DANS une seconde proclamation l'amiral Saisset, sous des apparences conciliantes et en affichant un respect hypocrite pour la République, cherchait à railler autour de lui les gardes nationaux du parti de l'ordre, afin de renverser le Comité Central de la garde nationale et de restaurer le pouvoir chancelant du gouvernement de Versailles. Voici ce second document : Paris, le 25 mars. Nommé commandant en chef de la garde nationale de la Seine, de concert avec les maires qui ont été élus, j'entre aujourd'hui dans mes fonctions. Je n'ai d'autre titre à l'honneur de vous commander, que celui d'associé dans votre héroïque résistance, en défendant les forts et les positions sous mon commandement contre l'ennemi. J'espère, par la persuasion et les bons conseils, effectuer la réconciliation de tous dans la République ; mais je suis fermement résolu à donner ma vie pour la défense de l'ordre, et à exiger le respect des personnes et des propriétés, comme mon fils unique a donné la sienne pour la défense de son pays. Raillez-vous à moi ! Donnez-moi votre confiance et la République sera sauvée. Ma devise est : Honneur et Pays ! Ce que désirait l'amiral Saisset, ce que voulaient comme lui tous les hommes de Versailles, c'était de railler autour de son nom et de ceux de Messieurs Schœlcher et Langlois tous les amis de l'ordre, tous les républicains honnêtes et modérés, afin de former dans Paris un noyau réactionnaire puissant, capable de neutraliser le pouvoir du Comité Central de la garde nationale en attendant le moment opportun pour le renverser. Les débats de l'assemblée de Versailles prouvent surabondamment que les maires, les adjoints et les députés de Paris ne poursuivaient pas d'autre but. Tous les journaux réactionnaires n'en faisaient nul mystère et l'avouaient hautement. L'amiral Saisset, disaient-ils, commandant en chef de la garde nationale, M. Langlois et M. Schœlcher, s'occupent de concentrer les bataillons qui ne reconnaissent pas l'autorité de la Commune. L'amiral Saisset est en ce moment à la tête de 20.000 hommes, bien armés, parmi lesquels des zouaves, des marins, des mobiles, des élèves de l'école polytechnique, et un bataillon formé entièrement de l'armée. Les gardes nationaux amis de l'ordre seront payés tous les jours à la Bourse. L'amiral Saisset espère par ce moyen obtenir un plus grand nombre d'adhérents. L'amiral Saisset a reçu des canons et des munitions par le chemin de fer du Nord. Ce matin, à dix heures, les gardes nationaux amis de l'ordre ont transporté sur la place de la Bourse des canons et des mitrailleuses, qu'ils ont fait rentrer dans Paris dans des sacs de farine. Un nombre considérable de gardes mobiles se joignent aux amis de l'ordre. On leur donnera les chassepots qu'on a pris aux gardes nationaux ; ils formeront un bataillon pour la défense spéciale de la Bourse. Plusieurs zouaves se sont mis aux ordres des autorités légitimes. La Bourse est gardée par les 8me, 11me, et 228me bataillons. Un corps d'artilleurs armés de mitrailleuses s'est raillé à la cause de l'ordre et s'est emparé du Grand-hôtel, où l'amiral Saisset a établi son quartier général. Des bataillons de l'ordre occupent le marché Saint-Honoré, le Palais-royal, la rue Montmartre, le Grand-hôtel, et la station de Saint-Lazare. L'attitude du 16me arrondissement est ferme, le 32me bataillon de Montmartre refuse d'obéir au Comité Central, etc. etc. . . . . . Mais les gardes nationaux des quartiers réactionnaires que Messieurs Saisset, Langlois, Schœlcher, les adjoints et les maires avaient enrôlés sous leur bannière de l'ordre, devaient bientôt agir ouvertement contre leurs collègues dévoués à la République démocratique et sociale, à la Révolution du 18 mars et au Comité Central. Voici des faits extraits d'un rapport officiel, qui le prouvent de la manière la plus incontestable : Dès le 22 mars les amis de l'ordre, résolus à commencer la lutte, à provoquer à la guerre civile et à l'effusion du sang, avaient organisé des rassemblements nombreux et des manifestations contre le Comité Central, afin de tenter un coup de main au nom de l'ordre si la chose leur était possible. A une heure et demie la manifestation, qui se massait depuis midi sur la place du Nouvel Opéra, s'est engagée dans la rue de la Paix. Dans les premiers rangs, un groupe très-exalté, parmi lequel les gardes nationaux ont reconnu MM. Heckeren, De Coetlogon, et H. de Pène, anciens familiers de l'empire, agitait violemment un drapeau sans inscription. Arrivée à la hauteur de la rue Neuve Saint-Augustin, la manifestation a entouré, désarmé et maltraité deux gardes nationaux détachés en sentinelles avancées. Ces citoyens n'ont dû leur salut qu'à leur retraite ; et, sans fusils, les vêtements déchirés, ils se sont réfugiés sur la place Vendôme. Aussitôt les gardes nationaux, saisissant leurs armes, se sont portés immédiatement en ordre de bataille jusqu'à la hauteur de la rue Neuve des Petits-Champs. La première ligne avait reçu l'ordre de lever la crosse en l'air si elle était rompue, et de se replier derrière la troisième ; de même pour la seconde ; la troisième seule devait croiser la baïonnette, mais recommandation fut faite de ne pas tirer. Le premier rang de la foule, qui comptait environ 800 à 1.000 personnes, se trouve bientôt face à face avec les gardes nationaux. Le caractère de la manifestation se dessine alors nettement. On crie dans les rangs des prétendus gens de l'ordre : A bas les assassins ! — A bas le Comité Central de la garde nationale ! Les gardes nationaux républicains sont l'objet des plus grossières insultes. On les appelle, Assassins ! brigands ! lâches ! Des furieux saisissent les fusils des gardes nationaux, arrachent le sabre d'un officier. Les cris redoublent. La manifestation se transforme en véritable émeute. Un coup de revolver tiré par cette bande de furieux féroces, s'intitulant eux-mêmes défenseurs de l'ordre, atteint à la cuisse le citoyen Majournal, lieutenant d'état-major de la place, membre du Comité Central. Le général Bergeret, commandant la place, accoure au premier rang dès le début, et fait sommer les émeutiers de se retirer. Dix sommations légales sont faites, pendant près de cinq minutes on entend les roulements des tambours prescrits par la loi. Les défenseurs de l'ordre y répondent par des cris, des injures, et des coups de feu. Deux gardes nationaux tombent grièvement blessés. Cependant, leurs camarades hésitent à tirer sur les émeutiers assassins, et déchargent leurs fusils en l'air. Les insurgés réactionnaires enhardis se précipitent sur leurs trop indulgents adversaires, s'efforçant de les désarmer et de rompre leurs lignes. Mais à la fin les gardes nationaux républicains, à bout de patience et de longanimité, forcés de se défendre sous peine de se voir massacrés, font usage do leurs armes. Aux premiers coups de feu qui retentissent et qui sont dirigés sur les émeutiers, ces derniers se dispersent subitement et se sauvent en tous sens. Le général Bergeret fait alors immédiatement cesser le feu. Tous les officiers joignent leurs efforts à ceux du général, et se précipitent au devant de leurs hommes pour arrêter l'effusion du sang. Eh bien, pendant ce temps-là quelques coups de fusils retentissent encore ; ce sont des prétendus défenseurs de l'ordre, cachés et embusqués dans les maisons, qui assassinent lâchement les gardes nationaux qui ne tirent plus sur eux et sur leurs complices. Deux véritables défenseurs de l'ordre dans le bon sens de ce dernier mot, les citoyens Wahlin et François, appartenant aux 7me et 215me bataillons républicains, ont été tués, et neuf de leurs collègues, les citoyens Majournal, Cochet, Miche, Ancelot, Legat, Reyer, Pingamot, Train, et Laborde, ont été grièvement blessés. Les prétendus hommes d'ordre, coupables de cette lutte sanglante, ont aussi eu des morts et des blessures à déplorer. Le premier atteint mortellement qui a été porté à l'ambulance du Crédit Mobilier, est le Vicomte de Molinet, frappé à la tête et par derrière, au premier rang des insurgés. Il est tombé au coin de la rue de la Paix et de la rue Neuve des Petits-Champs, la face contre terre, du côté de la place Vendôme. Le Vicomte de Molinet a certainement été tué par les émeutiers ; car, s'il eut été atteint en fuyant, son corps serait tombé dans la direction du Nouvel Opéra. On a trouvé sur lui un poignard fixé à sa ceinture par une chaînette. Un grand nombre de revolvers et de cannes à épées appartenant aux émeutiers ont été ramassés dans la rue de la Paix et portés à l'état-major de la place. Le docteur Ramlow, chirurgien-major du camp de Toulouse, domicilié 32, rue de la Victoire, et les médecins Nolé, Pannard, Dolle, Trélat, Leclerc, sont accourus pour donner leurs soins aux blessés et ont signé les procès-verbaux. Les valeurs trouvées sur les émeutiers ont été placées sous enveloppes scellées et déposées à l'état-major de la place. C'est grâce au sang-froid et à la fermeté du général Bergeret, qui a su contenir la juste indignation des gardes nationaux, que de plus grands malheurs ont pu être évités. Le général américain Sheridan, d'une fenêtre de la rue de la Paix, a observé ces tristes événements, et a attesté que les premiers coups de feu ont été tirés par les hommes de la manifestation, qui s'intitulaient mensongèrement. les amis do l'ordre. Le lendemain, 23 mars, tandis qu'un certain nombre des gardes nationaux, partisans du Comité Central, traversaient paisiblement la rue de Valois traînant après eux deux fourgons remplis de fusils, les gens de l'ordre, bien supérieurs en nombre, les entourent aussitôt sans les prévenir, tirent dessus plusieurs coups de fusils, en blessent trois, en font prisonniers 22, en désarment 50, et leur enlèvent les deux voitures pleines d'armes. Cette agression coupable jette une grande panique dans le quartier, les magasins sont aussitôt fermés et les rues deviennent désertes. Comme le 18 mars et comme toujours, le 22 et le 23 les prétendus défenseurs de l'ordre ont été les agresseurs ; ce sont eux qui les premiers ont provoqué à la guerre civile et versé le sang. |