HISTOIRE DE LA COMMUNE DE PARIS

PREMIÈRE PARTIE. — LA RÉVOLUTION DU 18 MARS

 

CHAPITRE II. — LA JOURNÉE DU 18 MARS.

 

 

LA garde nationale, poussée à bout, abreuvée de dégoût, voyant la patrie livrée à l'étranger malgré tous ses efforts, sa bonne volonté et son héroïsme ; la République trahie, abandonnée aux mains de ses plus cruels ennemis ; les royalistes et la réaction faisant chaque jour de rapides progrès, résolut de sauver au moins la République, puisqu'il lui était impossible d'assurer l'indépendance de la France et l'intégrité de son territoire.

Elle prit alors la détermination de s'organiser d'une façon indépendante du gouvernement, de ne relever et de ne dépendre que d'elle-même.

C'est cette résolution qui lui inspira l'idée de la formation de son Comité Central provisoire, chargé lui-même de l'organisation du Comité définitif. C'est en effet ce qui eut lieu : chaque compagnie de la garde nationale élut deux délégués ; comme il y a douze compagnies par bataillons, chacun de ces derniers eut donc 24 délégués. Les délégués de tous les bataillons d'un arrondissement nommèrent les membres d'une commission d'initiative dite d'arrondissement, qui devaient s'entendre avec le Comité Central républicain.

Tous les délégués dans chaque arrondissement ont élu en outre quatre membres pour former le Comité Central de la garde nationale, qui est ainsi composé de quatre-vingts membres, puisqu'il y a vingt arrondissements dans Paris.

C'est en effet ce qui a eu lieu le vendredi, 10 mars, dans la réunion des délégués de 215 bataillons de la garde nationale qui a été tenue au Wauxhall, et à laquelle assistaient environ 5.000 délégués.

Cette organisation si simple et si puissante, puisqu'elle a déjà le concours et l'appui de 215 bataillons de la garde nationale sur 265, permettra à la garde nationale d'agir suivant les circonstances avec une promptitude, une énergie, une décision, et une force qui défieront toutes les tentatives de la réaction pour renverser la République.

Le Comité Central de la garde nationale et le Comité de la Fédération républicaine opérèrent leur fusion quelques jours plus tard, et adoptèrent les statuts suivants :

Fédération républicaine de la garde nationale.

STATUTS.

Déclaration préalable.

La République est le seul gouvernement possible ; elle ne peut être mise en discussion.

La garde nationale a le droit absolu de nommer tous ses chefs, et de les révoquer dès qu'ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus, toutefois après une enquête préalablement destinée à sauvegarder les droits de la justice.

Art. 1. — La Fédération de la garde nationale est organisée ainsi qu'il suit ; elle comprend :

1. L'assemblée générale des délégués ;

2. Le Cercle de bataillon ;

3. Le Conseil de légion ;

4. Le Comité Central.

Art. 2. — L'assemblée générale est formée :

1. D'un délégué élu à cet effet dans chaque compagnie, sans distinction de grade ;

2. D'un officier par bataillon élu par le corps des officiers ;

3. Du chef de chaque bataillon.

4. Ces délégués, quels qu'ils soient, sont toujours révocables par ceux qui les ont nommés.

Art. 3. Le Cercle de bataillon est formé :

1. De trois délégués par compagnie, élus sans distinction de grade ;

2. De l'officier délégué à l'assemblée générale ;

3. Du chef de bataillon.

Art. 4. — Le Conseil de légion est formé :

1. De deux délégués par Cercle de bataillon, élus sans distinction de grade ;

2. Des chefs de bataillon de l'arrondissement.

Art. 5. — Le Comité Central est formé :

1. De deux délégués pour l'arrondissement, élus sans distinction de grade par le Conseil de légion ;

2. D'un chef de bataillon par légion, élu par ses collègues.

Art. 6. — Les délégués aux Cercles de bataillon, Conseil de légion et Comité Central, sont les défenseurs naturels de tous les droits de la garde nationale. Ils devront veiller au maintien de l'armement de tous les corps spéciaux et autres de ladite garde, et prévenir toute tentative qui aurait pour but le renversement de la République.

Art. 7. — Les réunions de l'Assemblée générale auront lieu le premier dimanche du mois, sauf l'urgence.

Les diverses fractions de la Fédération constituées fixeront par un règlement intérieur les modes, lieux et heures de leurs délibérations.

Art. 8. — Pour subvenir aux frais généraux d'administration, de publicité et autres du Comité Central, il sera établi dans chaque compagnie une cotisation qui devra produire au minimum un versement mensuel de cinq francs, lequel sera effectué du 1er au 5me du mois, entre les mains du trésorier, par les soins des délégués.

Art. 9. — Il sera délivré à chaque délégué, membre de l'Assemblée générale, une carte personnelle, qui lui servira d'entrée à ses réunions.

Art. 10. — Tous les gardes nationaux sont solidaires, et les délégués de la Fédération sont placés sous la sauvegarde immédiate de la garde nationale tout entière.

(Suivent les signatures.)

 

Voilà comment la garde nationale de Paris, inspirée par les événements, poussée par les circonstances, mue par la force des choses, en est arrivée le 10 mars dernier à s'isoler complètement du gouvernement de Versailles, à se créer une organisation propre, libre, indépendante, ne relevant' que d'elle et disposant de forces considérables.

Du jour où la garde nationale s'était ainsi constituée et organisée il n'y avait réellement plus d'autre pouvoir que le sien à Paris, le gouvernement de M. Thiers, élu par l'assemblée rurale et réactionnaire de Versailles, devait disparaître devant elle.

Le Comité Central de la garde nationale était le seul et le véritable gouvernement de la capitale.

Les événements, comme nous le verrons, se chargèrent bientôt de justifier cette opinion.

Dès le 10 mars il adressait à la garde nationale la proclamation suivante, qui était affichée sur les murs de Paris :

À L'ARMÉE.

Les délégués de la garde nationale de Paris.

Soldats, enfants du peuple !

On fait courir en province des bruits odieux.

Il y a à Paris 300.000 gardes nationaux, et cependant on y fait entrer des troupes que l'on cherche à tromper sur l'esprit de la population parisienne. Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu'ils ont assumée en suscitant la guerre civile. Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu'ils méditent.

Soldats citoyens, obéirez-vous à l'ordre impie de verser le même sang qui coule dans vos veines ? Déchirerez-vous vos propres entrailles ? — Non, vous ne consentirez pas à devenir parricides et fratricides !

Que veut le peuple de Paris ?

Il veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs, et les révoquer quand il n'a plus confiance en eux.

Il veut que l'armée soit renvoyée dans ses foyers, pour rendre au plus vite les cœurs à la famille et les bras au travail.

Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la République. Les rois et les empereurs nous ont fait assez de mal. Ne souillez pas votre vie. La consigne n'empêche pas la responsabilité de la conscience. Embrassons-nous à la face de ceux qui, pour conquérir un grade, obtenir une place, ramener un roi, veulent nous faire entre-égorger.

Vive à jamais la République !

Voté dans la séance du Wauxhall, le 10 mars 1871.

(Suivent les signatures.)

 

Nous verrons bientôt que cet appel avait été entendu et compris par la garde nationale et par l'armée, et que le Comité Central de la Fédération républicaine de la garde nationale possédait leurs sympathies et leur confiance.

Depuis les préliminaires de la paix, l'armée et la garde mobile avaient été désarmées par les Prussiens, moins une division comprenant un effectif de 12 mille nommes, qui fut ensuite porté à 40 mille, d'accord avec les Prussiens, après les demandes pressantes du gouvernement de Versailles. Cette réserve armée était composée en grande partie d'anciens gendarmes, de gardiens de Paris, auxquels étaient joints quelques régiments de ligne. Ces troupes, selon les conditions imposées par l'ennemi, devaient être spécialement affectées au maintien de l'ordre dans Paris.

A côté des 40.000 hommes de troupes régulières les gardes nationaux avaient aussi obtenu le privilège de conserver leurs armes. Une des plus grandes humiliations et un des plus pénibles supplices qui leur avaient été alors imposés, ce fut le spectacle si triste de la livraison des armes de l'armée régulière à l'ennemi. C'était avec des larmes dans les yeux, des imprécations et des soupirs d'indignation, que les gardes nationaux de Paris avaient vu défiler devant eux les 1.800 superbes canons, les mitrailleuses, et les 200.000 chassepots de l'armée régulière, lorsqu'ils furent honteusement livrés aux Prussiens conformément au traité de paix, et c'était avec non moins de douleur et de désespoir qu'ils avaient assisté au navrant spectacle de nos soldats et de nos gardes mobiles faisant leur rentrée dans la capitale désarmés et la tête basse.

En présence de ces malheurs et de ces hontes, les gardes nationaux serraient convulsivement leurs armes, ils se promettaient bien de ne jamais s'en séparer, et de ne pas oublier non plus quels étaient les incapables et les lâches auxquels ils devaient tous ces maux.

La garde nationale non-seulement avait conservé ses fusils, mais encore ses canons, qu'elle avait acheté pour la plupart avec les produits des souscriptions organisées dans son sein.

Un grand nombre de ces derniers, qui garnissaient et défendaient les remparts, avaient été démontés et jetés au bas de leurs affûts, ainsi que l'exigeaient les préliminaires de la paix, d'autres étaient réunis dans des parcs d'artillerie. Tous étaient abandonnés presque sans garde depuis l'entrée des Prussiens dans la capitale.

Inspirés par un sentiment de conservation, et par un amour bien naturel pour ces armes, sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre contre l'étranger, les gardes nationaux recueillirent avec soin les canons si négligemment abandonnés par la prétendue défense nationale ; ils les placèrent sur leurs affuts, auxquels ils s'attelèrent et les conduisirent soit aux Buttes Montmartre, soit à la Villette, soit aux Batignolles, où ils les parquèrent et les mirent en batteries, les gardant soigneusement afin qu'ils ne puissent tomber au pouvoir des Prussiens ou entre les mains de la police, des anciens sergents de ville, des gendarmes, ou des gardiens de Paris, composant la majorité de l'effectif de l'armée de la capitale.

Comme nous l'avons dit ces canons appartenaient pour la plus grande partie à la garde nationale, qui les avait achetés avec le produit des souscriptions faites dans ses bataillons. Il était donc tout naturel qu'elle prit soin de son bien, de sa propriété.

Eh bien, qui le croirait, ce fut ce sentiment de conservation si naturel et si légitime qui servit de prétexte à M. Thiers et à ses collègues du gouvernement pour provoquer la guerre civile et pousser le peuple à l'insurrection.

Monsieur Ernest Picard, ministre de l'intérieur, publiait alors dans le Journal Officiel et faisait apposer sur les murs de Paris, une proclamation dans laquelle il incriminait la conduite de la garde nationale.

Les faits les plus regrettables, disait-il, se sont produits depuis quelques jours et menacent gravement la paix de la cité. Des gardes nationaux en armes et obéissant non à leurs chefs légitimes, mais à un Comité Central anonyme qui ne peut leur donner aucun ordre sans commettre un crime sévèrement puni par les lois, se sont emparés d'un grand nombre d'armes et de munitions de guerre sous prétexte de les soustraire à l'ennemi, dont ils redoutaient l'invasion. Il semble que des pareils actes dussent cesser après l'invasion prussienne. . . . .

Ceux qui provoquent ces désordres assument sur eux une terrible responsabilité, etc.

 

Quand cette proclamation parut, les gardes nationaux qui gardaient paisiblement leurs canons s'en émurent fort peu, et continuèrent tranquillement à faire leur faction autour de leurs pièces.

La tranquillité la plus complète régnait dans la capitale ; les curieux allaient visiter les parcs d'artillerie de Montmartre, de la Villette, des Batignolles, et de la place des Vosges ; ces visites étaient pour eux des promenades agréables, et personne à l'exception du gouvernement ne se préoccupait outre mesure des canons de la garde nationale, car nul ne redoutait l'emploi qui pouvait en être fait par les soldats citoyens.

Quelques tentatives avaient été faites sans succès par l'autorité pour s'emparer de ces canons, par surprise, ruais elles n'avaient pas abouti.

Ainsi, par exemple, le 17 mars, les gendarmes s'étaient rendus à la place de Wagram, où la garde nationale possédait un parc d'artillerie, dans l'intention de s'emparer des 56 canons qui le garnissaient, mais ils furentt repoussés par le bataillon qui les gardait. Le rappel fut battu dans tout le quartier Saint-Antoine. Les gardes nationaux accoururent immédiatement, les gendarmes furent cernés et les canons triomphalement conduits dans un autre parc d'artillerie place des Vosges, d'où ils furent plus tard enlevés et transportés à Montmartre.

Comme on le voit, tout s'était passé sans violence et sans collision, et la tranquillité publique n'avait pas été troublée.

Le lendemain, 18 mars, la stupéfaction et la consternation furent grandes dans Paris, quand à son réveil la population lut la menaçante proclamation suivante, que M. Thiers et ses collègues avaient fait apposer sur les murs de la capitale :

Habitants de Paris,

Nous nous adressons encore à vous, à votre raison et à votre patriotisme, et nous espérons que nous serons écoutés.

Votre grande cité, qui ne peut vivre que par l'ordre, est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers, sans se propager dans les autres, suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l'aisance.

Depuis quelque temps, des hommes malintentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens, qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les' maîtres d'une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à la monter avec eux, par ordre d'un comité occulte qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l'autorité du général d'Aurelles, si digne d'être à votre tête, et veut former un gouvernement en opposition au gouvernement légal, institué par le suffrage universel.

Ces hommes qui vous ont causé déjà tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes au 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens, qui n'ont fait que paraître dans vos murs et dont ces désordres retardent le départ définitif ; braquent des canons qui, s'ils faisaient feu, ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes ; enfin, ils compromettent la République, au lieu de la défendre, car, s'il s'établissait dans l'opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue. Ne les croyez pas, et écoutez la vérité, que nous vous disons en toute sincérité !

Le gouvernement, institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre ces canons dérobés à l'Etat, et qui, en ce moment, ne menacent que vous, enlever ces retranchements ridicules qui n'arrêtent que le commerce, et mettre sous la main de la justice les criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.

Cependant, le temps qu'on a accordé aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien-être de la France tout entière. Il faut donc ne pas le prolonger indéfiniment. Tant que dure cet état de choses, le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viendraient de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas, les capitaux, dont le Gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l'ennemi, hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité, comme dans celui de la France, le Gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement à eux, vont être livrés à la justice régulière. Les canons dérobes à l'Etat vont être rétablis dans les arsenaux, et, pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison, le Gouvernement compte sur votre concours. Que les bons citoyens se séparent des mauvais ; qu'ils aident à la force publique au lieu de lui résister. Ils hâteront ainsi le retour de l'aisance dans la cité, et rendront service à la République elle-même, que le désordre ruinerait dans l'opinion de la France.

Parisiens, nous vous tenons ce langage, parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, et votre patriotisme ; mais, cet avertissement donné, vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut, à tout pris, et sans un jour de retard, que l'ordre, condition de notre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable.

THIERS, Président du conseil, chef du pouvoir exécutif de la République.

DUFAURE, ministre de la justice.

E. PICARD, ministre de l'intérieur.

POUYER-QUERTIER, ministre des finances.

JULES FAVRE, ministre des affaires étrangères.

Général LE F, ministre de la guerre.

Amiral POTHUAU, ministre de la marine.

JULES SIMON, ministre de l'instruction publique.

DE LARCY, ministre des travaux publics.

LAMBRECHT, ministre du commerce.

Paris, le 17 mars 1871.

 

Cette proclamation était, comme on le voit, un défi jeté à la garde nationale et à l'opinion publique, une véritable provocation à la guerre civile, et elle devait avoir les conséquences les plus graves.

Monsieur Thiers et ses collègues savaient mieux que personne que les canons qu'ils réclamaient appartenaient à la garde nationale, qu'ils avaient été, comme nous l'avons déjà dit, fabriqués avec les souscriptions de cette dernière, et qu'il ne pouvait par conséquent y avoir appropriation au préjudice de l'Etat, ainsi que le prétendait faussement le gouvernement. S'il y avait eu détournement, il n'aurait eu lieu qu'au préjudice de certains bataillons de la garde nationale, qui pouvaient avoir le droit de réclamer les canons leur appartenant.

Mais le gouvernement ne pouvait ignorer que les gardes nationaux de Montmartre, ainsi que tous leurs collègues détenteurs des canons, avaient publié des affiches et des articles de journaux dans lesquels ils offraient de restituer les canons aux bataillons qui viendraient en réclamer la propriété.

M. Thiers n'ignorait pas non plus la manière inoffensive dont ces canons étaient parqués et gardés, et les intentions toutes pacifiques de ceux qui les avaient en leur pouvoir. Il savait aussi que si le gouvernement avait la patience et la sagesse d'attendre quelques jours, de laisser se calmer l'irritation que le siège, les préliminaires de la paix et l'entrée des Prussiens dans Paris avaient occasionnés, les gardes nationaux ne persisteraient probablement pas à garder leurs canons, et qu'ils seraient, ainsi que beaucoup l'étaient déjà, disposés à les remettre à un corps d'artillerie de la garde nationale, dès que ce dernier serait organisé.

Il était très-facile de trouver une solution pacifique au conflit élevé au sujet des canons de la Villette, des Batignolles, et de Montmartre, et si M. Thiers l'eut voulu, il est certain qu'avec son esprit souple et délié il eut terminé ce différent à la satisfaction de tous, sans violence et sans qu'une seule goutte de sang eut été versée.

Mais cette solution pacifique n'entrait pas dans les vues du chef du pouvoir exécutif. Il lui fallait un prétexte pour procéder, non - seulement à la reprise des canons, mais encore au désarmement de la garde nationale des faubourgs, à l'épuration et à la réorganisation de celle des autres quartiers, et surtout pour obtenir la dissolution du Comité Central de la garde nationale.

Ce que voulait M. Thiers, c'était dissoudre et désarmer l'élément ouvrier, composé des prolétaires de la capitale, afin de pouvoir travailler en paix et sécurité à l'œuvre de restauration monarchique, à laquelle il se livrait tout entier avec la plus grande activité depuis le commencement de la guerre.

L'ancien ministre de Louis-Philippe avait son plan, qu'il poursuivait avec persévérance et ténacité ; et, pour lui, l'heure était venue, comme il le disait dans sa proclamation, de recourir à la force, car il fallait à tout prix et sans un jour de retard que l'ordre renaisse entier, immédiat, inaltérable.

Nous allons voir maintenant comment les événements répondirent à l'attente du chef du pouvoir.

Pendant la nuit du 17 au 18 mars des troupes de diverses armes sont dirigées sur Montmartre, afin de s'emparer des canons de la garde nationale.

A quatre heures du matin les boulevards extérieurs, depuis les Batignolles jusqu'à la rue Puebla, sont occupés militairement, ainsi que les boulevards la Chapelle, Rochechouart, Pigalle, etc. ; un double cordon de sentinelles est établi à l'entrée de la rue de Clignancourt.

Des canons et des mitrailleuses sont placés sur le boulevard de la Chapelle, les gueules tournées dans les directions de la Villette et des Batignolles.

Une autre mitrailleuse placée à l'entrée de la rue Virginie menace Montmartre ; d'autres sont braquées à l'entrée de la rue Biot, en face de la rue de Clichy, et aux entrées de plusieurs autres voies de communication.

Ces mitrailleuses étaient gardées par des artilleurs et des détachements de la ligne. Sur la place de Clichy stationnaient plusieurs compagnies de la ligne, un escadron de gardes républicains, des gendarmes à cheval, et deux ou trois pièces de canons attelées.

Toutes les rues qui conduisent des boulevards sur les hauteurs sont gardées par des compagnies de soldats de la ligne appartenant aux 137e, 38e, 121e, 136e, 35e, 109e, et 88e régiments de l'armée de la Loire. Sur la place Clichy trois pièces de canon sont disposées de manière à enfiler l'avenue de Clichy et la rue Biot. Les rues des Martyrs, de Dancourt, et suivantes, sont garnies de mitrailleuses.

La garde de Paris est rangée en bataille sur le boulevard de la Villette.

La circulation est interdite dans les rues qui conduisent aux buttes sur lesquelles est placé le parc d'artillerie cerné par la force armée.

Des gardes républicains — anciens gardes municipaux et gardiens de Paris — et des détachements d'ex-sergents de ville, transformés en gardiens de la paix, armés de chassepots, sont chargés de s'emparer des canons. La garde de ces derniers est confiée à un piquet du 159e bataillon de la garde nationale, composé seulement de 40 hommes.

Le commandant des gardes républicains et des gardiens de la paix somme les gardes nationaux de se rendre et de déposer leurs armes. Ces derniers refusent.

Les troupes assaillantes, bien supérieures en nombre aux gardes nationaux, après avoir échangé quelques coups de fusils avec ces derniers, qui battent en retraite, s'emparent des buttes, qui sont occupées par elles, par de forts détachements du 129e de ligne et de chasseurs de Vincennes, commandés par le général de division Lecomte.

Pendant que les troupes prenaient leurs dispositions et occupaient les hauteurs de Montmartre, on battait le rappel dans tout le faubourg afin d'assembler les bataillons de la garde nationale et de reprendre les positions dont la troupe s'était si facilement emparée par surprise. Les 166e, 129e, et 158e bataillons de la garde nationale, rapidement concentrés, cernèrent bientôt les gardes républicains, les sergents de ville, et les autres soldats qui occupaient les buttes.

Des artilleurs, dont les chevaux étaient attelés à une dizaine de pièces, emmenèrent ces dernières jusqu'à l'angle de la rue Lepic et de la rue des Abbesses, où ils furent arrêtés par un rassemblement de trois ou quatre cents personnes, parmi lesquelles on remarquait beaucoup de femmes et de jeunes gens. i

Un détachement d'infanterie, envoyé pour prêter main forte aux canonniers et les dégager, fut entouré, circonvenu et désarmé par la foule. Les conducteurs des pièces, se voyant alors dans l'impossibilité de remplir leur mission, imitèrent l'exemple des autres soldats, cédèrent aux sollicitations de la foule, restituèrent les canons aux gardes nationaux, qui s'attelèrent à ces derniers et les tramèrent au pas de course à la mairie de Montmartre.

Bientôt la plus grande partie des soldats de la ligne, des artilleurs et même des gardes républicains imitaient l'exemple de leurs camarades, fraternisaient avec le peuple, levaient la crosse en l'air, et refusaient de tirer. Le 88e de ligne se fit surtout remarquer par ses sentiments républicains et par ses sympathies pour la garde nationale, avec laquelle il fraternisa un des premiers. Il leva en masse le crosse en l'air aux cris de : Vive la ligne !Vive la garde nationale !Vive la République ! poussés par la garde nationale et toute la population.

Le général Lecomte, qui avait commandé quatre fois de faire feu sur le peuple, et auquel les soldats avaient refusé d'obéir, abandonné par ses troupes, fut arrêté par elles et conduit prisonnier à l'établissement du Château-Rouge.

Les mitrailleuses et les canons de l'armée régulière avaient en même temps été livrés de bonne grâce aux gardes nationaux.

On rencontrait partout, et surtout sur les boulevards extérieurs, des groupes nombreux composés de soldats de toutes armes et de gardes nationaux fraternisant ensemble aux cris de Vive la République ! chantant la Marseillaise et l'hymne des Girondins.

Dès huit heures du matin la victoire du peuple était complète.

La troupe par son attitude bienveillante et fraternelle avait assuré le triomphe de la Révolution et évité l'effusion du sang. Quelques conflits regrettables, provoqués par des officiers supérieurs, avaient cependant coûté la vie à sept ou huit personnes. C'était certes un grand malheur. Mais on doit néanmoins se féliciter que la provocation insensée de M. Thiers et de ses collègues du gouvernement n'ait pas causé de plus grands malheurs ce jour-là et fait verser des flots de sang.

Durant toute la journée de nombreux ouvriers volontaires ont été occupés à fortifier les Buttes Montmartre, à creuser plus profondément les tranchées, à solidifier les redoutes.

De nombreuses barricades ont été élevées dans les faubourgs, et surtout à Montmartre.

Des citoyens, protégés par une haie de gardes nationaux, élèvent une forte barricade au haut de la rue des Martyrs, aux angles des boulevards Rochechouart et de Clichy. Cette barricade est ensuite armée d'un canon placé de façon à balayer la rue des Martyrs.

La rue Germain Pilon est aussi barricadée et défendue par une pièce de canon. Le carrefour formé par la rencontre des rues Lepic, des Abbesses, et des Dames est aussi défendu par une énorme barricade garnie de quatre pièces d'artillerie, balayant la rue Lepic et la Place Blanche. Cette dernière place est également barricadée à l'entrée des rues Blanche et de la Fontaine.

Le onzième arrondissement imite l'exemple de Montmartre : les rues Saint-Sébastien, Saint-Sabin, Sedaine et du Chemin Vert, sont garnies de solides barricades en pavés, habilement construites.

A Belleville, où l'insurrection est aussi triomphante, cinq barricades garnies de canons commandent la rue de Paris entre le boulevard extérieur et celui de Puebla. Les rues latérales sont aussi barricadées, ainsi que la rue du Faubourg du Temple et la rue Saint-Maur ; il en est de même de la plupart des faubourgs de Paris et du quartier Saint-Antoine et de la Bastille.

A quatre heures du soir le général Clément Thomas, en habit bourgeois, est reconnu boulevard Rochechouart, au coin de la rue Marie-Antoinette, pendant qu'il prenait le plan des barricades élevées par les défenseurs de Montmartre. Il est immédiatement arrêté comme espion par les gardes nationaux et conduit au poste du Château-Rouge, auprès du général Lecomte, arrêté avant lui.

A quatre heures et quart ces deux généraux ont été transférés rue des Rosiers, près des Buttes Montmartre, où se trouvaient un grand nombre de gardes nationaux, de Garibaldiens et de soldats de ligne.

Le récit de l'exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte est fait tout au long, avec des détails circonstanciés, par un témoin oculaire et auriculaire, M. le capitaine Beugnot, prisonnier lui-même. Nous lui laissons la parole pour décrire ces tristes scènes. Le capitaine Beugnot faisant partie de l'armée de Versailles, sa véracité ne sera pas suspectée par les adversaires de la Commune.

Voici son récit :

J'ai été fait prisonnier par les insurgés, dit-il, à neuf heures du matin au haut du boulevard Magenta ; j'étais à cheval accompagné d'une escorte de deux cavaliers, et chargé par le général Le Flô, ministre de la guerre, d'explorer les quartiers de Belleville et de Montmartre, pour lui rendre compte de l'opération projetée de l'enlèvement de canons.

Malgré les avis de nombreux passants qui, voyant un officier en uniforme s'avancer vers un quartier déjà fort agité, craignaient pour sa sécurité, je dépassai la gare du Nord, me dirigeant vers les' hauteurs ; mais dès que j'arrivai à l'intersection du boulevard Magenta et de l'ancien boulevard extérieur, je fus entouré par un groupe de trente ou quarante gardes nationaux armés qui s'élancèrent d'un poste, saisirent mon cheval par la bride, et le renversèrent à moitié sur le trottoir. Au bout de quelques minutes, plus de 400 forcenés étaient réunis autour de moi, hurlant et gesticulant avec leurs fusils de la manière la moins rassurante : On vient de tirer sur nous, me crient-ils, on vient de tuer nos frères ! Vous allez sans doute porter des ordres à la troupe ! A bas ! à bas ! Mon cheval, affolé par leurs cris, se cabre ; ils profitent de ses mouvements pour me passer une jambe au-dessus de la selle et ils me renversent. Mes deux cavaliers d'escorte, entourés comme moi par la foule, ne purent m'être d'aucun secours. Ils me menèrent alors, au milieu d'une haie de cent à cent cinquante gardes nationaux, au Comité Central qui, disaient-ils, siège dans le Château-Rouge, établissement de bals publics, situé rue de Clignancourt. Pendant le trajet, qui dura environ une demi-heure, ils s'excitaient entre eux, m'accablant d'injures et de menaces.

Enfin nous arrivâmes au Château-Rouge, et après avoir traversé le jardin, je fus amené au pavillon où je devais rendre compte de ma conduite au comité annoncé. On me fit attendre plus d'une demi-heure devant la porte ; une foule de gardes nationaux m'entourait toujours, et devenait d'autant plus menaçante que personne ne donnait d'ordres.

Il était alors dix heures à peu près ; les uns voulaient me laisser dans le jardin, probablement pour en finir avec moi plus vite ; les autres voulaient me faire monter dans la maison auprès du comité ; ces derniers réussirent, et après une rixe violente avec leurs camarades, ils m'enlevèrent au premier étage de la maison. Là, je fus introduit dans une chambre où je trouvai un capitaine du 79e bataillon de la garde nationale, qui me reçut, je dois le dire, de la manière la plus courtoise, sans vouloir cependant me dire au nom de qui il me faisait comparaître devant lui, et surtout de quel droit on m'avait arrêté. Il se contenta seulement d'une manière évasive, mais toujours très-polie, de me dire que son parti avait besoin de garanties pour la journée, et que nous étions des otages ; le grand mot était lâché, et toutes les représailles devenaient possibles contre moi.

Je demandai son nom à ce capitaine : il me dit se nommer M. Mayer, être journaliste, avoir un fils au service et prisonnier des Prussiens, être toujours, ajoutait-il, prêt à adoucir autant qu'il le pourrait les rigueurs de ma position. Il m'annonça aussi que le général Lecomte avait été fait prisonnier par une foule furieuse qui s'était jetée sur lui, que ses troupes l'avaient abandonné, et que seul, un jeune capitaine du 18e bataillon de marche de chasseurs à pied, M. Franck, avait voulu l'accompagner, cherchant à le dégager jusqu'au dernier moment. Je m'aperçus, en effet, de la présence du capitaine Franck, que j'avais d'abord pris pour un officier de la garde nationale.

Nous étions gardés à vue par deux gardes nationaux armés, et nous ne pouvions avoir aucune communication avec le général Lecomte. Sur ces entrefaites arrivèrent d'autres prisonniers faits .par les insurgés ; c'étaient M. de Poursargues, chef de bataillon du 18e régiment de chasseurs à pied, qui était sous les ordres du général Lecomte, et qui, ayant appris que le général avait été fait prisonnier, avait voulu généreusement s'enquérir de son sort, et avait été arrêté ; puis un chef de bataillon du 89e de marche, je crois ; deux capitaines du 115e de ligne abandonnés par leurs hommes dans la gare du Nord, et un capitaine du 84e en bourgeois, qui revenait de captivité en Allemagne, et avait été arrêté à sa descente du chemin de fer comme mouchard, disait-il. Je restai dans la compagnie de ces messieurs jusqu'à trois heures et demie ; le capitaine Mayer, auquel nous demandions sans cesse de nous montrer enfin ce comité dont tout le monde parlait autour de nous, était fort embarrassé de nous répondre, mais très-attentif pour nous et plein de prévenances.

À ce moment, je me mis à la fenêtre, et je vis se produire dans le jardin un mouvement de mauvais augure : des gardes nationaux formaient la haie, mettant la baïonnette au canon. Tout cela semblait annoncer un départ. Il était évident que nous allions être emmenés du Château-Rouge. Effectivement, le capitaine Mayer vint nous prévenir qu'il avait ordre de nous faire mener aux Buttes Montmartre, où se tenait définitivement le comité, qu'on cherchait, nous dit-il, depuis le matin. Je vis bien clairement alors que ce comité n'existait pas, ou bien ne voulait pas s'occuper de nous ; et j'en conclus que nous étions bel et bien perdus, que nous allions ajouter un deuxième acte à la tragédie du général Bréa et de son aide de camp, lâchement assassinés le 24 juin 1848, à la barrière Fontainebleau.

Nous descendîmes ; c'est alors que je vis pour la première fois le général Lecomte, qui avait été gardé au secret dans une chambre séparée ; il avait l'air calme et résolu. Nous le saluâmes, et les officiers de la garde nationale en firent autant ; mais les hommes qui faisaient la haie nous injurièrent en nous menaçant d'une fin prochaine. Je n'y étais pour ma part que trop préparé.

Nous arrivons au haut de la butte, où l'on nous fait entrer dans une petite maison située rue des Rosiers : j'ai remarqué le nom de cette rue. Cette maison est composée d'une porte cochère, d'une cour découverte, d'un rez-de-chaussée et de deux étages.

On nous bouscule dans une salle étroite et obscure au rez-de-chaussée, et un vieux décoré de juillet à la barbe blanche nous dit que le comité va statuer sur notre sort. Le général Lecomte demande à voir immédiatement le comité, répétant maintes fois que nous sommes arrêtés depuis le matin sans raison et sans jugement. On lui répond qu'on va le chercher. Le capitaine Mayer, qui nous avait protégés contre les brutalités des hommes armés du Château-Rouge, n'était pas monté avec nous à la rue des Rosiers. Mais nous eûmes à nous louer grandement, en son absence, du lieutenant Meyer du 79e bataillon, qui nous fit bien des fois un rempart de son corps, et d'un jeune garde national, dont malheureusement le nom m'échappe et qui me défendit vingt fois contre les attaques de la foule.

Et le comité n'arrivait toujours pas. La foule extérieure, lasse de l'attendre, lui et sa décision, avait brisé les carreaux de la fenêtre et, à chaque instant, nous voyons un canon de fusil s'abattre vers nous ; mais les officiers de la garde nationale, comprenant toute la gravité de notre situation, et revenant trop tard sur la légèreté avec laquelle ils nous avaient fait sortir du Château-Rouge et exposés à la fureur d'une populace qui croyait que chacun de nous avait au moins tué dix hommes de sa main dans la matinée, ces officiers relevaient les armes dirigées sur nos poitrines, parlaient à la foule qui hurlait : A mort ! tâchaient de gagner du temps, nous promettaient qu'ils défendraient notre vie au péril de la leur.

Mais tout cela ne faisait qu'irriter davantage la foule, qui hurlait toujours afin d'obtenir notre mort.

Le châssis de la fenêtre se brise sous les efforts du dehors et livre passage aux plus furieux. Dois-je dire que les premiers qui mirent la main sur le général furent un caporal du 3e bataillon de chasseurs à pied, un soldat du 88e de marche, et deux gardes mobiles ? Un de ces derniers misérables, lui mettant le poing sur la figure, lui criait : Tu m'as donné une fois trente jours de prison ; c'est moi qui te tirerai le premier coup de fusil. C'était une scène hideuse, à rendre fou, bien que nous ayons tous fait le sacrifice de notre vie. Il était cinq heures. Une clameur immense domine toutes les autres, une bousculade affreuse a lieu dans la cour et nous voyons tout à coup jeter au milieu de nous un vieillard inconnu qui n'avait évidemment plus que quelques instants à vivre. Le lieutenant Meyer me dit que c'était Clément Thomas, qui venait d'être arrêté rue Pigalle au moment où il se promenait en curieux ; qu'il avait été reconnu par des gardes nationaux et traîné aux Buttes Montmartre pour partager notre sort.

Dès lors la fureur des gardes nationaux ne connaît plus de bornes : c'est à peine s'ils n'assomment pas leurs courageux officiers qui nous défendent avec énergie et désespoir, car ils sentent qu'ils deviennent impuissants à nous protéger longtemps. En vain un individu vêtu d'une chemise rouge monte-t-il sur un mur d'où il adjure la foule de nommer une cour martiale qui statuera sur le sort des prisonniers ; en vain leur dit-il qu'ils vont commettre un lâche assassinat et souiller la République qu'ils acclament si haut : tout est inutile. L'arrivée imprévue du malheureux général Thomas, détesté dans ces bataillons de Montmartre et de Belleville, à cause de sa juste sévérité pendant le siège, cette arrivée nous a tous perdus : la foule, bête furieuse et déchaînée, veut du sang. Celui de Clément Thomas coule le premier ; on le saisit au collet, malgré la résistance du lieutenant Meyer, et de quelques autres citoyens courageux qui retombent épuisés, pendant que nous autres, toujours gardés à vue et couchés en joue à chaque instant, nous ne pouvons bouger.

Le vieux capitaine décoré de juillet est un des plus ardents à invectiver le malheureux général, qui disparaît à nos yeux, est entraîné à quelques pas de là et fusillé par dix à douze coups qui répondent lugubrement dans nos cœurs. Ce ne fut pas un feu de peloton, mais des coups isolés tirés l'un après l'autre comme dans un feu de tirailleurs.

Le malheureux général Lecomte subit quelques instants après le même sort, de la même manière. Il était cinq heures et demie.

Puis, c'était notre tour. Nous étions préparés à la mort, et chacun de nous s'attendait à ouvrir la marche funèbre. Mais nos défenseurs de la garde nationale, après une demi-heure de suprême effort, parvinrent en partie à apaiser la foule, qui s'était éclaircie après le meurtre des deux généraux, et obtinrent d'elle de nous ramener à notre prison du Château-Rouge, où nous serions encore une fois mis à la disposition du comité.

Il est six heures. Nous sortons de cette maison de sang où nous étions depuis deux mortelles heures et d'où chacun de nous ne croyait plus sortir vivant. La garde nationale qui nous escorte et forme la haie autour de nous semble revenue de ses affreux instincts du matin. Le crime odieux qui vient de se commettre pèse sur toutes les consciences et serre bien des gosiers. A peine avions-nous fait quelques pas pour redescendre des buttes que nous voyons accourir effaré et très-pâle un homme vêtu de noir et portant en sautoir une écharpe tricolore.

Où menez-vous ces officiers ? s'écrie-t-il. Il croit qu'on nous mène au supplice, et le malentendu qui s'engage entre lui et notre escorte nous fait perdre du temps, ameute encore la foule et manque de nous devenir fatal. Nous demandons quel est cet homme. On nous répond que c'est M. Clémenceau, maire du dix-huitième arrondissement et député de Paris. Depuis, M. Clémenceau a expliqué à la tribune de l'Assemblée nationale sa conduite dans cette journée. Nous tenons seulement à constater qu'il n'a paru, au milieu de ces scènes honteuses et sanglantes qu'il aurait peut-être pu empêcher, qu'à six heures du soir, après l'assassinat des deux généraux.

Nous parvenons enfin au Château-Rouge. Au moment où nous allions y rentrer, nous rencontrons le capitaine Mayer, porteur d'un papier qu'il dit être l'ordre d'élargissement de tous les prisonniers, y compris les malheureux généraux. Il ajoute que les nombreuses courses qu'il a dû faire pour obtenir cet ordre du Comité lui ont fait perdre du temps, et qu'il n'a pu arriver qu'après le crime accompli.

On nous réintègre dans le pavillon du Château-Rouge, et on nous dit d'attendre, toujours gardés à vue par des gardes nationaux, la décision de ce comité invisible.

A sept heures, enfin, le lieutenant Meyer revient avec un ordre émanant du Comité : c'est un mandat d'amener lancé contre moi, avec ordre de comparution immédiate devant le Comité central. Etait-ce un nouvel arrêt de mort ou une lueur d'espérance ? Je l'ignorais parfaitement. Mais, après les émotions de cette terrible journée, je n'avais plus rien à apprendre, et je me laissai mener dans une maison située rue de Clignancourt, près du Château-Rouge, où mon sort définitif devait se régler.

A l'entresol de cette maison, je trouvai deux chambres converties en bureaux où deux hommes écrivaient, puis une dernière pièce fort étroite où je fus mis en présence d'un chef de bataillon de la garde nationale nommé Jaclard, qui me sembla embarrassé dans ses questions et peu ferré sur son mandat. Il se contenta de me demander le récit de la journée, et parut attacher beaucoup d'importance à mes paroles, qu'il fit en partie consigner par écrit. A la suite de cet interrogatoire, il me fit mettre en liberté ; mais c'était une mesure dangereuse pour ma sûreté, car la rue était pleine de gardes nationaux et de gens encore très-surexcités.

Néanmoins, grâce à la nuit, grâce surtout à la présence du lieutenant Meyer, et du jeune garde national dont je parlais au début, je pus m'échapper sain et sauf et regagner ma maison. Une heure plus tard, M. le capitaine Franck pouvait également sortir du Château-Rouge ; mais les autres prisonniers, dont le commandant de Poursargues faisait encore partie, ne purent s'échapper que le lendemain matin ; car les gardes nationaux qui les avaient séquestrés ne voulaient pas reconnaître les ordres émanés de ce bureau qui m'avait rendu la liberté.

Tel est le récit parfaitement exact de cette journée du 18 mars pour tout ce qui regarde l'assassinat des deux généraux et les faits de Montmartre et du Château-Rouge. Les officiers de la garde nationale, qui étaient les chefs du mouvement insurrectionnel le matin, virent, vers midi, quelles conséquences affreuses aurait leur conduite et firent, je dois à la vérité de le dire, tous les efforts possibles pour sauver les deux victimes et les autres prisonniers dont la mort fut certaine pendant deux heures.

Ce qui est le plus triste à constater, c'est que des soldats français ont été les premiers, dans un moment pareil, à tirer sur leur général, seul et désarmé, et que les autorités municipales de Montmartre, ainsi que ce fameux Comité dont on nous parlait à chaque instant, ne parurent ni au Château-Rouge, ni à la maison de la rue des Rosiers, et ne firent dans la journée aucun effort visible pour sauver les apparences.

Signé : Capitaine BEUGNOT,

Officier d'ordonnance du ministre de la guerre.

Versailles, 23 mars 1871.

 

Ce récit est une preuve évidente que l'exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte fut la conséquence de l'irritation populaire, de l'exaspération de la foule affolée qui accusait : le premier d'être venu l'espionner, lever le plan des barricades afin de la faire massacrer, et le second d'avoir donné quatre fois l'ordre de tirer sur le peuple.

Ce document constate aussi que les officiers et un grand nombre de gardes nationaux ont fait tout leur possible pour sauver les deux, malheureux généraux.

Leur mort ne peut donc être attribuée qu'à l'exaspération populaire, et il serait souverainement injuste d'en rendre responsable le Comité Central.

Le même jour, le général Chanzy et M. Edmond Turquet, député de l'Aisne, et ancien procureur impérial, arrivant à six heures du soir par le train venant de Tours, furent aussi arrêtés et mis à la disposition du Comité Central.

Le même soir les bataillons de Belleville et ceux de Montmartre occupèrent l'état-major de la place Vendôme.

Telle fut la journée du 18 mars, qui assura sans coup férir le triomphe du Comité Central de la garde nationale, et qui prépara l'avènement de la Commune.

Voici en quels termes le Journal Officiel rendit compte de cette journée :

Citoyens :

La journée du 18 mars, que l'on cherche par raison et par intérêt à travestir d'une manière odieuse, sera appelée dans l'histoire : la journée de la justice du peuple !

Le gouvernement déchu, toujours maladroit, a voulu provoquer un conflit sans s'être rendu compte ni de son impopularité ni de la confraternité des différentes armes. L'armée entière, commandée par un fratricide le général Vinoy, a répondu à l'ordre de massacrer le peuple par le cri de : Vive la République ! Vive la garde nationale !

Seuls deux hommes qui s'étaient rendus impopulaires par des actes que nous qualifions dès aujourd'hui d'iniques ont été frappés par la foule dans un moment d'indignation.

Le Comité de la Fédération de la garde nationale, pour rendre hommage à la vérité, déclare qu'il est étranger à ces deux exécutions.

Aujourd'hui les ministères sont constitués, la préfecture de police purgée fonctionne, les administrations reprennent leur activité, et nous invitons tous les citoyens à maintenir le calme et l'ordre le plus parfait.

Citoyens, vous avez vu à l'œuvre la Fédération de la garde nationale établie au milieu de tant de difficultés ; par ce que nous avons fait vous pouvez juger ce que nous aurions pu faire pour la défense nationale, et ce que nous ferons dans l'avenir pour le salut de la République.

Pour le Comité Central,

VÉSINIER, délégué au Journal Officiel

 

Le Comité Central a en-outre publié les deux proclamations suivantes, annonçant au peuple et à la garde nationale la victoire du 18 mars :

Au Peuple.

Citoyens,

Le peuple de Paris a secoué le joug qu'on essayait de lui imposer.

Calme, impassible dans sa force, il a attendu sans crainte comme sans provocation les fous éhontés qui voulaient toucher à la République.

Cette fois nos frères de l'armée n'ont pas voulu porter la main sur l'arche sainte de nos libertés.

Merci à tous, et que Paris et la France jettent ensemble les bases d'une république acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l'ère des invasions et des guerres civiles.

L'état de siège est levé.

Le peuple de Paris est convoqué dans ses sections pour faire ses élections communales.

La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale.

Le Comité Central de la garde nationale.

Signé : ANT. ARNAUD, ASSY, BILLORAY, FERRAT, BABICK, ED. MOREAU, DUPONT, VARLIN, BOURSIER, MORTIER, GOUHIER, LA VALETTE, FR. JOURDE, ROUSSEAU, CH. LUILLER, HENRI FORTUNÉ, G. ARNOLD, VIARD, BLANCHET, J. GROLLARD, BARROUD, H. GERESME, FABRE, BERGERET, BOUIT.

Hôtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871

 

Aux gardes nationaux de Paris.

Citoyens,

Vous nous aviez chargés d'organiser la défense de Paris et de vos droits.

Nous avons conscience d'avoir rempli cette mission : aidés par votre généreux courage et votre admirable sang-froid nous avons chassé ce gouvernement qui nous trahissait.

A ce moment notre mandat est expiré, et nous vous le rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

Préparez donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous la seule récompense que nous ayons jamais espérée, celle de vous voir établir la véritable République.

En attendant nous conservons, au nom du peuple, l'Hôtel-de-Ville.

Le Comité Central de la garde nationale.

(Suivent les signatures du Comité Central.)

Hôtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871

 

Ces deux documents si concis et si simples se passent de tous commentaires. Vit-on jamais vainqueurs plus modestes, plus modérés et plus honnêtes. C'est le 18 mars que la victoire les a placés, au pouvoir, et dès le lendemain 19 ils demandent à en descendre et convoquent les électeurs dans leurs comices pour qu'ils leur donnent des successeurs.

Que l'on compare la conduite de ces hommes avec celle des membres du gouvernement de la prétendue défense nationale, qui, après s'être perpétués pendant sept mois au pouvoir, ont refusé d'en descendre quand le peuple de Paris, après les sommations du 31 octobre et du 21 janvier, leur a signifié une troisième fois, dans la journée du 18 mars, les congés les plus formels, et que l'on dise franchement de quel côté est l'usurpation et de quel côté est la modération, la convenance et la justice ?

Voici la proclamation par laquelle le Comité Central convoque les électeurs pour la nomination des membres de la Commune :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté, Egalité, Fraternité.

Le Comité Central de la garde nationale, considérant qu'il y a urgence de constituer immédiatement l'administration communale de la ville de Paris,

Arrête :

Art. 1. — Les élections du Conseil Communal de la ville de Paris auront lieu, mercredi prochain, 22 mars.

Art. 2. — Le vote se fera au scrutin de liste et par arrondissement. Chaque arrondissement nommera un conseiller par chaque 20 mille habitants ou fraction excédante de plus de dix mille.

Art. 3. — Le scrutin sera ouvert de huit heures du matin à six heures du soir. Le dépouillement aura lieu immédiatement.

Art. 4. — Les municipalités des vingt arrondissements sont chargées, chacune en ce qui la concerne, de l'exécution du présent arrêté.

Une affiche ultérieure indiquera le nombre des conseillers à élire par arrondissement.

Le Comité Central de la garde nationale.

(Suivent les signatures.)

Hôtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871

 

Lorsque les membres du Comité Central de la garde nationale eurent ainsi honnêtement et courageusement accompli leur mandat, ils adressèrent les touchants adieux suivants aux électeurs de la Commune :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté, Egalité, Fraternité.

COMITÉ CENTRAL. — ÉLECTIONS À LA COMMUNE.

Citoyens,

Notre mission est terminée ; nous allons céder la place et votre Hôtel-de-Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers.

Aidés par votre patriotisme et votre dévouement, nous avons pu mener à bonne fin l'œuvre difficile entreprise en votre nom. Merci de votre concours persévérant ; la solidarité n'est plus un vain mot ; le salut de la République est assuré.

Si nos conseils peuvent avoir quelque poids dans vos résolutions, permettez à vos plus zélés serviteurs de vous faire connaître, avant le scrutin, ce qu'ils attendent du vote d'aujourd'hui.

Citoyens,

Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux.

Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt, et finissent toujours par se considérer comme indispensables.

Défiez-vous également des parleurs, incapables de passer à l'action ; ils sacrifieront tout à un discours, à un effet oratoire ou à un mot spirituel.

Evitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère.

Enfin, cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages : le véritable mérite est modeste, et c'est aux électeurs à connaître leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter.

Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres.

Le Comité Central de la garde nationale.

(Suivent les signatures.)