L'HISTOIRE DU LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE CONSPIRATEUR

STRASBOURG ET BOULOGNE

 

§ VII.

 

 

Les lecteurs connaissent maintenant les deux attentats de Strasbourg et de Boulogne, dans tous leurs détails, avec tous leurs ridicules, tous leurs crimes et toutes leurs infamies. Eh bien ! qui le croirait, ces deux tentatives de trahison, de guerre civile, d'assassinat, ces deux guet-apens, que l'opinion publique, la justice, la loi et la morale éternelle ont condamnés, des historiens, des publicistes, les ont préconisés comme des titres de gloire, et leur auteur les a toujours considérés comme étant les marchepieds de sa fortune et les causes de son élévation actuelle. Ils ont tous prétendu que sans ces deux équipées ridicules, qui ont fait de leur héros grotesque la risée et le mépris de l'Europe et du monde, ce dernier n'eut pas été nommé président de la République en 1848. Ce sont là de ces prétentions si énormément contraires à la raison et au bon sens qu'au premier abord il semble qu'elles n'ont pas besoin de réfutation. Il n'en est malheureusement pas ainsi, quand on voit des écrivains, qui ont la prétention d'être des hommes d'Etat, comme M. Laguéronnière, par exemple, mais qui au fond ne sont que des rhéteurs, mettre leur talent au service des causes les plus immorales, pourvu qu'elles leur rapportent des titres, des honneurs, de. la puissance et de la fortune.

Voici comment le rédacteur de la France, M. le sénateur Laguéronnière, s'exprime au sujet de cette prétention :

Oui, c'est étrange et cependant cela est vrai, Strasbourg et Boulogne ont fait l'élection du 10 Décembre. Si Louis-Napoléon Bonaparte, ne s'était pas posé en prétendant à l'Empire, il n'eut pas été peut-être président de la République française.

Et il en donne pour raison que les cousins de Louis Bonaparte qui n'avaient fait ni Strasbourg ni Boulogne n'ont pas été nommés président.

Ils venaient loyalement s'asseoir sur leur banquette de représentant, dit-il, sans éveiller une émotion ou un pressentiment. Ils n'avaient fait ni Strasbourg ni Boulogne.

Quand Louis-Napoléon Bonaparte a été élu représentant du peuple, en 1848, et qu'il est venu siéger à l'Assemblée il n'a pas occasionné plus d'émotion que ses cousins, le peuple votait pour les Bonapartes, à cause de leur nom, parce qu'ils étaient les neveux de l'Empereur, mais la majeure partie ignorait complètement si c'étaient M. Louis, M. Jérôme, M. Lucien ou M. Pierre Bonaparte qui étaient les héros de Strasbourg. Quand Louis-Napoléon a été porté candidat à la présidence de la République, c'est non pas parce qu'il avait été le héros de deux équipées ridicules, mais parce qu'il était considéré par sa famille comme l'héritier de Napoléon et que tous ses parents lui cédèrent le pas et s'effacèrent devant sa candidature à la présidence de la République ; quand aux électeurs ils ont alors vôté pour lui parce qu'il se présentait à leurs suffrages à l'exclusion de ses cousins ; parce qu'il était le seul candidat présidentiel du comité électoral napoléonien. Ils obéissaient en cela à la discipline, au mot d'ordre et à la décision du comité, si au lieu de Louis Bonaparte, Jérôme, Pierre ou Lucien se fussent portés ils eussent été élus, comme étant les neveux de Napoléon. Louis Bonaparte et son parti se sont bien gardés alors de se faire un titre de gloire et de sympathies auprès des électeurs des échauffourées honteuses de Strasbourg et de Boulogne ; si on leur en parlait, ils s'en excusaient comme de mauvaises actions, qui étaient mises sur le compte de la jeunesse et de l'inexpérience, pour lesquelles il fallait être indulgent, surtout si on considérait quelles étaient dirigées contre la royauté et que sous la République elles n'étaient plus possibles puisque les suffrages populaires dispensaient d'avoir recours à l'insurrection.

Ainsi loin de revendiquer les tentatives de Strasbourg et de Boulogne, comme des titres auprès des électeurs, on s'en excusait ou on les désavouait.

On voit donc quel était le peu de valeur de la phraséologie creuse et brillante de M. de Laguéronnière. Lui même, fort embarrassé pour expliquer comment deux crimes, encore plus ridicules qu'odieux, qui prouvaient chez leur auteur autant d'ineptie que de dégradation, autant de stupidité que d'absence de sens moral, pouvaient être des titres à la confiance et aux suffrages du peuple, s'écrie :

Que la raison s'humilie devant un pareil résultat !. . . . . Oui que la raison s'humilie, mais que la conscience n'abdique pas ! Le sort, la fortune, le caprice de la popularité, le hasard des événements n'y font rien. Il faut que les desseins de Dieu s'accomplissent. Leur mystère n'est, que le secret de leur grandeur. Ce qui parait insensé ou coupable n'est souvent dans les desseins providentiels qu'un moyen de vaincre la logique en déconcertant toutes les prévisions.

Voilà un brillant pathos qui tire M. le sénateur Laguéronnière d'un bien grand embarras. Quel admirable moyen d'expliquer les événements que d'humilier sa raison. Comme cette méthode historique est profonde, quel en- geignement il en résulte pour les lecteurs ? Comme les desseins providentiels de Dieu employés à vaincre la logique sont' une bonne chose et une jolie invention.

Voilà pourtant avec quelles pauvretés et quelles inepties les plus fameux écrivains de l'Empire expliquent la plupart des faits historiques ; et malheureusement beaucoup de lecteurs, captivés par l'attrait du merveilleux et du surnaturel de cette creuse rhétorique, se laissent séduire, abdiquent leur raison, et cherchent dans l'intervention providentielle le secret des faits les plus simples et les plus naturels qu'il suffit du plus simple bon sens pour expliquer. Il n'est pourtant pas besoin d'abandonner sa raison, ni de donner une entorse à la logique pour s'expliquer l'élection de Louis Bonaparte au dix Décembre 1848. Il a été nommé, nous l'avons déjà dit, à cause de son nom, c'est là tout le secret de son élection, le souvenir des batailles de l'Empire avait laissé chez le peuple des traces profondes, le nom de Napoléon, illustré par les chants des poètes, par les écrits des romanciers, par la gravure, la peinture, la sculpture et surtout par les souvenirs particuliers qu'il avait laissés presque dans chaque famille, dont beaucoup avaient eu un ou plusieurs de leurs membres au service de Napoléon et dont un grand nombre étaient morts glorieusement dans les guerres dé la Révolution et de l'Empire ; il n'y avait pas, jusqu'aux malheurs de la patrie, jusqu'aux deux invasions, à l'occupation étrangère, à la honte d'avoir subi les exactions des Cosaques, des Prussiens, des Russes, des Autrichiens et des Anglais, qui servaient la cause napoléonienne en laissant dans l'esprit impressionnable et passionné des masses des désirs de réparation, et naturellement c'était à un Bonaparte que le peuple voulait confier la mission de le venger. Voilà pourquoi, en 1848, Louis-Napoléon Bonaparte fut nommé ; mais de Strasbourg et de Boulogne il n'en fut pas question ; et comme on le voit il n'y a rien dans ces explications qui choque la raison, qui sollicite l'intervention de la Providence et de la divinité, ni qui oblige à abandonner les règles de la. logique. Il y a eu aussi d'autres raisons secondaires qui ont contribué à l'élection de Louis Bonaparte : telle que la coalition de partis monarchiques, de toutes les peurs, de toutes les lâchetés, de toutes les rancunes, de tous les intérêts égoïstes, de toutes les mauvaises passions, en mot, des ennemis de la liberté, du bien-être, du bonheur du peuple, du règne de la justice et du droit, qui comptaient sur un Bonaparte pour détruire les conquêtes de la Révolution, pour museler le peuple, pour rétablir le despotisme monarchique et- pour ramener le gouvernement de leurs espérances.

Mais cette coalition monstrueuse et impie a plus servi à préparer l'Empire, en consolidant le pouvoir de Louis Bonaparte, qu'à son élection à la Présidence.

Nous croyons, par ce qui précède, avoir suffisamment prouvé que les attentats de Strasbourg et de Boulogne n'ont contribué en rien à l'élection de Louis Bonaparte ; nous aurions même pu ajouter qu'ils lui ont nui beaucoup dans l'esprit des républicains, des hommes sérieux et honnêtes qui ne voulaient pas donner leurs voix à un prétendant, à l'homme qui avait donné des preuves si éclatantes d'ambition vulgaire et démesurée, d'incapacité, de bassesse, de corruption, de manque de courage, de tous sentiments honnêtes et élevés et surtout de sens moral.

En arrivant au Château de Ham, pour y subir sa détention Louis Bonaparte ne manqua pas, selon son habitude de faire une phrase à effet : Ici je suis à ma place ce qu'il me faut : c'est ou l'ombre d'un cachot ou la lumière du pouvoir.

Mais ces belles et prétentieuses paroles n'empêchèrent pas celui qui les avait prononcées de chercher à obtenir sa liberté en faisant appel aux sentiments d'humanité du roi.

Louis-Napoléon profita du prétexte que lui offrait la maladie de son père pour demander sa mise en liberté afin de pouvoir aller le voir.

Voici la lettre qu'il écrivit dans ce but au ministre de l'intérieur :

Fort de Ham, le 25 décembre 1845.

Monsieur le ministre de l'intérieur,

Mon père, dont la santé et l'âge réclament les soins d'un fils, a demandé au gouvernement qu'il me soit permis de me rendre auprès de lui. Ses démarches sont restées sans résultat.

Le gouvernement, m'écrit-on, exige de moi une garantie formelle.

Dans cette circonstance ma résolution ne saurait être douteuse. Je dois faire tout ce qui est compatible avec mon honneur pour pouvoir offrir à mon père les consolations qu'il mérite à tant de titres.

Je viens donc, Monsieur le ministre, vous déclarer que, si le gouvernement français consent à me permettre d'aller, à Florence remplir un devoir sacré, je m'engage sur l'honneur à revenir me constituer prisonnier dès que le gouvernement m'en témoignera le désir.

Recevez, Monsieur le ministre, l'expression de ma haute estime.

Signé Napoléon-Louis Bonaparte.

 

M. Duchâtel, ministre de l'intérieur répondit : que le Conseil avait décidé qu'on ne pouvait admettre la demande du prince, parce qu'elle était contraire aux lois, et que cette mise en liberté provisoire serait la grâce déguisée, et, quel que soit le rang de ceux qui ont été condamnés, la grâce ne peut être obtenue que de la clémence du roi.

Louis Bonaparte s'adressa alors directement au souverain dans la lettre suivante :

Sire, lui dit-il, ce n'est pas sans une vive émotion que je viens demander à Votre Majesté, comme un bienfait, la permission de quitter, même momentanément, la France. Moi qui ai trouvé, depuis cinq ans, dans l'air de ma patrie, un ample dédommagement aux tourments de la captivité ; mais aujourd'hui mon père malade et infirme réclame mes soins ; il s'est adressé, pour obtenir ma liberté, à des personnes connues pour leur dévouement à Votre Majesté ; il est de mon devoir de faire, de mon côté, tout ce qui dépend de moi pour aller auprès de lui.

Le conseil des ministres n'ayant pas cru qu'il fut de sa compétence d'accepter la demande que j'avais faite d'aller à Florence en m'engageant à revenir me constituer prisonnier dès que le gouvernement m'en témoignerait le désir ; je viens, Sire, avec confiance, faire appel aux sentiments d'humanité de Votre Majesté et renouveler ma demande en la soumettant, Sire, à votre haute et généreuse intervention.

Votre Majesté, j'en suis convaincu, appréciera, comme elle le mérite, une démarche qui engage d'avance ma reconnaissance, et touchée de la position isolée, sur une terre étrangère, d'un homme qui mérita sur le trône l'estime de l'Europe, Votre Majesté, exaucera les vœux de mon père et les miens propres.

Je prie Sire, Votre Majesté de recevoir l'expression de mon profond respect.

Signé, Napoléon Louis-Bonaparte.

Fort de Ham, le 14 janvier 1846.

 

Malgré cette lettre où, en, évitant adroitement de prononcer le mot de grâce, Louis-Napoléon sollicitait humblement, comme un bienfait, sa mise en liberté, en faisant un appel aux sentiments d'humanité du roi auquel il trouve moyen de prodiguer neuf on dix fois les titres de Sire et de Votre Majesté, Louis-Philippe refusa d'accorder la grâce déguisée que Louis-Bonaparte sollicitait, et il chargea M. Duchâtel de lui répondre : que, pour que la clémence du roi pût s'exercer, il fallait que la grâce fut méritée et franchement avouée.

Le roi se souvenait sans doute qu'en 1836, lorsqu'il avait accordé si généreusement la grâce à l'insurgé-en-chef de Strasbourg, ce dernier lui avait, écrit une lettre dans laquelle il lui témoignait sa reconnaissance pour cette faveur et lui disait : qu'il appréciait comme il le devait les bontés du roi. Or, comme il était résulté de cette consciencieuse appréciation que, quatre ans plus tard, le gracié de 1836, au mépris de la parole qu'il avait donnée alors de rester dix ans en Amérique et des témoignages de reconnaissance qu'il avait prodigués, était revenu en Europe recommencer ses intrigues, ses complots et ses attentats, contre la France, contre le monarque et contre le gouvernement qui s'étaient conduits si généreusement envers lui, et comme il appelait de nouveau les deux derniers, dans ses proclamations, des traîtres et des oppresseurs, pour les remercier de leurs bontés à son égard ; Louis-Philippe a cru aussi devoir apprécier comme elle le méritait la démarche du récidiviste de Boulogne et ne pas ajouter dans ses promesses plus de foi qu'elles n'en méritaient.

Cette conduite était pleinement justifiée par les précédents de Louis Bonaparte, aussi bien que par les nouveaux parjures et les nouvelles trahisons dont il s'est depuis rendu coupable.

Voyons maintenant comment s'est conduit envers ses victimes, en 1851, après le guet-apens du deux décembre, l'ancien prisonnier de Ham, qui avait autrefois sollicité les bienfaits et fait appel aux sentiments d'humanité du roi.

Mais faisons d'abord observer,, que les victimes du Deux Décembre n'étaient pas comme lui des criminels, des repris de justice, venus deux fois apporter la guerre civile et la trahison dans leur patrie pour la satisfaction d'un intérêt personnel ; une première fois en 1836, par la route que suivit le duc de Brunswick et les soldats de l'armée de Condé ; et une seconde fois, en 1840, en essayant d'un nouveau débarquement de Quiberon sur une plage de France avec l'appui, le concours, l'aide et la protection de l'Angleterre qui nous menaçait ; après avoir eu une entrevue avec les principaux membres du cabinet britannique, lord Aberdeen et lord Palmerston ; à la tête d'une bande d'aventuriers et de valets de tous les pays, armés de fusils anglais, ayant leurs poches pleines d'or anglais, venant des côtes de l'Angleterre, montés sur un paquebot anglais, comme les émigrés royalistes, portant avec eux un demi million destiné à payer la trahison des soldats français, et pour exciter une chouannerie bonapartiste dans le nord de la France. Tandis que les victimes de son guet-apens étaient d'honnêtes, de bons citoyens, sincèrement dévoués aux institutions démocratiques et républicaines de leur pays, qu'il avait frappés d'ostracisme, qu'il avait arrêtés, emprisonnés, déportés, envoyés mourir en Afrique ou au bagne à Cayenne, fait fusiller, Guillotiner, assassiner lâchement et traîtreusement, parce que leurs opinions politiques étaient un obstacle à ses infâmes projets, parce qu'ils avaient poussé l'amour de la légalité et du droit, jusqu'à résister par la force à son attentat contre la Constitution et la République.

Eh bien, quand M. Bonaparte eut accompli toutes ces infamies, il voulut aussi se donner un vernis de clémence, jouer le rôle d'Empereur généreux, le bourreau voulu bien laisser briller une lueur d'espoir aux yeux de ses victimes, mais à la condition qu'elles se déshonorassent en faisant un appel à ses sentiments d'humanité, il se rappela, qu'en 1846, il avait sollicité son pardon de Louis-Philippe et il trouva très ingénieux et très divertissant de se faire aussi demander grâce. Il imagina alors de promettre à ses victimes de leur pardonner le mal qu'il leur avait fait et de les rendre à leur patrie et à leurs familles éplorées si elles voulaient lui adresser une humble supplique, une soumission respectueuse ; il envoya auprès d'elles trois de ses proconsuls pour solliciter ces demandes de pardon.

Eh bien, sur trente mille malheureux arrêtés, emprisonnés ou transportés, à force de prières et de menaces il s'en trouva environ deux mille qui, pour retourner vers leurs femmes, leurs enfants et leurs vieux parents, mourant de faim, consentirent à signer l'acte de soumission que leur faisait présenter le bourreau qui tenait le couteau sur leur gorge et qui menaçait du même coup leur famille ; ces malheureux, qui pour eux personnellement auraient préféré la mort que d'accepter de pareilles conditions, se dévouèrent une seconde fois pour leurs famille,, après s'être déjà sacrifiés pour la République et pour la liberté. Mais vingt-huit mille refusèrent héroïquement et préférèrent mourir à Lambessa ou à Cayenne, dans l'agonie de la fièvre jaune, soumis à toutes les tortures que leur infligeaient des gardiens impitoyables.

L'ex-solliciteur en grâce de Louis-Philippe, se félicita quand il eut obtenu ce beau résultat, il pensa faire oublier de cette façon la bassesse qu'il avait commise en 1840, en mendiant les bontés du roi après, l'avoir aussi outrageusement insulté, aussi traîtreusement attaqué, après avoir aussi impudemment violé la parole qu'il lui avait donnée en 1836 et enfin après avoir montré une telle ingratitude envers celui qui l'avait déjà gracié une première fois. Ses journaux proclamèrent ce succès magnifique et chantèrent la clémence de César.

Mais revenons au prisonnier de Ham ; quand il vit qu'il ne pouvait obtenir sa mise en liberté, il chercha à s'évader du château où il était détenu, comme on faisait alors de nombreuses réparations dans son logement, il en profita pour sortir costumé en ouvrier menuisier en portant une planche sur le dos. Ce stratagème très simple lui réussit parfaitement, il franchit ainsi facilement les murs d'enceinte de sa prison, gagna la campagne et fut bientôt rejoint par une voiture qu'amenait son valet de chambre Thélin qui, étant libre de sortir quand il voulait du château de Ham, venait le rejoindre et lui offrir un moyen de fuite rapide : Louis Bonaparte monta lestement près de lui, après s'être débarrassé de son accoutrement de menuisier et avoir conservé un costume de cocher dont il était vêtu sous sa blouse et son pantalon de travail, il saisit alors les rênes et partit au galop avec son fidèle domestique pour Saint-Quentin, où ils prirent la poste pour Valencienne et de là le chemin de fer pour Bruxelles et Ostende, dans cette dernière ville les fugitifs s'embarquèrent pour l'Angleterre.

Arrivé à Londres Louis-Bonaparte écrivit une lettre à l'ambassadeur de France, M. le comte de Saint-Aulaire, dans laquelle il lui dit : Monsieur le comte, je viens franchement déclarer ici à l'homme qui a été l'ami de ma mère, qu'en quittant ma prison je n'ai été guidé par aucune idée de renouveler, contre le gouvernement français, une lutte qui a été désastreuse pour moi, mais seulement j'ai voulu me rendre auprès de mon vieux père.

Il espérait que cette déclaration tranquilliserait le gouvernement français au sujet de ses projets ultérieurs, et qu'il ne s'opposerait pas à son projet d'aller voir à Florence son vieux père malade ; mais il n'en fut pas ainsi, quand il se présenta pour obtenir un passeport à l'ambassade d'Autriche à Londres, qui était chargée des affaires du Grand-Duché de Toscane, l'ambassadeur lui répondit par un refus formel :

Il ne pouvait, disait-il, manquer aux égards qu'il devait au gouvernement français.

La famille de Louis-Napoléon, quand elle connut ce refus, s'adressa directement au Grand-Duc de Toscane pour obtenir le passeport demandé, mais là encore elle échoua aussi. Léopold refusa. Il répondit qu'il le regrettait beaucoup, mais que le gouvernement français le forçait à en agir ainsi.

Quelques semaines après le comte de Saint-Leu[1], expira sans avoir vu Louis-Napoléon Bonaparte. Nous trouvons que dans cette circonstance le gouvernement de Louis-Philippe à manqué d'humanité ; il n'y avait aucun danger pour lui à laisser aller à Florence l'évadé de Ham, il aurait dû le lui permettre, ne fut-ce que par égard pour les désirs d'un vieillard mourant.

Depuis Louis Bonaparte s'est vengé sur les républicains qui lui avaient rouvert les portes de la France, ainsi qu'à sa famille, et qui étaient cause de sa nomination à la présidence de la République. Combien de malheureux fils proscrits, emprisonnés et déportés n'ont-ils pas eu la douleur de voir leurs parents mourir loin d'eux, combien de pères et d'époux n'ont-ils pas languis dans l'exil ou expiré dans les bagnes d'Afrique et de Cayenne pendant que leurs enfants et leurs femmes souffraient la misère et la faim ? Nous pourrions compter ces malheureux par cinquante mille.

Mais ces victimes de l'ambition et de la cruauté d'un homme, étaient des hommes du peuple et des républicains, des ouvriers et des paysans ; les aristocrates, les princes et les prétendants prennent peu souci de leurs douleurs et, malgré notre siècle de lumière. et d'humanité, il est encore admis que les races royales ou impériales on le droit de fouler les peuples sous le char triomphal qui conduit les criminels couronnés au Capitole ; et les historiens bien pensant, les écrivains honnêtes comme M. de Laguéronnière ne voient là que des manifestations providentielles devant lesquelles nous devons nous incliner et que les peuples doivent accepter avec résignation.

La douleur d'un prince, ses larmes précieuses sont choses qu'on ne saurait trop déplorer ; mais celles du peuple ne sont que peccadilles qui ne méritent pas même la peine d'être citées.

Notre héros, parait-il, après la dure leçon qu'il avait subie à Ham avait momentanément renoncé à ses folles tentatives contre le gouvernement de Louis-Philippe ; il se disposait même à partir pour l'Amérique afin de se consacrer tout entier à une entreprise industrielle, le percement de l'isthme de Panama, quand la Révolution de Février éclata et lui fit changer de résolution. Il résolut alors de rester en Europe pensant que cette partie du monde lui offrirait de plus grands avantages que le canal du Nicaragua.

Nous réservons la continuation du récit de la vie du nouveau César à partir de 1848 pour le volume suivant, l'espace nous manquant dans celui-ci pour faire l'historique de la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte et de son coup d'Etat.

Les lecteurs comprendront, que ce sont là deux épisodes trop importants de l'histoire de notre héros pour que nous puissions les traiter encore dans ce volume, malgré toute la bonne volonté que nous en aurions.

Dans le tome premier de La Vie du nouveau César nous avions promis en terminant, que si la première partie de L'Histoire de Jules César, par Napoléon III, était publiée quand paraîtrait ce second volume de notre œuvre, nous lui consacrerions un chapitre ; nous allons tenir ici notre promesse, et faire ainsi le complément indispensable de l'étude des œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte que nous avons entreprise.

 

 

 



[1] On sait que c'est le nom que portait Louis Bonaparte, l'ancien roi de Hollande.