Afin de présenter sans interruption le grand drame de la création de l'unité italienne, nous avons réservé pour un chapitre spécial d'autres évènements simultanés qui marquèrent les trois années de 1858 à 1861, tant à l'extérieur qu'a l'intérieur. Nous devons les reprendre maintenant. Les relations de la France avec l'empire d'Annam remontent à Louis XVI, et celles avec le Siam à Louis XIV, qui reçut une ambassade de ces lointaines contrées. Mais Louis XVI est le premier qui y ait fait sentir effectivement notre action. Il aida une dynastie renversée à reconquérir l'Annam et, pour prix de cette assistance, se fit céder le port de Tourane, situé au fond d'une haie, non loin de la capitale de Hué. Ces relations avaient été interrompues par la Révolution française et les guerres qui la suivirent. La Restauration essaya vainement de les renouer et de rentrer en possession de Tourane ; l'Annam resta fermé. Toutefois les anciennes missions furent reprises aussitôt après le rétablissement de la paix générale en Europe ; les difficultés qui arrêtaient les marchands ne furent pas un obstacle pour le zèle des apôtres, et un noyau sans cesse grossissant de catholiques se forma, au travers de persécutions intermittentes. En 1858, l'empereur d'Annam, qui se nommait Tu-Duc, avait juré d'exterminer le nom chrétien. Il fit mettre à mort plusieurs prêtres français et espagnols, répandit à flots le sang de leurs néophytes et repoussa toutes les réclamations tant de la France que de l'Espagne. Il alla jusqu'à faire placarder, après le départ de l'envoyé français, cette inscription injurieuse : Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres. On était alors en guerre avec la Chine où une première expédition anglo-française était en train d'imposer le respect dû aux pavillons européens. Les amiraux Seymour et Rigault de Genouilly bloquaient Canton, qu'ils finirent par attaquer, ne trouvant aucun mandataire du gouvernement chinois avec qui s'expliquer. La ville prise, des plénipotentiaires se montrèrent enfin et un traité de paix et de commerce fut signé à Tien-Tsin par lord Elgin et le baron Gros (juin 1858). Aussitôt que ce traité eut rendu disponible la petite escadre de l'amiral Rigault, celui-ci vint mouiller, le ter octobre, dans la baie de Tourane, qu'on avait de tout temps signalée comme le point vulnérable de l'empire d'Annam, et le seul de la côte qui fût bien connu des navigateurs. Mais on avait eu beau débarquer dans une presqu'ile, s'y retrancher, y créer à grands frais des magasins, des camps, des parcs, des batteries, et y soutenir de brillants combats, du moment qu'on n'en sortait pas pour pénétrer dans l'intérieur et marcher sur Hué, l'empereur Tu-Duc n'avait guère à en souffrir et ne laissait pas percer le moindre désir de traiter sérieusement. C'est pour échapper à cette impuissance, résultat de la nature des lieux, que Rigault de Genouilly se décida à frapper ailleurs un coup plus efficace. Laissant l'ennemi concentré devant Tourane, il fit voile au Sud avec une partie de ses forces, pénétra dans l'embouchure du fleuve Donnai, et le remonta jusqu'à Saigon dont, le 17 février, par un heureux coup de main, il s'empara. C'était une pensée féconde que celle d'établir ainsi un centre d'action au cœur de la plus riche province annamite ; néanmoins, l'amiral dépourvu de ressources suffisantes et pressé par des considérations plus fortes que sa volonté, dut renoncer à occuper la ville elle-même ; il la ruina et laissa quelques centaines d'hommes établis dans un petit poste qui n'en était séparé que par un cours d'eau. Les Annamites restaient solidement retranchés devant eux dans la plaine immense de Ki-Hoa, à quatre kilomètres seulement de Saïgon. Pendant deux ans, une poignée de Français tint héroïquement, bloquée, en Cochinchine. On avait dû l'y abandonner. L'amiral Rigault de Genouilly était rappelé vers l'embouchure du Peï-ho, que les plénipotentiaires européens, revenant avec la ratification du traité de Tien-Tsin, avaient trouvée barrée. L'amiral anglais James Hope avait même subi un échec en voulant forcer le passage et perdu près de cinq cents hommes (juin 1859). Un petit détachement de soixante marins français avait eu quatre tués et dix blessés. La guerre avec la Chine était à recommencer. Napoléon III et le gouvernement britannique voulurent que, cette fois, elle fût sérieuse et définitive. Quatorze mois après (20 août 1860), une puissante flotte combinée apparut devant Takou, à l'endroit même où avait eu lien la violation du traité de Tien-Tsin. Sir Hope Grant amenait vingt-trois mille soldats anglais et le général Cousin-Montauban dix mille Français. C'était beaucoup en apparence, mais peu en réalité. Il fallait laisser plusieurs détachements en arrière pour assurer les communications, en sorte que les alliés n'avaient guère plus de vingt mille soldats pour attaquer un empire qui compte, dit-on, quatre cent millions d'âmes. La correspondance du général 'Montauban avec le maréchal Randon prouve que, de même qu'au Liban l'année suivante, les principales difficultés à vaincre ne vinrent pas de l'ennemi, mais de la jalousie anglaise. L'Angleterre tenait à conserver, dans l'expédition, la supériorité que lui donnait son commerce, bien plus important que celui de la France. Sa grande préoccupation semblait être de faire considérer les Français comme des auxiliaires et, en quelque sorte, des subalternes. Elle avait clone réclamé et obtenu que le contingent de son alliée, qui devait être d'abord égal, fût notablement abaissé ; il est vrai que presque tous les Français étaient des combattants réels, tandis que les officiers anglais ou officiers de cipayes, avec leurs bagages et leurs cuisiniers, changeaient en non-valeurs la moitié de leurs soldats[1]. Les deux flottes prirent Takou, défendu par soixante-dix mille Tartares et remontèrent ensemble le fleuve, en enlevant successivement toutes les positions fortifiées. Quand les Français arrivaient les premiers, ils attendaient les Anglais ; quand c'étaient les Anglais, la réciproque n'avait pas toujours lieu. Les alliés marchèrent résolument sur Pékin. Leur principal effort eut lieu à Palikao[2]. Là ils rencontrèrent soixante mille Tartares, dont trente mille cavaliers, retranchés derrière un canal qu'il fallait franchir en face d'une artillerie nombreuse. La lutte dura cinq heures et se termina par la débandade de l'ennemi (21 septembre 1860). Le surlendemain, le frère aîné de l'Empereur de Chine, le prince Kong se présenta en négociateur, demandant la paix. On exigea avant tout la remise des prisonniers et l'on apprit avec horreur que dix-neuf d'entre eux avaient été lâchement mis à mort. Cette nouvelle exaspéra les alliés ; elle excuse, jusqu'à un certain point, les pillages qui suivirent, mais dont il est juste de signaler les véritables auteurs. Nous étions convenus, le général Grant et moi, raconte Montauban, d'occuper Yuenn-ming-yuen, palais d'été de l'Empereur, à quatre lieues au nord de Pékin. Le pays est tellement coupé de routes, de bois et de cours d'eau, que le général Orant s'est perdu avec son armée et que nous nous sommes trouvés tout seuls devant le palais gardé par des Tartares. Malgré une longue et assez pénible marche, j'ai fait occuper le palais à 7 heures du soir ; cette occupation ayant eu lieu de vive force, j'ai eu quelques hommes blessés, dont deux officiers. Mais j'ai fait placer aussitôt des sentinelles partout et désigné deux officiers d'artillerie, les capitaines Schelcher et de Prives, pour veiller à ce que personne ne pût pénétrer dans les appartements et que tout fût conservé intact jusqu'à l'arrivée du général Grant. A onze heures, il entra avec lord Elgin. Tous deux purent constater que rien n'avait été touché. Des commissaires appartenant en nombre égal à chacune des deux nations procédèrent au choix et au partage des objets dignes d'are envoyés à Paris et à Londres. Les choses ne s'étaient point passées ainsi quelques jours auparavant, à Chang-Kian-wan, où les Anglais avaient fait des prises importantes sans en rien dire. Nous ne faisons pas la guerre pour le butin ; chez eux, au contraire, les hommes pillent par corvées que conduisent des officiers ; et c'est un spectacle affligeant que de voir l'âpreté qui préside à ces tristes opérations, dans lesquelles se distinguent surtout les 6.000 coolies, sikhes ou cipayes employés comme domestiques par nos alliés. Les Français ne furent cependant pas très chevaleresques non plus dans cette occasion, il faut le reconnaître. Ils bivouaquèrent dans les édifices destinés aux femmes de l'Empereur de Chine. Là, les chevaux eurent pour litière un demi-pied de soie jaune impériale ; le soldat déchira, brisa, foula aux pieds tout ce qu'il ne pouvait emporter, jetant l'argent à cause de son poids. Plus d'un troupier donna un lingot d'or pour une bouteille d'eau-de-vie. Une armure portant au cimier une perle grosse comme un œuf fut offerte à Napoléon III ; on prétend que la perle se perdit en route. Le général Cousin-Montauban fait cet aveu : Il eut été impossible de tout emporter, nos moyens de transport étaient trop bornés. Mais au retour de l'expédition Paris se scandalisa de voir étaler, à l'hôtel des ventes, des richesses et des curiosités dont nos mœurs, à défaut des lois de la guerre, ne justifiaient point le pillage. Quand les Anglais se virent hors d'état de mettre complètement à sac ces immenses bâtiments qui se succédaient sur une étendue de quatre lieues, ils prirent la résolution la plus capable, selon eux, de diminuer leurs regrets. Lord Elgin fit mettre le feu à ce fameux palais d'été et ses soldats entretinrent l'incendie, pour le simple plaisir de détruire et de rendre à l'ennemi la défaite plus cuisante. Ils se conduisaient en barbares vis-à-vis de barbares ; c'est la manière anglaise, et elle réussit. Effectivement, à la vue des ruines de cet édifice réputé inviolable et sacré, les Chinois accordèrent tout ce qu'on voulut. La paix a été signée hier 24 octobre, par les Anglais, écrit encore le général Montauban ; notre tour arrivera aujourd'hui. Lord Elgin est entré en chaise, entouré de dix-huit porteurs dix de plus que l'Empereur n'a droit d'en avoir et avec deux heures de retard voulu et dont il ne s'est pas excusé. Il s'est montré méticuleux sur le cérémonial. Il a exigé que le prince Kong vint au devant de lui. Celui-ci n'y a consenti qu'avec une certaine répugnance. Ils se sont salués très froidement. Il y a eu quelques difficultés pour savoir qui se lèverait et s'asseoirait le premier ; enfin ils sont tombés d'accord de se lever et de s'asseoir tous deux en même temps, chaque fois qu'il y aurait lieu de le faire. M. Benton, photographe anglais très habile, a saisi l'ensemble du groupe, composé du prince Kong, d'un ministre chinois et des mandarins assis d'un côté de la table, et de lord Elgin assis de l'autre côté avec le général Grant et deux autres généraux anglais. On a remarqué que le prince, en prenant congé de lord Elgin, lui a lancé un regard chargé de ressentiment[3]. Le 25, neuf heures du soir. Je rentre de la signature ; tout est terminé. Le prince Kong a été fort gracieux pour M. Gros et pour moi. C'est un jeune homme de vingt-deux à vingt-cinq ans, d'une figure douce et spirituelle. Il semble un peu fatigué du lourd fardeau dont son auguste frère s'est déchargé sur lui. Ces deux esquisses rapides de deux cérémonies identiques ne montrent-elles pas bien le contraste de deux nations voisines mais si dissemblables : l'Anglais pratique, dur aux vaincus et plus exigeant en fait de chinoiseries que les Chinois eux-mêmes ; le Français imprévoyant, léger, aimable, insouciant, toujours prêt à l'oubli et ne voyant dans le vaincu d'aujourd'hui que l'ami possible du lendemain ? Le général français fut créé comte de Palikao par Napoléon III. Sauf une extension du droit de Commercer et un peu de terrain à Shangaï pour bâtir chacune son quartier dans cette ville, les deux nations victorieuses n'exigèrent aucune cession territoriale. C'était la deuxième fois que semblable désintéressement était pratiqué par l'Angleterre ; mais elle dut en passer par là afin de ne pas laisser aux Français l'ile de Chusan, qui leur avait servi de base d'opérations, et que le général Montauban proposait instamment de garder. Napoléon III tenait trop à l'alliance anglaise pour tirer parti malgré elle d'une expédition cependant assez coûteuse. Il se dédommagea de son excessive générosité envers l'Angleterre par une générosité beaucoup moindre envers l'Espagne. Ce fut en effet en revenant cette campagne de Chine que l'amiral Charner, successeur de l'amiral Rigault de Genouilly, fit voile pour la Cochinchine et débloqua les braves de Ki-Hoa, avec le concours des Espagnols qui envoyèrent des renforts des Philippines et ne reçurent comme indemnité, que des remerciements et de l'argent. Charner, le 23 février 1861, emporta les camps de Ki-Hoa, dissipa l'armée annamite et reprit définitivement possession de Saïgon. Les amas de riz incendiés par Rigault de Genouilly avant son départ brûlaient encore ; vingt-quatre mois n'avaient pu les éteindre. Les Annamites se retirèrent à Mytho, sur le Cambodge et concentrèrent là toutes leurs forces. Charner les y suivit et s'empara de Mytho 1862. Son successeur, le contre-amiral Bonard, prit possession de Vinlong, où l'on se battit sept heures, et successivement du cours de toutes les rivières ou canaux qu'il faut remonter pour transporter le riz à Hué ; Tu-Duc se vit forcé de faire la paix (5 juin 1862). L'Empereur des Annamites cédait à la France en toute propriété les provinces de Saigon, de Bien-Hoa et de Mytho, et s'engageait à cesser toute persécution contre les chrétiens. Il ouvrit en même temps trois ports du Tonkin au commerce et promit de payer une indemnité pour les frais de guerre. Deux ans après, la France étendit sa domination à trois nouvelles provinces ; la Cochinchine tout entière fut occupée, et ainsi commença ce vaste empire colonial de l'Indo-Chine française qui, par l'addition successive du Cambodge, du Tonkin et de l'Annam, a fini par se constituer entre deux empires plus grands encore : la Chine et l'Indoustan anglais. Ces deux voisins formidables mais qui, heureusement, ne peuvent guère s'entendre, le laisseront-ils subsister, si jamais il est coupé de la mère-patrie et abandonné à ses propres forces ?... Quoi qu'il arrive, la France ne doit pas oublier qu'elle doit cet empire à la prévoyance de Napoléon III, comme aussi elle doit à son imprévoyance et à son funeste principe des nationalités les dangers mortels qui la menacent elle-même sur les Alpes et sur les Vosges et qui peut-être ne lui permettront pas, au jour des grandes luttes inévitables, de songer à ses colonies lointaines. La France fit, vers le même temps, une autre expédition pleinement désintéressée et qu'inspira l'humanité seule. Il existe en Syrie, depuis le temps des Croisades, deux populations juxtaposées dans les campagnes, mêlées dans les villes, mais animées l'une contre l'autre d'une haine opiniâtre : les Drues et les Maronites. Les premiers sont musulmans, ont des habitudes guerrières et un caractère féroce ; les seconds sont catholiques, et, de plus, de mœurs patriarcales, comme toutes les tribus vouées à l'agriculture. En avril 1860, les Druses s'unirent aux Bédouins et aux Kurdes qui partageaient leur fanatisme et, avec la complicité des Turcs, se jetèrent sur les chrétiens, après avoir incendié leurs maisons et brûlé leurs récoltes. Il s'accomplit des actes d'une sauvagerie à peine croyable. En beaucoup de familles les hommes et les jeunes garçons furent !lâchés en morceaux, les femmes outragées, puis égorgées, les jeunes filles emmenées pour être vendues. Daux mille de ces dernières disparurent ainsi de la seule ville de Damas. Les vieillards furent épargnés, mais on leur cassait les membres, on les criblait de blessures et on ne leur laissait intacts que les yeux pour voir et pour pleurer. Cent cinquante villes ou villages furent brûlés, seize mille chrétiens exterminés et soixante mille réduits à errer sans asile. A Damas, sans la généreuse intervention d'Abd-el-Kader, les Musulmans auraient tout détruit. Les massacres ne cessèrent qu'au milieu du mois de juin. Dès qu'ils furent connus en France et en Europe, il n'y eut qu'un cri pour demander qu'on allât y mettre fin. Napoléon III fut le premier souverain qui prit des mesures dans ce but. Son appel fut entendu et compris partout, excepté en Angleterre, où l'annexion de la Savoie ne lui était point pardonnée. Malgré les objections du Foreing office, un petit corps expéditionnaire de douze mille hommes fut formé, sous le commandement du général de Beaufort d'Hautpoul. L'Empereur lui adressa, au camp de Châlons, la proclamation suivante : Soldats, vous partez pour la Syrie, et la France salue avec bonheur une expédition qui n'a qu'un but, celui de faire triompher les droits de la justice et de l'humanité. Sur cette terre lointaine, riche en grands souvenirs, vous ferez votre devoir et vous vous montrerez les dignes enfants de ces héros qui ont porté glorieusement dans ce pays la bannière du Christ. Vous ne partez pas en grand nombre ; mais votre courage et votre prestige y suppléeront, car aujourd'hui, partout où l'on voit passer le drapeau de la France, les nations savent qu'il y a une grande cause qui le précède, un grand peuple qui le suit. Il suffit, en effet, de montrer le drapeau de la France, tant elle était alors redoutée et respectée, pour que l'ordre se rétablit dans le Liban. Mais à la vue des crimes froidement accomplis, un châtiment, au moins celui des chefs, fut jugé indispensable pour prévenir le retour de telles atrocités. La ville de Deir-el-Kamar, pour ne parler que de celle-là, fut trouvée absolument vide de créatures humaines. Entre les murs des maisons, noircis et croulants, on ne rencontra que des chiens et des vautours acharnés sur des cadavres. Dix-huit cents de ceux-ci gisaient encore, sans sépulture, là où le fer les avait couchés. Il s'en exhalait une odeur insupportable. A chaque pas les soldats heurtaient des débris humains à demi-rongés ; les chevaux se cabraient devant les exhalaisons des putréfactions entassées ou des mares de sang que le soleil avait mal séchées. Non loin du Conak, ou palais du gouverneur, on remarqua un trou percé à hauteur d'homme clans une muraille toute souillée de sang. On se demandait ce que ce pouvait bien être, lorsqu'une masse de mains restées en tas d'un seul côté de la muraille, juste au-dessous du trou, donna l'explication de l'énigme. Les Druses, amenant leurs victimes devant cette ouverture, les avaient obligées à y passer la main et s'étaient amusés à la leur trancher. Les survivants, qui n'avaient pas osé reparaître en ces lieux maudits, y revinrent à la suite de notre armée ; c'était une pitié de les voir reconnaître et baiser les restes de leurs parents. Les maisons commencèrent à se relever par les mains des soldats et avec l'argent français. Les Druses s'étaient enfuis. Quant aux chefs et administrateurs turcs, leurs complices, le commissaire général Fuad-Pacha, nommé-par le sultan, en fit fusiller deux, ainsi que huit hommes du menu peuple. Le reste s'échappa, ou bien les peines. prononcées contre eux furent commuées. Pour ménager les susceptibilités de l'Angleterre, il avait été convenu que l'occupation française ne durerait que six mois. Ce temps n'ayant pu suffire pour rassurer complètement les Maronites, l'expédition fut prolongée jusqu'au 5 juin 1361. 'Alors les troupes du général d'Hautpoul s'embarquèrent, accompagnées sur le rivage par les acclamations de la reconnaissance, et aussi par les cris d'angoisse des populations. Mais la flotte française continua à croiser longtemps en vue des côtes, pendant qu'une conférence travaillait à donner au Liban une constitution offrant plus (le sécurité que le caprice des Turcs. Maronites, Druses et autres furent réunis sous un même gouverneur, qui doit être chrétien et qui, tout en reconnaissant la suzeraineté de la Porte, concentre dans ses mains les pouvoirs nécessaires pour assurer la tranquillité publique. Près de quarante années se sont écoulées depuis cette institution, due en grande partie à l'initiative de Napoléon III. Les critiques n'ont pas manqué, les difficultés non plus ; mais l'institution, en définitive, parait avoir donné d'heureux résultats, et lorsque le fanatisme musulman s'est réveillé (le nouveau, en 1895 et 1896, l'explosion n'a presque pas atteint le Liban. On a pu voir aussi, à cette dernière époque, combien la France, depuis ses malheurs, manque à la civilisation. L'Angleterre n'a pas cessé d'être libre de ses mouvements, et plus que jamais elfe est maîtresse des mers. La Russie est à quatre journées de Constantinople par mer, et à huit ou dix par terre. Qu'ont-elles fait pour les chrétiens arméniens ? Des papiers diplomatiques ; rien de plus. Malgré les expéditions communes en Chine, les Anglais nous boudaient toujours. Le plus sûr moyen de les ressaisir était de les prendre par leurs intérêts. C'est ce que fit l'Empereur en leur offrant un traité de commerce mentionné déjà à l'occasion de l'annexion de la Savoie. Ce traité, élaboré d'une part par MM. Richard Cobden et Bright, de l'autre, par MM. Rouher et Michel Chevalier, fut surtout l'œuvre du premier de ces quatre hommes d'Etat. Sans établir, comme on l'a dit, le libre échange absolu entre la France et l'Angleterre, il supprimait entre elles toutes les prohibitions commerciales et les remplaçait par des droits protecteurs ne pouvant plus excéder d'abord 30 % puis 25 % de la valeur des objets importés. Il souleva les plus vives clameurs dans l'industrie française sur qui il éclata comme un coup de foudre, et qui voyait ainsi ouvrir à la concurrence anglaise son propre marché ; mais il faut bien convenir qu'il était assez singulier de voir des industriels français maintenir leurs produits en France, grâce à la prohibition qui les y délivrait de toute concurrence, à des prix plus élevés que ceux auxquels ils les vendaient sur les marchés étrangers, malgré les frais de transport et les droits de douane qu'ils avaient à supporter. Chose qu'on a peine à croire aujourd'hui, le ministère anglais ne parut désirer que fort peu ce triomphe sur le continent des doctrines de l'école de Manchester, dont Cobden était le grand promoteur. Il ne se préoccupait que des projets de descente qu'il prêtait à la France et il se montrait plus disposé à la guerre qu'à la paix. Gladstone seul ne cessait d'encourager Cobden. Celui.ci, arrivé à Paris en octobre sans caractère officiel, s'était mis d'abord en rapport avec l'économiste Michel Chevalier et avec le ministre du commerce Rouher. Il avait obtenu par leur entremise une première entrevue, le 27, avec l'Empereur. Il l'avait trouvé fort perplexe, mais sut lui représenter avec chaleur les heureux résultats que la levée des prohibitions aurait pour les ouvriers français. Cette raison, toute de sentiment, parait avoir été celle qui eut le plus de prise sur le cœur du souverain. Comme Cobden lui rappelait l'inscription gravée sur le piédestal de la statue de Robert Peel : Il améliora le sort des classes laborieuses et souffrantes par l'abaissement du prix des denrées de première nécessité, Napoléon, ému, lui répondit : De toutes les récompenses, c'est celle-là que j'envierais le plus. Néanmoins, il n'était que faiblement persuadé et renvoya le solliciteur au ministre d'Etat Fould qui, par amour de la paix, finit par se laisser entraîner. Cobden rédigea avec Rouher et Fould un projet de traité ; mais il fallut, pour décider l'Empereur à signer, que l'ambassadeur Persigny vint tout exprès de Londres lui dire qu'il s'agissait de la paix et du salut de sa dynastie. Ses hésitations recommencèrent lorsqu'il dut révéler le secret du projet aux autres membres du cabinet ; Cobden réussit à convertir le ministre des affaires étrangères Walewski, comme il avait converti Fould ; mais le ministre des finances Magne, le ministre de l'intérieur Billault élevèrent les plus vives objections, et l'intervention de Persigny, au nom de la paix européenne, fut encore nécessaire pour déterminer l'Empereur à passer outre. Enfin, il prit son parti, et le 23 janvier le traité fut signé par les plénipotentiaires anglais et français. La différence des institutions politiques se manifesta nettement dans cette occasion ; l'Empereur s'engageait et par suite engageait la France en vertu de son droit constitutionnel de conclure des traités de commerce sans l'intervention du pouvoir législatif qu'il se serait bien gardé de consulter, sachant qu'il y eût rencontré une opposition décidée ; la Reine s'engageait à recourir à son Parlement pour être autorisée à exécuter les engagements qu'elle contractait. Le traité était fait pour dix ans, sauf à continuer ensuite, d'année en année, tant qu'il ne serait pas dénoncé. Le gouvernement anglais avait joué en tout cela un rôle absolument passif, laissant Cobden agir tout seul ; et le plus curieux, c'est que, tout en acceptant le traité, il ne cessa pas d'armer, et que pendant l'année 1860, la paix entre la France et l'Angleterre continua à courir les plus sérieux périls ; l'intervention de Cobden et la modération du gouvernement français réussirent seules à les conjurer. Les négociateurs avaient posé en principe le droit absolu à exonération de ce qu'on appela les matières premières ; principe en lui-même fort contestable, car l'extraction du minerai ou du charbon, par exemple, ou la production de la soie dans une magnanerie ou celle de la laine sur le dos des moutons constituent aussi une industrie, et il n'existe pas, à proprement parler, d'autres matières premières que la terre, les fleuves et la mer. Le traité fut pour la France un véritable coup de théâtre ; cause de ruine pour quelques branches de l'industrie nationale, particulièrement dans la principale de toutes, qui est l'agriculture ; cause de bénéfices et de développements pour quelques autres ; mais secousse énergique qui les réveilla toutes en les mettant subitement en présence de la concurrence étrangère. L'industrie des soieries, celle des transports maritimes, les vins, les eaux-de-vie profitèrent tout particulièrement des nouveaux tarifs, et sans se préoccuper des industries minières ou agricoles plus ou moins sacrifiées, elles attribuèrent tout à l'Empereur[4]. Le seul reproche qui lui fut adressé à peu près unanimement dès le début, c'est que rien n'avait préparé le pays à une aussi forte secousse. Suivant une juste comparaison, la France était brusquement jetée, avec un vieux fusil à pierre, dans l'arène où l'Angleterre l'attendait avec des armes perfectionnées. Mais ces coups de théâtre étaient dans les habitudes de Napoléon III ; il se plaisait ainsi à démontrer à lui-même et aux autres sa toute puissance. Toutefois, afin d'amortir le choc et de faciliter la transition, le Corps législatif donna au gouvernement la faculté de racheter les canaux, pour abaisser les prix des transports ; les travaux de construction des chemins de fer reçurent de toutes parts une impulsion nouvelle ; la Compagnie générale transatlantique fut fondée ; on eut des lignes nationales et régulières de paquebots allant de Bordeaux, Nantes, Marseille, au Brésil, aux Antilles et aux Etats-Unis ; quarante millions, restant non dépensés de l'emprunt de cinq cents millions pour la guerre d'Italie, furent mis à la disposition des industriels pour le perfectionnement de leur outillage. Inutile d'ajouter qu'ils échurent uniquement à ceux qui étaient en bons termes avec le gouvernement ; il en va toujours ainsi, sous tous les régimes. On abrogea en même temps le pacte colonial ; les colonies françaises purent commercer avec l'étranger librement et sans aucune entrave. La boucherie, à Paris, avait été déclarée libre par un décret du '24 février 1858. Le vent de libéralisme qui soufflait emporta aussi les entraves administratives mises au développement de certaines professions qu'on limitait jadis dans l'intérêt de la moralité ou de la santé publique, et de la dignité de ceux qui les exerçaient ; ainsi, par exemple, l'imprimerie. et la pharmacie. Un affranchissement plus incontestablement malheureux fut celui de la boulangerie. Après de longues discussions aux Tuileries et au conseil d'Etat, cette industrie fut déclarée libre en septembre 1863, et les boulangers de Paris cessèrent d'être obligés d'avoir constamment en réserve un approvisionnement de farines suffisant pour assurer pendant un an la nourriture de la capitale. La liberté commerciale et industrielle était à la mode ; les Parisiens ne trouvaient pas assez d'applaudissements pour son généreux promoteur Napoléon III ; ils étaient loin de prévoir que,. sept ans plus tard, bloqués par l'ennemi, ils seraient obligés de se rendre, faute d'avoir conservé cette gênante mais prévoyante réglementation de la boulangerie. On eùt dit qu'une fatalité moqueuse se jouait de la sagesse impériale ; du moins si on ne le voyait pas alors, on l'a compris après coup. Au même temps où, sous prétexte de liberté, il préparait la famine et la capitulation de sa capitale, le vainqueur de Solferino ordonnait la refonte de ses monnaies et s'y faisait couronner de lauriers. Vaine et trompeuse couronne ! Du jour où il se l'attribua, il cessa de la mériter. La période qui nous occupe fut encore marquée par deux graves mesures, d'ordre purement politique, dont les conséquences tournèrent franchement au préjudice de leur auteur ; nous voulons parler de l'amnistie et du rétablissement de la publicité des débats au Parlement. L'amnistie fut publiée le 15 août 1859, fête de l'Empereur, au lendemain même du défilé triomphal des troupes revenant d'Italie à Paris. Elle était pleine et entière et s'appliquait à tous les individus condamnés pour crimes et délits politiques ou qui avaient été l'objet de mesures de sûreté générale. Elle ne fit guère que des ingrats. Plusieurs la refusèrent avec dédain, entre autres Victor Hugo, qui s'était fait de son exil un piédestal assez en vue pour qu'il pût craindre de n'en pas descendre sans se diminuer. Fidèle à un beau vers des Châtiments, que la plupart des lettrés connaissaient quoique la circulation en fût interdite en France : Et s'il
n'en reste qu'un, je serai celui-là ! il écrivit fièrement : Je partagerai jusqu'au bout l'exil de la Liberté ; quand elle rentrera, je rentrerai. Ceux mêmes qui acceptèrent l'amnistie se donnèrent la satisfaction de protester contre elle. M. Schœlcher écrivit : M. Bonaparte n'a pas plus qualité pour nous accorder une amnistie qu'il n'en a jamais eu pour nous envoyer en exil... Depuis quand les violateurs de la loi sont-ils autorisés à pardonner à ses défenseurs ? Et le colonel Charras : Le criminel pardonne à ses victimes ; il devait emprunter ce nouveau trait aux Césars de Rome dégénérée. Devant l'opinion, devant l'histoire, je ne veux pas me prêter à ce changement de rôle... Moi, représentant du peuple que vous avez violenté, emprisonné, banni ; moi, officier que vous avez spolié, moi que vous avez persécuté sur la terre d'exil, je ne vous amnistie pas ! Enfin Louis Blanc : On nous rouvre la France : tant qu'elle ne s'appartient pas, pourquoi en prendrions-nous le chemin ? Pour compléter la victoire de la force sur le droit ? pour achever de mettre le despotisme impérial au-dessus de tout contrôle ? Pour éteindre les quelques phares qui, entretenus par des mains françaises, peuvent encore briller dans le lointain aux yeux de notre infortuné pays ? Pour vivre esclaves parmi les esclaves ? Mieux vaut rester sur une terre libre, là où être exilé, c'est être un homme. On raconte que dans la Révolution de 1780, à la première grande fête du Champ-de-Mars, on remarqua une cinquantaine d'Anglais qui portaient sur la poitrine une médaille avec ces mots : Ubi libertas, ibi patria. Sans prétendre ni juger ni blâmer ceux qui ne partageraient pas à cet égard ma façon de voir, je crois pouvoir dire que telle est la devise de quiconque a un sentiment exalté de la dignité de sa nature... La plupart des proscrits se réservèrent de rentrer quand bon leur semblerait, en vertu de leur droit de citoyens, sans tenir compte du bon plaisir de Louis-Napoléon, et de rentrer pour y faire leur devoir contre lui ; car, disait Ledru-Rollin qui seul n'était pas compris dans l'amnistie, tout républicain qui revient en France sans s'être dégradé est, en dépit de tout, un foyer rayonnant de lumière et un soldat prêt pour le jour prochain. L'opposition antidynastique se trouva donc non pas désarmée, mais renforcée dans ses moyens d'action. Ni la gratitude qui accompagne ordinairement la clémence, ni le temps écoulé depuis le coup d'Etat, ni la politique italienne de l'Empereur si complètement favorable aux vœux des républicains, n'avaient ramené les intransigeants de gauche. Le gouvernement s'en aperçut encore mieux après un deuxième décret qui, annulant tous les avertissements donnés aux journaux, rendit à la presse un peu de liberté, et surtout après le sénatus-consulte rétablissant la publicité des débats des Chambres et modifiant, par conséquent, un des articles les plus autocratiques de la Constitution. Le discours de la Couronne (4 février 1861) indiqua à grands traits la réforme projetée. L'Empereur y comparait habilement l'esprit qui avait dirigé les gouvernements avant et après la révolution de février : J'ai décidé, disait-il, que tous les ans un exposé général de la situation de l'empire serait mis sous vos yeux, et que les dépêches les plus importantes de la diplomatie seraient déposées sur vos bureaux. Vous pourrez également, dans une adresse, manifester votre sentiment sur les faits qui s'accomplissent, non plus comme autrefois par une simple paraphrase du discours du Trône, mais par la libre et loyale expression de votre opinion. Cette amélioration initie plus amplement le pays à ses propres affaires, lui fait mieux connaître ceux qui le gouvernent comme ceux qui siègent dans les Chambres, et, malgré son importance, n'altère en rien la Constitution. Autrefois, vous le savez, le suffrage était restreint. La Chambre des députés avait, il est vrai, des prérogatives plus étendues ; mais le grand nombre de fonctionnaires publics qui en faisaient partie donnait au gouvernement une action directe sur ses résolutions. La Chambre des pairs votait aussi les lois ; mais la majorité pouvait être, à chaque instant, déplacée par l'adjonction facultative de nouveaux membres. Enfin, les lois n'étaient pas toujours discutées pour leur valeur réelle, mais suivant la Chance que leur adoption ou leur rejet pouvait avoir de maintenir ou de renverser un ministère. De là, peu de sincérité dans les délibérations, peu de stabilité dans la marche du gouvernement, peu de travail utile accompli. Aujourd'hui, toutes les lois sont préparées avec soin et maturité par un conseil composé d'hommes éclairés, qui donnent leur avis sur toutes les mesures à prendre. Le Sénat, gardien du pacte fondamental, et dont le pouvoir conservateur n'use de son initiative que dans les circonstances graves, examine les lois sous le seul rapport de leur constitutionnalité ; mais, véritable cour de cassation politique, il est composé d'un nombre de membres qui ne peut être dépassé. Le Corps législatif ne s'immisce pas, il est vrai, dans tous les détails de l'administration ; mais il est nommé directement par le suffrage universel et ne compte dans son sein aucun fonctionnaire public. Il discute les lois avec la plus entière liberté : si elles sont repoussées, c'est un avertissement dont le gouvernement tient compte ; mais ce rejet n'ébranle pas le pouvoir, n'arrête pas la marche des affaires, et n'oblige pas le souverain à prendre pour conseillers des hommes qui n'auraient pas sa confiance. Telles sont les différences principales entre la constitution actuelle et celle qui a précédé la révolution de février... Epuisez Messieurs, pendant le vote de l'adresse, toutes les dis-eussions, suivant la mesure de leur gravité, pour pouvoir ensuite vous consacrer entièrement aux affaires du pays : car, si celles-ci réclament un examen approfondi et consciencieux, les intérêts, à leur tour, sont impatients de solutions promptes. Les journaux retrouvèrent le droit, perdu depuis le Coup d'Etat, de rendre compte des séances parlementaires ; seulement, par une sage précaution que justifiaient malheureusement les abus de l'esprit de parti, ils ne purent insérer que des comptes-rendus succincts, rédigés par le secrétariat officiel, et les mêmes pour tous ; il ne fut donc pas possible de faire dire à un orateur autre chose que ce qu'il avait dit, ni d'enfler les discours des amis, ni de réduire à rien et de ridiculiser ceux des adversaires. Au surplus, le Moniteur du lendemain donnait in extenso les débats sténographiés et, à la condition de les reproduire en entier, tout journal pouvait les lui emprunter. Un deuxième décret institua des ministres sans portefeuille, chargés de défendre devant les deux Chambres la politique et les projets du gouvernement. MM. Baroche, président du conseil d'Etat, Billault — que M. de Persigny remplaça au ministère de l'intérieur — et Magne, qui eut pour successeur aux finances M. Forcade de la Roquette, reçurent le titre de ministres sans portefeuille. Le plus remarquable de ces avocats politiques d'office fut M. Billault, ancien républicain, parole souple, jamais embarrassée, extrêmement habile à colorer du feu d'une émotion spontanée toutes les thèses de commande. Il est vrai que son antagoniste le plus habituel, dans l'opposition républicaine, ne jouissait pas d'une considération beaucoup plus grande. Il y a du comédien dans tout orateur ; mais chez ces deux hommes on croyait en voir beaucoup trop et si, d'une part, Billault était surnommé couramment le faux témoin de Sa Majesté, de l'autre, parodiant un mot de Cicéron, la malignité des habitués du barreau définissait Jules Favre : Vir malus dicendi peritus, un méchant homme habile à parler. Le ministère d'Algérie et des colonies, à la tête duquel M. de Chasseloup-Laubat avait remplacé le prince Napoléon, fut définitivement supprimé. M. de Chasseloup prit à la Marine la place de l'amiral Hamelin, nommé grand-chancelier de la Légion d'honneur ; un nouveau ministère fut créé sous le nom de ministère de la Maison de l'Empereur et donné an maréchal Vaillant. Notons aussi au passage un évènement extérieur qui, en France, demeura presque inaperçu, comme un simple fait divers. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV était mort le 27 janvier 1861 ; son frère lui succéda et prit le titre de Guillaume Ier. Le jour de son couronnement il dit aux chefs de son armée, avec hauteur, qu'il tenait de Dieu sa couronne, qu'il n'entendait pas qu'elle fût un jouet et qu'il comptait sur eux pour la défendre. Mais ce Guillaume Ier était déjà un vieillard. Il avait assisté aux batailles de 1814 ; on ne supposait pas qu'il pût en voir d'autres. Il fut probablement assez surpris de recevoir, à peine couronné, une pressante invitation de se rendre à Compiègne. Il accepta ; c'était le premier témoignage de complète et franche courtoisie donné par un monarque du Nord au parvenu des bords de la Seine que ni le Tsar, ni l'Empereur d'Autriche n'avaient encore visité chez lui. Napoléon III en fut charmé et comme ébloui. Il eut la naïveté de répéter de vive voix à son hôte une parole qu'il lui avait déjà fait transmettre, en 1858, par le marquis Pepoli : A ses yeux la Prusse représentait l'avenir en Allemagne, tandis que l'Autriche représentait le passé ; en s'attachant à l'Autriche, la Prusse se condamnait à l'immobilité ; or elle était appelée à de hautes destinées ; c'est d'elle que l'Allemagne attendait les progrès de l'avenir, et elle pouvait tout, en s'aidant des sympathies de la France. Guillaume lei n'en pouvait croire ses oreilles. Il se demandait si l'élu du plébiscite ne lui tendait pas une amorce grossière autant que perfide, ou s'il était vraiment capable (l'oublier à ce point les intérêts français. Mais la conduite tenue en Italie rendait absolument vraisemblable la sincérité des désirs exprimés concernant l'Allemagne. L'unité allemande serait-elle moins périlleuse pour la France que l'unité italienne ? Or celle-ci était un fait accompli, accompli par la volonté du vainqueur de Solferino ; pourquoi l'unité allemande n'en deviendrait-elle pas un à son tour ?... Guillaume Ier ne pouvait refuser sa voile au vent si inattendu mais si favorable qui se levait ; il résolut de l'y livrer avec réserve et il choisit aussitôt, pour surveiller ce bon vent, qui paraissait encore si douteux et si mal assuré, le pilote le plus prudent et en même temps le plus hardi que la Prusse eût rencontré depuis de longues années. Le comte de Bismarck fut nominé ambassadeur à Paris, mais n'anticipons point ; cet homme mérite, à lui seul, un chapitre spécial. Les concessions politiques de Napoléon III, quoique inattendues, étaient à peine enregistrées qu'on en demanda de plus grandes. Pour avoir droit d'être présentée et discutée publiquement, toute motion, toute proposition de loi devait être signée d'au moins cinq députés. Ce petit groupe d'opposants n'existait pas dans le premier Corps législatif ; il se rencontra dans le second et bientôt il va grossir dans le troisième. Les cinq de 1858 à 1863 étaient MM. Jules Favre, Emile Ollivier, Ernest Picard, Darimon, Hénon. En dépit de leur nombre minuscule, leur audace, leur ténacité, leur cohésion, comme aussi les encouragements du prince Napoléon, et même parfois ceux de l'Empereur dont ils servaient la politique étrangère, leur valurent une influence étonnante et qui alla en grandissant. Au vote ils ne comptaient pas ; mais dans l'opinion ils l'emportaient fréquemment sur la majorité ; or, en définitive, dans un pays comme le nôtre, c'est à l'opinion qu'appartient le dernier mot. Le rétablissement de la liberté de la tribune ne fut donc nullement favorable à son auteur. C'est le châtiment et la faiblesse des pouvoirs fondés par la violence, qu'on ne puisse les discuter sans les ébranler. Pour que les hommes d'âge mûr achevassent d'oublier l'irrégularité de là naissance de l'empire, pour que les générations nouvelles, dans les lycées et les écoles, l'ignorassent ou n'y fissent que peu d'attention, il aurait fallu la soustraire, longtemps encore, aux débats de la tribune et de la presse. L'autorité issue du parjure et de la force était condamnée à rester absolue ou à cesser d'être. En vain les apologistes plaidaient la légitimation, à défaut de la légitimité première ; en vain rappelaient-ils que le peuple est le juge unique et suprême, d'après les principes de la. Révolution française, et qu'il avait tout amnistié, tout consacré, tout sanctifié : on sait que les partis, et même les plus chaudement révolutionnaires, n'acceptent les sentences du suffrage universel qu'autant qu'elles leur sont favorables. Dans le cas contraire, ils n'hésitent pas en appeler du peuple abusé au peuple mieux informé, et c'est ce que firent les vaincus du deux Décembre, avec un succès croissant, dès qu'on leur eut rendu la parole. Epuisez toutes les questions suivant la mesure de leur gravité avait dit l'Empereur. Les membres du Parlement obtempérèrent si bien à cette invitation que la tribune française, muette depuis dix ans, se retrouva du premier coup vibrante et écoutée, surtout sur la plus grave des questions du moment : la question italienne. Découverte plus précieuse encore, et presque aussi inattendue, la France apprit, par ces mémorables débats, qu'il lui restait non pas seulement des hommes éloquents, mais des hommes de caractère. Les deux plus grands orateurs de l'ancien parti catholique, MM. de Montalembert et de Falloux n'étaient plus là pour défendre, comme en 1849, la Papauté ; une coalition du gouvernement avec les républicains les avait écartés de la tribune, où ils n'ont plus reparu ; mais les droits violés sous la haute protection de l'Empereur trouvèrent d'intrépides champions parmi les meilleurs amis du chef de l'Etat. Au Sénat le duc de Padoue, l'amiral Romain-Desfossés, le vicomte de Suleau, M. Le Verrier, M. de Heeckeren prirent successivement la parole pour flétrir les attentats commis ou signaler les dangers de l'unité italienne. Rappelé à l'ordre par le président, le général Gémeau s'écria : Quand je tombai sur le champ de bataille de Waterloo, j'obéissais à ma conscience de soldat ; aujourd'hui j'obéis à ma conscience de chrétien ! Personne ne démontra avec plus de calme et de netteté que M. Barthe, premier président de la. Cour des comptes, la nécessité du pouvoir temporel, garantie de l'indépendance du pouvoir spirituel et, en outre, intérêt français de premier ordre : Devant l'Europe entière, dit-il, je vous demande de quel droit, quand un souverain est encore sur le trône, vous lui signifiez : d'avance qu'il faut qu'il parte et que son trône vous appartient ? Mais, dit-on, de quoi vous mêlez-vous ? est-ce que cela vous intéresse ? Si cela nous intéresse ! Oui, et grandement ; cela intéresse le gouvernement d'un pays qui a trente-cinq millions de catholiques, et je vais vous dire comment. Nous avons proclamé en France la liberté de conscience : je la veux pour les cultes dissidents, non seulement pour les églises reconnues, mais encore pour toutes celles qui ne blessent pas l'ordre et qui demandent à manifester librement. La liberté, je la veux tout entière, mais je la veux aussi pour l'Eglise catholique, et je ne veux pas que cette liberté puisse, être attaquée, ni même soupçonnée dans le chef de la catholicité. Or, comment voulez-vous qu'un souverain sans souveraineté établisse sa défense, qu'il soit protégé, qu'il ait la liberté des communications ? Quelle sera sa dignité ? Vous voulez l'enterrer, le cantonner dans une partie de Rome ; vous mettez autour de lui une ceinture de pouvoirs, parlementaires, militaires, révolutionnaires, et, dans cet emprisonnement, vous déclarez qu'il est souverain ! Mais il n'aura pas même de communications avec la Méditerranée. Gardien des principes, l'Empereur ne voudra pas que le Pape, chef de la catholicité, soit le sujet et comme l'investi d'un autre souverain. Dans ces paroles de M. Barthe l'absence de communications avec la Méditerranée était une allusion et une réponse à un autre discours, celui-là d'un prince et qui paraissait refléter la pensée secrète, la pensée de derrière la tête du chef de l'Etat. Le prince Napoléon, en effet, n'avait pas craint de se prononcer hautement, à la tribune du Sénat, pour les théories révolutionnaires et toutes leurs conséquences, y compris l'invasion de Home par son beau-père, le nouveau roi d'Italie : Jetez, dit-il, les yeux sur un plan de Rome. Le Tibre divisant cette ville, sur la rive droite, vous voyez la ville catholique, le Vatican, Saint-Pierre ; sur la rive gauche, vous voyez la ville des anciens Césars, vous voyez le mont Aventin, enfin tous les grands souvenirs de la Rome impériale. Il y aurait possibilité, je ne dis pas de forcer le Pape, mais de lui faire comprendre la nécessité de s'y restreindre. Il y aurait possibilité de lui garantir son indépendance temporelle dans ces limites. La catholicité lui assurerait un budget propre à la splendeur de la religion et lui fournirait une garnison. — On pourrait lui laisser une juridiction spéciale et mixte pour des cas contestés ; on pourrait lui laisser son drapeau ; toutes les maisons qui sont dans la partie de la ville que j'indiquais, pourraient lui Cotre données en toute propriété. L'histoire nous donne un exemple de cette neutralité : Washington, cette ville fédérale qui a fait longtemps l'objet du respect de tout le continent américain. Vous auriez ainsi une oasis du catholicisme au milieu des tempêtes du monde. On traitera cela de chimère. Mais que de choses traitées (l'abord de chimères ont été réalisées ! Le prince demandait l'unité de l'Italie avec Home pour capitale ; il prétendait que le catholicisme n'aurait qu'à gagner à voir le Pape dans une grande et honorable retraite, d'où il dominerait tout le monde et ne dépendrait de personne. Et poussant jusqu'à la folie la bonne opinion qu'il avait de son jugement propre, il conseillait la sagesse au chef de l'Eglise, et la résignation chrétienne au souverain qu'il voulait déposséder de son patrimoine ! Le retentissement de ce discours étrange s'accrut encore du luxe inusité de télégrammes par lequel le ministère crut devoir le signaler à l'attention de tous les préfets et sous-préfets. Habituellement il n'y avait qu'un télégramme circulaire chaque matin, résumant le contenu du Moniteur officiel qui venait de paraitre et mentionnant, à l'occasion, mais sans les analyser, les débats de la veille dans les Chambres. Cette fois il y en eut trois, coup sur coup, dans l'après-midi et pendant la séance du Sénat. Le premier annonçait que le prince Napoléon prenait séance ; le second qu'il était à la tribune et captivait l'attention de tous ses collègues ; le troisième que son discours, fréquemment et énergiquement applaudi, avait produit sur les auditeurs une impression si forte que la séance était restée forcément suspendue ; suivait l'ordre d'afficher ce discours dans toutes les communes de France ; ce qui fut exécuté le lendemain. L'Empereur était-il informé de ces flagorneries ministérielles à l'adresse de son cousin ? Nous ne saurions le dire ; mais ce que nous n'avons pas oublié c'est que le ministère, interrogé par un membre du Corps législatif sur la signification et la portée exacte de ces trois télégrammes, en nia effrontément l'existence. L'interpellateur possédait les textes ; il les étalait en parlant, mais il n'en aurait pu démontrer l'authenticité qu'en laissant voir de quelle main indiscrète il les tenait ; il demeura coi. Tels étaient les procédés de certains ministres de l'Empire, très dignes, en vérité, de collaborer avec Victor-Emmanuel[5]. M. Billault, ministre sans portefeuille, autrement dit ministre de la parole, fut ému de la réprobation générale qui, jusque chez les impérialistes les plus prononcés, avait accueilli le discours du prince jacobin. Il chercha. donc à dégager la responsabilité impériale et à n'attribuer qu'au Prince tout seul le projet de relégation du Pape dans le jardin du Vatican. Il rappela ensuite avec emphase les services éclatants rendus par l'Empereur à la Papauté, la croix catholique relevée par ses armes jusqu'aux extrémités de l'Orient, les chrétiens protégés par lui en Syrie, le Pape choisi pour parrain de son fils. Son argumentation revenait à ceci : L'Empereur a fait du bien au Pape et à l'Eglise, donc il a droit de leur faire du mal. Elle n'en ramena pas moins la majorité sénatoriale hésitante, qui attendait qu'on lui fournit, non une conviction, c'eût, été demander trop, mais une apparence de prétexte pour ne pas se prononcer contre le gouvernement. Toutefois la minorité, au scrutin, compta cinquante-neuf voix contre soixante-seize. Dans une assemblée tout entière choisie par l'Empereur et habituée à des votes ministériels unanimes, un pareil verdict équivalait à une réprobation formelle. Les choses se passèrent à peu près de même au Corps législatif. MM. de Flavigny, Kolb-Bernard, Plichon, le comte de Ségur-Lamoignon, le vicomte Anatole Lemercier, et surtout M. Keller qui fit alors avec éclat ses premières armes oratoires, rivalisèrent de courage civique et de bon sens. Qu'on ne cherche pas à rapetisser ce grand débat, s'écria M. Keller, qu'on ne vienne pas évoquer l'ombre des anciens partis. Nous ne sommes pas les soldats de je ne sais quelle patrie autrichienne, cachée sous le manteau de la religion. La lutte est, comme en 184B, entre la foi catholique, en même temps française et romaine, et la foi révolutionnaire ; elle est entre des hommes qui, de part et d'autre, déploient ouvertement leur drapeau, et qui, à leurs idées mettent, quand il le faut, le sceau de leur sang. La France a été franchement révolutionnaire en 1793, franchement conquérante sous le premier Empire, franchement conservatrice en 1848 et en 1849. Mais vous qui avez eu l'imprudence de rouvrir cette arène sans en mesurer l'étendue, qui êtes-vous et que voulez-vous être ? Etes-vous révolutionnaires ? Etes-vous conservateurs ? ou bien êtes-vous simplement spectateurs du combat ? .Jusqu'à présent, vous n'êtes ni l'un ni l'autre, car vous avez reculé devant Garibaldi, en même temps que vous vous disiez son plus grand ennemi, car vous envoyiez à la fois une aide efficace au Piémont et de la charpie au roi de Naples ; car vous avez fait écrire dans les mêmes pages l'inviolabilité du Saint-Père et la déchéance du Saint-Père. Dites donc ce que vous êtes. MM. Billault et Baroche répondirent avec habileté. M. de Morny, qui présidait, usa de tous ses moyens d'influence et de séduction, en laissant entendre que ceux qui ne voteraient pas avec le gouvernement seraient traités résolument en ennemis, fussent-ils des amis de la plus-vieille date ; et l'on verra que sur ce point le gouvernement tint parole. La politique impériale en Italie n'obtint que cent soixante et une voix — dont les cinq anti-impérialistes —, contre quatre-vingt-onze, toutes impérialistes. Quatre-vingt-onze mécontents au Corps législatif jusque-là si docile, et cinquante-neuf au Sénat, plus docile encore, il y avait de quoi donner à réfléchir. Evidemment le pays n'était pas avec les destructeurs du pouvoir temporel et les unificateurs de l'Italie. Renouvelées tous les ans, et toujours avec des minorités imposantes, jusqu'à la fin de l'Empire, ces protestations auraient dû éclairer l'Empereur. Une autre manifestation bien faite aussi pour lui ouvrir les yeux, c'est celle de l'opposition républicaine qui, non pas au Sénat, où elle n'existait pas, mais au Corps législatif, glorifiait chaque année Victor-Emmanuel et Garibaldi, et réclamait qu'on retirât les troupes françaises de Rome. Les auteurs de cette motion périodique étaient des ennemis jurés de l'Empire ; nul ne l'ignorait et eux-mêmes ne s'en cachaient pas ; comment donc l'Empereur pouvait-il pencher de leur côté ? Au vote ils étaient cinq ; comment pouvait-il supposer que sa popularité fût intéressée à leur donner satisfaction ? Non seulement dans les Chambres, mais à la Cour, la plupart des fidèles de l'Empire, qui avaient plus ou moins applaudi d'abord à la politique italienne, trouvaient maintenant qu'on était allé trop loin. Le docteur-sénateur Conneau, incorrigible jusqu'au bout, écrivait à son ami et confrère en carbonarisme, le comte Arese, le 7 mars 1863 : Mon cher ami, tu as su combien est grande l'hostilité qui s'est révélée ici contre notre pauvre Italie. Sauf l'Empereur, Mocquart, Persigny, Fleury et moi, tous lui sont hostiles. L'aveuglement de Napoléon III a donc quelque chose de mystérieux ; la suite nous fournira encore plus d'un trait de ce délire inexplicable. Confiant dans sa propre sagesse et dans sa fortune, seul ou presque seul, il marchait imperturbable dans ces trahisons italiennes où les autres spectateurs voyaient pour lui un mirage ; mais lui il croyait que c'était le mirage qui était la réalité. Etrange renversement d'une intelligence pourtant richement douée, ou plutôt châtiment fatidique du mépris affiché pour les lois éternelles de la morale, et leçon formidable pour ceux qui seraient tentés de l'imiter. Le Ministre de l'intérieur, M. de Persigny, ne réussissant pas à intimider les catholiques, s'en prit à leurs institutions charitables, à la Société de Saint-François-de-Sales, à celle de Saint-François-Régis, et plus particulièrement à celle de Saint-Vincent-de-Paul. Il voulut priver cette dernière de sa pleine autonomie, et quoiqu'il ne l'accusât point de faire de la politique, comme il craignait qu'elle ne fût tentée d'en faire, il lui proposa de se laisser choisir un président général par le gouvernement. Celui-ci, dans le même temps, donnait un grand'maître à la Franc-Maçonnerie dans la personne du maréchal Magnan. Le nom de l'archevêque de Paris fut mis en avant pour la société de Saint-Vincent-de-Paul. Les diverses conférences qui la composaient, consultées, refusèrent. M. de Persigny prononça alors la dissolution de la Société ; toutefois, les conférences purent continuer à subsister isolément. M. Fould, ministre des finances, apportait aux Tuileries
des conseils meilleurs et donnait à la politique générale une plus sage
direction. L'Empereur lui ayant exprimé ses inquiétudes au sujet du déficit
qui allait toujours croissant dans les caisses de l'Etat : Sire, lui dit le ministre, il
y a un peu de notre faute à tous ; députés, sénateurs, chambellans, soit par
bonté d'âme, soit pour nous rendre populaires, nous sommes sans cesse à
puiser dans ce pauvre budget ; mais le plus coupable de tous, oserai-je le
désigner à Votre Majesté ? — Parlez,
dit l'Empereur. — Eh bien, c'est Votre Majesté
elle-même : Elle ne sait rien refuser à personne. L'Empereur sourit et
demanda au ministre s'il connaissait un remède. — Oui,
sire, mais il serait héroïque. — Dites
toujours. — Il faudrait que Votre Majesté se
liât les mains, qu'elle renonçât au droit d'ouvrir des crédits
extraordinaires dans l'intervalle des sessions du Corps législatif. — Je le ferai, dit l'Empereur, je veux me forcer à l'économie. En 1861, un
sénatus-consulte modifia la Constitution en ce sens que les crédits
extraordinaires ou supplémentaires ne pourraient plus être accordés à
l'avenir qu'en vertu d'une loi. Règle très sage, mais qui ne fut pas toujours
rigoureusement observée ; elle ne l'est, du reste, sous aucun régime. Les fêtes d'inauguration du boulevard Malesherbes et de plusieurs autres, la réception des ambassadeurs siamois, les visites princières du roi de Suède, du nouveau roi de Prusse, Guillaume Ier, du roi des Pays-Bas, endormaient la vigilance de Napoléon III sur les dangers plus ou moins éloignés dont sa politique ouvrait l'ère pour la France. Il n'avait d'autres soucis, pour le moment, en dehors des plaisirs qui commençaient à devenir peu séants pour son âge, que de soulager les nombreuses victimes de la crise du coton, née du traité de commerce, et d'écrire l'Histoire de César, à laquelle il se livrait avec ardeur. Le monde politique était à l'apaisement ; Napoléon III, en Italie, jugeait que ses protégés venaient d'avaler d'assez gros morceaux pour que, dans l'intérêt même de leur existence, ils ne songeassent qu'à digérer en paix. Victor-Emmanuel et surtout Garibaldi se montrant toujours insatiables, il leur signifia nettement sa volonté. Garibaldi n'en tint compte. Prenant pour cri de guerre : Rome ou la mort ! il réunit quatre mille volontaires et annonça qu'il allait délivrer ce qu'il restait d'Italiens sous le joug du Pape. Victor-Emmanuel laissait faire, paraissant tout ignorer. Napoléon III lui fit signaler, par M. Thouvenel, les agissements de Garibaldi. Je n'y suis pour rien, je les désavoue, répondit avec empressement le nouveau roi d'Italie. Et l'on crut que la comédie des annexions allait avoir une répétition. Il n'en fut rien. L'Empereur répliqua en homme qui veut être obéi : Garibaldi est sujet italien ; s'il trouble l'ordre, arrêtez-le, et si les moyens vous manquent, je suis prêt à vous aider. Comme, selon le proverbe, c'est le ton qui fait la chanson, Victor-Emmanuel comprit que, cette fois, c'était sérieux. Il s'exécuta. Le colonel Pallaviccini, à la tête de deux mille quatre cents bersagliers ou fantassins de l'armée régulière italienne, reçut ordre d'arrêter les bandes garibaldiennes. Il les poursuivit, les enveloppa en Sicile, mais elles lui échappèrent en partie ; Garibaldi s'empara d'un bateau à vapeur, y monta avec un millier d'hommes, tenta de surprendre Reggio et se jeta dans les montagnes de la Calabre. Les Italiens l'y suivirent. La rencontre eut lieu à Aspromonte, le 29 août 1862. Le combat dura peu, Garibaldi ayant reçu, dès le début, une balle au pied droit. Il y eut douze morts et cinquante blessés. Les combattants suspendirent la lutte, à la nouvelle que Garibaldi était tué ; puis, bientôt ils se mêlèrent et s'embrassèrent. Eh quoi, se disaient-ils, nous battre les uns contre les autres, nous qui, l'an dernier, marchions si bien ensemble à Capoue et à Gaète ! Le monde est donc bien changé ! — Il n'y a rien de changé en Italie, dit Garibaldi qui, assis, fumait un cigare tandis qu'on sondait sa blessure ; le Pape est toujours un tyran et Victor-Emmanuel un roi galant-homme ; mais de l'autre côté des Alpes tout est changé ; on ne peut rien sans ce Bonaparte, il nous paiera un jour sa défection ! La balle de Garibaldi ne put être extraite que plus tard,
et non sans peine, par le docteur Nélaton. Le chef des chemises rouges fut
emprisonné pour la forme, le 2 septembre, au Varignano, clans le golfe de la
Spezzia, puis amnistié et relâché dès le 15, avec tous ses compagnons
d'armes. Le monde entier fit écho à sa plainte ; car si Garibaldi était un
fanatique, un énergumène, du moins il était sincère. Le service que Napoléon
III venait de rendre à la cause de l'ordre européen fut donc de ceux qui
n'attirent la reconnaissance de personne. La Révolution s'en montra exaspérée
et les conservateurs trouvèrent à Aspromonte la pleine justification de leurs
griefs : Voilà, se disait-on, voilà comme les choses se seraient passées à Castelfidardo
et à Gaëte, si l'Empereur des Français Pavait voulu ! La série des annexions piémontaises se trouvant décidément enrayée et l'achèvement de l'unité italienne ajourné à des temps plus favorables, il ne restait à Napoléon III, avant de clore la première période d'exécution, qu'à remercier ses principaux collaborateurs. M. de Gramont, le premier, reçut la récompense de ses constantes capitulations dans la question romaine. On lui donna l'ambassade de Vienne qu'il convoitait depuis longtemps, non seulement comme poste plus élevé, mais comme un repos. En lui transmettant cette bonne nouvelle, le Ministre des affaires étrangères lui écrivit avec mélancolie : On est bien malheureux, mon cher duc, lorsqu'on ne l'a pas désiré, de se trouver mêlé à la question romaine, et si j'ai eu la bonne chance de vous tirer de la tempête, plaignez-moi d'être resté exposé à ses fureurs... Les perplexités de mon esprit, je n'ose dire de ma conscience, sont grandes ; je voudrais être plus vieux de deux ou trois mois. C'est le 26 août 1862 que M. Thouvenel jetait ce cri de malaise. Les deux mois désirés ne s'écoulèrent pas complètement sans qu'il reçut, lui aussi, sa récompense, mais sous une autre forme. Le 15 octobre, l'Empereur lui signifia brusquement son congé par un billet de dix lignes : Saint-Cloud, 15 octobre 1862. MON CHER MONSIEUR THOUVENEL, Dans l'intérêt même de la politique de conciliation que vous avez loyalement servie, j'ai dû vous remplacer au ministère des Affaires étrangères ; mais en me décidant à me séparer d'un homme qui m'a donné tant de preuves de dévouement, je tiens à lui dire que mon estime et ma confiance en lui ne sont nullement altérées. Je suis persuadé que, dans toutes les positions que vous occuperez, je pourrai compter sur vos lumières comme sur votre attachement et je vous prie de croire, de votre côté, à mon amitié sincère. NAPOLÉON. Il le remplaçait par M. Drouyn de Lhuis, homme complément et résolument honnête, qui n'eût jamais prêté les mains aux répugnantes besognes des deux années précédentes. Thouvenel avait bu le calice et, comme on dit en style figuré, avalé les couleuvres ; on l'éloignait comme un témoin désagréable à rencontrer ; on le repoussait comme on repousse un remords[6]. |
[1] Le général raconte qu'un jour, après avoir pris Tang-Kho, gros village fortifié sur la rive droite du Peï-ho, ils s'arrêtèrent en pleine victoire et firent arrêter les Français, au lieu d'attaquer immédiatement le fort de Yiv-Kia-pou, qui n'était qu'a deux kilomètres : il était onze heures et l'on n'avait pas déjeuné !
Montauban avait quitté la France le 22 janvier 1860 ; il arriva le 12 mars au rendez-vous où se trouvaient déjà les chefs de l'expédition anglaise. Ceux-ci qui, partis de l'Hindoustan, avaient beaucoup moins de chemin à faire, voulaient ouvrir les hostilités dès le 15 avril ; on eut beaucoup de peine à obtenir qu'ils ne fissent rien tout seuls.
[2] Plus correctement Pali-Kiao.
[3] Qui sait si la Chine ne vengera pas un jour, à Calcutta et peut-être à Londres, l'humiliation de cette signature de traité ? L'hypothèse parait invraisemblable à l'heure actuelle, mais quand la Chine aura conscience de sa force, l'Europe pourra éprouver bien des surprises.
[4] Mgr Thomas, évêque de La Rochelle (depuis archevêque de Rouen et cardinal), qui n'avait jamais été enthousiaste de l'Empire, causait un jour, après les désastres de 1870, avec un paysan saintongeais resté bonapartiste malgré tout, comme la masse de ses compatriotes. Eh bien, lui disait-il, vous voyez où il nous a menés, votre Empereur ! — C'est vrai, Monseigneur, répondit le paysan ; pour la guerre il n'y entendait rien ; mais pour la vente des cognacs il n'avait pas son pareil ! Cette appréciation du Saintongeais, en 1862, eût bien étonné en ce qui concernait la première partie ; mais pour la seconde elle était et resta celle d'une foule de commerçants à Lyon, à Marseille, à Bordeaux et ailleurs.
[5] L'auteur de ces lignes était alors chef de la station télégraphique de Chaumont (Haute-Marne) ; il reçut les trois télégrammes et en porta lui-même au moins un au préfet de la Haute-Marne, M. Rostan d'Ancézune. Aussi ne fut-ce pas sans indignation qu'il lut ensuite les dénégations du ministre, M. de Persigny. Jamais il ne lui en coûta autant de garder le secret professionnel, qu'il croit pouvoir rompre aujourd'hui.
[6] Le duc de Gramont, bien abrité dans son ambassade de Vienne, en attendant de devenir à son tour ministre des affaires étrangères et de rencontrer là une expiation beaucoup plus terrible, envoya à M. Thouvenel ses condoléances affectueuses. Celui-ci lui répondit au bout de trois mois :
J'ai sur la conscience, mon cher duc, dirai-je le regret ou le remords, de n'avoir pas, malgré votre appel amical, continué avec vous une correspondance qui m'était si précieuse. Je vous dois à ce sujet une explication et je profite d'une occasion pour vous la donner. Pendant les premiers mois qui ont suivi ma retraite, les nombreuses lettres que j'ai reçues des divers coins du monde me sont parvenues portant des traces visibles d'effraction ; j'ai su que mes réponses avaient eu le même sort et j'ai pris, à partir de ce moment, le sage parti du silence. Je n'en garde pas moins le souvenir, etc.
On savait déjà, par les papiers découverts aux Tuileries après le 4 septembre 1810 ; que le cabinet noir n'était pas une fiction sous l'Empire, et dix-sept lettres du général Félix Douai à son frère, interceptées à la poste et trouvées en copie sur le bureau de l'Empereur, témoignèrent de la vigilance de la police secrète. Mais on aurait pu croire que les hauts dignitaires échappaient à ce contrôle avilissant. On voit, par le cas de M. Thouvenel, qu'il n'en était rien. Dans ce monde de conspirateurs on n'avait les uns pour les autres que l'estime et la confiance qu'on devait avoir.