HISTOIRE DE LA COMMUNE DE PARIS

DEUXIÈME PARTIE. — LA COMMUNE DE PARIS

 

CHAPITRE VI. — LE DERNIER ACTE.

 

 

LES derniers défenseurs de la Commune étaient enfermés entre la porte de Pantin et le canal de l'Ourcq, au nord-est ; le canal Saint-Martin et le boulevard Richard Lenoir, à l'ouest ; la place du Trône, l'avenue et la porte de Vincennes, au sud ; et la ligne des fortifications comprise entre le bastion 10, près de la porte de Vincennes, et le bastion 26, près celle de Pantin. Cette ligne des fortifications était bordée de l'autre côté par une zone neutre au delà de laquelle les Prussiens étaient campés .C'était donc dans cet espace relativement peu étendu, puisqu'il ne comprenait pas le cinquième de Paris, que la bataille finale entre l'armée de Versailles et la Commune allait se livrer.

La tactique stratégique du maréchal Mac-Mahon était bien simple : elle consistait à tourner toutes les positions et toutes les barricades défendues par les gardes nationaux.

Lorsque ces derniers étaient ainsi coupés sur leurs derrières, entourés à droite et à gauche, il ne leur restait, la plupart du temps, d'autre ressource que celle d'abandonner leurs positions, qui ne tardaient pas à être forcées dans le cas où ils persistaient à les défendre, et ils étaient alors' massacrés.

Si on n'y prenait garde, les Versaillais allaient tourner de la même façon Belleville et Ménilmontant, derniers points importants de la défense.

Depuis quatre jours les Buttes Chaumont et le Père Lachaise, transformés en véritables forteresses, défendaient ces quartiers à l'aide de leur formidable artillerie. Mais les défenses de leurs derrières avaient été négligées. Le chemin des remparts entre la porte de Vincennes et celle de Pantin, près le canal de l'Ourcq, n'avait pas été barricadé. C'était encore une négligence impardonnable ; si elle n'eut été réparée, elle aurait permis aux troupes de Versailles de remonter la ligne des fortifications à droite et à gauche, en partant du bastion 10 à la porte de Vincennes, et du bastion 27 près du canal de l'Ourcq, de manière à venir se rejoindre aux portes de Ménilmontant et de Romainville ; alors toutes la ligne des fortifications et toutes les portes de Paris auraient été en leur pouvoir ; ce qui restait des défenseurs de la Commune, cernés, par une armée de cent mille hommes, entre la ligne des remparts de l'est, le canal Saint-Martin, le boulevard Richard Lenoir et l'avenue Daumesnil, n'auraient plus eu qu'à se rendre ou qu'à mourir, ainsi que l'a dit Mac-Mahon dans son rapport.

Le plan des envahisseurs de Paris était visible pour tous les hommes un peu intelligents depuis le 22 mai.

Pour nous opposer autant qu'il nous était possible à ce plan si simple, mais aussi si dangereux, que nous avions deviné dès le premier jour, nous avions, comme nous l'avons déjà dit, fait construire et armer de nombreuses barricades sur le chemin des remparts entre la porte de Vincennes et celle de Pantin, et nous avions également fait barricader toutes les grandes voies qui rayonnaient du centre de Paris sur les remparts, de manière à assurer les derrières de la Petite Villette, de Ménilmontant, de Belleville et de Charonne. De fortes batteries établies sur les buttes vis-à-vis des bastions 19, 20 et 21, près des portes de Ménilmontant, des Prés Saint-Gervais et de Romainville, balayaient le chemin des remparts jusqu'aux portes de Pantin et de Vincennes.

Le 27, à quatre heures du matin, de la batterie située sur les buttes entre les rues de Bellevue et des Lilas, vis-à-vis le bastion 21, nous aperçûmes les éclairs, et nous entendîmes le sifflement des obus de nouvelles batteries établies pendant la nuit par les Versaillais près des bastions 26 et 27, sur la voie ferrée en avant du marché aux bestiaux près du canal de l'Ourcq. Leurs terribles projectiles atteignirent bientôt la rue des Lilas, dans laquelle ils éclatèrent avec un fracas épouvantable, démolissant et incendiant les maisons, dont les habitants affolés de terreur se sauvaient en toute bâte.

Le feu de ces nouvelles batteries fut pour nous une preuve certaine que le mouvement tournant contre nos positions et l'attaque par derrière des quartiers de Ménilmontant et de Belleville, allaient commencer. Nous prîmes immédiatement nos dispositions en conséquence. Nos batteries de position établies sur les buttes en avant de la rue des Lilas et sur la place des Prés Saint-Gervais ouvrirent aussitôt un feu nourri sur les positions occupées par l'ennemi sur les bords du canal de l'Ourcq et du Bassin de la Villette, qu'elles dominaient ; la grêle de projectiles qu'elles firent pleuvoir sur les nouvelles batteries de Versailles éteignit bientôt ces dernières, qui cessèrent de tirer sur les hauteurs de Belleville.

En même temps que les batteries des assiégeants avaient ouvert leur feu contre les positions des portes de Romainville et des Prés Saint-Gervais, l'aile gauche de la division Ladmirault, commandée par le général Pradié, s'avançait en suivant la ligne des fortifications et en s'abritant derrière le chemin de fer des abattoirs de la Villette. Mais nous avions prévu cette manœuvre, et au moment où la colonne du général Pradié franchit le canal de l'Ourcq, elle est accueillie par une vive canonnade, et les obus de la batterie des buttes des Lilas la force à s'arrêter et même à rétrograder.

Cet accueil vigoureux, cette résistance imprévue, auxquels l'ennemi était loin de s'attendre, jeta une grande hésitation dans ses mouvements ; il modifia son plan, renonça pour le moment à son mouvement tournant le long des remparts, et se décida à attaquer de front les Buttes Chaumont. Il porta alors son action contre les barricades de la rue de Flandres, la mairie du 19e arrondissement et l'église Saint-Jacques. Pendant ce temps, la brigade Dumont tourne le Bassin de la Villette, franchit la place de la Rotonde, enlève les barricades de la rue d'Allemagne, et s'établit au marché de la rue de Meaux.

La brigade Lefebvre, à l'aile droite, se concentre dans les rues des Buttes Chaumont et du Terrage, franchit à son tour le canal sous une grêle de balles, enlève la grande barricade du rond point et celle de la rue des Ecluses Saint-Martin, et atteint le boulevard de la Villette par les rues Grange aux Belles, Vicq d'Azis et de la Chopinette. Mais ce n'est qu'au prix des plus grands sacrifices, de combats épouvantables et d'affreux massacres, que ces mouvements, que nous indiquons en quelques lignes, ont pu s'opérer. La lutte a été terrible. Les maisons du boulevard de la Villette ont été criblées par les balles et par les obus, depuis le sol jusqu'à la toiture. Les Versaillais à la Villette, comme dans tout Paris, bombardaient les maisons à grande volée et d'une manière furieuse, sans la moindre pitié, ni le moindre souci des ruines immenses qu'ils accumulaient et des incendies qu'ils allumaient partout. Ils se réservaient seulement d'accuser leurs ennemis d'être les auteurs de tous les désastres épouvantables dont ils s'étaient rendus coupables.

La bataille a duré trois jours et trois nuits dans ce quartier, les 25, 26 et 27 mai. A la seule barricade de la rue Puebla soixante combattants du droit se sont fait tuer. Ils savaient, les héroïques martyrs, qu'ils combattaient pour la plus juste et la plus honorable des œuvres, celle de l'émancipation des travailleurs, à laquelle ils avaient depuis longtemps fait le sacrifice de leur vie et pour laquelle ils étaient glorieux de verser leur sang. Ce sont ces nobles et généreux sentiments qui les inspiraient et qui expliquent leur courageuse résistance. Ce n' étaient plus des combattants ordinaires, mais des héros sublimes versant leur sang pour la plus humanitaire des causes, puisqu'elle avait pour but de détruire le prolétariat, la misère et le paupérisme.

Les abattoirs, les docks et les entrepôts de la Villette situés sur le bord du canal, la grande scierie mécanique de M. Falck, ont été incendiés et complètement détruits par les projectiles des batteries versaillaises établies le long du canal sur le boulevard de la Chapelle, derrière les barricades de la rue Lafayette, dont l'ennemi s'était emparé, des boulevards Ney et . Macdonald, de la gare des marchandises du Chemin de fer du Nord et de Montmartre. De toutes ces positions les Versaillais ont bombardé les gardes nationaux occupant le triangle compris entre les rues de Flandre et d'Allemagne, dont le rond point de la Rotonde est le sommet et les bastions 27 et 28 la base. Les abattoirs, les docks et les entrepôts, comme nous l'avons dit, ont été réduits en cendres par les assiégeants ; on estime les pertes à plus de vingt millions. Deux mois après les décombres fumaient encore lorsqu'on les déblayait.

Le 27 mai, à six heures, les brigades Dumont et Abbatucci parvinrent aux pieds des buttes, où elles se rangèrent en demi-cercle ; la charge fut sonnée et les troupes s'élancèrent à l'assaut, s'emparèrent des buttes et des positions environnantes ; et, comme toujours, les vainqueurs féroces se rendirent coupables des plus cruelles exécutions et firent un massacre épouvantable des soldats de la Commune, dont ils n'épargnèrent pas un seul. Le parc fut couvert de cadavres. C'était un spectacle si horrible et si révoltant que les habitants des environs disaient tout haut qu'ils se vengeraient des soldats-assassins. Plus tard ces derniers ont été obligés de brûler les cadavres des gardes nationaux, massacrés en si grande quantité dans le parc qu'ils menaçaient de l'empester en se putréfiant. Après l'œuvre de carnage, les massacreurs-assassins se transformèrent en boucaniers. Ils placèrent d'énormes grilles de distance en distance sur les vertes pelouses, au milieu des bosquets de roses, allumèrent des feux de coke et de bouille, et ces démons de l'assassinat firent calciner leurs victimes. Ils eurent le soin de fermer les grilles du parc et de s'isoler pour accomplir leur infernale besogne. Ces scélérats n'osaient affronter les regards du public. Ils espéraient faire disparaître jusqu'aux traces de leur- crime en brûlant les cadavres, mais une odeur acre de chair calcinée, la fumée épaisse et infecte qui s'élevait de toute part sur les buttes, trahirent ces calcineurs de chair humaine, qui, après avoir égorgé leurs concitoyens, réduisirent leurs restes en cendres. Dans la nuit du dimanche au lundi, ces affreux incendiaires ont brûlé plus de mille cadavres de gardes nationaux, au moyen du pétrole. La Liberté conseille d'employer la chaux vive, afin de réduire en poussière les restes des défenseurs de Paris, et d'empêcher les révolutionnaires de l'avenir d'honorer leurs ossements. Ces misérables veulent étouffer tous les bons sentiments, jusqu'à la vénération pour les morts. Quels infâmes ! Mais laissons les restes des martyrs aux mains des bourreaux infernaux, et continuons le récit de la bataille.

En arrêtant le mouvement tournant de la gauche du général Ladmirault le long du chemin des remparts, les buttes n'avaient pu être sauvées ; elles étaient abordables de front et de flanc, et avaient à faire à des forces beaucoup trop supérieures pour pouvoir résister ; mais on avait du moins paralysé l'effort que faisait l'ennemi pour s'avancer le long des fortifications jusqu'à la porte de Romainville, afin de donner la main à l'armée de réserve de Vinoy, laquelle, partant de la porte de Vincennes, devait venir aussi jusqu'à la même porte de Romainville, de manière à enfermer ce qui restait de l'armée de la Commune dans un cercle de fer et de feu. Une fois que les corps Ladmirault et Vinoy se seraient ainsi réjoints en haut de Belleville, il se seraient portés à l'ouest sur les positions des défenseurs de la Commune, et ils auraient refoulé et rabattu les gardes nationaux comme un gibier sur les corps de Douay et de Clinchant, établis solidement aux abords du canal Saint-Martin et du boulevard Richard Lenoir, afin de les prendre entre deux feux, de les exterminer jusqu'au dernier, et de s'emparer ensuite de la prison de la Roquette, de la place Voltaire et de la mairie du 11e arrondissement, derniers points de défense des partisans de la Commune.

Après avoir fait échouer en partie ce plan du côté des Buttes Chaumont, tous les efforts furent également faits pour en empêcher la mise à exécution du côté du cimetière du Père Lachaise. Malheureusement de ce côté il n'y avait pas une batterie située dans une position assez avantageuse et assez élevée pour dominer la route des remparts depuis le bastion numéro 10 jusqu'à celui numéro 18. Il fallait la défendre à l'aide d'une suite de barricades, qui pouvaient être successivement enlevées et livrer passage à l'ennemi ; il suffisait même que les plus rapprochées de la porte de Vincennes faiblissent et soient prises pour entraîner la perte des autres.

Voici ce qui arriva : La brigade Lamariouse s'avança le long des fortifications ; mais, au moment où elle se montra à découvert, la barricade de la porte de Montreuil l'accueillit par une forte canonnade et une vive fusillade ; ce chaleureux début arrêta la marche en avant de l'aile droite de cette brigade.

Pendant que les troupes sous les ordres du général Derroja restent en réserve sur le Cours de Vincennes, celles de la brigade Bernard de Seigneurens s'avancent par la rue de Puebla et s'emparent de ses nombreuses barricades après une lutte terrible.

Un bataillon du premier régiment d'infanterie de marine, soutenu par deux bataillons de sa brigade et un régiment de la division Faron, attaquent le cimetière du Père Lachaise, qui avait été fortifié dès le 24 mai, et dans lequel deux batteries principales avaient été établies. L'une, composée de six pièces de 7 et d'une mitrailleuse, était établie sur la plateforme de la chapelle du cimetière, et commandait la rue de la Roquette et tout le côté de la Bastille. L'autre, de deux pièces de 24, s'élevait sur la petite esplanade qui se trouve devant la chapelle de Morny, et était destinée à répondre aux canons de Montmartre. Les troupes de Versailles furent accueillies par une vive canonnade, une fusillade bien nourrie, et éprouvèrent une résistance énergique.

Les soldats versaillais s'élancent à l'assaut des grandes terrasses dominant le boulevard extérieur. S'étant abrités derrière les tombes, les défenseurs de la Commune font un feu très-nourri sur les assaillants, qui sont repoussés et obligés d'attendre des renforts d'artillerie, qui leur sont envoyés de la Bastille. Dès que les nouvelles pièces sont en batteries elles canonnent la grande porte du cimetière et l'enfoncent. Il y avait derrière une énorme barricade défendue par des pièces de 12, mais elle est enlevée avant que ses défenseurs, peu exercés au maniement du canon, aient eu le temps de tirer. Les soldats assiégeants s'élancent aussitôt par la brèche, tandis que d'autres colonnes gravissent les pentes escarpées du côté de Charonne et du nord.

Pendant plus d'une demi-heure il y eut dans cet asile des morts un combat terrible. Les assiégés, envahis de toute part, battaient en retraite, s'abritant derrière les monuments funèbres en tiraillant, pendant que les troupes régulières s'avançaient par les avenues, gagnant le plus rapidement possible les hauteurs du cimetière, où se trouvaient établies les batteries les plus dangereuses, au pied du monument de la famille Demidoff. Ce ne fut qu'après le combat le plus acharné, après avoir massacré les canonniers sur leurs pièces et avoir fusillé presque tous les gardes nationaux, que le cimetière fut pris. Près de 6.000 cadavres jonchaient les avenues et les tombes. Beaucoup de fédérés furent égorgés dans les caveaux, sur les cercueils des morts, où ils s'étaient réfugiés et qu'ils arrosèrent de leur sang. Le massacre fut épouvantable.

A peu près en même temps la mairie du 20me, arrondissement tombe au pouvoir du général Lamariouse. Le corps de Douay, ceux des généraux Faron et Clinchant, établissent des batteries pour enfiler les principaux débouchés par lesquels il craignent que les gardes nationaux franchissent leur ligne de bataille, et en même temps ils canonnent la place Voltaire, la mairie du 11e arrondissement et l'église Saint-Ambroise.

Ainsi, dans la soirée du 27 mai, les Buttes Chaumont, le Père Lachaise, la mairie de Belleville et le boulevard Puebla étaient tombés aux mains de l'ennemi, avec un matériel considérable d'artillerie et plusieurs milliers de prisonniers, après d'horribles massacres, qui furent encore continués le lendemain 28. Quand ces trois importantes positions furent perdues, quand on n'entendit plus le bruit de leurs terribles et formidables batteries, la situation fut tout-à-fait compromise et il ne restait plus aucun espoir. Il était en effet de toute impossibilité de résister longtemps dans des positions dont les Buttes Chaumont, le Père Lachaise et le boulevard Puebla étaient les points de défenses stratégiques ; et, malgré tous les efforts, après la perte de ces positions, l'aile gauche du premier corps ennemi s'était avancée en avant du bastion 22, dont l'approche était défendue par une énorme barricade armée de canons et garantie par la batterie de la butte en face du bastion 21 ; l'aile droite du corps de réserve de Vinoy, commandée par le général Lamariouse, s'était aussi emparée de plusieurs barricades situées sur le chemin des remparts entre la porte de Vincennes et celle de Bagnolet, que leurs défenseurs avaient abandonnées depuis la perte du cimetière du Père Lachaise, craignant d'être tournés, cernés et massacrés. La porte de Bagnolet était elle-même tombée au pouvoir de l'ennemi.

Le 27 mai au soir, les défenseurs de la Commune étaient donc enfermés dans une espèce de segment de cercle n'ayant que quelques centaines de mètres de hauteur, et pour corde l'espace compris entre les bastions 15 et 21. Ainsi adossés aux fortifications, ils étaient garantis : à droite par une forte barricade construite au bastion 21, et par la place des Fêtes fortement barricadée et héroïquement défendue ; à gauche par les barricades de la place des Trois Communes, de la rue des Tourelles et de la porte Ménilmontant. En avant à l'est, la ligne des barricades allait jusqu'aux rues des Prés Saint-Gervais, de Calais et des Bois. C'est-à-dire qu'ils étaient enfermés dans un triangle ayant un kilomètre de long sur un demi kilomètre de hauteur. C'est sur cette étroite surface de terrain que la lutte a continué encore pendant vingt heures contre l'armée de Versailles.

Les derniers défenseurs de la Commune s'attendaient à chaque instant à voir leurs barricades prises, leurs dernières positions envahies par les troupes de Versailles. Ils ne pensaient jamais voir le jour du lendemain. Une effrayante et magnifique lueur illuminait la nuit et se projetait au nord et au sud-ouest avec des splendeurs d'aurores-boréales ; nous n'avions jamais vu foyer plus intense ; au dessus du Bassin de la Villette s'élevaient des jets lumineux, des gerbes d'étincelles. Au milieu des courbes et du sifflement des projectiles, qui tombaient et éclataient près de nous, nous entendions des explosions formidables. C'étaient les docks et les entrepôts de la Villette dont nous avons déjà parlé, et auxquels les batteries de l'armée de Clinchant avaient mis le feu, qui flamboyaient encore d'une façon sinistre et grandiose.

Au sud-ouest un autre foyer incandescent illuminait les bords de la Seine ; une énorme colonne de flamme et de fumée s'élevait jusque vers les nuages ; elle brillait d'un éclat phosphorescent ; on aurait dit une immense langue de feu léchant le ciel. On nous a assuré depuis que cette flamme extraordinaire provenait des cadavres des malheureux défenseurs de Paris, que les sauvages versaillais avaient accumulés au Champ de Mars dans de grandes tranchées et qu'ils brûlaient en les arrosant de pétrole. Cela est peut-être vrai, et nous ne serions pas surpris que ceux qui ont accusé si faussement la Commune d'avoir incendié Paris avec du pétrole aient au contraire été les premiers à se servir de cet auxiliaire puissant de destruction, non-seulement pour brûler les cadavres de leurs ennemis, mais encore pour semer partout l'incendie en se servant de bombes de pétrole, ainsi que la chose a été prouvée devant le 3me conseil de guerre de Versailles, par Assi et par son avocat ; beaucoup plus au sud encore un autre foyer incandescent illuminait le ciel sur la rive droite de la Seine : l'énorme Grenier d'Abondance brûlait ; c'était là encore une perte de dix ou quinze millions, causée par les batteries de la division Faron et les projectiles incendiaires d'une chaloupe canonnière de Versailles, qui a criblé, de bombes et de mitraille le boulevard Bourdon, le quai de la Rapée et les environs de la Bastille.

Sur plusieurs autres points de la capitale les incendies se multipliaient encore, et ce qu'il y avait de plus incompréhensible, de plus inexplicable pour nous, c'est qu'au milieu des ces désastres le bombardement continuait très-inutilement.

Pendant que ces immenses désastres s'accomplissaient, que Paris brûlait, d'épouvantables scènes de carnage avaient lieu au cimetière du Père Lachaise, aux Buttes Chaumont, sur le boulevard Puebla, à la mairie et dans les rues de Belleville. De terribles fusillades, d'effroyables feux de pelotons auxquels se mêlaient les crépitements des mitrailleuses, nous apprenaient que le massacre de nos malheureux compagnons faits prisonniers avait lieu sur une grande échelle. Nous étions profondément indigné et navré chaque fois que nous entendions ces décharges sinistres, qui retentissaient si douloureusement à nos oreilles et si profondément dans notre cœur ; nous redoublions d'activité et de vigilance pour que nos positions ne soient pas tournées ou forcées, et que les derniers défenseurs de la Commune ne tombent pas dans les mains des brigands qui les auraient impitoyablement massacrés.

Le jour, que nous n'espérions plus revoir, parut enfin ; dès l'aube le combat augmenta encore d'intensité, de nouvelles batteries établies pendant la nuit nous envoyèrent d'autres projectiles, la fusillade se rapprocha ; une marée montante de plomb et de feu s'avançait sur nous. On entendait un immense bruit de fer, le rugissement d'une vague métallique qui s'approchait, renversant tout, détruisant tout sur son passage ; des lames de mitraille bruissaient d'une façon étrange et donnaient le frisson. Nous attendions anxieux le dénouement horrible de cette lutte terrible. Nos canons, muets pendant la nuit, afin de ne pas signaler nos positions et éclairer le tir de nos ennemis, répondirent vigoureusement et ralentirent la marche de la marée montante, qui s'avançait sur nous, afin de nous resserrer d'avantage encore dans le terrible cercle de feu et de fer qui nous entourait. Nous perdions cependant très-peu de terrain et relativement peu d'hommes.

Pendant ce temps la brigade Langourian s'avance sur l'avenue Philippe-Auguste, et s'empare de la prison de la Roquette à cinq heures du matin. Un massacre épouvantable a lieu, pas un seul de ses défenseurs n'est épargné. Un de nos amis qui a vu deux jours après le théâtre de ce carnage nous disait qu'il était impossible d'imaginer quelque chose de plus horrible.

La même brigade Langourian descendit ensuite la rue de la Roquette et attaqua la place Voltaire, pendant que Vinoy faisait canonner cette dernière des places du Trône et de la Bastille. Le citoyen Delescluze se transporta alors à la troisième barricade, soumise au choc des tirailleurs du 2e régiment provisoire, et voulut, avec le colonel Brunet, arrêter l'abandon déjà très-avancé de cette importante position. Au bout de vingt minutes environ le colonel Brunet déclara lui-même qu'il était impossible de tenir plus longtemps. Le délégué à la guerre protesta contre cette affirmation et ordonna de continuer la résistance quand même. Le feu des troupes était si meurtrier que malgré cet ordre formel les défenseurs de la barricade l'abandonnèrent.' Brunet essaya plusieurs fois d'entraîner le citoyen Delescluze, mais ce dernier résista et resta seul derrière ce tas de pavés qui s'écroulait sous les boulets et les obus. Le directeur suprême de la guerre tomba bientôt frappé de deux balles par les premiers soldats qui s'approchèrent. Blessé à la tempe droite et au côté gauche il fut littéralement foudroyé.

Pendant ce temps les maisons du quartier s'écroulaient sous les obus auprès de la barricade conquise. Le vieux républicain, en s'affaissant sur une poutre enflammée, eut la peau du front presque entièrement enlevée par une profonde brûlure.

On a retrouvé son corps au milieu de dix-huit autres défenseurs de la barricade. On l'a reconnu à ses insignes de membre de la Commune. On a trouvé dans sa poche une lettre de son collègue Vésinier lui réclamant du renfort. Il avait sur lui sa montre en or, mais pas d'argent, et sa canne à pomme d'or a été ramassée près de lui. Il était vêtu, comme toujours, d'un costume civil, composé de son éternel paletot brun aux poches profondes, d'un pantalon noir, d'une grosse cravate de même couleur et d'un chapeau de soie noir. Le citoyen Delescluze avait en horreur l'uniforme militaire ; seul au milieu de son brillant état-major galonné et doré sur toute les coutures, il ne portait ni insignes ni décorations. Depuis quelques jours il était toujours armé d'un revolver, qu'il tenait constamment à la main en marchant tout droit devant lui, avec sa raideur habituelle, sous le feu et la grêle des balles et des obus, sans sourciller, sans se retourner. C'était un homme d'un grand courage et de beaucoup de sang-froid, ayant depuis longtemps fait le sacrifice de sa vie à la cause républicaine, qu'il avait toujours servie et pour laquelle il est tombé martyr. Delescluze est mort comme il a vécu, simplement, honnêtement et héroïquement. C'était un homme taillé à l'antique, stoïque, désintéressé et incorruptible. Comme Caton, il n'a pas voulu survivre à la République ; il n'a pas voulu ni pu servir de victime et de jouet à la réaction victorieuse ; il ne s'est pas senti le courage de subir une nouvelle défaite après tant d'autres, ainsi qu'il l'a écrit dans sa touchante lettre adressée à sa sœur bien-aimée.

La mairie du 11e arrondissement, dernier quartier général des défenseurs de la Commune, tomba au pouvoir des soldats do Versailles. Quand ces forcenés s'en emparèrent, ils tuèrent tous les gardes nationaux qu'ils rencontrèrent. Une fois l'œuvre de sang accomplie, le bâtiment de la municipalité présentait un spectacle inouï. Dans une seule salle du rez-de-chaussée il y avait soixante-quinze cadavres affreusement mutilés. Ceux qui ont vu des villes prises d'assaut, et qui connaissent par expérience les horreurs de la guerre, n'imagineront jamais spectacle plus sanglant et plus épouvantablement désordonné que celui qu'offrait la municipalité du 11e arrondissement. Ce mélange de sang, de boue, de cadavres, d'armes, d'effets d'équipement, était horrible à voir et donnait le frisson. On aurait dit qu'une troupe de jaguars, de tigres, de hyènes, ou de chacals était passée par là, et qu'elle y avait assouvi tous ses instincts féroces, sa soif de sang et de carnage. On ne pouvait pas croire en contemplant ce charnier que c'étaient des hommes, des concitoyens qui s'étaient rendus coupables de ces égorgements sans nom et sans exemple ; et pourtant c'était bien là l'œuvre des égorgeurs versaillais.

Il ne restait plus alors dans tout Paris qu'un petit coin de terre compris entre les portes de Bagnolet et des Prés Saint-Gervais, qui n'était pas au pouvoir des envahisseurs. Quelques mille gardes nationaux et quelques pièces de canons défendaient cette faible partie des remparts, sur laquelle flottait encore le drapeau rouge de la Commune de Paris, criblé de balles et d'éclats d'obus.

La brigade Derroja s'était dirigée par le boulevard de Charonne vers le Père Lachaise, déjà au pouvoir de l'ennemi depuis la veille, et s'était emparé des barricades des rues des Amandiers, de Tlemcen, du Cendrier et de Ménilmontant ; en même temps une autre colonne attaqua la place du marché, hérissée de nombreuses barricades défendues avec courage, et dont elle s'empara après un combat meurtrier et acharné. L'espace occupé par les troupes de la Commune se rétrécit encore après ce mouvement, et les bastions 18, 19, 20 et 21 restèrent seuls en leur possession.

A droite, le général Grenier s'avance du côté de la porte des Prés Saint-Gervais ; la grande barricade située sur le chemin des remparts, près le bastion 22 et la rue des Mignottes, est prise. La place des Fêtes, solidement barricadée, ayant deux pièces de canons très-bien servies, commandant les rues de Crimée, des Solitaires et Compans, offre la résistance la plus énergique et arrête pendant longtemps la marche de l'ennemi ; ses barricades sont enfin enlevées, ainsi que celle à l'angle des rues des Bois et des Prés Saint-Gervais.

A gauche la brigade Lamariouse s'avance par le boulevard Mortier sur la porte de Romainville, s'empare des barricades de la porte de Ménilmontant et de la rue Saint-Fargeau.

Au centre les divisions Faron et Derroja s'avancent par les rues des Prés Saint-Gervais, de Romainville, de Négro, Paris-Belleville et de Borrégo, et les barricades construites aux jonctions de ces quatre dernières rues et de la rue Haxo sont attaquées et prises par les Versaillais après de vifs combats ; un grand nombre de leurs défenseurs sont massacrés ; 2.000 prisonniers tombent au pouvoir de l'ennemi, qui est maître de la rue Haxo et qui s'avance toujours comme une mer de fer et de feu.

Les barricades de la place des Trois Communes à gauche ; celles situées aux angles des rues des Bois, Haxo et du boulevard Serrurier à droite, sont les seules qui tiennent encore. Elles sont bientôt attaquées à leur tour ; 1.500 gardes nationaux, les derniers qui restent debout, les défendent. Mais il leur est impossible de résister plus longtemps ; ils ont devant eux une armée de 120 mille hommes, dont 60 mille ont pris part à l'attaque de Belleville. Ils vont être pris et massacrés jusqu'au dernier : les Versaillais ne font pas de quartier. Il ne leur reste qu'une ressource pour se soustraire à une morte certaine : c'est de franchir les fortifications et de se réfugier sur la zone neutre. C'est ce qui est décidé et exécuté. Le pont-levis de la porte de Romainville est baissé, les drapeaux qui flottaient encore aux bastions 19 et 20 sont enlevés, et les derniers défenseurs de la Commune traversent le fossé des remparts sur le pont-levis. Comme ils ne voulaient rendre leurs armes ni aux Versaillais, ni aux Prussiens, ils les ont brisées et jetées en passant dans le fossé.

Ils arrivent bientôt sans armes dans le village de Romainville, en avant des avant-postes prussiens. Ces derniers, debout l'arme au bras derrière leurs barricades, leur empêchèrent de les franchir.

Deux Francs-maçons en tenue, ayant leur grand cordon en écharpe, leurs insignes et leurs décorations, s'avancent près de nous, nous font signe, et nous invitent de les suivre, en nous disant qu'ils pouvaient nous sauver ainsi que quelques-uns de nos frères d'armes. Ils nous conduisirent en effet dans une maison voisine où ils nous offrirent l'hospitalité, ainsi qu'à plusieurs de nos amis d'infortune. Un certain nombre de gardes nationaux se constituèrent prisonniers des Prussiens, et furent conduits au fort de Noisy le Sec ; d'autres, habillés en bourgeois, ou qui arrachèrent les bandes rouges de leurs pantalons et endossèrent une blouse ou un habit civil, restèrent chez les habitants ou gagnèrent la campagne ; beaucoup se rendirent à Vincennes par la zone neutre le long des fortifications

Les Versaillais, dès que les gardes nationaux eurent franchi la porte de Romainville, s'emparèrent des dernières barricades et des bastions 19 et 20, et firent sur les derniers défenseurs de la Commune un feu très-vif, sans respect pour le territoire neutralisé. Leurs balles et .leurs obus tombèrent en grande quantité dans les rues de Romainville et jusque sur les lignes prussiennes. Les soldats allemands franchirent alors leurs barricades, s'élancèrent en avant au pas de course vers la ligne des fortifications de Paris, pour faire cesser le feu et empêcher la violation du territoire neutre. Ce mouvement en avant nous fut très-favorable, ainsi qu'à nos camarades de la garde nationale ; les lignes prussiennes étant ainsi avancées, nous nous trouvâmes naturellement tous en arrière de ces dernières, et nous n'eûmes plus de difficulté pour fuir à travers la campagne.

Nous entendîmes encore quelques décharges d'artillerie et de mousqueterie. C'étaient sans doute des malheureux prisonniers que les bandits de Versailles fusillaient. Peu à peu le bruit cessa à mesure que nous nous éloignâmes. Bientôt la lutte fut complètement terminée ; les derniers défenseurs de la Commune étaient morts, prisonniers ou en fuite. L'ordre, le massacre, les arrestations en masse, la terreur la plus féroce et la plus sanguinaire régnaient dans Paris dépeuplé. Encore une fois la propriété, la religion, la famille et la société étaient sauvées. Le prolétariat était vaincu par la bourgeoisie, ayant à ses ordres une armée de chenapans et do brigands racolés dans tout ce que la France comptait d'éléments corrompus, vils, lâches et cruels, parmi les sbires, les argousins, les gendarmes, les mouchards, les sergents de ville, les traîtres de Sedan, de Metz et de la Défense nationale. Les ouvriers républicains-socialistes de la capitale étaient exterminés en masse, ou emprisonnés en attendant leur déportation à la Nouvelle Calédonie, leur condamnation à mort ou aux travaux forcés. Vieillards, femmes, enfants étaient compris dans cette œuvre de destruction sanglante et d'extermination générale. La bourgeoisie victorieuse est sans pitié ni miséricorde. Elle a juré de détruire à tout jamais le prolétariat révolutionnaire et socialiste, de le noyer dans son sang. Jamais occasion plus belle ne s'est présentée à elle. Aussi avec quelle joie féroce elle en profite, avec quelle jouissance ardente elle égorge ses ennemis. Elle a massacré quarante mille hommes dans six jours, elle en a emprisonné autant, et l'œuvre de réaction abominable n'est pas terminée. Elle traque et poursuit avec une férocité jalouse tous les partisans de la Commune sans distinction d'âge et de sexe : dix mille femmes et enfants ont été tués et autant emprisonnés. Elle dépeuple Paris, tue à tout jamais le commerce et l'industrie ; mais peu lui importe pourvu que ce qu'elle appelle l'ordre soit rétabli ; pourvu qu'elle règne et gouverne, fut-ce sur des cadavres et sur une ville morte.

Elle est contente, heureuse et fière ; elle respire, digère et jouit maintenant qu'elle se croit assurée d'avoir arrêté le progrès, étouffé toutes les réformes dans le sang, assuré le règne de la misère, du paupérisme, de l'ignorance, et perpétué sa domination et son exploitation sur le prolétariat. Elle se croit certaine d'avoir replongé les ouvriers dans leur bagne du travail forcé, sans espoir et sans profit ; de les avoir de nouveau rivés à leur chaîne et à leur boulet.

Aussi, elle sera implacable dans son œuvre de réaction sans borne et de répression sans merci ni pitié. Elle ira jusqu'au bout ; elle se couvrira de tous les crimes, de toutes les hontes et de toutes les infamies ; elle sera sans pudeur et sans cœur, sourde, aveugle, lâchement cruelle et cyniquement infâme. La bourgeoisie française est en train de se déshonorer complètement et à tout jamais aux yeux du monde entier, de prouver son impuissance, son incapacité et son infamie ; et c'est bien heureux, nous l'en félicitons ! Notre époque avait besoin du spectacle honteux et cynique qu'elle lui donne, afin de se dégoûter d'elle, de la mépriser et de la haïr, de la pousser à l'égout, au charmer, aux lieux infâmes, comme une vieille pourriture, qui infecte notre époque et répand tout autour d'elle misère, corruption, dégradation et décadence.

La bourgeoisie, qui se croit à son apogée, touche à son déclin et à sa chute. Elle est en pleine décomposition, et le prolétariat qu'elle a cru enchaîner pour longtemps est bien près do son émancipation complète. Le sang des quarante mille martyrs qui vient de couler, celui qu'elle se dispose à verser encore, les larmes des quarante mille autres victimes qui souffrent dans les prisons, celles de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs parents, qui gémissent dans la misère, féconderont les principes de justice et do droit semés depuis quatre-vingts ans, et que la Commune avait mission de faire germer.

Les paroles prophétiques prononcées par le citoyen Delescluze, quelques jours avant sa mort, se réaliseront : De chaque goutte de son sang et de celui de tous les défenseurs de la Commune massacrés, naîtront un jour cinq vengeurs qui établiront le règne de la justice et du droit, que l'absence d'éducation nous a ompêclié de faire triompher aujourd'hui

De même que l'esclavage et le servage ont été abolis, le prolétariat le sera.

ïl n'y a pas de forces au monde capables d'arrêter la marche du progrès. Les idées justes sont indestructibles ; la persécution, le sang de leurs défenseurs, loin de les étouffer, les font germer et fructifier.

La Commune renaîtra des cendres de ses martyrs brulés par les bourreaux-incendiaires, boucaniers de Versailles ; le vent les a déjà portées aux quatre coins du monde pour ensemencer les champs de la Révolution, dont le triomphe est assuré.

 

FIN DE L'OUVRAGE