NOUS ne pouvons nous dispenser, pour l'intelligence de l'histoire que nous écrivons, de faire le récit succinct de la Révolution du dix-huit mars, qui a préparé l'avènement de la Commune et qui est le prologue de cette dernière. C'est donc par ce récit que nous commençons. Si nous recherchons les causes matérielles de l'agitation qui a produit cette Révolution du dix-huit mars, nous voyons que ce sont les préliminaires de la paix et l'entrée des Prussiens dans Paris qui ont amené cette puissante effervescence populaire. D'autres causes politiques et sociales ont aussi contribué à ce mouvement, mais elles étaient moins directes et moins apparentes. Toutes les dépêches, tous les journaux de la capitale eu date des derniers jours de février constatent l'état d'ébullition populaire que nous signalons, et lui donnent pour motifs les deux causes que nous avons indiquées. Voici d'abord une correspondance, fort remarquable, d'un journal impérialiste hostile à la Révolution, lequel ne peut être soupçonné de partialité pour elle : nous en extrayons quelques passages, qui donneront une idée exacte de l'agitation dont la population parisienne, dès la fin de février, était animée, ainsi que des causes qui l'avaient produite. Paris, 28 février 1871, soir. L'agitation, qui avait un peu diminuée dans la journée, semble reprendre ce soir, du moins du côté des boulevards, dans les faubourgs du Nord et de l'Est — Montmartre, Belleville, la Chapelle, Ménilmontant. Sur les boulevards il y a des groupes animés qui prennent parfois l'importance de véritables rassemblements. A huit heures il y avait plus de 2.000 personnes vers la porte Saint-Denis. Dans les faubourgs du Nord et de l'Est on agit comme à la veille d'une bataille. On voit passer des hommes armés et on rencontre ça et là des barricades, dont quelques-unes sont bel et bien garnies de canons et de mitrailleuses. Ces pièces proviennent du parc d'artillerie de la place Wagram, où elles ont été prises hier. Une formidable barricade, armée de quinze mitrailleuses enlevées aux ateliers de la maison anglaise de la rue Trudaine, barre le boulevard Ornano. Tout à l'heure, rue Doudeauville à la Chapelle, et à la Chaussée Clignancourt à Montmartre, on en a construit deux autres à la clarté des torches. Les habitants de ces quartiers ne veulent dans aucun cas que l'ennemi pénètre chez eux. La proclamation de Thiers et l'ordre du jour de Vinoy, annonçant les préliminaires de la paix, l'entrée des Prussiens dans Paris, et recommandant le calme à la population, ont eu fort peu de succès. L'affiche du général Vinoy a été tellement lacérée qu'il n'en reste pas de traces. . . . . Cependant rien n'indique jusqu'ici chez les habitants de Montmartre et de Belleville autre chose que des intentions défensives. Dans les quartiers du centre le calme et la tristesse remplacent la fébrile émotion et la vive agitation des faubourgs. Ici la froide raison tempère et retient les ressentiments patriotiques ; aussi le sentiment de la résignation est celui qui paraît prédominer dans les groupes et les rassemblements des boulevards. La colère y gronde au fond des cœurs autant et plus peut-être qu'à Belleville. Les plus modérés y rêvent pour l'avenir une terrible revanche. Les quartiers de la rive gauche sont plus calmes ; quand à ceux que l'ennemi doit occuper demain, ils ont l'aspect d'un désert. D'autres correspondances disent : Paris, 28 février. Une grande agitation a régné hier à la suite de l'annonce des préliminaires de la paix et de la menace de la prochaine entrée des Prussiens dans Paris. La garde nationale a battu le rappel, s'est rendue aux Champs-Elysées et sur divers points des remparts pour repousser l'ennemi. Aucun désordre n'a eu lieu. . . . . Ce matin l'émotion populaire est encore très-vive. Tout le quartier qui doit être occupé par les Prussiens sera entouré de barricades. Des sentinelles seront placées pour empêcher les soldats étrangers de dépasser la zone d'occupation. . . . . Les gardes nationaux et les troupes régulières sont très-mécontents de l'entrée des Prussiens, etc. . . . . . A minuit une grande foule a assiégé le Café des Princes, boulevard Montmartre. Elle était composée en grande partie d'élèves de l'école centrale. A une heure les troupes ont quitté leur caserne du faubourg du Temple et sont retournées à leurs campements. La Caserne du Prince Eugène a aussi été évacuée. À une heure et demie la place du Château-d'Eau était couverte de gardes nationaux criant : Vive la République ! Le 17e bataillon de la garde nationale a déclaré qu'il allait à la place Wagram prendre 200 canons, afin qu'ils ne tombent pas aux mains des Prussiens. Le 190e s'est dirigé vers le parc de Monceaux, avec son commandant et sa vivandière en tête. Il s'est arrêté devant le parc d'artillerie, il y a eu des pourparlers qui ont duré environ dix minutes, dix hommes seulement de l'artillerie de la garde nationale ont opposé de la résistance. Le 190e s'est emparé de deux canons. Le Club de la Marseillaise, rue de Flandres, 51, s'est emparé de plusieurs canons, qui sont braqués dans sa cour et en défendent l'entrée. Un comité de vigilance est en permanence dans la salle de la Marseillaise. Tous les soirs et la plus grande partie du jour et de la nuit il y a réunion publique dans ce club. Des comités de vigilance s'organisent dans tous les quartiers, ainsi qu'un Comité Central de la garde nationale. Le premier mars les canons de la place Wagram ont été transportés sur la place des Vosges. Le 166e bataillon de la garde nationale a transporté la nuit dernière onze mitrailleuses au sommet de la Butte Montmartre, et refuse de les rendre aux autorités. Belleville et Montmartre sont dans un grand état d'exaltation. Des barricades sont élevées dans ces quartiers ; elles sont hérissées de canons et de mitrailleuses. Le général Vinoy est impuissant contre la population, qui a déjà plus de 200 pièces d'artillerie. Tous les bataillons refusent de rendre leurs canons. Nous avons cité toutes ces correspondances et toutes ces dépêches prises dans divers journaux, pour prouver que les préliminaires de la paix et l'entrée des Prussiens à Paris ont été les premières causes de l'agitation profonde qui s'est produite dès le 26 février, et, qui en se prolongeant, a fait éclater la Révolution du 18 mars et amené l'élection de la Commune. On a vu en effet par les citations qui précèdent que les causes que nous signalons tout d'abord ont été les premières qui aient poussé la garde nationale des anciens faubourgs à barricader Paris, et à s'emparer des canons. Ceux qui prétendent que les actes insurrectionnels qui se sont produits après le siège de Paris sont le résultat d'une conspiration adroitement et secrètement ourdie se trompent grossièrement ou mentent avec impudence. L'hostilité, la défiance, et la résistance insurrectionnelle du peuple ont été spontanées. Cependant d'autres causes encore sont venues ensuite se joindre à celles que nous avons déjà signalées, et ont puissamment contribué à pousser le peuple à l'insurrection. La garde nationale et toute la population parisienne accusaient avec raison le' gouvernement de la défense nationale, d'incapacité et de trahison. Elles lui attribuaient tous nos malheurs : la défaite, la ruine, le démembrement et la honte de la patrie. L'héroïque garde nationale de Paris avait la conviction profonde que si le gouvernement de la défense nationale avait voulu utiliser son courage et son dévouement, ainsi que toutes les forces et tous les moyens d'action dont il disposait dans Paris et en province, il aurait pu repousser l'ennemi et le vaincre. Cette croyance, qui sera plus tard justifiée par l'histoire, inspirait au peuple tout entier le mépris le plus profond et, même à beaucoup, la haine la plus vive pour les incapables et les traîtres, auteurs de tous ses maux. L'esprit réactionnaire de l'assemblée de Versailles, les opinions royalistes de la majorité, nullement dissimulées ; ses projets de restauration monarchique ouvertement manifestés ; ses tendances jésuitiques, ultramontaines et catholiques ; ses projets et ses votes réactionnaires, ses tendances liberticides, ses défiances et l'hostilité qu'elle avait témoignées à la population de Paris en refusant de venir siéger dans cette ville, et en la menaçant de la décapitaliser ; tout contribuait à éloigner Paris de Versailles, et à creuser plus profondément l'abîme qui séparait le gouvernement de M. Thiers et la majorité de l'assemblée du peuple de Paris. Des symptômes indéniables de cette rupture profonde, de cette désaffection irrémédiable, se manifestaient dès le commencement de mars. Le 4 de ce mois, des délégués de divers bataillons de la garde nationale de Paris se réunissaient et décidaient par un vote que si l'assemblée nationale continuait à siéger à Bordeaux ou dans une autre ville que Paris, et que si la majorité royaliste de cette assemblée voulait restaurer la royauté, placer un Bourbon ou un d'Orléans sur le trône, la garde nationale proclamerait la liberté, l'indépendance, l'autonomie de la capitale et la République parisienne. Quelques jours plus tard la nomination du général d'Aurelle de Paladines au commandement en chef de la garde nationale de Paris vint encore augmenter les défiances de cette ville, et la confirmer dans l'intention qu'elle avait déjà de procéder elle-même à la nomination de tous ses chefs sans exception aucune, du caporal jusqu'au général commandant en chef. Le général d'Aurelle publia un ordre du jour qui était bien fait pour augmenter les défiances et la colère des gardes nationaux, et pour les faire persister dans leur intention de nommer eux-mêmes leur commandant en chef. Dans cette pièce officielle, le général royaliste ne parlait que du respect de la discipline de l'ordre qui seul peut ramener la prospérité. Il déclarait avoir la ferme volonté de réprimer avec énergie tout ce qui pourrait porter atteinte à l'ordre et à la tranquillité, etc. Enfin il ajoutait : Il est nécessaire que le travail répare le plus tôt possible les malheurs de la guerre. Or, dans la situation précaire où on était, en face des éventualités, des dangers, des ruines, des désastres de la patrie, parler de reprise du travail semblait aux ouvriers une dérision et une amère ironie. Ils savaient tout aussi bien que M. d'Aurelle de Paladines qu'il n'y avait pas de reprise de travail à espérer pour le moment, et ils pensaient que le commandant en chef de la garde nationale voulait les désarmer et les renvoyer chez eux sous prétexte de la reprise du travail. Le citoyen Brette, capitaine de la garde nationale de Belleville, exprimait d'une façon énergique, dans une proclamation adressée à sa compagnie, la violente indignation qui était alors dans tous les cœurs : Citoyens, disait-il, nous avons des armes, nous avons des cartouches, qui donc oserait nous les enlever ? Ceux qui le tenteraient recevraient à l'instant notre plomb dans la poitrine. Voici une autre proclamation du même général adressée à la garde nationale, et qui ne laisse aucun doute sur l'hostilité dont M. d'Aurelle de Paladines était animé envers la grande majorité des gardes nationaux de la capitale qui avaient voté pour les membres du Conseil Central : A la garde nationale de la Seine. Le gouvernement compte sur vous pour défendre votre capitale, vos familles et vos propriétés. Quelques hommes égarés se mettant eux-mêmes au-dessus des lois, et obéissant à des chefs cachés, dirigent contre Paris les canons qui ont été soustraits au pouvoir des Prussiens. Ils résistent par la force à la garde nationale et à l'armée. Le souffrirez-vous ? Agirez-vous comme eux, sous les yeux de l'ennemi prêt à profiter de nos désordres ? Abandonnerez-vous Paris à la sédition ? Si vous ne coupez pas le mal dans sa racine s'en est fait de la République, et peut-être de la France. Leur sort est entre vos mains. Le gouvernement a décidé que vos armes vous seraient laissées. Servez-vous en avec la résolution de rétablir le règne de la loi, de sauver la République de l'anarchie qui serait sa ruine. Groupez-vous autour de vos chefs ; c'est le seul moyen d'échapper à la ruine et à la domination de l'étranger. Le général en chef commandant de la garde nationale, D'AURELLE. Le ministre de l'intérieur, ERNEST PICARD. Paris, le 18 mars 1871 La personnalité de Monsieur d'Aurelle de Paladines était bien faite, aussi, pour justifier toutes les craintes, toutes les antipathies, et toutes les défiances du peuple. Voici le portrait qu'un de ses biographes fait de lui : D'Aurelle de Paladines avait perdu son commandement à Marseille à cause de ses opinions royalistes bien connues. Brutal jusqu'à la cruauté, il s'est toujours fait détester de ses soldats. Général, il laisse à Orléans ses divers corps dans l'isolement, sans ordres. Il abandonna ceux qui s'avançaient livrés à leur héroïsme, et il laissa les marins seuls à la défense de leurs pièces. Il fit couper les ponts chargés de soldats, dont on retrouvait ensuite les cadavres ensevelis dans la glace, et il se retirait au moment où, du haut du plateau d'Avron, les défenseurs de Paris lui tendaient la main. Député, il s'est déjà signalé en se permettant de rappeler 'aux convenances' dans les bureaux de l'assemblée un député républicain de l'Alsace, qui revendiquait pour son pays l'appui de la France. Voilà l'homme que nous envoient d'un commun accord les réactions légitimiste, orléaniste, et surtout cléricale. Ce général se fait suivre de quarante mille hommes de l'armée de la Loire, pour dompter la garde nationale républicaine de Paris. Heureusement que ces hommes, de l'armée de la Loire perdue par lui, sont plus près de donner la main à leurs frères de Paris que de servir de prétoriens à ce général, qui n'a remporté de victoires qu'au conseil de guerre. Tel était l'homme que dans sa haute sagesse M. Thiers avait revêtu du commandement en chef de la garde nationale. Voici le compte-rendu d'une réunion des chefs de bataillons et dos maires de Paris qui a eu lieu, le 8 mars, chez le même commandant en chef de la garde nationale, qui peint parfaitement la situation des esprits à cette époque, les craintes et les défiances de la garde nationale, les anxiétés de l'opinion publique, et les griefs de la population parisienne : Hier, huit mars, à une heure, le général d'Aurelle de Paladines avait convoqué l'état-major de la garde nationale, les chefs de bataillon des quatre arrondissements composant le quatrième secteur, et les maires de ces arrondissements. Le maire du premier arrondissement, celui du Louvre, le plus aristocratique de Paris, fit ressortir en termes très-chaleureux que les défiances de l'assemblée nationale, qui persiste à ne pas vouloir siéger dans la capitale, sont une injure pour la population de Paris et notamment pour la garde nationale. Il engage le général à user de son influence pour faire cesser cet état de choses. Après lui le maire du 9me arrondissement, encore un quartier réactionnaire, dit qu'il craint que la suppression trop brusque de l'allocation de 1f. 50c. par jour, accordée aux citoyens gardes nationaux, en grande partie sans travail et sans ressources, amène des désordres graves dans la capitale. Il parle aussi à propos de la question des loyers, et il voit dans la solution de cette dernière des difficultés de premier ordre qu'il est indispensable de trancher le plus vite possible. Le général d'Aurelle répond que ces questions sont à l'étude, et qu'on s'occupe activement de réorganiser la garde nationale par bataillon et par quartier. Il ajoute que le ministre de l'intérieur a déjà choisi une commission d'hommes compétents, et que dans trois ou quatre jours le travail sera terminé. Quant aux loyers, le général ne peut que conseiller aux propriétaires d'être très-humains avec leurs locataires. La municipalité du dix-huitième arrondissement ayant été attaquée par un chef de bataillon, le citoyen Clémenceau, maire, répond que les nouvelles officielles de Paris reçues à Bordeaux lui faisaient craindre en effet des troubles graves dans son arrondissement, et qu'il a été très-agréablement surpris quand il est arrivé à Paris, de voir que tout était calme, même autour des fameux canons de Montmartre, qui effraient tous les quartiers du centre. A propos de ces canons, le commandant Barberet signale à ses collègues, ainsi qu'au général, les articles coupables de la presse réactionnaire, qui, depuis huit jours, poussent ouvertement à la guerre civile. Aux bataillons du centre, fait observer le citoyen Barberet, on dit que ceux des quartiers excentriques doivent descendre pour les piller, et aux bataillons des quartiers excentriques on fait croire que ceux du centre doivent enlever leurs canons pour les livrer à l'autorité militaire. On bat le rappel partout ; tous les citoyens sont debout jour et nuit pour attendre un ennemi qui n'existe pas. Une telle situation ne peut durer plus longtemps. Le commandant Barberet déclare qu'il faut qu'on sache que si la garde nationale s'est emparée des canons qui sont sur les Buttes Montmartre, c'était d'abord pour ne pas les laisser tomber entre les mains des Prussiens, et ensuite pour qu'ils ne servent pas d'instrument à une armée prétorienne quelconque, instrument elle-même des visées ambitieuses d'un tyran qui voudrait faire un nouveau Deux-Décembre. Il affirme que ces canons ne sont nullement dirigés contre des concitoyens de la cité parisienne ; qu'à Montmartre, pas plus qu'ailleurs, on ne veut la guerre civile, et que si on confiait ces pièces à la garde nationale, les citoyens qui les gardent actuellement seraient tout prêts à les laisser répartir entre les divers bataillons de la garde nationale de Paris. Puis terminant ses observations, le citoyen Barberet prie le général d'Aurelle de démentir officiellement les projets que des journaux indignes lui prêtent à l'égard des Parisiens. Le général d'Aurelle répond par toutes les banalités qu'on est habitué de débiter en pareille circonstance. Il déclare qu'il est un honnête homme, qu'il a trente ans de bons et loyaux services, etc., etc. Enfin, un maire dit que si la tranquillité n'est pas parfaite, c'est parce que le peuple n'a confiance ni dans le gouvernement, ni dans l'assemblée nationale, et que pour faire cesser ce malaise des esprits, il faut que les représentants du peuple viennent siéger à Paris et que les fonctionnaires et le gouvernement déclarent en outre que la République ne peut être mise en question Toutes ces doléances, ces observations si sensées, ces réclamations si justes et ces conclusions si rationnelles n'obtinrent aucune satisfaction et n'eurent aucun succès. La situation, au contraire, ne fit que s'empirer chaque jour d'avantage. |