Nous abordons ici un des chapitres les plus douloureux de l'histoire de France ; elle en compte d'aussi funestes, elle n'en a pas d'aussi déshonorant, d'aussi pénible pour le narrateur. En effet, rien ne répugne davantage à notre caractère national que la duplicité, l'hypocrisie, surtout si elles ont pour but l'immolation des faibles. Or, dans les évènements qui suivent la guerre d'Italie, ces hontes morales coulent à pleins bords. L'empereur des Français reprend peu à peu son rêve d'unification nationale italienne, resté inachevé ; à peine le traité de Zurich signé, il travaille sous main à le réduire à néant. Il aurait pu tout empêcher ; son unique préoccupation sera de paraître faible et dupe, alors qu'il est approbateur formel, pour ne pas dire inspirateur. Lâche ou fourbe, il faut choisir ; s'il n'est pas l'un, il sera l'autre. Nous avons pu hésiter lorsque nous eûmes pour la première fois à démêler les ressorts cachés de sa ténébreuse politique[1]. On en était encore réduit aux conjectures, aux inductions, aux hypothèses. Mais la correspondance d'un des principaux acteurs a été publiée depuis, après la mort de ce dernier et par les soins de son fils[2]. Il est impossible d'imaginer publication plus démonstrative, plus lumineuse, plus foudroyante. L'Empereur fut sciemment complice et fourbe avec persévérance ; sa déloyauté va jusqu'à provoquer le malaise, le dégoût (le mot y est), chez les agents qu'elle emploie. Durant la seconde moitié de 1859, Parme, Modène et la Toscane avaient été envahies par les bandes piémontaises ; leurs souverains étaient expulsés. Dans les Légations, l'autorité pontificale était de même remplacée par un gouvernement provisoire, que présidait un Piémontais, le marquis d'Azeglio, envoyé de Cavour ; c'étaient des Piémontais aussi, le baron Ricasoli, qui présidait à Florence, et M. Farini, à Modène. Le traité de Zurich avait pour but de rétablir les choses sur l'ancien pied, sauf en ce qui concerne Parme, que Napoléon III livrait au Piémont. La souveraine de ce petit duché n'avait pris, il est vrai, aucune part à la guerre ; elle avait même, de l'aveu de tous, le gouvernement le plus sage de la péninsule et elle était absolument populaire, puisque, chassée une première fois par les Piémontais, ses sujets l'avaient rappelée ; mais pour Napoléon III elle était la sœur du comte de Chambord, et François-Joseph la sacrifia, comme étrangère à la maison d'Autriche. Le Pape non plus n'avait pas été belligérant. Les vainqueurs n'avaient donc nul droit de lui imposer l'abandon, même simplement administratif, d'une partie de son petit Etat et, naturellement, il se défendit. C'était pour lui une question de principe : une fois sa souveraineté entamée à Bologne, ne le serait-elle pas à Ancône ? Ne le serait-elle pas à Rome ? L'apologie du gouvernement pontifical était facile, du reste, sous le doux et paternel Pie IX ; elle avait été faite tout récemment par M. de Rayneval, ambassadeur de France à Rome, dans un rapport célèbre que le gouvernement français, après l'avoir demandé, voulut supprimer parce qu'il le trouva trop favorable, mais que des journaux anglais publièrent. Et. puis Pie IX ne venait-il pas de faire dans les Romagnes un voyage aussi triomphal, pour le moins, que celui de Napoléon en Bretagne ? Les feuilles révolutionnaires signalèrent comme un symptôme sans réplique une inscription qui se lisait sur tous les. murs des grandes villes et qui, effacée, reparaissait toujours : Viva Verdi ! Ce cri d'enthousiasme ne s'adressait évidemment pas au célèbre musicien, mais bien au Roi piémontais, le nom de Verdi étant l'anagramme de Vittorio Emmanuele Re D'Italia. Mais l'ubiquité de cette ingénieuse combinaison de lettres signifiait peu de chose ; il suffisait, pour qu'elle se reproduisit partout, que trente personnes se fussent entendues à cette fin. Quant au fameux cri de douleur dont Victor-Emmanuel s'était fait l'écho retentissant dans un de ses discours, les témoins étrangers, plus désintéressés que lui, en parlaient d'une manière bien différente. Ainsi le duc de Gramont, successeur du comte de Rayneval à l'ambassade de Rome, écrivait de cette capitale à M. Thouvenel, ministre des affaires étrangères à Paris : Comédie que tout cela, comédie des plus grossières... comédie qu'on ne saurait empêcher, car il y aura toujours quelqu'un qui parlera au nom des Romains et demandera justice pour cette population opprimée, sans que celle-ci s'en doute ou s'y intéresse le moins du monde... Est-il possible de parler sérieusement de la nécessité de soustraire ces populations au joug qui pèse sur leurs destinées ! Elles nous riraient au nez si elles nous entendaient leur tenir ce langage et je vous réponds que plus d'un Italien s'égaie avec son voisin de la bonne foi avec laquelle nous avons accepté pour véritable l'Italie qu'ils nous ont inventée, ou plutôt la Rome qu'ils nous dépeignent ! Une autre lettre, écrite de Vienne par le même duc de Gramont, après qu'il eût quitté Rome, est encore plus pittoresque : Je vais vous dire une énormité... Les Italiens accepteront tout, tout, tout ce qui sera décidé. Rome ou la mort : feu de paille ! Rage, désespoir, fureurs extrêmes ! des mots ! Dans les journaux peut-être, chez quelques garibaldiens qui se sont fait une seconde nature à l'exemple de leur chef, peut-être encore ; mais la masse italienne se résignera avec une souplesse qui vous émerveillera. Je suis pour mon compte aussi sûr de cela que si je le voyais de mes propres yeux. C'est que, moi, j'ai vécu neuf ans dans ce pays-là, je connais la véritable Italie et les vrais Italiens, je sais quels sont les sentiments et les habitudes de ces êtres passifs et sensitifs, qui, comme de subtils échos, répètent et enflent tous les sons qu'on leur fait répéter, pourvu qu'on ait la force de crier ferme devant eux. J'ai vu naitre aussi et se façonner, sous mes yeux, l'Italie factice, l'Italie d'opéra-comique, dont on s'est servi dans ces derniers temps. Il y a même plusieurs de ses chefs, Ratazzi, entre autres, qui peuvent difficilement me regarder sans rire, comme les augures d'autrefois... Par exemple je ne saurais vous dire avec quelle tristesse j'ai tenu dans mes mains le prix vénal de tous les journaux ; ce qu'on paye de Turin au Constitutionnel, au Siècle, etc., etc. ce que demandait la Presse, ce qu'elle a fini par recevoir ; ce qui a été refusé à la Patrie — qui vient de contracter récemment sur une autre base —, et enfin le singulier marché de l'Indépendance belge, dont le hasard m'a livré les détails... Les agents de Mazzini, lorsqu'ils voulaient être sincères, ne s'exprimaient pas autrement que les diplomates. C'est ainsi que, huit ans plus tard, alors que le bonheur prétendu des provinces pontificales annexées aurait dû modifier déjà le sentiment public, M. Celestino Bianchi, chargé de faire au grand agitateur, un rapport sur l'état réel des choses à Home, lui écrivait (19 août 1867) : ... Les sentiments de la noblesse, vous les connaissez. Créés ou maintenus dans leurs positions par la papauté, ces messieurs ne peuvent penser un moment à être Italiens, et pour preuve, après le départ des Français, presque tous les fils de famille appartenant à fa noblesse romaine sont entrés dans la milice papaline, répondant ainsi à l'appel d'Antonelli, qui voulait par cette démonstration, faire voir à l'Europe que toute la noblesse romaine aimait l'institution à laquelle elle devait ses richesses et ses titres. Quant au peuple, je dois vous annoncer avec douleur qu'à Rome, sauf quelques exceptions d'ouvriers intelligents, ou qui ont voyagé, il est jusqu'à présent à l'état de plèbe... Réclamez leur appui en cas d'une insurrection, et ces hommes vous riront au nez en haussant les épaules ; peut-être seulement une minime partie d'entre eux vous prêtera son concours, soit entraînés par une vague espérance qu'ils sentent .et ne peuvent définir, soit poussés par un amour du désordre qui anime presque toujours les populations ignorantes. Mais leur concours manquera de conviction... Je comprends votre immense douleur en recevant ces nouvelles ; mais je me suis proposé de vous dire non ce qui devrait être, mais ce qui est[3]. En se plaçant au point de vue purement français. c'est pour l'historien un problème véritable, et un problème insoluble, que celui-ci : comment un homme intelligent tel que Napoléon III, un homme qui venait de donner des preuves de sagacité et qui était dans la plénitude de sa maturité et de sa raison, a-t-il pu voir sans y rien comprendre l'unanimité des enthousiasmes italianissimes de tous les anciens républicains français non ralliés à l'Empire, l'unanimité aussi des répulsions de presque tous les impérialistes et du clergé, de l'épiscopat surtout, jusqu'alors si favorable à l'Empereur ? Il est impossible, en effet, qu'il ait ignoré l'état de l'opinion publique si nettement partagée ; impossible qu'il n'ait pas vu, au moins en partie, le déluge d'articles de journaux et de brochures qui inondèrent alors le monde entier, pour ou contre le pouvoir temporel. Plus d'une fois dés représentations, des supplications s'élevèrent à lui, même en public, de telle sorte qu'il ne put prétexter ignorance. Le cardinal Donnet lui dit en le complimentant à son passage à Bordeaux, au retour d'une saison de bains à Biarritz : Nous prions, Sire, nous prions avec une confiance qui s'obstine, avec une espérance que n'ont pu décourager des évènements déplorables et de sacrilèges violences. Le motif de cet espoir, après Dieu, c'est vous, Sire, vous qui avez été et qui voulez être encore le fils allié de l'Eglise, vous qui avez dit ces paroles mémorables : La souveraineté temporelle du chef vénérable de l'Eglise est intimement liée à l'éclat du catholicisme, comme à la liberté et à l'indépendance de l'Italie. Belle pensée, conforme aux sentiments que professait le chef auguste de votre dynastie, lorsqu'il disait de la puissance temporelle des Papes : Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils ont bien fait. Le tout-puissant Empereur répondit par un refus de répondre : Je ne puis entrer ici dans les développements qu'exigerait la grave question que vous avez touchée ; je me borne à rappeler que le gouvernement qui a rétabli le Saint-Père sur son trône ne saurait lui faire entendre que des conseils inspirés par un sincère et respectueux dévouement à ses intérêts ; mais il s'inquiète avec raison du jour, qui ne saurait être éloigné, où Rome sera évacuée par nos troupes ; car l'Europe ne peut permettre que l'occupation qui dure depuis dix années se prolonge indéfiniment. Mais quand notre armée se retirera, que laissera-t-elle derrière elle ? Voilà des questions dont l'importance n'échappe à personne. Mais croyez-le bien, à l'époque où nous vivons, pour les résoudre, il faut, au lieu d'en appeler aux passions ardentes, rechercher avec calme la vérité et prier la Providence d'éclairer les peuples et les rois sur le sage exercice de leurs droits comme sur l'étendue de leurs devoirs. Le Piémont retira ses commissaires de l'Italie centrale. On respira, on crut que tout était fini, que tout rentrait dans l'ordre, et les conservateurs se reprochèrent un moment d'avoir été trop prompts à soupçonner Napoléon III ; ils admiraient déjà ce vainqueur imperturbable qui, d'un mot, rassérénait l'horizon aussi facilement qu'il l'avait troublé. Mais ce ne fut que la clarté d'un éclair. On apprit avec incrédulité d'abord, avec stupeur ensuite, que Cavour, avant de retirer ses commissaires, avait fait voter par la population des villes l'annexion de l'Italie centrale au Piémont, et qu'il les avait remplacés par un gouverneur général, piémontais également, M. Buoncompagni. Tous les regards se tournèrent vers le vainqueur de Solferino. Arbitre absolu de la situation, qu'allait-il faire ? Laisserait-il protester sa parole donnée à Villafranca, et sa signature donnée à Zurich ? Aurait-il assez peu de générosité pour faire exécuter le traité en tout ce qui était sacrifice consenti par l'Autriche, mais le laisser lettre morte en tout ce qui marquait des limites à ces sacrifices ? Ne donnerait-il pas au Piémont un ordre, un simple signe du doigt qui le ferait immédiatement rentrer dans ses frontières, élargies de toute l'étendue de la Lombardie, ce qui était déjà un agrandissement assez honnête ? Napoléon ne fit absolument rien, et bientôt il fut impossible de douter de son consentement tacite aux usurpations piémontaises. Le duc de Gramont se raidissait contre les apparences. En honnête serviteur, il voulait croire à l'honnêteté de celui qu'il servait. Voyant l'Empereur sanctionner, en fait, tout ce qu'il réprouvait en paroles, il écrivit le 31 janvier 1860, à M. Thouvenel. Jusqu'ici je me suis associé fidèlement et entièrement à la politique de l'Empereur ; je l'ai servi avec tout le zèle dont je suis capable et, je dirai plus, avec les sentiments que l'Empereur me connaît bien, et que je lui ai voués de cœur il y a bien des années. Par ses ordres, et d'après les instructions constantes et réitérées de son ministre des affaires étrangères, j'ai répété que l'Empereur ne serait jamais l'agresseur ni le spoliateur du Pape. Je l'ai dit au Pape et à ses ministres, je l'ai dit aux peuples de Bologne et de Rome, je l'ai dit aux chefs du gouvernement bolonais, à tout le Corps diplomatique. Si maintenant, en reconnaissant l'acte d'annexion, Sa Majesté sanctionne la prise de possession du gouvernement sarde, elle fait cause commune avec le spoliateur, elle prend sa part de responsabilité et de solidarité dans l'acte de saisie. Or, je vous le demande, mon cher ami, comment pourrai-je, après un tel démenti donné à toutes mes paroles, comment pourrai-je continuer à représenter Sa Majesté auprès du Saint-Siège ?... Dieu me garde de me donner ici une importance exagérée ; mais enfin l'Empereur lui-même est intéressé à ce que son ambassadeur conserve sa dignité personnelle et l'estime de tous ceux qui l'approchent. En écrivant ces lignes, je ne consulte que ma conscience et je sacrifie tous mes goûts et mes convenances personnelles ; je sacrifie jusqu'à mes sentiments, car je crains de blesser l'Empereur, auquel je suis profondément attaché ; mais j'écoute une voix intérieure qui me dicte ces paroles et qui ne m'a jamais trompé. Aussi quel ne dut pas être l'embarras de M. de Gramont, lorsque, un mois et demi plus tard, le 12 février — c'est encore lui qui le raconte —, Pie IX, qui n'était pas dupe, lui dit à brûle-pourpoint : Eh bien, Monsieur l'Ambassadeur, la situation s'éclaircit de jour en jour. Je sais que je n'ai plus rien à attendre de l'Empereur. Il me laissera prendre les Légations et les Romagnes et je ne puis, moi, l'en empêcher. On me prendra tout ce qu'il permettra de prendre ; on me laissera ce qu'il me fera laisser. Il a la force, il est le maître ! L'idée d'un congrès européen fut lancée de nouveau, comme avant la guerre, et parut devoir tout concilier. Mais une nouvelle brochure d'inspiration impériale vint en rendre la réunion impossible par la prétention qu'elle exprimait de lui dicter ses décisions. Elle avait pour titre Le Pape et le Congrès. Elle admettait bien que le chef de deux cents millions de catholiques ne fût le sujet de personne, afin que sa voix pût s'élever toujours librement. Mais elle insistait, comme la première brochure et davantage encore, sur la difficulté d'établir l'union de la puissance spirituelle et de la puissance temporelle sans que celle-ci fût sacrifiée à celle-là. Conclusion : il fallait laisser un domaine à la Papauté, mais le plus petit possible. Le peuple du Souverain Pontife ne devait être qu'une grande famille groupée autour de lui, vouée aux arts et au recueillement ; une sorte d'oasis on les passions de la politique n'aborderaient pas, et qui n'aurait que les douces et calmes perspectives du monde spirituel. Le 2 janvier 1860, le Moniteur inséra une lettre de l'Empereur au Pape, en date de l'avant-veille, qui ne permettait plus de douter que la politique de la brochure ne fût celle du souverain auquel on en attribuait l'inspiration : TRÈS SAINT-PÈRE, La lettre que Votre Sainteté a bien voulu m'écrire le 2 décembre m'a vivement touché, et je répondrai avec une entière franchise à l'appel fait à ma loyauté. Une de mes plus vives préoccupations pendant et après la guerre a été la situation des Etats de l'Eglise, et certes, parmi les raisons puissantes qui m'ont engagé à faire si promptement la paix, il faut compter la crainte de tous les jours de voir la révolution faire de nouveaux progrès. Les faits ont une logique inexorable ; malgré la présence de mes troupes à Rome, et malgré mon dévouement au Saint-Siège, je ne pouvais échapper à une certaine solidarité avec les effets du mouvement national provoqué en Mlle par la lutte contre l'Autriche. La paix une fois conclue, je m'empressai d'écrire à Votre Sainteté, pour lui soumettre les idées les plus propres, selon moi, à amener la pacification des Romagnes, et je crois encore que si, dès cette époque, Votre Sainteté eût consenti à une séparation administrative de ces provinces et à la nomination d'un gouvernement laïque, elles seraient rentrées sous son autorité. Malheureusement cela n'a pas eu lieu, et je me suis trouvé impuissant à empêcher l'établissement d'un nouveau régime. Mes efforts n'ont abouti qu'à empêcher l'insurrection de s'étendre, et la démission de Garibaldi a préservé les Marches d'Ancône d'une invasion certaine. Aujourd'hui le Congrès va se réunir. Les puissances ne sauraient méconnaître les droits incontestables du Saint-Siège sur les Légations ; néanmoins, il est probable qu'elles seront d'avis de ne pas recourir à la violence pour les soumettre. Car si cette soumission était obtenue à l'aide de forces étrangères, il faudrait encore occuper les Légations militairement pendant longtemps. Cette occupation entretiendrait les haines et les rancunes du peuple italien, comme la jalousie des grandes puissances : ce serait donc perpétuer un état d'irritation, de malaise et de crainte. Que reste-t-il donc à faire ? car enfin cette incertitude ne peut pas durer toujours. Après un examen sérieux des difficultés et des dangers que présentaient les diverses combinaisons, je le dis avec un regret sincère, et quelque pénible que soit la solution, ce qui me parait le plus conforme aux véritables intérêts du Saint-Siège, ce serait de faire le sacrifice des provinces révoltées. Si le Saint-Père, pour le repos de l'Europe, renonçait à ces provinces qui, depuis cinquante ans, suscitent tant d'embarras à son gouvernement, et qu'en échange il demandât aux puissances de lui garantir la possession du reste, je ne doute pas du retour immédiat de l'ordre. Alors, le Saint-Père assurerait à l'Italie reconnaissante la paix pour de longues années, et au Saint-Siège la possession paisible de l'Etat de l'Eglise. Votre Sainteté, j'aime à croire, ne se méprendra pas sur les sentiments qui m'animent. Elle comprendra les difficultés de ma situation. Elle interprétera avec bienveillance la franchise de mon langage, en se souvenant de tout ce que j'ai fait pour la religion catholique et pour son auguste chef. rai exprimé sans réserve toute ma pensée, et je l'ai cru indispensable avant le Congrès. Mais je prie Votre Sainteté, quelle que soit sa décision, de croire qu'elle ne changera en rien la ligne de conduite que j'ai toujours eue à son égard. En remerciant votre Sainteté de la bénédiction apostolique qu'Elle a envoyée à l'Impératrice, au Prince impérial et à moi, je lui renouvelle l'assurance de ma profonde vénération. De Votre Sainteté, le dévot fils, NAPOLÉON. Cavour, dès qu'il eut connaissance de cette lettre, n'hésita pas à rentrer au ministère, et il déclara en plein Parlement à Turin, qu'elle était aussi importante pour la question italienne que la bataille de Solferino. Ce fut aussi, en France, l'opinion du comte Walewski, ministre des affaires étrangères, qui donna sa démission et fut remplacé par un homme plus dépendant, M. Thouvenel. La lettre impériale fut tout particulièrement un baume pour les Anglais, qui n'avaient pas encore pardonné Magenta et Solferino. Lord Palmerston fut acquis dès lors tout entier à la politique nouvelle et se montra plus hardi que jamais dans ses encouragements au Piémont. Les héritiers d'Henri VIII et d'Elisabeth étaient heureux de voir le Pape frappé au cœur dans sa puissance temporelle et frappé par un prince jusque-là réputé catholique. C'était pour eux une revanche de ce qu'ils avaient appelé l'agression papale, quand Pie IX créa chez eux un archevêque catholique de Westminster, avec douze évêques suffragants. Un des chefs de l'Eglise de France, le plus écouté peut-être parce qu'il était le plus calme, le plus pondéré, Mgr Pie, évêque de Poitiers, n'hésita pas à intervenir comme évêque et, par conséquent, juge au spirituel de toutes les doctrines fausses et de tous les écrits publics qui préconisaient ces doctrines. Il évoqua à son tribunal la brochure Le Pape et le Congrès, et déclara que nulle puissance terrestre n'a autorité pour opérer ou sanctionner, en tout ou en partie, la sécularisation du patrimoine apostolique et la déchéance temporelle du Pape. Le mandement de Poitiers se terminait par une page magistrale, dégageant avec une clarté terrible la responsabilité du principal auteur de tout ce qui s'était fait ou se préparait encore. Cette page appartient à l'histoire ; nous devons la citer en entier : Dans le jugement du Christ, tout dépendait du gouverneur romain Ponce Pilate... Voyant qu'il ne gagnait rien, mais qu'au contraire les exigences croissaient et devenaient plus impérieuses autour de lui et qu'après avoir vainement cherché à arracher le Juste à la multitude, il allait être entraîné à un acte de suprême faiblesse ; Pilate ordonna qu'on lui apportât de l'eau. Il se lava les mains devant le peuple et dit : Je suis innocent du sang de cet homme. Cela fait, après avoir flagellé Jésus, il le livra aux Juifs pour qu'ils le crucifiassent. La postérité a-t-elle ratifié l'absolution que se donna Pilate, et le lavement de ses mains l'a-t-il innocenté devant les siècles à venir ? Ecoutez : Depuis dix-huit siècles il est un formulaire en douze articles, que toutes les lèvres chrétiennes récitent chaque jour. Dans ce formulaire de notre foi, rédigé avec tant de concision par les Apôtres, figurent, en outre des trois noms adorables des personnes divines, le nom mille fois béni de la femme qui a donné la naissance humaine au Fils de Dieu, et le nom mille fois exécrable de l'homme qui lui a donné la mort. Or, cet homme ainsi marqué du stigmate déicide, cet homme ainsi cloué au pilori de notre symbole, quel est-il donc ? Cet homme, ce n'est ni l'érode, ni Caïphe, ni Judas, ni aucun des bourreaux juifs ou romains, cet homme c'est Ponce Pilate. Et cela est justice. Hérode, Caïphe, et les autres ont eu leur part dans le crime ; mais enfin rien n'eût abouti sans Pilate. Pilate pouvait sauver le Christ, et sans Pilate on ne pouvait mettre le Christ à mort. Le signal ne pouvait venir que de lui : nobis non licet interficere, disaient les Juifs. Lave tes mains, ô Pilate ; déclare-toi innocent de la mort du Christ. Pour toute réponse nous dirons chaque jour, et la postérité la plus reculée dira encore : Je crois en Jésus-Christ, le fils unique du Père, qui a été conçu du Saint-Esprit, qui est né de la Vierge Marie et qui a enduré mort et passion sous Ponce Pilate, qui passes est sub Pontio Pilato... L'exactitude de la comparaison était d'une évidence telle que personne, parmi les adulateurs de l'Empire, n'osa la contester. Rien ne se fût accompli contre le Pape sans l'autorisation du vainqueur de Solferino ; lui-même parut s'appliquer à en fournir la preuve lorsque se produisirent, un peu plus tard, d'autres agressions, conséquences logiques de la première, mais qu'il n'autorisait plus. Garibaldi et les sociétés secrètes qui ne voulaient rien entendre, marchèrent alors tout seuls et n'allèrent pas loin. A Mentana le gouvernement italien n'osa bouger ; à Aspromonte il se chargea en personne de réprimer Garibaldi ; et s'il reprit ses projets pour consommer enfin la spoliation, ce ne fut qu'après la chute, bien constatée, de Napoléon III. Pour l'instant, le monde officiel resta comme étourdi par ce coup de crosse qui était un coup de massue. Le courage de l'évêque avait dépassé les bornes de la vraisemblance ; on l'admirait, mais avec stupeur ; aucun journal n'osa applaudir tout haut ; la plupart même feignirent d'ignorer le mandement de Poitiers. C'est ce qu'aurait dû faire, lui aussi, le Pilate impérial. Mal conseillé par la toujours bouillante intempérance du prince Napoléon, il commit la lourde faute de découvrir sa blessure en s'accordant la satisfaction d'une vengeance. Le ministre des cultes, M. Rouland, déféra Mgr Pie au conseil d'Etat. Ce conseil étant nommé par l'Empereur et présidé au nom de l'Empereur, la condamnation était certaine, mais l'aggravation du scandale l'était plus encore. L'évêque se défendit. Il demanda comment on pouvait l'accuser d'irrévérence envers le chef de l'Etat pour avoir daubé sur des brochures signées de M. de la Guéronnière. M. de la Guéronnière n'était-il qu'un homme de paille, chargé de recevoir les horions ? Et les rieurs se mirent du côté de l'évêque, en plus des admirateurs de son courage. Ce fut bien pis après le jugement, prononcé en vertu d'une jurisprudence antérieure à 1789. Mgr Pie, condamné comme d'abus, reçut notification de la sentence le samedi-saint. J'ai reçu, répondit-il au ministre, l'ordonnance royale que Votre Excellence a cru devoir m'envoyer. Je l'ai reçue dans un temps de l'année où l'Eglise retrace à notre souvenir les appels comme d'abus qui frappèrent la doctrine du Sauveur, et les sentences du conseil d'Etat de l'époque contre cette doctrine... On n'est pas plus maladroit que n'avaient été le potentat et ses ministres, et, malgré le proverbe qu'en fait de maladresses les plus courtes sont les meilleures, celles-ci se prolongèrent jusqu'à la fin de l'Empire, par une série 4 de tracasseries mesquines. Non seulement Mer Pie, mais Mgr Dupanloup, coupable, un peu plus tard, d'avoir prononcé l'oraison funèbre des vaincus de Castelfidardo, Mgr de Dreux-Brézé à Moulins, Mgr Plantier à Nimes et en général tous ceux des évêques qui s'associèrent avec un certain éclat aux protestations de Pie IX, furent mis officiellement au ban de l'Empire ou, comme on le disait dans le public malin, en pénitence. Les parquets des diverses cours impériales transmirent aux fonctionnaires des instructions où il était dit : ... Justement blessé de cette attitude, le gouvernement, faisant appel au patriotisme et au dévouement des fonctionnaires, leur demande de cesser tous rapports privés avec l'évêque de..., espérant que l'isolement dans lequel ils laisseront ce prélat, lui inspirera de salutaires réflexions. et le ramènera à une conduite plus conforme aux convenances et au respect pour le gouvernement de l'Empereur, dont les hauts dignitaires du clergé doivent être les premiers à donner l'exemple. Ces instructions, il est vrai, étaient confidentielles ; on aurait voulu donner à cette-réprobation sur commande les apparences de la spontanéité ; mais peut-on compter sur un secret partagé entre dix mille personnes ? On n'aboutit qu'à étaler une mauvaise humeur qu'il eût fallu dissimuler, dès lors qu'elle était impuissante ; et elle l'était par le fait de l'inamovibilité-épiscopale et de la fermeté de Pie IX. Mais déjà le Congrès était abandonné. Les brochures ont leur importance, disait lord John Russell dans une dépêche à lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre Paris ; la brochure intitulée Le Pape et le Congrès a eu pour résultat d'empêcher ce congrès et de faire perdre au Pape la moitié de ses Etats. En effet, le comte de Rechberg, premier ministre d'Autriche, par une note du 17 février 1860, avait signifié aux puissances que l'Empereur, son maître, ne pouvait se prêter à des délibérations qui déplaçaient les bases du traité de Zurich. Pie IX, d'autre part, avait répondu à la lettre de Napoléon III en date du 31 janvier 1859, par une revendication absolue de ses droits. dans les Romagnes. Il disait ne pouvoir céder ce qui ne lui appartenait pas, ce qui appartenait au Saint-Siège et à tous les catholiques ; trop évidemment, du reste, s'il cédait dans les Légations, il encouragerait la Révolution à recommencer le même jeu dans les autres provinces qui lui resteraient. Il rappelait ensuite que Sa Majesté n'ignorait point par quelles personnes et avec quel argent avaient été bouleversées Bologne et Ravenne ; allusion à l'audace révolutionnaire du marquis Pepoli, cousin de Napoléon III et dictateur des Légations, qui a reconnu depuis, en pleine Chambre des députés, à Turin, qu'il n'aurait rien pu faire de durable si le roi Victor-Emmanuel ne lui eût ouvert un crédit illimité sur sa cassette particulière. Pie IX terminait par ces lignes pathétiques : Je réfléchis à cette phrase de Votre Majesté que, si j'avais accepté ce projet, j'aurais conservé mon autorité sur les provinces, ce qui semble vouloir dire qu'au point où nous en sommes, elles sont perdues pour toujours. Sire, je vous prie, au nom de l'Église, et aussi au nom de votre propre intérêt, de faire en sorte que mon appréhension ne soit pas justifiée. Certains mémoires, que l'on dit secrets, m'apprennent que l'empereur Napoléon Ier a laissé aux siens d'utiles avertissements, dignes d'un philosophe chrétien qui, dans l'adversité, ne trouva que dans la religion des consolations et des apaisements. Il est certain que tous nous devons comparaître devant le tribunal suprême pour rendre un compte sévère de tous nos actes, de toutes nos paroles et pensées. Tâchons donc de comparaitre devant ce grand tribunal de Dieu de manière à éprouver les effets de sa miséricorde, et non ceux de sa justice. Je vous parle ainsi en ma qualité de Père, laquelle me donne le droit de dire la vérité toute nue à mes fils, quelque élevée que soit leur position dans le monde. Du reste, je vous remercie de vos expressions bienveillantes à mon égard et de l'assurance que vous me donnez de vouloir continuer la sollicitude que vous dites avoir toujours eue pour moi. Il ne me reste plus qu'à prier Dieu de répandre sur vous, sur l'Impératrice et sur le Prince impérial l'abondance de ses bénédictions. Du Vatican, le 8 janvier 1860. PIE P. P. IX. La lettre impériale avait été communiquée aux journaux, par le gouvernement français ; la lettre pontificale fut tenue secrète. Ce que voyant, Pie IX ne jugea pas devoir souffrir que le public, constitué en quelque sorte juge par l'une des deux parties, restât dans l'ignorance des arguments de l'autre. Il adressa donc, le 19 janvier, à tous les patriarches, archevêques et évêques et à tous les fidèles l'encyclique commençant par ces mots Nullis certé verbis ; il s'y déclarait prêt à souffrir les dernières extrémités plutôt que de trahir la cause de la justice et de la vérité, et, bien loin de rien dissimuler de ses inquiétudes, invitait toute la chrétienté à prier en union avec lui pour que Dieu se lève et juge sa cause. C'était justement ce que l'Empereur ne voulait pas. Toujours chimériques et désireux de concilier l'inconciliable, il prétendait gagner les acclamations des sociétés secrètes sans perdre celles des catholiques. Par son ordre le ministre de l'intérieur, M. Billault, ayant appris que M. Louis Veuillot, rédacteur en chef de l'Univers, avait reçu une copie de l'encyclique Nullis certé verbis, fit appeler ce publiciste intrépide et lui signifia que, s'il l'insérait, ce serait l'arrêt de mort de son journal. Nous ne saurions mourir plus noblement, répondit Veuillot. Il publia le lendemain, 29 janvier, le document pontifical avec la traduction en regard, et dès le soir l'Univers fut supprimé par décret. Deux cuti es feuilles catholiques, la Gazette de Lyon et la Bretagne de Saint-Brieuc, eurent bientôt après le même sort, et l'on s'arrangea pour que toutes les autres, sans exception, reçussent deux avertissements successifs ; or, d'après la législation en matière de presse, les avertissements étaient comme l'apoplexie : on mourait à la troisième attaque. Les journaux favorables au pouvoir temporel n'avaient donc plus qu'une existence précaire, subordonnée à la chute de ce terrible troisième avertissement, toujours suspendu sur leurs têtes comme une épée de Damoclès. Le ministère de l'intérieur donna en même temps l'autorisation de créer à Paris un nouveau journal, ce qui ne s'était vu qu'une fois depuis huit ans, et cette deuxième exception fut faite, comme la première, en faveur d'un organe maçonnique, le Parti national, sous l'inspiration du prince Napoléon. L'Empereur s'étonnait, après cela, des alarmes croissantes des catholiques. La surprise qu'il manifestait parait tellement étrange, lorsqu'on y réfléchit, qu'on est tenté de la mettre sur le même pied que la piété de cet autre maitre fourbe, le galant homme pour lequel la France tirait alors les marrons du feu. La comédie de la brouille avec les avocats avait pris fin complètement, à la cour de Turin, dès qu'on y avait acquis la conviction que Cavour gardait son ascendant sur Napoléon III et que le traité de Zurich ne serait qu'un chiffon de papier. Pie IX, le 3 décembre 1859, alors que lui-même reculait encore devant cette conviction, avait écrit de sa main à Victor-Emmanuel pour lui rappeler ses devoirs et l'engager à défendre au sein du Congrès annoncé les droits du Saint-Siège. Le Roi de Sardaigne lui répondit, le 6 février 1860, qu'il n'aurait pas manqué de le faire si le Congrès s'était réuni ; car, fils dévoué de l'Eglise, descendant d'une race très pieuse, jamais il n'eut la moindre intention de manquer à ses devoirs de prince catholique. Il protestait donc n'avoir rien fait pour provoquer l'insurrection et, la guerre terminée, avoir renoncé à toute ingérence dans les Légations. Seulement, ajoutait-il, c'est une chose avérée, et que j'ai eu soin de vérifier par moi-même, que dans ces provinces naguère si intraitables, les ministres du culte sont actuellement respectés et protégés, les temples de Dieu plus fréquentés qu'auparavant. Le pieux prince espérait donc que le Pape n'aurait garde de venir troubler ce bonheur, l'intérêt de la religion ne demandant que paix et tranquillité. Bien plus, il comptait que le bon et saint Pie IX, non content de ne plus réclamer les Romagnes, n'hésiterait pas, très prochainement, à lui remettre encore, à lui, Victor-Emmanuel, les Marches et l'Ombrie afin qu'elles pussent jouir de la même prospérité. Là-dessus, il parlait de nouveau de son franc et loyal concours, de son cœur sincère et tout dévoué à Pie IX, dont il finissait par demander la sainte bénédiction. De ces dérisions insolentes, où se peint si bien le roi galant homme, nous voulons retenir seulement la première révélation et la preuve de l'accord intervenu entre lui et son impérial protecteur, dès le 6 février, pour une aggravation d'usurpation par l'annexion des Marches et de l'Ombrie. Sans cet accord secret, jamais il ne se serait avisé de s'attribuer gratuitement une pensée dont le seul énoncé, fait par un autre, eût été considéré comme une supposition odieuse et une suprême injure. Le comte de Cavour, réinstallé officiellement, le 20 janvier 1860, à la tête du ministère, dépêcha à Paris d'abord le chevalier Nigra, ensuite le comte Arese, ami toujours intime de Napoléon. Après quelques jours de négociations, Arese annonça à Cavour, qu'il allait recevoir un ultimatum à l'eau de rose. En effet, le 24 février, l'Empereur notifiait au Piémont qu'il lui abandonnait les duchés, et qu'il cédait également sur les Légations, à condition que Victor-Emmanuel n'y prendrait que le titre de vicaire du Pape et lui paierait un tribut ; il résistait encore pour la Toscane, tout en consentant à en faire un royaume séparé sous un prince de la Maison de Savoie, et si ces conditions étaient refusées... eh bien ! alors l'alliance ne serait pas brisée, et il laisserait le Piémont s'arranger à ses risques et périls, comme il pourrait. Cependant, l'Angleterre qui commençait à comprendre, elle
aussi, le but et les conséquences de ce qui se faisait en Italie, imagina un
principe nouveau, appelé principe de non-intervention, d'après lequel les
grandes puissances s'engageaient à ne point se mêler des affaires italiennes.
Comme cet engagement ne concernait point le Piémont, ni le but, ni les
résultats de sa mise en pratique ne pouvaient être douteux. C'était dire au
Piémont : Faites ce que bon vous semblera ; à
l'Autriche : Résignez-vous, le traité de Zurich ne
sera exécuté qu'à votre préjudice ; et à Naples, à l'Espagne ou autres
puissances catholiques qui auraient été tentées d'intervenir pour le
Saint-Siège : Halte-là ! nous sommes intervenus
quand il nous a semblé bon, à Magenta et à Solferino ; mais comme désormais
les choses marchent d'elles-mêmes dans le sens qui nous convient, et que vous
pourriez leur imprimer une direction qui ne nous conviendrait point, vous
vous abstiendrez. La France officielle et révolutionnaire accepta avec empressement ce principe de non-intervention et Victor Emmanuel, tout aussitôt, prononça l'incorporation de la Toscane, de Parme, de Modène et des Légations à ses Etats héréditaires. L'Empereur prit texte de cette solution pour ne présenter aux Chambres selon son habitude, que des perspectives de paix. Il annonça comme accomplie la fédération de l'Italie nouvelle, avec le Pape pour chef et le roi de Sardaigne pour vicaire. Cette expression, employée par le discours du Trône, valut aussitôt à Victor-Emmanuel, dans la presse parisienne, le surnom de Vicaire savoyard. Seulement, ainsi que M. de Falloux le prédit à l'Empereur, dans la visite qu'il lui fit pour lui annoncer l'élection du Père Lacordaire à l'Académie française, voilà un vicaire qui ne s'entendra pas longtemps avec son curé. L'Empereur sourit et profita de cette visite d'un ancien ministre du temps de sa présidence pour se livrer à d'amères récriminations sur les attaques des catholiques. M. de Falloux répondit avec franchise : Sa Majesté me permettra de lui dire que c'est Elle-même qui a posé toutes les questions et pris toutes les initiatives... Dans ces conflits, l'Europe ne voit que la France, et la France ne voit que l'Empereur. — Vous vous trompez, répliqua Napoléon III. J'ai fait beaucoup d'efforts, mais personne ne veut me seconder. Vous êtes libre, vous, M. de Falloux, moi je ne le suis pas... — Sire, dit l'ancien ministre, si Votre Majesté avait tourné contre le Roi de Sardaigne la centième partie des efforts qu'Elle se plaint d'avoir perdus auprès du Souverain Pontife et de l'empereur d'Autriche, toutes les difficultés en Italie seraient terminées depuis longtemps. L'entretien se prolongea ; il a été raconté par M. de Falloux lui-même, qui alla jusqu'à parler à l'Empereur de l'avenir de son fils : Sire, vous avez depuis un an déplacé la base de votre dynastie ; après l'avoir posée au centre du parti conservateur, vous l'avez laissé transporter au parterre de la Porte Saint-Martin[4]. L'Empereur ayant écouté avec un sourire triste et comme stéréotypé sur ses lèvres, invoqua itérativement comme excuse des difficultés secrètes qu'il mentionnait sans les préciser. Mais au sortir des Tuileries, M. de Falloux, rencontrant deux députés catholiques notables, ralliés l'un et l'autre depuis longtemps à l'Empire, leur recommanda la vigilance : Pendant que l'Empereur me parlait, dit-il, la tête d'Orsini m'apparaissait au-dessus de la sienne ; croyez-le : c'est à Orsini que nous avons affaire au moins autant qu'à Napoléon III. Toutefois, il était impossible que la puissance du nouvel Etat, déjà grossi de la Lombardie, ne frappât point les yeux les plus prévenus. L'opinion publique, en France, réclama une compensation et l'Empereur crut devoir exiger ce qui avait été convenu avec Cavour à Plombières, puis abandonné en présence du déchaînement de haine et d'imprécations qui avait suivi la paix inattendue de Villafranca : nous voulons parler de l'annexion de Nice et de la Savoie à la France. Si l'on en croit une dépêche du duc de Gramont à M. Thouvenel, les façons que fit Napoléon III lorsqu'il se laissa forcer la main pour l'étendre sur la Savoie n'étaient, comme tout le reste, que pur artifice. Dès le mois d'août 1859, Victor-Emmanuel avait annoncé au Pape qu'il se voyait forcé de s'agrandir à ses dépens. L'ambassadeur cite même à cet égard des paroles textuelles du Roi de Sardaigne qui prouveraient que le marché au préjudice d'un tiers était conclu depuis longtemps entre l'Empereur et lui. Voici le passage capital de cette dépêche ; elle est adressée à M. Thouvenel : J'ai remarqué entre autres la mention d'une lettre que le Roi aurait écrite au mois d'août dernier au Saint-Père et dans laquelle il lui disait : Que ce n'était pas pour ses beaux yeux que l'Empereur avait fait la campagne d'Italie, ni par sympathie pour l'Italie, mais parce qu'il voulait prendre certaines provinces de ses Etats, et que par conséquent lui, Victor-Emmanuel, était obligé de s'agrandir sous peine de se trouver plus petit après la campagne qu'avant. Pour être plus sûr de ce que j'avais entendu, j'ai demandé une seconde fois à Sa Sainteté si le Roi lui avait fait dire ou écrit cela, et le Saint-Père m'a répété : Il me l'a écrit au mois d'août dernier. Une rectification de frontières fut donc formellement demandée par l'Empereur le 20 mars 1860. Victor-Emmanuel trouva la proposition fort dure mais n'hésita pas un instant. Le traité se signa quatre jours plus tard, le 24, ce qui prouve qu'on était d'accord d'avance. Pendant qu'on en faisait la lecture, Cavour écoutait, le front penché, en se promenant d'un pas fiévreux. Mais lorsque, à la suite de sa signature, M. de Talleyrand y eut apposé celle de la France, Cavour se releva, et, retrouvant toute sa bonne humeur : Maintenant, Messieurs les Français, s'écria-t-il, vous voilà officiellement nos complices ; je vous défie de rien empêcher de ce qui nous conviendra en Italie. Ce n'était que trop vrai : prendre Nice et la Savoie en échange de la Lombardie que Napoléon avait payée du sang et de l'or de la France et que, dès lors, il n'avait peut-être pas le droit de transmettre en pur don à un ami, c'eut été un acte honorable et régulier. Mais ceux qui croient à la morale éternelle regrettèrent que ces deux petites provinces françaises revinssent à la France comme prix de son adhésion à la spoliation d'autrui, et pour ainsi dire comme sa part des dépouilles de la veuve et de l'orphelin de Parme et du vieillard du Vatican[5]. L'annexion fut sanctionnée par le vote des populations, vote qui ne pouvait être douteux, le souverain qui s'en allait et celui qui prenait possession lui étant également favorables. En Savoie il y eut 132.000 votants, dont 232 seulement se prononcèrent contre. Dans le Comté de Nice on ne compta que 160 opposants sur 26.000 suffrages exprimés. M. Thouvenel qui, le 5 janvier, avait remplacé M. Walewski aux affaires étrangères, fit aisément accepter les résultats du plébiscite par les puissances signataires des traités de 1815. Les Anglais seuls, grands partisans du principe des nationalités, jugèrent ce principe détestable du moment qu'il tournait au bénéfice d'une puissance rivale. On ne pouvait cependant contester que les Savoisiens, par leur langue et par leur situation géographique, n'appartinssent au versant occidental des Alpes, et l'on n'ignorait point qu'ils étaient obligés de s'exprimer dans un idiome étranger, lorsqu'ils faisaient partie d'un groupe italien. Le prince Albert tenta personnellement des démarches pour faire excepter de l'annexion le Chablais et le Faucigny. Mais l'Europe resta indifférente, sauf la Suisse qui espérait se faire adjuger ces deux petites provinces ; et encore le grand Conseil de Berne ne s'échauffa-t-il que modérément, ne désirant pas voir renforcer au sein de la Confédération les éléments de langue française. En Angleterre même, M. Bright s'écria en plein Parlement : Périsse la Savoie plutôt que l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre ! Ce cri eut du retentissement dans le pays et Napoléon III acheva d'apaiser les Anglais en leur accordant deux faveurs auxquelles ils attachaient beaucoup de prix : la suppression des passeports et surtout un traité de commerce, dont nous reparlerons. Mais, avant de quitter cette petite affaire savoisienne, si grosse aux yeux des Anglais, donnons la parole à un de leurs hommes d'Etat, lord Malmesbury, qui, dans ses Mémoires, jette un jour très vif sur la conduite tenue. La conversation qu'il va raconter eut lieu aux Tuileries, entre lui et l'Empereur, le 6 avril 1860 : L'Empereur me dit que mon parti (le parti tory) avait montré contre lui beaucoup d'hostilité. Je rejetai la faute sur l'ambassadeur de France, M. de Persigny, avec lequel, pendant les quinze mois que j'avais été au ministère, je n'avais jamais eu l'occasion de m'entendre... Quant à organiser une coalition allemande contre l'Empereur, je lui dis que mes dépêches avaient été imprimées, qu'elles étaient là pour prouver que c'était nous qui avions empêché la Prusse et les Etats germaniques de s'unir à l'Autriche quand lui et son allié avaient franchi le Tessin. Il parut très frappé de mes remarques et dit : Voilà ce que c'est de s'en rapporter aux ministres qu'on a dans les petites cours, comme le mien à Weimar. J'en conclus qu'il avait ignoré ma circulaire. Il s'appesantit ensuite sur la haine que lui portaient l'aristocratie et la presse de la Grande-Bretagne, bien qu'il pensât que le peuple ne partageait pas ce sentiment. Il s'emporta contre nos craintes soupçonneuses et contre nos préparatifs militaires inutiles. Je répliquai qu'un homme ne pouvait pas étonner le monde, comme il l'avait fait récemment par ses exploits en Italie, sans l'effrayer en même temps, et que nous nous étions mis simplement sur la défensive... Il avoua qu'il ne savait que faire avec le Pape qui, bien que protégé et défendu par lui, abritait ses ennemis sous son drapeau. — Il voulait parler des royalistes français. — Puis il se plongea dans l'histoire de la guerre de Lombardie et de ses résultats : Quand je vis Cavour en 1858, et que je décidai de soutenir les Piémontais, au cas où l'Autriche franchirait le Tessin, il fut convenu entre nous que la France chasserait les Autrichiens de tout le nord de l'Italie et que le Piémont payerait les frais de la guerre. Il fallut y renoncer. Après Solferino, la victoire me laissa à court de munitions, ayant perdu dix-sept mille de mes meilleurs soldats ; à cent cinquante milles de ma base d'opération, et avec la fièvre qui, plus redoutable que l'ennemi, sévissait dans nos rangs. Je ne pouvais pas avancer et j'aurais été obligé d'opérer ma retraite à travers un pays hostile, car les paysans italiens de l'est de Milan étaient tous en faveur des Autrichiens. Heureusement pour moi et pour les débris de l'armée italienne, j'obtins la paix de Villafranca. Mais Cavour qui n'est pas soldat et qui ne comprenait pas la situation, ou ne voulait pas la comprendre, se mit en fureur, et déclara que puisque je n'avais pas conquis la Vénétie, le Piémont n'était pas tenu de payer les frais de la guerre. Il m'obligeait à retourner à Paris, après avoir perdu cinquante mille de mes soldats, et à demander aux Français de payer trente millions de livres sterling, sans équivalent. Etait-ce possible ? Des équivalents, j'en aurais trouvé un dans la gloire, dans l'influence politique de mes victoires, si le Piémont avait payé les frais de la campagne ; mais puisqu'il s'y refusait, je suis obligé de prendre une compensation matérielle en annexant la Savoie que la France pouvait considérer comme représentant le prix des pertes qu'elle avait subies, en hommes et en argent. Telle fut l'explication que l'Empereur me donna de cette importante transaction. Il n'est pas douteux que le gouvernement piémontais trouva plus aisé de payer en territoire qu'en argent, et qu'au fond il fut enchanté du marché. Pendant ce temps, les nouveaux attentats que Victor-Emmanuel avait audacieusement annoncés à Pie IX au mois d'août précédent, ou que tout au moins il lui avait fait pressentir par sa lettre du 6 février, se tramaient dans le centré et le midi de l'Italie. Le général de Goyon, commandant en chef du corps français d'occupation, ayant annoncé à ses officiers, avec une droiture toute militaire, que la Révolution, si elle s'avisait de bouger, aurait affaire à lui, et qu'il n'était à Rome que pour cela, ses paroles furent répétées avec empressement par la Gazette du Midi, de Marseille. Mais aussitôt (29 mars), le télégraphe fit défense à la presse de reproduire l'allocution du général. Trois jours après (1er avril) l'interdiction fut étendue à toute bulle ou bref du Pape qui viendrait à paraître sans l'autorisation du gouvernement et sans enregistrement au Conseil d'Etat. Le 1er mai elle engloba en outre tout avis, prospectus et annonces de souscriptions que pourrait faire le gouvernement pontifical avant l'autorisation du gouvernement français. Non seulement on cessait de défendre le Pape, mais on entravait sa défense. Pie IX comprit qu'il ne devait plus compter que sur lui-même. Il offrit le commandement de son armée au général Lamoricière, et de tous les points de l'Europe accoururent sous ses drapeaux de nombreux volontaires, appartenant souvent aux meilleures familles. L'Empereur fut blessé du choix fait par Pie IX. Lamoricière était toujours pour lui un des proscrits de Décembre ; de plus, on ne l'avait prévenu, lui l'Empereur, d'une manière officielle, qu'après la nomination faite. Pour bien marquer son ressentiment, il exigea que la nomination fût rapportée ; après cela elle reçut son approbation. Il ne cessait de répéter à Home : Mettez-vous en mesure de vous passer de mes soldats ; la recommandation se retrouve encore dans une dépêche du 14 avril, de M. Thouvenel à M. de Gramont. Mais ces assurances, contredites par les actes, n'empêchèrent point les inquiétudes de redoubler lorsqu'on apprit qu'il avait signifié au commandant du corps d'occupation d'avoir à dé fendre la ville de Home sans s'occuper des provinces. Qu'allait-il donc se passer dans les provinces ? L'explication ne se fit pas longtemps attendre. Le 8 mai, Garibaldi débarquait en Sicile. Cette nouvelle entreprise du roi galant homme sur les domaines de ses voisins avait été sournoisement préparée par Cavour qui, à cet effet, avait pris en main l'intérim des ministères de la guerre et de la marine, ajoutés aux affaires étrangères qu'il dirigeait déjà. Cavour tenait à être seul au gouvernail. Les ministres de Napoléon III n'étaient point dans le secret. M. Thouvenel, illuminé par un éclair de bon sens politique, venait même d'écrire au duc de Gramont : L'unité de l'Italie nous déplaît autant qu'au Pape et au roi de Naples. Le duc, de son côté, dans une autre dépêche, trouvait des paroles très justes et en quelque sorte prophétiques : Notre politique à l'égard du Saint-Siège doit être inspirée par nos intérêts et non par le plus ou moins de mérite personnel du Pape et des cardinaux. .Je crois que l'Italie une est une chose détestable pour la France et que si, par malheur, l'Empereur se prête à cette combinaison, la France lui en demandera un jour, à lui et à ceux qui auront coopéré avec lui, un compte sévère. Dès le 7 mai, M. Thouvenel, avait donc signalé à M. de Cavour ce fait anormal que quatorze cents hommes, recrutés ouvertement dans toutes les villes du royaume subalpin, avaient pu s'embarquer impunément à Gènes dans un but hostile à un gouvernement qui n'était en guerre avec aucune puissance. Cavour, pour gagner du temps, commença par nier. Par une circulaire à tous ses agents diplomatiques, il informa l'Europe que les préparatifs dont on se plaignait n'existaient pas, que d'ailleurs le gouvernement du Roi veillait et non seulement mettrait obstacle à une semblable expédition de flibustiers, mais emprisonnerait les rebelles qui voudraient la tenter. Et le même jour, avec la même plume, Cavour écrivait confidentiellement à Garibaldi : L'affaire pour l'argent et les vapeurs est arrangée ; embarquez au plus vite. Le gouvernement français insista et fournit les indications les plus précises sur ces quatorze cents hommes qui, pour la plupart, étaient des soldats de l'armée régulière du Piémont et des marins de sa flotte. Cavour, ne pouvant plus nier, n'hésita point à les déclarer déserteurs, sauf à ne pas réprimer leur désertion et à favoriser sous main quiconque voulait les imiter. Il fit annoncer, en même temps, dans la Gazette de Turin du 17 mai 1860 que la flotte royale avait reçu ordre de poursuivre Garibaldi et de s'opposer à son débarquement. Il poussa l'impudence jusqu'à en aviser officiellement le Roi de Naples par une note du 20 mai. Or, il avait écrit à l'amiral piémontais, Persano, qui depuis a divulgué cette lettre : Cherchez à naviguer entre Garibaldi et les vaisseaux napolitains ; j'espère que vous m'avez compris. A quoi Persano répondit avec finesse : Parfaitement ; j'ai compris que si je m'y prends maladroitement, vous me ferez pendre. Du reste, à quoi bon se gêner quand on est sûr de l'impunité ? Deux vaisseaux anglais se trouvèrent à Marsala, sur la côte de Sicile, juste à point pour couvrir le débarquement, et les vaisseaux napolitains n'osèrent pas, tirer sur Garibaldi, de peur d'atteindre le pavillon de la Grande-Bretagne. C'est ainsi qu'on pratiquait, au besoin, le fameux principe de non-intervention. Garibaldi, qui avait reçu deux millions d'Angleterre, put payer comptant la trahison des états-majors de la flotte napolitaine ; ce fut sa première victoire. Un autre million, apporté du cabinet de Victor-Emmanuel par les députés sardes Brottero et Casalis, l'aida à en gagner de nouvelles. Un commodore américain, nomma William de Rohan, lui amena un renfort de 3.400 hommes, sur le navire le Washington ; et comme il manquait d'argent, le docteur Bertani, ami intime de Garibaldi, prit l'express de Gènes pour Turin et s'adressa au Roi en personne. Le Roi demanda à consulter Cavour. Une heure après Bertani recevait pour le commodore la lettre ci-après : 27 juin 1860. COMMANDANT, Je vous renvoie ci-inclus les deux lettres de Medici... J'ai 'déjà donné trois millions à Bertani. Partez sans retard pour Palerme. Dites à Garibaldi que je lui enverrai Valerio en place de La Farina ; mais qu'il s'avance immédiatement sur Messine, Francesco (le roi de Naples) étant sur le point de donner une Constitution aux Napolitains. Votre ami, VICTOR-EMMANUEL. L'or était donc la meilleure arme de Garibaldi. Persane écrivait de Naples, le 31 août 1860, au comte de Cavour : J'ai dû distribuer encore de l'argent. Vingt-cinq mille ducats à Devincenzi, deux mille ducats au comte Fasciotti, sur l'ordre du marquis de Villamarina, et quatre mille ducats au Comité. Bien que tout cela soit exécuté d'après les mesures que j'ai établies, sans qu'un seul sou passe par nos mains, cette question d'argent cependant fini par me fatiguer. En vérité ce n'est pas mon affaire J'ai été contraint de me disputer avec Devincenzi en présence de Villamarina. Il me demandait plus de vingt mille ducats, et je ni voulais pas même lui en donner autant. La trahison du général napolitain Nunziante fut payée quatre millions ; il est vrai que Nunziante s'était chargé d'en traîner, à ses frais, d'autres généraux ou colonels de toutes armes. Nunziante avait accepté l'entreprise en bloc. Ce fut par de tels moyens que Garibaldi parvint, à peu près sans coup férir, jusqu'à Naples et s'empara de ces belles mais indolentes et passives provinces que l'histoire nous montre vouées éternellement à la conquête, car il est inouï qu'un envahisseur les ait attaquées sans les prendre ; la difficulté n'existe que pour les conserver. Cependant une résolution virile, quoique tardive, du jeune roi de Naples, François II, eut pour cette fois la gloire de prolonger la défense napolitaine plus longtemps qu'à l'ordinaire ; elle dura neuf mois. François II, trahi de tous côtés, jusques dans sa famille, s'était adressé à Napoléon III en implorant de lui à la fois conseils et secours. Le secours lui fut refusé. Comme conseil il lui fut répondu de prendre le drapeau tricolore, de donner une Constitution. Il obéit et ne s'en trouva que plus faible, sans être moins menacé. Son premier ministre lui-même, l'avocat Liborio Romano, introduisit l'ennemi dans Naples et resta chef du cabinet de Garibaldi, sans avoir la pudeur de donner sa démission au moins quelques jours, afin de sauver les apparences. Alors François II jura, s'il devait succomber, de forcer au moins son cousin et prétendu ami, le roi félon, à se démasquer. Il appela à lui quelques serviteurs fidèles et les soldats débandés, abandonnés de leurs chefs et, s'appuyant sur Capoue et Gaëte, se retrancha derrière la ligne du Volturne et attendit Garibaldi. La bataille se livra à San-Angelo-in-formis. Elle fut chaude ; les bandes étrangères commencèrent à plier dès le milieu du jour, et les Napolitains allaient enregistrer une victoire, si l'ambassadeur de Victor-Emmanuel, le comte de Villamarina, prévenu à temps, n'eût envoyé au secours de Garibaldi quelques régiments réguliers piémontais : infanterie, cavalerie et artillerie. Il n'était plus possible, après cela, au roi galant homme de continuer à jouer l'innocent ; aussi renonça-t-il à ce rôle pour frapper à visage découvert celui qu'il frappait déjà depuis longtemps sous le masque. Lui-même, Victor-Emmanuel, lui qui protestait naguères contre l'expédition de Garibaldi et lançait une flotte à sa poursuite, voyant maintenant Garibaldi en danger d'échouer misérablement, il envoya toutes ses forces à son secours ; lui-même, en personne, il bombarda durant quatre mois dans Gaëte, un parent avec lequel il n'était pas en état de guerre. François II, réduit à tout subir, même à demander l'alliance du Piémont, sollicita la médiation de Napoléon III. Il est trop tard, lui répondit l'Empereur ; c'est à Victor-Emmanuel qu'il faut vous adresser ; je vous appuierai à Turin. C'était ajouter l'insulte à la cruauté. Le pauvre Roi continua à se défendre de son mieux, et non sans quelques succès. Tout ce que Napoléon lui concéda, ce fut la neutralité de la mer. Une flotte française vint bloquer le port de Gaëte afin d'en écarter les vaisseaux piémontais. Pour être désespérés, les appels du pauvre jeune Roi à celui qui, d'un signe, aurait pu le sauver, ne manquèrent pas de dignité et rencontrèrent parfois des accents prophétiques. Ainsi il lui écrivait : Gaëte, décembre 1860. ... Vous savez, Sire, que les Rois qui abandonnent leur trône y remontent difficilement. Votre Majesté, qui est un excellent juge en semblable matière, Peut décider, mieux que personne, si, en me retirant sans m'être assuré de l'insuffisance de mes ressources, j'aurais accompli mon devoir comme soldat. Je puis mourir, je puis être fait prisonnier, cela est vrai ; mais les princes doivent savoir mourir comme il faut, et François Ier de France a été prisonnier. H ne défendait point, comme je le fais, un royaume et un peuple, et malgré cela, ses contemporains et l'histoire ont raconté combien il a exposé sa personne et comment il a supporté ses souffrances dans la captivité... Si je dois succomber par suite du départ de votre flotte, je prie sincèrement Dieu que Votre Majesté n'en ait point de regret et pour qu'au lieu d'un allié reconnaissant et fidèle, vous ne rencontriez point une Révolution hostile et un souverain ingrat. Mais ces appels s'adressaient à un sourd et ces avertissements à un halluciné. A la place d'un roi de Naples éloigné et sinon toujours allié fidèle, du moins indifférent et hors d'état de nuire s'il l'eût voulu, Napoléon III tenait absolument à se donner le voisinage d'un roi d'Italie qui, fatalement, ayant des frontières communes avec la France, serait en compétition constante d'intérêts avec elle et disposerait d'un million de soldats. Confondant deux choses fort distinctes : l'indépendance et l'unité, il disait qu'après avoir donné le sang de ses soldats pour l'indépendance de l'Italie, il lui était impossible de faire tirer le canon contre cette même indépendance. N'oublions pas que tous les francs-maçons qui, depuis, lui ont jeté la pierre, le poussaient, le couteau sous la gorge, à cette politique insensée. Il faut rendre cette justice aux cabinets européens qu'ils ne restèrent pas tous impassibles et que de nombreuses réclamations se firent entendre. A Vienne, à Berlin. on ne parlait de rien moins que de faire revivre l'alliance des Cours du nord pour protéger le droit des gens contre l'ambition piémontaise ; la Russie déclarait que, si sa situation géographique ne s'y opposait, elle n'hésiterait pas à intervenir par les armes pour défendre les Bourbons de Naples ; l'Angleterre et la France protestaient de leur côté, au moins pour la forme. Mais il y avait à Turin un ministre sans entrailles, qui manœuvrait au milieu de tous ces obstacles avec la plus froide dextérité, poussant les flibustiers, tout en les accompagnant de grands gestes désespérés pour exprimer sa douleur d'être incapable de les retenir. Il avait maintes fois éprouvé ce que valent les protestations devant un fait accompli et il a lui-même formulé le problème qu'il s'était posé : Aider la révolution dans les Deux-Siciles, mais faire en sorte que devant l'Europe elle ressemble à un acte spontané ; cela étant, la France et l'Angleterre sont avec nous. Mais d'autres évènements vinrent détourner les regards de l'Europe, attachés sur le rocher de Gaëte, et les reporter sur le nord de l'Italie. Il était écrit que le Roi galant homme, sous l'égide de l'empereur des Français, serait galant homme jusqu'au bout. |
[1] Pie IX, sa vie, son histoire, son siècle, 1875.
[2] Le secret de l'Empereur, correspondance de M. Thouvenel, 1887.
[3] Ce rapport se trouve en entier dans l'ouvrage garibaldien Mentana, par Celestino Bianchi.
[4] Allusion au drame de M. Mocquard, La Tireuse de cartes, qui se jouait alors à la Porte Saint-Martin et où Pie IX était directement insulté. Il ne faut pas oublier que M. Mocquard était secrétaire de l'Empereur.
[5] L'auteur de cette histoire a le droit de parler ainsi sans qu'on suspecte son patriotisme. Le premier en date et non le dernier par le zèle, il avait réclamé l'annexion savoisienne dès le mois de juillet 1839, au lendemain de Solferino, dans un journal nullement hostile à l'Empire, la Charente napoléonienne, d'Angoulême ; mais lorsqu'il vit couronner ses vœux d'une manière aussi peu glorieuse, il osa exprimer ses regrets publiquement, et dans les termes mêmes qu'il vient de transcrire. Si on lui permet d'ajouter qu'il était alors non pas journaliste de profession, mais fonctionnaire des télégraphes de l'Etat, et qu'il signait ses articles, on reconnaitra qu'il lui fallait un certain courage, et l'on excusera plus volontiers la franchise et la sévérité de ses appréciations actuelles. (Note de Pie IX, sa vie, son histoire, son siècle, par J.-M. Villefranche, p. 174.)