L'empereur Alexandre n'a pas cru à la possibilité du mariage autrichien. — Sa première impression. — Son compliment à l'Empereur. — Remarques aigres-douces. — Rôle de l'opinion publique dans les événements qui vont suivre. Impression produite à Paris par l'annonce du mariage ; engouement des liantes classes pour l'Autriche. — Les colonies étrangères : Allemands et Polonais. Tableau de Vienne au lendemain de la nouvelle. — Le parti antirusse. — Ses efforts pour déplacer l'Autriche vers l'Orient et l'y mettre en opposition avec la Russie. — Déception et angoisses à Pétersbourg. — Impopularité de l'Impératrice mère. — Arrivée un traité modifié. — Complet désarroi. — Plaintes du chancelier Roumiantsof ; son appréciation sur l'alliance ; appel à l'avenir. —Napoléon dans son rôle de fiancé. — Déplaisir que lui causent les reproches et les insinuations de la Russie. — Premier éclat de sa colère. — II se radoucit et se contient. — Arrivée de Berthier à Vienne ; le mariage par procuration ; la France et l'Autriche en coquetterie réglée. — Napoléon s'excuse en Russie des distinctions accordées aux représentants de l'autre cour. — Les deux emprunts. — Voyage de Marie-Louise ; caractère et portée des manifestations qui se produisent sur son passage. — Le comte de Metternich à Paris et à Compiègne. — La Russie en observation jalouse. — Le jour solennel. — Le corps diplomatique au Louvre. — Heures d'attente. — Toast du comte de Metternich. — Le roi de Rome et le roi des Romains. — L'ambassade russe pendant la cérémonie. — Craintes pour l'avenir. — Napoléon et Charles XII. Enthousiasme et confiance populaires : la plus belle époque du règne. Efforts de Napoléon pour donner à l'Europe quelques gages de modération. — Tentatives inutiles auprès de l'Angleterre ; continuité fatale le la lutte. Le mariage ne finit rien et prépare de nouveaux conflits. — Attitude de l'empereur Alexandre à l'époque de la célébration : en cet instant où la fortune de Napoléon touche à son apogée, le péril d'une guerre avec la Russie se lève sur l'horizon. C'est une tendance naturelle à l'esprit humain que d'éprouver une inclination subite et de tardifs regrets pour les avantages par nous dédaignés, dès que nous voyons autrui s'en saisir et en profiter. Il ne semble point que l'empereur Alexandre ait prévu le mariage avec l'archiduchesse connue une conséquence nécessaire de son refus. Les traditions et les principes de l'Autriche le rassuraient contre cette hypothèse ; il ne s'attendait point de sa part à une condescendance aussi avisée, à tant d'habileté et de résolution : à l'heure où la cour de -Vieillie engageait sa foi, il en était encore à présager une reprise d'hostilités plus ou moins prochaine entre elle et la France[1]. Aussi la nouvelle du contrat signé par Schwartzenberg lui causa-t-elle un vif sentiment de surprise et de désappointement. II était trop maître de lui, à la vérité, il avait trop de
fierté pour manifester son dépit ; son attitude fut correcte, empressée même,
et il sut une fois de plus mettre les formes de son côté. Il voulut que ses
félicitations parvinssent à Paris avant toutes autres ; son premier soin fut
de désigner l'un de ses ministres, le prince Alexis Kourakine, frère de
l'ambassadeur, pour les porter à titre d'envoyé extraordinaire. Il l'expédia
de suite, en toute hâte, lui laissant à peine le temps de faire ses
préparatifs de voyage[2]. Seulement, dans
ses entretiens avec Caulaincourt, il ne cacha point que l'Empereur aurait pu
agir avec plus de délicatesse et d'égards. La précipitation avec laquelle la
France s'était engagée à Vienne, alors que la négociation avait été si
vivement entamée à Pétersbourg et durait encore, eût risqué d'exposer la
Russie aux pires humiliations, si celle-ci n'avait eu l'esprit de se mettre à
couvert ; c'était donc un bonheur que l'Impératrice mère eût fait opposition
et surtout que son fils lui eût caché nos demandes ; l'événement justifiait
avec éclat cette marelle prudente. Il est cependant
heureux, disait Alexandre, que l'âge de ma sœur
nous ait arrêtés ici. Si je ne m'étais pas borné à parler du mariage en mon
nom et comme d'une chose on vous n'étiez pour rien, quel effet cela aurait-il
produit ? Où en serions-nous, si j'eusse eu moins de circonspection vis-à-vis
de ma mère, si j'eusse moins respecté ses droits ? Quels reproches
n'aurais-je pas aussi n vous adresser ? Les retards dont vous vous plaigniez
alors n'étaient donc que de la sagesse[3]. Ces remarques rétrospectives, placées en passant, n'empêchaient point Alexandre de réitérer à tout propos ses vœux pour le bonheur de son allié. Quant aux conséquences politiques du mariage, il disait les envisager avec confiance. Il rappelait que l'amélioration de nos rapports avec l'Autriche lui avait toujours paru une garantie nécessaire de la paix européenne ; combien n'avait-il point déploré la rupture de 1809 ! Ces observations étaient justes, mais il y avait loin d'une simple détente entre la France et l'Autriche, très sagement désirée par Alexandre, à un rapprochement intime, exclusif, et c'était là pourtant ce qui lui semblait devoir résulter du mariage. L'Empereur a changé d'alliance : telle fut sa première pensée. Par malheur, il allait are immédiatement affermi dans ce soupçon par la voix publique, toujours légère et exagérée dans ses jugements, par les rumeurs nées autour de lui ou venues de tous les points de l'horizon, par le long et bruyant commentaire qui s'élevait d'un bout a l'autre de l'Europe à mesure que s'y répandait l'annonce du mariage. Ce qui accrut de suite l'importance propre de cet événement, ce fut la signification, qui lui fut attribuée de toutes parts, mais surtout dans les trois capitales intéressées, à Paris, à Vienne, à Pétersbourg : l'opinion en créa dans une certaine mesure les conséquences en les préjugeant ; elle les précipita tout ait moins par l'insistance qu'elle mit à les prophétiser. A Paris, dans la foule, la sensation fut intense, mais courte. Familiarisé avec le merveilleux, blasé sur l'extraordinaire, le peuple de Paris s'était habitué à voir, dans le grand drame qui se poursuivait sous ses yeux, les péripéties se succéder et s'accumuler avec une rapidité étourdissante ; il s'exclamait encore à chaque coup de théâtre qui lui découvrait une scène inattendue et grandiose, mais ne s'y intéressait qu'un instant. Les bruits de réaction, de rigueurs contre les révolutionnaires, qui circulèrent à plusieurs reprises, ne produisirent qu'une agitation superficielle. En fait, par l'interruption du commerce et l'aggravation des charges, par le trouble profond apporté à la vie économique de la nation, les temps devenaient trop durs, le souci de l'existence journalière trop absorbant pour qu'un événement de pure politique pût longtemps occuper et passionner la multitude ; quoi de plus significatif que ces mots d'un rapport de police : Tandis que toutes les coteries s'agitent dans des questions politiques et dans des intrigues, la population de Paris ne s'occupe guère que de l'augmentation des denrées : elle conserve cependant de fortes préventions contre une princesse autrichienne[4]. Dans les classes élevées, au contraire, la tendance vers l'Autriche se transforma en un empressement enthousiaste et actif, dès que l'Empereur eut parlé. Le 9 février au soir, on s'étouffait chez le prince de Schwartzenberg, qui avait ouvert ses salons : chacun voulait lui porter ses hommages, et se faisait aussi un malicieux plaisir d'assister à l'entrée de l'ambassadeur russe, d'observer sa contenance, de voir comment il prendrait la nouvelle. Mal instruite des responsabilités respectives, la société n'admettait pas que le Tsar ou sa mère se fussent refusés de parti pris à une faveur universellement enviée ; elle pensait qu'il y avait eu concours entre l'Autriche et la Russie, que celle-ci, par de maladroites lenteurs, s'était laissé prévenir et distancer par une rivale plus alerte, qui avait su consentir plus vite qu'elle et y mettre moins de façons, et beaucoup de personnes jouissaient à l'avance de sa déconvenue. Kourakine ne s'étant point montré, retenu par sa maladie, nul ne prit au sérieux ce motif trop réel, et tout le monde de croire à l'une de ces indispositions diplomatiques qui s'offrent comme une ressource commode aux ambassadeurs dans l'embarras[5]. Quant aux membres de l'ambassade autrichienne, leur jubilation[6] était manifeste, triomphante, et se communiquait à tous les Allemands de Paris. Parmi ces derniers, les plus sagaces ne se gênaient point pour annoncer comme inévitable un conflit dans le Nord, avec la puissance éconduite, engageaient leurs gouvernements à tenir compte de cette donnée et à la faire entrer dans tous leurs calculs : M. de Dalberg écrivait à Metternich : Ce dont vous pouvez être sûr, c'est qu'en moins de cinq mois nous sommes en froid avec la Russie et en moins de dix-huit mois en guerre avec elle[7]. Fait plus significatif encore, la colonie polonaise exultait ; en novembre et décembre, le retour marqué de Napoléon à l'alliance de Tilsit rayait jetée dans la désolation : aujourd'hui, elle jugeait que le revirement de la politique impériale lui rendait le droit d'espérer ; cette guerre aux extrémités de l'Europe que d'autres se contentaient de présager, les Polonais l'escomptaient déjà et bruyamment à leur profit, y voyant le gage de leur libération nationale ; dans le mariage avec Marie-Louise, ils applaudissaient a l'exclusion de la Russie plus encore qu'au choix de l'Autriche[8]. A Vienne, la commotion fut, d'autant plus forte que rien n'y avait préparé. Les espérances conçues par l'empereur François et ses ministres n'avaient point dépassé un cercle restreint, lorsqu'une communication de notre représentant et l'arrivée du contrat mirent l'État et la nation en présence du fait accompli. Dans cette crise, le gouvernement sut conserver son calme et sauver sa dignité ; il formula quelques réserves sur le procédé employé, mais ne fit point attendre sa ratification, prononça majestueusement une réponse favorable, comme si Napoléon ne l'eût point surprise d'avance, et la joie débordante de Metternich, qui considérait le mariage comme son œuvre, se répandit promptement autour de lui. Après un premier mouvement de stupeur et d'incrédulité dans la masse, de révolte chez quelques-uns, la plus grande partie du public s'associa à la satisfaction manifestée en haut lieu. Sans doute, les souvenirs de la dernière guerre étaient trop récents pour s'effacer en un jour ; ce n'était point dans Vienne éprouvée pendant cinq mois de l'année précédente par notre occupation militaire, canonnée par notre artillerie, découronnée de ses remparts, dans cette capitale où des ruines d'hier restaient comme le stigmate de la défaite, que pouvaient s'oublier aussi vite les excès de la victoire et les humiliations subies. Mais le mariage apparaissait comme une première réparation, comme un hommage au prestige et à la dignité de l'Autriche. A se voir ainsi recherché par le vainqueur, on éprouvait une consolation et une fierté, on se sentait redevenu grande puissance. Depuis de longues et dures années, c'était la première fois qu'une nouvelle heureuse retentissait clans Vienne. Mobile et impressionnable, très attachée à ses maîtres, la population s'attendrit et s'exalta à la pensée qu'une fille d'Autriche, une princesse connue et aimée, trouvait un établissement splendide et partagerait le premier trône de l'univers ; dans les classes les plus diverses, ce fut comme une joie de famille, qui se traduisit par un rapide et fugitif accès de sympathie pour la France. Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées depuis le premier avis, que notre ambassade était assiégée de visiteurs. Tour à tour les membres du gouvernement venaient protester de leurs sentiments et faire amende honorable : un d'eux avouait ingénument que l'Autriche, malheureuse dans la carrière des combats, devait s'en tenir désormais à son antique devise : Felix Austria nube. Au dehors, tout le monde se félicitait, l'ivresse était générale[9]. La ville avait retrouvé son air de fête ; dans les lieux de plaisir et de réunion, l'affluence était énorme, et les Viennois, reprenant l'usage de s'assembler dans les salles de concert et de bal, autour des orchestres, célébraient par des toasts et des festins le joyeux événement. Les têtes s'échauffant, l'ambition renaissant avec la fortune, ils se plaisaient à tirer du mariage des conséquences glorieuses. Ils y avaient trouvé tout d'abord un gage de paix, ils y voyaient aujourd'hui un signe de relèvement ; ils ne doutaient plus que le conquérant n'associât désormais l'Autriche à ses entreprises et ne lui en fit partager le profit ; ils se promettaient les bienfaits de son amitié, longtemps enviés à d'autres, et se vantaient publiquement d'avoir ravi à la Russie, par un coup de maitre, l'alliance de Napoléon[10]. Les Eusses, on le sait, étaient nombreux et avaient été jusqu'alors fort influents à Vienne ; ils tenaient dans la société le haut du pavé. Unanimement hostiles à la France, ils voyaient dans l'Autriche une fidèle et inébranlable alliée, le dernier refuge de leurs idées ; sa défection les consterna. D'ailleurs, sous quelque point de vue qu'ils envisageassent le mariage, ils n'en attendaient pour leur pays qu'humiliations et dangers, et on les vit prendre le deuil, pour ainsi dire, au milieu de l'allégresse générale. Le comte Schouvalof, leur ambassadeur, parut terrifié — le mot est de Metternich[11] ; moins politique que son maitre, moins diplomate que son gouvernement, il ne sut pas cacher son impression et ne vint point comme ses collègues porter son compliment à l'ambassade de France. Dans les salons russes de Vienne, l'avis du mariage fut accueilli connue celui d'un malheur public et d'un désastre national : La première nouvelle, écrivait le comte Otto, étant arrivée a un bal donné dans une maison russe, les violons ont cessé de suite, et beaucoup de gens se sont retirés avant le souper[12]. Il faut reconnaître que le langage de certains Autrichiens était fait pour justifier cette douleur et ces craintes. De tout temps, l'Autriche a montré une facilité singulière à déplacer ses ambitions, à évoluer suivant les circonstances, à profiter d'une position géographique qui lui permet tour à tour de peser sur l'Occident et de refluer vers l'Orient. Depuis plusieurs années, il existait à Vienne un parti moins anti-français qu'anti-russe : peu nombreux jusqu'alors et réduit au silence, il estimait que l'Autriche, au lieu de s'acharner à une lutte désastreuse contre le grand empire de l'Ouest, devait au contraire s'appuyer et s'adosser à lui pour s'opposer aux convoitises orientales de la Russie, pour combattre et refouler cette puissance, pour s'étendre dans la région du Danube, pour y transporter et y réédifier sa fortune. Aujourd'hui que l'accord avec la France, repoussé jusqu'alors par le sentiment général et jugé d'ailleurs impossible, semblait fait par miracle et comme tombé du ciel, ce groupe élevait la voix, se déclarait, et ses appels éveillaient dans certaines parties de la nation, dans la jeunesse, dans l'armée, de belliqueux échos. Brave et malheureuse, lasse d'être toujours battue, l'armée aspirait a trouver quelque part l'occasion de vaincre, fût-ce aux dépens d'anciens alliés, et sentait comme une velléité de prendre sa revanche sur la Russie des défaites infligées par la France. Des officiers autrichiens venaient trouver ceux des nôtres qui étaient restés à Vienne : Faites en sorte, leur disaient-ils, que nous puissions nous battre à côté de vous ; vous nous en trouverez dignes[13]. Les Russes, cajolés jusqu'alors, surprenaient des allusions malséantes et des propos hostiles ; ils disaient avec un douloureux étonnement : Il n'y a que quelques jours que nous étions tous très considérés à Vienne. Aujourd'hui, on adore les Français, et tout le monde veut nous faire la guerre[14]. Les échos de Vienne, comme ceux de Paris, portés jusqu'à Pétersbourg, augmentèrent l'émoi jeté directement dans cette capitale par la nouvelle du mariage. Parmi les Eusses qui avaient désiré le choix de la grande-duchesse, plus l'espoir avait été vif, plus la déception fut profonde, et le dépit. se tourna en colère contre le gouvernement, coupable d'avoir laissé échapper l'occasion de fixer la bienveillance de Napoléon et de s'assurer d'incontestables avantages. En particulier, il v eut contre l'Impératrice mère une explosion de propos amers et presque insultants ; c'étaient l'entêtement de cette princesse, ses préventions aveugles, qui avaient fait tout le mal : Ce mariage, écrivait Caulaincourt à Talleyrand[15], fait ici une drôle de révolution ; les plus grognons, les plus opposés au système, jettent la pierre à l'Impératrice mère... Par une contradiction singulière, les Eusses se mettaient à vanter les avantages de l'alliance française, si dépréciée jadis ; chacun s'avisait de devenir Français, quand la France s'éloignait, et connue cette sympathie à contre-temps s'exprimait par des regrets désolés, de sombres prévisions, des pronostics sinistres, elle achevait de convaincre Alexandre que Napoléon s'était écarté de lui et ne nourrissait plus à son égard que desseins hostiles[16]. Tout concourait d'ailleurs à fortifier en lui cette crainte, l'attitude des gouvernements connue le langage des salons et des villes. Le cabinet de Vienne, prévenant naguère jusqu'à l'obséquiosité, prenait tout à coup des airs dégagés, un ton de dignité froide et de raideur dédaigneuse ; si Metternich s'efforçait de rassurer d'autres États, la Prusse et la Porte Ottomane nommément, sur les suites du mariage, s'il leur laissait entendre que l'Autriche ne songeait point s'indemniser de ses pertes aux dépens de ses voisins, il ne se pressait point de tranquilliser la Russie, il laquelle il gardait rancune depuis 1809 ; il se faisait une règle de témoigner à cette cour la plus parfaite impassibilité, et, sans montrer de l'humeur, le mépris que nous avons voué à sa conduite dans les derniers temps[17]. A cette hauteur subite de l'Autriche s'ajoutaient, pour mieux jeter le trouble dans rame désemparée d'Alexandre, des condoléances et des avances significatives, venues d'autre part. L'Angleterre, tenant pour rompu l'accord qui le liait à l'Empereur, s'offrait à lui servir de consolatrice ; elle lançait des agents secrets, s'essayait à renouer, frappait à toutes les portes[18], et murmurait tout bas que la Russie, répudiée par la France, n'avait plus qu'a chercher refuge auprès de ses anciens et véritables amis. Ce fut au milieu de tous ces indices également inquiétants qu'éclata à Pétersbourg la nouvelle qui semblait en porter confirmation : à l'instant où il s'était fiancé avec l'archiduchesse, Napoléon avait refusé de ratifier le traité passé contre la Pologne et prétendu lui en substituer un autre. Sous ce coup nouveau, succédant au premier, Alexandre et son ministre perdirent tout à fait contenance. Ils éprouvèrent une sensation accablante d'abandon, d'isolement et de péril. Cependant, il dépendait encore d'eux d'éloigner cette question de Pologne si menaçante pour l'avenir : le traité nouveau qui leur était offert, ratifié d'avance, contenait toutes les garanties qu'un acte diplomatique est susceptible de comporter. Ils n'eurent pas assez de sang-froid pour profiter d'une bonne volonté déjà ébranlée, mais réelle encore, et laissèrent une fois de plus échapper l'occasion de se mettre en sûreté. Jugeant que tout était perdu ou au moins gravement compromis parce que l'Empereur, s'il s'interdisait de rétablir la Pologne, refusait d'ajouter qu'elle ne serait rétablie en aucun temps ni par personne, ils ne prirent pas immédiatement parti sur le contre-projet et passèrent plusieurs jours dans un complet désarroi. Bien plus, ils ne résistèrent point à dévoiler leurs angoisses, exprimer devant notre ambassadeur ce qui était au fond de leur pensée, ce que chacun répétait autour d'eux, et ils commirent l'imprudence de donner eux-mêmes à la double décision de l'Empereur l'interprétation la plus défavorable. Sans éclat, il est vrai, et sans violence, avec plus de tristesse que de colère, ils laissèrent entendre qu'ils tenaient notre défection pour consommée ; ils le firent sentir par de douloureuses réticences, par de continuels sous-entendus, par ces allusions à tout propos qui importunent plus à la longue que des scènes véhémentes, et la Russie se réduisit de plus en plus au rôle de l'amie incomprise et délaissée. C'était provoquer les résolutions de l'Empereur en les lui reprochant par avance ; à force de lui imputer des torts imaginaires, une infidélité qu'il n'avait pas commise, on finirait par lui en inspirer la tentation et le désir. Le chancelier Roumiantsof s'était donné spécialement pour tâche d'exprimer les doléances de son gouvernement ; il appuyait où son maitre avait glissé. Revenant à l'affaire du mariage, il voulait absolument que Napoléon n'eût jamais été de bonne foi et eût négocié sous main avec l'Autriche au moment même où il semblait tout occupé de la Russie : Il est bien évident que vous traitiez des deux côtés à la fois[19], telle était la phrase qui revenait dans tous ses discours, avec une insistance déplaisante. Quant à la convention, sans annoncer encore si le Tsar accepterait ou non le texte français, il indiquait que la suppression de la phrase initiale dénaturait l'acte tout entier ; le secret exigé lui paraissait une restriction inutile, fâcheuse, témoignant d'intentions équivoques. Il partait de là pour insinuer duc Napoléon avait éprouvé sans doute le besoin de renouveler ses affections et voulu tâter d'autres alliances ; à cet égard, la Russie savait à quoi s'en tenir, mais elle ne nous rendrait pas la pareille. Dans l'espoir que sa constance lui ramènerait l'infidèle, elle demeurait incorruptible, toujours dévouée ; elle ne voulait pas se demander si la conduite adoptée vis-à-vis d'elle n'excuserait point certaines défaillances : On ne peut pas dire, continuait Roumiantsof, que l'alliance nous sourit. Aujourd'hui, cependant, vous nous devez cette justice, monsieur l'ambassadeur, de reconnaître que rien n'a changé et que nous y tenons comme précédemment, et cela par la raison qu'elle est utile au bien-être de tous. Aussi continuerai-je à veiller à son maintien, dans la ferme conviction que l'empereur Napoléon y reviendra. La preuve que nos intentions sont droites et que nous sommes plus que personne, et comme personne n'y sera, dans le système, c'est que nous ne changeons pas. On frappera à la porte des autres. L'empereur Napoléon, par cette expérience même, nous appréciera et verra que tout est en notre faveur[20]. Il se livrait ensuite a un juste et magnifique éloge de l'alliance, conforme au sentiment qu'il avait toujours professé. Sur un ton inspiré qui faisait de lui un véritable précurseur, il déclarait que l'alliance devait devenir entre la France et la Russie une règle permanente, un système de fondation : Il faut, disait-il, qu'elle déborde la vie de nos souverains. C'était la seule naturelle, la seule qui pût être véritablement utile à la France, comme elle l'était à la Russie, dans la situation actuelle de l'Europe, non seulement à présent sous le rapport de la guerre avec l'Angleterre et du système continental, mais dans tous les temps..... Vous nous reviendrez, reprenait-il, vous reviendrez par intérêt, par sagesse, par égard pour le plus loyal des amis. — Et cet appel à l'avenir lui était une manière détournée d'incriminer le présent. Dans cette conversation, ajoutait Caulaincourt, le ministre a, plus qu'il ne l'avait fait précédemment, laissé percer la crainte que nous ne voulussions renoncer à l'alliance. Ces plaintes trouvèrent Napoléon tout entier aux préparatifs de ses noces. Il s'y livrait avec activité, avec ardeur, et ce rayonnant avenir lui faisait oublier les tristesses du divorce. Sa douleur toute méridionale, vive, exubérante et courte, avait cédé la place à une impatience allègre de connaître Marie-Louise et de lui prouver ses sentiments. Il voulait que l'archiduchesse trouve à Paris un accueil magnifique et prévenant, que tout fût mis en œuvre pour la charmer, pour la rassurer, pour la mettre à l'aise, que la France eût pour elle des hommages et des sourires : lui-même cherchait à deviner et à prévenir ses moindres vœux, craignait de l'effrayer et désirait lui plaire[21]. Il tenait aussi à ce que la cérémonie s'environne, d'une splendeur sans égale, et l'une de ses occupations était de convoquer sa cour de rois pour qu'elle fît cortège à la nouvelle épousée. Il avait enfin à répondre aux protestations enthousiastes que lui prodiguait de toutes parts le dévouement ou la servilité, aux adresses des États, des villes, des corps constitués, aux félicitations des souverains. Parmi ces derniers, ceux qu'il avait dépouillés et molestés rivalisaient d'empressement avec ceux qui tenaient de lui leur grandeur. Au milieu de ce concert d'adulations, le langage de la Russie retentit à son oreille comme la seule note aigre et discordante. Il en fut irrité : en particulier, il tressaillit sous l'inculpation d'avoir mené double jeu ; ce reproche qui portait à faux dans une certaine mesure, puisque l'Empereur s'était gardé libre jusqu'à la fin de tout engagement avec l'Autriche, lui parut un outrage à son caractère et à sa puissance. Devant cette supposition offensante, tout ce qui s'amassait en lui, depuis trois mois, de colère concentrée contre Alexandre, fit explosion, et il fournit réponse à Caulaincourt en quelques lignes courroucées. En peu de mots, il refaisait l'histoire du mariage, sans s'écarter sensiblement de la vérité, mais, pour se mieux justifier, accusait et accablait la Russie. Monsieur le duc de Cadore, écrivit-il à Champagny[22], préparez un courrier pour Saint-Pétersbourg., par lequel vous ferez connaître au duc de Vicence combien je trouve ridicules les plaintes que fait la Russie ; qu'il doit répondre ferme à l'Empereur et à Romanzof, s'il est question de cela, que l'Empereur me méconnaît lorsqu'il pense qu'il y a eu double négociation, que je ne connais pas les traités éventuels, que je suis trop fort pour cela, que l'on u quatre fois demandé dix jours pour donner une réponse ; que ce n'est que quand il a été clair que l'Empereur n'était pas le maitre dans sa famille, et qu'il ne tenait pas la promesse faite à Erfurt, que l'on a négocié avec l'Autriche, négociation qui a été commencée et terminée en vingt-quatre heures, parce que l'Autriche avait pris des précautions et avait envoyé toutes les autorisations à son ministre pour s'en servir dans l'événement ; que, quant à la religion, ce n'est pas la religion elle-même qui a effarouché, mais l'obligation d'avoir un pope aux Tuileries ; que, quant à la convention, je n'ai pu ratifier un acte qui a été fait sans observer aucuns égards et qui avait le but, non d'avoir des sûretés, mais de triompher de moi en me faisant dire des choses absurdes. Le duc de Cadore ne transmit point les expressions de l'Empereur clans leur crudité brutale, il les atténua dans la fouine, les mit an ton ordinaire des communications internationales, les enveloppa de phrases émollientes, de cette ouate diplomatique qui adoucit les aspérités et amortit les chocs[23]. Au reste, Alexandre ne revint plus sur l'affaire du mariage et épargna à Caulaincourt la nécessité de rouvrir un débat pénible. De son côté, après ce premier éclat de sa colère, Napoléon s'apaisa ou au moins recommença à se contenir ; encore une fois, il essaya de rassurer la Russie sur les effets du mariage. Au bruit public qui l'accusait d'avoir modifié l'orientation de sa politique, il crut devoir opposer un démenti formel, qui serait en n'élite temps une réponse aux allusions inquiètes d'Alexandre et de Roumiantsof ; il fit envoyer à tous ses agents et ordonna de communiquer à tous les gouvernements une circulaire destinée à les mettre en garde cc contre les inductions qu'on aurait pu tirer d'un lien qui, étant pas une alliance politique, ne change rien à nos rapports avec les puissances amies et alliées de la France[24]. C'était une nouvelle et implicite affirmation de l'accord avec la Russie ; mais que pouvaient des assurances, des intentions même, si sincères qu'elles fussent, contre le progrès incessant et fatal de la désaffection ? Six semailles à peine s'étaient écoulées depuis les fiançailles avec l'archiduchesse ; en cet étroit espace de temps, que de chemin parcouru ! Aujourd'hui, Napoléon entendait la Russie prononcer plus amèrement ses doutes, ses soupçons, émettre à tout propos des réflexions chagrines, et lui-même repoussait avec une violence indignée des reproches qu'il n'avait que partiellement mérités. Quelle différence avec les paroles qui lui venaient de Vienne, toutes de douceur et d'abandon ! Après s'être résignée courageusement à son sacrifice, la cour d'Autriche tenait à s'en faire honneur et profit, en y mettant toute la bonne grâce possible, et la nation, avec son affabilité naturelle, sut à merveille comprendre et traduire cette intention. Dès les jours qui précédèrent l'arrivée du maréchal Berthier, il parut que les fêtes données à l'occasion du mariage n'auraient pas seulement un caractère officiel, mais seraient vraiment nationales. — Chacun s'en occupe, écrivait Otto, comme s'il s'agissait de l'établissement d'une personne de sa propre famille[25]. Pas un habitant qui ne manquât à embellir et à décorer sa maison, qui ne prêtait la main aux préparatifs de la réception, qui ne s'y mit avec entrain. L'empereur François voulait tout ordonner et diriger par lui-même, s'affairait beaucoup, tout à la fois bienveillant et méticuleux : depuis très longtemps, on ne l'a vu plus content, plus ému, plus occupé[26]. A l'arrivée du maréchal, ce fut une série de scènes mémorables et splendides — l'entrée triomphale de l'ambassadeur extraordinaire, ses audiences de cérémonie, la réception par l'archiduchesse des députations venues de toutes les parties de la monarchie, enfin le mariage par procuration, où l'archiduc Charles représenta l'empereur des Français. Et ce qui frappait dans ces solennités, c'était moins encore l'affluence des spectateurs, l'épanouissement des visages, l'éclat et l'incroyable diversité des costumes et des uniformes, le luxe inouï des femmes qui semblaient fléchir sous le poids des diamants et des perles[27], c'était moins le grand air et le faste de haut goût propres à la maison d'Autriche, que certaines attentions délicates et touchantes, où les membres de la famille, de la cour, semblaient mettre tout leur cœur. Berthier avait été annoncé, par communication officielle, comme le compagnon de l'Empereur et celui qu'il honore du titre de son ami[28]. Cette qualité, plus que son rang de prince souverain et de vice-connétable, lui valut les plus flatteuses prérogatives. Les dames de la plus haute noblesse venaient lui faire la première visite : distinction dont un prince étranger n'a peut-être jamais joui clans cette ville[29]. Les archiducs s'effaçaient devant lui, et lorsqu'il s'excusait de prendre le pas sur eux, ils affectaient, avec une simplicité charmante, d'oublier la différence d'origine pour s'attacher à la similitude de carrière, s'honoraient d'être soldats eux-mêmes et de tenir le maréchal pour leur ancien : Nous sommes militaires aussi, disaient-ils, et vous êtes notre aîné[30]. L'Impératrice belle-mère de Marie-Louise, malgré son peu d'inclination pour la France, savait se contraindre et trouver des mots aimables. Quant à l'Empereur, il ne cloutait point du bonheur réservé à sa fille bien-aimée ; il voyait s'ouvrir devant les deux peuples un avenir de prospérité et de concorde ; il exprimait l'espoir que par la suite les liens se resserreraient encore, et ses déclarations valaient surtout par l'intonation, par le sourire qui les accompagnait, par ce quelque chose de cordial et d'affectueux[31] qui était en lui et qui expliquait sa persistante popularité. Il n'était point jusqu'à Marie-Louise qui, surmontant sa réserve de fiancée, ne sût placer discrètement sa note. A un dîner de gala, elle disait au comte Otto, assis à sa droite, qu'elle voulait être une épouse soumise et dévouée : elle annonçait des goûts simples et sérieux, ne demandait que des distractions innocentes, la permission de perfectionner son talent de musicienne et de peintre, ajoutant que tout lui convenait, qu'elle pouvait se faire à toutes les manières de vivre, et qu'elle se conformerait entièrement à celle de Sa Majesté, n'avant rien tant à cœur que de lui complaire[32]. Ces témoignages ne laissaient point Napoléon insensible : il appréciait les prévenances, quand elles lui venaient de ces vieilles cours qui l'avaient jusqu'alors subi plutôt qu'accepté dans la famille des rois. Satisfait de l'Autriche, il ne voulut point demeurer avec elle en reste de procédés. En attendant qu'il pût recevoir et fêter l'archiduchesse, il se mit à distinguer de toutes manières les représentants attitrés ou officieux que l'Autriche avait auprès de lui, c'est-à-dire le prince de Schwartzenberg et la comtesse de Metternich. Il voulut désormais que l'ambassadeur le suivit à la chasse, faveur exceptionnellement enviée. Aux Tuileries, Schwartzenberg et madame de Metternich furent admis aux réunions intimes, aux cercles tenus dans les petits appartements, introduits en quelque sorte dans l'intérieur de la famille : là, Napoléon les questionnait sur sa fiancée, lisait avec eux les lettres reçues de Vienne, les traitait moins en étrangers revêtus d'un caractère honorable qu'en personnes de sa familiarité et de sa confiance[33]. Les représentants du Tsar, au temps de la plus grande intimité, avaient à peine joui de ces prérogatives que ne commandait ni n'autorisait l'étiquette. A les voir devenir le privilège exclusif d'une rivale, la Russie ne sentira-t-elle point sa jalousie s'éveiller plus fortement ? Cette cour ombrageuse, qui se tient en continuelle observation, qui épie et suspecte tous les mouvements, tous les gestes de l'Empereur, ne va-t-elle point éprouver un surcroît d'émotion et d'alarmes ? Persistant à la ménager, Napoléon consent à lui donner des explications et presque à s'excuser auprès d'elle des sourires adressés ailleurs. D'après ses ordres, Champagny se donne une peine infinie pour faire comprendre à Pétersbourg, par l'intermédiaire du duc de Vicence, que quelques politesses à l'Autriche sont de rigueur, vu l'événement qui se prépare, mais qu'elles ne tirent nullement à conséquence. Pour prévenir toute interprétation fâcheuse, le ministre prend soin d'avertir que l'arrivée prochaine de l'Impératrice à Compiègne, puis à Paris, vaudra inévitablement à la mission autrichienne d'autres avantages ; mais ces faveurs essentiellement privées, de devoir strict, d'absolue convenance, n'ont rien de comparable avec les marques publiques, réitérées, imposantes, par lesquelles l'Empereur atteste son étroite union avec la cour de Russie. Il y a là une différence que l'empereur Alexandre saura apprécier : il se gardera de confondre les égards que Napoléon doit à la parenté avec les témoignages qu'il rend à l'amitié. Depuis que les conventions du mariage ont été signées, écrit le ministre à l'ambassadeur, il n'est sorte de prévenances et de distinctions que la cour de Vienne n'ait prodiguées à M. Otto et au prince de Neufchâtel. L'Empereur a du user de réciprocité et avoir des égards particuliers pour l'ambassadeur d'Autriche. Ainsi, il l'a invité à ses chasses ; le prince de Schwartzenberg, officier de cavalerie, a de bons chevaux, est accoutumé à ce genre d'exercice qui est même nécessaire à sa santé. Depuis la suspension des grands cercles occasionnée par les travaux que l'on fait à la salle des Tuileries, l'Empereur a en dans les appartements de l'Impératrice de petits cercles, tout à fait d'intérieur, où ne sont admises que les personnes attachées à son service personnel, ou les grands dignitaires et les ministres ne sont pas nécessairement appelés. Le prince de Schwartzenberg et madame de Metternich ont été invités à ces cercles, où aucun étranger n'est admis. Ce genre de politesse n'a aucun éclat, il est ignoré au dehors, mais il fournissait à l'Empereur l'occasion de parler de madame l'archiduchesse et de recueillir quelques renseignements sur sa future compagne, et Sa Majesté pavait ainsi à l'ambassadeur d'Autriche la dette que lui imposent les égards extraordinaires avec lesquels son ambassadeur est traité. Un voyage va se faire à Compiègne, le prince de Schwartzenberg en sera : il est impossible que dans les fêtes destinées à célébrer le mariage de l'Empereur avec une archiduchesse d'Autriche, l'ambassadeur d'Autriche ne soit pas traité avec une distinction particulière. C'est un égard que l'on doit à l'Impératrice que de rapprocher d'elle le représentant de son auguste père, mais ces distinctions tiennent en général à l'intérieur de l'Empereur ; c'est une affaire de famille, et elles sont étrangères aux grands rapports politiques et aux mesures du cabinet. Telles ne sont pas les
distinctions prodiguées aux deux ambassadeurs de Russie[34] ; elles sont d'une autre nature, aussi tiennent-elles à
l'alliance des deux nations et à l'amitié qui unit leurs souverains ; celles
que reçoit l'ambassadeur d'Autriche sont un hommage à l'Impératrice, et
l'Impératrice n'est pas destinée à influer sur les affaires, elle y sera
constamment étrangère, et son mariage n'altère en rien nos rapports
politiques. L'empereur Alexandre a un trop bon esprit pour ne pas sentir la distinction établie dans cette lettre, quand même elle ne serait pas conforme aux usages de tous les temps, et vous savez que l'usage comportait bien d'autres distinctions que celles dont j'ai l'honneur de vous entretenir. Je pense clone que vous n'aurez à détruire aucune fausse impression produite par cette circonstance ; empressez-vous de les prévenir, vous serez vrai quand vous parlerez du prix que l'Empereur met à son alliance avec la Russie, et vous remplirez les intentions de l'Empereur en ne laissant aucun doute à cet égard[35]. Napoléon avait beau dire et protester, il ne pouvait faire que la situation respective de la France et de l'Autriche, durant cette période des fiançailles qui est celle des épanchements réciproques et des attentions galantes, ne créât pas l'apparence et ne donnât point l'illusion d'un accord intime. A ce moulent, la scène politique présentait de frappantes analogies avec le tableau qu'elle avait offert pendant et après Tilsit, à cette différence près que l'Autriche succédait au rôle dévolu naguère à la Russie. A Tilsit, les deux monarques s'étaient engagés à se revoir et à se visiter dans leurs capitales ; an lendemain de leur séparation, ils s'étaient mis en correspondance familière, en échange réglé de souvenirs et de cadeaux. Aujourd'hui, on annonçait la venue prochaine de François Ier d'Autriche à Paris, où il voudrait retrouver sa fille dans tout l'éclat de son rang et dans l'épanouissement de son bonheur : c'était à ce prince que Napoléon adressait d'affectueux envois ; chaque jour, les feuilles publiques signalaient le passage à travers l'Allemagne de quelque aide de camp, de quelque personnage de cour, chargé pour la future impératrice ou pour ses parents de messages intimes et de splendides présents. A Tilsit, Napoléon avait voulu que les deux armées, oubliant leurs combats de la veille, se réconciliassent sous ses yeux et dans un fraternel élan ; il avait décoré de sa main le plus brave des Préobrajenski. Aujourd'hui, il donnait à cet épisode sa contre-partie : il détachait de nouveau la croix de la Légion qu'il portait d'habitude, une simple croix de soldat, pareille à celle qu'il avait placée sur la poitrine du grenadier Lazaret ; il l'envoyait à l'archiduc Charles, le priait de s'en décorer ; par ce don inappréciable en sa simplicité, il honorait dans son adversaire de Wagram, en même temps que le capitaine expérimenté et habile, le premier soldat de l'Autriche. C'était de sa part un effort constant. pour relever à leurs propres yeux les vaincus d'hier, pour effacer en eux le souvenir et l'amertume de leurs désastres. Après tant de témoignages consolants pour son amour-propre, l'Autriche commençait à recueillir de la situation qu'elle s'était faite de plus pratiques bénéfices, de solides et prosaïques profits, et c'était toujours aux dépens de la Russie, par le jeu inévitable des événements et des caractères, que s'opérait sa satisfaction. Le gouvernement de Pétersbourg n'avait pas cessé de préparer son emprunt à Paris ; Kourakine s'en occupait avec zèle et y voyait la principale des affaires confiées actuellement à ses soins. Cependant, malgré le concours officieux de l'État français, l'opération semblait. de plus en plus compromise : depuis l'échec du projet de mariage, les capitaux français, suivant le mouvement de la politique, s'écartaient instinctivement de la Russie. Cette puissance s'imagina alors que Napoléon pourrait décréter la confiance et forcer le succès de l'entreprise ; par cela même qu'elle se jugeait négligée, elle se montrait plus exigeante, revendiquait avec plus d'âpreté ses prérogatives d'alliée. Kourakine exprima le désir que l'emprunt fût garanti par la France, que Napoléon se portât caution et répondant de l'empereur Alexandre : c'était demander un prêt éventuel au lieu d'une facilité pour emprunter. Napoléon eût jugé en tout temps cette prétention exorbitante ; aujourd'hui, il était moins que jamais d'humeur à l'admettre. Pour la repousser, il excipa d'un scrupule constitutionnel et se souvint à propos que la loi fondamentale de l'an VIII défendait d'engager les finances du pays sans un vote du Corps législatif[36]. Devant cette fin de non-recevoir, la Russie se piqua, renonça à l'emprunt et se contenta d'un appel de fonds à l'intérieur, tandis que le gouvernement autrichien se présentait pour reprendre l'affaire. Lui-même, afin de subvenir à des nécessités urgentes et de couvrir en partie les frais de la dernière guerre, sentait le besoin d'un emprunt au dehors ; il demanda à l'émettre sur les places de Paris, de Bruxelles et de Genève. Plus avisé et moins difficultueux que la Russie, il se contenta des avantages que lui offraient l'annonce de l'emprunt au Moniteur et la cote des titres à la Bourse de Paris. Sur tous ces points, Napoléon se montra facile, condescendant, empressé même, et permit finalement à l'Autriche d'encaisser les fonds sur lesquels avait compté la Russie[37]. De jour en jour, cette substitution inévitable d'une puissance à l'autre, dans l'intimité avec Napoléon, apparaissait plus sensible. Elle éclata à tous les regards lorsque l'Impératrice, après avoir quitté Vienne, traversa triomphalement l'Allemagne pour se rendre à Paris. Napoléon avait voulu que le voyage se fit rapidement, quoique dans un ordre imposant ; Berthier, qui en avait la direction, le menait avec une ponctualité et un entrain tout militaires, en major général de la Grande Armée : il fixait d'avance et rigoureusement les étapes, abrégeait les haltes, pressait l'allure ; néanmoins, les cérémonies échelonnées tout le long de la route, par les lois de l'étiquette, renouvelaient à chaque pas et avec ostentation, entre Français et Autrichiens, le tableau d'une croissante union. Le jour où l'Impératrice sort de Vienne, en grand appareil, toute une partie de la ville a arboré les couleurs tricolores ; les musiques jouent nos airs nationaux, et cette irruption des refrains révolutionnaires dans la capitale du Saint-Empire étonne comme un signe des temps. Plus loin, c'est la remise de l'Impératrice aux commissaires désignés par l'Empereur, à Braunau, dans un pavillon mi-partie français, mi-partie autrichien, où les représentants de la plus fière aristocratie d'Europe échangent politesses et cordialités avec des nobles d'hier, titrés par la victoire : c'est la fille des Habsbourg passant aux mains d'une Bonaparte, reçue et complimentée par la reine de Naples, tandis que les soldats des deux escortes, gardes nobles de Vienne et chasseurs français, hussards hongrois et grenadiers de niant, se groupent autour des mêmes tables, sous des berceaux de verdure, et fraternisent gaiement, comme naguère Français et Russes ont choqué leurs verres au banquet de Tilsit. Plus loin encore, ce sont les villes allemandes, Munich, Augsbourg, Ulm, Stuttgard, Rastadt, qui se pavoisent, se décorent, se fleurissent et s'illuminent sur le passage du cortège : ce sont les rois et les princes de la Confédération venant saluer l'auguste épousée, confondant dans leurs hommages le protecteur d'aujourd'hui et le suzerain d'hier, Napoléon et François, et partout les populations, inhabiles à saisir les nuances, à distinguer un lien de famille d'un accord politique, une réconciliation d'une alliance, acclamant le mariage comme le gage de l'union conclue entre les deux maisons impériales pour fonder en commun le régime nouveau de l'univers : c'est cette alliance qui n'existe pas encore annoncée de toutes parts, célébrée en prose et en vers, par des discours, des toasts, des poèmes, à grand renfort d'allusions et de métaphores, figurée par des groupes mythologiques, proclamée par les inscriptions qui se détachent au front des arcs de triomphe, par les devises qui flottent au vent dans les plis des drapeaux et des banderoles, par les écussons où s'accolent l'aigle romaine de Napoléon et l'aigle héraldique d'Autriche : c'est le lyrisme officiel rivalisant d'inventions avec l'enthousiasme naïf des foules, l'imagination française et le sentimentalisme allemand s'unissant pour symboliser sous mille formes l'hymen des deux États, pour en multiplier à l'infini les emblèmes, pour en dresser sur quatre cents lieues de parcours, de Vienne à Paris, à travers cinq États et vingt villes, la transparente allégorie[38]. Au milieu de cc débordement d'effusions, au milieu de ces manifestations significatives, le nom de la Russie, de l'alliée officielle et légitime, ne paraissait nulle part : elle semblait oubliée et comme dédaignée. Se tenant à l'écart et laissée à son lointain isolement, elle écoutait le bruit de fête qui venait jusqu'à elle, contemplait avec une curiosité peu sympathique ce déroulement de magnificences. Vous touchez donc au dénouement, écrivait Caulaincourt à Talleyrand, pendant que nous regardons cela de loin avec nos lunettes[39]. Placé plus près du spectacle, l'envoyé de Russie à Vienne, le comte Schouvalof, notait de cet observatoire tous les incidents du voyage, ne s'épargnait point sur l'Impératrice les réflexions malveillantes, relevait ses traits de caractère, la hauteur et le ton impérial qui lui étaient subitement venus, la facilité avec laquelle, sur le désir de Napoléon, elle s'était séparée à Munich de la comtesse Lazanska, sa grande maitresse et son amie ; dans les plus petits détails, il découvrait les indices d'un abandon complet de l'Autriche au système français[40]. Enfin, il dénonçait un fait plus grave, alarmant entre tous : le comte de Metternich venait de partir lui-même pour Paris, où il assisterait à l'arrivée de l'Impératrice et séjournerait quelque temps ; en quittant Vienne, il avait laissé l'intérim du ministère à son père, au prince de Metternich ; mais cet homme d'État vieilli ne serait qu'un prête-nom, et son fils continuerait à diriger de loin la politique extérieure de l'empire. Avec lui, le cabinet de Vienne se transportait à Paris ; ce ne pouvait être que pour y mettre la dernière main au pacte si redouté à Pétersbourg ; le choix de l'archiduchesse avait marqué les accordailles de Napoléon avec l'Autriche ; l'arrivée de Metternich à Paris, coïncidant avec celle de Marie-Louise, semblait avoir pour but de parfaire et de consommer l'union. Le 2 mars, Marie-Louise passait le Rhin devant Strasbourg et touchait le sol français. Elle prit ensuite son chemin par Nancy et par Reims : c'était près de Soissons que devait avoir lieu, sous une tente de pourpre et d'or, la rencontre des époux ; c'était là que l'Impératrice, suivant l'antique usage, aurait à s'agenouiller devant son seigneur et souverain, à lui prêter hommage comme la première de ses sujettes et à lui donner sa foi. On sait que Napoléon lui épargna ce cérémonial en allant la surprendre et s'emparer d'elle en pleine route, pour la mener directement à Compiègne. Le prince de Schwartzenberg et la comtesse de Metternich avaient été mandés dans cette résidence, ainsi que le comte lui-même, arrivé récemment à Paris. Napoléon voulait que l'Impératrice, en descendant de voiture, aperçût autour d'elle des visages amis, des compatriotes qui lui donneraient l'illusion de la patrie retrouvée, qu'elle se sentît à leur vue moins craintive et moins seule dans un milieu où tout lui était inconnu et nouveau. Pendant les jours qui suivirent, les trois Autrichiens, installés au château, admis à la table impériale, jouirent de prérogatives exceptionnelles. Le 31 mars, Metternich suivait le couple impérial de Compiègne à Saint-Cloud, par la route qui longeait la capitale et que les femmes de Paris étaient venues joncher de fleurs. Le 1er avril, Schwartzenberg et lui, avec deux de leurs compatriotes, les comtes Schœnborn et Clary, furent les seuls étrangers qui assistèrent au mariage civil, célébré par l'archichancelier dans la galerie de Saint-Cloud, devant la famille, la maison et les grands corps de l'État. A l'aspect de ces honneurs, fort naturels dans la circonstance, la foule des courtisans ne cloutait plus que les sympathies de l'Empereur n'eussent changé d'objet ; elle se tournait vers le soleil levant, s'empressait autour des Autrichiens, et se donnait l'air de leur rendre spontanément, par préférence et par goût, des égards jugés conformes au désir du maître. Metternich n'avait point le triomphe modeste : il jouissait d'alitant plus délicieusement de sa position nouvelle qu'il y voyait la déchéance de la cour rivale : L'attitude de l'ambassadeur de Votre Majesté à Paris, écrivait-il à son souverain, est maintenant celle de l'ambassadeur de Russie avant la dernière guerre[41]. Pour achever le contraste, le bruit se répandit tout à coup que le prince Kourakine n'assisterait pas à la cérémonie du mariage religieux, qui se ferait à Paris et serait le couronnement des fêtes ; l'ambassadeur aurait allégué ses infirmités pour s'excuser. Cet avis ne se confirma point ; néanmoins, le hasard d'incidents fortuits allait condamner jusqu'au bout le représentant du Tsar à un rôle effacé ou pénible et opposer partout l'Autriche en faveur à la Russie en disgrâce. Le 9. avril fut le jour solennel. De bonne heure, tandis que l'Empereur et l'Impératrice, avec leur suite, sortaient de Saint-Cloud et s'avançaient vers Paris, un grand nombre de privilégiés, comprenant tout ce que la ville contenait de plus élevé par le rang, par la fortune, par la position officielle ou sociale, se réunissaient au Louvre, les uns dans la grande galerie de peinture, les autres dans le salon d'Apollon, transformé en chapelle ; les premiers étaient admis à voir passer le cortège nuptial, qui se rendrait des Tuileries au Louvre par l'intérieur des palais ; les autres assisteraient à la cérémonie religieuse. Dès neuf heures du matin, les places étaient occupées, l'assemblée presque au complet : quatre mille femmes en grande parure et manteau de cour garnissaient les tribunes de la chapelle et les rangs de banquettes dressés des deux côtés de la galerie. Au dehors, le canon tonnait par salves successives, accompagnant l'entrée des souverains et signalant les progrès de leur marche. A ces avertissements de plus en plus répétés, on savait que l'Empereur avait passé sous l'Arc de triomphe, qu'il descendait la grande avenue et arrivait à la place de la Concorde. Il venait, annoncé par les fanfares, salué au passage par ses troupes, précédé par la cavalerie de sa garde, par les maîtres des cérémonies, par les hérauts d'armes, par sa cour, par celle de trois rois et de trois reines, entouré par sa maison militaire et par l'escadron des maréchaux : il venait au pas des huit chevaux empanachés qui traînaient son carrosse de gala, mouvant édifice de cristal et d'or, dont les glaces laissaient apercevoir le César au front lauré, au profil romain, et près de lui la jeune femme étonnée, parée du diadème d'impératrice, qu'il montrait A ses peuples comme sa plus précieuse conquête. Autour de lui, la splendeur des harnachements et des livrées, la magnificence renouvelée des costumes de cour, l'éclair multiplié des armes mettaient une éblouissante auréole, et la foule en extase se courbait dans une attitude d'adoration ou répondait par des acclamations prolongées aux Vive l'Empereur ! des soldats. A l'intérieur du Louvre, cette profonde et presque religieuse émotion ne pénétrait pas encore. La longueur de l'attente lassait la curiosité et détendait les esprits ; on quittait sa place, des groupes se formaient, suivant les inclinations ou les rencontres ; les invités de la chapelle se mêlaient à ceux de la galerie, où jouaient des orchestres, où des rafraîchissements circulaient[42], et cette partie du château, tapissée de chefs-d'œuvre dont beaucoup étaient des trophées, prenait l'aspect d'un immense et élégant salon, plein de mouvement, de causeries et de médisances. Les impressions s'échangeaient librement : on cherchait prévoir les incidents qui pourraient mettre un peu de piquant et d'imprévu autour du grand acte en train de s'accomplir ; on relevait les côtés frivoles ou ironiques qu'offre toujours le spectacle des grandeurs, comme celui des passions et des douleurs humaines. Si l'absence dans les rangs du clergé de treize cardinaux, protestant contre l'annulation du premier mariage sans l'intervention du Saint-Siège, soulevait de nombreux commentaires, l'arrivée du corps diplomatique était attendue avec impatience ; il s'agissait de savoir si le prince Kourakine figurerait à son rang. Les missions étrangères firent leur entrée ensemble et en ordre, s'étant réunies, sur convocation expresse, à l'hôtel de l'ambassade autrichienne. Le prince Kourakine parut parmi ses collègues, plus magnifique encore que de coutume, constellé de décorations, couvert d'or et de bijoux, portant sur lui pour deux millions de pierres, mais pâle et défait, se soutenant à peine, pitoyable à la fois et risible, racontant ses douleurs et faisant éclater son enthousiasme en termes qui sentaient la contrainte. Pour rien au monde, disait-il, il n'eût voulu manquer une aussi belle fête : son maître ne lui eût point pardonné d'être malade en un tel jour ; c'était cela seul qui l'avait décidé à rassembler ses dernières forces, à surmonter des souffrances aiguës, à se faire porter jusqu'à la chapelle. Il insistait longuement sur ces détails, voulait que tout le monde connût son héroïsme et en appréciât les motifs ; de sa présence, il tenait à faire un événement, croyant par là démentir les bruits de fâcherie qui avaient couru et leur donnant au contraire plus de crédit et de consistance[43]. Cette gaucherie ressortait davantage par le naturel parfait, l'aisance pleine de dignité avec laquelle Metternich recevait les félicitations et les hommages ; il apparaissait rayonnant, se prodiguait avec complaisance, savait se mettre partout en bonne place et au premier rang. Il en donna très promptement la preuve. Comme les divers actes de la cérémonie devaient se succéder sans interruption et retenir au château pendant toute la journée les invités de l'Empereur, le comte Regnaud de Saint-Jean d'Angély, ministre de la Maison, avait fait préparer dans l'un des appartements du Louvre, pour le corps diplomatique, une élégante collation. Les Autrichiens furent les premiers à profiter de cette attention prévoyante. Pendant le repas, une inspiration subite vint à Metternich : ce grain ! seigneur ne dédaignait point au besoin les manifestations publiques et savait à son heure parler aux foules. Il prit son verre, s'approcha d'une fenêtre ouverte, qui donnait sur les cours noires de peuple, emplies d'une multitude curieuse et frémissante, et se montrant avec affectation : Au roi de Rome ! dit-il en levant son verre[44]. L'effet fut prodigieux. Nul n'ignorait que le fils premier-né de l'Empereur devait s'appeler le roi de Rome. D'autre part, la maison d'Autriche avait revendiqué jusqu'au lendemain d'Austerlitz, comme une distinction purement honorifique, mais conservée avec un soin jaloux, la couronne des Romains. Par cette reconnaissance anticipée d'un titre qui lui avait été ravi, elle semblait légitimer l'usurpation, abdiquer en faveur du nouvel empire ses plus insignes prérogatives et l'établir dans ses droits. Cet acte d'audacieuse déférence retentit par toute l'Europe ; les Russes particulièrement en furent indignés et effrayés ; ils y virent une fois de plus le témoignage que l'Autriche s'était donnée sans réserve. L'un d'eux écrivait de Vienne, en parlant de Metternich : Le ministre qui, en faisant le mariage, a pu s'écrier : La monarchie est sauvée, qui, au déjeuner chez M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, à la suite de la célébration du mariage de l'impératrice Marie-Louise à Paris, a pu sans provocation porter une santé au futur roi de Rome — en dépit du souvenir pour tout Autrichien du titre de roi des Romains —, ce ministre, dis-je, doit nécessairement, pour être conséquent, chercher à entraîner son maitre dans l'alliance du gouvernement français[45]. Lorsque Metternich eut porté son toast et que le repas fut
fini, les convives virent arriver dans la salle les membres de l'ambassade
russe, cherchant, eux aussi, à se réconforter, mais égarés et comme perdus au
milieu d'un palais où les principales attentions n'étaient plus pour eux : Ce fut un grand sujet de plaisanteries sur la Russie, qui
s'était avisée trop tard[46]. A la fin, Kourakine prit le parti de se retirer et de se reposer dans un salon écarté, mis à sa disposition. On le vit s'y rendre — dernière ironie du sort — soutenu par MM. de Metternich et de Schwartzenberg, qui lui prêtaient l'un et l'autre leur bras pour s'appuyer[47]. Le vieux prince surmonta toutefois cette défaillance momentanée et voulut reparaître à la chapelle, dès que furent annoncés l'arrivée des souverains et le commencement de l'office. Lorsqu'il aperçut Marie-Louise, il crut devoir éclater en transports d'admiration ; il la trouvait étonnamment changée à son avantage, depuis qu'il l'avait vue à Vienne : Elle est jolie comme un ange ! répétait-il avec ravissement. Impatienté de cette note qui sonnait à faux et dépassait le ton, Metternich crut devoir modérer un enthousiasme intempestif et régler lui-même le mode sur lequel il convenait de louer l'Impératrice : Il est vrai, dit-il, que Sa Majesté s'est singulièrement développée depuis trois ou quatre ans ; ses traits se sont formés ; elle a beaucoup de grâce et de dignité ; sa santé est parfaite ; elle est belle, sans être jolie[48]. La cérémonie se poursuivait dans sa majesté grave : la religion mêlait ses pompes traditionnelles, immuables à travers les âges, à toutes celles que Napoléon avait ressuscitées ou créées. Quand le cortège avait traversé la galerie, clans un ordre rigoureux et magnifique, l'Empereur conduisant l'impératrice dont trois reines et cieux princesses du sang soutenaient la traire, suivi d'un long défilé de Majestés et d'Altesses, nul n'avait échappé à une impression d'éblouissement. Jamais, dans ce palais où revivait partout le souvenir de deux races, la monarchie n'avait rempli ses fonctions d'apparat avec tant de dignité, de régularité et de splendeur. Pourquoi cette incomparable scène n'éveillait-elle point chez tous les spectateurs un plein et parfait contentement ? Pourquoi, chez beaucoup d'entre eux, si les regards étaient fascinés, les cœurs restaient-ils froids, n'éprouvant qu'une félicité de commande ? Napoléon avait déshabitué ses entours de croire à sa sagesse ; il leur avait trop fait sentir que, s'il devait rester perpétuellement heureux, ce ne serait plus que par un miracle du sort, violant toutes les lois de la nature et de la raison. Le mariage autrichien était apparu d'abord comme un frein à ses entreprises belliqueuses ; on commençait à y voir le présage de nouvelles guerres. La Russie, la lointaine Russie, devenait la pensée de plusieurs. Son attitude, entrevue, devinée, commentée, faisait craindre chez l'Empereur de brusques mouvements de colère, un emportement vers l'inconnu, une suprême témérité. Tin mot sinistre avait été recueilli sur le passage du cortège : Tout cela, avait dit Mounier, ne nous empêchera pas d'aller un de ces jours mourir en Bessarabie[49]. Cette destinée à la Charles XII que Cambacérès avait fait craindre à Napoléon en conseiller discret et prudent, d'autres l'annonçaient maintenant à voix basse, mais en termes d'une précision brutale, la voyaient approcher avec une impassibilité résignée, et discernaient au Nord l'incommensurable péril. Ces craintes déjà positives, ces appréhensions nettement formulées, ne dépassaient point, il est vrai, les milieux officiels et mondains, les cercles politiques et raisonneurs. Au dehors du château, la foule immense qu'avait attirée dans Paris l'annonce des fêtes, était toute à la satisfaction mêlée de lassitude que laissent les journées fécondes en grands spectacles et en émotions intenses. Elle se répandait dans la ville, à la recherche des plaisirs partout promis, dans l'attente des magnificences de la nuit qui devaient égaler celles du jour. Elle remplissait le jardin des Tuileries, où maintenant, devant le couple impérial apparu au balcon du château, les corps de la garde défilaient ; là, dragons, lanciers, chasseurs, grenadiers, passaient à leur tour, et chez tous ces soldats illustres, l'enthousiasme était profond, ardent, inépuisable ; tous, agitant leurs armes, levant sur la pointe de leurs sabres leurs shakos ou leurs casques, acclamaient frénétiquement leur chef, leur dieu, et dans l'impératrice autrichienne ne voyaient qu'un trophée de plus, conquis par son génie et par leur vaillance. Chez les Français que la carrière des armes ne tenait point dans une continuelle et sublime exaltation, un autre sentiment se faisait jour. S'ils gardaient à Joséphine un souvenir attendri, s'ils regrettaient la bonne impératrice, ils pardonnaient à Marie-Louise, parce qu'ils voyaient en elle un gage de paix, un signe de réconciliation entre la France et l'Europe. Les mots de concorde et d'union, partout répétés, créaient pour un instant l'illusion de l'universelle quiétude, suspendaient les angoisses d'une population qui avait cru à la continuité fatale des combats, lui faisaient oublier ses souffrances, l'empêchaient d'entendre le sourd grondement du canon qui continuait an loin, derrière les Pyrénées, et signalait la prolongation de la guerre inexpiable. L'admiration et le dévouement pour l'Empereur, gravement troublés depuis deux ans, cherchaient à se ressaisir ; on voulait espérer, sans y réussir toujours, qu'il se reposerait enfin dans sa prospérité et dans sa gloire, que la satisfaction de ses plus intimes désirs ferait le soulagement de ses peuples : Voici la plus belle époque du règne, écrivait un fidèle serviteur ; puisse-t-elle lui donner le bonheur et à nous de l'avenir ![50] Et ce vœu, qui n'osait s'affirmer comme une certitude, se retrouvait au fond de millions d'âmes françaises. La nation avait trop souvent ressenti les joies enivrantes de la conquête pour les chercher encore et s'y complaire ; elle célébrait l'union avec Marie-Louise comme une promesse de réparation et de stabilité, comme l'aurore d'une ère plus clémente, comme une victoire sur la guerre. Napoléon lui-même n'épargnait rien pour donner à son mariage cette signification d'apaisement. En cet instant, il se livrait à des efforts réels pour se rendre moins formidable l'Europe, pour rassurer les dynasties et conjurer la haine des peuples. Il rappelait ses troupes d'Allemagne et les faisait refluer derrière le Rhin ; il dégageait les territoires de la Confédération, décidait de n'y laisser que cieux divisions, l'une pour occuper les villes hanséatiques et les fermer au commerce anglais, l'autre pour garder la Westphalie et surveiller la Prusse. Il halait la conclusion de ses différends pécuniaires avec cette puissance, suspendait l'annexion de la hollande, laissait régner le roi Louis moyennant soumission plus complète, montrait partout l'impatience de finir. Reportant son attention sur la Guerre d'Espagne, trop négligée, il méditait, par un ensemble d'opérations mieux conduites, de briser la résistance des insurgés, d'acculer à l'extrémité de la Péninsule et de rejeter hors d'Europe la seule armée de la Grande-Bretagne. Sans doute, si cette puissance persiste à lui disputer ses conquêtes, il agira contre elle en tous lieux avec un redoublement d'énergie, et ce qu'il espère toujours de sa réconciliation avec l'Autriche, c'est qu'elle va lui permettre, en donnant à la paix du continent une base assurée, de renouveler et d'étendre indéfiniment ses moyens d'action maritime. Pourtant, avant d'entamer contre sa rivale une campagne d'extermination, il lui fait parvenir quelques paroles d'accommodement ; il s'offre à entamer des pourparlers, propose, comme préliminaire à la négociation, d'adoucir les rigueurs du blocus, pourvu que les ministres britanniques révoquent leurs arrêtés attentatoires à la liberté des mers : On conçoit bien, écrit-il, que la paix ne peut venir qu'en faisant d'abord la guerre d'une façon moins acerbe[51]. Modération tardive, éphémère et d'ailleurs inutile ! Le coin-bat entre la France et l'Angleterre, éternel obstacle à la pacification générale, demeurait un duel à mort, qui ne se terminerait que par la rentrée de la première dans ses anciennes limites ou l'anéantissement de la seconde, et ce caractère imprimé à la lutte dès le début des conquêtes de la République se développait d'un mouvement inexorable. Pour ne point demeurer sous le canon d'Anvers, pour ne pas laisser la France s'emparer de l'Escaut, l'Angleterre avait organisé la coalition et pris l'Europe à sa solde ; par là, elle s'était exposée à voir Napoléon, victorieux de tous les ennemis qu'elle lui avait successivement suscités, la menacer et la viser de partout, du Texel, de Hambourg, de Danzig, de Trieste, de Corfou, d'Italie et d'Espagne, dresser eu face d'elle une Europe française. Plutôt que de laisser au vainqueur une partie même de ses avantages monstrueux, elle devait persévérer jusqu'au bout clans une lutte qui l'épuisait, qui mettait sa constance à de suprêmes épreuves, mais qui lui laissait l'espoir chaque jour renouvelé et mieux justifié de tout reprendre, en poussant Napoléon à tout risquer dans de plus lointaines et plus chanceuses entreprises. Vainement la France s'essaye-t-elle à croire une dernière fois que Napoléon peut et veut s'arrêter, qu'il va clore sa carrière de conquérant, s'immobiliser dans l'attente de la paix maritime. L'histoire mieux informée ne saurait partager cette illusion. Dans la victoire pacifique de 1810, elle reconnaît le point de départ de conflits nouveaux en Europe, plus redoutables que les précédents. Elle ne saurait, détournant volontairement ses regards de l'avenir, les reposer avec une pleine satisfaction sur cet instant radieux et fugitif, l'isoler des événements qui vont suivre, le détacher de cette trame continue et serrée où tout se tient, se lie, s'enchaîne, où le succès de la veille prépare inévitablement la lutte du lendemain. Dès à présent, au delà de l'Europe soumise ou fascinée, elle distingue la Russie en alarmes, prête à s'armer et à se soulever ; elle aperçoit l'empereur Alexandre tel que le lui montrent des confidences intimes, parvenu au dernier degré de l'épouvante, les traits renversés, les yeux fixes et presque hagards[52], assistant à l'écroulement de sa politique, reconnaissant ses fautes, mais persuadé que Napoléon veut les lui faire expier par le démembrement de son empire, n'éprouvant plus seulement la crainte vague d'être attaqué, prévoyant cette agression à époque fixe, l'annonçant pour l'année prochaine, se préparant à la soutenir et méditant même de la devancer. Pour l'un et l'autre empereur, l'heure est proche des discordes irrémédiables et des tentations fatales. Si la fortune présente de Napoléon brille d'un incomparable éclat, l'orage est formé sur l'avenir ; le mariage n'est qu'un dernier triomphe, précurseur des désastres, et l'horizon se découvre sinistre à travers le resplendissement de cette apothéose. |
[1] Mémoires du prince Adam Czartoryski, II, 221.
[2] Caulaincourt à Champagny, 17 mars et 4 avril 1810. Le prince Kourakine que je quitte à l'instant, ajoutait l'ambassadeur, a été tellement pressé par l'Empereur qu'il part sons quarante-huit heures. Il voulait tarder quelques jours pour se présenter avec l'habit des grands officiers de la cour dont il a demandé le costume pour cette mission, celui de ministre étant assez mesquin. L'Empereur, en lui accordant l'habit, a mis pour condition qu'il ne l'attendrait pas et qu'un courrier le lui porterait.
[3] Caulaincourt à Champagny, 26 février 1810.
[4] Bulletin du 21 février 1810. Archives nationales, AF, IV, 1508.
[5] HELFERT, 91.
[6] Bulletin de police. Archives nationales, AF, IV, 1508.
[7] Lettre citée par HELFERT, 354-358.
[8] L'instinct des Polonais les porte voir dans le grand évènement qui se prépare le rétablissement futur du royaume de Pologne. Ce rétablissement parait être trop utile aux intérêts de la France pour leur paraitre douteux. Cette seule espérance ramène insensiblement beaucoup de Polonais que les déclarations du ministre de l'intérieur, à la tribune du Corps législatif, avaient aliénés de l'Empereur. Rapport de police du 9 février 1810. Archives nationales, AF, IV, 1508. Cf. HELFERT, 91.
[9] Otto à Champagny, 16 février 1810.
[10] Correspondance de M. Otto, février et mars 1810. Archives des affaires étrangères, Autriche, 385. HELFERT, 93-97. Mémoires de Metternich, II, 323-324.
[11] Mémoires de Metternich, II, 324.
[12] Otto à Champagny, 19 février 1810.
[13] Otto à Champagny, 16 février. Cf. BEER, Geschichte der orientalische Politik Œsterreich's, 226-229.
[14] Otto à Champagny, 21 février.
[15] Caulaincourt à Talleyrand, mars 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
[16] Cette nouvelle, écrivait Joseph de Maistre en parlant du mariage annoncé, a jeté dans les esprits une terreur universelle : en effet, je ne vois pas de coup plus terrible pour la Russie. Elle a mal fait la guerre, elle a mal fait la paix, elle a mécontenté tout le monde, elle a ruiné son commerce ; maintenant la voilà devenue frontière de France ayant contre elle une alliance naturelle qui se convertira bientôt en alliance politique offensive et défensive, et qui la réduit à rien. M. de Maistre ajoutait peu de temps après : Si vous voulez voir dans toute sa pompe l'inconvénient des mezzi termini en politique, surtout dans un moment de révolution, vous n'avez qu'à venir ici. Correspondance, III, 406-407 et 438.
[17] Mémoires de Metternich, II, 323.
[18] Rapport n° 84 de Caulaincourt, 2 avril 1810.
[19] Caulaincourt à Champagny, 26 février 1810.
[20] Caulaincourt à Champagny, 10 mars 1810.
[21] Il dit un jour à la reine Hortense : Il ne faut pas effrayer cette jeune fille : voyons, montrez-moi à danser. La leçon ne réussit guère et ne fut pas reprise. Néanmoins, la fille de Joséphine apprenant à Napoléon l'art de plaire à Marie-Louise, quel tableau de genre !
[22] Correspondance, 16341.
[23] Voyez à ce sujet Les origines de la France contemporaine, par M. TAINE, Le régime moderne, I, 94.
[24] Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
[25] Lettre à Champagny du 2 mars 1810.
[26] Otto à Champagny, 19 février.
[27] Otto à Champagny, 12 mars 1810.
[28] Champagny à Otto, 7 février 1810.
[29] Otto à Champagny, 11 mars 1810.
[30] Otto à Champagny, 11 mars 1810. Toutes les dépêches de Vienne citées dans ce chapitre ont été publiées par le baron IMBERT DE SAINT-AMAND, dans son curieux volume : Les beaux jours de Marie-Louise, 113-158.
[31] Otto à Champagny, 12 mars.
[32] Madame l'archiduchesse, écrivait Otto, m'a fait beaucoup de questions qui annoncent la solidité de ses goûts : Le musée Napoléon est-il assez rapproché des Tuileries pour que je puisse y aller souvent et étudier les antiques et les beaux monuments ? L'Empereur aime-t-il la musique ? Pourrai-je prendre un maitre de harpe ? c'est un instrument que j'aime beaucoup. L'Empereur est si bon pour moi, il me permettra sans doute d'avoir un jardin botanique ; rien ne me ferait plus de plaisir. J'espère que l'Empereur aura de l'indulgence pour moi, je ne sais pas danser les quadrilles, mais, s'il le veut, je prendrai un maitre de danse... — Je dois remarquer, ajoutait l'ambassadeur, que pendant plus d'une heure qu'a duré mon entretien avec Son Altesse Impériale, elle ne m'a pas parlé une seule foi, des modes ni des spectacles de Paris. 6 mars 1810. Cf. SAINT-AMAND, 144-145.
[33] Champagny à Otto, 4 mars 1810, HELFERT, 107.
[34] L'ambassadeur Alexandre Kourakine et l'envoyé extraordinaire prince Alexis Kourakine.
[35] 17 mars 1810.
[36] Champagny à Caulaincourt, 20 avril 1810.
[37] Mémoires de Metternich, II, 381-385.
[38] Lettres du prince de Neufchâtel à l'Empereur, Archives nationales, AF, IV, 1675. Moniteurs de mars 1810 ; Correspondance dit comte Otto ; HELFERT, 114-124.
[39] Caulaincourt à Talleyrand, mars 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
[40] Schouvalof à Roumiantsof, avril-mai 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.
[41] Mémoires, II, 332.
[42] Moniteur du 10 avril.
[43] Bulletins de police. Archives nationales, AF, IV, 1508.
[44] Souvenirs du baron de Barante, I, 318.
[45] Stackelberg à Roumiantsof, 15-27 novembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.
[46] Souvenirs du baron de Barante, I, 318.
[47] Bulletin de police. Archives nationales, AF, IV, 1508, 3 avril 1810. Quelques plaisants, ajoute le bulletin, en voyant M. de Metternich conduire M. de Kourakine, disaient : C'est dans l'ordre, c'est lui qui le met à la porte.
[48] Bulletin de police précité.
[49] Souvenirs du baron de Barante, I, 317.
[50] Caulaincourt à Talleyrand, 25 février 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
[51] Correspondance, 16352.
[52] Mémoires du prince Czartoryski, II, 233.