L'œuvre de Napoléon III, la Vie de Jules César, a été annoncée avec tant d'emphase, avec un si grand luxe de réclames et depuis si longtemps, qu'elle est parvenue enfin à exciter une vive curiosité et à être lue avec une grande avidité. Nous ne voulons pas faire ici la critique scientifique de cette œuvre, c'est-à-dire, celle de la partie relative aux campagnes, aux combats, aux sièges, faits par César ; ni celle au point de vue purement littéraire ; car d'abord son mérite, si elle en avait un à ce double point de vue ; reviendrait-il bien à son auteur, né serait-il pas plus juste de l'attribuer à ses nombreux collaborateurs, aux savants, aux archéologues ; aux littérateurs, qui ont aidé Napoléon III dans son travail en faisant pour lui les recherches scientifiques en polissant ses phrases et en corrigeant son style. Cette critique, que nous abandonnons, est certainement la moins intéressante, celle qui offre le moins d'attraits pour le plus grand nombre de lecteurs, qui ne recherchent dans le livre de Napoléon III, que sa pensée intime sur les événements, sur les faits qu'il raconte ; que les déductions philosophiques ou politiques qu'il en fait ressortir ; que les systèmes de gouvernement qu'il en déduit ; que les conclusions qu'il en tire pour notre époque, et qui peuvent être considérées comme son programme de gouvernement et l'exposition de ses théories politiques et sociales. C'est cette partie de l'Histoire de Jules César qui fera principalement l'objet de notre étude. Le premier volume, qui seul a encore été publié, a soulevé les discussions les plus animées et les plus passionnées dans la presse périodique et dans les brochures. Jamais œuvre historique n'a en effet, offert plus de matières à la critique, ni fourni une occasion plus favorable de combattre les perverses doctrines historiques, politiques et philosophiques du despotisme impérial. Il suffit en effet de jeter un coup d'œil sur cette œuvre pour être frappé de son dangereux esprit et de ses tendances pernicieuses. Elle préconise d'une façon absolue l'intervention providentielle dans l'histoire ; elle enseigne une méthode perfide et dangereuse de l'étudier, basée sur la croyance superstitieuse et dégradante à des êtres privilégiés, chargés par Dieu même d'éclairer l'avenir ; elle accorde une omnipotence absolue, fatale aux conquérants, auxquels elle concède le droit exorbitant de dominer les peuples et de les opprimer sous prétexte de les régénérer ; elle a les plus vives tendresses pour les faiblesses et les fautes des tyrans, des excuses captieuses pour leurs crimes et de terribles anathèmes pour leurs justiciers ; elle se montre sévère et injuste envers les grands historiens qui ont enregistré les crimes des despotes et qui ont cloué ces derniers au pilori ; elle traite avec un mépris souverain les grands maîtres de l'antiquité depuis Suétone et Plutarque, y compris par conséquent Tacite, cet historien modèle, inimitable, sans rival ; elle pervertit avec une audace criminelle la notion du bien ; elle cherche à fausser l'esprit, à corrompre le jugement du peuple d'une façon coupable ; elle tire avec perfidie les conséquences les plus erronées, les plus fausses et les plus dangereuses de l'étude de l'histoire ; elle va jusqu'à anathématiser la vertu en la rendant responsable du crime qu'elle divinise ; elle déifie avec arrogance César, Charlemagne, Napoléon et tous les despotes, dans un intérêt politique facile à comprendre ; elle représente le césarisme et le bonapartisme comme deux causes populaires et providentielles, combattues par les ennemis de l'humanité couverts du masque de la liberté, et elle exprime le regret amer que l'œuvre funeste, destructive, anti-civilisatrice, anti-humanitaire du premier Empire, qu'elle appelle l'œuvre du lien, ait été interrompue et n'ait pu accomplir jusqu'au bout sa mission fatale. En un mot elle est l'apologie, la glorification hautaine et absolue du despotisme impérial, oriental et fataliste le plus odieux et le plus absurde. L'étude que nous en faisons est la réfutation complète de toutes ces théories erronées, de ces doctrines perverses, de ces principes absurdes et de cet enseignement pernicieux. Disons tout d'abord que c'est avec la plus grande réserve que la presse périodique de France a abordé la critique de l'Histoire de Jules César ; malgré l'assurance qui a été donnée aux journalistes que la plus grande latitude leur sera laissée dans leur appréciation. Mais les malheureux ne se fièrent pas à ces belles promesses qui, du reste, n'ont rien d'officiel, car c'est le Figaro qui les a données d'après la France, tandis que le journal de M. de Laguéronnière, nie en avoir parlé. Aussi dans le doute, les publicistes, comme le sage, ont jugé prudent de s'abstenir. Ils se souviennent sans doute de ce qui advint à Gil Blas pour avoir critiqué la dernière homélie de l'archevêque de Grenade ; ils ne veulent pas s'exposer au même désagrément ; ils ne se fient pas à fa permission qui leur a été donnée de pouvoir critiquer hautement et hardiment l'œuvre impériale, ce privilège leur semble cacher un piège dans lequel ils redoutent de tomber. La Gazette de France, inspirée par un sentiment de haute dignité qui l'honore et qu'on ne saurait trop louer par le temps qui court, dit avec une grande raison : Nous trouvons que la presse n'a jamais fait plus triste figure qu'en cette circonstance et n'a moins accusé la fâcheuse condition où l'a réduite la législation qu'elle subit. Nous ne nous sentons pas libre même avec une autorisation spéciale, nous sentons très bien que dût-on nous donner toute liberté pour parler de ce livre, nous n'oserions en profiter, non dans la crainte qu'on ne tint pas parole, mais parce que cette liberté serait le produit d'une miséricorde d'un moment, et qui, en nous rappelant mieux à notre dignité, nous montrerait notre véritable condition. Ces paroles si dignes peignent admirablement la situation qui est faite à la presse en France, placée par la législation impériale sous la tolérance de la police. La condamnation de M. Rogear, auteur des Propos de Labienus, à 5 ans de prison et à l'amende, et celle de son imprimeur prouve le cas que l'on doit faire de la tolérance du gouvernement. Le Figaro exprime, la même pensée que la Gazette
de France d'une façon très spirituelle : La
France, dit-il, annonce que la Vie de
César paraîtra à la fin du mois de février, et elle ajoute cette phrase
pleine d'enseignement : On assure que la plus grande latitude sera laissée
aux journalistes dans l'appréciation de l'ouvrage. Messieurs et chers confrères, ces deux lignes doivent vous faire terriblement songer au peu que nous sommes..... si la France n'avait pas publié l'entrefilet en question et que néanmoins je me fusse permis de discuter une page de la Vie de César, que me serait-il arrivé ? La mort n'a rien qui m'effraie ; mais m'aurait-on écorché vif, comme le mandarin chinois dont on annonce la prochaine exécution ? Se serait-on contenté de mettre sous séquestre mon immense fortune ? Je tiens à être renseigné à ce sujet, afin de savoir au juste à quoi je puis être exposé le jour où M. Plon éditera un nouveau volume. La France au moyen d'autres alinéas pourrait nous donner aussi la liste de ce qui nous est permis et de ce qui nous est défendu, et le jour où je lirai dans cette feuille du soir : On annonce que la plus grande latitude sera laissée aux journalistes qui voudront porter des pantalons à carreaux, je ne me sentirais pas beaucoup plus humilié que lorsque j'ai lu l'alinéa relatif à la vie de César. On ne peut malheureusement nier que ce persifflage soit mérité, et que cette tolérance de critique octroyée spécialement pour l'Histoire de Jules César ne soit un outrage de plus qui rappelle à la presse l'état de sujétion dans lequel on la tient. Le Temps est tout aussi blessé de cette faveur humiliante accordée aux journaux qui les autorise à critiquer l'œuvre nouvelle de Napoléon III. Voici de quelle façon sévère ce journal exprime son opinion
sur le droit de critique : On annonce,
dit-il, que la plus grande latitude sera laissée,
aux journalistes dans l'appréciation de l'ouvrage (l'Histoire de Jules César). Nous ne croyons pas que de mémoire de publiciste on ait jamais rien écrit de plus maladroit. Que les paroles de l'Empereur, en tant que chef de l'Etat, ne puissent être critiquées, c'est déjà une théorie inadmissible dans un gouvernement qui a pour principe la responsabilité de la couronne ; mais qu'on vienne nous dire que nous aurons, toute latitude d'apprécier un livre, le livre fut-il écrit par Napoléon III, c'est une proposition qui frise la Prudhommie. Il va de soi, quand un souverain livre au public le fruit de ses études, qu'il s'opère alors une sorte de dédoublement : la personne même du chef de l'Etat, son autorité sont hors de cause ; mais l'écrivain appartient à tous ; son livre est justiciable de la critique. . . Nous n'avons pas besoin qu'on nous apprenne officieusement que les lettres sont toujours une république : nous le savons de reste ; et les franchises de la critique ne sont pas de celles que l'on octroie. Le Temps a ainsi donné une sévère leçon de convenance et de dignité au journal de M. le sénateur Laguéronnière. Presque tous les grands critiques qui ont rendu compte de
l'œuvre impériale lui ont été favorables, mais ils ont rencontré de nombreux
contradicteurs dans le journalisme indépendant. M. de Sainte-Beuve n'a pas
voulu se jeter dans cette mêlée : Ma position et
très embarrassante, a-t-il dit, si j'accepte
la mission qu'on me donne on dira que je mendie le Sénat, si je la refuse on
dira que je suis furieux de n'être pas Sénateur. Je n'ai pas le droit de
critiquer le livre de l'Empereur dans le Constitutionnel, et si je le loue,
je me fais une mauvaise affaire avec Montesquieu. M. de Sainte-Beuve a
tenu parole, il n'a pas publié de critique ; et pour le punir de son
indépendance l'auteur de l'Histoire de Jules César l'a envoyé siéger parmi
ses valets du Sénat. Etrange situation que celle faite par l'Empire à la presse et qui s'étend jusqu'à la critique littéraire, car malgré la latitude promise ou accordée aux journaux de critiquer le livre de Napoléon III, leur position n'en devient pas meilleure : s'ils louent ils seront sifflés, s'ils blâment ils seront pendus ; car qu'est- ce au fond qu'une pareille liberté qu'on ne peut exercer sans courir le risque de déplaire à César ; on ne peut même pas louer le livre s'il est : bon, comme l'a fait observer M. de Sainte-Beuve, car on serait accusé de le faire par ambition, pour avoir des récompenses, des honneurs ou des places. D'autres prétendent que M. de Sainte-Beuve aurait refusé de rendre compte de l'ouvrage de l'Empereur parce que la critique doit- être impartiale et égale pour tous. Comme il m'est défendu de parler de l'Histoire des Condés, par le duc d'Aumale, aurait-il ajouté, je ne puis rien dire de l'Histoire de César par Napoléon. Mais comme à l'étranger, les inconvénients, les obstacles et les dangers que nous venons de signaler n'existent pas, nous allons en profiter pour aborder franchement l'étude de l'œuvre de Napoléon III qui, comme tout ses ouvrages, est écrite avec une grande recherche littéraire, et vise aux effets puissants de style ; les ornements oratoires y abondent, les citations historiques lui donnent un grand cachet d'érudition, les pensées élevées et profondes en apparence font illusion à la première lecture, et lui feraient facilement accorder une haute importance philosophique et morale si malheureusement elle ne disparaissait pas après un plus mûr examen ; les grands mots, les sentences, et jusqu'aux malédictions dont elle est remplie en imposeront certainement aux esprits vulgaires ou superficiels, mais ne résisteront pas, ainsi que nous le prouverons, à un examen approfondi ; nous rendons surtout justice à l'habileté de l'exposition ; l'auteur a employé les arguments les plus sérieux, invoqué les autorités les plus respectables, pour démontrer la justesse de sa proposition, il les a groupés avec art, et disons-le avec subtilité, il a érigé un bel échafaudage sur.une base fausse pour arriver à une conclusion historique erronée et dangereuse. L'Histoire de Jules César, n'est qu'un long développement de l'idée-napoléonienne, que son auteur a mise toute entière dans le cadre historique de la vie d'un grand homme afin de lui donner plus d'éclat et un grand retentissement. Mais à côté de ces qualités ou plutôt de cette habileté d'exposition, que de faiblesses, que de phrases sentencieuses et puériles, quel abus des grands mots, qui souvent ne sont pas à leur place ou rendent mal la pensée de l'auteur, combien de vérités vulgaires, qui courent les rues, et que l'on donne comme de grandes découvertes et des principes nouveaux ; que de propositions fausses démenties à chaque page par l'histoire, et que l'auteur érige en principes ; que d'antithèses manquées, que de pétition de principes ne trouve-t-on pas dans ce livre. Beaucoup de phrases sont empruntées au Mémorial de Sainte-Hélène ou calquées sur lui ; et aussi que de propositions erronées, que de maximes contraires à la morale, que d'anathèmes peu justifiés et par-dessus tout quelle quantité de contradictions, et quelle conclusion fausse ; nous démontrerons successivement la vérité de nos assertions en faisant l'analyse d'un grand nombre de paragraphes de l'Histoire de Jules César. Le début : La vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion, est aussi sentencieux que prétentieux ; voyons donc quelle est la valeur de cette phrase bien faite pour en imposer à la première lecture. D'abord, qu'est-ce qu'une chose sacrée ? C'est celle qui a été sanctionnée par la religion, que l'on doit respecter, vénérer, que l'on ne doit point enfreindre. Ainsi quand l'auteur dit que la vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion, il dit qu'elle a été sanctionnée par la religion, et qu'à ce titre on doit la respecter, la vénérer comme cette dernière et ne pas l'enfreindre. Or, d'abord il n'est pas juste de dire que la vérité historique a été consacrée par la religion, puisqu'au contraire cette dernière a toujours désavoué, anathématisé, poursuivi, persécuté la vérité historique toute les fois qu'elle lui était opposée. La vérité historique, qui relève de la critique, de l'analyse, de la discussion, du libre examen, n'a donc rien de sacré, elle a droit au respect, mais non à l'adoration des choses sacrées ; et nous sommes persuadé que c'est. respectable et non pas sacré qu'a voulu dire notre auteur. Cette première erreur de mot relevée, voyons maintenant de quelle religion il s'agit ici : Est-ce de celle d'Isis ou d'Osiris, de Bouddha de Brahmâ, de Rama, des fétiches, de Shinto, de Lama, des Druides, de Confucius, du Paganisme, de Moïse, du Christ, du Catholicisme, de Mahomet, de Wiclef, de Jean Huss, de Luther, de Calvin, des Francs-Maçons, de l'Etre suprême, de Catherine Théo, d'Auguste Comte, de Saint-Simon, ou des Mormons, etc., etc. ... Il serait bon que l'auteur s'expliquât à cet égard, afin que l'on sache, au moins, s'il les trouve toutes également sacrées, ou si, au contraire, quelques unes seulement le sont, ou si il n'y en a qu'une qui le soit, et dans ce dernier cas quelle est celle qu'il préfère parmi les milliers de religions qui affligent l'humanité. Car, suivant le choix qu'il fera on pourra juger de la valeur du caractère sacré dont il gratifie l'histoire. Si nous voulions ici faire l'étude des principales religions, ils ne nous serait pas difficile de prouver que toutes consacrent des iniquités monstrueuses, à commencer par le Bouddhisme qui sanctionne l'inégalité des castes, qui a plongé les peuples de l'Inde, depuis des milliers d'années, dans l'ignorance, la superstition et la misère les plus profondes, et en continuant par la religion égyptienne qui divinisait les astres, les animaux, les plantes, le soleil, les caïmans, les oignons et les citrouilles ; le Druidisme qui fit des dieux du chêne et du Gui, et qui immola des milliers de victimes à ses divinités grossières, ainsi que l'on fait presque toutes les religions ; le paganisme qui consacra la pluralité des dieux et toutes les superstitions olympiennes, qui avait des divinités pour tous les vices, comme pour toutes les vertus ; la religion catholique qui prêche l'intolérance, qui condamne à la damnation éternelle tous ceux qui sont en dehors de son sein, qui a couvert l'univers de bûchers, d'échafauds, de supplices, de cadavres et de sang, qui a mis à mort mille lois plus d'hommes qu'elle ne place de saints dans son paradis, qui compte parmi ses pontifes les plus grands scélérats dont l'humanité eut à rougir, tels que Jules II, Alexandre VI, Léon X, Clément VII, etc., etc. ; qui mit à la torture Galilée, qui brûla Jean Huss, Savonarole, Arnaud de Brescia, et jusqu'à Jeanne Darc, qui établit l'inquisition, le plus infâme des tribunaux, qui eut pour disciples et pour défenseurs Torquemada, Simon de Montfort, le duc d'Albe, etc., qui choisit pour idéal de ses princes le plus abominable' des tyrans, le plus féroce des monarques, le plus sanguinaire des despotes, le plus criminel des rois, un monstre d'hypocrisie, de luxure et de fanatisme, l'horreur du genre humain, Philippe II d'Espagne ; qui mit au nombre de ses sains les hommes les plus pervers tels que le fondateur des Jésuites, le trop célèbre Ignace de Loyola. L'histoire doit elle être aussi sacrée pour nous, que les religions que nous venons de citer ? Alors à ce titre, nous demandons à l'auteur de la vie de Jules César, qu'est-ce qui ne sera pas sacré si de telles religions le sont ? Quand à nous nous trouvons la comparaison aussi malheureuse que déplacée. Du reste si l'histoire était sacrée elle ne serait plus l'histoire, elle ne serait plus la recherche, l'enseignement de la vérité, une étude toute humaine, soumise à l'analyse, à la logique, à la critique, à la raison ; si elle était sacrée comme les religions, elle serait comme nous l'avons dit une émanation divine, elle se composerait de vérités révélées, que nous devrions croire sans les comprendre, devant lesquelles nous devrions nous incliner, nous prosterner en les adorant ; qu'il nous serait défendu d'approfondir, d'étudier, d'examiner, d'analyser ; voilà ce que serait l'histoire, si elle était sacrée comme la religion, ainsi que le dit Napoléon III ; c'est-à-dire que ce ne serait plus la relation des faits avec la déduction de leurs conséquences et l'exposition de leur enseignement philosophique, mais simplement une légende sacrée comme les Védas, le Tchoung-Young, le Ramayana, la Bible, l'Ancien et le Nouveau Testament etc., à laquelle nous devrions ajouter foi, croire jusque dans ce qu'elle a de plus contraire à la raison et à la science, parce qu'elle est de prétendue origine divine. Voilà l'histoire selon l'auteur de la vie de Jules César. Or, nous ne connaissons pas un seul historien, depuis les siècles les plus reculés, jusqu'à aujourd'hui, qui ait jamais émis de pareilles prétentions. Quand à nous, nous plaçons la vérité historique bien au-dessus de toutes les religions, de tous les dogmes sacrés, de toutes les révélations, qui ne peuvent soutenir ni la discussion, ni l'analyse, ni passer au creuset de la raison sans être détruits. Ainsi ce premier aphorisme, avancé d'une manière si sentencieuse par l'impérial auteur de la vie de Jules César, en tête de son œuvre, suffirait à lui seul pour donner un aperçu de la pauvreté de ses conceptions, de l'étroitesse de ses doctrines et de la fausseté de ses idées. Au lieu de placer hardiment et judicieusement la vérité, qui est l'essence de la justice et du droit, au-dessus de la foi, qui est l'essence de la religion, il se borne à demander pour elle ce caractère sacré dont la vérité n'a que faire et qui jusqu'à ce jour a toujours été la consécration de l'absurde. Si l'auteur de l'Histoire de Jules César eut mieux connu la valeur des mots et des choses, s'il eut été un philosophe au lieu d'être un utopiste illuminé, il se fut bien gardé de faire un pareil rapprochement entre la vérité historique et la religion. Ce qui distingue surtout toutes les œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte et particulièrement le livre dont nous nous occupons, c'est l'assemblage calculé qu'il fait des absurdités, des lieux communs et des vérités historiques ; il plonge son pinceau à dessein dans toutes les couleurs et il ne craint pas d'allier les tons les plus discordants : l'étude à la croyance, la vérité au paradoxe, l'histoire à la légende et la foi à la raison. Et, après nous avoir dit que la vérité devrait être sacrée comme la religion, il nous annonce comme une grande découverte que les enseignements de l'histoire, nous inspirent l'amour du beau et du juste, la haine de ce qui fait obstacle au progrès de l'humanité. A la lecture de ce nouvel aphorisme, malgré l'impression fâcheuse que vous a causée la phrase précédente, vous croyez que l'auteur est inspiré par une idée généreuse, que cette fois il a entrevu la vérité et qu'éclairé par elle il va sortir de sa vieille ornière et marcher d'un pas assuré dans la grande voie du progrès, de la raison, de la justice et du droit. Vous vous laissez d'autant plus facilement séduire, vous êtes d'autant plus vite convaincu qu'en poursuivant votre lecture vous rencontrez d'autres phrases, qui au premier abord vous paraissent pleines des idées les plus justes et les plus généreuses ; car l'auteur a le soin d'en avoir quelques unes à son service ; ainsi, après son admiration pour les enseignements de l'histoire, il ajoute encore : Ces enseignements pour être profitables exigent certaines conditions : Il faut que le faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude, que les changements politiques ou sociaux soient philosophiquement analysés. En lisant ceci vous vous persuadez, de plus en plus, que vous avez à faire à un historien sérieux, qui va exposer les faits au seul point de vue de la logique et de la raison et en tirer les conséquences philosophiques les plus claires, mais si vous continuez, vous êtes bientôt désabusé en lisant : Il faut que l'attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l'attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle. Nous regrettons bien franchement que ce pathos fataliste vienne détruire de suite la bonne idée que nous nous étions faite de la méthode de notre auteur. Quoi, après nous avoir parlé d'une façon aussi élogieuse des enseignements de l'histoire, qui nous inspirent l'amour du beau et du juste et la haine de ce qui fait obstacle aux progrès de l'humanité, nous descendons de ces hauteurs pour nous préoccuper des dangers qu'offre l'étude des détails piquants de la vie des hommes publics, et nous en sommes réduits à devoir admirer exclusivement leur mission providentielle. Quelle chute ! Au lieu de l'étude consciencieuse, logique, éclairée, rationnelle de l'histoire, nous allons, comme des mystiques, adorer de prétendus grands hommes dans leur mission providentielle, fermer volontairement les yeux à la lumière et les oreilles à la voix de la raison. Puis, après ce sacrifice complet de la vérité et de la raison à la foi, l'auteur, comme s'il voulait se donner un démenti formel, ajoute : que l'historien doit être plus qu'un peintre, qu'il doit, comme le géologue, qui explique les phénomènes du globe, découvrir le secret de la transformation des sociétés. Or, l'explication des phénomènes géologiques et l'étude des grandes lois de l'histoire ont-elles quelque chose de commun avec la croyance à la mission des hommes providentiels ? De même que la géologie nous démontre les erreurs de la révélation génésiaque sur la création et la transformation de notre globe, sur les phases diverses qu'il a traversées, sur son âge et sur sa durée, de même l'étude philosophique de l'histoire nous fait connaître l'existence de lois morales qui doivent régir les sociétés, qui ont guidé les peuples et les civilisations à travers les longues suites de siècles qu'elles ont traversées, dans leur marche constante vers le progrès. Aussi, un grand historien, M. Michelet, a-t-il défini l'histoire, la progression constante de l'esprit humain. Quand à la mission providentielle des grands hommes, dont parle notre auteur, si elle existait, elle serait la négation absolue des lois morales qui régissent les sociétés, cette intervention providentielle détruirait la logique naturelle des événements et l'harmonie générale, elle serait l'obstacle le plus puissant à la marche rationnelle et progressive de l'humanité ; le caprice de quelques hommes se disant élus de la Providence serait substitué aux lois naturelles et au libre arbitre des sociétés. Les hommes publics n'ont pas plus de mission providentielle dans l'ordre moral que dans l'ordre physique ; il n'est pas plus donné à ces Josué d'un nouveau genre de modifier la marche des sociétés que d'arrêter le cours des astres, de détruire la gravitation ou. les lois de la pesanteur. Mais il n'en est pas moins bien triste de voir l'homme qui est momentanément à la tête d'un grand peuple proclamer des doctrines d'un fatalisme aveugle, qui ne conviennent même plus aujourd'hui aux sectateurs de Mahomet et aux religions de l'Orient. Et l'on est' aussi étonné qu'affligé de voir émettre aujourd'hui, avec la prétention de les ériger en principes, les dogmes qui prévalaient à l'enfance des civilisations, qui ont pu être acceptés à des époques où les peuples, dans la plus profonde ignorance, croyaient, adoraient et ne comprenaient pas, mais qui ne sont plus en harmonie avec notre époque, avec les données de la science et les besoins du siècle, car nous sommes arrivés à l'âge de la raison et de la connaissance. Le moment nous semble donc surtout inopportun et très mal choisi pour déifier les conquérants. Quoi, aujourd'hui que l'on veut exclure le surnaturel de la religion, où le rationalisme envahit les esprits, où Strauss et Renan publient la vie de Jésus, et contestent la divinité du Christ, Napoléon III veut faire de César un Dieu, cela touche au ridicule. Les peuples éclairés ne croient plus aux missions providentielles de certains hommes et n'acceptent d'autres doctrines que celles qui leur sont démontrées par la science de la manière la plus irréfutable et qui satisfont leur raison. Nous comprenons cependant parfaitement que l'Homme-Providence, le Saveur qui, comme son oncle, affecte de croire à sa mission, ne soit pas de l'école rationaliste ; mais alors qu'il ne parle pas de vérité historique, du beau et de juste, ni de découvrir le secret de la transformation des sociétés ; qu'il reste ce qu'il est, mystique, fataliste et illuminé, croyant ou faisant semblant de croire à sa mission, qu'il dise comme le fanatique musulman : Dieu est grand et Mahomet ou plutôt Napoléon ou César est son prophète ! Et qu'il ne vienne pas, pour comble de dérision, placer l'illogisme dans la logique en disant : En écrivant l'histoire, le moyen d'arriver à la vérité c'est de suivre les règles de la logique. Car, quelle logique peut-on mettre en pratique quand on croit à une mission providentielle de certains hommes ? Qui dit logique dit droiture de jugement, raisonnement rationnel, déduction coordonnée scientifiquement, application, méthodique des facultés de l'entendement, perception exacte, claire et nette des choses. Qui dit au contraire acceptation ou reconnaissance, d'une mission ou intervention providentielle de certaines personnalités dans l'histoire présuppose que Dieu, avec une volonté suprême indépendante des lois naturelles et générales et des principes de la logique, conduit l'humanité fatalement, comme une aveugle à l'accomplissement de ses desseins, qu'elle n'est pas tenue de comprendre. Elle doit simplement obéir stupidement et passivement comme une matière inconsciente, comme un cadavre, aux grands hommes, délégués divins, sans s'inquiéter de la marche qu'ils lui font suivre, et par conséquent l'étude historique aussi bien que les déductions de la logique lui sont inutiles, la volonté divine, qui commande à ses conducteurs est un guide bien plus sûr. Voilà ce que Napoléon III enseigne, ce qu'il préconise, mais ce qu'il n'ose pas avouer franchement. Il cherche à rétablir, à enfoncer de nouveau dans le sol les vieux étais vermoulus du despotisme de droit divin, et il les badigeonne de couleurs plus ou moins bien appropriées aux besoins de notre époque pour dissimuler leur rouille, leur vétusté et leur laideur. Nous verrons que c'est là toute la tendance de son œuvre. Pour mieux dérouter le lecteur, il a le soin de débiter un grand nombre de banalités ; il lui dit en termes pompeux qu'il n'y a pas d'effets sans cause ; il n'y a certainement pas besoin d'être bien fort logicien pour savoir cela. Puis il ajoute que l'étincelle n'allume un vaste incendie que si elle tombe sur des matières combustibles amassées d'avance. Ce que certainement personne n'ignorait avant d'avoir lu son livre. Amassées d'avance est surtout une condition très judicieuse, car si les matières combustibles eussent été amassées après l'incendie, il est probable et même très sûr que le même effet ne se serait pas produit. Si M. Lapalisse qui, un quart d'heure avant sa mort vivait encore, pouvait lire cela il serait jaloux de l'auteur de la vie de Jules César, car il n'a jamais dit aussi belle vérité. Puis ; pour donner plus d'autorité à ces lumineuses découvertes, l'auteur cite Montesquieu et d'autres ; ce cachet d'érudition produit le plus bel effet, quoiqu'il soit tout simple, quand on écrit l'histoire de César, d'avoir lu Montesquieu. Mais malheureusement pour notre auteur la profondeur des considérations de ce grand écrivain, ses déductions philosophiques, si claires, si lumineuses et si logiques, font ressortir tous les défauts de l'historien impérial, la petitesse, l'étroitesse de ses vues, l'illogisme de ses déductions, la pauvreté des ses idées, et la fausseté, de ses doctrines auxquelles il donne le plus cruel démenti, quand il dit : Ce n'est pas la fortune, qui domine le monde.... il y a des causes générales soit morales, soit physiques qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent . . . . . Cela veut dire que la fortune de certains hommes revêtus des missions providentielles ne domine pas le monde ; que la divinité, le destin ou la providence n'intervient pas par ses délégués ; que ce sont des causes générales, des lois, soit morales soit physiques qui agissent, qui règlent les destinées de l'humanité, et que par conséquent c'est sur elles que doit porter l'attention et l'étude de l'historien sérieux et non sur les prétendues missions providentielles des grands hommes. Mais Napoléon III, ne s'est pas même aperçu de cela il n'a pas plus compris Montesquieu, que l'étude de l'histoire ; il s'est heurté, buté contre son utopie napoléonienne, comme tous les monomanes, il est nyctalope, réfractaire à la lumière et à la vérité. Il pense, il écrit, il agit dans les ténèbres. Après nous avoir dit en termes pleins de recherche, cette grande et incontestable vérité : que si les Romains ont toujours été vainqueurs de leurs ennemis c'est qu'ils leur étaient supérieurs ; il ajoute, ce qui est moins vrai, qu'il faut reconnaître dans la longue durée d'une institution la preuve de sa bonté. D'où il suit que les meilleures institutions du monde sont celles de la Chine, puisqu'elles durent depuis des temps immémoriaux. Le despotisme tartare et l'immobilité, voilà l'idéal de notre auteur. C'est sans doute pour cela qu'il les applique à la France, et qu'il rêve de les imposer à l'Europe. Il dit aussi qu'il faut reconnaître dans l'influence incontestable d'un homme sur son siècle la preuve de son génie. Nous ne le nions pas mais nous ne pouvons cependant pas l'admettre en thèse générale et absolue, et l'accepter comme un principe. Il est vrai que le génie du bien exerce une grande et heureuse influence sur l'humanité. Mais nous devons aussi reconnaître que le génie du mal, la ruse, la trahison, la superstition, le fanatisme, l'ignorance etc., etc., quand ils disposent de la force produisent une influence toute aussi considérable, très pernicieuse et en sens inverse de celle du génie du bien. Et qu'il est absurde de conclure, comme Napoléon III, que parce qu'un homme a exercé une grande influence sur son siècle, c'était un génie humanitaire, un grand homme de bien, chargé d'une mission providentielle. Combien d'hommes ont exercé une influence considérable sur leur époque et sur les destinées du monde, sans pour cela avoir été des génies humanitaires ? quelques-uns même avaient un esprit étroit et borné, les circonstances seules, le milieu dans lequel ils agissaient, les forces que les préjugés populaires, leur naissance et la situation politique et sociale avaient mises à leur disposition, leur fournirent l'occasion et le moyen d'exercer une grande influence, mais le génie n'y fut pour rien. Ces hommes là ont été de véritables fléaux pour l'humanité. Faut-il citer Attila, Tamerlan, et presque tous les conquérants ? Et à des époques plus rapprochées encore, Charles Quint et Philippe II ; on ne refusera certainement pas à ces deux monarques qui, avant Napoléon, rêvèrent l'Empire du monde et qui furent sur le point de le réaliser, une grande influence, non seulement sur leur époque, mais encore sur les destinées de l'humanité. C'est à eux que l'on doit la grande réaction catholique qui suivit la Réformation ; c'est Charles Quint qui par les massacres et le pillage de la Bohême la fit rentrer sous le joug de la Rome papale ; c'est lui qui a empêché la grande rénovation religieuse de triompher dans toute l'Allemagne. C'est à lui et à son fils, que le catholicisme doit de ne.pas avoir été vaincu dans toute l'Europe et de ne pas avoir disparu. C'est Philippe II, qui l'a fait triompher dans les Flandres et dans les provinces belges grâce à l'épée du duc d'Albe, au tribunal de sang et aux massacres épouvantables qui désolèrent ces malheureux pays ; en France c'est l'appui que le monarque espagnol prêta à la ligue qui empêcha le triomphe définitif de la Réformation ; en Italie il exerça aussi une influence puissante dans le même sens, surtout dans la Lombardie et dans le Milanais ; et l'Espagne ne fut préservée de la contagion des idées religieuses nouvelles que par le fer et par le feu. Ainsi voilà un monarque à qui, malgré sa froide cruauté, son caractère repoussant et ses crimes innombrables, on ne peut cependant pas refuser une influence des plus considérable, non-seulement sur ses vastes Etats, mais encore sur les destinées de l'Europe et même du monde entier ; car si le catholicisme eut été extirpé au XVIe siècle, qui peut calculer toutes les améliorations qui en eussent résultées, surtout dans les pays de race latine et en France particulièrement, où il est encore aujourd'hui le plus grand obstacle au triomphe de la liberté et au progrès de l'esprit humain. Mais, s'ensuit-il pour cela, ainsi que le prétend l'auteur de la vie de Jules César, que Philippe II, cet idéal des princes catholiques, fut un génie du bien ? — Non ! Il n'avait rien de ce qui constitue ce degré éminent de supériorité, il manquait complètement de grandeur, de générosité, d'originalité et d'esprit d'invention qui sont les marques distinctives du génie. C'était un fanatique froid, cruel, vulgaire, égoïste, d'intelligence médiocre, à l'esprit étroit et borné, d'une grande persévérance, disposant des forces considérables d'un Empire si vaste qu'il fallait au soleil vingt-quatre heures, le parcourir. Ainsi Philippe II est un exemple frappant d'un souverain qui exerça une influence incontestable sur son siècle et même sur les destinées du monde entier sans être un génie humanitaire. Nous pourrions en citer dix, vingt, cent autres, si la chose était utile, pour prouver la fausseté de la proposition avancée sans preuves et tout à. fait gratuitement par Napoléon III. Après une longue et outrecuidante tirade sur la manière d'étudier l'histoire et de vulgaires reproches adressés aux historiens qui, ne coordonnent pas les faits selon leur importance philosophique, notre auteur nous, sert une phrase qu'il a empruntée au Mémorial de Sainte-Hélène et dont il a déjà fait usage dans son livre les Idées-napoléoniennes en nous disant : que rien n'est plus contraire au bon sens que de prêter à un génie éminent toutes les passions et tous les sentiments de la médiocrité ? Ce qui signifie que les hommes de génie sont des êtres à part, surnaturels, que nous sommes incapables d'apprécier et de juger. Il a, du reste, cette fois et contre son habitude, le soin de compléter sa pensée, de manière à ne laisser aucun équivoque et aucun doute possibles, en disant : Quoi de plus faux que de ne pas reconnaître la prééminence de ces êtres privilégiés qui apparaissent de temps à autre dans l'histoire comme des phares lumineux, dissipant les ténèbres de leur époque et éclairant l'avenir ? Nier cette prééminence serait d'ailleurs faire injure à l'humanité en la croyant capable de subir à la longue et volontairement une domination qui ne reposerait pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité soyons logiques et nous serons justes. Ainsi, selon l'historien de César, il y a encore aujourd'hui comme du temps des conquérants de la Gaule des êtres privilégiés des Hommes-Providence. Ce n'est pas la première fois que nous trouvons cette idée humiliante et contraire à la dignité et à l'égalité humaine sous la plume de notre écrivain ; il l'a déjà émise dans les Idées-napoléoniennes, seulement au lieu d'appeler ses êtres supérieurs des phares lumineux comme maintenant, il s'était contenté alors de les nommer des bornes militaires qui marquaient le cours des siècles ; on voit qu'il y a progrès dans l'image quoique la pensée soit la même au fond. Cette prééminence des êtres privilégiés, que préconise et que veut imposer Napoléon III, n'est rien autre chose que la glorification du despotisme et de la servitude universelle au profit du premier ambitieux ou du premier tyran qui élèvera la prétention d'être un homme de génie. Si les êtres privilégiés, les génies humanitaires exercent une influence favorable sur la marche de la civilisation, c'est à la condition de respecter la liberté et les droits des citoyens ; mais s'ils confisquent les droits, s'ils suppriment les libertés, ils n'exercent plus une influence salutaire mais ils- deviennent des fléaux pour la société. Le pouvoir absolu, même aux mains d'un homme supérieur, porte toujours des fruits amers, il détruit la vie sociale et la liberté, il comprime, amoindri, diminue et dégrade le citoyen, l'initiative individuelle, la dignité humaine, l'énergie et la force vitale des peuples. Le génie, lui-même, succombe bientôt s'il est revêtu du pouvoir absolu, il se corrompt, souvent il est frappé d'extravagance et succombe dans l'impuissance accablé par son lourd fardeau. Le pouvoir absolu déshabitue peu à peu la nation du soin de ses propres affaires, dont elle ne s'occupe plus ; il l'assouplit au joug, l'habitue à la servitude et prépare ainsi les règnes des Tibère, des Néron, des Caligula ! Et rend ainsi funestes les génies de César et de Napoléon. Toujours sa grandeur apparente est suivie d'une décadence rapide. C'est pourquoi nous ne croyons pas à l'infaillibilité des grands hommes, ni à leur influence bienfaisante quand ils disposent du pouvoir absolu, nous les considérons alors comme des fléaux pour la société. Nous ne croyons ni faire injure à l'humanité, ni manquer de logique en disant que l'espèce humaine est encore dans certains pays plongée dans l'abrutissement du fatalisme et du fanatisme religieux ; qu'elle est capable de subir à la longue et volontairement une domination qui ne repose pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité. Il faudrait certainement fermer les yeux à la lumière, être archi-aveugle ou d'un optimisme qui dépasse toutes les bornes, mentir à la vérité, à sa conscience et à l'humanité toute entière, pour ne pas reconnaître et avouer que dans l'état d'ignorance, de misère et de dégradation où les despotismes politiques et religieux ont plongé presque tous les peuples, les masses subissent à la longue, volontairement et même sans s'en douter des dominations qui, non seulement ne reposent pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité, mais qui encore sont ou ont été des monstruosités politiques, religieuses et sociales. Veut-on des exemples ? en voici : Commençons par les temps anciens. Les dominations dans les Indes, l'Egypte, la Perse, etc., etc., qui se sont perpétuées si longtemps et dont la première existe encore en partie, celle de la Chine qui se perd dans la nuit des temps reposaient-elles sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité ? La réponse négative n'est pas douteuse. Elles n'avaient d'autre raison d'être que l'ignorance, la superstition et la dégradation des populations qui les supportaient, et dont quelques unes les subissent encore. Les dominations ou les gouvernements des républiques grecques basées sur l'esclavage, l'illotisme, le paganisme, etc., etc., reposaient-elles sur une grandeur véritable, sur une incontestable utilité ? La royauté, la République, l'Empire romains et le Bas-Empire avaient-ils aussi pour base une grandeur véritable et une incontestable utilité ? La papauté, la féodalité, le moyen-âge avaient-ils ces caractères de grandeur et d'utilité ? La monarchie de droit divin, constitutionnelle et l'Empire, reposent-ils aujourd'hui sur cette même grandeur véritable, sur cette utilité incontestable ? Non, pas plus les unes que les autres, ces dominations n'ont eu pour bases une grandeur véritable et une utilité incontestable ; toutes ont été imposées aux masses, par la ruse et par la force grâce à l'ignorance et à l'abaissement de ces dernières. Depuis les plus anciens rois des Indes, de l'Egypte, de la Grèce et de Rome, jusqu'à nos jours, depuis Brahma, Bouddha, jusqu'à Osis et Osiris, aux divinités du paganisme, au Dieu des Juifs et à celui des catholiques, toutes ont été plus ou moins en harmonie de lieu, de temps et de milieu, avec les populations qui les ont subies, mais aucune ne reposait sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité, elles n'étaient que des à peu près informes, grossiers et souvent plus nuisibles qu'utiles ; elles n'ont été, dans les mains des castes royales, sacerdotales et aristocratiques, que des moyens de despotisme et d'exploitation des masses. Telle est la véritable histoire du monde. Vouloir, comme l'auteur de la Vie de Jules César, soutenir que l'humanité n'a jamais subi, à la longue et volontairement, d'autre domination que celle du génie reposant sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité est tout simplement absurde. Dans le dernier chapitre du livre Ier, Napoléon III, énumère les qualités qui faisaient que César était à la hauteur de sa mission : Pour fonder un ordre de choses durable, dit-il, il fallait un homme qui s'élevant au dessus des passions vulgaires, réunit en lui les qualités essentielles et les idées justes de chacun de ses devanciers, et évitât leurs défauts comme leurs erreurs. A la grandeur d'âme et à l'amour du peuple de certains tribuns ; il fallait joindre le génie militaire des grands généraux et le sentiment profond du dictateur pour l'ordre et la hiérarchie. L'homme capable d'une si haute mission existait déjà ; mais peut-être malgré son nom, serait-il resté encore longtemps inconnu, si l'œil pénétrant de Sylla ne l'eut découvert au milieu de la foule et par la persécution, désigné à l'attention publique. Cet homme était César. On sent dans ce portrait l'élu de la Providence, ayant toutes les qualités de ses devanciers et aucun de leurs défauts ; on y sent percer les prétentions de son auteur qui, toute modestie à part, ne vise à rien moins qu'à ce rôle providentiel,, qu'il attribue à Jules César. L'allusion est surtout directe, et le doute n'est plus possible quand il dit : L'homme capable d'une si haute mission existait déjà mais peut-être malgré son nom serait-il resté encore longtemps inconnu si l'œil pénétrant de Sylla ne l'avait découvert au milieu de la foule et par la persécution désigné à l'attention publique. Cet homme était César. Dans la pensée secrète de l'auteur Sylla était Louis-Philippe, et cet homme qui malgré son nom serait resté encore longtemps inconnu sans la persécution c'est Louis-Napoléon Bonaparte ! Napoléon III, reproche ensuite aux historiens d'abaisser les hommes de génie plutôt que de s'élever jusqu'à eux ; il cite à l'appui de son dire plusieurs exemples tirés de la vie de César ; et il termine ses longues récriminations très peu justifiées, d'une manière très prétentieuse, fort peu modeste et, selon nous, très injuste, en disant : Depuis Suétone et Plutarque, telles sont les mesquines interprétations qu'on se plait à donner aux choses les plus nobles. Comme Tacite se trouve avoir écrit entre ces deux historiens dans le même siècle que le premier, il est donc forcément compris dans les écrivains qui se sont plus à donner de mesquines interprétations aux choses les plus nobles. Ainsi depuis Plutarque, c'est-a-dire depuis l'an 48 de notre ère, en passant par Tacite, Suétone, etc. etc., jusqu'à Michelet, Henri Martin, Mommsen, Grote, Gervinus, etc. etc., pas un historien n'a interprété dignement les nobles actions des Césars. Il a fallu la venue de l'aigle de Boulogne pour que ces génies bienfaisants de l'humanité, ces êtres privilégiés aient trouvé un historien digne d'eux capable d'apprécier les choses les plus nobles ! Si l'historien du grand César brille par une qualité ce n'est certainement pas par la modestie. Il accuse Suétone, l'un des historiens les plus exacts de l'antiquité, d'enregistrer indistinctement le vrai et le faux. C'est un reproche qui ne pourra pas être adressé à l'impérial écrivain, car il est facile en lisant son œuvre de se convaincre qu'il fait toujours l'éloge de son héros, et qu'il rejette toujours le blâme qui peut l'atteindre, il ne lui trouve que des vertus et pas de défauts, ce n'est pas une histoire qu'il a écrite, mais le long panégyrique d'un tyran. Du reste cette colère contre les grands historiens de l'antiquité est une tradition de famille. Louis Bonaparte ne fait en ceci, comme en tout, qu'imiter son oncle. Napoléon Ier, lui aussi, irrité du jugement indépendant de Tacite, lui fit intenter un procès en règle par ses académiciens, qui le condamnèrent. Mais la postérité n'a pas donné raison à la colère de Napoléon, le grand historien de l'antiquité est resté le plus grand des historiens[1]. Et la conscience de Tacite est encore aujourd'hui, n'en déplaise à Napoléon III, la conscience de l'histoire. Mais voyons donc si les reproches d'avoir mal interprété les actions de César, adressés avec tant de sans façon aux plus grands historiens de l'antiquité, qui sont encore des modèles inimitables, sont fondés. Est-il donc besoin après tout ce qui a été écrit sur Jules César de prouver de nouveau à Napoléon III, que ce conquérant médita dès son jeune âge le pouvoir suprême, Faut-il donc lui répéter que Jules César prétendait descendre de Vénus et d'Ancus Martius, roi de Rome, et qu'il disait dans l'éloge funèbre de sa tante Julia : On trouve dans ma famille la sainteté des rois qui sont les maîtres du monde, et la Majesté des dieux qui sont les maîtres des rois. Pendant que Napoléon III accuse les historiens de l'antiquité d'avoir reproché au destructeur de la liberté romaine d'ambitionner le pouvoir dès sa jeunesse, voici ce qu'en dit un éminent professeur d'histoire au Lycée impérial qui, quoique n'étant pas de l'Académie, n'en a pas un moins grand talent pour cela, est un savant et un écrivain d'un rare mérite : ... César se rendait compte, dit-il, de son ambition et il savait nettement ce qu'il voulait faire. Ses projets étaient arrêtés avant même qu'il ne fut entré dans la vie publique, il avait formé dès sa jeunesse le dessein de changer la constitution de son pays. Ce jugement sur César, qui confirme ceux des historiens de l'antiquité vient d'être émis, il y. a quelques mois seulement, par M. Gast on Boissier dans un travail fort remarquable, que nous ne saurions trop recommander aux lecteurs et qui leur sera d'une grande utilité pour faciliter leur jugement sur l'œuvre de Napoléon III. Est-ce calomnier César que de l'accuser d'avoir résisté à Sylla, 'd'avoir été en désaccord avec Cicéron et de s'être lié avec Pompée, par l'effet de son astuce prévoyante, qui a tout deviné pour tout asservir, lui qui intrigua, qui conspira avec tout le monde, lui le populaire et bien-aimé complice de Catilina, de Crassus, de Pison et d'un Sylla ; lui qui fit sa cour au peuple, qui mit sa main blanche dans la rustique main du plébéien en tunique, qui le flatta, qui l'appela par son nom, qui fit des dépenses inouïes qui ouvrait sa table à tous, qui donna des jeux dans lesquels il étala sa magnificence et fit combattre trois cent vingt paires de gladiateurs, qui vola trois mille livres d'or au capitole qu'il remplaça par du cuivre doré, qui pilla les temples, qui répéta sans cesse ce vers d'Euripide : S'il faut manquer à la justice, il est beau d'y manquer pour le trône. Peut-on calomnier l'homme qui disait : Si les sicaires et les bravi m'eussent rendu service, je ferais consuls les bravi et les sicaires ? Est-ce donc tracer un tableau infidèle que d'accuser César de s'élancer dans les Gaules pour conquérir des richesses par le pillage ou des soldats dévoués à ses projets. Lui qui, ruiné par ses prodigalités et ses débauches, n'avait que le choix entre le pillage des provinces, l'annulation des créances, le pouvoir suprême ou la prison pour dettes, qui, lors de son départ pour l'Espagne comme préteur, est trop heureux d'échapper à ses créanciers ; qui part à la hâte tremblant d'être arrêté, sans attendre ses passeports, en convenant qu'il doit deux cent cinquante millions de sesterces (48.500.000 fr.). Lui qui, pendant la grande orgie du la triumvirat a vendu des royaumes et la ferme des impôts ; lui qui avec Pompée a reçu de Ptolémée près de six mille talents ; lui qui a pillé la Gaule depuis la Méditerranée jusqu'à l'Océan, depuis les Pyrénées jusqu'au Rhin ; lui qui a ruiné les villes dépouillé les temples, vendu des populations toutes entières pour faire de l'or, lui qui a provoqué par ses déprédations de redoutables révoltes, semé partout la terreur, la ruine, la dépopulation et récolté des monceaux d'or. Ce débiteur ruiné, que nous avons vu. se sauver devant ses créanciers auxquels il devait 48 millions et demi de francs, somme énorme pour l'époque, va bientôt rendre le monde entier son obligé. Il verse dans l'Italie et les provinces l'or qu'il a volé dans la Gaule au prix modique de trois mille sesterces la livre, au lieu de quatre mille qu'il valait avant. Ce débiteur insolvable de tant de millions aujourd'hui est le plus riche créancier du monde, il prête à un faible taux, il s'attache ainsi une bonne partie du Sénat, il achète le tribun Curion en payant pour lui 11.640.000 frs. Le consul Paulus en lui donnant 4.700.000 frs. Quand au peuple, César lui donne des jeux, des repas publics, des gladiateurs qui ont pour maîtres d'escrime des Sénateurs et des Chevaliers, il lui fait bâtir un nouveau forum dont le terrain seul coûte près de douze millions de francs et un portique de marbre long d'un mille. A ses onze légions il donne le blé à discrétion et sans le mesurer, des chevaux, des esclaves et des terres et double la paye. C'est la Gaule ravagée qui fait les frais de ses prodigieuses dilapidations. C'est avec For qu'il lui a volé qu'il achète Rome. Le lecteur croira-t-il encore avec Napoléon III, que Plutarque et Suétone ont calomnié César et tracé un tableau infidèle de sa vie en disant que s'il s'est élancé dans la Gaule, c'est pour acquérir des richesses par le pillage, ou des soldats dévoués à ses projets. Que devient après cela le prétendu désintéressement de César, qui n'a jamais eu pour guide que l'intérêt public, qui était sans égoïsme et sans aucune pensée de domination personnelle, et qui n'obéissait qu'à ses convictions politiques, ainsi que le prétend notre auteur ? Pour ce dernier tout ce que fait César est beau, grand, louable, généreux, toutes les actions de' ses adversaires au contraire sont blâmables. Ses défauts sont des qualités et ses vices des vertus. Telle est la manière impartiale dont Napoléon III écrit l'histoire, sans doute parce que ses enseignements sont, à ses yeux, aussi sacrés que la religion. Aussi si César se réfugie en Asie, ce n'est pas le soin de sa sûreté qui le fait agir ainsi, non c'est parce qu'il est révolté des proscriptions de Sylla et qu'il ne veut pas en rester froid spectateur ; quand il se rapproche de Pompée qui est au faite du pouvoir tandis que lui n'est rien encore, ce n'est pas son ambition privée qui le fait agir ainsi, c'est parce que pour lui Pompée pouvait seul assurer les destinées de la République. Il lui apporte un concours loyal et une noble rivalité. Quand César attaque les abus : c'est vertu et courage, mais si c'est le sage Caton qui le fasse ce n'est plus alors que zèle irréfléchi. Et c'est méconnaître la haute idée que César avait de lui-même, la grande considération dont il jouissait, son aversion pour la guerre civile que de l'accuser d'avoir trempé dans la conjuration de Catilina. Quand il faisait des avances à Cicéron et au Sénat, César ne s'inspirait que des périls d'une société profondément troublée, il supposait aux autres les sentiments qui l'animaient lui-même. L'amour du bien public, la conscience de s'y dévouer tout entier lui donnaient dans le patriotisme d'autrui cette confiance sans réserve qui n'admet ni rivalités mesquines, ni les calculs de l'égoïsme. En lisant ces lignes on sent que leur auteur éprouvait le besoin de faire sa propre justification, d'expliquer pourquoi il avait d'abord fait des ouvertures de coup d'Etat aux hommes de la majorité de l'Assemblée-Législative, qui les ont repoussées, et il rappelle quels étaient les mobiles qui l'ont conduit à commettre le crime du deux décembre ; mais ses insinuations indirectes ne changeront pas plus à son égard qu'à celui de César le jugement de l'histoire. Louis-Napoléon, comme où le voit poursuit sa propre justification dans celle de César. Il termine l'histoire du Consulat de César en disant qu'un mobile unique l'animait, l'intérêt public. César n'ambitionne pas le souverain pouvoir ; il n'entrevoit pas à travers les faisceaux du consul et la poussière des batailles la dictature ; s'il recherche le consulat, c'est simplement comme tous les membres de la noblesse romaine, c'est la haine de ses ennemis qui le force à se saisir de la dictature. Voilà comment Napoléon III est resté toujours logique et juste, comme il le dit dans la préface, de l'histoire de. son héros, mais cela lui importe peu, tel n'est pas là le but qu'il poursuit, ce qu'il a voulu faire ici c'est l'éloge indirect de sa conduite politique depuis le dix décembre 1848 jusqu'au deux décembre 1851. Puis, comme s'il n'était pas parfaitement convaincu de la valeur des raisons qu'il donne pour justifier César d'avoir trempé dans la conjuration de Catilina, il innocente aussi ce dernier ; il conteste qu'il ait voulu mettre Rome à feu et à sang, il plaisante agréablement sur le spectre-rouge de la démagogie imaginé par Cicéron et Caton, ces représentants des anciens partis du temps de César, pour favoriser le coup d'Etat du Sénat, et pour se poser habilement en sauveurs de l'ordre, de la propriété, de la famille ; de la religion. Mais heureusement que le génie de César ne leur en laissa pas le temps et qu'il lui fit adroitement s'approprier et remplir ce rôle ; mais s'il en agit ainsi c'est qu'il n'y avait pas moyen de s'emparer autrement du pouvoir suprême, la légalité l'étouffait ; car, comme le fait observer très judicieusement Napoléon III, quelque ambitieux que soit un homme, il ne conspire pas lorsqu'il peut atteindre son but par les moyens légaux. Nous croyons facilement cette grande vérité à la Lapalisse, car c'est à peu près comme si notre auteur disait : quelque pressé d'arriver que soit un voyageur qui marche sur une bonne route qui le conduit sûrement et tout droit à son but il ne se jette pas à travers champs dans des fondrières, des fossés, des passages inextricables, des obstacles dangereux pour arriver à destination. Telle est la profondeur de la plupart des pensées et des réflexions de notre auteur. Mais cette explication a encore un autre inconvénient ; elle semble indiquer que toutes les fois que les grands hommes n'auront pas la ressource des voies légales pour atteindre leur but, il leur sera permis d'employer les autres moyens, qui sont tous bons pour arriver à leurs fins ; ce que l'auteur de l'Histoire de César a, comme chacun sait, pris le soin de justifier par sa conduite en décembre 1851. De sorte que l'apologie de César, n'est rien au fond que la démonstration de la doctrine perverse de la souveraineté du but, que les bonapartistes ont empruntée aux jésuites. Mais comme César, ne fait qu'accomplir sa destinée en ruinant le pouvoir du Sénat, en détruisant la liberté, en préparant la chute de la République et la venue de l'infâme despotisme impérial, qui ensanglanta et déshonora l'humanité sous les Néron, les Caligula et les Tibère ; et comme, suivant son panégyriste, il est un instrument providentiel dont Dieu se sert pour le salut de Rome et l'accomplissement de ses desseins, ses crimes deviennent naturellement des vertus et ses successeurs, quelques hideux qu'ils soient, sont les élus de la Providence, dont nous devons admirer les arrêts et bénir comme des bienfaits les châtiments qu'elle nous envoie. Voilà un des côtés, moraux les plus saillants de l'Histoire de Jules César, par Napoléon III. Après cela on ne sera sans doute pas étonné de voir qu'aux yeux de l'historien impérial les défenseurs de la liberté romaine expirante comme Caton, Cicéron, Hortensius, Marcellus étaient esclaves des préjugés, faisaient obstacle au mouvement qui entraine la société vers de nouvelles voies, s'opposaient au progrès et que, malgré leurs vertus, ils étaient un obstacle à la marche régulière de la civilisation ; et que sans César ils eussent, peut-être, empêché le triomphe de la cause populaire et l'avènement du régime appelé par les vœux du pays ; ils ne savaient pas, à travers les défauts de certains adhérents au pouvoir, discerner la grandeur de la cause de César ; Cicéron au lieu de comprendre l'avenir et de hâter le progrès résistait à l'élan général et niait l'évidence. Tous ces gens là composaient en deux mots, comme il le dit, les anciens partis ; absolument comme les républicains et les défenseurs de la Constitution au deux décembre 1851. Notre auteur veut bien cependant reconnaître qu'ils étaient le parti des honnêtes gens. Tandis qu'au contraire, leurs adversaires, formaient le parti des gens non honnêtes, de Catilina, de Clodius, de César, qui, selon lui, représentait l'avenir et le progrès et apportait les idées nouvelles ; probablement comme les bonapartistes, les hommes non moraux, les Morny, les Persigny, les Fleury, les Saint-Arnaud, les Magnan et le nouveau César au deux décembre 1851 ; l'analogie est complète, ils étaient même comme leurs prédécesseurs criblés de dettes et perdus de réputation. Ce parallèle nous semble peut favorable à te cause de l'Empire français, et nous croyons que Napoléon III eut bien fait dans son intérêt de ne pas l'établir ; car les vices et les crimes des Césars et de leurs partisans loin de voiler ceux du second empira français ne font que les mettre en lumière. Si un autre que Louis Bonaparte se fut permis cette comparaison, il l'eut certainement fait poursuivre et condamner à l'amende et à la prison, pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement et, insulte envers l'Empereur. Voyons maintenant comment le préconisateur des idées nouvelles traite la liberté qui, paraît-il, est pour lui aussi vieille que le monde et bonne tout au plus pour les anciens partis. Il salue d'abord avec satisfaction dans cette concentration de tous les pouvoirs dans les mains d'un seul, l'avènement de la dictature et il proclame grand ce résultat et ce triomphe du césarisme. César, dit-il, avait obtenu un grand résultat : il avait remplacé l'anarchie par un pouvoir énergique, dominant à la fois le Sénat et les comices... il fallait que César put diriger les élections contre les inimitiés des anciens partis. N'est-ce pas là, au lieu de l'histoire de César, bien plutôt l'application des doctrines politiques et gouvernementales du second empire français à l'histoire de la dictature de Jules César. Mais cela ne lui empêche pas de, reconnaître que la liberté de la parole et du vote avait été un grand bienfait, sans doute parce qu'elle avait amené le triomphe de César et de l'élu du dix décembre 1851. Mais depuis que cette double besogne a été accomplie, la liberté n'est plus qu'une cause incessante de faiblesse et de décadence. Cette phrase dont il nous serait trop facile de démontrer la fausseté en faisant un parallèle entre les progrès de la République et la décadence de l'Empire romain, est bien digne de l'homme qui a écrit il y a plus de quinze ans, rien de durable ne se fonde sur la liberté. Il faut, dit-il encore dans son Histoire de César, rétablir dans l'Etat une autorité morale qui domine les passions, modère les lois, donne plus de fixité au pouvoir, dirige les élections... Il faut un pouvoir fort dans les mains d'un seul afin d'assurer l'ordre... et la gloire à l'extérieur. N'est-ce pas là le programme du second Empire, rien n'y manque pas même la direction des élections. L'Italie, ajoute-t-il encore, demandait un maître ; il est bien facile au lecteur, de compléter la pensée impériale en ajoutant ce sous-entendu : et la France aussi. C'est absolument comme dans la fable des grenouilles qui demandent un roi. Il répète avec complaisance ces paroles de César : La République n'est rien ; c'est un nom, une ombre sans corps ; Sylla n'a été qu'un sot quand il a abdiqué : Je veux désormais qu'on me parle avec plus de réserve et que mes paroles soient des lois. C'est là la doctrine du Césarisme adoptée par Napoléon III, ainsi qu'il le proclame hautement quand il dit : César à légué aux chefs futurs des nations son nom comme emblème consacré du pouvoir. Mais cela ne l'empêche pas de se plaindre que l'on ait accusé César d'accepter du Sénat une couronne de lauriers pour cacher sa tête chauve. Ce n'était pourtant pas par amour de la liberté et par respect pour la République qu'il se montrait envieux des honneurs odieux qu'entassait sur lui la lâche et perfide politique du Sénat ; ce n'est pas seulement le classique laurier que César acceptait avec empressement, mais encore le bandeau royal, le trône, la couronne d'or, une statue à côté de celles des rois, entre Tarquin le superbe et l'ancien Brutus, les honneurs divins et le droit d'outre-tombe d'être enterré dans l'enceinte sacrée du pomœrium, où l'on ne plaçait aucun tombeau.. Les historiens sont du reste unanimes pour témoigner que César voulait se faire Roi, et la dénégation de notre auteur ne l'emportera pas, malgré la raison spécieuse qu'il invoque en disant : que César était pour ses contemporains ainsi que pour la postérité plus grand que tous les rois. A supposer que cette affirmation fut vraie ce qui n'est pas, comme l'a décrété l'immortelle Convention-nationale, en chassant les cendres de Mirabeau du Panthéon pour y placer celles de l'Ami du peuple. Il n'y a pas de grands hommes sans vertu. Mais cela fut-il faux et l'affirmation de Napoléon III fut-elle vraie, ainsi que nous le supposons, elle prouverait que quelque grand que fut César, il ne l'était pas assez pour rester le premier citoyen de Rome et pour ne pas être Roi. Quand César cassa les tribuns qui avaient enlevé les bandeaux et lés diadèmes dont on avait couronné ses statues, il prouva clairement ses intentions de rétablir la monarchie. Quand il tomba percé de vingt trois coups de poignards aux pieds de la statue de Pompée, le Sénat était déjà assemblé pour autoriser César à porter le titre de Roi et à posséder toutes les femmes pour donner des rejetons à sa dynastie. Ce ne fut ni le caprice d'un fou, ni la monomanie d'un scélérat qui tua César. Cette entreprise louable selon la morale antique et même au point de vue de la justice et de la raison, fut conduite avec la gravité qui convenait à une pareille résolution : ce fut comme un jugement de l'ancienne République rendu contre César. Le crime de l'usurpation des droits des citoyens fut puni solennellement, en plein sénat et par les plus grands hommes de la République, par Brutus neveu et gendre de Caton, l'homme le plus vertueux après son illustre beau père, le mari de Porcia, en qui revivait l'âme stoïque de son père. Voilà quels étaient les justiciers du destructeur des libertés romaines. Quand aux reproches d'ingratitude, adressés aux conjurés par l'auteur de la vie de César, il n'est pas plus fondé que le reste. Est-ce donc être ingrat que de préférer la liberté de sa patrie et la chose publique à son intérêt personnel et aux bienfaits d'un tyran ? quoi, le gendre de Caton, le plus grand citoyen de Rome, serait un ingrat parce qu'il avait reçu de César le commandement d'une province et parce qu'au lieu de chercher son intérêt personnel il sacrifiait tout, risquait sa fortune et sa vie, celle de sa courageuse épouse pour conspirer contre le tyran de la République, le destructeur des libertés, et qu'il préférait écouter la voix du devoir plutôt que celle de l'ambition, et pour rester simple citoyen de Rome au lieu de devenir l'héritier et le successeur de César. Si c'est là de l'ingratitude, c'est certainement une belle et une noble ingratitude, digne des grands citoyens de Rome et de l'antiquité et comme on n'en voit plus à notre époque. Nous comprenons parfaitement pourquoi l'auteur de la vie de Jules César s'efforce de justifier son héros et d'accuser ses historiens : c'est qu'en prenant la défense de César, en le glorifiant, Napoléon III fait sa propre justification et son panégyrique. Car ôtez de César tout ce qu'il a de bon et de grand, son talent d'écrivain, d'orateur, de guerrier, d'homme d'Etat ; sa grandeur d'âme, sa sureté de vue, sa générosité, son génie, sa beauté, vous aurez Louis-Napoléon Bonaparte. Le fils de la Reine Hortense, comme le descendant de Vénus et d'Ancus Martius est flétri avant l'âge, débauché et voluptueux ; le second a été proscrit par Sylla, le premier par Louis-Philippe ; le dictateur romain est allé en Asie faire l'apprentissage des armes et la guerre à Mithridate ; le prétendant à l'Empire français s'est contenté d'aller à Forli combattre l'armée du pape pendant huit jours, cela a suffi à la gloire de sa jeunesse ; le grand Romain trempe dans les conspirations de Catilina et de Pinson, mais il s'en tire adroitement ne laisse aucune preuve ; le réfugié Thurgovien fait les deux illustres équipées de Strasbourg et de Boulogne, dans la première il se fait prendre comme un renard dans un terrier à la caserne de la Finckmatt, dans la seconde on le pêche comme un saumon dans la manche. En historien véridique nous devons cependant constater une différence : quand Jules César se présenta au forum, le peuple l'applaudit, les femmes l'adorèrent ; lorsque Louis Bonaparte se présenta au peuple et à l'armée, à Strasbourg, à Boulogne et à l'Assemblée Constituante, il fut toujours accueilli par des murmures et des sifflets ; quand aux femmes il n'en a jamais eues qu'argent comptant, espèces sonnantes et de la catégorie de la sienne. C'est que l'auteur de la Vie de Jules César n'est pas comme son héros doué d'une taille élégante, haute et mince, ses yeux ne sont pas noirs et pleins de vie, sa main n'est pas fine et blanche, il n'a pas les traits réguliers, le profil romain, la démarche gracieuse et voluptueuse. La reine Hortense n'a pas versé avec abondance sur son enfant, comme Vénus sur son petit fils, tous les dons de la fortune : la grâce et le charme, qui donnent au joueur les dés les plus heureux, le bonheur et la séduction. Hélas non ! La favorite du Premier Consul, n'a malheureusement donné à son fils que laideur disgracieuse, démarche embarrassée, regard éteint, sourire pétrifié, teint livide profil dans lequel le nez prédomine d'une façon exagérée, un esprit lent, une parole difficile, un accent désagréable, un geste commun ; la nature l'a complètement privé de tout ce qui ressemble à de l'éloquence. Mais ces divergences physiques et morales, entre Napoléon III et César, n'empêchent heureusement pas les autres points de comparaison. L'historien copiste du César ancien, comme lui, rejette les vertus surannées de son siècle, il ne vole pas il est vrai l'or du Capitole, mais il fait main basse sur les caisses publiques et il emprunte, de la façon que chacun sait, en Décembre 1851, vingt cinq millions à la banque de France ; nous ignorons s'il les a rendus, mais ce dont nous sommes sûrs, c'est qu'il n'a pas eu, comme son modèle, la précaution de les remplacer par du cuivre doré. Il se rit de ses serments comme César des augures. Moins tolérant que ce dernier, il ne permet pas à ses soldats de se moquer de son amitié pour ses Nicomède. Mais en revanche, comme César, il s'est fait malhonnête homme avec son siècle, il n'a jamais oublié les sicaires et les bravi qui lui ont rendu service, et il en a peuplé son Sénat. Pourquoi ne pouvons-nous pas dire de lui comme Suétone disait de César : Il n'eut jamais le cœur de faire le mal. Mais, en compensation, comme le héros de la Gaule, il était pressé de passer le Rubicon, il avait besoin de faire vite son chemin, de devenir un grand homme d'une façon ou d'une autre, talonné qu'il était par ses créanciers, il ne devait cependant pas cinquante millions de sesterces (48.500.000 frs.), comme l'illustre Romain, son crédit n'allait pas jusque là, mais son passif était suffisamment arrondi. Aussi se disait-il alors l'ami des prolétaires, s'il ne défendait pas la loi agraire, il écrivait du moins l'Extinction du paupérisme. Il était alors l'ennemi de l'oligarchie et des riches. Poursuivi par les recors César se rend aux comices, avant de partir il embrasse sa mère en lui disant : Tu me reverras, ce soir, grand pontife ou exilé. Louis Bonaparte n'a changé que deux mots à cet adieu d'ambitieux, en partant pour son entreprise de Strasbourg il dit à l'ex-reine Hortense à qui il doit le jour : Tu me reverras ce soir Empereur ou prisonnier. César a triomphé et est devenu grand pontife, Louis-Napoléon, moins heureux, fut arrêté et embarqué pour l'Amérique. Mais il revient de l'autre hémisphère et veut conquérir la Gaule en traversant la Manche, au lieu d'escalader les Alpes ; mal lui en prit, il ne put, franchir ce large Rubicon, qu'on nomme le Pas-de-Calais, sans tomber à l'eau et sans être emprisonné, après six ans de captivité, de longues méditations et de fortes études forcées, il s'évada de Ham, comme César se sauva de Rome dans la crainte de Sylla ; il sollicita ensuite la Présidence au lieu du Consulat ; il fut nommé, et il prit le commandement des légions à Satory. Pour franchir un second Rubicon il ne s'agissait que de passer de l'Elysée aux Tuileries, comme la route était facile et l'eau peu profonde, il préféra déménager la nuit, pour ne pas trop fixer- l'attention publique. Et il marcha dans les ténèbres, où l'appelaient les présages des dieux et l'injustice de ses ennemis, les dés en étaient jetés. Il attaqua Paris endormi avec cent mille hommes et vingt mille chevaux. Le parti de l'ancien César, disent les historiens, était celui des banqueroutiers des gens compromis des gueux, des débiteurs, des aventuriers de tous genres ; celui de l'auteur de sa vie était absolument semblable, cette fois la copie était parfaite, c'est étonnant comme l'histoire se répète, cela devient monotone. La majorité, de l'Assemblée nationale que le nouveau César fit emprisonner au deux décembre, comme le parti de Cicéron et le Sénat romain, était composée des honnêtes gens ou du moins des hommes qu'on nomme honnêtes gens. Le pâtre à la taille colossale et d'une beauté singulière, dont parle Suétone, qui jouait sur une flûte de berger et qui, quand il eut amassé les légions au tour de lui, saisit une trompette, s'élança dans le Rubicon et le traversa en entraînant les légions se nommait au Deux Décembre, M. Fleury, il ne lui manquait que la taille colossale, la beauté et la trompette. Le fleuve était de sang et coulait dans Paris sur les boulevards, le quatre décembre, précisément le même jour où, il y a dix-neuf siècles, Cicéron disait au peuple en sortant de la prison dans laquelle il venait de faire étrangler les membres de la conjuration de Catalina : Ils ont vécu ! Du temps de Jules César, le patriotisme n'était pas tombé si bas que de nos jours pour qu'on put, comme en 1851, passer le Rubicon sans remords. Aussi le héros de Pharsale voulait se faire pardonner son crime à force de clémence et de génie ; après le Deux Décembre, il n'en fut malheureusement pas de même, L. Bonaparte crut qu'il était préférable de perpétuer son forfait à force de terreur et d'infamie. Les proscriptions et les exécutions comme celles du temps de Marius et de Sylla. furent mises en pratique. Les partisans cruels du nouveau César s'en donnèrent à cœur joie, la terreur dura huit ans. Le Sénat d'alors, comme celui de Rome, cria : sauve qui peut ! Changarnier qui, comme Pompée, avait promis dix légions, s'était laissé arrêter pendant son sommeil, comme tous ses honorables collègues. On lui rappela alors la fameuse apostrophe soporifique qu'il prononça à l'Assemblée en disant : Législateurs dormez en paix, César n'est pas aux portes de Rome ! Les Caton prirent seuls une grande résolution ; ils jurèrent, comme l'ancien, de combattre jusqu'à la mort pour la liberté et beaucoup ont tenu parole. Le grand César n'avait pas voulu effrayer les honnêtes gens. Les airs de bandit ne lui allaient pas. Il ne voulait pas vaincre en coquin, quoique il eut souvent lutté en malhonnête homme. Pour faire que toute vertu et tout honneur ne fussent pas du côté des vaincus il prétendit être humain et généreux. Au coup d'Etat de 1851, le nouveau César fit précisément tout le contraire. Il marcha dans le sang au milieu de la crainte, de la terreur, du mépris et de la malédiction universelle, en mettant, comme Néron, Tibère et Caligula tous les crimes de son côté. Il chercha cependant à tromper l'opinion en faisant afficher
dans toute la République : Qu'il est temps que les
honnêtes gens se rassurent et que les méchants tremblent. Pendant cela
ces derniers remplissaient leurs poches et les autres cachaient leur or. Comme du temps de Pompée et de Claudius on confisqua les héritages ; celui de la famille d'Orléans eut le sort de la maison de Cicéron, mais au lieu de le consacrer aux dieux les spoliateurs s'enrichirent avec, après avoir fait la part du soldat et du prêtre appelés à les aider dans leur besogne malhonnête. Un an plus tard le nouveau César monta au capitole, sur un trône semblable à celui de Soulouque, il fut nommé imperator et proclama son souverain pouvoir. La plebs ratifia. Et chacun se dit : Fais bien tu seras pendu ; fais mal tu seras roi ! Le suffrage universel fut rétabli, et le nouveau César écrivit aux électeurs : Je vous recommande mes candidats officiels pour qu'ils obtiennent vos suffrages. Ô Français ! nous avons perdu la liberté ! Mais poursuivons notre étude, que cette longue digression nous a fait abandonner, l'auteur de la vie de Jules César devient de plus en plus explicite, il ne dissimule nullement le but qu'il a poursuivi en écrivant son histoire, il l'avoue au contraire hardiment. Ce but, dit-il, est de prouver que lorsque la Providence, suscite des hommes tels que César, Charlemagne. Napoléon (sans indication de numéro), c'est pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une œuvre nouvelle et accomplir eu quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent ! Malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur Messie[2]. Ils sont aveugles et coupables ; aveugles car ils ne voient pas l'impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien, coupables car ils ne font que retarder le progrès en entravant sa prompte et féconde application. Ainsi, nous voilà bien prévenus, tous les peuples sont avertis maintenant : L'oracle napoléonien a parlé, le destin par sa bouche a rendu son arrêt. Quoi les vieux romains les meilleurs, les plus illustres, les plus vertueux citoyens qui résistèrent à César, qui restèrent fidèles à la République qui combattirent pour la liberté de leur patrie, étaient aveugles et coupables ? Quoi quand Caton le stoïque ne voulant pas survivre à l'asservissement de la liberté, allait au forum avec le tribun Bibulus pour combattre César ; quoi, quand ces deux citoyens faisaient un dernier rempart de leurs corps à la liberté, quand, devant les injures de la populace pervertie, qui jetait des ordures sur leurs nobles fronts et souillait leurs cheveux blanchis au service de la République, ils découvraient leurs poitrines offrant leurs seins nus aux glaives des soldats, demandant qu'on les frappa et que leur sang, retomba sur le tyran, quand ils étaient traînés en prison sur l'ordre des triumvirs, ils étaient aveugles et coupables ! Quoi, quand Cicéron employait son talent oratoire contre la dictature, quand il était obligé de fuir devant la puissance de César et la haine de Clodius, quand on confisquait sa maison et qu'on le décrétait d'accusation pour le punir de sa mâle éloquence et de sa fidélité a la République, il était aveugle et coupable ! Quand nos aïeux les Gaulois défendaient l'inviolabilité de la patrie contre l'invasion romaine, quand Orgétofix[3], Biorix[4], combattaient jusqu'à la mort pour l'indépendance de l'a patrie, quoi ils étaient aveugles et coupables ? Quand Vercingétorix[5], notre illustre ancêtre, le chef suprême de la ligue gauloise, défit César à Gergovie et releva le courage de la Gaule entière, qu'il conduisit au combat contre le tyran de sa patrie, il était aveugle et coupable ! Quand plus tard, ce héros digne de Plutarque, le plus beau caractère et le plus grand génie de la Gaule, abandonné dans Alésia, fut vaincu par César, et quand il. vint s'offrir comme victime expiatoire aux Romains pour désarmer leur fureur, sauver ses compagnons d'armes et préserver la ville du massacre, était-il donc aveugle et coupable ? Ce martyre de la patrie et de la liberté, gui attendit sept ans dans les cachots de Rome, que l'infâme César, le bourreau de la Gaule le fit décapiter pour servir à son triomphe ; était-il donc coupable ? On voit bien en lisant la préface de l'Histoire de Jules César, par Napoléon III, que son auteur n'est pas Français, que le sang gaulois ne coule pas dans ses veines, car sans cela il ne placerait pas le dévastateur de la Gaule, au rang des dieux et il ne jetterait pas l'anathème à nos illustres ancêtres parce qu'ils ont combattu pour l'indépendance de la patrie. Voici ce que M. Henri Martin, un de nos plus célèbres historiens, dans son admirable Histoire de France couronnée par l'Académie, raconte du héros gaulois Vercingétorix : Les défenseurs d'Alésia, délaissés sans retour, rentrèrent aux approches de la nuit dans l'antique cité, qui avait été le berceau de la Gaule et qui allait en être le tombeau. Qui pourrait dire les douleurs de cette horrible nuit, pour toute cette foule infortunée ? qui pourrait dire, surtout ce qui se passa au fond du cœur de l'homme qui était devenu en quelque sorte la Gaule incarnée, et qui sentait défaillir en lui l'âme de toute une race humaine ! Ce grand peuple, cette grande religion, ces hautes traditions des premiers âges, tout ce monde glorieux prêta s'abîmer devant un monde de matière et de corruption ! Les génies de la liberté, de l'infini et de l'immortalité remontant dans les sphères étoilées et laissant la terre aux dieux d'en bas. . . . Le héros, le patriote, n'avait plus rien à faire ici bas : la patrie était perdue. L'homme pouvait encore quelque chose pour ses frères. Il pouvait peut-être encore les sauver de la mort et de la servitude personnelle. Cette pensée fut la dernière consolation de cette grande âme. Le lendemain Vercingétorix convoqua ses compagnons et s'offrit à eux pour qu'ils satisfissent aux Romains par sa mort ou qu'ils le livrassent vivant[6]. Il poussait le dévouement jusqu'à renoncer à mourir. On envoya Savoir les volontés de César. Le proconsul ordonna qu'on livrât les chefs et les armes, et vint siéger sur un tribunal élevé entre les retranchements. Tout à coup un cavalier de haute taillé, couvert d'armes splendides, monté sur un cheval magnifiquement caparaçonné, arrive au galop droit au siège de César. Vercingétorix s'était paré comme la victime pour le sacrifice. Sa brusque apparition, son imposant aspect excitent un mouvement de surprise et presque d'effroi. Il fait tourner son cheval en cercle autour du tribunal de César, saute à terre, jette ses armés aux pieds du vainqueur, et se tait. Devant la majesté d'une telle infortuné les durs soldats de Rome se sentaient émus. César se' montra au dessous de sa prospérité, il fut implacable envers l'homme qui lui avait fait perdre un seul jour le nom d'invincible, et livra le héros de la Gaule aux liens des licteurs. Vercingétorix, réservé aux pompes ; outrageantes du triomphe, dut attendre six années entières que là hache du bourreau vint enfin affranchir son âme et l'envoyer rejoindre ses pères dans le cercle céleste[7]. Tels étaient les hommes à qui l'impérial auteur de l'Histoire de César lance l'anathème, qu'il accuse d'avoir crucifié leur Messie, qu'il traite d'aveugles et de coupables. Mais son opinion ne prévaudra ni dans l'histoire, ni devant la postérité. Jusqu'à ce jour nous avions considéré Napoléon III, comme un monomane, un illuminé politique, plus ou moins sincère, plus ou moins convaincu ; mais nous n'avions cependant pas cru que sa manie alla jusqu'à affirmer d'une façon aussi péremptoire l'intervention de la Providence au moyen de certains hommes dans lesquels elle se personnifie, pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre ; et ce renouvellement périodique du mystère de l'incarnation, malgré son manque de nouveauté nous paraît encore plus osé qu'intelligent. Nous avons connu dans le temps un monomane dé très bonne foi, Jean Journet, mais d'une foi robuste à toute épreuve, dévoué à sa cause, qui était celle de l'humanité, jusqu'à l'abnégation la' plus grande, au sacrifice dé toutes ses affections : de sa famille, de sa position, de sa fortune, jusqu'aux privations les plus dures, à la souffrance ; au dénuement, aux humiliations ; cet homme était poète, il se disait apôtre ; c'était le disciple de Fourrier. Il a parcouru trente ans le monde pour porter et répandre ce qu'il croyait être la lumière. Il est mort à la tâche, de misère et de souffrance, à l'hôpital dé Toulouse en 1860. Eh bien cet homme nous à dit, non pas une fois, mais cent, niais mille fois, mot pour mot, les paroles de Louis Napoléon sur les génies chargés de guider l'humanité, les noms seuls de ces guides étaient changés le reste était textuel, et plus de cinquante témoins pourraient au besoin affirmer ce que nous avançons. Nous ne voulons pas conclure de là que Napoléon III a volé la tirade de Jean Journet. Non, nous voulons seulement prouver que tous les monomanes, les sauveurs d'humanité se ressemblent, que leurs erreurs sont toutes les mêmes, qu'ils brillent tous par la même absence de modestie, par la même outrecuidance et par le même aplomb. Voici ce que nous disait l'apôtre Jean Journet : Lorsque la Providence suscite des hommes tels que le Christ, Fourrier, Jean Journet, c'est pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, etc., etc L'anathème qui termine la prophétie napoléonienne seule manquait. Nous faisons cependant une grande différence entre le poète phalanstérien et Napoléon III, nous ne faisons pas l'injure à la mémoire de celui-là de le comparer au dernier. Le premier était un honnête homme, de très bonne foi, sa monomanie était sincère, honorable, elle avait pour mobile et pour but des motifs élevés, l'amour et le bonheur de l'humanité, tandis que celle de l'auteur de la Vie de Jules César, n'est que feinte et hypocrite. Louis Bonaparte au fond ne croit à rien, pas plus à l'intervention providentielle dans la marche de l'humanité, qu'à la justice et qu'au droit, c'est un comédien, qui joue un rôle qu'il a appris dans le Mémorial de Sainte-Hélène, son oncle était fataliste, ou du moins le disait, quand il le croyait utile à ses projets ; comme Napoléon Ier, son successeur affiche des croyances fatalistes. La preuve que sa monomanie n'est que feinte, c'est qu'arrivé au pouvoir il a fait précisément tout le contraire de ce qu'il avait écrit dans les Idées-napoléoniennes, et dans ses autres ouvrages, quand il était prétendant et proscrit. Aujourd'hui, il reprend le même thème fataliste pour se donner un cachet de conviction, pour faire croire à sa prétendue mission, de laquelle il rit en lui-même, et dont il se moque. Ce qu'il veut, ce à quoi il aspire en écrivant la Vie de César ; c'est de faire son apologie indirecte de frapper l'esprit des masses, d'exploiter en sa faveur- leur penchant, leur amour pour le merveilleux ; il sait par expérience qu'aujourd'hui comme du temps de Bouddha, de Rama, de Moïse, du Christ, de Numa, de Mahomet, c'est encore le merveilleux qui a le plus d'influence sur les populations ignorantes et superstitieuses, c'est pour elles qu'il écrit parce qu'elles constituent les neuf dixièmes des majorités à notre époque de suffrage universel ; l'opinion des savants et des gens éclairés en infime minorité lui importe peu, il ne cherche qu'une chose à inculquer dans les masses la légende impériale, à les persuader de la mission providentielle des Bonapartes. Il appelle ces derniers, dans ses Idées-napoléoniennes, des Messies, des Josué, des Christ même, envoyés par la Providence pour sauver et conduire l'humanité. Aujourd'hui il rajeuni sa légende, il lui donne un caractère héroïque en mettant sur la même ligne César, Charlemagne, Napoléon et en les glorifiant comme des êtres privilégiés chargés d'une mission divine. On comprend quelle puissance énorme lui donnerait cette croyance populaire, qui justifierait tous ses actes si coupables ou si absurdes qu'ils puissent être, en les faisant considérer, comme l'exécution de décrets providentiels ; d'un autre côté son trône et sa dynastie en seraient consolidés puisqu'ils auraient aux yeux du peuple la sanction divine. Voilà qu'elle est la raison dominante qui lui a fait écrire l'histoire de César et pourquoi il l'a faite à ce point de vue fataliste. Louis-Napoléon Bonaparte n'est pas un croyant mais, comme tous les prophètes et tous les sectaires religieux, un charlatan. Il voudrait restaurer aujourd'hui, malgré les tendances rationalistes de notre époque, l'adoration que les peuples de l'Antiquité et de l'Orient avaient pour les grands hommes et les héros. En cela encore, il n'est que le copiste de son oncle, dont la prospérité et les succès, militaires avaient tellement exalté l'ambition et l'orgueil qu'il se fut volontiers. fait adorer ; car il exprimait ouvertement le regret d'en être empêché par les progrès des lumières. Voici ce que le maréchal Marmont raconte à ce sujet dans ses mémoires. Le lendemain de son couronnement, Napoléon Ier eut avec son ministre de la marine la conversation suivante : Je suis venu trop tard ; les hommes sont trop éclairés : il n'y a plus rien à faire de grand. — Comment, Sire ! votre destinée me semble avoir assez d'éclat. Quoi de, plus grand que d'occuper le premier trône du monde, quand on est parti du rang de simple officier d'artillerie ? — Oui, répondit-il, ma carrière est belle, j'en conviens ; j'ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec l'antiquité ? Voyez Alexandre : après avoir conquis, l'Asie et s'être annoncé au peuple comme fils de Jupiter, à l'exception d'Olympias ; qui savait à quoi s'en tenir, à l'exception d'Aristote et de quelques pédants d'Athènes, tout l'Orient le crut. Eh, bien ! moi, si, je me déclarais aujourd'hui le fils du Père éternel, et que, j'annonçasse que, je, vais lui rendre grâces. à ce titre ; il n'y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd'hui, il n'y a plus rien de grand à faire. C'est sans doute pour ramener ces temps bien heureux d'ignorance et de superstition grossière, que l'historien impérial veut faire passer César et Napoléon, pour les élus de la Providence. Et en écrivant l'Histoire de Jules César, il avait encore l'avantage de lier, de rattacher la légende ; napoléonienne à la légende Césarienne et de mêler les lauriers du vainqueur des Gaules à ceux du captif de Sainte-Hélène, ce qui au point de vue bonapartiste est une excellente spéculation, ensuite c'était une occasion des plus favorable de faire l'apologie du despotisme, de le diviniser, et de flétrir dans Brutus, sous le nom d'assassinat politique, l'amour de la liberté. A ce triple point de vue la publication de l'histoire de Jules César dans un esprit napoléonien est d'une bonne, d'une excellente politique pour Napoléon III. Quand les amis sincères de l'humanité, les défenseurs du droit, de la justice, de la liberté, voudront éclairer les malheureux de bonne foi qu'il trompe et qu'il séduit, L. Bonaparte les fera maudire et lapider : malheur à eux, dira-t-il, ils font comme les Juifs, ils méconnaissent et veulent crucifier leur Messie ! Ils sont aveugles et coupables ; aveugles, car ils ne voient pas l'impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien ; coupables car ils ne font que retarder le progrès, en entravant sa prompte et féconde application. Est-ce clair, est-ce positif ? Tous ceux qui ne veulent pas ployer le genou, courber le front devant César, Charlemagne, ou Napoléon, sont dénoncés comme les adversaires du triomphe définitif du bien, comme des obstacles au progrès. Tous ceux qui ne veulent pas confier les destinées de l'humanité aux conquérants, aux subjugueurs de peuples, aux destructeurs de libertés sont déclarés, des ennemis du bien. Tous ceux qui ont fois dans la dignité humaine, qui ne croient pas que la foule ; que la multitude, que l'humanité toute entière, doit être une proie, une matière gouvernable, exploitable, corvéable, taillable à merci, sans pitié ni merci, que les Césars ou les Napoléons ont le droit de fouler, d'écraser, comme la meule broie le grain ; tous ceux qui croient à l'égalité, à la liberté, à la fraternité, à la solidarité des peuples et des hommes, et qui repoussent, comme une monstruosité digne du paganisme, du Czarisme, des Césars, du Bas-Empire, de la Chine, de Bagdad et de Stamboul, la doctrine des Hommes-Providence conducteurs de peuples, des tyrans régénérateurs, des despotes à mission divine, des Messies couverts de crimes, de sang, de couronnes et d'infamies, enchaîneurs de peuples, bourreaux de nations, entourés d'instruments de torture d'échafauds, de potences, armés de Knout, de glaives, de haches et couverts de gloire ; tous ceux en un mot qui ont l'horreur de l'iniquité et l'amour violent du droit jusqu'au martyre, jusqu'à la mort ; tous ceux là, en un mot, sont déclarés, de par S. M. Napoléon III, ennemis du bien et du progrès et traîtres à l'humanité ! Et comme preuve de la justesse et de la justice de sa thèse, il ajoute encore : c'est que ni le meurtre de César, ni la captivité de Sainte-Hélène, n'ont pu détruire sans retour deux causes populaires, renversées par une ligue se couvrant du masque de la liberté. Brutus en tuant César a plongé Rome dans les horreurs de la guerre civile ; il n'a pas empêché le règne d'Auguste, mais il a rendu possibles ceux de Néron et de Caligula. L'ostracisme de Napoléon par l'Europe conjurée n'a pas non plus empêché l'Empire de ressusciter, et, cependant, que nous sommes loin des grandes questions résolues, des passions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le premier Empire ! Quoi, parce que le despotisme de l'Empire romain a survécu à César, parce que le poignard de Brutus n'ayant frappé qu'un tyran la liberté n'a pas été sauvée, parce que la République a été détruite malgré le grand acte du vertueux Brutus, dont le poignard, qui fait pâlir Napoléon III, est encore aujourd'hui l'épouvantait des tyrans et le dernier espoir des peuples opprimés ; parce qu'une longue suite d'empereurs ou de monstres ont non seulement détruit la République, mais encore plongé Rome dans la décadence, conduit Etat à sa perte et déshonoré l'humanité, ce serait la faute de Brutus, il serait responsable des règnes de Néron et de Caligula, sa cause, celle de la liberté, serait jugée ; condamnée, perdue, et celle de César, celle du despotisme serait gagnée glorifiée, triomphante à tout jamais ! Quoi, parce que la tyrannie des Césars a été restaurée et inaugurée en France par Napoléon Ier dix-huit siècles après la mort du premier de ces tyrans, et qu'elle a été renversée deux fois, en 1814 et en 1815, non seulement' par l'Europe conjurée, comme le prétend Napoléon III, mais surtout par la désaffection et l'abandon du peuple français ; quoi, parce qu'en 1851, par la ruse, la trahison, le parjure, l'assassinat, le guet-apens et la force' brutale l'ère des Césars a de nouveau triomphé en France, il faut en conclure que la cause du despotisme est populaire, que la trahison est un acte méritoire, que le guet-apens accélère le progrès, que l'assassinat des citoyens et de la liberté est le triomphe définitif du bien, que le parjure et tous les crimes contre les individus, le droit des gens, la République et l'ordre social sont des vertus sublimes ! — Non, malgré le second Bas-Empire, tout cela n'est pas ! Et l'auteur de la Vie de Jules César ne fera pas que le crime soit la vertu, ni que le despotisme césarien soit le progrès et le triomphe définitif du bien. Ce n'est pas le juste châtiment infligé par Brutus à César qui a rendu possible les règnes de Néron et de Caligula ; non, ce qui a préparé et amené les règnes de ces monstres, c'est le crime de l'homme qui le premier a violé, les libertés publiques : Néron et Caligula sont le châtiment, de César, comme Napoléon III est le châtiment de Napoléon Ier, le poignard de Brutus, assez acéré pour punir le tyran, n'a malheureusement frappé au cœur qu'un seul des monstres, qui opprimaient Rome, il n'a tranché qu'une tête, de l'hydre du despotisme, voilà tout le secret du triomphe de ce dernier. Quand à nous, nous ne croyons pas que l'ostracisme déployé en 1815 contre Napoléon ait condamné fatalement la France à subir toutes les rigueurs du pouvoir absolu, nous espérons encore au triomphe de la liberté, malgré la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, et malgré l'anathème lancé, par Napoléon III contre les peuples qui laissent crucifier leurs Messies ; nous croyons que le supplice du César moderne n'a pas, comme le meurtre du César ancien, condamné pour toujours la France aux Néron et aux Caligula. Ce qu'elle expie aujourd'hui, sous. Napoléon III, ce n'est pas le prétendu crime d'avoir laissé mourir Napoléon Ier, dans une île au milieu, de l'océan, mais, bien la faute très réelle d'avoir supporté son despotisme humiliant, pendant seize ans et surtout d'avoir déifié sa mémoire après sa mort. Napoléon III a succédé après 36 ans à Napoléon Ier, comme Tibère a succédé à Auguste ; Louis le Débonnaire à Charlemagne ; les rois fainéants aux Carlovingiens, Charles VIII à Louis XI ; Louis XIII à Henri IV ; Louis XV à Louis XIV. Quelle chute ! quelle honte ! pour un peuple, de tomber ainsi dans les mains de monarques faibles et incapables ou couverts de tous les forfaits et de tous les crimes. Si l'Empire existe aujourd'hui, il ne le doit certes pas à la bonté de sa cause, à la grandeur, à la justice de ses idées, à ses principes humanitaires, ni à la vertu de son fondateur, ni à la moralité des moyens qu'il a employés pour arriver au pouvoir, non ! L'Empire ne, doit sa résurrection qu'à la coalition de tous les partis égoïstes, hostiles à la liberté comme au progrès et au triomphe définitif du bien, qui ont prêté leur appui à Louis-Napoléon, qui l'ont fait nommer, président de la République et qui lui ont ouvert les voies du pouvoir. Mais l'Empire est surtout l'œuvre ou le, produit du plus abominable des attentats, du plus grand des crimes, de l'infâme guet-apens du Deux Décembre. Quand aux grandes questions résolues, aux passions apaisées, aux satisfactions légitimes, dont nous sommes, loin aujourd'hui et que le premier empire avait donné aux peuples, nous serions très curieux de les connaître et de, savoir à quel moment du premier empire ce panégyrique est applicable ; mais l'auteur de la vie de Jules César aurait bien été en peine de nous le dire et pour cause. Car le premier, comme le second Empire, n'a résolu aucune grande question, et Napoléon III le sait si bien que dans son livre les Idées-napoléoniennes, qui est une, apologie, du premier Empire, à chacune des grandes questions qu'il aborde, il s'empresse de dire que le temps a manqué à son oncle et que la guerre l'a empêché de les résoudre ; les passions étaient si peu apaisées sous l'Empire que les conspirations étaient en permanence, faut-il citer celles de Babeuf, d'Arena, de Georges Cadoudal, de Malet, etc., etc., ni les légitimistes, ni les républicains ne s'étaient ralliés à l'Empire. Les prisonniers d'Etat ; l'assassinat de Pichegru, étranglé secrètement dans sa prison ; le meurtre du duc d'Enghien sont une preuve que les passions politiques étaient loin d'être apaisées du temps de Napoléon Ier. Quelles sont donc aussi les satisfactions légitimes données aux peuples sous le premier Empire ? Le peuple français n'était-il pas décimé à tel point par la guerre, que les campagnes manquaient de bras et les filles d'épouseurs ? n'était-il pas en-outre tenu dans le plus grand esclavage, privé de tous ses droits et de toutes ses libertés ? Une telle situation peut-elle être considérée comme une satisfaction ? Les peuples de tous les Etats de l'Allemagne, que l'Empire avait ravagés, rançonnés et égorgés, n'étaient-ils pas tous les ennemis jurés de l'Empire et de l'Empereur ? tous les étudiants allemands, aussi bien que les ouvriers, n'avaient-ils pas juré de combattre et de mourir en défendant leur indépendance et leur liberté contre l'Empire, l'attentat de Schœnbrunn n'est-il pas là pour en témoigner ? Quelle était la satisfaction accordée au peuple anglais que le premier Empire voulait affamer, faire mourir d'inanition par le blocus continental et qu'il menaçait sans cesse d'une descente sur ses côtes pour brûler et piller Londres. Le peuple Espagnol, que Napoléon Ier avait subjugué par surprise et par trahison, ne s'est-il pas battu avec un héroïsme dont l'histoire offre peu d'exemples pour reconquérir son indépendance et renverser le régime que l'Empire lui avait imposé. Les Russes eux-mêmes n'ont-ils pas préféré brûler Moscou que de subir le despotisme du prétendu bienfaiteur des peuples. Faut-il maintenant citer nos alliés, nos amis, les Italiens ? Le premier Empire avait incorporé la moitié de l'Italie à son territoire, dont-il avait confié la vice royauté à Eugène de Beauharnais, l'autre-moitié il l'avait donnée à ses frères et sœurs pour en former des duchés et un royaume, quand à la malheureuse Venise il l'avait livrée à l'Autriche. La Pologne, dont les héroïques enfants combattaient avec tant de gloire dans ses armées et versaient en si grande abondance leur sang pour lui, il l'avait sacrifiée à son égoïsme, il l'avait indignement trahie, il n'avait pas même voulu la reconstituer lorsqu'il l'a traversée en vainqueur en allant en Russie. Voilà de quelle façon le premier Empire a donné satisfaction aux peuples. Que penser après cela de la phraséologie prétentieuse et sentencieuse de l'auteur de la Vie de Jules César ? Voilà comment Napoléon III écrit l'histoire, lui qui a dit en commençant sa préface : La vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion. Et : Il faut que les faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude. Comment les lecteurs trouvent-ils que l'auteur cité nous par met en pratique sa méthode ? Ne le fait-il pas d'une façon aussi scrupuleuse que celle qu'il a mise à tenir en 1851 son serment solennel de fidélité à la République et à la Constitution ? Croit-il que l'Europe toute entière n'est composée que de béotiens ou de crétins, d'ignorants et d'idiots pour oser ainsi travestir l'histoire. Mais citons une dernière appréciation dans laquelle il dit : Aussi se vérifie-t-elle tous les jours depuis 1815, cette prophétie du captif de Sainte-Hélène : Combien de luttes, de sang, d'années, ne faudra-t-il pas encore pour que lé bien que je voulais faire à l'humanité puisse se réaliser ?[8] Ces prétentions de vouloir faire le bonheur de l'humanité, sous la plume des fondateurs du premier et du second Empire, sont d'affreuses, de tristes et d'amères ironies, c'est à peine si nous croyons qu'il est nécessaire de les relever, quand nous nous rappelons le rôle qu'ont rempli ces deux hommes, et tous les maux, tous les malheurs qu'ils ont causé à l'humanité. Il y a certaines énormités impudentes qui sont faites pour navrer l'âme ; et les prétentions au rôle de génies bienfaisants de. Napoléon Ier et de Napoléon III sont de cette espèce. Napoléon Ier, cet égoïste par excellence, dans le seul et l'unique but dé son intérêt personnel, pour la satisfaction de sa gloriole, de son ambition, non seulement a foulé aux pieds ses serments, a détruit toutes les libertés que le peuple français avait Conquises après de longs siècles d'efforts, de luttes, de sacrifices, de fermes, de souffrances, de misère et de sang, mais encore, il a fait la guerre à toute l'Europe, pendant quinze ans, il fa couverte de ruinés, de désolation, de carnage, de sang et de cadavres, de Moscou à Madrid, d'Anvers à Rome et a Naples, il a fait tuer plusieurs millions de victimes ; et dépenser en pure perte plusieurs milliards de francs, et tout cela sans une seule idée généreuse, sans un but élevé ou utile, pour l'amour de la fausse gloire, de la gloriole et de la bataille, quand on lui demandait à quoi il voulait aboutir, quel but il poursuivait, il répondait naïvement, qu'il n'en savait rien lui-même qu'il ignorait où il allait[9]. Ce n'est qu'une fois captif à Sainte-Hélène qu'il s'est recueilli et que, dans ses loisirs forées, il à composé le Mémorial, travail de fantaisie avec lequel il espérait tromper l'opinion publique, donner le change à la postérité et aider sa famille à relever son trône. C'était la sa seule préoccupation ; le sort de l'humanité ne l'a jamais inquiété, il professait le plus profond mépris pour l'espèce humaine, il l'a du reste témoigné hautement toute sa vie. Mais en admettant qu'il eut été dé bonne foi, quand il dictait son Mémorial, ce qui est démenti par l'histoire, voyons donc quel était le bien qu'il voulait faire à l'humanité ou quelle était son utopie. Ce que Napoléon Ier voulait fonder, et ce que Napoléon III poursuit aujourd'hui, c'est l'Empire universel, ou en d'autres termes, le despotisme universel inauguré il y a dix-neuf siècles par l'Empire romain. L'Histoire de Jules César qui vient de paraître en est une preuve flagrante, car son auteur s'attache surtout à démontrer la similitude de but qui existe entre Jules César, Charlemagne, ces fondateurs et ces restaurateurs de l'Empire d'Occident, et Napoléon Ier qui essaya vainement d'atteindre le même résultat. Aussi, Napoléon III, dès la première page de son Histoire de Jules César, dit-il : Vers l'époque où Marius, par ses victoires sur les Cimbres et les Teutons, Sauvait l'Italie' d'une formidable invasion, naissait à Rome celui qui devait un jour .... léguer aux chefs futurs des nations son nom comme emblème consacré du pouvoir. L'emblème consacré du pouvoir pour Louis-Napoléon Bonaparte c'est le Césarisme, c'est-à-dire la plus haute personnification du despotisme : voilà le but, voilà l'idéal de l'historien de Jules César. Si nous recherchons quelle était la pensée du fondateur du premier Empire français dans le Mémorial de Sainte-Hélène, testament politique de Napoléon Ier et Evangile de Napoléon III, nous retrouvons encore la même idée. Je voulais, dit-il[10], préparer la fusion des grands intérêts européens, ainsi, que j'avais opéré celle des partis au milieu de nous. J'ambitionnais d'arbitrer un jour la grande cause des peuples et des rois. Dans cette phrase énigmatique comme la plupart de celles du Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon Ier voile sa pensée, qu'il faut deviner, car il a l'habitude, ainsi que son neveu dans les Idées Napoléoniennes, d'écrire dans un style énigmatique qui, ne peut être bien compris, que par les initiés ou par ceux qui en ont fait une étude spéciale. Préparer la fusion des grands intérêts européens, ainsi qu'ïl avait opéré celle des partis en France, signifie, que Napoléon Ier voulait absorber à son profit tous les intérêts divergents de l'Europe, les concentrer dans ses mains, et baser sur eux son pouvoir, de même qu'il avait absorbé en France, tous les intérêts des divers partis, de la révolution et de la contrerévolution, pour régner en les dominant. Arbitrer la grande cause des peuples et des rois, signifie qu'il voulait dominer les rois par les peuples et les peuples par les rois, jusqu'au moment où il pourrait sans danger renverser les monarques, s'approprier leurs Etats et fonder son despotisme ou son Empire universel ; ainsi qu'il l'explique beaucoup plus clairement dans un autre passage du même ouvrage, où il dit : La paix dans Moscou accomplissait et terminait mes expéditions de guerre. C'était pour la grande cause, la fin des hasards-et le commencement de la sécurité . . . . . Le Système Européen se trouvait fondé, il n'était plus question que de l'organiser . . . . . . . . La cause du siècle était gagnée, la révolution accomplie ; il ne s'agissait plus que de la raccommoder avec ce qu'elle n'avait pas détruit. Or cet ouvrage m'appartenait, je l'avais préparé de longue main aux dépens de ma popularité peut-être. N'importe. Je devenais l'arche de l'ancienne et de la nouvelle alliance ; le médiateur naturel entre l'ancien et le nouvel ordre de chose ; j'avais les principes et la confiance de l'un ; je m'étais identifié avec l'autre ; j'appartenais à tous deux : j'aurais fait en conscience la part de chacun. Nous demandons pardon aux lecteurs de ce pathos amphibologique, aussi difficile à comprendre qu'à expliquer, mais qui signifie en substance que si Napoléon Ier avait vaincu la Russie il eut été le maître de l'Europe, que les peuples comme les rois lui eussent été soumis et que sa domination ou son grand empire eussent été fondés. Alors, il eut voulu les mêmes principes, le même système partout. Un code européen, une cour de cassation européenne redressant pour tous les erreurs, comme la nôtre redresse chez nous celles de nos tribunaux, une même monnaie, sous des coins différents, les mêmes poids, les mêmes mesures et les mêmes lois, etc., etc. L'Europe, n'eut bientôt fait de la sorte qu'un même peuple et chacun, en voyageant partout, se fut trouvé toujours dans la patrie commune. Paris eut été la capitale du monde et les Français l'envie des nations[11]. Toute cette longue et monotone tirade, pleine de considérations oiseuses et de répétitions, se résume en cinq ou six mots. Napoléon Ier aurait fondé l'unité des lois, de la jurisprudence, des monnaies et des mesures. Mais un empereur n'est pas tenu, parait-il, à imiter la sobriété, la simplicité et la pureté du langage de Tacite. Si l'on veut pénétrer à fond la pensée, de Napoléon Ier et celle de Napoléon III, il faut bien observer les paroles suivantes du premier : Une de mes plus grandes pensées avait été l'agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques (sic) qu'ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi on compte en Europe, bien qu'épars plus de trente millions de Français, quinze millions d'Espagnols, quinze millions d'Italiens, trente millions d'Allemands : J'eusse voulu faire de ces peuples un seul et même corps de nation. C'est avec un tel cortège qu'il eut été beau de s'avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles, (sic) je me sentais digne de cette gloire ! Après cette simplification sommaire, il eut été plus possible de se livrer à la chimère du beau idéal de la civilisation : c'est dans cet état de chose qu'on eut trouvé plus de chances d'amener partout l'unité des codes, des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts . . . . . . . . . . Cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses ; l'impulsion est donnée et je ne pense pas qu'après ma chute et la disparition de mon système il y ait en Europe d'autre grand équilibre possible que l'agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l'Europe et pourra tenter tout ce qu'il voudra. C'était sur la tendance qu'ont naturellement les peuples, de se grouper par langues et par race que Napoléon Ier cherchait à baser son influence et sa domination en Europe, il espérait qu'en donnant satisfaction à ce besoin il se concilierait les sympathies de tous les peuples et qu'il pourrait facilement leur imposer sa domination ; ses conceptions politiques et sociales ne s'élevaient pas au delà. Napoléon III a suivi les conseils de son oncle, il a essayé au moyen de la question des nationalités, qui n'est rien autre au fond que l'agglomération en masses compactes des peuples qui parlent la même langue, d'entraîner dans son orbite tous les peuples de l'Europe, c'est pour cela qu'il a fait la guerre d'Italie ; et l'annexion de Nice et de la Savoie à la France a été la première application de ce système ; mais malheureusement il a rencontré dès les premiers pas les plus graves obstacles, auxquels il ne s'attendait certainement pas. Nice et la Savoie du Nord, que leur affinité naturelle entraînait vers l'Italie et la Suisse, ne sont devenues françaises que par la pression administrative et par la force ; les populations de la Suisse et de la Belgique, qui parlent français auxquelles on aurait voulu appliquer le même système, ont en horreur le despotisme impérial et lui préfèrent mille fois leurs libertés républicaines ou constitutionnelles et leur indépendance cantonale et municipale. L'Allemagne a montré une répulsion non moins grande ; l'Angleterre a témoigné la plus vive aversion pour la théorie napoléonienne des nationalités : en Pologne la Russie l'a détruite par la Force, l'Italie seule a combattu pour la réaliser sans encore avoir pu réussir complètement dans ses efforts. Ainsi, pour résumer d'une façon plus claire le but où tendait Napoléon Ier, nous dirons qu'il voulait grouper les peuples par langues et en former une grande confédération monarchique, dont il serait devenu le suzerain, le médiateur et le protecteur pour nous servir de ses propres- expressions, mais dont en réalité il eut été le maître, dont il eut disposé à son gré ainsi qu'il l'a fait de la Confédération germanique et de la Confédération Suisse, de Naples, de l'Espagne, de la Hollande, de la Westphalie et de toute l'Italie, sur les trônes desquels il avait placé ses frères, ses beaux frères et ses sœurs, dont les royautés transitoires étaient destinées a préparer en les dissimulant ses projets de monarchie universelle ; car, à un moment donné, quand le terrain eut été suffisamment préparé, quand les circonstances eussent été favorables, il eut successivement réuni tous les royaumes de ses frères et de ses grands vassaux à ses Etats, et l'unité européenne où le système européen, ainsi qu'il appelle son grand empire universel, eut été fondé. Cela est si vrai que Louis-Napoléon Bonaparte, dans son livre les Idées-napoléoniennes, nous l'explique tout au long en renchérissant encore sur le Mémorial de Sainte-Hélène. Les vues de l'Empereur se sont agrandies en proportion du terrain de ses exploits ; les événements l'ont mis à même de vouloir la régénération de l'Europe. La plus grande difficulté pour Napoléon n'a pas été de vaincre, mais de disposer de ses conquêtes. Comme souverain de la France, il doit en user dans un intérêt français, comme grand homme dans un intérêt européen. C'est-à-dire qu'il faut que l'emploi de ses conquêtes satisfasse l'intérêt momentané de la guerre, tout en lui fournissant les moyens de fonder un système de paix générale. Les provinces qu'il incorpore à la France ne sont qu'autant de moyens d'échange qu'il tient en réserve jusqu'à une pacification définitive. Mais comme ces incorporations font supposer une volonté d'établir une monarchie universelle, il fonde des royaumes qui ont une apparence d'indépendance-, et il élève ses frères sur des trônes, pour qu'ils soient dans les divers pays les piliers d'un nouvel édifice, et qu'ils concilient avec les chances d'un établissement transitoire, l'apparence de la stabilité. Eux seuls en effet pouvaient, quoique rois, être soumis à sa volonté et se résoudre, suivant les décrets de sa politique, à quitter un trône pour redevenir princes français ; ils alliaient l'indépendance apparente de la royauté avec la dépendance de famille. Aussi a-t-on vu l'Empereur changer, suivant les événements, les gouvernements de Hollande, de Naples de Lombardie, d'Espagne et du Grand-duché de Berg . . . . . . . . L'Empereur concilia donc, autant que cela fut possible, les intérêts momentanés, les exigences transitoires, avec son grand but du remaniement de l'Europe, basé sur les intérêts de tous. Mais le sort semble toujours l'obliger à de nouvelles guerres . . . . . il faut qu'il conduise ses armées sous le ciel brûlant de l'Andalousie, et dans les neiges de la Russie, et que, semblables à celles de César, ses légions, même en mourant, laissent, comme traces de leur passage, les germes d'une nouvelle civilisation. En 1812 la lutte redevint plus terrible. Pour que la paix universelle puisse s'établir et se consolider, il faut que l'Angleterre à l'occident et la Russie à l'est, soient persuadées par la raison ou domptées par la victoire. Les grands desseins de l'Empereur vont s'accomplir ; l'occident de l'Europe marche Moscou. Mais hélas ! un hiver a tout changé !!... L'Europe napoléonienne ne peut plus exister ![12] Peut-on être plus positif, plus explicite sur le but, que poursuivait Napoléon Ier, d'établir la monarchie-universelle, tout en ne prononçant le mot qu'une seule fois et en le remplaçant par les locutions à l'usage des Bonapartes, telles que : l'agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques. la confédération des grands peuples, la cause des peuples, le système continental, la grande cause des peuples et des rois, la grande cause, la fin des hasards, le système européen, la sainte alliance des peuples, la cause du siècle, la révolution accomplie, la nouvelle alliance, le nouvel ordre de choses[13]. Du reste Napoléon Ier ne désavoue nulle part dans ses œuvres son projet de monarchie-universelle, il n'a employé les circonlocutions que nous venons de citer que pour ne pas effrayer tout d'abord l'Europe, et pour l'habituer peu à peu à son idée sans l'effaroucher. Il dit lui-même : M'accusera-t-on
d'avoir voulu la monarchie universelle
mais elle ne fut que l'œuvre fortuite des circonstances, ce furent mes
ennemis eux-mêmes qui m'y conduisirent pas à pas[14]. Louis Napoléon Bonaparte, dans ses œuvres, emploie comme son oncle, un grand nombre de périphrases afin de désigner l'ordre de choses que le premier empereur voulait établir pour former la base du grand Empire universel qu'il rêvait ; cette préparation de l'Europe est nommée par lui : le système fédératif européen, la sainte alliance du peuples par les rois, l''association européenne, la confédération européenne, etc., etc. Et quand cette confédération aura subi sa dernière transformation, c'est-à-dire quand les souverains placés par Napoléon Ier à la tête de chacun de ses Etats auront été détrônés pour devenir des grands dignitaires de l'Empire unique, auquel leurs Etats divers auront été réunis ; Louis Napoléon Bonaparte la désigne alors sous les noms de : le but général à atteindre, la régénération de l'Europe, le système de paix générale et universelle[15] l'Europe napoléonienne ; ce n'est que très rarement qu'il dit la monarchie ou l'Empire universel, imitant en cela les précautions oratoires de son modèle. Mais il n'en reste pas moins acquis à l'histoire que le but de Napoléon Ier, comme celui de Napoléon III, est l'Empire universel, et quand l'auteur de la Vie de Jules César répète les paroles de Napoléon Ier à la fin de sa préface et dit : Combien de luttes de sang et d'années, ne faudra-t-il pas encore pour que le bien que je voulais faire à l'humanité puisse se réaliser ? Cela veut dire tout simplement : Combien de luttes, de sang et d'années ne faudra-t-il pas encore pour que l'Empire universel puisse, se réaliser ? Cette conclusion en forme d'interrogation sous la plume de Napoléon III n'est pas faite certainement pour tranquilliser la France et l'Europe, pour faire croire à la fermeture du temple de la guerre, et leur permettre de se livrer sans inquiétudes aux travaux de la paix, selon l'exhortation du discours prononcé par Napoléon III, le 15 février 1865, lors de l'ouverture de la session législative. Aussi, le premier volume de l'Histoire de Jules César a-t-il produit un effet auquel son auteur était sans doute loin de s'attendre, et, malgré les applaudissements serviles que lui décernèrent la presse à gage, l'opinion publique l'a jugé pour ce qu'il vaut et en a déjà fait bonne justice, en le qualifiant de hautaine et outrecuidante apologie du despotisme longuement ruminée dans l'ombre. Épilogue. En publiant cette étude nous avons tenu la promesse que nous avons faite de rendre compte de l'Histoire de Jules César, si le temps, les circonstances, et les persécutions aux quelles notre œuvre est en buste nous le permettent, nous publierons bientôt le volume suivant, lequel comprendra la Présidence ou le Consulat du nouveau César, et le Deux Décembre. Au moment ou nous tirons cette dernière feuille, nous apprenons que le gouvernement français a déposé une plainte et commencé des poursuites contre ce livre et contre nous ; pourchassés de toute part sur le continent nous allons chercher tous les deux un asile sur le sol de la libre Angleterre. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Bossuet.
[2] M. Crémieux, l'illustre Israélite ; qui eut l'honneur de faire patrie dû gouvernement provisoire de la République en 1848, a relevé comme elle le méritait cette outrecuidance. Voici la lettre de cet honorable et grand citoyen adressée à l'Opinion-nationale :
Paris, le 27 février 1865.
Mon cher Guéroult,
Je viens de lire la préface
que Napoléon III met en tête de la Vie de Jules César.
D'une part, un système de
fatalisme, assez mitigé pourtant, d'autre part le devoir pour les peuples,
assez grandement présenté d'ailleurs, d'admettre, selon les époques, les idées
de César, de Charlemagne, de Napoléon Ier, avaient éveillé toute mon attention,
lorsqu'en poursuivant ma lecture, j'arrivai à ces mots : Heureux les peuples
qui les comprennent ! Malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! ILS FONT COMME LES
JUIFS, ILS CRUCIFIENT LEUR MESSIE.
Comment Napoléon III a-t-il
écrit cette phrase ? Où donc l'historien a-t-il trouvé la preuve historique de
cette énonciation qu'il formule si nettement ?
Les Juifs ont crucifié leur
Messie !
La religion juive qui, dans
les contrées où ses sectateurs jouissent des droits civils et politiques,
marche l'égale des autres religions, qui, dans les contrées où ses sectateurs
subissent encore d'indignes mépris ou d'odieuses persécutions, maintient avec
tant de courage son immortelle vitalité, la religion juive attend son Messie. LA RELIGION CATHOLIQUE, SEULE, VEUT que ce Messie, méconnu par les Juifs, ait été crucifié par
eux.
Mais écrire au point de vue
catholique la préface de Jules César ! Présenter une prétention religieuse
comme un axiome historique ! Que nous sommes loin de cette large pensée de
Napoléon Ier, affirmant la religion juive par la convocation du grand Sanhédrin
et par l'organisation du culte israélite !
Nous vivons dans un temps,
dans un pays où la religion et de culte doivent se renfermer dans les
consciences et se mouvoir dans le temple. Qu'un prêtre, dans une église, du
haut de la chaire, soutienne l'avènement du Messie et l'aveuglement des
Juifs qui l'ont méconnu et crucifié, je comprends cette expression de la
foi catholique, dont un rabbin, dans la synagogue, du haut d'une autre chaire,
prouvera l'inanité. Mais que le chef d'un vaste empire jette dans une page
d'histoire une parole si dangereuse ; qu'il dénonce de nouveau à l'univers dans
un livre qu'on fait traduire dans toutes les langues, qu'il dénonce surtout à
la France, où il concentre dans ses mains le pouvoir suprême, l'aveuglement
des Juifs coupables d'avoir crucifié leur Messie, QUAND CE MESSIE
EST JÉSUS-CHRIST ; qu'il ravive cette terrible et douloureuse accusation, que les flots
de sang juif qu'elle a fait répandre semblaient avoir étouffée au sein des
nations éclairées par le flambeau de la philosophie, c'est une bien malheureuse
inspiration !
Veuillez, mon cher Guéroult,
faire place à mes protestations dans votre journal.
Je vous envoie l'expression de
ma vieille amitié ;
AD. CRÉMIEUX
[3] En gaulois Or-kedo-righ, le chef des cent vallées.
[4] Le chef terrible.
[5] Ver-kenn-kedo-righ, le chef de cent chefs.
[6] Cæsar, VII, 89.
[7] Plutarque, in Cæsar, p. 721, Dion Cassius, XL, p, 140.
[8] En effet que d'agitations, de guerres civiles et de révolutions en Europe depuis 1815 ? En France, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Belgique, en Hongrie, en Grèce, en Allemagne !
[9] Mémorial. Bruxelles 1825, 3me volume, page 175.
[10] Mémorial de Sainte-Hélène. Bruxelles, 1825, Tarlier, éditeur, Ier volume, page 360.
[11] Mémorial de Sainte-Hélène, Bruxelles 1825, Tarlier, éditeur, 2me volume, page 340.
[12] Des Idées-napoléoniennes, pages 83 et 84 ; Springer, libraire éditeur, Berlin, 1860.
[13] Toutes ces périphrases sont copiées dans le mémorial de Sainte-Hélène, et signifient, toutes, dans la pensée de leur auteur, la monarchie-universelle.
[14] Mémorial, tome 2e, page 14, Tarlier, Bruxelles 1825.
[15] C'est dans ce sens qu'il a dit à Bordeaux : l'Empire c'est la paix !