut la bonté de s'en alarmer et de lui exprimer la crainte qu'il ne jouât à Berlin le rôle du prince de Polignac à Paris. Bismarck rassura l'Empereur : Soyez tranquille, Sire, personne en Prusse ne songe à faire une révolution ! S'il eut dévoilé le fond de sa pensée, il aurait ajouté que seul il méditait d'en faire une, mais en Europe et contre la France. Que de fois il dut triompher en lui-même de se voir si peu deviné ! L'hypocrite mielleux, patelin, onctueux, n'est guère qu'un personnage de comédie si on le rencontre dans la vie réelle, c'est un grotesque et un niais, parfaitement inoffensif. Le tartuffe vraiment fort et redoutable, c'est le faux brave homme bourru et brusque par calcul, parlant haut, faisant craquer les doigts de la main qu'il serre, affectant de n'avoir jamais de secret parce qu'il serait incapable d'en cacher. Tel fut Bismarck. On appela bientôt chancelier de fer cet homme souple comme le jonc, insaisissable comme la couleuvre. La mine martiale, la forte moustache et le casque à pointe cachaient le plus insinuant et le moins scrupuleux de ces professionnels que les Anglais nomment pickpockets. Le peuple allemand ne le devina pas non plus tout de suite. Le génie de cette nation est pénétrant mais lent et confus ; les idées y entrent en grand nombre, mais y séjournent longtemps avant d'arriver à la précision ; on dirait ces amas de feuilles de broussailles mouillées qui fument indéfiniment avant de flamber ; il est vrai qu'une fois allumées tout est dévoré en peu de temps. Napoléon III avait aussi quelque chose d'allemand ; on peut même dire qu'il fut plus lent que lés masses allemandes à démêler le but vers lequel marchait imperturbablement le créateur de la suprématie prussienne. M. de Bismarck se rendit donc de nouveau à Biarritz, en octobre 1865 ; il y devint l'hôte de la villa Eugénie, agreste palais, élevé au milieu des rochers abrupts de ce coin sauvage des grèves de Gascogne. Chaque matin on le voyait au port vieux, avec sa haute stature, son allure militaire, lorgnant les baigneuses, se mêlant aux groupes des pêcheurs de crevettes, dont il suivait avec curiosité les évolutions ; ou bien, s'arrêtant tout à coup, il scrutait les horizons immenses, de son regard ferme et droit, à demi voilé, comme celui des oiseaux de proie, par le double pli de la paupière retombante. Sa grande habileté fut dans la hardiesse avec laquelle il découvrit des prétentions spoliatrices qui parurent alors tellement exorbitantes, qu'On ne put se défendre de chercher par quels détours l'habile homme d'Etat voulait masquer ses réels projets. L'Empereur partageait, au fond, le mépris du droit des gens que M. de Bismarck a pratiqué, durant sa rude carrière, avec une indépendance absolue. Mais il ne lui convenait plus de le montrer. Il prêta une oreille attentive aux propositions du ministre de Prusse, sans les repousser ni les accueillir. En 1865 comme en 1862 et toujours, tant qu'il en eut
besoin, Bismarck épuisa sa parole colorée, artificieuse, à s'assurer si
réellement les ambitions prussiennes ne trouveraient pas d'obstacle à Paris
et à les présenter comme inoffensives, comme avantageuses même pour la
France. Pourquoi s'inquiéter des agrandissements
territoriaux que la nécessité imposait absolument ? La Prusse avait une
configuration absurde. Elle manquait de ventre du côté de la Hesse et de
Nassau ; elle avait l'épaule démise du côté du Hanovre ; tant qu'elle
resterait dans cette situation, elle serait dépendante de la Russie
mécontente, disposée à venger ses récentes défaites, et de l'Autriche,
éternelle ennemie du progrès moderne dont la personnification la Plus
brillante est à Paris. Une fois satisfaite et plus libre, elle pourrait mieux
suivre ses instincts qui la portent, elle aussi, nation jeune, du côté du
progrès. Napoléon III écoutait, silencieux, ce tentateur vers lequel ses ressentiments invétérés contre l'Autriche l'inclinaient d'avance. Bismarck reconnut assez vite que la réputation de profondeur faite au souverain de la France n'était due qu'à une idéologie vague ; que de loin c'était quelque chose et de près moins que rien ; qu'en deux mots c'était une grande incapacité méconnue. Ainsi énonçait-il brutalement, non certes en ce temps-là, mais plus tard, les découvertes qu'il fit pendant les nombreuses audiences que lui accorda l'Empereur. Mais, une fois la première stupéfaction passée, il se décida à se lancer franchement vers l'inconnu, sur la foi des observations qu'il venait de préciser et que lui avait jadis fait pressentir confidentiellement, dit-on, un autre glorieux brigand politique, M. de Cavour. Puisque ces deux noms se retrouvent ensemble sous notre plume, arrêtons-nous auprès d'eux encore une fois. On attribue ce mot à M. Thiers : Napoléon III a suscité deux grands hommes d'Etat. — Lesquels ? demandèrent avec empressement des auditeurs heureux d'en faire leur cour à M. Rouher, ou à M. de La Vallette, ou à tout autre. — Le comte de Cavour et le comte de Bismarck, répliqua M. Thiers. Il avait raison, car ce sont ces deux hommes qui, mis en relief par Napoléon III, ont été les artisans de sa ruine. Le parallèle à la manière de Plutarque a été plusieurs fois établi entre ces deux ministres, si opposés de caractère et de tempérament, et qui créèrent l'un et l'autre l'unité de leur patrie. Cavour était l'Italien du Piémont, tenant de la dissimulation florentine et de la bonhomie gauloise ; insinuant, simple en apparence, toujours jovial, myope et sans prétention, une sorte de notaire de campagne. Bismarck, bien qu'éloquent au besoin, n'a rien de parlementaire, aucune grâce spontanée ; lui aussi affecte la rondeur, mais il la cherche ordinairement dans l'exagération de ses défauts, dans le sans-gêne un peu brutal d'un homme incapable de, tromper et qui sait par là même dissiper toute défiance ; insinuant avec les forts, cassant avec les faibles, mais plus souvent hautain et dur qu'aimable ; bref, un hobereau poméranien. Tous deux entreprirent une œuvre analogue et en apparence irréalisable ; tous deux la menèrent à bien, grâce au bonheur qu'ils eurent de rencontrer la même dupe ; mais l'Italien eut besoin de beaucoup plus de finesse et d'une plus longue obséquiosité, parce que son petit pays ne pouvait rien que sous l'égide protectrice de la France, tandis que le Prussien trouvait déjà dans sa patrie, ce Piémont d'Allemagne, une forte et solide armée qui lui permit de marcher tout seul aussitôt après sa première victoire. En compensation, Bismarck eut plus d'obstacles à vaincre autour de lui, tant de la part d'un parlement qui répugnait à la guerre contre des confédérés, que de la part de son roi, ambitieux mais longtemps honnête ; Cavour, au contraire, s'appuyait sur un peuple révolutionnaire et sur un roi dépourvu de tout scrupule. Bismarck joua aussi une plus grosse partie et eut besoin de plus d'audace ; car le Piémont vaincu n'eût pas été annihilé, l'Europe ne l'eût pas souffert ; mais la Prusse battue à Sadowa serait redevenue la Prusse du lendemain d'Iéna ; de plus, elle eût été maudite de l'Allemagne entière pour son ambition fratricide, et Bismarck n'aurait pas osé rentrer à Berlin où les mères, il l'a dit lui-même, l'auraient déchiré de leurs mains et mis en pièces. A Biarritz, du 3 au 10 octobre, il eut avec Napoléon III une série d'entretiens confidentiels, rappelant le fameux complot de Plombières. A l'issue de ces entretiens, l'Empereur et son hôte rejoignaient les autres personnes présentes à la villa. On montait en break pour visiter les environs ou bien, réunis sur la terrasse, située si près du rivage que, parfois, la vague venait mourir aux portes des salons, on admirait ces rochers, ces flots, ces grands blocs de granit aux formes fantastiques, et le phare tout voisin, perché sur la pointe d'une roche qui s'avance au milieu de la mer. La conversation alors devenait générale, et M. de Bismarck, s'abandonnant à sa prétendue simplicité, montrait un esprit jovial, plein d'à-propos, et une rude et loyale franchise, comme celle du paysan du Danube. Il faisait assaut de verve et de finesse avec un académicien réputé très spirituel, M. Mérimée, qui se trouvait parmi les invités des souverains, et souvent c'était au Poméranien que les courtisans eussent adjugé le prix. Les entretiens de Napoléon III et de Bismarck à Biarritz ont été résumés dans une lettre de celui-ci au roi de Prusse, datée du 11 octobre ; lettre dont M. de Sybell a reçu communication pour son Histoire de la fondation de l'empire allemand. En voici les passages principaux : Arrivé à Paris, j'ai vu d'abord M. Rouher ; il est bien disposé pour nous, ce à quoi j'attache une importance particulière, car il possède plus que M. Drouyn de Lhuis la confiance de l'Empereur. C'est de lui que j'ai appris positivement que l'Empereur avait lu et approuvé la circulaire... Dès le lendemain de mon arrivée à Biarritz je fus reçu par l'Empereur. Il me parut ne pas savoir que j'étais informé de l'approbation donnée par lui à la circulaire ; il ne pouvait pas, me dit-il, s'occuper de tous ces détails et n'intervenait que dans les circonstances graves... Il me demanda ensuite, avec quelque solennité, si nous n'avions pas donné de garanties à l'Autriche pour la Vénétie. Je lui affirmai que non, en mettant également, dans cette affirmation, toute la solennité dont je fus capable... Il me dit qu'il ne fallait pas chercher à faire naitre les évènements, mais les laisser mûrir. Ils &en produirait certainement qui fourniraient la preuve que.la Prusse et la France sont les deux Etats de l'Europe qui, en raison de leurs intérêts, ont le plus besoin l'un de l'autre... Il me demanda par quelle voie nous espérions nous entendre avec l'Autriche pour l'éconduire du Holstein. Je lui déclarai ouvertement que nous pensions acquérir ce territoire à prix d'argent ; Sa Majesté n'y fit aucune objection, déclarant être d'accord avec moi pour repousser les appréhensions de M. Drouyn de Lhuis, touchant un agrandissement de la Prusse sans compensation pour la France... Cet entretien fut repris, avec de légères variantes, dans une autre longue conversation que j'eus avec l'Empereur après mon déjeuner. Cette fois il fut question des provinces danubiennes. Je devinai qu'elles pourraient bien servir un jour de compensation à l'Autriche pour l'abandon de la Vénétie ; c'est ce que M. Lefebvre m'avait déjà laissé entrevoir. Je répondis que le concours de Votre Majesté sur ce terrain serait subordonné à la nécessité de ne pas entrer en conflit avec la Russie au sujet d'une question peu importante pour la Prusse... L'Empereur approuva ma manière de voir... D'après tout ce que j'ai pu remarquer, je peux qualifier les sentiments de la cour de France de favorables à notre égard. Le comte de Goltz et M. de Radowitz, qui retournent demain à Paris, jouissent de toute la faveur de l'Impératrice et sont les seuls étrangers admis tous les jours dans son cercle intime... Les autres pièces que M. de Sybell a reproduites font ressortir nettement l'assentiment de Napoléon III à l'annexion des duchés par la Prusse. L'Empereur allait même, dans la bienveillance des conseils qu'il donnait, jusqu'à s'enthousiasmer pour ce canal de Kiel, projeté pour augmenter la force défensive de la Prusse contre ses voisins du nord. L'Empereur repartit le 12 pour Saint-Cloud. M. de Bismarck le suivit, toujours plus agréable et plus agréé, et fut reçu en audience, à son passage pour retourner en Allemagne. Napoléon III approuva l'annexion des duchés, laissant seulement entendre qu'il serait bon de la faire sanctionner-par un plébiscite. Il revint sur la nécessité de ne pas précipiter les évènements, mais d'en attendre le développement pour y adapter sa conduite. M. de Bismarck observa que cette réserve de l'Empereur répondait non seulement à ses propres désirs, mais encore à la volonté du Roi, son maitre, désireux de ne pas se lier. Lorsque, le 7 novembre, il rentra à Berlin, il put se réjouir de n'avoir pas perdu ses vacances. Tout lui réussissait. D'un côté il montrait à François-Joseph la main de la France toujours prête à lui arracher le peu qui lui restait de l'Italie, et cette obsession ôtait à l'Autriche son libre arbitre ; de l'autre il avait obtenu que Napoléon III ne songeât, par une autre obsession, qu'au moyen de se concilier la Prusse et d'écarter ainsi l'obstacle qui avait arrêté sa marche après Solferino. En réponse aux remerciements de M. de Bismarck, Napoléon écrivit à cet hôte si digne de toute sa confiance, — et ce n'est pas le document le moins étonnant de ceux qu'a publiés M. de Sybell. Dites au Roi qu'il peut toujours compter sur mon amitié. lin cas de guerre entre l'Autriche et la Prusse, je garderai une neutralité absolue ; mais je n'ai pas besoin de vous redire de quel côté sont mes sympathies... Ne prêtez donc point attention aux bruits des journaux sur un rapprochement entre Vienne et Paris ; même des déclarations en ce sens d'un de mes ministres n'auraient aucune importance ; moi seul sais quelle politique extérieure la France doit avoir. Mais le miroir où vient se refléter le plus fidèlement la politique du premier ministre de Prusse, durant ces trois années, est la correspondance abondante qu'il entretient avec M. de Goltz. L'Autriche fait-elle un pas dans la voie des concessions amicales à la Prusse, les avances de Napoléon III sont accueillies à Berlin avec une politesse glaciale. Des nuages s'amassent-ils, au contraire, du côté de Vienne, M. de Bismarck se montre empressé vis-à-vis de la France. C'est ainsi que l'Autriche, qui s'était préoccupée tout d'abord et avant tout de sauvegarder l'intégrité du Danemark, fut amenée, pas à pas, à cette série d'iniquités dont on ne l'eût point crue capable, consistant à occuper les duchés simultanément avec la Prusse, à déclarer la guerre à Christian IX et à passer la première l'Eider. M. de Sybell convient que ce fut grâce au bon vouloir de Napoléon III et aux tergiversations de sa diplomatie, dont il parle avec une certaine raillerie, que la Prusse a pu entraîner ainsi l'Autriche, quitte à la frustrer plus tard. Comme nous n'entendons pas lécher prise, disait M. de Bismarck à M. de Roon, ministre de la guerre, il se peut que nous ayons contre nous l'Angleterre, la Russie, peut-être la France. Nous ne pouvons donc pas nous séparer de l'Autriche. Un contre trois serait une mauvaise affaire ; deux contre deux, ou même deux contre trois, cela peut aller. Sur ces entrefaites une conférence se réunit à Londres. Le représentant de la France louvoya, dit encore
l'historien allemand ; lord Palmerston, de son côté
; déclara que la question était tellement embrouillée, que personne ne s'y reconnaissait
; le délégué du Danemark, se retranchant dans son droit, se montrait
intraitable ; en somme, la conférence ne produisit aucun résultat. Le roi
Guillaume seul savait ce qu'il voulait ; il avait décidé depuis longtemps de
s'en tenir à ce mot de son aïeul Frédéric II : Nous nous donnerons le luxe
d'être justes quand nous serons les maitres ! On assure que Bismarck ne se glorifie de rien tant que de son action diplomatique dans la querelle des duchés. Il y fut clairvoyant, décidé, prompt, et lorsqu'il eût amené le partage de ce petit pays, sous les yeux de l'Europe irrésolue et rougissant d'elle-même et de sa condescendance, il se fit la part du lion, en attendant de prendre tout. Ce fut une des fraudes les mieux conduites de l'histoire. L'Autriche s'y laissa complaisamment imposer, avec la naïveté d'un bourgeois facile à tromper, le rôle de celui qui tire les marrons du feu et se les voit arracher des doigts au moment de les manger. La France, l'Angleterre et la Russie, qui pouvaient empêcher le festin, se contentèrent de regarder avec curiosité ce féroce et cynique appétit, qui n'était qu'un commencement. Cependant les avertissements ne manquèrent point. M. Thiers anxieux monta à la tribune du Corps législatif ; il y fut admirable de raison et de patriotisme. Ce n'était plus, ce jour-là du moins, l'ennemi irréconciliable, complotant avec tous les partis la chute de Napoléon III ; on eût dit qu'il voyait l'épée de la Prusse s'allonger au nord pour frapper ensuite au midi et atteindre au cœur du côté de l'ouest. Il adjura le gouvernement de l'arrêter dans sa première invasion. Il disait en substance : Ne laissez pas la Prusse commettre cette iniquité ; pour cela vous n'avez pas besoin de recourir à la force ; exprimez seulement votre pensée avec netteté ; dites que vous n'approuvez pas, cela suffira ! Toutefois on doit reconnaitre que Napoléon ne fut pas le seul, ni peut-être le principal responsable de cette première faute commise dans les affaires du Danemark. Lord Malmesbury écrit dans son journal : Le comte de Flahaut — qui avait remplacé M. de Persigny comme, ambassadeur de France à Londres — fait beaucoup d'embarras et se montre très irrité contre nous. Il dit que l'Angleterre est obligée plus que tout autre pays à soutenir le Danemark, parce que le traité de 1852 a été, signé chez nous. Toutes nos sympathies en effet sont pour les Danois et l'empereur Napoléon serait prêt à déclarer la guerre aux Allemands, si nous voulions marcher avec lui. Mais, à mon avis, ni son armée ni la nôtre ne seraient à la hauteur d'une pareille entreprise, parce que ni l'une ni l'autre n'ont le fusil à aiguille dont les Prussiens sont armés. Il en fut donc en Danemark comme en Pologne. Les plus coupables ne furent ni la France, ni l'Autriche ; ce fut l'Angleterre ; et cependant, l'Angleterre est la seule qui n'ait pas expié. Mais la logique des évènements n'a pas dit son dernier mot et il est impossible que les Anglais ne regrettent pas un jour d'avoir laissé une grande puissance continentale prendre pied à la fois sur la Baltique et sur la mer du Nord. Plusieurs autres évènements méritent d'être notés, avant que nous prenions congé de l'année 1865. Le premier fut la mort d'un des principaux acteurs du Coup d'Etat ; le second, le voyage en Algérie, puis le discours d'Ajaccio, enfin l'épidémie cholérique, et surtout les premières atteintes de maladie de Napoléon III. Le brillant duc de Morny mourut le 10 mars, plus envié qu'estimé. On lui fit, aux frais de l'Etat, des funérailles magnifiques. Les Parisiens les virent passer avec une admiration gouailleuse ; ces honneurs rendus surtout à une origine maintenant avouée, connue de tous, étaient un outrage et à la mémoire de la mère de l'Empereur et à la morale publique. Le mot suivant courut les boulevards : Pauvre Empereur ! il s'en va par morceaux ; il a perdu le bras en perdant Saint-Arnaud, la langue en perdait Billault ; il perd la tête en perdant Morny ! Dans les affaires algériennes comme partout, les chimères se mêlaient chez Napoléon III aux idées pratiques. Il rêvait d'un royaume arabe. Devant cette menace de ruine, les braves colons algériens organisèrent un pétitionnement monstre. Des tables furent apportées clans les rues ; la foule y faisait queue. En peu de jours 25.000 signatures furent recueillies et envoyées au Sénat. L'Empereur, d'abord stupéfait de tant d'audace, recula, malgré sa toute puissance, devant les clameurs de la colonie. Mais il résolut d'aller se rendre compte de la situation par lui-même, ce à quoi le maréchal de Mac-Mahon, successeur du maréchal Pélissier comme gouverneur général, ne cessait de l'inviter. Il débarqua à Alger le 3 mai 1865, passa un mois dans la colonie et y donna la mesure des illusions de son esprit autant que des bonnes intentions de son cœur. Aux musulmans il promettait une augmentation de bien-être et une participation plus grande dans l'administration du pays. — Reconnaissez, leur disait-il, reconnaissez avec le Coran que celui que Dieu dirige est bien dirigé. Afin de plaire aux catholiques il s'entendit avec Pie IX pour l'érection du siège épiscopal d'Alger en archevêché, et pour la création de deux évêchés suffragants, Oran et Constantine. Il revint charmé de son voyage, beaucoup plus que de celui de 1860, accompli à la hâte et distraitement, pèle mêle avec les trahisons de Castelfidardo[1]. Le prince Napoléon avait été chargé, pendant cette excursion en Algérie, de présider à Ajaccio une érection de statues à Napoléon Ier et à ses frères. L'occasion était trop belle pour quelque incartade ; le prince révolutionnaire ne manqua point de la saisir. Il exposa une sorte de programme démocratique, conforme sur plus d'un point à la politique réelle de Napoléon III, mais en contradiction générale avec les grandes lignes avouées de cette politique. Ce fut un scandale européen. L'Empereur, à son retour, ne crut pas pouvoir garder le silence sans assumer la responsabilité du discours. Il adressa à son cousin et fit insérer au Moniteur une lettre qui le blâmait et le rappelait à la discipline sévère établie par Napoléon Ier dans sa famille d'abord, dans son gouvernement ensuite. Le prince irrité répondit par sa démission de membre du conseil privé et par celle de président de l'Exposition universelle, qui se préparait pour 1867. Il parla même de se retirer à Turin, dans la famille de sa femme ; mais son beau-père Victor-Emmanuel parvint à le calmer, pour le malheur de l'Empire et de la France : on était à la veille de la fatale année 1866. La cour se trouvait à Biarritz lorsqu'on apprit, à la fin du mois de septembre 1865, que le choléra venait d'éclater à Paris et que les terribles souvenirs de 1849 affolaient la population. Devançant aussitôt l'époque habituelle du retour, l'Empereur et l'Impératrice décidèrent qu'on rentrerait à Saint-Cloud. L'épidémie avait été foudroyante au début ; puis il y eut une sorte d'accalmie, et l'on pouvait croire que le mal était enrayé, lorsque, vers le milieu d'octobre, une nouvelle recrudescence vint augmenter la panique. La population ouvrière était particulièrement éprouvée. On citait des familles décimées. Les hôpitaux ne désemplissaient pas. Tous ceux qui pouvaient quitter Paris s'éloignaient. Le 21 octobre, l'Empereur, accompagné du général Reille, son aide de camp, et d'un seul officier d'ordonnance, alla visiter l'Hôtel-Dieu. Avec sa bonté, son calme habituels, Napoléon III encouragea les malades, parlant à chacun. En se retirant, il laissa une somme de cinquante mille francs prise sur sa cassette et destinée à venir en aide aux victimes du fléau. L'Impératrice n'avait pas été prévenue de cette visite. Au retour elle en exprima ses regrets. — Je pensais bien que tu aurais voulu venir, lui dit l'Empereur. Mais tu es enrhumée et beaucoup trop souffrante pour sortir ; c'est pour cela que je ne t'ai pas prévenue. L'Impératrice, en effet, était atteinte d'une sorte de bronchite à laquelle elle était assez sujette et qui la fatiguait beaucoup. Mais le surlendemain, elle déclara qu'elle se trouvait mieux et, sans admettre les observations du docteur Conneau, elle quitta Saint-Cloud à neuf heures du matin, dans un grand landau attelé en poste, pour venir à son tour visiter les hôpitaux de Paris. Elle était accompagnée de sa jeune lectrice, Mlle Bouvet, du marquis de la Grange, son écuyer, et de M. Charles Duperré, officier d'ordonnance de l'Empereur. A l'hôpital Beaujon les malades étaient fort nombreux. L'Impératrice passa dans chaque salle, s'approcha de tous les cholériques, leur parla longuement avec sa grâce souriante. L'un d'eux, convulsé par la souffrance, était près d'expirer. L'Impératrice lui prit les mains, l'encourageant à avoir confiance en la miséricorde divine. Pensant que c'était une des religieuses de l'hôpital qui l'exhortait ainsi, cet homme porta à ses lèvres la main qui pressait sa main. — Je vous remercie, ma Sœur, murmura-t-il. Une des religieuses, qui accompagnait l'Impératrice, se pencha vers lui et lui dit : — Vous vous trompez, mon ami. Ce n'est pas moi. C'est notre bonne Impératrice qui vous parle. — Laissez, ma Sœur, reprit l'Impératrice ; il ne peut me donner un plus beau nom. Ces paroles furent dites spontanément, avec la plus parfaite simplicité. Depuis, on les a citées et paraphrasées pendant quatre ans, dans un nombre incalculable de discours, de sermons, de poésies, même de chansons. La visite à Beaujon s'était prolongée au-delà de midi. L'Impératrice revint aux Tuileries, où un déjeuner sommaire l'attendait ; puis, jusqu'à la nuit, elle continua ses visites, allant à l'hôpital Lariboisière, à Cochin, à l'hôpital Saint-Antoine. Là, un des médecins se trompa et la lit entr.cr dans une salle remplie de malades atteints de la petite vérole. S'apercevant aussitôt de sa méprise, il pria l'Impératrice de se retirer. — Pourquoi donc ? dit-elle, ceux-ci souffrent aussi, je veux les voir aussi bien que les autres. Et elle leur parla à tous. L'Impératrice était encore dans tout l'éclat de sa beauté, comme de la puissance de son époux. Quand la nouvelle de sa visite se fut répandue dans ce quartier populeux, un rassemblement considérable se forma à la porte de l'hôpital et, à sa sortie, l'Impératrice fut saluée par des acclamations frénétiques, Les femmes surtout se montraient fanatisées. Elles portèrent Sa Majesté jusqu'à sa voiture et l'escortèrent en courant, autant que leurs forces le leur permirent. En rentrant à Saint-Cloud, l'Impératrice s'aperçut, avec une douce émotion, que sa robe avait été coupée en morceaux. Les femmes du peuple se les étaient distribués comme des reliques. Quelques mois plus tard, l'épidémie cholérique se déclarait à Amiens. M. Cornuau était préfet de la Somme. Mme Cornuau, frêle et charmante jeune femme, très appréciée à la Cour, avait une peur horrible du choléra. Néanmoins, elle ne voulut pas s'éloigner de son mari. Elle prit ses dernières dispositions, reçut les sacrements et, persuadée qu'elle n'échapperait pas à la contagion, fit le sacrifice de sa vie. On la vit alors au chevet de tous les malades, se multipliant, stimulant tous les dévouements par son exemple, par la sérénité avec laquelle elle affrontait le fléau, se portant de préférence vers les endroits les plus infestés, dans les bas quartiers populeux où les ravages furent terribles. Informée de l'héroïsme de cette jeune femme qui affrontait tant de périls, tout en avouant ingénument qu'elle se mourait de peur, l'Impératrice résolut d'aller à son aide. Déjà familiarisée avec le fléau, elle quitta Paris, accompagnée de la comtesse de Lourmel, sa dame du Palais, et du marquis de Piennes, son chambellan. Cette visite eut du retentissement dans l'Europe entière ; et l'accueil émouvant des habitants paya bien la souveraine de sa sollicitude. La municipalité d'Amiens, voulant exprimer ses remerciements de cette auguste visite par un témoignage durable, décida qu'un grand tableau, placé dans le musée de la ville, en consacrerait le souvenir. Ce tableau fut exécuté. Il représentait l'Impératrice au chevet des malades, entourée des personnes qui l'accompagnaient, et parmi lesquelles on reconnaissait, au premier rang, Mme Cornuau. En 1867, dans un voyage officiel où l'Empereur et l'Impératrice visitèrent le nord de la France au milieu d'un enthousiasme indescriptible, on inaugura le musée d'Amiens en présence de Leurs Majestés. Le tableau y occupait la place d'honneur. Après la chute de l'Empire, une municipalité républicaine le fit disparaître ; mais une autre municipalité mieux inspirée l'a réintégré, en 1892, à la place que lui avait assignée la reconnaissance d'une population entière. Mais une maladie plus grave, bien qu'elle n'atteignit qu'un homme, fut celle dont les premiers symptômes se révélèrent vers le même temps chez cet homme et commencèrent à paralyser une activité et une intelligence qu'une nation imprudente avait substituée trop complètement à la sienne propre. Ce fut au camp de Châlons, en 1865, que se manifesta la maladie. Madame Carrette, née Bouvet, lectrice de l'Impératrice, a laissé des renseignements très précis sur cet évènement, comme sur beaucoup d'autres. Un matin, le baron Larrey, médecin en chef des armées, vit arriver vers sept heures Léon, le valet de chambre de confiance de l'Empereur, qui venait lui-même le chercher. Le baron Larrey se rendit immédiatement au pavillon impérial. L'Empereur était couché. — J'ai passé une nuit très pénible, mon cher Larrey, lui dit l'Empereur, en lui faisant le récit de ses souffrances et des manifestations spéciales dont elles avaient été accompagnées. Le docteur Larrey conseilla certains soins et, ayant reconnu une maladie de la vessie, déclara qu'une opération chirurgicale immédiate s'imposait. L'Empereur se récria : Nous en reparlerons plus tard, mon cher Larrey, et il lui ordonna de ne révéler à personne ce qui venait de lui être confié. Je vous prie expressément de n'en pas dire un mot à l'Impératrice, ajouta Napoléon III. L'Empereur connaissait très bien la sollicitude de l'Impératrice. Il savait qu'en lui révélant la nature de la maladie dont il souffrait, l'Impératrice aurait insisté de façon à ce que tous les moyens fussent mis en œuvre pour que l'Empereur fût traité et guéri. Le Prince, qui eut toute sa vie un si grand mépris de la mort, éprouvait une appréhension nerveuse et presque féminine pour les souffrances occasionnées par la maladie. L'Empereur était d'une génération où l'on croyait peu à la médecine ; surtout il avait horreur des moyens chirurgicaux qui, il y a trente ans, ne s'imposaient pas avec la même certitude qu'aujourd'hui. Le 14 août, continue Mme Carette, l'Impératrice, accompagnée de la princesse Anna Murat et de la comtesse de Montebello, arrivait à Châlons. J'avais également l'honneur d'accompagner Sa Majesté. Le lendemain, 15 août, nous assistions à une messe dite en plein air, au milieu du camp. Après la messe on amena les chevaux, et l'Empereur ayant à ses côtés l'Impératrice, nous-mêmes et tout l'état-major, passa une grande revue des troupes. Il était impossible, à sa mine, à son attitude, de soupçonner qu'il venait d'être souffrant. Le 16 août, nous partions pour Arenenberg, où l'Empereur n'était pas retourné depuis la mort de sa mère. Ce voyage fut un enchantement. Jamais l'Empereur ne s'était montré aussi gai, aussi satisfait. Revenant en excursionniste dans ces belles contrées où s'était écoulée sa jeunesse, il y retrouvait mille impressions douces et joyeuses. Depuis les premières heures de la matinée jusqu'à la nuit, nous parcourions le pays en chemin de fer, en bateau, dans de simples voitures de louage. L'Empereur ne prenait aucune autre précaution que de se garantir du froid, qu'il redoutait extrêmement. Cet agréable voyage eut un dénouement dramatique. A Neuchâtel, les chevaux de la voiture dans laquelle nous étions, et qui suivait celle de l'Empereur, s'emportèrent en quittant la gare, au milieu d'une foule considérable accourue pour voir Leurs Majestés. On ne pût les maitriser. Notre voiture, dépassant celle de l'Empereur, fût brisée. La princesse Anna Murat, Madame de Montebello et moi, nous fûmes très grièvement blessées. On crut que j'allais expirer sur l'heure. Profondément bouleversé, l'Empereur cherchait à nous secourir, à nous ranimer ; ses yeux étaient remplis de larmes en voyant nos souffrances. J'ai su depuis que, dans la nuit qui suivit, l'Empereur avait eu un nouvel accident de santé. Il l'avait soigneusement caché à la sollicitude de l'Impératrice, qui nous avait veillées la nuit entière. Cependant le lendemain, sans laisser paraître aucune fatigue, l'Empereur rentrait à Paris, tandis que l'Impératrice nous soignait avec ce dévouement de sœur de charité qu'un moribond saluait en elle, peu de mois après, lors de ses visites aux cholériques des hôpitaux de Paris et d'Amiens. |
[1] Un biographe de M. de Sonis a fait une vive description de ce voyage de 1865 :
Le séjour d'une semaine, que l'Empereur fit à Oran, est un de mes plus vifs souvenirs d'enfance : ces cent-un coups de canons partant de tous les forts à la fois pour annoncer l'arrivée de l'Aigle ; le quartier de la Marine admirablement pavoisé ; le trouble du maire, voyant l'Empereur tendre la main pour prendre le manuscrit de la harangue qu'il venait de lui débiter, et croyant que le souverain lui offrait bourgeoisement une poignée de mains, tout comme M. Carnot... Et l'arrivée dans les rues, — bondées de spectateurs haletants de curiosité, — du chasseur précédant la voiture impériale, splendide dans un costume vert, rutilant d'or ; la population, éblouie, crut que c'était le souverain en personne ; son délire éclata, mais les derniers vivats étaient finis lorsque parut une calèche contenant plusieurs généraux... on voit tant de généraux sur la terre algérienne que personne ne fit attention à ceux-là : on les prit pour la suite.
Et le coup d'œil féerique de cette pittoresque ville, qui s'illuminait comme par enchantement dès que la nuit tombait brusquement, sans crépuscule, ainsi que cela se passe dans ces régions ; ces minarets enflammés, cette belle promenade Létang sillonnée de cordons de lumières. Je vois encore l'Empereur, déjà malade, s'y promenant appuyé au bras du général Fleury, un ancien officier du 2e chasseurs d'Afrique, que tout le monde connaissait à Oran. Puis cette revue sur le champ de courses, suivie d'une merveilleuse fantasia ; au retour, un vent du sud souleva soudainement des tourbillons d'une poussière rouge et impalpable, qui eut bientôt poudré d'une teinte pourpre brillants uniformes et fraiches toilettes.
Et ce simulacre de la prise de Mers-el-Kébir, avec le débarquement de la flotte ; tableau grandiose, resté ineffacé dans mes yeux d'enfant ! je les contemplais blotti dans les bras d'un ambassadeur mexicain, qui me comblait de friandises enfouies dans le capuchon de son manteau...
L'Empereur avait exprimé le désir d'attacher à sa personne un officier distingué, connaissant également bien le pays, la langue et les mœurs arabes. Le commandant de Sonis était d'autant plus désigné que le souverain l'avait remarqué pendant les fêtes militaires données en son honneur, lors de son premier voyage. Le maréchal lui fit donc cette flatteuse proposition : c'était la fortune qui s'offrait à lui. Pourtant Sonis n'hésita pas à refuser. C'est qu'il était légitimiste ; il était surtout un fils dévoué de l'Eglise et il craignait d'avoir à approuver des actes ou des paroles qui froisseraient sa conscience. Il retourna donc à son poste de Saïda et y resta dans la solitude pendant que le pays était en fête.