LES agressions violentes, les tentatives d'insurrection et l'échauffourée de la place Vendôme, loin d'avoir été utiles au parti de l'ordre, n'avaient servi qu'à prouver sa cruauté, sa faiblesse et son impuissance. Les émeutiers avaient été dispersés et obligés de fuir honteusement. Les députés, les maires et les adjoints de Paris voyaient avec la plus grande anxiété leur autorité disparaître, l'influence et le pouvoir du Comité Central de la garde nationale grandir chaque jour. Ils redoutaient surtout l'approche des élections du conseil communal. Ils auraient voulu conjurer le danger au moyen de la nomination d'un conseil municipal, dont l'élection aurait été faite à la suite d'un vote de l'Assemblée, et dont les attributions auraient été déterminées par cette dernière. C'est dans ce but que les magistrats municipaux de la capitale se rendirent à Versailles, afin d'user de tout leur pouvoir et de toute leur influence pour déterminer les députés à convoquer les électeurs de Paris à bref délai, pour nommer le conseil municipal et empêcher les élections communales. Voici un extrait de la séance de l'assemblée de Versailles du 23 mars, qui édifiera complètement nos lecteurs sur l'esprit qui animait les maires et les adjoints de Paris, et qui donnera en même temps une idée exacte de l'accueil qui fut fait par la majorité de l'Assemblée aux magistrats parisiens : M. Arnaud (de l'Ariège). — Vu la gravité des circonstances, tous mes collègues de la municipalité de Paris se sont transportés à Versailles dans le but de se mettre en communication avec l'Assemblée nationale. Ils savent qu'il est de règle commune que seuls les membres de l'Assemblée peuvent entrer dans la salle des séances. Mais ils ont cru devoir vous demander de faire une exception en leur faveur. (Protestation à droite.) Soyez sûrs qu'il suffit que ce soit un de vos collègues qui se soit chargé de cette communication pour que toute pensée de désordre soit écartée. L'Assemblée décidera comme elle l'entendra et comme elle le jugera convenable. J'étais chargé d'une communication, je vous l'ai faite en toute conscience. Comme il se trouve parmi vos collègues des maires de Paris, l'un d'eux viendra lire à la tribune la communication que l'on a à vous faire. Je fais observer cependant que comme tous sont venus en corps, que comme tous ont été chargés de cette communication à titre de délégués. . . . . A droite. — Délégués par qui ? (Bruit.) Quelques voix. — Est-ce par le pouvoir ? M. Floquet. — Vous voulez donc la continuation de la guerre civile ? (Bruit.) M. Arnaud (de l'Ariège). — Quand je parle de délégation, comme nous ne reconnaissons que le pouvoir issu du suffrage universel, je ne crois pas avoir besoin de donner des explications. S'il s'agissait pour nous d'une question de convenance, nous la croirions facile à résoudre. Mais ce que je tiens à constater c'est que nous sommes venus tous ici pour faire connaître le résultat de nos efforts communs, et j'ajoute que nous espérons triompher. Nous voulons nous fortifier par le sentiment et le concours de l'Assemblée nationale. Je laisse aux soins de M. le Président de choisir le meilleur moyen de tout concilier. Je demande au moins qu'on assigne une tribune à mes collègues de la municipalité de Paris. M. le Président. — Il n'y a rien de plus simple que de concilier les droits, les prérogatives et les intérêts de l'Assemblée, qu'il ne faut jamais sacrifier, avec la déférence que l'on doit aux maires de Paris. M. Arnaud (de l'Ariège) a dit que les maires de Paris avaient une communication à faire à l'Assemblée. Il se trouve parmi eux plusieurs de nos collègues. Comme il n'entre pas dans la pensée des maires de Paris de venir alternativement à la tribune, il suffira que l'un d'eux, étant notre collègue, soit leur organe pour la communication qu'ils ont à nous faire. Quant à ce qui touche la déférence due aux maires de Paris, il est facile d'y donner satisfaction. Une tribune sera mise à leur disposition, et je dois même ajouter que les questeurs ont déjà pris des mesures en conséquence. M. Baze. — J'ai fait mettre à la disposition de MM. les maires les places qui pouvaient être dans les lieux les plus distingués. (On rit.) Il est six heures. On voit entrer et prendre place dans une tribune du premier rang, près de l'avant-scène du côté droit, quatorze membres de la municipalité parisienne. Chacun des maires ou adjoints porte une écharpe en sautoir. Ils se tiennent debout. A leur entrée dans la salle, l'Assemblée se lève et applaudit chaleureusement. La gauche pousse unanimement les cris de Vive la France ! et Vive la République ! A droite on crie seulement Vive la France ! Les maires répondent par les cris de Vive la France ! vive la République ! A peine ces cris viennent-ils d'être poussés par la municipalité parisienne, que cinquante ou soixante membres de l'extrême droite crient, en désignant les maires : A l'ordre ! à l'ordre ! — On ne respecte pas l'Assemblée ! — Faites évacuer la tribune ! — Ils n'ont pas le droit de prendre ainsi la parole ! — Ils sont admis au même titre que le public ! Ces réclamations de l'extrême droite, appuyées par une partie de la droite, sont entremêlées de protestations de la gauche eu faveur des maires. A ce moment, le tumulte est si grand dans la salle qu'il devient complètement impossible de saisir les diverses exclamations qui s'entrecroisent encore à droite et à gauche. Une trentaine de députés de l'extrême droite se couvrent, bien que le président soit découvert, à son fauteuil, et qu'il n'ait pas. encore annoncé que la séance était suspendue ou levée. A la gauche on entend crier : A bas les chapeaux ! Respectez donc votre président ! respectez-vous vous-mêmes ; découvrez-vous donc ! M. Floquet, s'adressant à la droite. — Vous insultez Paris ! Voix à droite. — Et vous, vous insultez la France ! Loin de s'apaiser, l'agitation redouble encore. Les députés de la gauche restent à leurs bancs. Une grande partie de ceux de la droite, au contraire, ont quitté leurs places et se préparent à sortir de la salle des séances. En présence de cette émotion profonde, qu'il ne lui est guère facile de dominer, M. le Président annonce que la séance est levée, qu'on se réunira immédiatement dans les bureaux et que ce soir il y aura une séance. La séance est levée à six heures et demie. Par cet accueil plus que malveillant les malheureux magistrats municipaux de la capitale purent s'apercevoir de quel esprit d'hostilité, d'intolérance, d'animosité et de haine la majorité royaliste de l'assemblée de Versailles était animée contre la capitale. Ils auraient dû être convaincus alors, s'ils ne l'avaient pas encore compris jusqu'à ce jour, que cette majorité intraitable et inexorable ne voulait aucun accommodement avec la population parisienne, qu'elle l'avait en grande horreur, que, pour elle, la garde nationale de Paris, son esprit et ses idées étaient l'abomination de la désolation, qu'elle la couvrait de ses colères et de ses anathèmes, et qu'elle ne désirait rien moins que son extermination, afin d'arriver sûrement au renversement de la République et à la restauration de la monarchie qui était son rêve et son idéal. A dix heures du soir la séance de l'Assemblée fat reprise, ainsi que la chose avait été décidée. Messieurs les maires de Paris ne sont plus dans la tribune qui leur est encore réservée et qui est vide ; ils sont repartis pour la capitale. Monsieur le président cherche autant qu'il est en son pouvoir à atténuer le mauvais effet que l'incartade des députés de la droite a produit dans l'opinion publique, et surtout sur l'esprit des magistrats municipaux de Paris. L'incident qui a clos notre dernière séance, dit-il, a révélé une émotion qui me parait être le résultat d'une déplorable méprise. Le président de cette assemblée a regretté que celle-ci fut amenée à lever la séance lorsqu'elle venait de recevoir messieurs les maires de Paris, qui viennent de donner de si louables exemples de courage et de dévouement à la liberté et à l'ordre. Cette eau bénite parlementaire ne put effacer la désastreuse impression causée par l'accueil outrageant fait aux maires de Paris. Ces derniers, après l'affront qu'ils avaient subi, auraient dû renoncer au moins pour le moment à toute espèce de conciliation entre la droite de l'assemblée de Versailles et la population parisienne. Mais il n'en fut pas ainsi ; avant de quitter Versailles ils avaient chargé leur collègue M. Arnaud (de l'Ariège) de donner communication à l'assemblée des suppliques des électeurs parisiens. Voici en quels termes ce député s'acquitta du mandat qui lui avait été confié : M. Arnaud (de l'Ariège). — Je viens au nom de mes collègues des municipalités de Paris apporter à l'Assemblée une communication à laquelle nous attachons la plus grande importance. Paris est à la veille, non pas d'une insurrection, mais de la guerre civile dans ce qu'elle peut avoir de plus affreux. Dans cette circonstance, les maires de Paris ont pensé qu'il y avait des mesures à prendre. Les résolutions que nous vous proposons ont été jugées par nous de nature à éviter une plus grande effusion du sang. Nous sommes convaincus que le rétablissement de l'ordre et le salut de la République exigent les mesures suivantes : 1. Que l'Assemblée se mette à l'avenir en communication plus directe et plus intime avec les municipalités de Paris. 2. Qu'elle autorise les maires à prendre les mesures que les circonstances exigent. 3. Que les élections de la garde nationale aient lieu avant le 28 de ce mois. 4. Que l'élection du conseil municipal ait lieu avant le 3 avril, si c'est possible ; que la condition du domicile soit réduite à six mois, et que les maires et les adjoints procèdent aussi de l'élection. Cette communication, continue M. Arnaud, a été rédigée avant le départ des maires de Paris. Il n'y a rien été changé, et l'incident auquel M. le Président a fait allusion n'a eu aucune influence sur les termes de notre communication. Permettez-moi seulement de faire un nouvel appel à la conciliation ; il y a ou des malentendus. Une voix. — Il n'y a eu que cela. M. Arnaud (de l'Ariège). — Il ne doit rien rester, ni d'un côté ni de l'autre, de l'incident fâcheux qui s'est produit. (Applaudissements répétés.) M. le Président. — Cette proposition ne peut émaner que d'un membre de l'Assemblée, j'invite M. Arnaud (de l'Ariège) à la signer. M. Arnaud, s'étant conformé à la requête de M. le Président, l'urgence a ensuite été adoptée à l'unanimité. Avant de lever la séance l'Assemblée décide qu'elle se réunira ce soir à dix heures en séance publique. Après de nombreux pourparlers et de grandes difficultés, la commission nommée à cet effet se décide enfin, à neuf heures et demie du soir, à faire son rapport sur la proposition de M. Arnaud (de l'Ariège). Voici comment M. de Peyramont s'est exprimé à ce sujet : Messieurs, nous comprenons l'impatience de l'Assemblée, elle est bien légitime ; mais votre commission vous demande la permission de vous affirmer qu'elle n'a pas perdu une seule minute pour remplir la mission que vous lui avez donnée. Elle a été nommée à deux heures. Pendant le cours de notre séance elle s'est constituée et a délibéré immédiatement. Elle a entendu les maires de Paris, ou du moins l'un d'entre eux. Elle les a écoutés avec le sentiment que commande leur attitude dans les circonstances actuelles. Après avoir entendu les maires elle a éprouvé le besoin d'entendre aussi M. le Président du pouvoir exécutif ; elle a désiré connaître sa pensée, et sur la proposition même, dont la gravité le commandait assurément, et sur le dernier état des choses à Paris. Votre commission vient à l'instant même d'entendre M. le Président du Conseil ; elle a recueilli ses paroles avec la religieuse attention qu'elles commandent, et c'est après les avoir pesées qu'elle s'est unanimement convaincu qu'en présence de la situation, telle qu'elle existe à l'heure où nous parlons, la proposition de l'honorable M. Arnaud (de l'Ariège) ne pourrait que donner lieu à une discussion pleine de dangers sans aucun avantage. (Assentiment sur plusieurs bancs.) Une parole imprudente pourrait faire couler des flots de sang, et dans cette situation bien appréciée par elle, votre commission, à l'unanimité, m'a chargé de vous dire quels seraient les dangers de cette discussion, et avec la même unanimité elle adjure mon honorable collègue de retirer sa proposition. (Exclamation à gauche.) Il l'a présentée sous l'influence des plus nobles sentiments, dans un esprit d'apaisement ; mais le but qu'il se proposait, il l'atteindrait bien plus sûrement en la retirant qu'en la laissant livrée à nos débats. (Très-bien, très-bien.) M. Ducuing. — Je demande la parole. Quelques membres. — Laissez parler les auteurs de la proposition. M. Arnaud (de l'Ariège) s'entretient au pied de la tribune avec quelques-uns de ses collègues, maires de Paris. M. le Président. — Les auteurs de la proposition pourraient se concerter et faire connaître demain leurs résolutions. (Oui, oui ! — Non, non !) M. Clemenceau. — Oh, non ! ce n'est pas possible ! M. le Président. — Si les auteurs de la proposition sont d'accord, dès à présent, ils pourraient faire connaître leur décision. Voix nombreuses. — A demain, à demain. M. Tirard monte à la tribune, et, en présence de l'agitation de l'Assemblée, il en descend après un moment. M. Arnaud (de l'Ariège) l'y remplace presque aussitôt. M. Arnaud (de l'Ariège). — Je ne comprends pas, messieurs, l'impatience de l'Assemblée. Evidemment, les circonstances sont extrêmement graves. Les événements se précipitent non-seulement à toute heure, mais à toute minute. On a reçu des renseignements de Paris. Eh bien, on vient nous dire qu'un mot jeté dans la discussion peut faire l'effet d'une étincelle sur une matière inflammable, et devenir une provocation qui ferait couler des flots de sang. (Interruption.) Il faut donc au moins que nous puissions nous entendre, moi et ceux de mes collègues qui ont signé la proposition. (Oui, oui !) Il y a solidarité entre nous. Par conséquent, quelle que soit l'impatience de l'Assemblée . . . . . . . . . . Quelques membres. — Elle n'est pas impatiente. M. Arnaud (de l'Ariège). — Vous comprenez que nous serions impardonnables si nous faisions un acte précipité. Les circonstances sont tellement graves qu'il faut savoir ce que nous devons faire ce soir même. Permettez-nous donc de nous entendre. (Oui, oui ! — A demain !) M. Paris. — Je demande que la séance soit suspendue pendant un quart-d'heure afin que les auteurs de la proposition aient le temps de se concerter sur cette question. (Non, non ! — Si, si ! — Agitation confuse.) M. Thiers, chef du pouvoir exécutif, monte à la tribune, et le silence se rétablit. M. le Président. — La parole est à M. le chef du pouvoir exécutif. M. Thiers, chef du pouvoir exécutif. — Je supplie tous les membres de cette' Assemblée, à quelque opinion qu'ils appartiennent, de bien réfléchir en ce moment à leurs paroles et à leurs actes. Tout le monde ici, en présence des évènements immenses qui se passent, aura une responsabilité des plus graves. Rentrez en vous-mêmes, étouffez vos passions, ne songez qu'à l'intérêt public, et, si vous le faites, je ne doute pas de la résolution que nous saurons prendre. (Très-bien ! très-bien !) Quant à nous, membres du gouvernement, si la discussion s'engageait, vous verriez que nous n'avons rien à craindre de la publicité. Ce n'est donc pas pour nous que je viens vous demander le silence maintenant, c'est pour le pays. Si l'on veut éclaircir ces faits en séance publique, il peut en résulter des évènements considérables. Il est possible qu'une parole malheureuse, dite sans mauvaise intention, fasse couler des torrents de sang. Eh bien, permettez-moi de parler avec franchise : au milieu des grands évènements, on éprouve une agitation intérieure qui ne trouve sa satisfaction que dans les discussions ; voilà l'entraînement auquel il faut savoir résister. (Approbation.) Je vous adjure, si vous êtes une Assemblée vraiment politique, de voter comme le propose la commission, et de ne pas vouloir des éclaircissements qui, dans ce moment-ci, seraient très-dangereux. (Vous avez raison ! — Très-bien !) Je le répète, si la discussion s'engage, pour le malheur du pays, vous verrez que ce n'est pas nous qui avons intérêt a nous taire. (Mouvement. A demain ! à demain !) M. le Président. — La discussion ne peut, en aucun cas, s'engager ; le rapport de la commission n'a pas été fait, la délibération ne peut pas être ouverte. M. le président de la commission s'est borné à adjurer l'un des auteurs de la proposition à la retirer ; il ne lui a pas encore été répondu ; la situation reste ce qu'elle est, il ne peut pas y avoir de discussion avant que le rapport de la commission ait été fait. (C'est juste ! — Très-bien !) M. Thiers en effrayant l'assemblée, en lui disant qu'une parole malheureuse, échappée à un député sans mauvaise intention, pourrait faire couler des flots de sang, savait bien qu'il ne disait pas la vérité, qu'il exagérait avec préméditation des dangers imaginaires qui n'existaient pas pour le moment. M. Thiers savait bien que les hommes du Comité Central cherchaient par tous les moyens à éviter la guerre civile et l'effusion du sang. Il en avait eu une preuve convaincante dans la manière prudente, modérée, conciliante, temporisatrice avec laquelle il agissait envers la partie réactionnaire de la garde nationale des premier et deuxième arrondissements, qui occupait les mairies, le Louvre, le Grand-Hôtel, la Banque, la Bourse, etc. La répression plus que modérée de l'agression coupable faite par les amis de l'ordre, le 22 mars, près de la place Vendôme, contre les gardes nationaux partisans du Comité Central, témoignait aussi de la façon la plus éclatante de l'esprit de modération et d'humanité qui animait ce dernier. Les élus de la garde nationale disposaient certes, depuis le 18 mars, de forces assez considérables pour réduire très-facilement au silence l'opposition de leurs adversaires. Ils avaient avec eux 215 bataillons sur 265 dont se composait toute la garde nationale, et encore sur les 50 bataillons qui n'avaient pas participé à l'élection du Comité Central, beaucoup étaient neutres ou indifférents ; il n'y avait guère que cinq ou six bataillons ouvertement hostiles, et même ces derniers comptaient dans leur sein un élément républicain. Malgré tous les efforts, toutes les manœuvres, tous les moyens d'action et d'influence dont pouvaient disposer les amis de l'ordre, jamais ils ne purent mettre à la disposition de l'Amiral Saisset plus de deux mille gardes nationaux. L'amiral a déclaré lui-même à l'Assemblée qu'il n'en avait eu que trois cents, mais son chiffre est au dessous de la vérité. Dans tous les cas il y a une chose certaine, .c'est que si le Comité Central de la garde nationale avait voulu en finir avec les meneurs réactionnaires et leurs séides, la chose ne lui eut pas été difficile. S'il ne l'a pas fait, c'est par une seule raison ; c'est qu'il était animé des intentions les plus conciliantes, qu'il avait horreur de la guerre civile et qu'il voulait employer tous les moyens possibles et raisonnables pour éviter l'effusion du sang. M. Thiers outrageait donc sciemment la vérité quand il affirmait qu'un mot imprudent dit à l'Assemblée pouvait faire couler des torrents de sang. Le jour même où M. Thiers exprimait ces craintes si déplorablement exagérées, l'assemblée de Versailles, par l'accueil malhonnête, blessant, grossier, qu'elle avait fait aux maires de Paris, avait certes fait tout ce qu'il fallait pour exciter à la guerre civile, si cette dernière eut été possible ; et après la scène si imprudente, si inconvenante, si provocatrice qui avait eu lieu lorsque les maires de Paris s'étaient montrés dans la tribune qui leur avait été réservée à l'Assemblée, il n'est pas possible de supposer que la population, qui a supporté sans mot dire cet outrage grossier fait à ses magistrats, était disposée à verser le sang à flots pour un seul mot malheureux dit à la tribune. Monsieur Thiers, quelque subtil, quelque habile et quelque roué qu'il soit, ne parviendra jamais à faire admettre son effrayante hypothèse par une personne intelligente et de bonne foi. Le chef du pouvoir exécutif, en évoquant devant l'Assemblée le spectre sanglant de la guerre civile, avait un but secret. Il voulait empêcher tout compromis, tout moyen de conciliation entre l'Assemblée et la population de Paris. Il voulait laisser s'accomplir les évènements qu'il prévoyait, laisser s'installer la Commune qu'il voulait détruire, et il voulait gagner du temps pendant qu'elle se constituerait pour organiser une force armée capable d'étouffer la Révolution du 18 mars, d'anéantir la Commune, de les noyer toutes les deux dans des flots de sang ; il se promettait bien de ne pas reculer plus tard devant le cataclysme sanglant qu'il semblait redouter alors. En politique habile, froid et cruel, il préparait le terrain et les éléments qui devaient assurer son sanglant triomphe. L'adhésion de l'Assemblée aux élections communales ou l'acceptation de la proposition des maires de Paris formulée par M. Arnaud (de l'Ariège), amenait forcément un compromis, si non une réconciliation entre Paris et Versailles, et ruinait tout le plan de M. Thiers ; c'est ce que ce dernier ne voulait pas. Voilà le véritable motif qui lui a fait enterrer sous les fleurs de sa perfide rhétorique la proposition Arnaud. Pour cet homme fatal, comme pour César, le sort en était jeté ; il voulait arriver à la réalisation de son plan et de ses projets politiques, même en traversant un sanglant Rubicon. Pendant que M. Thiers ourdissait son intrigue parlementaire et qu'il réussissait à faire repousser la proposition de M. Arnaud (de l'Ariège), le Comité Central de la garde nationale ne restait pas inactif. Il faisait de louables efforts pour assurer la libre réussite des élections qui devaient avoir lieu le 26 mars, et il se décida à employer des moyens énergiques capables de contraindre les municipalités hostiles à laisser procéder à ces élections. Il n'y avait pas de temps à perdre, car elles devaient avoir lieu le lendemain. A cet effet, le 25 de ce même mois de mars, à 3 heures, une colonne de 3,000 gardes nationaux environ partit de la place de l'Hôtel-de-Ville avec trois pièces d'artillerie précédées de quelques cavaliers. Elle suivit la rue de Rivoli jusqu'à la mairie du premier arrondissement, où elle s'arrêta. Des délégués du Comité Central se présentèrent devant l'adjoint, qui les reçut aussitôt en l'absence du maire. Les pourparlers durèrent près d'une heure. La foule était énorme devant la mairie, et l'anxiété générale. On redoutait un conflit. Enfin les propositions du Comité sont acceptées. Il est décidé d'un commun accord que les élections du Conseil Communal, et la nomination du commandant en chef de la garde nationale par le suffrage universel direct, auront lieu le lendemain 26. Afin de faire approuver aussi ces mêmes conditions par le deuxième arrondissement, les bataillons de la Fédération continuèrent leur marche par la rue de Rivoli, en traversant la place du Palais-National, et en suivant la rue de Richelieu jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs, dans laquelle ils s'engagèrent pour gagner la rue Vivienne, où ils s'arrêtèrent. Les délégués se dirigèrent ensuite vers la Bourse, où ils furent reçus par 12 ou 15 maires et adjoints. Là encore surgissent de graves difficultés. D'une part les magistrats municipaux se récrient au sujet de l'ultimatum qui leur est proposé, et ils refusent d'accéder à des propositions qui leur sont faites par une manifestation armée. D'autre part les délégués du Conseil Central déclarent qu'il y a péril en la. demeure, que les élections ne peuvent être ajournées plus longtemps, qu'il faut à tout prix qu'elles soient faites de suite, et que, quoiqu'il puisse être décidé, elles auront lieu le lendemain. Enfin, après des débats orageux qui ont duré une heure et demie, les propositions du Comité sont aussi adoptées, et les municipalités des arrondissements qui jusqu'à ce jour l'avaient refusé, consentent enfin à prêter leur concours aux élections qui auront lieu le lendemain. A leur sortie de la séance, les délégués du Conseil Central, tout joyeux, annoncent l'heureux résultat qu'ils viennent d'obtenir aux gardes nationaux rangés en bataille devant la Bourse ; à cette excellente nouvelle la joie brille sur tous les visages, les fronts se dérident, les soldats citoyens des quartiers populaires lèvent la crosse en l'air et défilent devant leurs collègues des quartiers aristocratiques ; lesquels imitant ce bon exemple, lèvent aussi la crosse en l'air et accueillent leurs concitoyens aux cris mille et mille fois répétés de Vive la République ! Les tambours battent aux champs. L'enthousiasme est indescriptible et gagne tous les habitants. Les femmes aux fenêtres partagent la joie générale, mêlent leurs applaudissements à ceux des gardes nationaux et acclament aussi la République. La population des quartiers du centre de Paris se porte en masse sur les boulevards, se mêle et se réconcilie avec celle des faubourgs, les mains se pressent, les âmes se dilatent, les visages rayonnent de joie. Chacun se sent soulagé du poids qui l'oppressait en présence d'une situation fort complexe et qui apparaissait sans issue il y avait à peine un quart d'heure. Un rendez-vous a été pris pour le soir à la Bourse, afin que les maires absents viennent adopter les conventions déjà prises par leurs collègues. La réconciliation est générale, les députés de Paris ont adhéré aux conditions électorales acceptées par les maires et les adjoints. La proclamation suivante, consécration publique du traité qui venait d'être fait, fut affichée sur les murs de Paris : Paris, le 25 mars, 6 heures du soir. Citoyens, Les députés de Paris, les maires et les adjoints élus réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements, et les membres du Comité Central fédéral de la garde nationale, convaincus que le seul moyen d'éviter la guerre civile, l'effusion du sang à Paris, et en même temps d'affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, en conséquence ils convoquent pour demain, dimanche, tous les citoyens dans les collèges électoraux. Les bureaux seront ouverts à huit heures du matin, et seront fermés à minuit. Les habitants de Paris comprendront que dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous prendre part au vote, afin que les élections aient le caractère sérieux qui seul peut assurer la paix dans la cité. (Suivent les signatures.) L'amiral Saisset et les bataillons dits de l'ordre, qui occupaient le Grand-Hôtel, la gare Saint-Lazare, le boulevard des Capucines, le 1er et le 2me arrondissements, etc., ont cédé ces postes aux bataillons fédérés du Comité Central. M. Louis Blanc, au nom des députés de Paris, annonce à l'assemblée de Versailles qu'une affiche signée par les maires et adjoints de Paris appelle les électeurs parisiens à nommer demain un conseil municipal. Il ajoute qu'il y aurait un danger sérieux à retarder les élections dont il s'agit. En conséquence il conjure l'Assemblée, au nom des députés de Paris, de reconnaître qu'en prenant en toute connaissance de cause cette décision imposée par les circonstances, les maires et adjoints de Paris ont agi en bons citoyens. La proposition de Monsieur Louis Blanc est renvoyée à la commission d'initiative, qui est chargée de son enterrement en bonne et due forme. Le lendemain en effet le rapporteur de la commission d'initiative parlementaire vint déclarer à la tribune que cette commission, continuant à s'en rapporter à la sagesse et à la fermeté du gouvernement, est d'avis de ne pas prendre en considération la proposition de Messieurs Louis Blanc et autres collègues. Ces conclusions sont immédiatement adoptées par l'Assemblée. Un député, dont nous regrettons de ne pas savoir le nom, dépose au nom de huit de ses collègues un projet de résolution ainsi conçu : L'Assemblée nationale déclare nulles et non avenues les élections municipales qui viennent d'avoir lieu à Paris. (Exclamations à gauche, applaudissements à droite.) Cette proposition, signée de huit députés et applaudie par la droite, est une preuve du mépris que la majorité de l'Assemblée professe pour la souveraineté du peuple et le suffrage universel, qu'elle invoque journellement quand c'est son intérêt de le faire. Néanmoins, par un sentiment de crainte que lui inspirait la Révolution victorieuse dans Paris, et aussi pour ne pas fournir la preuve flagrante de son antipathie pour le suffrage universel, elle a repoussé l'urgence de la proposition qui lui était faite. Par ce vote, l'Assemblée des capitulards, élue uniquement pour faire la paix, reconnaît implicitement que ses pouvoirs sont expirés, et qu'elle n'a plus rien à l'ordre du jour, comme le disait si bien le procès-verbal d'une de ses dernières séances. Mais l'Assemblée rurale de Versailles, malgré toutes les raisons sérieuses qui devraient l'engager à borner sa mission au mandat tacite qu'elle a reçu de conclure la paix avec la Prusse, n'en persiste pas moins dans l'œuvre liberticide qu'elle accomplit depuis sa première réunion. Elle continue de siéger contre tout droit, et persiste dans sa prétention de s'ériger en assemblée souveraine, de s'imposer par la force à la population de la capitale qui la répudie. Nous la verrons faire un nouveau siège de Paris, bombarder cette ville, la couvrir de ruines, de cadavres, verser des flots de sang et la dépeupler. |