Jusqu'à la fin de 1810, les relations conservent une apparente sérénité. — Prévenances réciproques et faux sourires. — Le dissentiment au sujet du blocus va manifester l'antagonisme des volontés et des principes. — Résultats du système continental. — Détresse et péril de l'Angleterre. — Symptômes d'une crise financière à Londres. — La paix possible. — Efforts désespérés du commerce britannique pour se ménager des accès en Europe ; il cherche en Russie un débouché et des facilités de transit. — Napoléon sollicite Alexandre de fermer les ports de l'empire à tous les bâtiments porteurs de denrées coloniales. — Formation sur la Baltique d'une flotte marchande de six cents bâtiments à destination de la Russie. — Instances plus pressantes de Napoléon. — Il rentre en explication sur l'ensemble des rapports. — L'aide de camp Tchernitchef à Paris : ses succès mondains, ses occupations clandestines. — Le bal de Fontainebleau. — Longues conversations avec Tchernitchef ; franchise audacieuse de l'Empereur. — L'amie géographique. — Lettre à l'empereur Alexandre. — La pensée de Tilsit. — Alexandre refuse d'adopter les nouveaux tarifs et de proscrire indistinctement tons les neutres. — Raisons de sa résistance. — Il est mis en demeure de coopérer à la fermeture de la Suède. — Son embarras ; espoir secret qu'il fonde sur Bernadotte. — Envoi de Tchernitchef à Stockholm ; but apparent et objet réel de sa mission. — Profonde duplicité. — Intimité croissante entre l'émissaire russe et le prince royal de Suède : entrevue officielle, audiences particulières, déjeuner en tête-à-tête, Bernadotte dans son cabinet et devant le front des troupes. — Gradation dans ses discours ; sa parole d'honneur et sa parole sacrée. — Amertume profonde contre Napoléon. — Tchernitchef rassure son maitre sur les dispositions de la Suède. — La Russie approvisionne l'Allemagne de denrées coloniales. — Colère concentrée de Napoléon. — Fautes suprêmes. — Incorporation à l'empire des villes hanséatiques. — But de cette réunion. — L'annexion du littoral allemand fait naitre la question de l'Oldenbourg. — Situation géographique de cet État ; étroite parenté entre le prince régnant et l'empereur Alexandre. Napoléon propose au duc un échange ; sur son refus, il décrète l'occupation de ses États. — Violation du traité de Tilsit. — Avant de connaitre la réunion des villes hanséatiques et de l'Oldenbourg, Alexandre se met lui-rhème et le premier en contradiction ouverte avec les principes de l'alliance. — La baisse du change en Russie et la balance du commerce. — L'ukase du 31 décembre 1810. — Rupture économique avec la France. — Napoléon et Alexandre arrivent simultanément au terme de leur évolution divergente. — Achèvement des préparatifs militaires de la Ilus.ie ; Alexandre dispose de deux cent quarante mille hommes contre les trois divisions de Davoust. — Il se laisse gagner subitement à l'idée de commencer la guerre et de prendre l'offensive. — Son projet d'envahir le duché, de reconstituer la Pologne et de soulever l'Europe. — Confidences décisives àt Czartoryski, — Le sort de l'Europe entre les mains tics cinquante mille soldats du duché. — Attitude de l'Angleterre ; résistance passive ; la tactique de Waterloo. — Les préparatifs menaçants de la Russie obligent Napoléon à se détourner de l'Espagne et à se reporter précipitamment vers le Nord. — Reflux de la puissance française sur l'Allemagne. — Motifs qui empêcheront Alexandre de donner suite à ses plans d'offensive et permettront une reprise de négociation. — La France et la Russie au commencement de 1811 ; malentendu persistant au sujet de la Pologne ; griefs particuliers et griefs généraux identité d'intérêts affirmée eu principe. — L'alliance ou la guerre. I A l'instant on les deux empereurs, avec un surcroît
d'activité discrète, avisaient éventuellement aux moyens de se nuire,
Alexandre Ier disait un diplomate connu pour son attachement à la France, M. de
Bray, ministre de Bavière : J'aime l'empereur
Napoléon comme mon frère, je pense lui avoir inspiré les mêmes sentiments, et
l'on doit compter sur un accord constant entre nos cabinets[1]. De son côté,
Napoléon défendait rigoureusement à ses agents diplomatiques toute démarche,
toute parole de nature à inspirer le moindre doute
sur l'étroite amitié qui l'unissait la Russie[2]. De part et
d'autre, c'était une attention égale et soutenue à maintenir les dehors de
l'intimité et de la confiance. Depuis qu'Alexandre et Napoléon avaient
renoncé à toucher mot de ce qui les divisait, aucune parole un peu vive
n'avait retenti entre eux ; même, ils avaient encore l'un pour l'autre des
regards caressants et des sourires. Le premier affectait de se rappeler au
sous-cuir de son allié par des prévenances et des présents ; il choisissait,
parmi les chevaux de ses écuries, les plus tins et les plus rapides pour les
envoyer a l'Empereur. A Paris, les représentants du Tsar étaient mieux
traités que tous autres, et si Napoléon faisait parfois exception à cette
règle an profit des Autrichiens, il s'en excusait bien vite en Russie et
exprimait le regret que Kourakine, perpétuellement empêché, ne fa point en
état de recevoir les oléines marques de bienveillance et de faveur. Dites-lui, écrivait-il à Champagny[3], que je n'ai pu lui donner, comme je l'aurais désiré, les
preuves de ces sentiments, parce qu'il a toujours été malade ; que si j'ai
invité le prince de Schwartzenberg à la chasse il différentes reprises,
c'était par suite des circonstances du mariage d'abord, et puis parce
qu'étant militaire, cela l'amuse beaucoup. Et il ajoutait : Vous chargerez le duc de Vicence de déclarer que je suis
ferme dans l'alliance de la Russie et décidé à marcher dans la même direction. Au reste, les deux cours continuaient à observer la lettre des traités, à remplir les devoirs stricts et en quelque sorte matériels de l'alliance. Les ports' de Russie restaient fermés aux navires battant pavillon d'Angleterre : un conseil des prises saisissait, parmi les prétendus neutres, ceux dont la nationalité britannique ne pouvait faire l'objet d'un cloute et dont le déguisement était par trop grossier. En France, le gouvernement se piquait, comme par le passé, de traiter en commun avec la Russie toutes les affaires d'intérêt général. Napoléon avait instruit le Tsar de ses pourparlers successifs avec l'Angleterre, avait signalé à Pétersbourg toutes les phases de cette négociation, comme s'il eût voulu prouver que lui du moins ne conclurait jamais de paix séparée. Pourtant, malgré ce soin à garder dans les formes une correction scrupuleuse, à ne fournir contre soi aucun grief positif, il était impossible de perpétuer indéfiniment dans ses manifestations extérieures une harmonie qui n'existait plus dans les cœurs ; forcément, la mésintelligence éclaterait un jour, se traduirait par un dissentiment aigu, et les liens dans lesquels on s'était engagé, progressivement distendus, eu étaient venus à ce point de fragilité où la moindre secousse les ferait céder et se rompre. Ce déchirement s'opéra lorsque Napoléon voulut faire adopter par la Russie les mesures d'extrême rigueur qu'il avait imposées à ses autres alliés contre le commerce de l'Angleterre. Exécutées avec ensemble dans tous les pays qui relevaient de la France, ces mesures commençaient à porter. L'annexion de la hollande, la fermeture des fleuves allemands, la surveillance plus rigoureuse des côtes, la répression impitoyable de la contrebande, la guerre aux neutres, les confiscations opérées en Allemagne, l'application des nouveaux tarifs aux articles tolérés, avaient occasionné à nos ennemis des pertes irréparables et profondes. L'immense quantité de marchandises coloniales qui constituait leur capital, ne trouvant plus à se déverser sur le continent, restait éparse sur les mers, à bord des bâtiments neutres. Les propriétaires anglais de ces denrées, placés dans l'impossibilité de les convertir en numéraire, ne savaient plus où se procurer les moyens de tenir leurs engagements et de faire face à leurs échéances. A Londres, les sinistres financiers commençaient ; des maisons d'une solidité éprouvée, d'un renom européen, succombaient tour à tour, et chacun de ces écroulements laissait le crédit de l'Angleterre atteint et ébranlé. Au même moment, une rupture imminente avec les États-Unis semblait devoir fermer aux exportations britanniques un de leurs derniers débouchés. D'autres causes encore, l'accroissement de la dette publique, une crise ouvrière, la cherté du blé, l'impossibilité de suppléer à l'insuffisance des récoltes par des achats à l'étranger, ajoutaient à l'angoisse de ces heures sombres, succédant à une période de prospérité inouïe. La guerre avait fait la fortune des Anglais : la prolongation de la guerre préparait leur ruine. Aujourd'hui, dans toutes les parties de la nation, c'étaient la gêne, l'atonie, l'appréhension de l'avenir ; ce serait demain l'universelle détresse, avec le soulèvement des masses et la guerre des classes en perspective[4]. Napoléon connaissait cette situation. Il en suivait les progrès dans les journaux anglais, qu'il lisait avidement, dans toutes les informations qu'il recevait de Londres et faisait soigneusement colliger, dans les débats du Parlement, et à chaque symptôme de souffrance noté chez l'ennemi détesté, son âme se remplissait de joie. Touchait-il enfin au but de tout son règne ? Ce que n'avaient pu produire les préparatifs de descente et les coups successivement portés en Europe, le camp de Boulogne, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram, l'Allemagne et l'Italie absorbées, la Russie, puis l'Autriche, vaincues et ralliées, l'Espagne envahie, la Turquie et les Indes menacées, la guerre économique allait-elle l'opérer ? L'Angleterre allait-elle s'avouer vaincue, souscrire à cette paix maritime qui préviendrait le retour des guerres continentales, anéantirait dans leur germe les complications futures, éclaircirait partout l'horizon, donnerait à la France la sécurité dans la grandeur ? Pour la première fois ce dénouement devenait possible : il semblait même prochain, imminent, mais à une condition, c'était que nos efforts se poursuivissent avec un redoublement d'énergie, car le commerce anglais s'obstinait à la lutte, malgré ses dangers et ses mécomptes, et ne renonçait pas à franchir les barrières dont Napoléon travaillait à environner l'Europe. C'était toujours dans la Baltique que les bâtiments porteurs de denrées coloniales se réfugiaient et s'entassaient : c'était de ce côté que les produits prohibés cherchaient désespérément un passage. Des navires de toute nationalité, principalement américains, escortés et protégés souvent par des vaisseaux de guerre anglais, circulaient sur la Baltique par bandes innombrables, par centaines, par milliers, comme les débris d'une armée mise en déroute[5]. Ils erraient de rivage en rivage, frappaient à toutes les portes ; repoussés d'un coté, ils se rejetaient de l'autre. Après avoir inutilement tâté Lubeck, Stettin, Dantzick, et rencontré partout la France, ils se donnaient maintenant une autre destination et remontaient plus haut vers le Nord. Oit se rendaient-ils ? La Suède leur restait ouverte, mais ne leur offrait pins qu'un abri précaire, puisque le gouvernement royal d'abord et ensuite Bernadotte, qui s'acheminait vers Stockholm, avaient fait à l'Empereur de solennelles promesses. D'ailleurs, pour la plupart des bâtiments fraudeurs, la Suède était une escale plus qu'un but. Eu réalité, — des avis positifs en faisaient foi, — les flottes marchandes qui portaient les suprêmes espérances de l'Angleterre se dirigeaient vers la Russie, gagnaient la vaste région on l'exclusion des neutres n'avait pas encore été prononcée à titre de règle absolue. En Russie, les navires portant pavillon neutre étaient admis à débarquer leurs cargaisons, pourvu que celles-ci justifiassent en apparence, au moyen de certificats trop faciles à se procurer, de leur origine américaine et non britannique. Par cette porte entrebâillée, des marchandises appartenant en réalité aux Anglais s'introduisaient sur le continent ; les unes étaient consommées dans les provinces russes ; les autres, continuant leur route par terre, s'acheminant à travers l'empire, dépassaient ses frontières et se répandaient en Europe. Nos agents les voyaient arriver en Allemagne par convois immenses, par véritables caravanes ; tout ce qui s'en était débité cette année à la foire de Leipzick était venu du Nord, apporté sur sept cents chariots. Si la Russie continuait à accueillir ces produits, à en permettre le débit et le transit, elle fournirait aux Anglais, en échange de leurs articles, l'or qui leur permettrait de maintenir leur crédit, de solder leurs troupes d'Espagne : elle leur donnerait littéralement des armes pour perpétuer la guerre. Au contraire, que le Tsar se résignât à fermer entièrement ses ports, à proscrire absolument les neutres, reconnaissant en eux les agents et les intermédiaires du commerce britannique, il compléterait l'investissement de l'Angleterre et la réduirait à merci, en lui ôtant les derniers moyens d'écouler ses produits et de se créer des ressources. Suivant une parole de Napoléon, la paix ou la guerre était entre les mains de la Russie, et l'alliance reprenait, manifestait toute son utilité, à l'heure où des torts réciproques l'avaient altérée et virtuellement dissoute. Était-il juste aujourd'hui, était-il rationnel de demander au Tsar un nouveau et plus pénible sacrifice, une preuve irrécusable de dévouement et d'abandon, après lui avoir fourni tant de raisons pour craindre et se défier ? Il est vrai que tous les discours de ce prince, toutes ses lettres, continuaient à exprimer l'ardent et invariable désir de la paix générale ; il affirmait d'autre part qu'il ne serait jamais le premier à rompre l'accord, et Caulaincourt, par chaque courrier, se portait garant de cette intention[6]. En faisant appel à ces sentiments, en invoquant auprès d'Alexandre l'intérêt de l'humanité tout entière, en lui montrant dans un avenir prochain l'universelle détente et le grand apaisement, ne saurait-on obtenir de lui une décision essentiellement conforme à l'esprit du pacte de 1807, dont le but annoncé avait été de courber l'Angleterre sous l'effort combiné des deux empires ? Un instant, Napoléon se reprit à cet espoir ou voulut du moins tenter cette épreuve. Dès le 7 septembre, il avait fait proposer aux Russes l'adoption des nouveaux tarifs sur les denrées coloniales ; il attendait à ce sujet une réponse. Le 13 octobre, il soulève la question des neutres ; par deux fois dans la même journée, il prescrit à Champagny de faire une lettre au duc de Vicence, de voir Kourakine, d'insister pour la confiscation de tous les bâtiments porteurs d'articles prohibés[7]. Il ordonne de transmettre à Pétersbourg une lettre du général Rapp, qui commande à Dantzick : Rapp a vu se former sur la Baltique de vastes rassemblements, il annonce que beaucoup de bâtiments chargés pour le compte de l'Angleterre se sont dirigés vers les ports de Russie[8] ; couverts par leurs pavillons multicolores, ils doivent y avoir pénétré et attendre que l'autorité compétente statue sur leur sort ; l'heure est urgente : c'est l'instant d'exposer la théorie française dans toute sa rigueur et d'indiquer l'application spéciale que la Russie est requise d'en faire. Champagny écrivit à Caulaincourt par courrier
extraordinaire. Il récapitulait les résultats obtenus par le blocus,
félicitait la Russie de saisies récemment opérées, signalait de fâcheuses
défaillances, et poursuivait ainsi : Dans ce moment,
Monsieur, on nous touchons au but pour lequel tant de sacrifices ont été
faits, représentez au gouvernement russe combien il importe à la cause commune,
combien il importe à la Russie qui désire la paix, de frapper avec la France
le dernier coup qui doit l'obtenir ; que l'empereur de Russie ordonne la
confiscation de tous ces bâtiments qui se dirigent vers ses ports. Ils sont
chargés de denrées coloniales, cela seul doit être un titre de condamnation.
Toute denrée coloniale est nécessairement marchandise anglaise, sous quelque
pavillon qu'elle arrive ; la confiscation est donc la suite des engagements
pris par les puissances du continent. Elle sera dans ce moment éminemment
utile au continent. Jamais l'Angleterre ne s'est trouvée dans la détresse
qu'elle éprouve, et cette détresse est surtout l'effet des dernières mesures
prises par l'Empereur. Le change de l'Angleterre baisse journellement, son
papier de banque est devenu un papier-monnaie dont la perte est déjà
sensible. Les banqueroutes se multiplient ; celle de la maison Beckers, qui
spéculait sur les denrées coloniales, a été occasionnée par le mauvais succès
de ses spéculations. La catastrophe de M. Goldsmith, une des colonnes de
la Cité, comme disent les Anglais, provient aussi, quoique indirectement,
de la même cause. Il s'était chargé d'une grande partie du dernier emprunt
fait par le gouvernement et avait reçu des effets de la dette publique. Les négociants
spéculateurs en denrées coloniales qui attendaient des retours qui n'ont pas
eu lieu, avant des engagements à remplir, ont été obligés de se défaire des
effets de la dette publique dont ils pouvaient être porteurs. De lit la
dépréciation de ces effets, celle des effets de l'emprunt, et la ruine de M.
Goldsmith, qui s'est bridé la cervelle. Un retard seul dans la vente des
cargaisons destinées pour le nord de l'Allemagne ou pour la Baltique a
occasionné cet effet ; quel résultat n'obtiendra-t-on donc pas si toutes ces
cargaisons transportées en Russie y sont confisquées au moment de leur arrivée
! Nous savons par une voie sûre que la désolation est grande dans le commerce
anglais, et que ses vœux sont maintenant pour la paix, lorsqu'il y a peu de mois
encore il paraissait indifférent à la continuation de la guerre. La Suède va être fermée au commerce anglais, et si la Russie se joint à la France, en prenant et en faisant exécuter rigoureusement la mesure que vous êtes chargé de lui proposer, le vœu de la paix deviendra le cri général en Angleterre, et son gouvernement sera obligé d'en faire la demande. Insistez donc sur la confiscation des bâtiments porteurs de cargaisons de denrées coloniales. Quelque masque qu'ils prennent, quelque pavillon qu'ils arborent et quelque prétexte qu'ils mettent en avant, ils sont anglais ou appartiennent à l'Angleterre, et si les ordres de l'empereur de Russie pour cet objet sont bien exécutés, avec suite et rigueur, ils vaudront au fisc de Russie une recette considérable, peut-être de soixante millions, et produiront une forte secousse en Angleterre. L'Empereur, Monsieur, attache tant d'importance à cette mesure qu'il a voulu que j'en fisse l'objet d'une lettre spéciale qui a été mise sous ses yeux, et en parvenant à la faire adopter dans tout l'empire russe, vous aurez donné à Sa Majesté une nouvelle preuve du talent et du zèle que vous mettez à la servir [9]. Peu de jours après l'envoi de cette dépêche, de nouveaux avis arrivent du Nord ; les faits se précisent dans la Baltique. Un vaste convoi de six cents bâtiments s'est formé à l'entrée de cette mer ; il s'est présenté devant les rivages du Mecklembourg ; repoussé par cet État, il s'est mis à côtoyer le littoral, et tout donne à penser qu'il va en premier lieu chercher accès dans les ports de la Prusse. C'est là que Napoléon veut d'abord le rejoindre et l'intercepter. Ardent à cette chasse, il intime l'ordre à la Prusse d'exclure ou de confisquer les six cents bâtiments : S'il en est autrement, j'entre en Prusse ; je n'ai pas d'autre moyen de faire la guerre à l'Angleterre, celui-là est efficace, et rien ne pourrait m'arrêter 1[10]. Jamais plus brutale menace n'a accompagné injonction plus sommaire ; jamais la main du vainqueur ne s'est plus lourdement appesantie sur la Prusse esclave. Mais Napoléon apprend presque aussitôt que la cour de Potsdam, tremblante et soumise, a devancé nos désirs et clôturé hermétiquement ses ports. Obligés de reprendre le large, les six cents navires vont évidemment se rapprocher de la Russie et y chercher fortune ; c'est dans ce dernier asile qu'il faut poursuivre l'ennemi, le traquer et le forcer. Après avoir mis la Prusse en demeure de se fermer, Napoléon adjure la Russie de s'emparer des bâtiments qui lui demandent refuge, de saisir la riche proie que son allié a rabattue vers elle et poussée dans ses mains. Lorsque l'occasion est si belle, toute hésitation serait injustifiée et tout scrupule coupable ; que l'empereur Alexandre ne se laisse donc pas intimider par les cris du commerce, par les clameurs de son peuple ; qu'il s'arme de résolution et d'énergie ; à lui l'honneur de frapper le coup de grau sur l'ennemi expirant. Le commerce britannique cherche en Russie le salut ; qu'il y trouve sa perte. Un effort, un dernier effort, et l'Angleterre est abattue : confisquer ces six cents cargaisons serait la plus belle victoire qu'on eût remportée sur les Anglais ; que la Russie en ait la gloire et le profit[11]. Formulant ces appels véhéments, Napoléon sentit le besoin, pour s'assurer l'obéissance d'Alexandre, de lui rendre quelque sécurité. Était-il devenu tout à fait impossible de dissiper les nuages que les derniers mois avaient accumulés ? Dans son orgueil inflexible et sa méfiance justifiée, Napoléon répugnait toujours à fournir un gage de ses intentions, à les attester par un acte de condescendance et de modération. Par contre, il consentait parfaitement à réitérer ses explications, à répéter ce qui au fond était sa pensée, à savoir qu'il ne nourrissait aucun dessein préconçu de scission, que ses intérêts, sa politique, lui faisaient désirer la continuation de l'alliance[12]. Il rompra donc le silence sur les délicates matières qu'il s'est depuis quelques semaines abstenu d'aborder ; encore une fois, il essayera de se faire entendre et comprendre. Il avait pris le parti d'écrire à l'empereur Alexandre et de lui renouveler personnellement sa demande ; il voulut eu même temps que des paroles à la fois rassurantes et pressantes, venant directement de lui, servissent à appuyer et à justifier cette démarche. Par qui les transmettrait-il ? Quelle que fût sa confiance dans le zèle et l'activité de Caulaincourt, il préférait s'adresser au Tsar par la bouche d'un personnage appartenant h ce prince et le touchant de plus près. L'ambassadeur de Russie, il est vrai, semblait moins propre que jamais à rapporter exactement et à interpréter avec autorité des paroles où tout aurait son importance et sa valeur. De jour en jour, le prince Kourakine donnait des signes plus visibles d'affaissement et de décrépitude. Il ne réussissait plus à mériter la confiance de sa cour par aucun service, bornait ses fonctions a écrire, de temps à autre, en style solennel, de filandreuses dépêches, et ses secrétaires en étaient réduits, faute d'un travail sérieux, à occuper par les plus singuliers passe-temps leurs heures de présence à la chancellerie[13]. Mais le Tsar avait en France un envoyé temporaire, bien autrement actif et utile. C'était l'un de ses propres aides de camp, ce colonel Tchernitchef que nous avons vu, durant la campagne de 1800, faire fonction de courrier entre Pétersbourg et notre quartier général. Comme Alexandre avait distingué en lui du flair et de la pénétration, le don de tout voir et de bien voir, il en avait fait son messager ordinaire auprès de l'Empereur ; il venait de le lui renvoyer une fois de plus, porteur de lettres amicales, et s'était servi de ce moyeu pour glisser à Paris un observateur aussi attentif que dénué de scrupules. De longue date, Alexandre n'avait rien épargné pour bien placer Tchernitchef dans la confiance du gouvernement français ; ce jeune homme, disait-il, avait le culte de l'empereur Napoléon, ne tarissait pas en éloges sur ce qu'il voyait dans ses missions et en parlait comme s'il était un Français[14]. Quant à Caulaincourt, il avait complètement pris le change sur le caractère et les habitudes de l'aide de camp voyageur : il l'avait signalé à Paris comme un bon, un excellent jeune homme, dont il vantait la conduite discrète et pleine de circonspection[15]. En fait, Tchernitchef se montrait à Paris aussi remuant que Kourakine l'était peu ; il se répandait dans tous les mondes, non moins ardent à se renseigner qu'à s'amuser ; grâce à beaucoup d'aplomb, joint à beaucoup de flexibilité et de liant, il s'insinuait dans des milieux qu'il lui était fort intéressant de connaître, et n'en était plus à compter ses succès de société. Homme à bonnes fortunes, grand mangeur de cœurs[16], il n'était jamais à court auprès des femmes de compliments et de phrases, et si quelques-unes, réagissant contre l'engouement général, le jugeaient suffisant, fat, mielleux, et par conséquent très fade[17], beaucoup trouvaient à sa personne un charme irrésistible : il se procurait ainsi d'agréables moyens d'information et poussait dans les boudoirs parisiens d'utiles reconnaissances, en attendant qu'il jetai plus loin son regard fureteur et étendit ses explorations jusqu'aux bureaux de la guerre. Déjà, il approchait du ministère dont il Faisait sourdement le siège ; il commençait auprès de quelques employés un travail corrupteur, visait certaines pièces qui lui feraient connaître le nombre et les mouvements de nos troupes, se promettait d'en soustraire copie, et, sans respect de son épaulette, se préparait au métier d'espion[18]. Au reste, son manège n'échappait pas au nouveau ministre de la police, qui était le général Savary ; méfiant par principe et par profession, Savary avait l'œil sur lui, mais d'autres ministres français avaient été si bien enjôlés qu'ils traitaient de rêveries les soupçons de leur collègue, goûtaient et protégeaient fort Tchernitchef, devenu à Paris, une petite puissance[19]. Trop fin pour ne pas flairer dans ses allées et venues quelque intention cachée, l'Empereur le voyait néanmoins sans déplaisir ; il le jugeait de ces hommes intelligents et sans préjugés avec lesquels il est toujours agréable de s'expliquer, parfois facile de s'entendre : ce fut lui qu'il prit actuellement pour son porte-parole, et il ne vit aucun inconvénient à exprimer tout haut sa pensée devant qui était venu l'épier et la surprendre. La cour était alors à Fontainebleau ; le 21 octobre, le corps diplomatique et les principaux membres de la colonie étrangère furent appelés dans cette résidence et invités à un bal. Pendant l'audience collective qui précéda la fête, l'Empereur, faisant sa tournée, s'approcha jusqu'à trois fois de Tchernitchef, lui jetant au passage quelques paroles gracieuses. Le soir, au bal, du haut de l'estrade où il se tenait avec l'Impératrice et les princes, il cherchait des yeux dans la foule l'uniforme russe ; dès qu'il eut reconnu Tchernitchef, il le fit appeler ; bientôt après, tandis que l'Impératrice s'approchait des tables de jeu, il s'empara du jeune homme, et, s'isolant avec lui dans l'embrasure d'une fenêtre, se nuit à l'entretenir familièrement et longuement. D'abord, s'adressant à un militaire, il causa métier ; il se livra à une foule d'observations sur la dernière campagne des Puisses contre les Turcs, appréciant les opérations, critiquant les unes, louant les autres, donnant son avis sur la valeur des chefs, rectifiant les exagérations des bulletins, remettant les choses au point, résumant les résultats obtenus et évaluant les chances futures. A plusieurs reprises, il essaya de faire parler Tchernitchef, auquel il posait des questions ; il était facile de voir combien cette guerre, qui retenait les Russes loin de lui, qui consumait et épuisait leurs forces, l'intéressait et le préoccupait, à quel point il était curieux de savoir quand et comment elle prendrait fin. Pendant un moment de silence, Tchernitchef s'avisa de rompre cet interrogatoire en félicitant Sa Majesté sur ses succès en Portugal, annoncés au Moniteur. Napoléon, qui tenait fort à voir clair dans les affaires d'autrui, n'aimait pas que les siennes fussent envisagées de trop près : il répondit très froidement au compliment et détourna la conversation par une boutade : Vos généraux, dit-il, pillent-ils beaucoup ?[20] Sur quoi Tchernitchef avant pris un air de pudeur alarmée et répliqué que de pareils excès étaient inconnus dans les armées du Tsar : Bah ! reprit l'Empereur, vous avez tort de ne pas être franc avec moi ; je sais bien que vous n'êtes pas à beaucoup près aussi pillards que les miens, mais je ne me hasarderais pas a répondre pour vos commandants d'avant-garde et vos colonels de Cosaques. Après avoir traité des deux empires en particulier, on en vint à leurs rapports, on parla France et Russie, jusqu'à ce que, la partie de l'Impératrice finissant, Napoléon congédia Tchernitchef avec beaucoup de paroles flatteuses. Le lendemain, il le rappela au château, l'admit dans son cabinet, reprit et poussa à fond la conversation de la veille. Dans ces deux occasions, son langage fut, comme à l'ordinaire, prolixe, surabondant, décousu, mais parsemé de traits lumineux qui éclairèrent tour à tour les côtés divers de sa pensée. Pour cette fois, loin qu'il ait essayé d'en imposer à son interlocuteur, il crut devoir au contraire jouer cartes sur table et jugea que la suprême habileté serait d'être audacieusement sincère. Reprenant toutes les questions, il fournit, sur la manière dont il avait envisagé et traité jusqu'alors chacune d'elles, des éclaircissements inattendus, et montra, à quelques réticences près, on eu était sa politique avec la Russie. Il n'y avait pas à se dissimuler, disait-il, qu'un peu de froid existait entre les deux cours. Rien que ses sentiments pour la personne de l'empereur Alexandre n'eussent nullement changé, l'amitié, la confiance, n'étaient plus les mêmes que par le passé. La Pologne en était la cause. Ici, reprenant l'éternelle question, Napoléon la traita posément et de haut, remontant à ses origines, reprochant toujours à la Russie de l'avoir laissée se soulever en 1809, par ses lenteurs calculées : il avait subi alors l'agrandissement du duché plutôt qu'il ne l'avait voulu. Quant à reconstituer le duché en royaume, sa politique n'était pas là, mais il ne le dirait jamais avec des expressions que son honneur lui défendait de prononcer. Sur ce point, aucune illusion ne devait être conservée : il ne signerait point le traité, qui d'ailleurs, en lui-même, ne prouvait rien du tout. La sûreté désirée, il fallait la chercher dans l'ensemble
de ses actes, dans une saine appréciation de son caractère ; c'était mal le
connaître que de lui supposer la passion de toujours entreprendre et
guerroyer, à la manière des conquérants classiques ; il avait un but, qui
était de forcer l'Angleterre à la paix, et ne s'en détournerait jamais pour
courir au loin de romanesques aventures ; qu'aurait-il à faire de s'enfoncer
dans les glaces de la Pologne, dans les plaines de l'Ukraine ? Ce serait une ambition d'Alexandre, qui n'était point du
tout dans son genre ; la guerre qui lui tenait à cœur était celle des mers ;
tous ses vœux tendaient à former une marine imposante. Sa Majesté Russe
pouvait donc être tranquille, tourner en toute sécurité ses forces contre les
Turcs et s'épargner de grandes dépenses eu contremandant de nouvelles levées
inutiles ; de son côté, il n'avait point appelé la conscription cette année.
Qu'avait-il de troupes en Allemagne ? Les soixante bataillons du maréchal
Davoust. Est-ce avec soixante bataillons qu'on fait la guerre à la Russie ?
Si ! avait rapproché ces troupes du Nord et les avait placées entre Hanovre
et Hambourg, c'était à seule fin de surveiller le Weser et l'Elbe. Au reste,
il convint que les Polonais élevaient des retranchements en avant de
Varsovie, et ce fut lui qui parla le premier de ces travaux. Mais les Russes
n'avaient-ils point donné l'exemple par l'activité avec laquelle ils se
fortifiaient derrière leur frontière ? Il n'avait rien à y redire, chacun
étant maitre chez soi ; seulement, il trouvait naturel que les Varsoviens,
puisque leurs voisins se mettaient en mesure, en fissent autant sur leur
territoire ; il ne les empêcherait point de se tenir sur leurs gardes, mais
ne les prendrait jamais pour arme d'offensive, et ses discours à Tchernitchef
furent la paraphrase de ces mots qu'il faisait transmettre en même temps à
Pétersbourg par le duc de Vicence : Je ne nie point
que la Suède et la Pologne ne soient des moyens contre la Russie en cas de
guerre, mais cette guerre n'arrivera jamais par mon fait[21]. Au sujet de la Suède, il affirma à nouveau n'avoir contribué en rien à l'élection de Bernadotte, ce qui n'était que judaïquement vrai : il indiqua les côtés par lesquels ce résultat lui avait réellement déplu, en faisant héritier d'un trône un de ses maréchaux qui n'était point son parent : cela tournait la tête a tous les autres, qui tous croyaient avoir des droits à des couronnes. Il cid préféré que la Suède n'éprouvât aucun changement dans son intérieur, à condition d'embrasser et de suivre fidèlement le système continental, et il avoua que si, de ce côté, sa politique avait eu à former un vœu, c'eut été de voir les royaumes scandinaves réunis. Quant à la Prusse, il ne s'en occupait que pour exiger d'elle la stricte application du blocus ; il en était d'ailleurs fort content sous ce rapport, et les Russes auraient tort de confier leurs secrets à la cour de Potsdam, car celle-ci, par peur, lui racontait tout. Pas-saut de là à l'Autriche, il toucha quelques mots d parti Razoumovski, des menées antifrançaises, de ses plaintes, et ajouta, sans insister, qu'il n'en attrait pas beaucoup coûté à Sa Majesté Russe de le satisfaire, sans le peiner par des réponses évasives. Enfin il mit presque entièrement à découvert ses rapports avec la cour de Vienne, remontant à leur point de départ et commençant par revenir, cc qui ne lui était point arrivé depuis sept mois, sur l'affaire délicate du mariage. En cette circonstance, n'était-ce pas à la Russie qu'il s'était adressé tout d'abord ? L'opposition seule de l'Impératrice mère, cause de délais prolongés, l'avait obligé à se reporter vers l'Autriche. Si tout avait été conclu avec cette dernière, en quelques heures, c'était qu'il avait trouvé dans le prince de Schwartzenberg un habile homme, prompt à saisir l'occasion ; il n'en déplorait pas moins que l'alliance de famille eût manqué entre les maisons de France et de Russie. Il s'étendait complaisamment sur ce sujet, quand tout à coup, s'avisant que ces regrets n'avaient rien de flatteur pour Marie-Louise, il reprit : Ce n'est point que j'aie à me plaindre de ce qui est arrivé, la femme que j'ai me convient et me plait ; vous l'avez vue ; mais comme chez les souverains la politique doit entrer dans tout, j'avoue que votre alliance m'aurait bien plus convenu. Au lendemain du mariage, l'Autriche eût été à lui, s'il eût voulu la prendre ; elle le sollicitait et le recherchait, en haine des Eusses et par dépit de leurs progrès sur le Danube. Il fit allusion aux offres qui lui avaient été adressées plusieurs fois et se vanta à juste titre de les avoir déclinées. Il n'avait, continuait-il, aucun lien politique avec l'Autriche, il n'en voulait point, car il sentait que cette monarchie avait trop souffert de son fait pour lui devenir jamais une alliée fidèle ; même, livrant à moitié le secret de ses derniers entretiens avec Metternich, dans lesquels il n'avait travaillé qu'à s'assurer la neutralité autrichienne, il alla jusqu'à dire : Il y a moins d'impossibilité à voir la France déclarer seule la guerre à la Russie que de la lui voir faire conjointement avec l'Autriche. D'ailleurs, il ne cachait nullement que son but fût de créer entre les deux anciennes cours impériales une incompatibilité d'intérêts, un état permanent de suspicion. S'il avait abandonné au Tsar les Principautés, c'était moins par sentiment que par calcul, moins par amour de son allié que par désir de le brouiller avec l'Autriche : le même motif l'engageait à persévérer dans ses concessions et à appuyer les prétentions de la Russie sur la rive gauche du Danube. Ainsi, à l'entendre, il dépendait encore d'Alexandre, en persévérant dans le système, d'en cueillir tous les fruits : dans ce cas, le règne de ce prince serait le plus beau, le plus brillant, qu'eût jamais connu la Russie. N'était-ce point en effet combler les vœux de cette nation, réaliser ses rêves les plus audacieux, cc accomplir son roman, — que de lui donner la Finlande et le cours du Danube avec l'espoir d'avoir dans peu la paix maritime, ce qui ne manquerait pas d'arriver, si l'on se décidait à prendre des mesures fermes et à l'abri de toute fraude ?... La Russie était géographiquement l'amie-née de la France ; en le restant, elle avait l'avantage de s'agrandir et de contribuer en même temps à obtenir dans peu une paix maritime indépendante du caprice et du despotisme d'une nation qui, par les mesures prises en dernier lieu, se voyait à la veille de sa perte ; dans le cas contraire, elle se mettrait de nouveau dans une position où elle n'aurait que des chances à courir ; il savait bien qu'il y en aurait aussi pour lui, mais il était sûr que si la guerre se renouvelait entre les deux empires, elle serait un préjudice au vainqueur et au vaincu. Au reste, il se disait persuadé que l'empereur de Russie, de même que son ministre, avant été
le premier et le seul à le comprendre, Sa Majesté aurait égard à sa demande
dans tonies ses attributions, que pour cela il fallait absolument abjurer
toutes les demi-mesures, qui ne serviraient qu'à faire languir peut-être un
an ou deux la situation des deux empires et finiraient, sans nul doute, par
les brouiller. En conséquence, il était de toute nécessité que
l'empereur Alexandre repoussât les six cents navires où s'étaient accumulés
les débris de la fortune britannique, rejetât
à la mer ces épaves d'un grand naufrage, ou
que mieux, après les avoir accueillies, il s'en emparât et les décrétât de
bonne prise ; cette rigueur, qui profiterait à son trésor, achèverait le
désastre financier des Anglais ; la paix s'ensuivrait sous peu, et l'objet de
l'alliance serait rempli. Tel était le thème que Napoléon reprit sous vingt
formes différentes, y revenant à propos de tout, à travers mille digressions
et par les détours les plus imprévus, l'enrichissant chaque fois de faits,
d'arguments, d'observations nouvelles, jusqu'à ce qu'enfin, en manière de
conclusion, il remit entre les mains de Tchernitchef sa lettre pour l'empereur
Alexandre, rédigée en ces termes : Monsieur mon Frère, Votre Majesté Impériale m'a envoyé de si beaux chevaux que je ne veux pas tarder à lui en faire mes remerciements. Les Anglais souffrent beaucoup de
la réunion de la Hollande et de l'occupation que j'ai fait faire des ports du
Mecklembourg et de la Prusse. Il y a toutes les semaines des banqueroutes à
Londres qui portent la confusion dans la Cité. Les manufactures sont sans
travail ; les magasins sont engorgés. Je viens de faire saisir à Francfort et
en Suisse d'immenses quantités de marchandises anglaises et coloniales. Six
cents bâtiments anglais qui erraient dans la Baltique ont été refusés dans le
Mecklembourg, en Prusse, et se sont dirigés vers les États de Votre Majesté.
Si elle les admet, la guerre dure encore ; si elle les séquestre et confisque
leur chargement, soit qu'ils soient encore dans ses ports, soit même que les
marchandises soient débarquées, le contre-coup qui frappera l'Angleterre sera
terrible : toutes ces marchandises sont pour le compte des Anglais. Il dépend
de Votre Majesté d'avoir la paix ou de faire durer la guerre. La paix est et
doit être son désir. Votre Majesté est certaine que nous y arrivons si elle
confisque ces six cents bâtiments et leur chargement. Quelques papiers qu'ils
aient, sous quelque nom qu'ils se masquent, Français, Allemands, Espagnols,
Danois, Russes, Suédois, Votre Majesté peut être sûre que ce sont des Anglais. Le comte Czernitcheff, qui retourne près de Votre Majesté, sest fort bien conduit ici. Il ne me reste qu'à prier Votre Majesté de compter toujours sur mes sentiments inaltérables qui sont à l'abri du temps et de tout événement[22]. En outre de la demande formulée dans cette lettre, Tchernitchef était chargé d'en transmettre verbalement une autre, que Caulaincourt appuierait de son mieux : il s'agissait de la Suède. Depuis quelques jours, Napoléon était de nouveau et plus mécontent de ce royaume ; le cabinet de Stockholm paraissait revenir sur ses engagements, inventait des prétextes pour ne pas rompre avec les Anglais, demandait un répit. Napoléon espérait toujours que Bernadotte, une fois rendu à Stockholm, tiendrait sa parole et ferait décider la guerre ; mais il cherchait en même temps d'autres moyens pour agir sur la Suède et briser sa résistance. Il fit à l'envoyé de cette puissance une scène extrêmement vive : les éclats de sa voix retentissaient jusque dans les pièces voisines, à tel point que les officiers de service, placés à l'entrée de son cabinet, crurent devoir s'éloigner par discrétion : La Suède, disait-il au baron de Lagelbielke, m'a fait plus de mal cette année que les cinq coalitions que j'ai vaincues... Prétend-elle donc être seule le magasin duquel toutes les marchandises anglaises et les denrées coloniales seront librement versées sur le continent ? Non, quand un nouveau Charles XII serait campé sur les hauteurs de Montmartre, il n'obtiendrait pas cela de moi ![23] Cette colère était réelle, mais surtout calculée, et l'Empereur menaçait d'autant plus qu'il ne pouvait frapper, la Suède se trouvant par son éloignement, par sa position presque insulaire, hors de portée et à l'abri de nos coups. Cependant, n'existait-il pas une voie indirecte pour s'en rapprocher et l'atteindre ? Notre allié russe, en contact matériel avec elle, ne pourrait-il exercer sur ses résolutions une contrainte salutaire ? Un mot dit par le Tsar et que la Suède sentirait appuyé par la possibilité d'une intervention matérielle, un avertissement derrière lequel elle entreverrait une armée d'invasion, ferait plus que les paroles courroucées de la France et leur servirait de sanction. Napoléon avait tonné ; il importait qu'au moins la Russie grondât. Alexandre fut donc sollicité d'adresser an gouvernement du roi Charles XIII une admonition sévère, de le rappeler à ses devoirs, d'exiger la guerre aux Anglais et surtout la confiscation des marchandises coloniales qui s'étaient entassées dans les docks de Gothenbourg. Ainsi, rentrant dans la pensée de Tilsit, Napoléon cherche a se servir de la Russie pour peser sur le Nord tout entier, pour l'interdire aux Anglais, pour fermer à leur commerce ses dernières issues, pour les réduire à une prompte et humiliante capitulation : C'est maintenant, écrivait Champagny à Caulaincourt[24], l'unique objet de sa politique ; le succès de ses dernières mesures lui fait mettre beaucoup de prix à ce qu'elles soient suivies partout, et partout avec constance et rigueur, jusqu'a ce qu'elles aient atteint le but désiré — la paix. II Il ne parait point que l'empereur Alexandre, saisi de nos demandes, ait hésité sur la conduite il tenir : son siège était fait et ses résolutions arrêtées d'avance. Il admettait encore les obligations résultant pour lui du pacte conclu à Tilsit et de son état de guerre avec la Grande-Bretagne, c'est-il-dire l'exclusion des navires incontestablement anglais ; il ne discutait pas cc principe, s'y conformait plus ou moins scrupuleusement, mais n'entendait point s'assujettir aux mesures (que Napoléon avait portées contre les neutres par simple décret et lui déniait le droit de légiférer pour l'Europe. D'ailleurs, si Napoléon était fondé à soutenir en fait que la presque totalité des neutres naviguait pour le compte de l'Angleterre et que le seul moyen d'atteindre cette ennemie était de la frapper dans ses plus utiles auxiliaires, il affaiblissait par certains de ses actes la valeur de son argumentation. Tandis qu'il prétendait défendre à autrui tout commerce indirect avec l'Angleterre, il ne se privait nullement, dans un intérêt national, d'opérer avec elle quelques transactions directes. Des navires français, munis par lui de licences, introduisaient dans les iles Britanniques divers produits de notre agriculture et de notre industrie ; ils rapportaient en échange quelques denrées coloniales, dont notre pays eût pu difficilement se passer. Récemment, un de ces bâtiments à licence avait été vu dans un port russe ; le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait ainsi acquis la preuve de ce trafic légalement frauduleux et surpris l'Empereur en flagrant délit de contravention à ses propres principes. Napoléon, il est vrai, était en droit de répondre qu'il n'avait jamais interdit et qu'il avait même recommandé à ses alliés du Nord l'emploi des licences ; que le commerce autorisé par ce moyen, dépendant exclusivement du bon plaisir des souverains, pouvait être régi et gouverné par eux de manière à consoler leurs peuples sans procurer h l'ennemi de soulagement appréciable, au lieu que l'irruption des neutres dans les ports russes., telle qu'elle se préparait, annulerait en grande partie les effets du blocus. Il était vrai encore que l'empereur Alexandre, quand il avait, en 1807, rompu du jour au lendemain tous rapports directs avec l'Angleterre et fermé aux produis de son empire leur principal débouché, avait imposé h ses sujets un sacrifice aussi brusque et plus onéreux que le supplément de rigueur réclamé aujourd'hui. Niais il était en 1807 dans la ferveur de son zèle napoléonien, il croyait à la vertu de l'alliance et en attendait de magiques résultats ; sans être matériellement courbé sous le joug, comme les autres souverains, il était moralement assujetti. A la fin de 1810, désabusé de l'alliance, pénétré de ses inconvénients et de ses périls, disposé déjà à se dessaisir en partie des avantages qu'elle lui avait procurés et à gratifier l'Autriche d'une portion des Principautés, il n'entendait plus, pour un intérêt qui lui devenait étranger, aggraver les souffrances de son peuple et lui interdire tout commerce. D'ailleurs, il ne désirait plus la ruine des Anglais, voyait dans leur résistance une dernière garantie contre l'asservissement définitif de l'Europe, et son refus, qui s'appuya sur des motifs d'ordre spécial el économique, s'inspira aussi et avant tout de raisons générales. Les deux empereurs se divisèrent sur les moyens parce qu'ils n'étaient plus d'accord sur le but ; leur dissidence au sujet du blocus détermina l'explosion au dehors d'un antagonisme latent ; dans l'histoire de leur querelle, ce fut un effet plus qu'une cause, la conséquence de la rupture intime qui depuis longtemps s'était opérée entre eux. Déjà Roumiantsof avait exposé à Caulaincourt que l'adoption des nouveaux tarifs en Russie serait impraticable et funeste : L'Empereur était disposé, avait-il dit, à faire tout le mal possible à l'Angleterre, mais il ne fallait pas s'en faire à soi-même plus qu'a son ennemi[25]. Dès nos premières instances sur la question des neutres, Alexandre s'en expliqua avec l'ambassadeur dans deux longues conférences. Ses paroles furent douces, mesurées, courtoises, mais assez fermes pour ne laisser aucun doute sur ses dispositions négatives. Depuis trois ans, disait-il, il avait constamment dépassé les devoirs que lui imposaient les traités et son amitié pour l'Empereur : Tout avait prouvé, actions, paroles, écrits, quel intérêt il mettait à faire tout ce qui pouvait être utile ou même agréable à son allié '[26]. Il avait nui aux Anglais plus que quiconque, il voulait leur nuire encore, mais tenait à rester seul juge des moyens qui lui permettraient de remplir cette intention. Les mesures recommandées pouvaient être bonnes et efficaces en d'autres pays : elles ne cadraient point avec les intérêts, les besoins de la Russie ; cette nation ne saurait se plier, sans éprouver une gène intolérable, à des règles établies et façonnées pour autrui : Nous ne pouvons, disait le Tsar à Caulaincourt[27], nous faire faire un habit à votre taille. Il ajoutait que les neutres étaient traités dans les ports de Russie en suspects ; leur nationalité réelle et hi provenance de leur chargement se vérifiaient par l'examen des papiers de bord ; le contrôle s'opérait avec rigueur, il était confié à des hommes spéciaux, choisis à raison de leur incorruptible sévérité ; l'Empereur se réservait lui-même de revoir les pièces et de statuer en dernier ressort sur chaque cas : il apporterait à cette œuvre un redoublement de vigilance, mais il refusait d'admettre qu'il n'existât point, parmi les neutres, un certain nombre d'innocents à discerner des coupables ; il ne fermerait pas ses ports, par mesure générale, à tous les bâtiments de commerce qui paraitraient au large. Ayant reçu la lettre de l'Empereur apportée par Tchernitchef, il réitéra dans sa réponse, pour la centième fois, ses protestations habituelles. Il remerciait Napoléon de son message : Ce que Votre Majesté, disait-il, veut bien m'y exprimer de sa politique comme de ses sentiments personnels pour moi m'a causé le plus grand plaisir par la conformité que j'y retrouve avec ceux que j'ai voués à Votre Majesté et qui sont inaltérables. Comme elle, je n'ai rien de plus à cœur que la continuation de l'alliance qui lie les deux empereurs et qui assure la tranquillité de l'Europe. Aussi Votre Majesté a pu se convaincre que rien de mon côté n'a été négligé pour prouver en toute occasion les principes que je professe pour l'union la plus étroite entre nous. Quant aux moyens pratiques d'assurer le but de cette union, Alexandre glissait sur la controverse soulevée. Il laissait discrètement apercevoir la distinction qu'il établissait entre les Anglais et les neutres, mais feignait de croire que Napoléon n'avait voulu lui parler que des premiers, et d'ailleurs niait en fait l'apparition des convois signalés. Les mesures contre le commerce anglais, continuait-il, se poursuivent avec vigueur, les nombreuses confiscations exercées dans lues ports en font foi. Depuis, à peine soixante bâtiments de différentes nations s'y sont présentés. Il est peu probable que d'autres arrivent encore, plusieurs des ports se trouvant déjà fermés par les glaces. Du moins, le nombre ne pourra être que très petit, et la même sévérité s'observera contra eux. Ainsi les six cents bâtiments dont Votre Majesté me parlent retourneront en Angleterre[28]. En réalité, il n'est point prouvé que les navires neutres chargés de produits anglais aient alors forcé l'entrée des ports russes en grande masse et par brusque effraction. Leur tendance était de se concentrer à Gothenbourg, devenu de plus en plus leur point d'attache et de ravitaillement, le quartier général de leurs opérations : de ce point ils se dirigeaient un à un ou par groupes peu nombreux vers le littoral de l'empire voisin, où ils trouvaient des facilités d'accès. En même temps une partie de leurs cargaisons, mise à terre, s'enfonçait dans la péninsule scandinave, remontait vers le Nord jusqu'aux rivages du golfe de Bothnie ; après avoir franchi cette mer intérieure, les produits coloniaux s'introduisaient en Russie, y étaient absorbés ou redescendaient dans le Sud pour envahir l'Allemagne : c'était par une infiltration continue que la Russie se laissait à petit bruit pénétrer et traverser par les denrées prohibées. La clôture des ports suédois couperait clone le mal dans sa racine, elle frapperait au point de départ de leur long circuit le négoce et le transit que le Tsar se déclarait impuissant à interdire tout à fait sur son propre territoire. La question était en Suède au moins autant qu'en Russie, et Alexandre avait été le premier à en faire la remarque ; quelques semaines auparavant, il avait dit à Caulaincourt : Le véritable entrepôt des marchandises anglaises et de contrebande est Gothenbourg... c'est ce port qu'il faut fermer. Si l'arrivée du prince de Ponte-Corvo enlève à l'Angleterre ce débouché, on frappera par là un coup qui se fera réellement sentir dans la Cité de Londres[29]. Lorsqu'il risquait cet aveu, Alexandre ne se doutait guère que Napoléon allait le prendre au mot et le mettre en demeure de coopérer à la fermeture de la Suède. Placé en présence de cette seconde partie de nos demandes, il éprouva un vif embarras. Il ne tenait nullement à susciter un ennemi de plus aux Anglais ; surtout, il désirait ménager les Suédois, parce qu'il renonçait moins que jamais à conjurer leur hostilité, à s'attirer ce peuple, et que l'élection de Bernadotte, loin de contrarier son dessein, semblait décidément propre à le favoriser. Arrivé enfin à Stockholm dans le milieu d'octobre, le nouveau prince royal s'y était montré sous un jour rassurant pour nos ennemis. Il n'avait fait déclarer la guerre aux Anglais que pour la forme, et cette démonstration n'avait été suivie jusqu'à présent d'aucun effet, d'aucune confiscation. En même temps, dans ses premiers rapports avec l'envoyé russe, Bernadotte avait déployé une prévenance et des grâces singulières : il avait même poussé la délicatesse jusqu'à écrire au Tsar pour lui exprimer, en fort bons termes, son désir de vivre au mieux avec ses voisins. De ces avances, fallait-il conclure avec plus de certitude que l'ancien maréchal n'était nullement l'homme de l'empereur Napoléon[30] ? Le fait était affirmé par Tchernitchef, qui invoquait des souvenirs personnels. Durant ses séjours à Vienne et en France, le jeune officier avait eu occasion d'approcher le prince de Ponte-Corvo et le loisir de l'étudier. En lui, il avait flairé un mécontent et un jaloux, un de ces hommes que les bienfaits et les reproches aigrissent également, et il jugeait très possible l'exploiter contre Napoléon, au profit de la Russie, ce trésor de fiel et de ressentiment, en même temps que les raisons trop réelles qui détournaient la Suède de s'abandonner complètement a la France. Encouragé par ces avis, Alexandre s'affermissait depuis quelque temps dans les plus audacieuses espérances : quel coup de partie s'il pouvait soustraire à Napoléon un de ses propres lieutenants, transformer en client de la Russie un maréchal d'Empire, promu au commandement de tout un peuple ! Mais comment vérifier et cultiver les dispositions du prince royal ? Comment approcher de lui sans donner l'éveil et entamer discrètement la conversation ? La démarche réclamée par Napoléon en fournissait le moyen. Eu s'autorisant de nos demandes et sous prétexte de donner plus de poids aux avertissements de la Russie, on enverrait un agent spécial à Stockholm, on dépêcherait ait prince un homme de confiance. Aux yeux de la France, cet émissaire aurait l'air d'être venu pour faire les réprimandes et les injonctions exigées : en réalité, il prendrait exactement le contre-pied du langage qu'il serait censé tenir ; au lieu de menacer, il aurait à rassurer, à prodiguer de tranquillisantes paroles ; il se mettrait ainsi en contact avec Bernadotte et le provoquerait in de plus complets épanchements. Par ses anciennes relations avec le prince, Tchernitchef
semblait mieux à même que personne de remplir cette commission équivoque.
C'était lui qui devait rapporter la réponse d'Alexandre à la lettre impériale
du 23 octobre ; il reçut ordre de passer par Stockholm pour se rendre à
Paris. Dans sa lettre à l'Empereur, Alexandre s'expliqua sur ce détour en une
phrase qui montrait à quel point l'art des restrictions mentales lui était
familier : Le colonel Tchernitchef,
disait-il, m'ayant paru mériter le contentement de
Votre Majesté, c'est lui que j'envoie porter cette lettre ; je le fais passer
par Stockholm pour faire connaître au gouvernement suédois le désir que Votre
Majesté a eu que j'appuie les démarches qu'elle a faites pour que la Suède
rompe avec l'Angleterre, quoique j'aie déjà la nouvelle que cela se trouve
fait. Prise en soi et à la lettre, cette phrase n'avait rien que de
conforme à la vérité. Oui, Tchernitchef dirait avec quelle passion, avec
quelle véhémence Napoléon souhaitait que la Russie fit à la Suède des
représentations et des menaces ; seulement, il ajouterait aussitôt et tout
bas qu'Alexandre était parfaitement résolu à ne tenir aucun compte de ce vœu,
qu'il laissait la Suède entièrement maitresse de ses décisions, libre
d'adopter vis-à-vis de l'Angleterre telle conduite qu'il lui plairait et de
se désintéresser de la guerre maritime ; en un mot, l'objet réel de la
mission était de faire savoir que son but apparent ne serait jamais rempli.
En trahissant les intentions de l'Empereur sous couleur de s'y conformer, Alexandre
espérait se créer des titres à la reconnaissance de la Suède, jeter les
fondements d'une réconciliation et peut-être d'une amitié durable. Ainsi,
c'est toujours entre les deux empereurs le même effort pour se disputer sous
main les positions d'où ils pourront s'observer et se combattre avec avantage
: dans ce jeu permanent, dès que Napoléon avance une pièce, Alexandre étend
aussitôt la main pour s'en saisir et la retourner contre l'adversaire. Visant
plus que jamais la Pologne et l'Autriche, il cherche en même temps à
s'emparer de la Suède ; mais cette fois, par un progrès dans la duplicité, il
couvre sa mystérieuse tentative d'un semblant de déférence aux désirs de
l'Empereur, et le service réclamé par la France lui devient occasion de la
desservir. Tchernitchef partit pour Stockholm dans les derniers jours de novembre. Sentant grandir son rôle et croître son importance, ravi d'une mission qui répondait à ses gants et à ses aptitudes, il se mit allégrement en route et lutta avec vaillance contre les difficultés que lui opposèrent la nature et la mauvaise saison dans cette campagne d'hiver. Durant la traversée du golfe, il lui fallut cheminer entre les îles d'Aland partie à pied sur une glace extrêmement mince, partie à force de rames[31] ; une tempête le tint bloqué trois jours sur un îlot désert et ne lui permit d'atteindre Stockholm que dans la nuit du 1er au 2 décembre ; il y arriva harassé et transi. L'accueil qu'il reçut dans la capitale suédoise lui servit de réconfort. Dès son arrivée, il fut prévenu que le prince royal aurait un extrême plaisir le revoir ; il fallait seulement que le jeune voyageur, pour se mettre eu règle avec l'étiquette, se fit d'abord présenter a Charles XIII. Tchernitchef s'acquitta de cette formalité et, au sortir de l'audience royale, fut conduit chez Bernadotte par le général de Suchtelen, ministre de Russie ; M. d'Engerström, ministre des affaires étrangères de Suède, assistait en quatrième à l'entrevue. Dès qu'il eut aperçu Tchernitchef, Bernadotte vint à lui
et littéralement, se jeta à son cou ; il l'embrassa plusieurs fois, avec
effusion. La présence des deux ministres borna quelque temps la scène à cette
pantomime et à des assurances générales d'amitié ; cependant, le prince s'étant un peu éloigné des personnes présentes,
Tchernitchef trouva moyen de lui glisser qu'il avait a remplir près de lui
une commission propre a empêcher quelque fâcheuse méprise sur les sentiments
de l'empereur russe : en conséquence, il sollicitait de Son Altesse Royale la
faveur d'une audience particulière. Fort intrigué, Bernadotte fixa le
rendez-vous au lendemain dimanche après le sermon
; — depuis qu'il avait mis le pied sur le sol suédois. il était devenu
luthérien zélé et se piquait d'observer scrupuleusement les pratiques d'une
religion chère h ses futurs sujets. En attendant, comme il avait grand'peur
de la Russie, il risqua à l'oreille de Tchernitchef une profession de foi
politique a l'adresse de cette puissance : il n'avait rien tant à cœur,
disait-il, que d'entretenir avec elle les meilleures relations et ne lui
créerait jamais l'ombre d'une difficulté : Sa Majesté
Impériale pouvait tourner ses armes contre l'Orient, le Midi et l'Occident,
sans que la Suède s'en émût ; la Suède sentait parfaitement que de l'empire
voisin dépendait sa sécurité ; elle pouvait
se passer de tout le monde, sauf de la Russie. Tout ceci fut dit très vite, à
voix basse, mais d'un ton chaleureux et pénétré : après quoi, s'étant
rapproché des personnes présentes, le prince ne
parla plus que de choses indifférentes. Le dimanche, après le sermon, lorsqu'on se retrouva sans témoins dans son cabinet, ce fut lui qui prit l'initiative des épanchements. Il allait parler, disait-il, comme avec ses entrailles. Était-il clone vrai que la Russie voulût forcer les résolutions de la Suède ? Elle n'y avait déjà que trop réussi, et c'était la crainte d'une intervention de sa part qui avait amené la déclaration de guerre aux Anglais, mesure désastreuse pour le pays. Sans doute, il était juste que la Suède payât son écot pour la cause du continent, mais pourquoi ne point tenir compte de sa situation et de ses facultés ? Il était impossible qu'elle se privât plus de huit ou dix mois des denrées alimentaires que lui fournissait la Grande-Bretagne ; quant à toucher aux marchandises déjà débarquées et emmagasinées, il n'y fallait point songer ; le respect dû à la propriété privée, les lois du royaume s'y opposaient. Au reste, Bernadotte se montrait fort sceptique sur l'effet que ces rigueurs pourraient produire en Angleterre ; à ses yeux, l'empêchement à la paix générale n'était pas là, et, sans prononcer encore le nom de Napoléon, usant d'une périphrase, il montra le principal obstacle dans l'ambition et l'amour-propre du gouvernement français. A ces mots, gros d'arrière-pensées, Tchernitchef comprit
qu'il pouvait parler sans crainte, que Bernadotte était mûr pour recevoir
toutes les confidences. M'apercevant alors,
dit-il dans son rapport au Tsar, des véritables
dispositions du prince à l'égard de la France, et voyant qu'il se livrait à moi
comme par le passé, je lui dis qu'il était vrai que l'empereur Napoléon
s'était adressé à Votre Majesté Impériale pour la prier d'appuyer les
demandes qu'il faisait à la Suède ; mais que, comme depuis la paix de
Frédériksham les vœux et l'intérêt politique de Votre Majesté lui ont fait
constamment désirer la prospérité intérieure de la Suède et la conservation
des relations amicales qui existaient entre la Russie et elle, son intention
n'est nullement de peser sur les volontés et les déterminations de la Suède,
qui, dans cette circonstance comme dans toute autre, pouvait se conduire
d'après ce que lui commanderait son propre intérêt, sans que de son côté elle
y mit le moindre obstacle. A peine ces paroles eurent-elles été prononcées que la satisfaction et le ravissement se peignirent sur les traits de Bernadotte ; il parut soulagé d'un grand poids. On lui rendait le repos, disait-il, et pour répondre à tant d'ouverture de cœur, il se mit à parler d'abondance sur la situation déplaisante et cruelle où le plaçaient les exigences françaises. Était-ce là le traitement auquel il eût dit s'attendre de la part d'une puissance qu'il avait servie utilement et peut-être honorée pendant trente ans, de la part de l'empereur Napoléon qu'il avait beaucoup appuyé dans de certains temps et auquel il avait évité bien des désagréments et embarras ? Ainsi mis en train, il ne s'arrêta plus et laissa voir, en même temps qu'un cœur tout suédois, les mauvais sentiments qui couvaient dans son finie contre son ancien compagnon d'armes, coupable surtout de l'avoir si prodigieusement distancé dans la carrière où ils avaient ensemble débuté du même pas. A cet égard, un mot le découvrit tout entier : Par malheur, dit-il, le sort avait voulu que de camarade il soit devenu sujet. Cependant, ajoutait-il, simple maréchal, il eût rougi de s'asservir à tous les caprices d'une humeur despotique ; à plus forte raison ne tolérerait-il point de telles saccades quand une valeureuse nation lui avait fait l'honneur de le désigner pour chef ; n'était-ce pas assez que d'avoir apporté à ce peuple, pour présent d'arrivée, une guerre ruineuse ? L'idée d'avoir si mal répondu à la confiance de la Suède le mettait à la torture, faisait le malheur de sa vie ; il ne s'en consolerait jamais. Et la vivacité emphatique de ses expressions, l'animation de son geste, l'enflure toute méridionale de son langage, jusqu'à cet accent gascon dont il n'avait jamais pu se départir, ajoutaient à ces étranges confidences, pour le Russe qui les recueillait, plus de piquant et de saveur. Le voyant en si bon chemin, Tchernitchef le laissa aller et n'eut qu'à le pousser un peu pour obtenir de lui les paroles les plus graves. Bientôt, désirant reconnaître la bienveillance avec laquelle l'empereur Alexandre compatissait à ses embarras et sentait sa position, revenant avec plus de force sur ce qu'il avait dit le jour d'avant, Bernadotte prit l'engagement d'honneur, en son nom et pour le gouvernement suédois, de ne rien faire en aucune circonstance qui pût en la moindre des choses déplaire à Sa Majesté de toutes les Russies. Il n'épouserait les querelles de personne, ne ferait jamais cause commune avec la Pologne et la Turquie, lors que l'initiative des hostilités viendrait de Pétersbourg : Sa Majesté Impériale pouvait porter ses armes à Constantinople, Vienne ou Varsovie, sans voir bouger la Suède, dont l'unique but serait toujours de rester unie à la Russie ; cette puissance devait désormais la regarder comme sa vedette fidèle, et considérer que le nouveau prince royal était devenu entièrement un homme du Nord. Deux heures durant, par de semblables discours, Bernadotte combla Tchernitchef de joie et d'espérances ; à la fin, voulant lui faire franchir un pas de plus dans son intimité, il l'invita pour le lendemain à un déjeuner sans façon, en tête-à-tête. Dans l'intervalle de ces conversations, le représentant français en Suède favorisait inconsciemment les efforts de Tchernitchef et lui facilitait la tache. Le baron Alquier était un homme d'activité et de valeur ; malheureusement, ancien membre de la Convention, où il s'était associé aux pires mesures, il avait gardé de ce passé jacobin quelque chose de tranchant et d'autoritaire dans l'esprit, de cassant dans la forme, un défaut absolu de tact, et le tout se traduisait par des allures de proconsul. Avec cela, une vie privée fâcheuse, un ménage irrégulier qu'il avait transporté de Naples à Stockholm, l'empêchaient de se mêler à la société où ses fonctions l'appelaient à figurer. Cette situation fausse, dont il souffrait, le rendait plus amer, plus irritable encore ; en lui, sous l'habit brodé du diplomate, reparaissait le révolutionnaire de tempérament et d'humeur, et qui plus est, le révolutionnaire aigri. Il avait le verbe liant, mordant, agressif, et passait son temps à mal parler du gouvernement et du pays auprès desquels il représentait. Sur le compte du prince royal, il s'exprimait en termes tout a fait inconvenants : il accordait volontiers que c'était un bon diable, un lion bouline, non dépourvu de moyens, mais une tête du Midi, chaude, volcanique, subissant les impulsions les plus diverses et tournant à tous les vents ; nulle suite dans les idées ; peu ou point de caractère, rien de ce qu'il dit fallu pour dominer une situation difficile, pour réprimer l'effervescence qui persistait à Stockholm et qui faisait penser aux temps de la Terreur en France ; le prince ne saurait jamais remettre tout en ordre par un bon coup d'État, la seule chose pourtant qui pût sauver la Suède. Quant à la nation, M. Alquier la taxait de légèreté, d'outrecuidance et de rouerie : il infligeait aux Suédois l'épithète de Gascons du Nord. Il convenait d'ailleurs que leur situation était désastreuse, qu'une rupture complète avec l'Angleterre les réduirait aux plus cruelles extrémités, et il ne cachait pas que ses instructions lui commandaient a peu près d'exiger l'impossible : néanmoins, disait-il, puisque telles étaient les volontés de l'Empereur, il fallait que l'impossible se fit. Il tenait ces discours à tout venant et particulièrement à Tchernitchef ; pour mieux convaincre que la France disposait de la Russie, il affectait avec l'émissaire de cette cour une intimité sans bornes, lui témoignait une confiance fort mal placée, et répandait par toute la ville que l'aide de camp du Tsar était venu à seule fin de mettre à la raison la Suède récalcitrante. Ces propos blessants, dont l'écho retentissait aux oreilles de Bernadotte, l'offensaient gratuitement et l'exaspéraient. Le jour al Tchernitchef déjeuna chez lui, il renvoya les domestiques dès que l'on fut à table, et aussitôt, en termes pleins d'amertume, fit allusion au langage que tenait le ministre de France et aux intentions qu'il prêtait à la Russie. A le trouver si affecté et si chagrin, Tchernitchef jugea l'occasion particulièrement opportune pour renouveler et accentuer ses communications consolantes : elles n'en produiraient que d'autant plus d'effet. Il répéta donc, affirma sur tous les tons que la Russie ne s'associerait jamais contre la Suède à aucune mesure de coercition et de rigueur ; son maître l'avait envoyé tout exprès pour confier à la discrétion du prince cette résolution inébranlable. A ces mots, réconforté de nouveau et ne se possédant plus de joie, Bernadotte ne sut comment témoigner sa gratitude : il chercha un moyen de renchérir encore sur ses précédentes assurances ; la veille, il avait donné sa parole d'honneur qu'il n'agirait jamais contre la Russie ; maintenant, il donnait sa parole d'honneur sacrée et parlait déjà de se lier par écrit. Ensuite, il se posa en victime de Napoléon. Sa vanité exubérante, faisant tort à son jugement, le jetait parfois en de naïves erreurs, et c'est ainsi qu'il s'imaginait de bonne foi avoir inspiré de la jalousie à l'Empereur. Dans toutes les circonstances, disait-il, celui-ci l'avait placé de manière à le sacrifier, une gloire de moins étant très fort son fait ; aujourd'hui, s'il se montrait aussi dur envers la Suède, c'était sans doute par désir de dominer le monde entier, mais aussi pour lui faire tort et déplaisir, à lui Bernadotte, et par un raffinement de mauvaise volonté à son égard. Et pourtant que de services le maréchal Bernadotte n'avait-il pas rendus à son ancien chef ? De quels pas difficiles ne l'avait-il point aidé à se tirer ? Son abnégation, son désintéressement dans toutes les circonstances revenaient sans cesse dans sa bouche, et toutes ses paroles tendaient à prouver que Napoléon était son obligé et se comportait en ingrat. Mais le ton adopté récemment avec la Suède, reprenait-il, ne se supportait pas deux fois, et peu à peu, s'animant, montant, se grisant de ses propres discours, il ne se contentait plus de promettre à la Russie une neutralité bienveillante, il en venait à prévoir une rupture et une Guerre avec la France. Il aimerait mieux périr les armes à la main d'une manière honorable que de laisser avilir la nation qui l'avait choisi pour la gouverner ; l'empereur Napoléon ne pouvait pas l'atteindre si la Russie ne s'en mêlait point ; quand même il le pourrait, on verrait encore quel parti prendraient les soldats français une fois sur le territoire de Suède ; il en était trop connu, aimé et respecté, et les avait commandés en trop de circonstances pour ne point en partie compter aussi sur eux. Là-dessus, ajoute Tchernitchef dans son rapport, on vint nous interrompre, et le prince, qui allait à la parade, m'engagea à l'y suivre. Devant le front des troupes, Tchernitchef retrouva le brillant général qu'il avait connu à l'armée du Danube, le chef à l'air martial, à l'œil vif, a la taille bien prise, à l'abondante chevelure Bottant au vent. Ce qui frappait surtout en Bernadotte, c'était l'aisance parfaite avec laquelle il était entré dans son nouveau rôle : rien chez lui qui sentit le parvenu ; pas un mouvement faux ou déplacé. Avec une dignité tranquille, il inspectait les troupes, figurait devant le peuple assemblé, recevait des placets, faisait largesse aux pauvres, s'offrait aux hommages et aux acclamations, comme s'il se fût exercé de tout temps à ces fonctions de la souveraineté. Il ne quitta Tchernitchef que pour aller chez le Roi, auquel il témoignait la plus respectueuse déférence ; mais il voulut revoir l'officier russe dès le lendemain : il le retint cette fois à déjeuner et à dîner. Avant de se séparer définitivement de lui — Tchernitchef ne pouvait plus retarder son départ pour Paris — il lui remit une lettre à l'adresse de l'empereur Napoléon, une autre pour la princesse Pauline ; dans la première, il demandait un peu de temps pour s'acquitter de ses promesses ; dans la seconde, il sollicitait la princesse d'intercéder en sa faveur. Il pria Tchernitchef de lui rendre à Paris le même service, de plaider sa cause, d'exposer l'état déplorable de la Suède et l'indulgence qu'il comportait. Au fond, il craignait encore de rompre en visière a Napoléon, et parmi les raisons qui le portaient à différer, il en était une dont il ne fit point mystère à son nouveau confident : Le prince, écrivait Tchernitchef, poussa sa franchise jusqu'à me dire que la Suède étant pauvre, il était encore obligé de se contraindre parce qu'il avait besoin de retirer jusqu'au dernier écu de ce qu'il possédait en France. Cette réserve prudente ne l'empêchait point, l'instant d'après, d'envisager les plus héroïques perspectives. Il fallait, disait-il, que Napoléon se gardât de toucher à la Suède, il y retrouverait une Espagne. En électrisant la nation et en la conduisant avec un peu de génie, on la rendrait invincible, et déjà Bernadotte se voyait réfugié et inaccessible dans les glaces du Nord, entouré de son peuple fidèle, donnant au monde un grand exemple de constance et d'intrépidité : il se composait magnifiquement ce rôle et s'y drapait. Pourtant, si son imagination lui faisait parfois envisager de telles hypothèses, si sa verve hâbleuse se plaisait à les développer, il avait trop le sens des réalités pour s'y arrêter bien sérieusement. Prudent et avisé sous des dehors fanfarons, il s'était dit au contraire que son pays d'adoption et lui-même risqueraient moins, suivant toutes probabilités, à se brouiller avec la France qu'avec la Russie, qu'ils pourraient y gagner tout autant, et là était en partie le secret de sa contenance. A supposer qu'une campagne victorieuse rendit aux Suédois la Finlande, ce succès demeurerait éphémère ; il serait le signal de longues luttes où la victoire resterait en fin de compte aux gros bataillons, à la puissance qui disposait de quarante millions d'hommes contre quatre. Au contraire, si la Suède passait condamnation sur la Finlande, si elle renonçait définitivement à toute reprise sur le continent pour se confiner et se répandre à l'aise dans la péninsule scandinave, elle désarmerait l'hostilité de sa redoutable voisine, s'en ferait une protectrice, assurerait la sécurité de sa seule frontière exposée ; s'isolant de l'Europe et des grandes affaires, elle se réduirait à une condition plus modeste, mais plus sûre, fonderait sa tranquillité a venir, sans préjudice de satisfactions immédiates et fort appréciables. Pour elle, le mieux n'était-il point de chercher une compensation plutôt qu'une revanche ? Au lieu de regarder obstinément vers l'Est et de fixer la Finlande, que ne se détournait-elle vers l'Ouest, vers cette Norvège qui s'offrait à elle comme un dédommagement tout trouvé ? Dès son arrivée, Bernadotte avait entrevu dans ses principales lignes le plan qu'il devait embrasser par la suite et qui lui fournirait l'occasion d'un rôle plus profitable que glorieux[32]. Non qu'il eût encore érigé ce système en règle absolue ; porté à s'exagérer l'importance de sa découverte, Tchernitchef allait trop loin sans doute lorsqu'il annonçait à Pétersbourg que l'empereur Alexandre pouvait désormais disposer du prince royal et le mouvoir à son gré[33]. En homme pratique, Bernadotte tiendrait compte des circonstances, se Guiderait d'après leurs indications. Toutefois, lorsqu'il aurait à se décider, deux éléments s'associant en lui, une pensée politique et une passion, la conception renouvelée qu'il se faisait de l'intérêt suédois et sa haine pour Napoléon, mettraient toujours en faveur de la Russie un poids puissant dans la balance. Si Tchernitchef s'abusait peut-être en attribuant dès à présent à ces deux mobiles une force irrésistible, il les avait parfaitement démêlés l'un et l'autre, et il pouvait s'applaudir à juste titre de les avoir reconnus et saisis : sine telle constatation valait bien quelques jours de retard dans la remise de la lettre par laquelle Alexandre opposait aux demandes de la France une réponse poliment évasive. III Napoléon avait appris très vite, par d'autres voies, que la Russie refusait d'adhérer pleinement à son système de guerre. Dès les derniers jours d'octobre, Kourakine avait remis une note dans laquelle son gouvernement, au lieu de s'expliquer sur la double question des tarifs et des neutres, s'enfermait dans de vagues promesses de concours et de vigilance. En même temps arrivaient du :Nord des avis significatifs : une partie des bâtiments qui s'étaient concentrés dans la Baltique et dont le nombre total était évalué maintenant à douze cents, avaient débarqué leurs cargaisons en Russie ; un immense transit continuait à s'opérer par cet empire, qui inondait le grand-duché de produits coloniaux et en approvisionnait l'Allemagne. Sous l'impression de ces faits, Napoléon ordonne de préparer une réponse à la note de Kourakine : il la veut fort polie, fort douce, mais contenant les vérités qu'il est bon que la Russie connaisse[34] ; elle reprendra tous nos arguments, renouvellera nos instances avec une extrême énergie, et conclura ainsi : Tant que les marchandises anglaises et coloniales viendront par la Russie en Prusse et en Allemagne, et qu'on sera obligé de les arrêter aux frontières, il sera bien évident que la Russie ne fait pas ce qui est convenable pour faire du tort à l'Angleterre[35]. Après avoir fourni le canevas de cette note, l'Empereur avait laissé à Champagny le soin de la mettre en forme, lorsqu'il reçut, pendant la première moitié de novembre, le compte rendu des conversations dans lesquelles Alexandre s'était prononcé en principe contre l'éloignement universel des neutres. Devant cette fin de non-recevoir, qui répondait par avance à sa lettre, il se sentit fixé ; perdant tout espoir d'être écouté et suivi, il comprit que la Russie ne l'aiderait jamais à consommer l'anéantissement de l'Angleterre. Cette fois, sa colère fut muette et ne se manifesta par aucun éclat. Comme son intérêt n'est nullement de précipiter la crise, il se contient et dissimule. Sachant d'ailleurs que ses prétentions manquent de fondement légal et que la Russie, en repoussant ses demandes, ne lui fournit contre elle aucun droit, il s'abstient de toute plainte. Même, ayant renoncé il convaincre Alexandre, il juge inutile de prolonger et d'envenimer une discussion qui ne peut qu'accentuer prématurément le désaccord ; il remanie, abrège la note préparée pour Kourakine, transforme en simple déclaration de principes cette ardente requête[36]. Il ne laisse échapper aucun mot qui trahisse des desseins hostiles : lorsqu'il reverra Tchernitchef, il lui dira, d'un ton très modéré et sans montrer le moindre signe de colère, qu'il s'était cru obligé de faire savoir à Sa Majesté Russe la seule manière de réduire les Anglais, mais que puisqu'elle la jugeait contraire aux intérêts de son pays, ce qui au fond pouvait être vrai, il n'y attachait plus une aussi grande importance[37]. S'il ne faut à la Russie, pour se rassurer sur nos intentions, que des phrases conciliantes, il ne les lui refusera pas, et Caulaincourt est là pour les fournir : c'est à cette seule fin qu'il laisse à Pétersbourg cet ambassadeur d'une imperturbable bonne grâce[38]. Seulement, n'attendant plus rien de la Russie, il ne tiendra plus aucun compte des intérêts, des susceptibilités d'Alexandre, dans ce qu'il fera lui-même pour atteindre son but par d'autres voies. Il appropriera librement aux besoins de sa lutte contre l'Angleterre tous les pays qu'il occupe et détient ; partout il agira, dépècera les royaumes, déplacera les frontières, répartira et distribuera la matière humaine au gré de ses spéculations effrénées, comme s'il était seul en Europe empereur et maitre. Ces innovations audacieuses, qui doivent, il le sait, indisposer plus fortement la Russie, il les réalisera de suite, avant que la paix avec la Porte ait rendu aux urinées du Tsar la pleine liberté de leurs mouvements. Après cette paix d'Orient qui se fera apparemment au cours de l'année prochaine, si l'empereur Alexandre se tient à une attitude passive et résignée, il le laissera à son isolement et ne s'occupera que de l'Angleterre ; il juge toutefois plus vraisemblable que la Russie, débarrassée de la diversion turque, se rapprochera ouvertement de nos adversaires, si ceux-ci n'ont point d'ici là posé les armes, et démasquera des intentions hostiles. Mais lui-même, à cette époque, se trouvera avoir reconstitué ses forces d'Allemagne et recréé sa grande année ; il disposera d'une masse d'hommes supérieure à toutes celles qu'il a jusqu'à présent mises en mouvement, suffisante pour écarter à jamais la Russie de la scène européenne ou pour la ramener d'autorité dans l'alliance, et l'idée qu'il faudra en finir par là, qu'une campagne décisive au Nord s'imposera à lui comme le terme de ses travaux, s'empare plus despotiquement de son esprit ; à ses veux, cette perspective déjà entrevue se lève de plus en plus par delà les entreprises présentes, monte et grandit sur l'horizon, se dessine et se déploie en traits plus marqués dans le lointain de l'avenir. Pour l'instant, c'est une explosion de mesures arbitraires et violentes, une frénésie de conquêtes, une mainmise plus brutale sur tous les pays d'où il importe que les Anglais soient exclus et rejetés. Au Sud, Napoléon juge l'occasion propice pour s'inféoder définitivement l'Espagne. A l'extrémité de la Péninsule, Masséna a envahi enfin le Portugal, refoulé l'armée de Wellesley, dépassé Coïmbre, enlevé les approches de Lisbonne ; les dernières nouvelles le montrent à cinq lieues de cette capitale. Sans doute, derrière l'épais rideau de montagnes qui cache à la vue les armées aux prises et ne laisse passer que le bruit confus et grossissant d'une lutte acharnée, il est difficile d'apprécier la marche et la tournure des opérations. Néanmoins, Napoléon espère à tout moment apprendre que Masséna est dans Lisbonne, que Wellesley s'est embarqué avec ses troupes, et que le Portugal est vide d'ennemis. En prévision de ce succès, il invite le gouvernement, de Madrid à ouvrir une négociation avec les cortes insurrectionnelles de Cadix, à les sommer nue dernière fois de reconnaître la dynastie française et le pacte de Bayonne : à ce prix, il respectera l'intégrité de l'Espagne ; sinon, il la démembrera pour la punir de lui avoir résisté, annexera les provinces du Nord et du haut de ses frontières portées jusqu'à pèsera de tout son poids sur l'Espagne mutilée. En même temps, toujours enclin à procéder par masse d'événements, il voudrait qu'avec la soumission de la Péninsule coïncidât un grand coup sur la mer du Nord et la Baltique. Après avoir réservé le sort des villes hanséatiques et des territoires adjacents, par ménagement pour la Russie, il décide de les réunir à l'Empire. Dès le 14 novembre, trois jours après qu'il a reçu les réponses négatives d'Alexandre au sujet des neutres, cette volonté est en lui, bien qu'elle ne doive se manifester à l'Europe qu'un mois plus tard, par sénatus-consulte. En substituant à Brême, à Hambourg, à Lubeck, ses préfets à ses consuls et à ses commandants militaires, la conquête à l'occupation, en plaçant sous le réseau serré de son administration des contrées sur lesquelles il n'a exercé jusqu'alors qu'une autorité indirecte, il espère, en même temps qu'il découragera en Allemagne toute velléité d'indépendance, mettre plus facilement les pays réunis en valeur et en action pour la lutte maritime, susciter contre l'ennemi de nouveaux peuples et de nouvelles forces ; surtout, il veut prouver aux Anglais que chaque refus de traiter, chaque témoignage d'opiniâtreté se paye pour eux par un désastre irrévocable, par la fermeture définitive à leur commerce de l'un de ses débouchés nécessaires. Au printemps, il leur a montré dans une prompte paix le seul moyen de sauver la Hollande et les villes hanséatiques ; le cabinet de Londres est demeuré sourd a cet avertissement ; la Hollande a été réunie. Plus récemment, dans des conférences a Morlaix pour l'échange de prisonniers, dans des pourparlers qui pouvaient servir d'acheminement in une négociation de paix, le ministère anglais n'a montré que mauvais vouloir et raideur ; il faut donc que la menace s'accomplisse tout entière, que les ports allemands suivent le sort de la Hollande, que la domination française sur les côtes s'accroisse d'un mouvement continu, fatal, irrésistible, à mesure que les Anglais s'obstineront à prolonger sur les mers leur domination usurpée. Cette gradation dans ses œuvres que Napoléon s'est toujours fait un principe d'observer, le conduit maintenant à des actes qui apparaissent comme un défi à la raison et au bon sens. Il arrive à créer un empire monstrueusement étendu, difforme dans son immensité, tout en bras, si je puis dire, à partir des Alpes et du Rhin, s'allongeant sur la côte méditerranéenne jusqu'à dépasser Home, projetant d'autre part sur le littoral allemand, du Texel à Lubeck, une bande étroite de départements français. Par cette double étreinte, il voudrait embrasser l'Europe centrale, la séparer des Anglais, organiser tous les rivages du continent en un seul front de défense et d'attaque, et après avoir décrété la mise en interdit temporaire des îles Britanniques, les placer en état de blocus permanent. Au Sud, il peut avancer indéfiniment sans rencontrer de résistance, car il ne trouve devant lui que des peuples débiles, et inertes, déjà assujettis à son influence. Au Nord, qu'il fasse un pas de plus, et il se heurtera au seul point solide et résistant qui se présente devant lui dans l'Europe décomposée, c'est-à-dire à la Russie ; déjà, en appuyant à la Baltique la droite de ses frontières, il porte à la sécurité de cet empire une atteinte plus flagrante et plus grave que toutes les précédentes. La réunion des côtes portait d'ailleurs en soi le germe d'un conflit direct avec la Russie. Pour donner à nos nouvelles possessions plus de corps et de cohésion, il importait d'associer au sort des domaines hanséatiques certains territoires qui serviraient à les relier ou à les arrondir, à nous donner sur le littoral une frontière ininterrompue. Il fallait amputer de leur partie supérieure le royaume de Westphalie et le grand-duché de Berg, englober aussi dans l'annexion certaines principautés, qui se trouvaient, par l'enchevêtrement des États germaniques, mêlées aux pays à réunir. Parmi ces parcelles vouées à l'expropriation figurait le duché d'Oldenbourg, mince bande de territoire qui s'allongeait entre l'Ost-Frise et le Hanovre, et qui effleurait au Nord le vaste estuaire de la Jahde, déjà occupé et fortifié par nos troupes. Oldenbourg était l'apanage d'une antique maison, unie à celle de Russie par des liens de famille : le duc actuel était oncle de l'empereur Alexandre, qui considérait l'Oldenbourg comme un fief de sa couronne. Napoléon allait-il traiter ce protégé, ce parent du Tsar, comme les principicules voisins, c'est-à-dire le déposséder moyennant indemnité pécuniaire, le médiatiser et le pensionner ? Par un reste d'égards pour l'empereur Alexandre, il consentit à une exception en faveur de l'Oldenbourg. Il s'arrêta d'abord à l'idée de respecter cet État : il se bornerait à l'enclaver dans nos possessions, à le couvrir de nos douanes, à l'enserrer dans notre système militaire et fiscal, à le préserver ainsi de tout contact avec l'Angleterre, à l'emprisonner et à le murer dans l'Empire. Cependant cette dérogation à la règle commune n'avait été admise par lui qu'à regret ; la solution de continuité qui en résultait dans le tracé de notre frontière maritime répugnait à ses principes et choquait sa vue. Au bout de quelques jours, il s'avisa que le duc ne refuserait certainement point d'échanger une ombre de souveraineté contre un établissement moins précaire dans une autre partie de l'Allemagne. Tandis que l'on préparait le sénatus-consulte relatif aux villes hanséatiques, il fit examiner la question de l'Oldenbourg, chercha un équivalent, et crut le trouver à peu près dans Erfurt et le territoire environnant, restés entre ses mains, et qui représentaient la sixième partie du duché pour l'étendue, le tiers pour la population, et un peu plus que la moitié en revenu[39] ; au besoin, quelques parcelles avoisinantes pourraient combler la différence. Le 13 décembre, le sénatus-consulte fut rendu. Il consacrait la réunion de la Hollande et prononçait en principe celle du littoral allemand, sans entrer dans le détail des pays à annexer. En même temps, l'Empereur déclarait, il faisait même écrire à son ambassadeur eu Russie que le duc d'Oldenbourg aurait il opter entre deux partis : rester sur place avec les restrictions qui seraient imposées à sa souveraineté par l'établissement des douanes françaises, ou renoncer à sa principauté et recevoir Erfurt en compensation[40]. Un envoyé spécial fut chargé de lui proposer celle deuxième combinaison, mais il était entendu que sa volonté ne serait aucunement contrainte et qu'il aurait à choisir librement l'un ou l'autre terme de l'alternative. En réalité, cette réserve était de pure forme, et l'Empereur ne mettait point en doute que l'expression de son vœu ne fût accueillie comme un ordre. Il se trouva pourtant que le duc, se considérant comme simple administrateur de la principauté au profit d'un pupille, ne se jugea pas autorisé à disposer du bien patrimonial de sa maison ; il préféra au riant pays d'Erfurt le pauvre et sablonneux domaine où avaient régné ses pères ; il demanda à y demeurer, dans quelque condition que ce fût : en termes humbles et respectueux, il déclina l'échange[41]. Cependant les autorités françaises, préjugeant sa décision et s'armant des termes généraux du sénatus-consulte, faisaient déjà irruption dans 1c duché, mettaient la main sur l'administration et les caisses. Le duc protesta, au nom de son droit reconnu par l'Empereur et outrageusement violé ; mais Napoléon n'admit point que la résistance d'un vassal, d'un membre obscur de la Confédération, pût arrêter res.sor de sa domination et obliger la France à un pas rétrograde. Par un procédé d'autocrate, il trancha la difficulté qu'il n'avait point réussi à dénouer. Le 22 janvier 1811, il signait un décret ordonnant la prise de possession de l'Oldenbourg et transférant sur Erfurt les droits de la famille ducale. Par ce déplacement brutal, il contrevenait à l'article 12 du traité de Tilsit, aux termes duquel les ducs d'Oldenbourg, de Saxe-Cobourg et de Mecklembourg-Schwerin devaient être remis chacun dans la pleine et paisible possession de ses États. Sans intention de brusquer le conflit — il avait fait questionner le duc de Vicence sur les moyens d'atténuer le mécontentement qui se produirait à Pétersbourg[42], — mais dominé et aveuglé par la conviction que sa volonté devait être tenue en tout lieu pour loi de l'univers, il se rendait coupable vis-à-vis d'Alexandre d'un manquement direct, gratuit, inutile, d'une offense caractérisée, que rien ne saurait justifier ni pallier. Seulement, trois semaines auparavant, le 31 décembre 1810, avant de connaître la réunion des villes hanséatiques et le péril de l'Oldenbourg, d'un mouvement spontané et non provoqué, Alexandre avait le premier porté à l'alliance une atteinte formelle. L'infraction avait été commise en ces matières de commerce où Napoléon se montrait particulièrement ombrageux. A Tilsit, par l'article 27 du traité patent, les deux parties s'étaient promis, en attendant qu'elles fissent une convention de commerce, de rétablir leurs relations économiques sur le pied où elles existaient avant la guerre ; c'était remettre provisoirement en vigueur le traité du 11 janvier 1187, le seul qui eût été jamais passé entre les deux empires. Cet acte, l'un des derniers et des plus utiles succès de la diplomatie royale, assurait à nos produits en Russie un traitement privilégié à certains égards et ne les assujettissait qu'a des droits modérés. Depuis 1807, le rétablissement de ce système, combiné avec les engagements pris contre l'Angleterre, était considéré à Pétersbourg comme l'une des causes de la crise aiguë que traversaient les intérêts matériels et la fortune publique. Tandis que la suspension du trafic avec Londres ne permettait plus à la Russie d'écouler les produits de son sol, les importations françaises, qui se faisaient par terre, avaient pris un assez grand développement : elles consistaient surtout, en articles de luxe, d'un prix élevé, dont l'achat attirait hors de l'empire une grande quantité de numéraire, que ne remplaçait plus l'argent procuré en temps normal par les exportations maritimes. La balance du commerce, pour employer le langage et se référer aux doctrines de l'époque, souffrait de ces débours non compensés, et les conseillers financiers du Tsar attribuaient principalement à ce motif la baisse considérable du change, qui désolait la nation et alarmait le pouvoir. A la fin de 1810, Alexandre ne résista plus à modifier cette situation par un coup d'autorité, quel qu'en pût être le retentissement sur les rapports politiques de son empire. Sans consulter ni prévenir Napoléon, il fit élaborer par un comité d'hommes spéciaux, puis promulgua l'ukase célèbre qui, remaniant l'ensemble des tarifs douaniers, frappait spécialement la France et modifiait, par décret, des relations établies par traité[43]. Aux termes de l'ukase, les produits introduits par terre, c'est-à-dire français, étaient. frappés de droits rigoureux ou prohibitifs ; le brulement des marchandises était ordonné au cas de pénétration frauduleuse ; c'était la guerre économique à la France, la guerre sous sa forme la plus brutale et la plus injurieuse. Quant aux produits venus par nier, c'est-à-dire non français, l'ukase leur accordait en principe un traitement meilleur et ne prononçait en aucun cas la destruction des marchandises introduites en contrebande. Il allait de soi, à la vérité, et il était d'ailleurs spécifié que l'application des nouveaux tarifs était suspendue à l'égard des puissances avec lesquelles la Russie était en guerre : pour celles-ci la prohibition absolue demeurait la règle. Les ports restaient donc fermés aux articles notoirement anglais, mais, d'après l'interprétation donnée à l'ukase par Alexandre lui-même[44], les dispositions libérales de cet acte s'appliquaient au commerce fait à bord de navires neutres et spécialement américains, c'est-à-dire à celui que Napoléon considérait, non sans raison, comme une branche du commerce britannique, la plus productive de toutes, celle qu'il eût été indispensable de détruire. L'ukase favorisait par conséquent l'Angleterre à nos dépens ; la rupture commerciale avec la France s'aggravait d'adoucissements admis au profit de nos rivaux ; sous un double point de vue, le nouveau régime douanier se mettait en révolte contre les sentiments d'étroite solidarité qui demeuraient officiellement la règle des rapports. lin homme d'État a dit de nos jours : L'hostilité économique est incompatible avec l'amitié politique[45] ; combien plus en ce temps où Napoléon portait sur le terrain du commerce son principal effort contre les Anglais et y concentrait la lutte à laquelle il prétendait associer l'Europe ! Sur ce terrain, s'éloigner de nous et faire un pas vers nos ennemis, c'était accentuer la scission des intérêts, l'opposition des principes, et, aux yeux de tous, dénoncer l'alliance[46]. Ainsi Napoléon et Alexandre, à vingt jours d'intervalle, A l'insu l'un de l'autre, sans que les actes du second pussent être considérés comme une réplique aux excès du premier, en venaient à transgresser matériellement le pacte dont ils avaient dès longtemps abjuré l'esprit. Ils arrivaient à cc résultat naturellement, presque inconsciemment, comme au terme inévitable de la marche en sens inverse qui depuis dix mois les éloignait l'un de l'autre. Tous deux avaient observé certains ménagements et gardé quelque retenue, tant qu'ils avaient vu dans l'alliance un moyen de s'assurer de respectives satisfactions ; ils avaient admis ce frein parce qu'ils y trouvaient encore un levier. Aujourd'hui que Napoléon désespère d'un secours effectif contre l'Angleterre et qu'Alexandre renonce à retenir intégralement les Principautés, ils se laissent aller à considérer leurs obligations comme éteintes et périmées : ils n'y voient plus que des effets survivant à leur cause et s'en dégagent instinctivement. Dans tout ce qu'il décrète et opère, Napoléon ne prend plus conseil que de ses convenances et de ses appétitions ; de son côté, Alexandre permet aux intérêts froissés de son peuple, aux passions comprimées de sa noblesse, de se redresser peu à peu, de reprendre leur niveau, de s'imposer finalement à lui et de dicter ses décisions. Chez lui, à l'instant où nous sommes parvenus, une circonstance particulière expliquait cette hardiesse. Ses préparatifs militaires, en voie d'accomplissement depuis six mois, étaient entièrement achevés : la Russie était prête. A l'heure où Napoléon ne lui supposait d'autre force immédiatement disponible que celle retenue sur le Danube, elle avait réussi, en se couvrant d'ombre et de mystère, par un long effort de dissimulation et d'activité discrète, à mobiliser et à concentrer deux cent quarante mille hommes derrière sa frontière de l'Ouest. Alexandre sait que les effectifs sont au complet, les magasins formés, le matériel et les approvisionnements réunis : il sait qu'il a en main, tout organisées, en état de se battre, vingt et une divisions d'infanterie, huit de cavalerie, plus trente-deux régiments de Cosaques, le tout composant deux années, l'une de première ligne, la seconde à peu de distance en arrière et prête à rejoindre au premier signal, avec une réserve de cent vingt-quatre mille hommes[47]. En face de lui, au delà de la frontière, il n'aperçoit que les cinquante mille Polonais du duché, et plus loin quarante-six mille Français, disséminés dans des places ou répartis dans la basse Allemagne, environnés d'alliés d'une fidélité douteuse. La France n'est donc aucunement en mesure, avant plusieurs mois, de se porter coutre lui, et il peut, sans danger immédiat, prononcer sa défection économique. Mais laissera-t-il ensuite à Napoléon le temps de préparer et de consommer sa vengeance ? Ajournera-t-il une lutte inévitable jusqu'à ce que le conquérant se soit dégagé de I-Espagne, qu'il ait rappelé à lui toutes ses années, qu'il en ait organisé de nouvelles, qu'il ait réoccupé l'Allemagne et confédéré l'Europe contre la Russie ? Aujourd'hui que la disproportion des forces compense l'inégalité des talents, la prudence ne commande-t-elle point aux Russes d'être entreprenants et audacieux, d'user de leur avantage, de prendre les devants, de fondre sur un adversaire momentanément dépourvu ? En possession des moyens qu'il a rassemblés pour se défendre, Alexandre éprouve aussitôt la tentation de les employer à l'offensive. L'orgueil de se sentir, pour une fois, plus fort matériellement que Napoléon, mieux armé, en mesure de frapper le premier et de frapper à l'improviste, l'exalte et l'enivre : lui-même est pris d'un subit vertige. Le désir de donner le branle à l'insurrection européenne et de s'en faire le chef, de substituer au joug de la France l'hégémonie bienfaisante de la Russie, ressaisit et soulève son fine. Le projet de capter et d'envahir hi Pologne, qui germe en lui depuis plusieurs mois, arrive à maturité et à éclosion. L'occasion lui semble trop propice pour qu'il renonce à en user, à profiter d'un concours unique de circonstances, et brusquement, en quelques jours, il se décide à passer, des préparatifs de Faction, à l'action même. Neuf jours après l'ukase, le 8 janvier 1811, connaissant la réunion des villes hanséatiques, mais ignorant encore la prise de possession de l'Oldenbourg, c'est-à-dire le grief particulier et personnel que Napoléon lui fournit, il s'ouvre à son confident, et sa correspondance avec Czartoryski, jamais interrompue, prend une activité, une précision, une importance toutes nouvelles. Ce n'est plus un conseil qu'il cherche, unie idée vague qu'il soumet aux réflexions d'un ami, c'est une série de questions qu'il pose, auxquelles il demande réponse, et un plan complet qu'il dévoile. Son but, c'est de renverser en Europe le pouvoir usurpé de
la France ; son moyen, c'est d'abord de prononcer la reconstitution de la
Pologne, de s'en déclarer roi, de jeter en même temps sur Varsovie cent mille
Russes, qui seront renforcés tout de suite par cent
mille autres[48], et auxquels les
soldats du duché seront invités à se réunir. Si cette fusion s'opère, la
première ligne des défenses françaises se trouvera du même coup anéantie, la
Vistule dépassée, Dantzick isolé et tourné : la Russie, rassurée par la
parole de Bernadotte contre toute crainte de diversion sur son territoire,
pourra atteindre l'Oder et paraitre à l'entrée de l'Allemagne. Là, fortifiée
immédiatement de la Prusse, elle présentera une niasse de trois cent trente
mille combattants, qui sera portée à plus de cinq cent mille si l'Autriche, moyennant des avantages qu'on lui offrira,
entre de même en jeu contre la France[49]. En Allemagne,
la patience semble a bout ; à la vue des armées libératrices, l'entrainement
sera universel et la défection contagieuse ; le patriotisme exaspéré, la
haine de l'étranger, l'amour de l'indépendance, vaudront sans cesse à la
coalition de nouveaux membres ; ces nobles passions, qui faisaient jadis la
force et le ressort des Français, combattront aujourd'hui avec la Russie et,
changeant de camp, déplaceront la victoire. Mais le concours des Polonais du
duché, au début de l'opération, est indispensable pour en assurer le succès
et in même la possibilité. C'est entre les mains de ces cinquante mille
hommes que se trouve placé, en définitive, le sort de l'Europe. Seront-ils au
premier qui leur offrira, non la probabilité, mais
la certitude de leur régénération[50] ? Peut-on
attendre d'eux, si on réalise tolites leurs espérances, qu'ils rompent à ce
prix leurs attaches avec Napoléon et se décident à un changement de front
instantané ? Alexandre est prêt à leur donner une parole solennelle, à leur
promettre une constitution libérale, une patrie qui comprendra, avec le
duché, les provinces russes, et qui s'accroitra vraisemblablement de la
Galicie autrichienne ; mais il tient, avant de rien tenter, à acquérir la
certitude de leur adhésion. Que Czartoryski parle donc,
avec les précautions convenables, aux principaux chefs de la nation et de
l'armée, à ceux dont la discrétion est certaine, qu'il sonde leurs cœurs,
qu'il leur fasse part des propositions russes, qu'il recueille leurs
engagements. Dès qu'Alexandre aura reçu les réponses et les garanties
nécessaires, il donnera le signal, et le grand œuvre s'accomplira[51]. En attendant,
il se charge d'entretenir la quiétude de Caulaincourt et de domicile change à
Napoléon : il ne lui en conte point d'inspirer une trompeuse sécurité au
monarque dont il s'est tant de fois proclamé l'ami et qu'il inédite
aujourd'hui d'assaillir par surprise. La légitimité du luit excuse à ses yeux
le choix des moyens, et l'acte initial de l'entreprise, cette restauration de
la Pologne qui effacera la grande iniquité chi passé, le séduit par un côté
de magnanimité, de désintéressement et de justice. Il ira à ses fins par les
voies du mensonge et de la rusa, mais il se plait à l'idée de commencer par
une mesure réparatrice la délivrance de l'Europe, et son extraordinaire
projet l'explique tout entier, le montre sons tous ses aspects, à la fois
généreux, chimérique et faux. Aucun indice ne permet de supposer que cette conspiration ait été ourdie de connivence avec l'Angleterre. Alexandre savait que le jour où il se déclarerait contre la France, la paix et l'alliance avec Londres ne seraient plus qu'une formalité ; il admettait ces conséquences naturelles de son évolution, mais n'entendait point les précipiter et s'enchainer par avance. En se détachant de nous, il agissait de sa propre initiative, et Napoléon le soupçonnait à tort de s'asservir graduellement à une impulsion étrangère. Au reste, il ne parait point qu'en ces conjonctures décisives la diplomatie et l'intrigue britanniques aient développé une énergie, une vigilance, une audace exceptionnelles. Les hommes qui gouvernaient à Londres, jetés par la maladie de George III dans un chaos de difficultés, placés entre un roi fou et un régent décrié, en hutte aux attaques virulentes de l'opposition, à la révolte des intérêts lésés, aux plaintes de la Cité, entourés d'un peuple sans pain et d'un commerce aux abois, ne s'arrachaient aux embarras de l'intérieur que pour revenir aux absorbants soucis de la guerre dans la Péninsule. Même, en face de l'Angleterre qui craignait pour ses derniers soldats et redemandait son année, ils désespéraient parfois de maintenir Wellesley sous Lisbonne. Cependant, dans ce péril extrême, aucun d'eux ne songe à céder, à solliciter, à accepter même la paix, à sacrifier l'orgueil et la cause britanniques, et rarement hommes d'État ont opposé à la violence déchainée des événements, aux assauts réitérés du sort, plus admirable exemple de sang-froid et de flegmatique courage. Quels sont donc ces hommes ? Parmi eux, pas mi ministre d'un grand renom, d'un passé glorieux, d'une intelligence supérieure ; les successeurs de Pitt, qui s'appellent aujourd'hui Parseval, Eldon, Liverpool, Camden, n'ont hérité que de sa constance, de son opiniâtreté et de ses haines. Sachant qu'ils portent en eux les destinées de la patrie et celles du monde, ils puisent dans ce sentiment une vertu d'énergie et de patience qui les égale aux plus grands. Sans chercher à rompre ou à détourner par de savantes manœuvres l'effort de l'adversaire, ils se contentent de le soutenir, s'enferment dans une résistance passive, qui prévaudra à la longue, et leur victoire finale sur Napoléon sera celle du caractère sur le génie. Dans son ensemble, la nation les comprend et reste avec eux : dans le Parlement, malgré la lutte ardente des partis, la majorité ne se déplace point, et l'Angleterre, devant le péril national, continue à faire corps et à faire front. Son bonheur et sa gloire sont d'avoir compris que pour elle durer, c'est vaincre, que Napoléon approche de l'abîme à mesure qu'il s'élève à de plus vertigineuses hauteurs, que le joug imposé à tous en Europe prépare l'unanime rébellion, que sous l'apparente soumission des rois et des peuples, sous cette surface d'immobilité, le mécontentement et l'agitation gagnent en profondeur, que les intérêts meurtris, les dignités humiliées, les consciences violentées s'insurgeront à la première occasion et reviendront contre l'oppresseur sous forme d'armées innombrables et furieuses. Sans apercevoir encore à l'horizon ces masses qui se portent à son aide, l'Angleterre sent qu'elles doivent venir, qu'elles sont en route ; son effort se borne à tenir jusqu'à leur arrivée, et elle reste sur place, attend de pied ferme, immobile, inébranlable, héroïquement inerte ; c'est la tactique de Waterloo, pratiquée à l'avance par tout un gouvernement et tout un peuple. Et déjà, à l'insu même de ce peuple, ses prévisions commencent à se réaliser : déjà se préparent et s'acheminent les secours qui doivent desserrer le blocus, sauver le commerce de l'Angleterre et dégager son armée. En Portugal, Wellesley tient encore ; déjouant l'espoir de Napoléon et dépassant l'attente de ses propres concitoyens, il a arrêté Masséna sous les lignes de Torrès-Védras, et l'impétuosité de nos soldats, l'ardeur lassée du plus habile et du plus heureux de nos généraux, se sont brisées contre ce mur. Frémissant devant l'obstacle, le vieux maréchal dépêche des officiers à Paris, réclame des renforts, se récrie sur l'insuffisance de ses moyens ; en réalité, pour recommencer et faire aboutir cette campagne avortée, il faudrait que Napoléon se porte lui-même dans la Péninsule et y engage toute sa puissance. Or, les complications du Nord, en se manifestant plus tôt qu'il ne l'avait pensé, vont l'arracher définitivement à l'Espagne. Il a cru pouvoir atteindre et courber l'une des extrémités du continent avant que l'autre tente de lui échapper ; des deux parts à la fois, ses calculs se trouvent en défaut et ses combinaisons manquent. Le Midi ne se soumet pas, le Nord se relève, et voici que de ce côté s'annonce la grande diversion : la Russie est sur pied, elle n'attend plus que le succès de sa tentative auprès des Varsoviens pour dépasser ses frontières et descendre en Allemagne avec des forces patiemment accumulées. Quelque épais que fût le nuage dont elle s'enveloppait, il était difficile de tromper longtemps la vigilance de l'Empereur. Dès le mois de décembre, à certains avis qui lui viennent, il dresse l'oreille, perçoit mieux le bruit des travaux qui se poursuivent sur la Dwina et le Dniester. S'il n'en conclut pas encore que la Russie se dispose à l'offensive, il se sent confirmé dans l'opinion qu'elle prépare sa paix avec l'Angleterre et qu'elle espère la conclure impunément, à l'abri de ses frontières fortifiées et couvertes. Connue il est plus loin que jamais d'admettre la paix sans l'alliance, si le tsar Alexandre, après avoir déserté sa cause, ne lui déclare pas la guerre, c'est lui-même qui la fera et la commencera. Dans ce but, il lève la conscription de 1811, qui lui permettra en un an de reconstituer au chiffre de quatre cent mille hommes ses effectifs disponibles, mais il juge inutile d'aviser encore à aucune mesure de préparation immédiate. En janvier 1811 seulement, la nouvelle de l'ukase, les cris d'alarme des Polonais, qui apercevront à travers leur frontière des mouvements suspects, le feront se retourner précipitamment vers le Nord et recomposer de suite, avec des éléments pris de toutes parts, une armée d'Allemagne. Désormais ses ordres se succéderont, précis, multiples, journaliers, embrassant l'ensemble et le détail. Infatigablement diligente, sa volonté va en toute hâte diriger des hommes vers le point menacé, prendre les trois divisions de Davoust pour noyau d'une grande concentration, transformer ce corps en armée, échelonner cette année sur le littoral allemand, de l'Elbe à l'Oder, avec Hambourg pour point d'appui et Dantzick pour poste avancé ; entasser à Dantzick soldats, vivres, munitions, matériel, développer les défenses de la place, en faire le pivot de toutes les combinaisons futures ; enfin, derrière les troupes et les positions de première ligue, masser d'autres forces, faire peu à peu monter et surgir du milieu de l'Allemagne une armée telle que les temps modernes n'en auront jamais connu, une année qui sera les deux tiers de l'Europe militaire, disciplinée par une main de fer, se formant et marchant an commandement d'un Lomme. Il est vrai que, malgré ce déploiement surhumain d'activité et de prévoyance, les premiers mouvements ordonnés, ne devant s'achever qu'à la fin du printemps ou dans l'été de 1811, n'eussent point unis notre avant-garde à l'abri d'une surprise et l'eussent laissée en présence de forces infiniment supérieures, si l'empereur de Russie avait pu donner suite à ses desseins. Mais l'exécution du plan conçu par ce monarque dépendait d'une condition qui échappait à sa volonté, la connivence des Polonais du duché. Repoussé par les auxiliaires qu'il s'est cherchés, Alexandre reconnaîtra la chimère et le néant de ses calculs, renoncera A profiter de son avance, laissera la puissance militaire de la France en Allemagne se recomposer sous ses yeux, regagner et recouvrer le terrain abandonné, s'avancer par échelons du Rhin à l'Elbe, de l'Elbe à l'Oder, de l'Oder A la Vistule, se lever enfin et se dresser menaçante contre les frontières de la Russie ; et les deux empires géants se trouveront face à face, debout tous deux et en armes, rapprochés à se toucher, affrontés à travers l'Europe. Comme Napoléon n'a pas l'intention d'attaquer avant 1812, comme Alexandre n'osera plus attaquer, ils vont s'immobiliser l'un par l'autre et s'attendre. Des négociations vont s'ouvrir, se prolonger seize mois ; peuvent-elles aboutir ? Cc qui sépare les deux empereurs, c'est moins un dissentiment inconciliable en soi qu'un long malentendu. Alexandre s'est armé, il s'est préparé à agir parce qu'il croit que Napoléon a décidé le rétablissement de la Pologne dans ses anciennes limites, c'est-à-dire le démembrement et la déchéance de l'empire rosse. Or, nous avons constaté à des témoignages multiples, concluants, échelonnés au cours de cette histoire, que si Napoléon reconnaissait dans la Pologne un moyen, il n'y voyait nullement un but ; il ferait la guerre avec les Polonais et par eux, il ne la ferait jamais pour eux. Il s'apprête à marcher contre les Russes parce qu'il les soupçonne de le trahir pour l'Angleterre, de lier partie avec son ennemie jurée, et nous avons vu qu'Alexandre, s'il inclinait à se rapprocher des Anglais par terreur de la France, évitait encore de se livrer à eux. Cette erreur de deux potentats, qui va coucher les cadavres par centaines de milliers sur les plaines du Nord, de franches explications peuvent-elles la dissiper ? Peuvent-elles ramener en arrière les armées prèles à s'entrechoquer, rénover la confiance et restaurer l'union ? Suspendue en fait sans avoir été officiellement rompre, l'alliance peut-elle reprendre son cours et remplir ses destinées ? Au contraire, l'hostilité est-elle irrémédiable, parce qu'elle ne résulte pas seulement de griefs particuliers, mais qu'elle trouve aussi sa cause dans l'ensemble des situations prises ? Entre Napoléon, qui concentre en lui et pousse à ses dernières limites la force d'expansion de la France révolutionnaire, et la Russie, en qui s'est réfugié l'espoir de l'ancienne Europe, faut-il dans tous les cas que le déchirement s'opère ? Malgré la solidarité qui existe entre les deux Etats pris dans leur situation normale, malgré cette parité d'intérêts que Tilsit avait proclamée, que l'avenir devait reconnaître, et que les deux empereurs ne cesseront d'affirmer au milieu même de leurs différends, faut-il que le sort des armes décide si Napoléon reconstituera en Occident l'unité romaine ou si l'Europe refluera sur la France au signal d'Alexandre ? Quels que soient chez fun et chez l'autre l'entraînement des passions et la force des impulsions antérieures, ils hésiteront néanmoins devant la responsabilité pour laquelle les ont marqués leur grandeur et leurs fautes. A l'heure où leur main s'occupera à mettre en mouvement des millions d'hommes pour une œuvre de sang, leur âme par instants se troublera, passera par des combats et des crises ; mais ces évolutions intimes n'apparaîtront qu'a de rares initiés et jamais complètement. Entre eux, une invincible méfiance, doublée chez Napoléon d'un pernicieux orgueil, les empêchera toujours d'aborder de face le sujet de leur querelle ; s'opposant des griefs apparents, ils oseront à peine se montrer le véritable point du litige et les moyens de transaction qui leur viennent à l'esprit : craignant de se compromettre et de se livrer, voulant être devinés plutôt qu'entendus, ils poursuivront leur controverse à demi-mot et par allusions ; se cachant il leurs contemporains de leurs efforts parfois sincères pour trancher sans combat le conflit dont la solution porte en elle les destinées futures de l'Europe, ils laisseront a l'histoire seule le droit de suivre les péripéties et d'interroger les pièces de ce grand procès. FIN DU DEUXIÈME VOLUME |
[1] Archives des affaires étrangères, Vienne, 12 septembre 1810.
[2] Champagny à Otto, 11 octobre 1810. Instructions analogues au comte de Narbonne, en Bavière, 11 octobre 1810.
[3] Correspondance, 17023.
[4] Voyez spécialement GREEN, Histoire du peuple anglais, II, 413-418.
[5] Champagny à Caulaincourt, 16 octobre 1810.
[6] Nous publions à l'Appendice, sous le chiffre III, les lettres particulières écrites durant cette période par Caulaincourt au ministre des relations extérieures : Archives des affaires étrangères, Russie, 150 et 151. Ces lettres mettent en lumière le beau caractère de l'ambassadeur, sa courageuse franchise, mais en même temps son erreur permanente sur les intentions réelles d'Alexandre.
[7] Correspondance, 17040-17041.
[8] Correspondance, 17041.
[9] Champagny à Caulaincourt, 10 octobre 1810. Cf. Correspondance, 17040 et 17041.
[10] Correspondance, 17062.
[11] Champagny à Caulaincourt, 23 octobre 1810.
[12] Rapport de Tchernitchef à l'empereur Alexandre, octobre 1810. Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. XXI, 17.
[13] Rapport de police concernant l'ambassade russe, 1er septembre 1810 : Les secrétaires s'égayent sur le travail qu'un leur fait faire avec apparat sur des inutilités. MM. de Nesselrode et de Krüdener sont à la tête des rieurs, et, sous un des derniers plis de l'ambassadeur, ils ont expédié une pièce de vers de leur façon où le prince est traduit en ridicule. Pour se mettre à couvert, ils en ont fait faire des copies à tous les secrétaires, qui en ont envoyé à leurs amis en Russie. Archives, nationales, F7, 3724.
[14] Rapport n° 57 de Caulaincourt, octobre 1809.
[15] Lettres à Talleyrand, 22 janvier et 6 février 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
[16] Comtesse DE CHOISEUL-GOUFFIER, Réminiscences sur Napoléon Ier et Alexandre Ier, p. 11.
[17] Comtesse DE CHOISEUL-GOUFFIER, Réminiscences sur Napoléon Ier et Alexandre Ier, p. 11.
[18] Mémoires du duc de Rovigo, V, 124-132.
[19] Mémoires du duc de Rovigo, V, 206.
[20] Cette citation et les suivantes, à l'exception de celles qui font l'objet d'une référence spéciale, sont tirées du rapport de Tchernitchef publié dans le Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. XXI, p. 1 à 22.
[21] Correspondance, 17023.
[22] Correspondance, 17071.
[23] Voyez Armand LEFÈBVRE, Histoire des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, V, 73-75, d'après les Archives des affaires étrangères. La version suédoise de l'entretien, d'après le rapport de Lagelbielke, a été publiée en 1813 par le gouvernement de Stockholm.
[24] Dépêche du 23 octobre 1810.
[25] Caulaincourt à Champagny, 8 octobre 1810.
[26] Caulaincourt à Champagny, 5 octobre 1810.
[27] Caulaincourt à Champagny, 9 novembre 1810.
[28] Lettre publiée par M. TATISTCHEFF, p. 541-543.
[29] Caulaincourt à Champagny, 9 novembre 1810.
[30] Rapport de Tchernitchef, Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 45.
[31] Les citations à venir sont extraites des rapports de Tchernitchef, Société impériale d'histoire de Russie, vol. cit., 22 à 48. Les mêmes pièces ont été publiées par M. Arvide Ahnfeld dans la Revue historique, 1888, t. II.
[32] Voyez l'ensemble du rapport de Tchernitchef.
[33] Voyez l'ensemble du rapport de Tchernitchef.
[34] Correspondance, 17099.
[35] Correspondance, 17099.
[36] Voyez à ce sujet, aux Archives nationales, AF, IV, 1699, la correspondance de Champagny avec l'Empereur.
[37] Rapport de Tchernitchef, Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 54-55.
[38] Champagny à Caulaincourt, 5 décembre 1810 : L'Empereur vous invite à ne rien négliger pour fortifier et rendre durables les dispositions qu'on volts témoigne : c'est maintenant l'unique but de votre mission.
[39] Rapport de Champagny à l'Empereur du 10 décembre 1810. Archives des affaires étrangères, carton relatif au duché d'Oldenbourg.
[40] Champagny à Caulaincourt, 14 décembre 1810. Cf. BIGNON, IX, 362.
[41] Archives des affaires étrangères, Oldenbourg et Confédération du Rhin.
[42] Champagny à Caulaincourt, 14 novembre 1810.
[43] Il est vrai que l'acte de 1787 n'avait été conclu que pour une période de douze ans, mais l'article de Tilsit ne l'avait-il pas implicitement prorogé jusqu'à une échéance, indéterminée ?
[44] Lettre publiée par M. TATISTCHEFF, 347 à 352.
[45] Le chancelier de Caprivi. Voyez l'article de M. Paul Leroy-Beaulieu dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1892 sur Les traités de commerce de l'Europe centrale, les conventions commerciales entre les États d'Amérique et le régime douanier de la France.
[46] Voyez le texte de l'ukase dans le Moniteur du 31 janvier 1811.
[47] Chiffres donnés par Alexandre lui-même dans deux lettres à Czartoryski. Mémoires du prince, II, 254 et 271. Un rapport de Joseph de Maistre donne des renseignements analogues. Correspondance, III, 540.
[48] Lettre d'Alexandre en date du 25 décembre (ancien style) 1810, publiée à la suite des Mémoires du prince Czartoryski, II, 248-253.
[49] Lettre d'Alexandre en date du 25 décembre (ancien style) 1810, publiée à la suite des Mémoires du prince Czartoryski, II, 248-253.
[50] Lettre du 25 décembre.
[51] Mémoires et Correspondance de Czartoryski, II, 248, 278.