NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE X. — AUTOUR D'UNE PHRASE.

 

 

Arrivée du contre-projet russe à Paris. — Napoléon an lendemain de son mariage — Parfait contentement. — Douces paroles à l'Autriche. — Établissement de Metternich à Paris. — Son plan. — Il dénonce les agitations de la Russie. Examen du contre-projet et nouvelle révolte contre l'article premier. — Napoléon prend lui-même la parole et dicte une série d'observations. — Chef-d'œuvre de polémique. — Craintes pour le duché ; idée d'une confédération défensive entre la Suède, le Danemark et l'État de Varsovie. — Les soirées de Compiègne. — Les Bonapartes et les Pozzo. — Napoléon et les hommes d'ancien régime. — Empressement de l'Autriche à offrir ses services. — Napoléon cherche a se dégager vis-à-vis de la Russie et à ne plus signer de traité. — Il ajourne sa réponse au contre-projet. — Ses artifices dilatoires. — Comment il net à profit sa situation de nouveau marié. — Voyage en Flandre. — Lettre à l'empereur Alexandre. — Tâche ingrate de Kourakine. — Faveur croissante de Metternich ; son ride entre l'Empereur et l'Impératrice. — Il envenime le différend avec la Russie. — Il s'essaye sans succès à reprendre et à soulever la question d'argent. — Attitude d'Alexandre ; tactique de Roumiantsof. — Effervescence à Varsovie. — Napoléon mis en cause à propos du langage des journaux. — Mécontentement progressif. — Explosion violente. — La dictée du 10 juin 1810. — Première menace de guerre. — Le bal de l'ambassade d'Autriche. — Accident arrivé au prince Kourakine. — Napoléon s'arrête à l'idée de ne phis continuer la controverse. — Il soulève une question préalable. — Rupture de la négociation ; responsabilités respectives.

 

Le 1er avril au soir, le chic de Cadore, rentrant de Saint-Cloud après la cérémonie du mariage civil, trouva deux lettres. Par la première, le chancelier Roumiantsof annonçait et appuyait le nouveau projet de traité, qui venait d'être déposé au ministère par les soins du prince Kourakine. Dans la seconde, cet ambassadeur avisait le ministre français qu'il lui ferait prochainement visite, pour l'importante affaire[1] : tout dénotait chez les Russes le désir et l'impatience d'une prompte solution. Le projet fut envoyé à Compiègne, on l'Empereur était retourné avec Marie-Louise trois jours après ses noces.

En ce moment, Napoléon n'avait guère le loisir de s'occuper de la Russie ; par la force des circonstances, il était tout A l'Au triche. Marié de la veille, il se devait a sa jeune femme ; il l'entourait de soins assidus, l'enveloppait d'une sollicitude attentive et protectrice, lui témoignait une affection qui semblait pavée de retour, et mettait même une sorte de coquetterie a faire savoir en Autriche que les choses se passaient parfaitement bien dans le ménage impérial, que Marie-Louise était heureuse. Elle remplit toutes tues espérances, écrivait-il à son beau-père ; depuis deux jours, je n'ai cessé de lui donner et d'en recevoir des preuves des tendres sentiments qui nous unissent. Nous nous convenons parfaitement. Et il remerciait Sa Majesté Apostolique du beau présent qu'Elle lui avait fait. Sur quoi, l'empereur François, ému jusqu'aux larmes, ne savait comment témoigner sa félicité, donnait à lire autour de lui les lettres que lui avaient adressées les nouveaux époux, et c'était a chaque expression saillante un attendrissement général : Cette phrase Nous nous convenons parfaitement, mandait de Vienne notre ambassadeur, a eu le plus grand succès, de même que deux lettres de S. M. l'Impératrice écrites en allemand, où elle dit entre autres : Je suis aussi heureuse qu'il est possible de l'être ; ce que mon père m'avait dit souvent s'est vérifié : je trouve l'empereur Napoléon extrêmement aimable. En me communiquant ces détails, le prince de Metternich pleurait de joie, et il s'est jeté à mon col pour m'embrasser. Le contentement de cette cour est à son comble, depuis qu'on sait que les deux augustes époux se sont vus et se sont inspiré mutuellement de l'affection et de la confiance. Pour célébrer cette heureuse nouvelle, il y aura demain à la cour cercle et concert, la saison ne permettant pas d'autres divertissements[2].

En fait, Marie-Louise plaisait à Napoléon ; cette Allemande d'humeur placide, d'aine inférieure, mais douce, attentionnée, possédant, avec l'attrait de la jeunesse, l'apparence et les dehors de la sensibilité, répondait très suffisamment a ce qu'il exigeait d'une impératrice : d'ailleurs, par un mirage singulier, l'éclat de l'alliance lui faisait illusion sur les qualités de la personne, et son cœur s'attachait à la femme que sa politique et son ambition avaient choisie. Puis, il trouvait que la maison d'Autriche avait su faire preuve, dans toute cette affaire, de naturel, de goût, d'une cordialité déférente, et avait porté, jusque dans les moindres détails, une grande délicatesse de procédés : On n'a oublié aucune nuance, disait-il, pour me rendre l'événement heureux du moment aussi doux et aussi agréable que possible[3]. En somme, il était content de la femme, content de la famille, content aussi du représentant extraordinaire que la cour de Vienne avait accrédité près de lui, en la personne du comte de Metternich.

Ce ministre n'était pas venu, ainsi qu'on le craignait à Pétersbourg, avec l'intention d'offrir à Napoléon un traité et de brusquer l'alliance. En lui supposant ce dessein, la cour de Russie n'avait fait qu'approcher de la vérité. Metternich était trop diplomate pour aller si vite en besogne, et le plan qu'il s'était tracé comportait plus de ménagements et moins de précipitation.

S'il s'était rendu en France, c'était d'abord afin d'y guider les premiers pas de l'Impératrice, de faire en sorte qu'elle charmât et réussit. Il emploierait en même temps son séjour à terminer quelques affaires intéressant son pays, a obtenir que certaines clauses du dernier traité de paix fussent adoucies ou moins rigoureusement interprétées : c'étaient là les menus profits retirer du mariage. Enfin, — et tel était le principal mobile auquel il avait obéi, — il était curieux d'observer Napoléon au lendemain de sa nouvelle union, de voir jusqu'à quel point ce grand acte avait modifié son humeur et les allures de sa politique, de découvrir quels projets Fermentaient dans ce cerveau volcanique[4] et comment le suprême dispensateur des événements s'apprêtait à en régler le cours. Trop perspicace pour croire que le mariage mettrait fin à la crise déchaînée sur l'Europe, il tâcherait d'en prévoir les futures péripéties, afin que l'Autriche eût le temps de s'y composer un rôle et d'y chercher son profit. Sans faire son idéal politique d'une liaison permanente et stable entre les deux empires, conservant l'inébranlable espoir de s'associer un jour à la revanche européenne contre Napoléon et de le trahir opportunément, il considérait que cette époque appelée par tant de vœux était aujourd'hui fort éloignée. Dans les temps douloureux que l'on traversait, l'Autriche ne pouvait aspirer qu'il vivre, à vivre le moins mal possible, et le seul moyen pour elle de sauvegarder son existence, d'échapper à de nouvelles atteintes, de s'assurer même quelques avantages, n'était-il point de se rendre utile ou tout au moins plaisante à l'homme redoutable qui pouvait la brisera Metternich estimait donc que son gouvernement devait adopter pour principe, dans toutes les complications à venir, de se prêter aux vues de l'Empereur et même de les servir, s'il le fallait absolument, sauf à déterminer plus tard, d'après les données qui seraient recueillies pendant le voyage, dans quelle mesure, sous quelle forme et à quel moment. S'étant proposé pour but de reconnaître le terrain, il comptait aussi le préparer. Dès à présent, il jugeait bon de cultiver l'amitié du vainqueur, d'insinuer l'Autriche dans ses bonnes grâces, en un mot de créer entre les deux cours une intimité susceptible au besoin de se transformer en alliance.

C'était une tâche qu'il n'avait voulu confier à personne, se jugeant seul capable de la remplir. Connaissant l'homme auquel il aurait affaire, l'avant étudié de près lors de sa précédente mission, il se flattait d'exercer sur lui quelque ascendant et se rappelait avoir soutenu sans trop de désavantage, avant la dernière guerre, un rôle des plus ingrats, être resté jusqu'à la fin le ministre patiemment supporté d'une cour odieuse. Aujourd'hui que la situation s'était entièrement modifiée en faveur de l'Autriche, il se sentait plus libre de ses mouvements, plus à l'aise pour déployer ses facultés. Plein d'assurance, possédant de rares aptitudes pour la politique et s'en croyant de plus grandes encore, servi par son talent et persuadé de son génie, il n'éprouvait pas en présence de l'Empereur cette gêne qui souvent paralysait les volontés. Il connaissait l'art de l'écouter et de lui parler : mieux que personne, il saurait, par un langage adroit, faire apprécier la valeur de l'amitié autrichienne.

Napoléon, il est vrai, ne sentirait réellement le besoin de l'Autriche que s'il ne trouvait plus ailleurs son point d'appui ; ses sympathies envers Vienne iraient en raison directe de l'altération de ses rapports avec Pétersbourg, et Metternich s'était essentiellement pénétré de cette vérité. Dès le lendemain des fiançailles, il avait compris qu'un refroidissement entre la France et la Russie, peut-être une brouille, serait la conséquence fatale de l'événement, et c'était de cette complication qu'il attendait dans l'avenir le relèvement de sa patrie. Ce serait trop de dire qu'il voulût, dès maintenant, provoquer un conflit aigu entre les alliés de Tilsit ; il ne pouvait, dans les circonstances présentes, former ce projet et encore moins l'avouer, vis-à-vis même de son propre gouvernement, car le premier intérêt de l'Autriche était de goûter quelques années de calme et de recueillement dans une Europe en paix. L'empereur François, dégoûté des aventures, las d'émotions et de tracas, jouissait trop délicieusement de la sécurité que lui avait procurée l'établissement de sa fille pour ne point redouter une conflagration nouvelle, qui détruirait sa quiétude et mettrait son indécision à de cruelles épreuves. Toutefois, pour que le plan de Metternich réussit, il était indispensable que Napoléon ne fût pas trop bien avec la Russie, qu'il s'éloigne d'elle progressivement, et le ministre autrichien se réservait d'y veiller, avec tact et persévérance.

Dès ses premières entrevues avec Napoléon, à Compiègne, il trouva le terrain favorablement disposé et ouvert à son action. L'Empereur, le traitant eu hôte de fondation et en familier du château, se prit à causer librement avec lui, de longues heures durant, avant et après le diner. Il était facile de voir que les premiers instants passés avec Marie-Louise lui avaient laissé la plus agréable impression ; il se montrait souriant, épanoui dans son bien-être et sa toute-puissance. Il ne tarissait pas en éloges sur l'Impératrice, parlait bienveillamment de l'Autriche et, sans prononcer le mot d'alliance, se plaisait à envisager sous de riantes couleurs l'avenir des relations, prévoyait entre les cieux cours une ère de calme et de sérénité. Il semblait même s'intéresser à l'Autriche, compatissait à ses embarras financiers et administratifs, lui donnait des conseils, et comme tous les problèmes avaient le pouvoir de surexciter son imagination et d'éveiller sa verve, il exprimait sur les essais de réforme tentés à Vienne des idées toujours originales et primesautières, parfois profondes. Après d'infinies digressions, des retours sur le passé, des anecdotes sans nombre, il se mit à parler de la situation européenne.

Ici, Metternich crut devoir placer d'abord une profession de foi hautement pacifique : cette déclaration de principes n'engageait à rien et ne pouvait que mettre en confiance. L'Autriche, dit-il, n'avait d'autre désir que de faire régner partout la concorde et l'harmonie ; il érigea son maitre en apôtre de cette belle cause[5]. Seulement, il eut soin presque aussitôt de signaler le point noir l'horizon et de le rendre bien visible. Sachant que l'émoi causé à Pétersbourg allait croissant et se traduisait par une agitation sourde, il fit allusion cette attitude, en ayant l'air de la déplorer : Comme le comble de nos vœux, dit-il, est la paix et la tranquillité, il ne peut pas entrer dans nos vues que la Russie se compromette. — Qu'entendez-vous par se compromettre ? demanda l'Empereur. — La Russie n'agit que par la peur, répondit Metternich : elle craint la France, elle va craindre nos rapports avec cette dernière puissance, et d'inquiétude en inquiétude elle va se remuer[6]. C'était pronostiquer, avec une rare sûreté de coup d'œil, la conduite future d'Alexandre ; il semble que Metternich ait eu l'intuition des démarches équivoques auxquelles ce monarque se décidait dans le moment même ; avant de les connaître, il les devinait et les dénonçait à l'Empereur.

Soyez tranquille, reprit Napoléon, si les Russes veulent se compromettre, je ferai semblant de ne pas les comprendre[7]. Lui-même évitait de se découvrir et affectait un parti pris d'indifférence fort opposé à son caractère. Malheureusement, se démentant bientôt, il laissa voir au contraire de quel œil scrutateur et défiant il observait tous les mouvements de la Russie. Il ne résista pas à montrer ce qui en elle le blessait et le heurtait depuis longtemps ; il ne cacha point qu'il avait jugé et condamné dès 1809 la politique du cabinet russe, que Roumiantsof avait montré à cette époque une inintelligence complète de la situation. A ces amers souvenirs, son front se rembrunissait, sa parole devenait animée, vibrante, et Metternich comprit que la rupture de l'alliance était plus proche qu'il n'avait osé l'espérer. Il fit part de cette découverte à son maitre sur un ton de douloureuse componction : Les choses en sont venues à un point, lui écrivait-il, où il faudra toute la sagesse et tout le calme de la marche politique de Votre Majesté pour éloigner une brouille[8]. En réalité, heureux d'avoir reconnu entre la France et la Russie un germe de mésintelligence tout formé et prêt à éclore, il se promit de le cultiver, de le développer, et d'aider de son mieux la force des choses.

Peu de jours après ces entretiens, Napoléon, retrouvant sur son bureau le second projet de traité présenté par hi Russie, se mit à l'examiner. Dès le premier coup d'œil, la phrase portant que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli, replacée en évidence et en relief, le choqua à nouveau. Cette manière de lui renvoyer une expression dont il n'avait pas voulu, qu'il avait péremptoirement repoussée, une fois pour toutes, lui déplut souverainement : il ne savait à quoi attribuer cette insistance audacieuse. Était-ce désir de l'humilier, de mettre sa patience à l'épreuve, que cette obstination à lui opposer un texte intangible ? Était-ce arrière-pensée de se préparer des armes contre lui et de lui arracher un engagement dont il serait facile d'abuser ? L'une et l'autre de ces suppositions lui paraissaient également justifiées, et la première révoltait son orgueil, la seconde alarmait sa politique et sa prudence. D'ailleurs, cette formule étonnante qu'on persévère à lui représenter, sous quelque point de vue qu'il l'envisage, droit strict, justice, convenance, bon sens même, n'est-elle pas insoutenable ? Et il se reprend à la discuter, avec feu, avec véhémence, voulant cette fois pousser a fond le débat et lui donner une ampleur toute nouvelle. Fidèle à son habitude de préciser sa pensée en la jetant sur le papier, il dicte une série de notes sur l'ensemble de la question. A mesure qu'il parle, il sent mieux l'excellence de sa cause, s'en pénètre davantage, se trouve plus convaincu et plus fort. Assuré de son bon droit, il s'y établit, s'y carre, s'enferme dans ce poste inexpugnable avec tous ses moyens et n'en sort que pour détruire et bouleverser ceux de l'adversaire. Les arguments lui viennent en foule : il les classe, les range, les met en ordre et en action. Il en cherche jusque clans le passé, l'appelle à son aide, le fait comparaitre et parler. Il cite des textes, des exemples, défie qu'on lui oppose des précédents. Ardent à cette controverse, car pour lui discuter, c'est encore combattre, il s'y livre tout entier, s'y comptait, donne libre essor a ce goût pour les batailles de paroles, à ces facultés de plaideur qu'il tient de son origine latine, et c'est un mémoire complet qu'il se trouve rédiger sur le point en litige, de verve, d'un seul jet, avec une incomparable merise.

Il commence par exposer les faits de la cause et marquer le point où il veut eu venir : Trois projets de convention, dit-il, ont été présentés, un premier par la Russie, un second par la France, et un troisième, comme contre-projet, par la Russie. Les trois projets atteignent le même but : ils rassurent la Russie sur les dispositions de la France à l'égard de la Pologne ; ils ne varient que dans le style, mais cette variation dans le style est telle qu'elle compromet l'honneur et la dignité de la France, et que, dès lors, l'empereur Napoléon n'a pas à hésiter[9].

Ce que la Russie lui demande, c'est une garantie de ses intentions ; il l'a donnée par sa conduite et son langage. En 1807, après Friedland ; en 1809, après Wagram, il pouvait reconstituer la Pologne et ne l'a point fait ; il ne s'est pas seulement abstenu d'agir en faveur de cette nation, il a parlé contre elle. Dans ses lettres au Tsar, dont il reprend les expressions, dans l'exposé au Corps législatif, dont il cite textuellement les termes, il a affirmé que le rétablissement du royaume polonais n'entrait aucunement dans ses vues ; il l'a surabondamment prouvé en offrant de passer un traité dont l'article premier lui interdisait de prêter un appui quelconque à toute tentative de restauration : Si la Russie ne veut qu'être rassurée sur les dispositions de l'empereur Napoléon, en supposant que les événements n'eussent point parlé assez haut et qu'elle eût besoin d'une explication, cet article la rassure entièrement. Si elle veut triompher de la France, ternir son honneur et lui faire signer une convention, non d'égal à égal, mais d'un inférieur à un supérieur, elle doit vouloir substituer à cet article un autre où la France n'obtienne aucune réciprocité.

Et en effet, si l'on dit : La Pologne ne sera jamais rétablie, on devrait dire également : Le royaume de Piémont ne sera jamais rétabli, et d'ailleurs ce style dogmatique est contraire à l'usage et à la prudence humaine : quelque puissants que soient les empires de France et de Russie, cependant ils ne le sont pas assez pour qu'une chose ne puisse arriver contre leur volonté. Unis pour maintenir la paix du continent, ils n'ont pu la maintenir, et la guerre a eu lieu ; unis pour rétablir la paix maritime et rendre les mers aux nations, jusqu'û cette heure ils n'ont pas réussi. Des événements si frappants prouvent donc que, quelques grands que soient les deux empires, leur puissance a des bornes. La Divinité seule peut parler ainsi que le propose la Russie, et on ne trouverait dans les annales des nations aucune rédaction pareille. L'Empereur n'y peut consentir, parce que cette rédaction n'offre rien de réciproque, tandis qu'il trouve simple de dire et redire dans des lettres, des discours, des traités, autant que cela peut plaire à son allié, qu'il ne favorisera, ne fera et n'aidera.

Voyons ici ce que l'on désire : ou que la France assure qu'elle ne fera jamais rien pour rétablir la Pologne, c'est ce que l'Empereur est maitre de dire ; ou que la France fera la guerre à la puissance qui rétablirait la Pologne, c'est ce que l'Empereur ne peut pas  dire, parce qu'il faudrait, pour qu'un pareil article fût d'égal à égal, qu'il y eût une compensation, car sans cela on ne pourrait pas comprendre ce qui aurait porté la France à prendre un engagement si évidemment dicté. Certes, la Pologne n'existe plus que dans l'imagination de ceux qui veulent en faire un prétexte pour se créer des chimères ; mais enfin, si les anciens peuples de la Pologne parvenaient par des événements quelconques à recouvrer leur indépendance, et que les forces russes ne fussent pas suffisantes pour les soumettre, l'article du contre-projet semblerait imposer à la France l'obligation de faire marcher ses troupes pour les soumettre. Il est évident que la France ne pourrait prendre un tel engagement qu'autant qu'il y aurait réciprocité, et que la Russie s'engagera à faire marcher ses forces dans le cas on des pays nouvellement réunis a la France voudraient s'affranchir de la domination française et que les armes de la France ne seraient pas suffisantes pour les y faire rentrer.

On ne peut donc pas concevoir le but que peut avoir la Russie en refusant une rédaction qui lui accorde ce qu'elle demande, pour y substituer une rédaction dogmatique, inusitée, contraire à la prudence humaine, et telle que l'Empereur ne peut la souscrire qu'en se déshonorant[10].

Donc, sur la formule initiale, point de transaction possible. Napoléon maintient obstinément sa rédaction à l'encontre de celle que la Russie prétend lui imposer. Sous cette réserve, il est prêt encore à se lier par écrit et à signer un traité. Même, il ne rejette pas en bloc le contre-projet d'Alexandre. Sur deux points de détail, il admet les variantes proposées. Pourvu que l'on fasse disparaitre les expressions auxquelles la France ne saurait souscrire sans se manquer à elle-même, car les mots constituent l'honneur entre les nations comme entre les particuliers[11], il consent que ses engagements, dans la limite qu'il leur a tracée, soient énoncés de manière aussi claire, aussi nette, aussi satisfaisante que possible. C'est en ce sens que devra être conçue la réponse à faire au contre-projet. M. de Champagny est chargé de la préparer : il prendra pour canevas la dictée impériale, habillera en style de chancellerie, mettra en forme de note diplomatique cette âpre et ferme dissertation ; il adoucira les termes en tâchant de ne point affaiblir les idées[12]. D'ailleurs, avant d'adresser la note au prince Kourakine, il devra la soumettre à Sa Majesté, qui se réserve d'en réviser et d'en approuver les termes.

Malgré cette disposition persistante à poursuivre un arrangement, Napoléon demeure sous une impression de méfiance plus prononcée. Puisque la Russie s'opiniâtre à réclamer d'aussi abusives sûretés, le temps n'est-il pas venu d'augmenter contre elle nos garanties ? Dans cette guerre à outrance déclarée à l'idée polonaise, Napoléon flaire une menace pour le grand-duché et sent le besoin de mieux préserver ce poste placé à l'extrémité de notre système stratégique, en pointe et en l'air. D'autres puissances, situées à côté ou eu arrière du duché, ne peuvent-elles devenir ses points d'appui ? En ménageant un triple accord entre la principauté varsovienne, la Suède et le Danemark, notre politique amènerait ces trois États à se soutenir et à s'épauler l'un l'autre. Napoléon fait dire très mystérieusement à Copenhague : Un intérêt commun peut déterminer la Suède, le Danemark et le duché de Varsovie à s'unir par un lien secret entièrement éventuel qui pourrait être garanti par la France : il n'aurait pour objet que la conservation de ces trois puissances... C'est un premier retour au système antirusse de l'ancienne monarchie, dont l'un des traits était de grouper les États secondaires du Nord eu confédération défensive contre leur redoutable voisine. Il est vrai que la tentative prescrite, destinée d'ailleurs à ne pas aboutir, ne devait s'opérer qu'avec une extrême circonspection. Napoléon juge essentiel d'affirmer qu'il tient encore à la Russie ; s'il veut s'assurer contre une défection possible de cette puissance, il n'entend nullement la provoquer, et l'instruction envoyée à Copenhague contient ces judicieuses paroles, qui portent malheureusement condamnation de l'un et l'autre empereur, sous la plume de l'un d'eux : Aucune alliance ne peut être plus durable que celle qui nous unit à la Russie, parce qu'elle est fondée sur des intérêts réciproques. Elle n'a à craindre que cette influence des passions des hommes qui trop souvent leur fait négliger le calcul de leurs véritables intérêts[13].

Sur ces entrefaites, Napoléon annonce son prochain départ pour la France du Nord. Il veut conduire Marie-Louise en voyage de noces à Bruxelles, dans les départements de L'Escaut, de la Meuse et du Rhin, dans ces contrées où ont régné pendant des siècles les ancêtres de l'Impératrice et que la domination française a vivifiées et transformées. Il flattera le vieux loyalisme des populations flamandes en leur faisant apparaitre, dans une éblouissante vision, une fille d'Autriche, unie à leur nouveau souverain et couronnée de ses mains : en Marie-Louise, il leur présentera aussi le gage définitif de leur incorporation à l'Empire ; quand elle lui a donné l'archiduchesse, la maison d'Autriche n'a-t-elle point ratifié une fois de plus le fait accompli et bénévolement souscrit à l'arrêt de la conquête ? C'est ainsi que partout et toujours, lors même qu'il présente au monde de grandes scènes de réconciliation et d'apaisement, il y mêle un ressouvenir de lutte, un retentissement d'armes, et affirme dans la paix les résultats de la guerre.

Metternich, dit-il au comte, vous viendrez avec nous ?A Bruxelles, Sire, n'est-ce pas un peu tôt ? L'Empereur comprit cette fine allusion au rôle embarrassant que jouerait un premier ministre d'Autriche dans les départements annexés et modifia sa proposition : Au moins, dit-il, nous accompagnerez-vous jusqu'à Cambrai[14]. Metternich s'inclina en signe d'acquiescement. Il ne pouvait refuser cette marque de déférence au monarque qui le comblait d'attentions et de faveurs. Aussi bien, Napoléon le traitait de mieux en mieux, semblait désirer qu'il prolongeât son séjour en France et y trouvât toutes ses commodités ; il avait unis à sa disposition hôtel a Paris, équipage somptueux, train de maison complet, et pendant les jours qui précédèrent le départ pour les Flandres, il l'attira plus fréquemment à Compiègne.

Dans cette résidence oïl l'étiquette adoucissait ses lois, on l'existence que l'on menait ressemblait à la vie de château plus qu'a celle de cour, les occasions de voir et d'entretenir le maitre se multipliaient. Le soir, lorsque l'Impératrice s'était retirée, l'Empereur retenait Metternich et prolongeait, seul à seul avec lui, ces interminables causeries d'après minuit où il aimait à s'épancher. Arpentant à pas pressés la grande galerie du palais, recommençant cent fois le même tour, il s'abandonnait à ce besoin de parler qui croissait en lui avec rage, avec l'omnipotence, et parfois l'aube blanchissante s'annonçait aux fenêtres sans que sa conversation eût pris fin. Dans ces soirées nocturnes, suivant l'expression que l'empereur Alexandre avait rapportée de Tilsit, Napoléon abordait maintenant avec Metternich les sujets les plus hauts et les plus intimes, énonçait des projets grandioses et parfois chimériques, revenait ensuite à des détails d'intérieur et de famille, faisait par brusques et continuels éclairs briller son esprit, resplendir son Génie, montrait l'étonnante luxuriance de sa pensée, mais laissait aussi percer ses faiblesses. Son orgueil, le plus grand et le plus justifié qui fut jamais, descendait parfois jusqu'à la vanité. Un soir, il expliqua longuement à Metternich comme quoi les Bonapartes étaient de bonne race, comme quoi leur famille comptait parmi les plus anciennes de leur île et valait certainement celle des Pozzo ; tenant le sceptre du monde, il n'oubliait point ses haines corses et ses étroites rivalités de jeunesse[15].

S'il se livrait de la sorte à un interlocuteur qui l'observait de sang-froid et devait exploiter contre lui ses moindres paroles, ce n'était pas seulement que la bonne grâce de l'Autriche le mettait en veine d'expansion et de confidence ; il prenait goût à la personne du comte et à sa conversation. Il se défendait mal d'un certain faible pour les hommes de grand nom et de hautes manières, lorsque l'illustration de l'origine s'accompagnait en eux d'intelligence et de talent ; témoin Talleyrand, qu'il avait écrasé de ses reproches sans le disgracier complètement, qu'il consultait toujours, qu'il méprisait et n'arrivait point à haïr. Ces personnages d'ancien régime, chez lesquels l'aisance donnait l'illusion de la dignité, le reposaient de l'universelle platitude et des grossières adulations que lui prodiguait la foule prosternée : eux, du moins, réussissaient à lui présenter un encens phis léger. Metternich le contredisait juste assez pour donner phis de saveur à ses témoignages d'admiration ; il n'admettait pas d'emblée toutes les idées émises par l'Empereur, en combattait quelques-unes, puis feignait de s'y rallier et de se laisser convaincre, par un comble d'habileté et de bien joué. Chez lui, la flatterie prenait des formes raffinées, s'assaisonnait d'esprit, se parait de grâce, se faisait discrète et délicate ; il était de ceux qui savaient passer la main dans la crinière du lion[16].

Il se faisait bien venir aussi par quelques services, rendus à propos, propres à démontrer que l'Autriche, toute réduite et affaiblie qu'elle était, demeurait d'un utile secours et pouvait. sa manière aider son vainqueur. Dans la lutte indigne de lui qu'il poursuivait contre le chef de l'Église., Napoléon sentait parfois l'immensité de la faute commise ; trop orgueilleux pour la réparer, pour rendre il Pie VII ses domaines envahis et ses droits usurpés, il espérait le fléchir par quelques concessions de détail, ménager l'apparence d'une transaction qui serait la soumission du pontife, terminer ainsi le conflit et éviter un schisme, Entre le Pape et l'Empereur, l'Autriche, puissance catholique, apparentée à la nouvelle maison de France, mais fille respectueuse du Saint-Siège, apparaissait comme une médiatrice désignée. Metternich eut l'art de se faire demander une démarche de conciliation et la promit. Elle n'aboutit point, mais fut portée comme une bonne note au compte de son gouvernement. Presque en même temps, Metternich offrait de mêler sa cour aux pourparlers avec l'Angleterre et de mettre la main à la pacification générale. Napoléon, qui essayait de prendre contact avec le cabinet de Londres par l'intermédiaire d'agents mystérieux, craignit de contrarier ces démarches par une négociation parallèle : il n'utilisa point les bons offices de l'Autriche, mais sut gré à cette puissance de les lui avoir proposés[17].

Décidément, il se plait dans la société de l'Autriche, et il ne peut s'empocher de comparer ce charme, cette aménité de rapports, avec le genre nouveau adopté par la Russie, qui s'ingénie, semble-t-il, à compliquer toutes les questions, à les hérisser d'épines. En même temps, voyant l'Autriche s'offrir, certain qu'il n'aura désormais qu'a tendre la main de ce côté pour recueillir une alliance, il se sent de moins en moins porté à condescendre aux désirs de la Russie, lui passer ses caprices d'imagination et d'humeur. Plus il rencontre de facilité chez d'autres, plus les prétentions d'Alexandre et de Roumiantsof lui paraissent déplacées, déraisonnables, injurieuses, de mauvais augure pour l'avenir, et peu à peu la tentation lui vient, puisque la Russie a négligé de le saisir au bon moment et laissé passer par deux fois l'occasion propice pour avoir un traité, de se soustraire à tout engagement de cette nature et de ne rien contracter.

Sans doute, cette retraite ne devra s'opérer qu'avec précaution et prudence. Il demeure indispensable d'ajourner un dissentiment trop prononcé dans le Nord, car l'Espagne réclame la meilleure partie de nos forces, et de grands coups doivent s'y porter cette année : il reste même désirable d'éviter tout à fait une rupture et par conséquent de fournir au Tsar un motif de rassurance, propre à tenir en repos cet esprit inquiet. Mais si ce prince pouvait se laisser amener, par lassitude, par dégoût des difficultés que soulève la conclusion d'un traité, a se désister de cette exigence, à se contenter d'un acte moins compromettant, tel qu'une déclaration, une simple assurance, que l'on ferait aussi explicite que possible, ce serait tout profit pour nos intérêts, et Napoléon se prêterait avec joie à cet expédient. Il est toujours disposé à affirmer ses principes, car ses principes n'ont point varié, et il ne songe pas plus aujourd'hui qu'hier à reconstituer la Pologne de parti pris et sans nécessité ; mais il recule maintenant devant un ensemble de stipulations précises, peut-être insidieuses, à tout le moins fort gênantes pour le cas on la Russie, en reprenant vis-à-vis de lui une attitude hostile, l'obligerait à refaire une Pologne afin de s'en servir contre elle. Il s'arrête donc provisoirement à l'idée de ralentir et d'interrompre le débat sur le pacte en suspens, au lieu de le continuer et de l'accentuer, ainsi qu'il en avait en tout d'abord l'intention ; il s'abstiendra pendant quelques semaines de toute allusion au traité, espérant que le temps et les circonstances suggéreront un autre moyen d'accommodement ou permettront de sen passer.

Lorsque Champagny lui présente la note préparée d'après ses propres indications, il ne l'approuve pas encore et défend qu'elle soit remise à l'ambassadeur ; il la laisse sommeiller dans le portefeuille du ministre ; il ajourne toute réponse au contre-projet et reprend cette tactique évasive qu'il avait si justement reprochée au Tsar peu de mois auparavant. Il semble ainsi que les deux empereurs, par une émulation déplorable, continuent à user alternativement du même jeu et se repassent leurs procédés. Lors de la campagne contre l'Autriche et dans l'affaire du mariage, Alexandre a multiplié les artifices, usé de cent détours pour se soustraire à nos pressantes réquisitions ; aujourd'hui, tandis que la Russie, enhardie et stimulée par ses angoisses, pousse sa pointe, prononce ses exigences, réclame instamment un mot qui l'éclaire, Napoléon le lui fait attendre de nouveau et se rejette clans les subterfuges de la diplomatie dilatoire.

Pour gagner du temps et se dérober, les prétextes ne manquaient jamais à son imagination fertile. Il les tire maintenant de ses occupations privées, met à profit sa situation de nouveau marié. En pleine félicité conjugale, doit-on s'étonner qu'il n'ait point l'esprit à la politique, que ses ministres éprouvent quelque peine à le saisir, à l'aborder, à obtenir de lui une décision. ? Convenablement stylé, Champagny raconte à Kourakine que, n'ayant que très rarement travaillé avec Sa Majesté depuis son mariage, il ignore son opinion sur le contre-projet[18]. Il écrit en Russie que a la manière exclusive dont l'Empereur s'est occupé de l'Impératrice depuis son mariage a forcément retardé l'expédition des affaires[19]. S'il est recommandé à notre ambassadeur de laisser peu d'espoir que Sa Majesté adopte jamais la rédaction réclamée, si des arguments lui sont fournis pour justifier cette opposition, M. de Caulaincourt n'aura plus à insister sur la substitution de la phrase française à la phrase russe, ce qui entraînerait nécessairement la conclusion du traité. La pensée du maître à cette heure se révèle dans ces mots d'une dépêche, écrite par Champagny au duc de Vicence le 30 avril : Combien il serait à désirer que vous puissiez trouver un biais propre à satisfaire la Russie ! La convention que je vous ai envoyée était un sacrifice de l'Empereur dont il verrait avec plaisir qu'on le dispensât, et si l'empereur de Russie, n'attachant aucune importance à celle qu'on lui a présentée, arrivait û l'idée de ne pas faire de convention, l'Empereur le verrait avec plaisir : cependant, Sa Majesté ne voudrait pas que le mécontentement de la Russie fût le résultat de cette négociation.

Après avoir proposé A l'habileté de son ambassadeur un problème à peu près insoluble, Napoléon commence son voyage. Quittant Compiègne le 29 avril, avec l'Impératrice, il prend son chemin vers l'ancienne Belgique par Saint-Quentin, Cambrai et Valenciennes, accompagné de toute sa maison, menant à sa suite le couple royal de Westphalie, la reine de Naples, le vice-roi d'Italie, le grand-duc de Würtzbourg, le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich, l'ambassadeur ordinaire et l'envoyé extraordinaire d'Autriche. Ces deux derniers le quittent à Cambrai, un peu contre son gré ; mais lui, aussi attentif à ménager la Russie dans les formes qu'il l'est peu à lui accorder de substantielles satisfactions, s'empare aussitôt de cet incident pour faire savoir à Pétersbourg que l'Autriche ne jouit à sa cour d'aucune prérogative exceptionnelle. C'est par son ordre, û l'en croire, que les deux représentants de l'empereur François ont assisté seulement au début du voyage ; s'il n'a point fait participer le prince Kourakine à la même faveur, c'est que l'état de santé de cet ambassadeur le rend perpétuellement indisponible ; ne pouvant l'emmener, au moins a-t-il voulu lui procurer les douceurs d'une élégante villégiature. L'Empereur a fait offrir le château de Villiers au prince Kourakine... le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich ont dû n'accompagner l'Empereur que jusqu'à Cambrai : les honnêtetés faites à cet ambassadeur n'ont rien diminué de la distinction avec laquelle est toujours traité celui de Russie ; la longue maladie de ce dernier a d'ailleurs prévenu toute concurrence[20].

Cette précaution prise, Napoléon continue sa tournée. Avant de visiter Bruxelles, il descend l'Escaut sur une flottille de guerre, va droit au grand point stratégique de la contrée, entre à Anvers au bruit du canon de tous les forts, assiste au lancement d'un vaisseau de guerre, le Friedland, parcourt la Zélande, reconnaît et scrute tous les replis de la côte pour y loger de nouvelles défenses, examine les places frontières et se montre aux Hollandais. Partout, il ordonne de grands travaux d'utilité publique et des ouvrages de fortification, fait ouvrir des canaux et dresser des batteries, répand et impose l'activité, stimule les autorités, réprimande le clergé, étonne les villes par la magnificence de son train et le fracas de ses entrées, éveillant toutefois chez les populations du Nord, fatiguées de despotisme et de guerre, plus d'étonnement que d'enthousiasme. Maintenant, c'est ce voyage si rapide, si rempli, qui est son excuse pour ne point répondre à la Russie. Peut-il s'absorber dans les soins d'une négociation délicate alors qu'il lui faut se déplacer sans cesse, aller chaque jour d'une ville à l'autre, recevoir des hommages, corriger des abus, prescrire des réformes, inspecter et mettre en valeur toute une partie de son empire ?

Au fond, il oublie moins la Russie qu'il ne veut s'en donner l'apparence ; il cherche toujours un moyen de contenter Alexandre a peu de frais et se flatte un instant de l'avoir découvert. Il n'avait pas encore remercié le Tsar pour les félicitations qu'il en avait reçues à propos de son mariage ; dans sa lettre en réponse, qu'il data du château de Laeken, près Bruxelles, et qu'il fit très tendre, il glissa une allusion significative aux affaires de Pologne : Monsieur mon frère, disait-il, Caulaincourt me fait connaître tout ce que Votre Majesté Impériale a bien voulu lui dire d'aimable à l'occasion de mon mariage. J'y ai reconnu les sentiments qu'elle veut bien me porter. Je la prie d'agréer tous mes remerciements. Mes sentiments pour elle sont invariables, comme les principes qui dirigent les relations de mon empire. Jamais Votre Majesté n'aura à se plaindre de la France. Les déclarations que j'ai faites en décembre dernier font tout le secret de nui politique : je les réitérerai toutes les fois que l'occasion s'en présentera. Je prie Votre Majesté de ne jamais douter de mon amitié et de la haute estime que je lui porte[21]. En rappelant de la sorte ses précédentes affirmations au sujet de la Pologne, en s'offrant à les renouveler, il les confirmait dès à présent ; une pareille lettre ne constituait-elle pas à elle seule une garantie et l'équivalent d'un traité ?

A Pétersbourg, il en fut jugé autrement. Alexandre commençait d'éprouver un surcroît d'inquiétude en ne voyant point arriver de réponse à son nouvel envoi. Le message expédié de Laeken fut reçu avec politesse : l'officier qui en était porteur se vit comblé de prévenances ; il fut même présenté a l'Impératrice mère, au château de Pavlosk, on l'apparition de l'uniforme français fit sensation ; mais Caulaincourt découvrit vite que le Tsar et son ministre, prenant la lettre impériale pour un acte de pure bienséance, n'y trouvaient point matière a se rassurer. Comme moyen d'entente, la Russie s'en tenait à celui qu'elle avait itérativement proposé et n'en admettait pas d'autre : elle voulait son traité, le voulait tel qu'elle l'avait rédigé, et ne se faisait point faute de s'en exprimer avec une netteté courtoise : C'est toujours la même insistance dans le fond, écrivait Caulaincourt, avec le même ton de conciliation dans les formes[22].

Surtout, Alexandre avait bitte d'être fixé ; il désirait que Napoléon fût mis catégoriquement en demeure de se prononcer, et envoyait à Kourakine des instructions en conséquence. Pressé, aiguillonné par son gouvernement, le vieux prince devait s'arracher à son lit de douleur pour forcer la porte du duc de Cadore, demeuré à Paris pendant le voyage de l'Empereur, et solliciter une réponse qu'on avait ordre de ne point lui fournir ; il accablait de ses visites le ministre qui n'avait rien à lui dire, le soumettait à un siège en règle, n'épargnait ni son temps ni ses peines, se livrait à des assauts dont il sortait épuisé, se jugeait héroïque et n'était que fatigant. Au retour de Flandre, qui eut lieu le 1er juin, Napoléon retrouva avec humeur cette triste et dolente figure, cet ambassadeur qui venait d'un air accablé tenir des propos importuns : il lui fit savoir par Champagny que son voyage avait été tellement consacré aux soins de l'administration intérieure, qu'il s'était vu obligé de laisser de côté tout ce qui avait trait à la politique extérieure[23].

A Paris, Napoléon retrouve aussi Metternich, avenant, dispos, sachant se rendre de plus en plus utile et presque nécessaire. Dans l'intérieur même du ménage impérial, on commençait à lui donner un rôle, à user de son ministère pour quelques services d'ordre intime et délicat. Napoléon continuait a traiter Marie-Louise avec d'infinis ménagements, avec une douceur presque craintive. Il voulait pourtant l'instruire et la former à son rôle d'impératrice, éclairer son inexpérience, en évitant de prendre un ton d'autorité ou de reproche et de faire le mari morose[24], et il se servait de Metternich pour transmettre à leur adresse des avis qu'il éprouvait quelque embarras à exprimer directement. Le ministre autrichien, connu et apprécié de l'Impératrice depuis nombre d'années, représentant de son père, semblait tout désigné pour remplir prés d'elle les fonctions de conseiller discret et écouté.

C'était par son intermédiaire que Napoléon engageait Marie-Louise à se défier des solliciteurs et des intrigants, à se montrer moins abordable, à se défendre contre les personnes de son entourage lorsqu'elles voulaient lui en présenter et lui en recommander d'autres, a se mettre en garde contre les protégés de ses protégés, contre les parents et petits cousins[25].

Puis, il n'était pas fâché que ses égards pour l'Impératrice eussent un témoin, qu'il en fût rendu compte à Vienne, que des traits, des particularités répétées à propos le fissent voir sous un nouveau jour et démentissent sa réputation d'homme terrible. Un matin, il donna rendez-vous à Metternich dans le salon de l'Impératrice ; il les y laissa seuls, se retira en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche. Il revint au bout d'une heure et demanda en riant : Eh bien, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi ? a-t-elle ri ou pleuré ? Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous cieux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même le mari. Le lendemain, prenant Metternich à part, il voulut absolument savoir ce que l'Impératrice lui avait dit, et comme l'autre se défendait de répondre, le faisait languir : L'Impératrice vous aura dit, reprit-il, qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à former. J'espère que vous le direz à votre empereur, et il vous croira plus que d'autres[26].

Dans ce rôle de confident un peu forcé des deux époux, Metternich se comportait avec tact et mesure, évitant de prêter au reproche d'immixtion indiscrète et d'intrigue. Il attendait toujours, pour aller chez l'Impératrice, hors des jours de réception ou d'autres occasions plus ou moins solennelles[27] que l'Empereur l'y eût formellement invité. Avec les autres membres de la famille, il se montrait beaucoup moins réservé ; fort goûté par les sœurs de l'Empereur, il manifestait pour leur plaire toutes ses séductions. Brillant causeur, élégant de sa personne, bien fait, bien mis[28], il savait déplorer un genre d'agréments auxquels son collègue de Russie se trouvait totalement impropre, et prenait une place importante dans l'intimité des princesses. Ce mondain à outrance, habitué aux succès de société qu'il aimait et recherchait avec passion pour eux-meules, y voyait aussi un moyen d'action politique, et il incitait a profit sa situation privilégiée à la cour, dans l'entourage du souverain, pour se faciliter avec lui de périodiques causeries. Il laissait alors la conversation revenir d'elle-même sur le terrain des affaires. Très bien renseigné, suivant toutes les phases de la négociation polonaise, il saisissait Napoléon au moment propice, dans ses heures d'impatience plus marquée contre Roumiantsof, et en lui fournissant l'occasion de parler des Eusses, le faisait se monter davantage contre eux ; le mécontentement de l'Empereur grossissait par cela même qu'il trouvait à s'épancher. Au besoin, Metternich plaçait avec art un mot, une remarque propre à envenimer le différend. Enfin, connue si la Pologne ne suffisait pas à amener la brouille, il commença à parler de l'Orient ; reprenant et renouvelant cette éternelle question, il se mit doucement, insidieusement, à la pousser comme un coin entre la France et la Russie, pour les mieux désunir.

Il avait une entrée en matière toute trouvée. De récentes nouvelles du Danube venaient d'apprendre que l'activité guerrière des Russes et des Turcs, suspendue pendant l'hiver, s'était réveillée avec le printemps, et que les hostilités recommençaient pour la quatrième fois. La Russie, qui avait faiblement mené et mal terminé sa dernière campagne, se préparait à en recommencer une autre, avec des moyens écrasants : elle voulait à tout prix en finir, clore par un coup d'éclat cette guerre qui traînait d'année en année, obtenir de la Porte, par une paix conquise à la pointe de l'épée, la jouissance incontestée des avantages qu'Erfurt lui avait concédés. Tout donnait à penser que les Turcs, après s'être soutenus l'année précédente grâce à un concours de circonstances imprévues, succomberaient cette fois devant un effort plus puissant, mieux dirigé, et recevraient la loi ; le traité qui leur serait dicté consacrerait évidemment l'incorporation à la Russie des Principautés et vaudrait peut-être au vainqueur d'autres avantages.

A Vienne, ce résultat était prévu avec douleur, jugé funeste à la monarchie, mais considéré comme imminent. Les ministres autrichiens se disaient toutefois qu'il dépendait d'un homme de changer la face des événements ; un mot, un geste de Napoléon arrêterait mieux les Russes que les multitudes armées dont disposait le grand vizir. Pourquoi ne point s'adresser au suprême arbitre des destinées européennes, obtenir de Napoléon qu'il révoquât les concessions faites à Alexandre, et tirer dès à présent ce profit de la situation nouvelle ? L'annexion par les Russes des Principautés n'affecterait-elle point, en somme, les intérêts de la France comme ceux de l'Autriche ? Toutes les puissances pour lesquelles le maintien de l'équilibre oriental était une tradition ou une nécessité, en éprouveraient un sérieux préjudice, et Metternich le fit remarquer à Napoléon, peu de temps après la fin du voyage.

A vous la faute, répliqua l'Empereur, et soulevant le voile sur les négociations d'Erfurt, il indiqua que l'Autriche, sans paraître à la célèbre entrevue, en avait pour une bonne part déterminé les résultats : ses armements, ses manœuvres hostiles, son intention à peine déguisée de nous déclarer la guerre, en nous rendant indispensable le concours de la Russie, avaient été la cause des engagements pris avec cette puissance. L'Autriche avait elle-même fait son sort : elle devait à son attitude da promesse qu'avait obtenue l'empereur Alexandre que lui, Napoléon, ne s'opposerait pas à la réunion des Principautés à la Russie[29]. Il s'arrêta longuement sur ce point d'histoire, exprimant d'ailleurs le regret d'avoir été jeté forcément hors de sa ligne, qui était infiniment plus conforme aux intérêts de l'Autriche et de la Porte qu'il ceux de la Russie[30]. Mais tout ne pouvait-il se réparer ? fit observer Metternich : le mal n'était point consommé, puisque les Russes n'avaient pas encore obtenu de la Porte un acte de cession ; pourquoi ne point s'entendre, France et Autriche, pour intervenir aujourd'hui en Orient et ménager une solution qui se rapprocherait autant que possible de l'état de choses existant avant la guerre ? En termes alambiqués, c'était demander à l'Empereur qu'il rétractât sa donation.

Ici, Napoléon fit la sourde oreille : ce que l'Autriche sollicitait de lui timidement, sournoisement, c'était de déchirer un pacte solennel et de manquer outrageusement à la foi jurée. Par cela même, il fournirait aux Russes un juste et immédiat motif de conflit. Or, s'il se laissait entraîner à une rupture par le penchant de son caractère, il ne la recherchait point de parti pris et surtout ne voulait pas mettre ostensiblement les torts de son côté. Il fit donc comprendre à Metternich qu'on lui demandait pour cette fois l'impossible. Seulement, prévoyant qu'il aurait besoin d'alliés dans le cas, de moins en moins improbable, où la Russie se détacherait tout fait de nous, il n'entendait point décourager entièrement le bon vouloir de l'Autriche, la déshabituer de recourir à lui et de prévoir une action commune. Revenant à son thème d'avant Tilsit, il indiqua qu'une pensée de conservation ô l'égard de la Turquie serait dans la suite le point de rapprochement entre les deux empires. Le progrès actuel des Russes obligerait les autres puissances ô se concerter pour en prévenir de plus décisifs. Admettant comme fait acquis l'annexion des Principautés, il dit : C'est cet agrandissement de la Russie qui formera un jour la base de la réunion de la France et de l'Autriche[31]. S'il ajournait encore l'alliance autrichienne comme intempestive et prématurée, il la plaçait en réserve pour les éventualités de l'avenir.

En même temps, mis en confiance par les ouvertures de Metternich, se laissant aller à parler et parlant trop, il ne dissimula plus son acrimonie croissante contre la Russie. Sans doute, il affecte encore de séparer l'empereur Alexandre de son cabinet et de ne point l'envelopper dans la même réprobation ; s'il parle de ce monarque, c'est sans aigreur, mais sur un ton de dédaigneuse pitié : L'Empereur a de bonnes intentions, dit-il, mais c'est un enfant. C'est toujours le chancelier qui a le privilège d'allumer sa colère et d'attirer ses traits. Il le taxe d'esprit chimérique, perdu dans les espaces imaginaires, impuissant à distinguer les réalités positives avec lesquelles se fait la politique. Il s'acharne sur ce ministre, récapitule contre lui tous ses griefs, lance Hème une allusion à l'affaire du mariage, à la théorie émise par Roumiantsof sur les alliances de famille, évoque ce souvenir avec amertume, et montre que la blessure de son amour-propre est toujours saignante. Il revient enfin sur le traité polonais et reprend toute sa thèse. Avec sa prodigieuse loquacité, avec sa manie de répéter à tout propos les expressions fortes et pittoresques dans lesquelles il a une fois moulé sa pensée, les traits qui lui sont venus à l'esprit, les images où il s'est complu, il se sert avec Metternich des mêmes termes qu'avec Champagny et Caulaincourt : Il faudrait que je fusse Dieu, dit-il, pour décider que jamais une Pologne n'existera ! Je ne puis promettre que ce que je puis tenir. Je ne ferai rien pour son rétablissement... mais je ne prendrai jamais un engagement dont l'accomplissement serait placé hors de mes moyens. Et s'échauffant, s'exaltant, il a le tort de montrer à Metternich, intéressé à le brouiller avec les Russes, combien leurs exigences au sujet de la Pologne l'indisposent et l'excèdent.

Il faut en finir pourtant avec cette importune affaire, tenue en suspens depuis tantôt trois mois. Puisque Caulaincourt n'a point découvert de biais, d'échappatoire convenable, puisque la Russie insiste toujours pour une réponse à son contre-projet, Napoléon se prépare enfin à la formuler. Il redemande à Champagny la note destinée à Kourakine et laissée en souffrance : il la lit, l'examine, la remanie. Inclinant de plus en plus à l'idée d'esquiver toute espèce de traité, il songe, en procédurier retors, à soulever une question préalable. Kourakine n'a pas caché qu'il n'était autorisé à admettre aucun changement dans le texte présenté. S'il en est ainsi, cette restriction de ses pouvoirs ne s'oppose-t-elle point à toute prolongation utile du débat' ? Pourquoi discuter avec mi ambassadeur qui n'a pas qualité. ? Napoléon veut que la note mette Kourakine en demeure de faire connaître catégoriquement l'étendue de sa compétence. Cependant, il n'est pas irrévocablement décidé à se retrancher derrière la fin de non-recevoir qu'il se ménage. Il consent que la note entre en même temps dans le vif et le détail du sujet, qu'elle indique fortement ses objections, qu'elle commande par cela oléine une réponse et réserve la possibilité d'une entente[32]. Il se disposait à en fixer définitivement la rédaction, quand de nouveaux courriers arrivèrent de Russie.

Profondément peiné et froissé du silence gardé sur le contreprojet, Alexandre semblait ne plus attendre de réponse et avoir porté définitivement au compte de Napoléon ce manque d'égards et de procédés. Trop fin pour se laisser prendre à des artifices assez gros, trop fier pour se plaindre, il n'insistait plus et se taisait, mais son attitude était significative.

En apparence, rien n'était changé dans ses relations avec notre ambassadeur ; c'était toujours la même facilité d'abord, la même affabilité, le même ton de familiarité cordiale. Le duc de Vicence conservait à la cour toutes ses prérogatives ; il suivait l'Empereur à toutes les revues, à toutes les manœuvres, Binait régulièrement au palais : donnait-il un bal, Leurs Majestés Russes affectaient de s'y montrer et d'animer la fête par leur présence[33]. Ses conversations avec Alexandre étaient aussi fréquentes, aussi prolongées, aussi amicales que par le passé ; ce qui faisait la différence c'était qu'elles roulaient désormais sur des objets étrangers à la politique. A la parade du dimanche, Alexandre parlait exclusivement de questions militaires : il signalait avec quelque complaisance lei progrès accomplis par son armée, depuis qu'il l'avait mise a notre école ; il montrait ses soldats affranchis de la raideur allemande ; il avait assoupli ces automates, disait-il, et leur avait donné l'allure leste et dégagée de nos Français ; il s'applaudissait d'en avoir fini avec la gêne inutile des anciens principes prussiens, d'avoir suivi en tout nos exemples, et ajoutait, avec une courtoisie peu sincère, que les troupes françaises et russes qui seraient réunies pourraient dès le premier moment manœuvrer ensemble sans qu'on s'aperçût dans la ligne et dans l'exécution des manœuvres de la moindre différence[34]. Dans son cabinet, il parlait volontiers au duc de ce qui se passait à la cour et dans le inonde, des intrigues, des scandales ; il touchait trot de ses chagrins intimes, de la douleur que lui avait causée une rupture définitive avec madame Narischkine ; il affectait de distinguer en Caulaincourt l'ami privé, qui avait toute sa confiance, de l'homme public, du ministre étranger, et chaque jour la nuance devenait plus sensible. Caulaincourt essayait-il de rompre la glace, de revenir sur les circonstances qui devaient excuser nos retards, un sourire, un geste laissait voir que son interlocuteur n'était point dupe de telles raisons, et aussitôt Alexandre changeait de sujet. Dans la correspondance de l'ambassadeur, le compte rendu de ses audiences, si nourri, si substantiel jadis, se réduisait invariablement à quelques phrases dans ce genre : — 25 avril. Sa Majesté une fit l'honneur de causer longtemps avec moi, mais point d'affaires politiques ; elle me parla seulement de choses de société. — 13 juillet : Le 12, j'ai encore eu l'honneur de voir Sa Majesté aux grandes manœuvres de la garnison. Elle daigna m'accueillir avec sa bienveillance et sa bonté accoutumées, mais ne me parla pas d'affaires[35].

Tout autre était l'attitude de Roumiantsof. Ce ministre parlait beaucoup, se plaignait plus que son maître, peut-être parce qu'il était plus sincère, moins désenchanté, parce qu'il s'était moins fait à l'idée d'unie rupture avec la France et qu'il cherchait encore à dégager la pensée réelle de notre gouvernement à travers les obscurités et les contradictions de notre politique. Pour arracher à Napoléon une réponse, il avait recours à un système déjà employé et mal imaginé. Incontestablement, une insistance digne et ferme sur l'objet mente du litige, c'est-à-dire sur le traité, eût été de mise en face du silence injustifiable de l'Empereur. Roumiantsof préférait agir par voie de reproches indirects et de récriminations à côté.

Depuis quelque temps, il s'alarmait et s'indignait de certaines rumeurs, de certains propos qui lui revenaient de Varsovie. Là, avec leur jactance ordinaire, avec une crânerie théâtrale, les habitants continuaient d'arborer leurs espérances patriotiques et prophétisaient tout haut de grands événements. Le pays des Polonais — nos agents en faisaient l'observation — est essentiellement la terre des fausses nouvelles. Dans ces cerveaux légers, tout résonne, tout retentit : les plus minces incidents éveillent un tumulte de pensées, qui se traduit au dehors par des discours surabondants et téméraires. Varsovie, redevenue capitale, était Fun des endroits de l'Europe où l'on pérorait le plus. La vie mondaine y avait repris son éclat d'autrefois ; les salons étaient nombreux, actifs ; des femmes séduisantes attisaient par leur langage le feu des esprits, et dans ce milieu brillant et bruyant naissaient périodiquement, au milieu des plaisirs et des intrigues, des bruits de guerre, de changement, de prochaine et complète restauration. Les journaux du pays et de l'étranger en recueillaient les échos, lançaient des articles à sensation, auxquels la spéculation trouvait son compte. Napoléon était étranger à ces écarts de parole et de plume : il les désapprouvait, lorsqu'ils venaient à sa connaissance ; sans fermer violemment la bouche aux Polonais, que sa situation équivoque vis-à-vis de la Russie l'obligeait de plus en plus a ménager, il les exhortait au calme et parfois les reprenait durement. Néanmoins, s'armant de tout ce qui se dit et s'écrit en Pologne ou au sujet de la Pologne, sans l'aveu et souvent à l'insu de l'Empereur, Roumiantsof prétend lui en faire porter la responsabilité ; il s'en prend à lui des propos que débitent les dames de Varsovie ou des nouvelles qui s'égarent dans les journaux d'Allemagne, y trouve matière à de continuelles et aigres observations. En possession d'un grief réel, il en allègue de mal fondés ou de frivoles, lance des imputations auxquelles il est trop facile de répondre et qui vont inutilement envenimer les rapports. Pour forcer Napoléon à parler, à s'expliquer, il le pique sans cesse, lui décoche des traits menus, mais acérés et déplaisants, s'évertue a le harceler de propos amers et d'insinuations malveillantes.

D'abord, il s'étonne et s'afflige de retrouver dans certains journaux français, pour désigner le pays et la nation des Varsoviens, les noms de Pologne et de Polonais. Puis, il signale un article paru dans la Gazette de Hambourg. Ce journal, très répandu en Europe, fort lu dans les chancelleries, a mentionné, sous la rubrique de Varsovie, le bruit qui court du rétablissement de la Pologne. Ces lignes ont paru dans une ville occupée par nos troupes ; faut-il y lire un encouragement officieux à d'illicites espérances ? C'est ce que demandent Roumiantsof et Alexandre lui-même, et ils s'attirent de Napoléon une réplique à la fois rassurante et dédaigneuse :

Il a vu avec peine, fait-il écrire par Champagny, l'importance que l'empereur Alexandre met à je ne sais quel article de la Gazette de Hambourg. Ce prince ignore-t-il clone que tant de faux bruits journellement répandus par les gazettes malgré la surveillance des gouvernements sont le produit de l'agiotage, que ces gazettes sont ou soufflées par l'Angleterre ou les échos des spéculateurs ? Faut-il beaucoup s'étonner qu'un tel article échappe à la surveillance du sieur Bourienne (alors consul à Hambourg), qui, d'ailleurs, n'est pas le censeur des gazettes s'imprimant à Hambourg, qui ne les voit pas avant qu'elles paraissent et qui ne peut donc prévenir de telles inconvenances, mais seulement en témoigner son mécontentement au rédacteur et aux chefs du gouvernement ? Mais un article annonçant le rétablissement du royaume de Pologne est si évidemment absurde, particulièrement aux veux des agents de Sa Majesté, qui savent très bien qu'elle n'a d'autre politique que de maintenir le continent dans son état actuel pour le diriger tout entier contre l'Angleterre, qu'aucun d'eux n'a pu prévoir qu'un tel article, qui fait sourire de pitié, peut inquiéter et mécontenter une grande puissance, l'amie et l'alliée de la France[36].

A quelques jours de la, nouvelle alerte. Le chancelier s'émeut d'une brochure parue dans le duché, très polonaise de tendances, et signée d'un nom peu connu en France, populaire à Varsovie, celui de Kollontay, qui a été naguère l'un des lieutenants de Kosciusko. Napoléon apprend cette publication par le bruit qu'en fait la Russie et s'irrite de se voir mis en cause i propos de cet incident : Monsieur le duc de Cadore, écrit-il à son ministre[37], je désire que vous parliez au prince Kourakine au sujet de la lettre du duc de Vicence du 29 mai. Vous lui ferez connaître que j'ai été affligé de ce que le comte de Roumanzow a dit au duc de Vicence, qu'aucune gazette française ne parle de la Pologne, que je ne connais nullement le nommé Kollontay, que je n'ai point lu sa brochure, qui n'a pas paru ici, et qu'on me parle de choses qui tombent des nues.

Cette lettre trahit chez l'Empereur une impatience grandissante : à travers ses expressions de plus en plus vives, on sent croître et bouillonner le flot montant de sa colère. Pourtant, il se contient encore, et puisque la Russie attache tant d'importance à ce qui s'imprime et, se publie, il fait démentir et prendre vivement h partie par le Journal de l'Empire les gazettes allemandes qui ont répandit de faux bruits ou employé des expressions incorrectes[38]. Le 30 juin, dans une note insérée an Moniteur, l'étroite union des deux empires est une fois de plus affirmée.

Ce même jour, M. de Champagny voit entrer chez lui Kourakine, qui se dit chargé d'une importante communication. Qu'est-ce encore ? Le prince lit une longue lettre de Roumiantsof : elle lui ordonne de faire des démarches pressantes relativement il la convention, ou plutôt relativement au bruit qui s'accrédite de plus en plus de l'intention de l'empereur Napoléon de rétablir la Pologne. Cette fois, l'accusation est positive, et sur quoi se fonde-t-elle ? Toujours sur le langage de certains journaux, sur la rumeur publique, sut' les propos qui se colportent à Varsovie : c'est d'après de tels indices que Napoléon entend révoquer en doute la parole qu'il a tant de fois et si solennellement donnée !

Alors l'orage amoncelé en lui fit explosion. D'un sentiment très marqué d'humeur, de mécontentement, il passe a une franche, tempétueuse et débordante colère. Cette perpétuelle doléance, qui gémit à son oreille comme un refrain monotone, lui devient odieuse : le procès de tendance qu'on lui fait l'exaspère, et puisque Roumiantsof s'obstine à se forger contre lui Grief de tout, à lui imputer une agitation qu'il ignore, à le rendre comptable d'articles de gazette écrits a deux cents lieues de Paris, ou de brochures qui seront a jamais inconnues en France, ainsi que ceux qui les composent[39], il rétablira les responsabilités respectives et réduira la Russie au silence par une foudroyante réponse. A cet instant, il ne cherche plus à dissimuler ni à feindre : il redevient grand, en cessant d'être trop habile ; il met à nu sa politique et jette au vent sa pensée, dans un accès de fureur déplorable et superbe.

Le 1er juillet au matin, devant Champagny qui est venu lui porter la commission de Kourakine, il parle, il dicte, et il veut que ses expressions soient transmises textuellement au duc de Vicence, afin que cet ambassadeur trop doux, trop mou, trouve dans cet envoi la règle de ses discours et sache comment il faut parler aux Russes. C'est donc à la Russie elle-même qu'il s'adresse par l'intermédiaire qu'il s'est choisi ; c'est elle qu'il cingle de paroles acerbes, de reproches véhéments, énumérant ses concessions, ses bienfaits, rappelant qu'il n'a reçu en retour qu'une assistance équivoque avant la campagne d'Autriche, un concours dérisoire pendant la guerre, et aujourd'hui, pour combler la mesure, des plaintes mal fondées, des insinuations ridicules, des soupçons outrageants. Et lorsqu'il se prétend méconnu et calomnié, il reste, de son point de vue, parfaitement sincère et convaincu. Par une disposition propre aux esprits entiers et possédés d'orgueil, il ne s'attache qu'au côté de la question où il se juge et se sent inattaquable. Sans vouloir se rappeler que sa conduite en maintes circonstances, ses atermoiements, la liberté d'allures laissée aux Polonais, autorisent bien des soupçons, il s'arrête au fait en lui-nième, à la réalité de ses intentions, et, sous ce rapport, l'accusation qu'on lui jette à la face, dans les termes absolus on elle est portée, demeure injuste. Il rétablira sans doute la Pologne si la Russie l'y provoque par des manœuvres hostiles et lui en fait une nécessité stratégique, mais il n'ira point reconstituer la Pologne spontanément, par dessein préconçu, par principe, par générosité mal entendue, par Don Quichottisme, suivant l'expression qu'il répète à satiété : il n'ira point de gaieté de cœur s'enfoncer dans le :Nord, risquer une immense aventure, pour se donner le stérile honneur de briser les chaines d'un peuple et de réparer le crime de l'autre siècle. Jamais prince n'a été plus éloigné que lui de faire la guerre pour une idée, et cette conception cadre si peu avec sa manière toute pratique, toute réaliste, d'envisager la politique, qu'il n'admet point qu'on la lui puisse supposer de bonne foi. Il en vient à se demander si la Russie est sincère dans l'expression de ses épouvantes : derrière les propos qu'elle lui tient, il croit lire une secrète et traîtresse arrière-pensée. En lui cherchant cette querelle, la Russie ne veut-elle point se ménager un prétexte pour le quitter, pour revenir à l'Angleterre ? Dès qu'elle aura recueilli tous les bénéfices de l'alliance, ne va-t-elle point en répudier les obligations ? Eh bien, si cette défection se produit, c'est la guerre. Il le dira franchement, sans ambages, sans détours, et ce mot de guerre, jeté pour la première fois à la Russie, jaillit et luit dans son langage comme un éclair d'épée.

Que prétend la Russie, s'écrie-t-il, par un tel langage ? Veut-elle la guerre ? Pourquoi ces plaintes continuelles ? Pourquoi ces soupçons injurieux ? La Russie veut-elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre. N'est-ce pas elle qui a recueilli tous les fruits de l'alliance ? La Finlande, cet objet de tant de vœux, de tant de combats, dont Catherine II n'osait pas même ambitionner quelque démembrement, n'est-elle pas, clans toute sa vaste étendue, devenue province russe ? Sans l'alliance, la Valachie et la Moldavie resteraient-elles à la Russie ? Et à quoi m'a servi l'alliance ? A-t-elle empêché la guerre contre l'Autriche, qui a retardé les affaires d'Espagne ? Est-ce l'alliance qui a fait les succès de cette guerre ? J'étais à Vienne avant que l'armée russe fin, l'assemblée, et cependant je ne me suis pas plaint ; mais certes on ne doit pas se plaindre de moi. Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas aller finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Je me dois à la France et à ses intérêts, et je ne prendrai pas les armes, à moins qu'on ne m'y force, pour des intérêts étrangers à mes peuples. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la Divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d'une politique machiavélique, car c'est plus qu'avouer le partage de la Pologne que de déclarer qu'elle ne sera jamais rétablie. Non, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui ne m'ont rien fait, qui m'ont bien servi, qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission, mais je ne me déclarerai pas leur ennemi, et je ne dirai pas aux Français : Il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie. Si jamais je signais que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, c'est que j'aurais l'intention de le rétablir. Ce serait un piège que je tendrais à la Russie, et l'infamie d'une telle déclaration serait effacée par le fait qui la démentirait. J'ai montré de l'empressement à satisfaire la Russie en envoyant une convention toute ratifiée. Elle renfermait tout ce que je pouvais raisonnablement promettre et tenir, au delà de ce qu'on pouvait me demander ; elle allait au but aussi bien que la première et la deuxième. Mais on insiste sur celle-ci par des motifs que je ne puis expliquer. Il semble que ce soit une lutte d'amour-propre. Tous les hommes sensés conviennent que c'est, aux termes près, la 'lierne chose, et les Russes mêmes sont de cet avis. Quand on voudrait m'humilier eu me dictant la loi, on ne pourrait pas le faire davantage qu'en me prescrivant ainsi les termes dans lesquels je dois souscrire un acte dont le but m'est étranger, auquel je ne me prête que par déférence, et qui est pour moi sans avantage commue sans nécessité[40].

Comme sanction à ces véhémentes paroles, Napoléon va-t-il couper court à toute discussion sur le traité, retirer purement et simplement ses offres ? Puisque la Russie semble découvrir des velléités hostiles, se refusera-t-il à lui livrer un engagement, quel qu'il soit, à fournir contre lui cette arme ? Dans la suite de sa dictée, il semble se radoucir et proclame l'invariabilité de ses sentiments : Si l'Empereur est mécontent du langage qu'on lui tient de la part de la Russie, il n'en est pas moins ferme dans l'alliance ; il a toujours marché droit et sans hésitation... L'Empereur est, à l'égard de la Russie, ce qu'il a toujours été depuis la paix de Tilsit[41]. Quant à la convention, il se prêtera à des changements, mais ne flétrira pas sa mémoire par un acte déshonorant[42]. Enfin, il annonçait sous peu de jours l'envoi à Kourakine de la note responsive, mais une soudaine fatalité allait ajourner de nouveau la remise de cette pièce, retarder encore le dénouement attendu en Russie avec une si douloureuse impatience, laisser à la colère de l'Empereur le temps de mûrir et de fructifier.

Depuis le retour de Leurs Majestés à Saint-Cloud, les fêtes à l'occasion du mariage, interrompues par le séjour à Compiègne et l'excursion dans le Nord, avaient repris de plus belle. Paris, l'armée, les princes, les représentants étrangers, se mettaient tour à tour en frais d'imagination pour offrir aux souverains des hommages et des plaisirs. Le 10 juin, il y avait eu bal à l'Hôtel de ville, avec feu d'artifice et illumination générale ; le 14, fête champêtre chez la princesse Pauline, dans ses jardins de Neuilly ; le 24, fête donnée par la garde à l'École militaire. Ce n'étaient partout que divertissements variés, animation joyeuse, déploiement inouï de faste et de magnificence. On sait qu'un lugubre événement attrista la fin de cette période d'enivrement et parut projeter sur l'avenir une lueur sinistre.

Le 1er juillet, le prince de Schwartzenberg donnait un grand bal dans son hôtel de la rue de Provence, transformé pour la circonstance en palais de féerie. A cette réunion, attendue comme un événement, la cour, la haute société de Paris, le corps diplomatique figuraient au complet, et le prince Kourakine, à peu près remis, brillait au premier rang des ambassadeurs. Leurs Majestés avaient fait leur entrée, assisté dans le jardin à un ballet champêtre et à des figurations allégoriques ; placées sur une estrade, elles dominaient la salle des danses, échafaudée contre les murs de l'hôtel et superbement tapissée, lorsque le feu prit à l'une des tentures, trop rapprochée d'un groupe de bougies. En un instant, la salle entière s'embrasa. Napoléon sortit alors avec l'Impératrice, qu'il rassurait et protégeait. Il s'éloignait pourtant à pas comptés, impassible, soucieux de garder sa dignité et d'imposer le sang-froid par son exemple. Derrière lui, la foule s'accumulait, s'écrasait, sans oser le devancer. De cette multitude folle d'impatience et de terreur, une voix s'éleva tout à coup : Plus vite, dit-elle, et l'Empereur pressa le pas, obéissant à cet appel anonyme, et devant ce spectacle du César invincible aux armées humaines, cédant aux éléments en révolte et chassé par les flammes, un ancien ont cru voir le signe et l'image anticipée des futures catastrophes. Après avoir mis l'Impératrice en sûreté, Napoléon revint au danger, en tenue de combat : il organisa la lutte contre l'incendie, les mesures propres à sauver les parties intactes du palais, a assurer la recherche des victimes ensevelies sous les décombres. Leur nombre fut malheureusement grand ; parmi les blessés, le prince Kourakine fut relevé des premiers, la tête, le visage et les mains affreusement brûlés[43].

Ainsi ce personnage, malencontreux jusqu'au bout, disparaissait a l'heure ou ses services devenaient le plus nécessaires, où il allait être l'intermédiaire de nos dernières propositions. Pendant douze jours, sa vie fut en danger, et le cabinet français dut naturellement s'abstenir de lui adresser aucune communication d'affaires. Durant cet intervalle, l'Empereur réfléchit, s'anima de plus en plus, se fixa à l'idée de ne plus même discuter au fond les exigences d'Alexandre et de s'en tenir à la question préalable. A la note préparée pour Kourakine et longuement développée, il fit substituer quelques lignes brèves et sèches : Le soussigné désire savoir, écrivit le ministre des relations extérieures sous sa dictée, si M. l'ambassadeur a les pouvoirs nécessaires pour signer une convention non moins propre que les trois autres à atteindre le but qu'on se propose, mais dans laquelle quelques expressions du projet russe, contraires à l'usage diplomatique, seraient remplacées par des expressions équivalentes, changement nécessaire, puisque seul il rendra cet acte conforme à la dignité de la France en conciliant tous les intérêts de la Russie[44].

Ce fut le premier secrétaire de l'ambassade, M. de Nesselrode, qui répondit au nom de son chef empêché. Il déclara, selon les instructions rigoureuses de sa cour, que le représentant russe à Paris n'avait pouvoir d'admettre par lui-même aucun amendement : il demandait toutefois à connaître les modifications désirées par la France, afin d'en informer son gouvernement[45]. Napoléon prévoyait cette réponse, d'après le langage antérieur de Kourakine : en la provoquant, il n'avait eu d'autre but que de mettre une fois de plus la Russie dans son tort, de lui faire avouer à elle-même le caractère irréductible de ses prétentions et l'intransigeance de sa politique, de se procurer un prétexte pour se dérober définitivement. Ce prétexte lui étant fourni, il se hâta de le saisir, défendit de répondre à Nesselrode et de revenir sur le traité objet de tant de réclamations[46]. La France et la Russie restaient nominalement alliées, mais la question de Pologne demeurait entre elles pour leur interdire la confiance, envenimer tous leurs rapports, accélérer leur brouille, et le point de mésintelligence s'accentuait, se mettait en plein relief, par l'inanité constatée d'un grand effort pour s'expliquer et s'entendre.

Dans ce débat qui avait roulé sur une phrase, mais sur une phrase derrière laquelle se dissimulait une irrémédiable divergence d'intentions, Napoléon avait incontestablement pour lui le fonds même du droit. Il avait offert tout ce que sa dignité et ses intérêts lui permettaient d'accorder, n savoir qu'il se détournerait de la Pologne et ne l'assisterait en aucune circonstance. La Russie avait voulu plus : elle avait voulu qu'il frappât de sa main et achevât une nation dont il avait éprouvé la fidélité, qu'il lui infligea une irrévocable déchéance, qu'il s'engageât pour la postérité, qu'il prît à sa chargé et aggravât même le forfait d'autrui, car les trois puissances, en partageant la Pologne, n'avaient point mis par écrit qu'elle ne revivrait jamais. Une telle formule, qui peut-être dissimulait un piège, dérogeait en tout cas au code des nations, au langage qu'il est permis aux souverains de tenir décemment, lorsqu'ils stipulent et contractent. En toute justice, en tout honneur, Napoléon pouvait soutenir que capituler devant cette exigence, c'eût été abaisser son caractère et offenser sa gloire. Seulement, il avait lui-même compromis la valeur de sa cause par la faute de ses procédés, tour à tour évasifs et violents, dépourvus successivement de loyauté, de convenance et de mesure. Puis, sa grandeur même et ses abus l'avaient placé en dehors des règles ordinaires qui président aux rapports des Etats ; il lui était difficile de les invoquer dans toute leur rigueur, après les avoir fait céder tant de fois aux nécessités de sa politique, aux entrainements de son avidité et de sa fougue, et cette vérité doit dominer désormais toutes les appréciations. Si Napoléon avait raison dans la plupart des questions soulevées entre lui et l'Europe, prises en elles-mêmes, envisagées individuellement, telles qu'il savait avec un art consommé les poser et les traiter, il avait tort dans l'ensemble, tort par l'universalité de ses prétentions, par le nombre, l'audace, l'extension démesurée de ses entreprises, qui excusaient contre lui des précautions extraordinaires et légitimaient toutes les défiances.

 

 

 



[1] Lettre de Champagny à Napoléon, 1er avril 1810, à minuit. Archives nationales, AF, IV, 1608.

[2] Otto à Champagny, 8 avril 1810. Quelques jours après, l'ambassadeur ajoutait : Aujourd'hui les deux cours sont tellement à l'unisson qu'une corde légèrement touchée à Paris étend ses vibrations jusqu'à Vienne et y charme toutes les personnes bien intentionnées. Cf. SAINT-AMAND, Les beaux jours de Marie-Louise, p. 231-252.

[3] Mémoires de Metternich, II, 326.

[4] Dépêche du comte Tolstoï, 25 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[5] Mémoires de Metternich, II, 331.

[6] Mémoires de Metternich, II, 329.

[7] Mémoires de Metternich, I, 102.

[8] Mémoires de Metternich, II, 329.

[9] Correspondance, 16180.

[10] Correspondance, 16180.

[11] Correspondance, 16180.

[12] Paroles rappelées par Champagny dans une lettre à Napoléon, 20 juin 1810. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[13] Le duc de Cadore à M. Didelot, chargé d'affaires à Copenhague, 2 mai 1810. Archives des affaires étrangères, Danemark, 183. Cf. Correspondance, 16313 et 16402.

[14] Documents inédits.

[15] Documents inédits.

[16] Mémoires de Talleyrand, I, 421.

[17] Mémoires de Metternich, II, p. 330 et 333 à 335.

[18] Champagny à l'Empereur, 29 avril 1810. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[19] Champagny à Caulaincourt, 16 mai 1810.

[20] Champagny à Caulaincourt, 20 avril 1810.

[21] Correspondance, 16481.

[22] Champagny à Caulaincourt, 1er juin 1810.

[23] Champagny à Caulaincourt, 12 juin 1810.

[24] Mémoires de Metternich, I, 106.

[25] Mémoires de Metternich, I, 106.

[26] Mémoires de Metternich, I, 105.

[27] Mémoires de Metternich, I, 105.

[28] Documents inédits.

[29] Mémoires de Metternich, II, 361.

[30] Mémoires de Metternich, II, 361.

[31] Mémoires de Metternich, II, 361.

[32] Voyez aux Archives nationales, AF, IV, 1699, les différents projets de note et les lettres écrites à leur sujet par Champagny à l'Empereur.

[33] Rapport n° 92 de Caulaincourt, 23 mai.

[34] Rapport n° 96 de Caulaincourt, 29 juin.

[35] Lettre à Champagny et rapport n° 87.

[36] Champagny à Caulaincourt, 18 mai 1810.

[37] Lettre inédite. Archives nationales, AF, IV, 910.

[38] Les écrivains périodiques de l'Allemagne, dit à ce sujet l'officieux organe, sont devenus d'une grande fécondité à inventer des fables pour amuser leurs lecteurs, et, à cet égard, il semble que les habitants des rives de l'Elbe ne le cèdent point en crédulité ceux qui naissent sur les bords de la Garonne... Numéro du 18 juin.

[39] Correspondance, 16181.

[40] Correspondance, 16181.

[41] Correspondance, 16181.

[42] Correspondance, 16181.

[43] Je vis, je vois encore — écrit le feu duc de Broglie dans ses Souvenirsle pauvre prince Kourakine, perdus de goutte, couvert de diamants, roulant son énormité dans les décombres, et le général Hulot, le frère de la maréchale Moreau, employant à l'en dégager le bras qui lui restait. I, 118.

[44] Archives des affaires étrangères, Russie, 151. La pièce porte celle mention : Dictée de l'Empereur.

[45] Correspondance, 16181.

[46] Archives des affaires étrangères, Russie, 151.