NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE VII. — LE MARIAGE AUTRICHIEN.

 

 

I. — DERNIÈRE ATTENTE.

Impression produite sur l'Empereur par les premières réponses de la Russie. — Un mot de lui ; sa pensée dominante. — Il soupçonne que la Russie prépare un refus et se met lui-même en mesure d'opérer son évolution vers l'Autriche. — Premier conseil tenu aux Tuileries. — Caractère imposant de cette réunion. — But de l'Empereur en provoquant une délibération solennelle. — Comment il pose la question. — Rapport de Champagny. — Doutes qui subsistent sur l'opinion émise par divers membres du conseil : discordance dans les témoignages des contemporains. — Passions d'ordre intérieur ; la droite et la gauche du conseil. — Les révolutionnaires et la Russie. — Harangue de Murat. — L'alliance conservatrice. — Avis prophétique de Cambacérès. Eugène, Talleyrand, le cardinal Fesch, Fontanes. — Dans quelle mesure l'Empereur se mêle à la discussion. — II lève la séance et laisse le débat sans conclusion. — La controverse se transporte et se poursuit dans tons les milieux. — L'alliance russe devant l'opinion. — Les Jacobins, le faubourg Saint-Germain, les Constitutionnels. — Situation mondaine des deux ambassades. — Mémoire de Pellenc. — Renseignements sur Marie-Louise. — L'alliance autrichienne et les gens d'affaires. — Napoléon cherche à provoquer un mouvement d'opinion en faveur de l'archiduchesse, mais réserve sa décision jusqu'à ce qu'il ait reçu des renseignements plus probants sur les dispositions de la Russie.

 

A la lecture des dépêches de Russie, Napoléon éprouva une impression toute contraire à celle de son ambassadeur. Dans chaque circonstance, Caulaincourt aimait il présupposer la bonne foi d'Alexandre ; cette confiance répondait à son noble caractère, satisfaisait son cour ; pour le ramener à un jugement moins favorable sur le monarque qui l'honorait de ses bontés, il était nécessaire de placer sous ses veux des témoignages clairs et probants. Napoléon partait d'un point de vue différent. Depuis qu'il avait surpris Alexandre, durant la dernière campagne, en flagrant délit de déloyauté, il suspectait toutes ses intentions et, derrière chacun de ses actes, chacune de ses paroles, cherchait l'arrière-pensée. Je connais les Grecs[1], dira-t-il bientôt, par une comparaison peu flatteuse entre le jeune empereur et les princes du Bas-Empire ; mais lui-même ne se privait jamais d'opposer à la duplicité de son allié la finesse aiguë qu'il tenait de la patrie de ses ancêtres. A considérer cet effort mutuel pour se pénétrer et se déjouer, voilé sous les dehors de l'amitié la plus expansive, il semble assister au duel de deux races également maitresses dans l'art de la dissimulation et de la ruse : c'est la lutte d'un Italien contre un Grec. Dans le cas présent, lisant b travers les faits, retenant, comparant, groupant les circonstances rapportées par son ambassadeur, remarquant l'affectation du Tsar à se réfugier derrière sa mère, à faire intervenir son ministre, sa sœur, Napoléon en conclut qu'Alexandre organisait une mise en scène habile pour éluder la demande sans la décliner ouvertement. La cour de Russie se ménageait, pensa-t-il, des prétextes pour l'éconduire, et il trouva — ce fut sa propre expression — que le jeu n'était pas mal imaginé pour filer un refus[2]. C'est cette pensée, insupportable pour son orgueil, qui prend désormais possession de son esprit : elle va inspirer et régler sa conduite.

Si la Russie se dérobait définitivement, elle le mettrait dans la nécessité de recourir au parti vers lequel un revirement spontané l'attirait déjà, d'aller à cette Autriche qui venait d'elle-mente à la rencontre de ses vœux. Mais attendra-t-il, pour exécuter ce changement de front, que les circonstances lui en aient fait un absolu besoin, que son échec à Pétersbourg soit certain et consommé ? Au contraire, va-t-il prendre les devants, ôter à la Russie la faculté de l'éconduire en se retirant le premier ? C'eut été mal le connaître que de le supposer capable d'une marche moins altière. Trop fier et trop fin, nous dit Maret, pour laisser aller la scène jusqu'au bout[3], il compte bien, par une brusque conversion, échapper au coup désagréable dont il se sent menacé et le laisser porter dans le vide.

L'instant n'est pas venu, il est vrai, d'effectuer ce mouvement, et la prudence commande de ne rien précipiter. De simples indices, si significatifs qu'ils soient, ne suffisent pas à autoriser un jugement farine sur l'avenir de la négociation en Russie. Il n'est pas impossible, après tout, que Caulaincourt ait vu juste, que le Tsar travaille sincèrement et réussisse a triompher de sa mère. Se jeter ailleurs quand Alexandre promet une réponse dans un délai fixé, quand le consentement de hi Russie peut arriver à toute heure, ce serait s'exposer à une indignation justifiée, provoquer une scission violente dont Napoléon ne veut à aucun prix, alors que l'Espagne reste en feu et que la France se montre affamée de repos. Si le fait seul que la Russie le tient en suspens et discute ses demandes ne laisse rien subsister eu lui de ses préférences primitives, il sent qu'il s'est trop avancé pour se retirer à la légère. Il patientera donc encore quelques jours, espérant être promptement tiré de doute. Le duc de Vicence, avec le zèle qu'on lui connaît, ne peut manquer d'instruire sa cour de toutes les péripéties du débat ; suivant toute vraisemblance, il fournira à bref délai de nouvelles indications, et l'envie de les posséder se trahit par la manière dont l'Empereur lui Fait accuser réception de son envoi : On désirerait, lui écrit Champagny le 31 janvier, des renseignements plus étendus ; on espère les recevoir par votre premier courrier ; ils sont nécessaires pour prendre un parti avec connaissance de cause.

C'est par ces seules paroles, si différentes de celles transmises six semaines auparavant, que Napoléon répond aux pièces de tout ordre expédiées par l'ambassadeur. Il se garde bien d'envoyer, par retour du courrier, la ratification du traité anti-polonais, réserve sa signature, et ne livrera qu'à lion escient cette suprême concession. Vis-à-vis de la Russie, il sen tient pour le moment à une observation méfiante et arrête tout, sans s'engager encore avec l'Autriche. Seulement, il prend dès à présent ses mesures pour que l'évolution vers cette puissance, si elle doit s'accomplir, paraisse s'opérer d'un mouvement naturel et aisé, sans heurter ni déconcerter l'opinion. Il veut pressentir, préparer les esprits, et, pour commencer, remet publiquement en discussion cc qu'il avait tranché naguère de sa volonté souveraine.

Il avait pris connaissance des dépêches le janvier. Le 29, qui était un dimanche, le bruit se répandit aux Tuileries, au sortir de la messe, que l'Empereur tiendrait dans la journée un grand conseil privé, un conseil de famille et de gouvernement, dont l'objet serait de délibérer sur le choix de la future impératrice. Effectivement, on vit arriver au château les rois et princes des deux familles, les grands officiers de l'Empire, le cardinal Fesch, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif. Tous ces personnages, au nombre de vingt-cinq à trente, furent introduits dans la salle on l'acte de divorce avait été rédigé quarante-trois jours auparavant.

Quand l'Empereur fit son entrée, annoncé par les huissiers et précédé de ses chambellans, quand il prit place au fauteuil et que les dignitaires convoqués s'assemblèrent autour de la table du conseil, dans un religieux silence, il faut croire que rarement, travers les vicissitudes extraordinaires de notre histoire, moment apparut plus solennel. Songez qu'un homme s'est élevé plus puissant que ne le furent César et Charlemagne, que cet homme est là, qu'il prépare une détermination par laquelle il compte maîtriser l'avenir comme il a dominé le présent, qu'en cet instant il rend la parole à la France, pour ainsi dire, et rappelle à le conseiller par la voix de ses plus illustres représentants. Autour de lui, groupez ces personnages célèbres a des titres divers, dont les uns personnifient l'héroïsme guerrier et d'autres le génie des affaires, les rois par l'épée, les hommes d'État possesseurs de la tradition, Murat et Eugène, Talleyrand et Fouché, Berthier, Cambacérès, Marot, Champagny, Fontanes, tous dissemblables par l'origine, l'esprit, les passions, mais réunis par le maître commun qui forme leur lieu et associe leurs destinées. Évoquez-les tous avec leur physionomie connue, avec leurs attitudes caractéristiques, avec ces traits d'âme et de visage par lesquels ils sont entrés dans l'imagination de la postérité ; rehaussez cette scène par le ton de gravité et de grandeur qui régnait alors dans toutes les opérations d'État ; encadrez-la dans la majesté des hauts appartements dorés, et vous concevrez qu'aucun des assistants n'ait échappé à une impression inoubliable et profonde.

Cependant, sous ces apparences imposantes, cherchons le fond même des choses, demandons-nous à quel résultat pratique pouvait aboutir cette délibération sans précédent. Sou but annoncé était d'éclairer le choix de l'Empereur, de contribuer à le former. Or, ce choix dépendait en grande partie d'événements que Napoléon avait placés lui-même en dehors de sa volonté. Par la manière dont la négociation avait été entamée à Pétersbourg, si le prochain courrier de Russie, ce courrier qui à l'heure présente traversait vraisemblablement l'Allemagne, apportait un accord tout conclu entre le Tsar et notre ambassadeur, il serait bien difficile à l'Empereur de reprendre une liberté dont il s'était lui-même dessaisi ; le mariage russe deviendrait nécessaire par cela seul qu'il s'affirmerait possible. Au contraire, le mariage autrichien s'imposerait, si la Russie donnait des signes plus sensibles de mauvais vouloir.

Qu'a donc voulu l'Empereur, en demandant conseil sur une question qu'il ne lui appartient plus de trancher souverainement ? S'il saisit l'opinion, c'est d'abord pour donner un premier aliment à l'impatience publique. Il sait que l'attente du grand événement tient tous les esprits dans la fièvre ; Paris est ému, nerveux, il compte les jours, trouve le temps long, et s'étonne de n'être point fixé. Pour expliquer ces retards, Napoléon feint d'éprouver quelque embarras, fondé sur le nombre et la grandeur même des partis qui s'offrent de toutes parts. Ne pouvant encore présenter un dénouement, il se montre occupé à le préparer, eu s'entourant des avis les plus éclairés et les plus surs ; aussi habile à frapper les peuples par de pompeux simulacres que par de magiques réalités, il veut distraire, occuper l'attention des Français, en leur donnant la représentation d'un grand débat.

Puis, il n'ignore pas que le nom de l'Autriche suscite, chez toute une partie de l'opinion, de vives appréhensions : l'Autriche est essentiellement une puissance d'ancien régime ; les Français craignent que d'aller à elle, ce ne soit faire un pas en arrière, et toute apparence de mouvement rétrograde alarme la nation, qui s'est attachée à l'Empire surtout parce qu'elle y a vu le régime nouveau solidifié, glorifié, mis à l'abri de toute atteinte. Au contraire, Napoléon sait que, parmi ses ministres et grands officiers, beaucoup désirent le choix de l'archiduchesse : il juge bon que leurs voix s'élèvent avec alacrité pour répondre aux craintes et aux doutes de l'opinion, pour faire valoir les avantages du mariage autrichien et signaler les inconvénients du parti primitivement annoncé. Le conseil se tiendra sans mystère, portes ouvertes, et certaines des paroles prononcées, retentissant au dehors, pourront donner aux esprits l'inclination et la direction convenables. Dans tous les cas, si l'Autriche doit prendre la place réservée tout d'abord à la Russie, il ne plait point à Napoléon que cette substitution soit attribuée aux difficultés rencontrées à Pétersbourg : le public doit l'attribuer il des raisons plus hautes, v voir un choix librement et mûrement concerté, y participer dans une certaine mesure en le ratifiant par avance.

L'Empereur ouvrit la séance par quelques paroles pleines de superbe et d'habileté. Je puis épouser, dit-il en substance, une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des maisons souveraines d'Allemagne, ou bien une Française ; il ne tient qu'à moi de désigner celle qui passera la première sous l'Arc de triomphe pour entrer dans Paris[4]. Il proclamait d'autant plus la liberté de son choix qu'il la sentait en fait lui échapper. Il ajouta, en termes propres à flatter l'amour-propre national, qu'un mariage avec une Française serait l'union selon son cœur, mais que de puissants intérêts pouvaient commander un parti différent. Ensuite, le duc de Cadore reçut la parole pour faire fonction de rapporteur ; il fournit quelques indications sur les diverses princesses que leur fige et leur rang mettaient en état d'être choisies, cita la grande-duchesse, l'archiduchesse, la princesse de Saxe. Après quoi, la discussion fut ouverte, et l'Empereur invita les membres du conseil à exprimer leur avis.

En récit magistral, plein d'art et de vie, a voulu nous initier à tous les détails de cette consultation ; il fait l'appel des noms et recompose minutieusement les discours[5]. Cependant, ce compte rendu ne s'est appuyé que sur un seul témoignage, celui de Cambacérès ; d'autres ont été produits depuis, assez différents, et ici s'accusent les difficultés parfois insolubles de la tache dévolue à l'historien. Voilà un fait qui a frappé fortement les contemporains ; parmi les assistants, plusieurs ont laissé des Mémoires et y ont retracé le tableau ou l'esquisse de la scène[6] ; pourtant, il n'est pas deux de ces récits faits après coup qui s'accordent pleinement sur la date, la composition du conseil, spécialement sur les avis exprimés. Si la date peut être fixée avec certitude, d'après des indications purement documentaires[7], il n'en est point de même de certains des suffrages recueillis : sur ce point, les divergences sont plus aisées à expliquer qu'il concilier. Chez plus d'un narrateur, le désir de grandir son rôle, de diminuer ou d'altérer celui d'autrui, a pu contribuer à certaines défaillances de mémoire qu'a facilitées d'ailleurs une circonstance particulière. Un second conseil avant été tenu sur le même objet peu de jours après, mais alors que la situation se présentait différemment et que les opinions devaient s'en ressentir, les auteurs de Mémoires ont tous, sans exception, confondu leurs souvenirs et mêlé dans leur récit les deux réunions eu une seule, ne laissant aucun moyen de restituer à la première ce qui lui revient en propre. Dans ces conditions, reconnaissons franchement l'impossibilité de replacer dans la bouche de chacun des membres le langage qui fut exactement le sien, de rendre la teneur littérale et même le sens de tous les discours, en un mot de dresser le procès-verbal de la séance.

Au moins est-il permis, d'après certains traits qui se dégagent avec certitude, de retracer la physionomie générale du débat, d'indiquer les opinions émises, a défaut de tous ceux qui s'en firent l'organe, de montrer continent le conflit s'entama et s'établit entre elles. L'idée d'épouser une Française ne fut relevée par personne. Le parti saxon rencontra quelques adhérents : s'il présentait vis-à-vis de la Russie tous les inconvénients du mariage autrichien sans aucun de ses avantages, il avait une apparence de non sens modeste qui pouvait séduire certains esprits moyens et timorés : il eût compromis l'Empereur, il ne les compromettait point. Soutenu par l'architrésorier Lebrun, il rallia deux ou trois suffrages, mais la bataille ne s'engagea vraiment que sur le nom des deux empires, Russie et Autriche, et ce fut moins une discussion approfondie entre deux grands systèmes d'alliance qu'un débat d'ordre intérieur, une reprise de l'éternelle lutte entre les passions qui, depuis un siècle, ont troublé périodiquement et déchiré notre pays. A l'occasion du mariage, on vit se former dans le conseil une droite et une gauche, si je puis dire, et presque se recomposer les cieux France qu'une inspiration de génie et une main de fer avaient violemment rapprochées.

Par une rencontre singulière, l'autocratique Russie eut pour elle la partie la plus avancée du conseil ; sur son nom se rallièrent, en haine de sa rivale, les hommes imbus de l'esprit, des préjugés, des traditions révolutionnaires. Le roi Murat se fit le porte-parole de cette opinion. Avec sa fougue ordinaire, avec une éloquence éperonnée, il exécuta une charge à fond de train contre l'Autriche, s'emparant pour la combattre de tous les lieux communs dont l'ignorance révolutionnaire a trop de fois fait son domaine. Tout commandait d'ailleurs au roi de Naples de prêter main-forte à l'autre puissance. Les Beauharnais tenant pour l'Autriche, il se jetait dans le camp opposé au nom des Bonapartes. Puis, dans son rôle d'avant-garde, le merveilleux soldat avait mieux que personne éprouvé en 1801 la valeur des Russes ; il pouvait montrer en eux les plus fermes adversaires que les Français eussent rencontrés, ceux dont il était le plus utile de conjurer l'hostilité et de se ménager l'appui. Ces raisons, il est vrai, avaient depuis 1809 perdu de leur poids auprès de l'Empereur ; Murat, qui n'avait pas fait la campagne du Danube, en était resté au souvenir d'Eylau : Napoléon se rappelait Essling. Ce qui créait la force de Murat et l'autorité de ses paroles, c'était que derrière lui apparaissait un grand parti dans la nation, tous ceux qui craignaient un retour aux principes, aux abus, aux privilèges d'autrefois, et qui verraient dans le mariage autrichien un Concordat avec l'ancien régime.

L'opinion de Murat, qui trouva de chauds partisans, rencontra de plus nombreux contradicteurs. L'Autriche avait pour elle quiconque désirait, par principe ou d'instinct, que l'Empereur répudiât autant que possible l'héritage révolutionnaire pour prendre la succession de la monarchie légitime. Cette tendance ne se manifesta pas ouvertement dans le conseil, mais elle s'y colora et s'y appuya de motifs d'ordre extérieur, habilement présentés et, il faut le dire, très spécieux.

Le maintien de la paix continentale, la conquête de la paix maritime, voilà quel était toujours le premier besoin et le désir de tous. Or, les guerres déchantées par la Révolution avaient eu pour trait distinctif, sur le continent, un duel constamment repris entre la France et l'Autriche : la réconciliation de ces deux adversaires semblait devoir tarir la source d'où avait coulé tant de sang, supprimer la cause principale des conflits, assurer la sécurité de nos frontières, fixer définitivement le sort de l'Allemagne et de l'Italie, enjeu et théâtre éternels du combat ; fermer les deux grands champs de bataille de l'Europe, n'était-ce point pourvoir au repos du monde ?

Ces raisons d'intérêt présent pouvaient d'ailleurs se fortifier de considérations permanentes, se rattacher à un système d'ensemble, à toute une théorie politique, dont le passé avait dans une certaine mesure démontré la valeur. Dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, à une époque où la France s'occupait moins à étendre ses frontières qu'à assurer la paix autour d'elle et à tourner son activité vers les mers, l'ancienne monarchie avait eu la sagesse de renoncer à une rivalité surannée avec la maison d'Autriche ; elle avait tendu la main à cette ennemie de trois siècles et cherché dans un accord avec elle la garantie de la stabilité européenne. Malheureuse à ses débuts, cette alliance n'en avait pas moins procuré par la suite au continent vingt-cinq années de paix et permis une revanche contre les Anglais. Combien ce précédent n'acquérait-il point de force aujourd'hui que la France, engagée contre les insulaires dans une lutte sans merci, avait dépassé sur terre ses plus audacieuses espérances, atteint ou franchi partout ses limites naturelles, et ne devait plus avoir d'autre ambition que de conserver et d'affermir ses immenses domaines ! Cette œuvre de maintien et de préservation ne trouverait-elle point son auxiliaire désigné dans l'Autriche, puissance rassise, dégoûtée des aventures, moins disposée à conquérir qu'à garder ? Parmi les conseillers de l'Empereur, les plus politiques, ceux que leur nature d'esprit et leur carrière avaient le mieux familiarisés avec la connaissance des rapports internationaux, avec les lois de l'histoire, demeuraient fidèles à cette tradition de l'alliance conservatrice que se sont transmise jusque dans le milieu de notre siècle, par une filière ininterrompue, certains des plus sages et des moins écoutés de nos hommes d'État. Adepte convaincu en principe de cette politique, nous pensons qu'en 1810 le moment était passé de l'embrasser fructueusement, en admettant que Napoléon eût pu jamais la mettre en pratique ; en 1810, l'Autriche ne s'offrait à nous que par contrainte et des lèvres ; elle avait trop souffert pour pardonner, et ses pertes successives lui laissaient une invincible arrière-pensée d'hostilité et de revanche. Il faut convenir néanmoins que la politique de rapprochement avec cet empire, envisagée sous ses côtés les plus élevés et d'un point de vue spéculatif, s'autorisait de sérieux raisonnements et de mémorables exemples.

Pour développer dans toute son ampleur le système autrichien, nul n'eût été plus qualifié que Talleyrand : il l'avait formulé à plusieurs reprises comme sa doctrine de prédilection ; disciple des ministres qui firent l'alliance au dix-huitième siècle, il est devenu le maître de ceux qui la souhaitèrent de nos jours : dans cette chaîne continue, c'est l'anneau intermédiaire. Il ne paraît pas toutefois que Talleyrand, gêné peut-être par ses relations clandestines avec la cour de Russie, ait pris l'initiative de mettre en relief les avantages de l'autre parti ; s'il le soutint, ce qui n'est pas absolument établi[8], il le fit avec des circonlocutions, des réticences, et dans cette lutte de paroles où les opinions se donnaient librement carrière, se montra moins orateur que diplomate. Ce fut le prince Eugène qui insista le premier en faveur de l'Autriche, en termes convaincus et persuasifs. Après lui, le duc de Bassano se fit l'avocat brillant de la même cause. Le ministre des relations extérieures était acquis d'avance à cette opinion ; le comte Mollien s'y rallia : le cardinal grand aumônier et M. de Fontanes firent valoir contre la Russie, avec une âpre amertume, des raisons de tout ordre, mais surtout religieuses et confessionnelles[9].

En somme, sans qu'une majorité décisive se dessinât, d'importants suffrages s'étaient donnés à l'Autriche. Il est vrai que cet avantage pouvait être contrebalancé par un avis de haute portée : la voix de l'archichancelier Cambacérès s'éleva, connue celle mucine de la prudence, pour réclamer en faveur de la Russie. Cambacérès avait prévu que la puissance non élue deviendrait nécessairement ennemie. S'inspirant de cette donnée, il essaya de démontrer discrètement que le grand danger de l'avenir n'était point dans une reprise d'hostilités avec l'Autriche vaincue d'avance, mais dans une guerre au Nord, dans une rupture avec l'empire dont la force de résistance et les ressources demeuraient une redoutable inconnue, et ce grave avertissement, s'il ne parut pas impressionner immédiatement les assistants, semble à distance dominer le débat et définir la situation[10].

L'Empereur écoutait tout, impassible, majestueux, évitant le plus possible de donner des signes d'acquiescement ou d'improbation ; il laissait la discussion se prolonger, s'échauffer, mais ne lui permettait point de dépasser certaines limites et savait au besoin, par un mot, par une phrase qui portait, la diriger et la contenir. Il n'entendait point que la balance de l'opinion penchât trop ouvertement d'un côté, car il ignorait encore vers lequel les circonstances le forceraient d'incliner. Dès qu'il voyait se produire un argument de nature à jeter sur l'un des deux partis une défaveur trop marquée, un discrédit irrémédiable, il ne manquait point de l'arrêter au passage et de l'anéantir. Lacuée, comte de Cessac, ministre de l'administration de la guerre, parlait vivement et s'acharnait contre l'Autriche : il rappelait les désastres ininterrompus de cet empire, le recul continu de ses frontières, et s'animant : L'Autriche, dit-il, n'est plus une grande puissance. — L'Autriche n'est plus une grande puissance, interrompit l'Empereur ; on voit bien, monsieur, que vous n'étiez pas à Wagram 2[11]. Et tout de suite la solidité et l'élan des troupes ennemies dans cette journée, leur ténacité stoïque, leurs charges fougueuses, le succès un instant compromis, lui reviennent à la mémoire et se dessinent devant ses veux en traits saisissants : il n'admet point, s'il désigne l'Autriche, qu'on puisse le considérer comme s'alliant à une monarchie déchue.

Pareillement, il ne veut pas que la Russie, qu'il lui faudra peut-être choisir, devienne l'objet d'une condamnation définitive. Le cardinal Fesch avait prononcé un mot grave : faisant allusion à la différence de culte qui séparerait de la France une impératrice schismatique, admise à pratiquer publiquement ses rites, et qui l'isolerait au milieu de son peuple, il avait dit : Un tel mariage ne serait point dans nos mœurs. Cette phrase avait paru faite impression. Cependant, comme Napoléon avait pris à Pétersbourg l'engagement d'accéder à toutes les exigences possibles en matière religieuse, il était indispensable de réserver le cas prévu et de le présenter sous une forme acceptable. L'Empereur se tira d'embarras par une affirmation qu'il savait contraire à la vérité et par une digression historique. Il avait tout lieu d'espérer, dit-il, vu ses excellents rapports avec l'empereur Alexandre, que la Russie ne poserait aucune condition, mais c'était lui-même qui désapprouverait et ne saurait admettre un changement de religion. Les abjurations n'étaient point de son goût, et il cita à ce propos, pour le blâmer, l'exemple de Henri IV. Il admirait ce grand prince, disait-il, mais il n'avait jamais pu lui pardonner d'avoir renié sa foi au prix d'une couronne ; c'était, à ses yeux, la seule tache sur une glorieuse mémoire[12]. Au reste, il pèserait avec soin et tiendrait en grande considération les avis exprimés. A la fin, pareil au juge qui, la cause entendue, se retire pour délibérer avec lui-même, préparer et mûrir sa sentence, il leva la séance, remercia et congédia le conseil, sans le départager. Il était parvenu à son but : il avait laissé se développer des arguments sérieux en faveur de l'Autriche, sans exclure la possibilité de l'autre mariage, pour le cas où l'Impératrice mère finirait par consentir.

Le bruit du conseil tenu aux Tuileries se répandit instantanément, le secret n'ayant point été recommandé. Le surlendemain, à un dîner chez le roi de Bavière, arrivé depuis un mois à Paris, ce monarque félicitait le duc de Bassano d'avoir courageusement soutenu le parti le plus propre à procurer la tranquillité de l'Allemagne[13]. En même temps, dans les cercles les plus divers, on citait les personnes appelées au conseil, les noms que le duc de Cadore avait fait passer en revue, l'opinion du roi de Naples et celle du vice-roi, quelques mots dits par Sa Majesté sur ces deux opinions, celle de M. le cardinal, le langage qu'avait teint M. de Fontanes[14]. Les prévisions, les commentaires, les controverses allaient leur train : interrompue aux Tuileries, la discussion se continuait dans toutes les sociétés qui tenaient de près ou de loin au gouvernement ; elle reprenait avec plus de force en certains endroits où elle s'était depuis longtemps établie, dans ceux où s'assemblait la foule, où se propageaient et s'inventaient les nouvelles : les lieux les plus divers, les galeries du Palais-Royal, la Bourse, comme les salons de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie, s'emplissaient d'un bourdonnement de voix confuses et discordantes.

Dans la masse du public, les sentiments restaient partagés : la Russie conservait ses défenseurs, qui lui demeuraient fidèles moins encore par sympathie pour elle que par crainte de l'Autriche[15]. Au contraire, dans la plupart des milieux officiels et mondains, la majorité inclinait assez nettement en faveur de l'archiduchesse.

Un parti, il est vrai, maintenait opiniâtrement ses objections : c'était celui des hommes compromis dans les pires excès de la Révolution ; on le stigmatisait par le nom même qu'on lui infligeait : on l'appelait le parti de ceux qui ont voté la mort[16]. À l'autre extrême de l'opinion, dans le faubourg Saint-Germain pur et sans mélange, chez les royalistes qui s'honoraient d'une fidélité intransigeante au passé, chacun s'indignait à l'idée d'un mariage qui effacerait sur le front de Bonaparte le signe de l'usurpation et qui apparaissait comme la profanation sacrilège d'un grand et douloureux souvenir.

En dehors de ces deux groupes, l'opinion autrichienne ralliait la plupart des suffrages. Parmi les hommes de la Révolution, ceux que l'on nommait les Jacobins raisonnables ou, par l'évocation d'un vieux mot, les Constitutionnels, témoignaient pour la maison de Habsbourg d'un zèle qui devait paraitre en eux un signe irrécusable de repentir. Le parti royaliste avait aussi, en très grand nombre, ses constitutionnels. Beaucoup de ses membres, tout en conservant pour la dynastie proscrite une respectueuse déférence, composaient avec le présent, reconnaissaient dans Napoléon une incarnation nouvelle et puissante du principe monarchique, s'accommodaient de son régime, acceptaient de bonne grâce des fonctions d'État ou des charges de cour, et ces conversions se multipliaient d'année en année. Entrant dans le gouvernement, les nouveaux venus ne se privaient nullement d'y rechercher leur part d'influence et s'essayaient à orienter la marche de l'État dans une direction conforme à leurs idées. Le mariage autrichien répondrait à leurs principes et même rassurerait leur conscience ; ils se sentiraient plus à l'aise pour servir l'Empereur, quand ce prince serait devenu le petit-neveu de Marie-Antoinette. Ce parti des ralliés, qui prenait à la cour une place de plus en plus importante, y mettait un poids décisif en faveur de la solution autrichienne.

Les salons invoquaient d'ailleurs contre l'autre mariage des raisons directes, des raisons ou des préjugés. A Paris, l'Autriche était de meilleur ton que la Russie. Les membres de son ambassade figuraient plus dignement que leurs collègues du Nord ; on les voyait davantage ; ils semblaient plus du monde. Les Busses cherchaient à Paris leur amusement, sans se montrer très difficiles sur le choix de leurs plaisirs, plutôt qu'ils ne s'occupaient à garder un rang conforme à la majesté de leur cour : à part certaines exceptions, la colonie moscovite se distinguait par son luxe tapageur plutôt que par sa tenue[17]. Le prince Kourakine, malgré le faste qu'il déployait, malgré ses réceptions aussi splendides qu'ennuyeuse[18], n'avait point réussi à faire de sa maison un centre d'élégance et de bonne compagnie ; ses faiblesses et ses ridicules étaient sujet de raillerie, il passait pour le meilleur des hommes, mais le plus insignifiant des ambassadeurs[19]. Quelle différence avec ce brillant comte de Metternich qui avait laissé à Paris les plus aimables souvenirs, qui s'y était fait, durant sa mission, des relations utiles, qui avait mis les femmes dans son parti et cherché dans le meilleur monde la plupart de ses bonnes fortunes ! L'ancienne société française, à demi groupée autour du trône impérial, se sentait en affinité particulière de goûts et d'éducation avec cette aristocratie viennoise qui figurait à Paris, non seulement par ses représentants attitrés, mais par les princes et seigneurs d'Allemagne auxquels elle était apparentée. En comparaison, la Russie semblait loin de nous au moral comme au physique, par ses goûts, ses mœurs, et l'union avec une princesse de Moscou fut demeurée aux yeux du inonde, en dépit de tout, un mariage exotique.

Cette manière de penser trouva même son expression par écrit, elle suggéra des observations, des mémoires qui furent adressés en haut lieu ; elle s'y montre appuyée de toutes les raisons d'État déduites dans le sein du conseil. Pour rédiger ces pièces, il fut fait appel à des écrivains spéciaux, en quête de consultations politiques à donner, à certains survivants des anciennes controverses. Le mémoire le plus intéressant fut composé par l'ex-émigré Pellenc. Secrétaire de Mirabeau au début de la Révolution, Pellenc s'était ensuite réfugié en Autriche, d'où il était revenu récemment à Paris. De tout temps, il avait travaillé dans les dessous de la politique et côtoyé le monde : son mémoire se présente comme l'écho de ce qui s'y disait en 1810 sur le compte respectif de la Russie et de l'Autriche.

Pellenc paraphrase d'abord le mot du cardinal Fesch, en lui donnant une interprétation extensive et un sens très large : Ce mariage, dit-il en parlant du projet russe, ne serait pas dans nos mœurs. Une partie de l'Europe et surtout la France ne regardent encore la Russie que comme une puissance asiatique. La différence de religion donnerait aussi quelque embarras ; il y a sans doute une église grecque à Paris, mais l'Empereur lui-même a dit, dans une occasion, que le chef de l'État en France devait être de la religion catholique. En examinant ce sujet sous le rapport de l'opinion publique, on est porté à croire que le choix d'une princesse russe plairait beaucoup moins qu'un autre. Cette nation, dont la cour seule a de l'éclat, n'est pas encore au nombre des États civilisés ; le trône y est exposé aux plus sanglantes révolutions, on n'estime pas en France le caractère russe, tout à la fois remuant, audacieux et faux, et l'on craindrait de voir Paris inondé de ces demi-barbares qui, malgré leurs richesses, n'ont aucun point de contact avec nos goûts, notre esprit, nos penchants, et surtout avec l'aménité de nos mœurs.

La politique, en examinant le même sujet, trouverait des inconvénients d'un autre genre. Notre alliance avec la Russie, si l'on met de côté les circonstances présentes, nous est assez inutile. Quel parti la France pourrait-elle tirer d'une puissance qui se morfond depuis un demi-siècle pour conquérir la Moldavie et la Valachie ? On ne peut pas même compter sur la durée de cette alliance ; c'est plutôt avec l'Angleterre qu'avec nous que la situation géographique de la Russie, ses productions et ses besoins, lai font une nécessité de s'unir ; aussi nos partisans dans cet empire se bornent à l'empereur Alexandre et a son premier ministre, dont la bonne foi même est assez douteuse, et la nation entière est notre ennemie. Enfin cette alliance serait un embarras dans une foule de projets qu'attend l'avenir et qu'indique une sage politique, savoir l'agrandissement du duché de Varsovie et le reculement de la Russie en Asie ; sans compter même l'inconvénient d'épouser une princesse dont on peut apprendre à chaque instant que le frère vient d'être détrôné...

Un choix parmi les princesses de second rang, ajoute le mémoire après ces considérations haineuses, conviendrait mieux que celui-là sous une foule de rapports. Mais la France veut plus pour le monarque qu'elle chérit ; elle est jalouse pour lui de tous les genres de gloire, et c'est ce sentiment qui la pousse à désirer le mariage autrichien. Ici, l'auteur s'élève à des considérations pathétiques sur le vœu de l'opinion bien pensante. Sa qualité de petite-nièce de la dernière reine de France, dit-il en parlant de l'archiduchesse, aurait un certain avantage ; il y a encore en France un certain nombre de personnes qui ne voient dans les choses humaines que l'accomplissement des desseins de la Providence, et, d'après cette manière de voir, la place que prendrait cette princesse sur un trône où sa tante fit naufrage, paraîtrait une de ces compensations que le Ciel prépare dans ses décrets, quand il lui plaît de réconcilier les époques de sa sévérité avec celles de sa bienveillance.

Finalement, en même temps que l'auteur expose tous les motifs politiques qui militent en faveur de l'Autriche, il met a profit son long séjour à Vienne pour donner sur la personne même de l'archiduchesse quelques renseignements précis, les premiers peut-être qui parvinrent à l'Empereur : sans tracer d'elle un portrait trop flatté, il insiste sur un point qni doit plaire à Napoléon, à savoir que la jeune princesse, ayant reçu de la nature une constitution robuste, un physique plutôt agréable et un esprit moyen, peu développé par une éducation imparfaite, est susceptible de subir docilement l'empreinte qui lui sera donnée, de se laisser façonner par une direction intelligente.

Les qualités personnelles de la princesse Louise, dit-il, auraient-elles de quoi fixer le choix de Sa Majesté ? Voila le seul point véritablement important. Cette archiduchesse était encore, il y a huit mois, très mince de corps et fort peu au-dessus de la taille moyenne des femmes. On se rappelle, il est vrai, que la dernière reine de France grandit fort tard et grossit beaucoup après son mariage. Elle a, dans un degré remarquable, l'éclat du teint allemand. Ses traits sont réguliers, son visage est ovale, ses cheveux entre le châtain clair et le blond, ses veux bleus et très beaux, et son regard encore plus beau que ses veux ; elle a sur un teint blanc des couleurs très vives, mais d'un incarnat quelquefois peu fondu ; et c'est encore un défaut qu'avait eu la reine de France dans sa jeunesse. Ses épaules sont peu effacées et semblent annoncer une constitution forte ; elle marche très bien ; elle a cependant plus de noblesse que de grâce et s'habille sans goût. On n'a guère parlé de son esprit ni en bien ni en mal, on sait seulement que son éducation, dont sa mère se mêlait beaucoup trop, a été mal faite... Ainsi l'on peut supposer, sans se tromper, que cette princesse est fort au-dessous de ce qu'elle peut encore devenir. Un de ses avantages, c'est d'être d'une famille où la fécondité est presque certaine. On l'a souvent comparée avec l'impératrice actuelle d'Autriche, et généralement elle plaisait davantage sous le rapport de la beauté[20].

Le mémoire de Pellenc, avec un autre, s'est retrouvé parmi les papiers de la secrétairerie d'État, où se centralisaient toutes les pièces transmises a l'Empereur ou émanées de lui-même. Adressé probablement au duc de Bassano, qui dirigeait ce service, il dut passer sous les veux de Sa Majesté. Napoléon ne désapprouvait point ces conseils respectueusement donnés ; il laissait écrire, comme il avait laissé parler dans le conseil, et voyait avec complaisance se produire dans les esprits un mouvement auquel il avait en quelque manière donné l'impulsion. Toutefois, ce n'était point assez pour lui que de connaître l'opinion des hautes classes. Il tient A savoir si dans un milieu moins relevé, mais non moins digne d'attention, les répugnances et les préventions contre l'Autriche persistent. Il veut consulter les intérêts matériels, connaître ce que pensent la finance, la Bourse, les hommes d'affaires, l'industrie et le haut commerce : il charge le ministre du Trésor public de procéder discrètement à cette enquête[21]. Lui-même met la question à l'ordre du jour de tous les entretiens. En décembre, il n'a consulté personne pour se décider en faveur de la Russie ; aujourd'hui, il interroge ses entours, les fonctionnaires avec lesquels il travaille, provoque ainsi des avis souvent favorables à l'Autriche, mais évite toujours, avec un soin scrupuleux, de se livrer par un mot prématuré, de dévoiler un avenir que les circonstances laissent incertain. Il conserve l'attitude qu'il a prise devant le conseil, celle d'un arbitre souverain, maitre absolu de ses décisions, mais désireux de ne statuer qu'après avoir recueilli tous les éléments qui peuvent éclairer et former son jugement. En fait, il délibère moins qu'il n'attend ; les yeux fixés sur le Nord, il attend toujours qu'un nouveau courrier de Caulaincourt soit venu confirmer ou démentir ses soupçons, que la Russie ait laissé plus clairement lire dans son jeu et se soit mieux fait connaitre.

 

II. — LES JOURNÉES DES 6 ET 7 FÉVRIER 1810.

Nouveau courrier du duc de Vicence. — État de la négociation au 20 janvier. — Pourparlers avec l'Impératrice mère : objections intimes et étranges. — Alexandre affecte de s'irriter contre sa mère. — Portrait qu'il trace de Napoléon. — Les échos de Pétersbourg et de Gatchina. — L'Impératrice parait disposée à consentir, sans s'y résoudre encore. — Prolongation des délais. — Déchiffrement des deux dépêches dans la nuit du 5 au 6 février. — Au vu de ces pièces, Napoléon se sent confirmé dans son jugement sur les intentions évasives de Russie et décide de conclure avec l'Autriche en vingt-quatre heures. — Journées des 6 et 7 février ; emploi des différentes heures. — L'après-midi du 6 ; Eugène emporte le consentement de Schwartzenberg. — Joie exubérante de Napoléon. — Conseil nocturne. — Délibération fictive. — La nouvelle se répand. — Napoléon après le conseil. — Plan qu'il se trace pour l'avenir : son désir d'éviter une rupture politique avec la Russie ; sa manière de prendre congé. — La matinée du 7. — Signature du contrat. — Le prince Kourakine à la porte du ministre des relations extérieures. — Napoléon prend instantanément toutes ses mesures pour régler la remise, le voyage et le mariage de l'archiduchesse. — Comment il annonce son choix à la Russie. — Langage prescrit à Caulaincourt ; mécontentement intime contre l'empereur Alexandre. — Motif déterminant un mariage autrichien.

 

Le 5 février, à cinq heures du soir, un second courrier du duc de Vicence entrait à l'hôtel des relations extérieures ; il apportait, comme le premier, deux dépêches chiffrées, datées des 15 et 21 janvier, plus un billet en clair. Avant jeté les yeux sur ce dernier, M. de Champagny comprit immédiatement que rien n'était terminé à Pétersbourg : l'ambassadeur s'excusait par allusion de ne pouvoir encore satisfaire son gouvernement et faisait comprendre que sa patience avait été mise à plus longue épreuve. Le ministre crut devoir instruire immédiatement l'Empereur de cette découverte ; eu lui promettant dans quelques heures le déchiffrement des dépêches, il lui communiqua dès à présent le billet en clair. Il fera connaître à Votre Majesté, ajoutait M. de Champagny en quelques lignes d'envoi, que ce courrier ne lui apporte pas encore la nouvelle décisive qu'elle désire[22]. Le ministre passa ensuite la nuit à déchiffrer les deux dépêches et y lut effectivement Glue les pourparlers avec l'impératrice mère continuaient sans aboutir : la correspondance de l'ambassadeur n'était que le bulletin de cette négociation, d'après la version d'Alexandre[23].

Le fils et la mère se voyaient tons les jours. Leur causerie ou plutôt leur conférence durait trois heures, et l'empereur Alexandre, dans de fréquentes entrevues avec Caulaincourt, se piquait de ne lui laisser ignorer aucun des incidents survenus. La réponse de Tver était arrivée : elle était favorable. Malgré cet avis, l'Impératrice mère éprouvait toujours une peine singulière à se décider. Ses objections ne se concentraient pas sur un point précis ; elles se multipliaient à l'infini, variant tous les jours, se renouvelant sans cesse, tantôt sérieuses et plausibles, tantôt fantasques et étranges.

D'abord, elle avait mis en avant le jeune fige de la grande-duchesse ; elle convenait que sa fille était nubile, qu'il y en avait eu des marques prononcées, quoique légères, mais elle citait l'exemple des deux aillées, l'archiduchesse Palatine et la duchesse de Mecklembourg, toutes deux mortes pour avoir été mariées trop jeunes. Les jours suivants, la question d'âge avait paru la préoccuper moins, mais elle s'était gendarmée à l'idée de marier sa fille à un prince divorcé. L'Église ne désapprouvait-elle point toute union de ce genre ? Ce fut Caulaincourt qui suggéra au Tsar une réponse a cette objection : partageant l'erreur fort répandue d'après laquelle le lien formé entre Napoléon et Joséphine eût été purement civil, ignorant la procédure engagée devant l'officialité de Paris et la décision qui en avait été la suite, il déclara que le mariage n'avait point existé aux yeux de l'Église. Mais l'impératrice mère n'était jamais à court d'arguments, parfois fort subtils ; se plaçant désormais sur le terrain de la loi civile, elle fit observer que le code Napoléon ne permettait point à l'époux divorcé de se remarier avant deux ans ; il fallut bien lui répondre que le code Napoléon assujettissait tout le monde en France, sauf son auteur[24]. Puis, disait-elle, un mariage n'est pas chose qui se brusque et s'improvise ; il faut y réfléchir mûrement et prendre son temps. Est-il besoin de se presser si fort pour arriver à une détermination puisque, — c'est l'empereur Alexandre lui-même qui l'affirme, — aucune parole n'est encore venue de Paris, et que l'on se borne à causer d'une éventualité ?

Napoléon peut-il avoir des enfants ? dit un jour l'Impératrice. Alexandre se porta aussitôt garant de son allié. Sa mère revint à la charge ; elle prétendait savoir que Napoléon n'avait jamais eu d'enfants, même avec ses maîtresses[25] ; ainsi l'objet essentiel du mariage pourrait être manqué. Oui savait les inconvénients et les humiliations qui en résulteraient pour la future souveraine ? Ne serait-elle pas répudiée à son tour ? Ne, lui demanderait-on point de se prêter à quelque indigne supercherie ? Et l'Impératrice citait aussitôt un fait, exact ou supposé, qui avait longtemps défrayé la chronique des cours : en Suède, sous le règne de Gustave III, on aurait, par une scandaleuse substitution de père, procuré un enfant à la Reine, un héritier à la couronne, et suppléé à l'insuffisance du Roi : Ma fille, disait l'Impératrice, a trop de principes pour se prêter jamais à rien de tel[26].

Alexandre cita ce propos à Caulaincourt, comme un exemple des mille difficultés qui passaient par la tête de sa mère[27]. Pour le mieux convaincre du caractère insolite de cette négociation, où les plus futiles raisons se jetaient à la traverse des plus grands intérêts, il ne lui faisait grâce d'aucun détail et les lui énumérait tous dans un langage familièrement aimable, sur ce ton à la fois caressant et dégagé qui lui était habituel, employant des expressions vives, pittoresques, parfois risquées, excellant à manier notre langue, dont il possédait les finesses encore mieux que les règles. Si l'ambassadeur montrait quelque dépit de ces lenteurs, de ces hésitations prolongées, il s'impatientait plus fort que lui, s'irritait contre sa mère. i1 l'entendre, il fallait que son attachement à l'Empereur et à la France fût bien profond pour lui faire surmonter les dégoûts et les ennuis que lui causait cette affaire : Si je réussis, disait-il, je vous assure que je croirai avoir fait la négociation la plus difficile, car ce ne sont pas des raisons que l'on a à combattre et auxquelles on en oppose d'autres ; c'est un esprit de femme, et le plus déraisonnable de tous...

Je ne me décourage pas, reprenait-il, parce que je crois la chose avantageuse pour tous, parce que ce sera un lieu de plus pour l'alliance. Je n'en ai pas besoin, mais je serai heureux de penser que nos successeurs respecteront notre ouvrage, se feront les alliés de notre dynastie, comme je suis celui de son grand fondateur. Puis, il éprouverait une satisfaction si douce à pouvoir faire quelque chose qui soit personnellement agréable à l'empereur Napoléon ; il se sentait pour ce monarque une si réelle inclination ; il avait pu si bien l'apprécier aux jours de Tilsit et d'Erfurt ; il savait combien la femme qu'épouserait l'Empereur serait digne d'envie ; elle trouverait le bonheur intime en même temps que la réalisation de ses rêves les plus audacieux. On ne connaît pas l'Empereur, disait-il ; on le juge plus que sévèrement, même injustement, en le croyant dur ; je lui ai trouvé, en le connaissant davantage, des formes de bonhomie, d'un homme bon dans son intérieur et qui tient a ses habitudes et à ce qui l'entoure[28]. On peut mente se demander s'il n'est pas dans son caractère de s'attacher beaucoup[29].

D'ailleurs, ajoutait Alexandre, l'ambassadeur se méprendrait s'il attribuait les hésitations de l'Impératrice mère à un préjugé personnel contre Napoléon ; elle ne nourrit point les antipathies que beaucoup lui prêtent, et, sur ce point délicat, comme si le Tsar eût éprouvé quelque gêne à s'énoncer complètement, Roumiantsof se chargeait d'être plus affirmatif. Il citait à Caulaincourt des propos de l'Impératrice qui devaient donner bon espoir ; elle avait dit : On se trompe sur l'opinion que j'ai de l'empereur Napoléon ; je suis mère, je voudrais que mes fils lui ressemblassent, non pas seulement comme grand capitaine, mais comme homme d'État ; on ne gouverne pas mieux[30]. A Gatchina, les formes du divorce avaient été approuvées et louées ; les personnes présentes au cercle de l'Impératrice l'avaient entendue s'exprimer sur cet acte en termes judicieux et convenables.

Au reste, le projet de mariage commençait à s'ébruiter. Quelques propos de l'Impératrice mère avaient mis sur la voie ; puis il était arrivé, dans diverses sociétés, des lettres expédiées de France en décembre, alors que tout y annonçait la décision prise en faveur de la Russie, et Pétersbourg, qui était l'écho de Paris[31], mais un écho en retard de trois ou quatre semaines, concluait de ces nouvelles qu'une demande s'était produite ou allait venir, qu'un grand événement était dans l'air. C'était la conversation de la cour et de la ville ; quelques personnes en parlaient à Caulaincourt, d'autres cherchaient à lire dans son visage, dans son maintien, le secret qu'il portait en lui ; aux jours de cérémonie, lorsqu'il venait rendre ses devoirs à l'Impératrice mère, entourée de ses plus jeunes enfants, tous les regards s'attachaient curieusement sur lui, épiant ses moindres gestes ; à la profondeur plus ou moins accentuée des saluts qu'il adressait à la grande-duchesse Anne, les spectateurs prétendaient prendre la mesure de ses espérances, deviner si la négociation s'acheminait à son terme ou subissait un temps d'arrêt[32].

En général, — c'était du moins l'impression de l'ambassadeur, — le public mondain ne se montrait point contraire au mariage. Malgré leurs préventions obstinées contre la France nouvelle et son chef, les Russes se sentaient-ils flattés de la préférence donnée à leur maison, et chez eux, la passion politique se taisait-elle devant l'orgueil satisfait ? Quoi qu'il en fût, Caulaincourt croyait savoir que l'Impératrice mère, ayant demandé certains avis, les avait recueillis propres à la bien disposer ; loin d'approuver sa résistance, l'opinion l'encourageait à céder, préjugeait même sa décision, annonçait partout une solution affirmative, et cette unanimité d'expressions semblait devoir influencer une princesse particulièrement sensible au jugement du inonde.

Que ne cédait-elle donc à la fin, quand toutes ses objections avaient été victorieusement combattues, quand chacun la sollicitait de consentir ! A cette question, très nettement posée par Caulaincourt, l'empereur Alexandre répondait comme il suit : L'Impératrice ne met aucune opposition réelle, mais, en même temps, et par une suite naturelle de son caractère, elle ne sort pas de son indécision... En un mot, on paraît pencher pour le projet, mais, par suite de cette indécision de caractère, de cette faiblesse féminine qui croit échapper à l'embarras d'un choix délicat eu l'ajournant, on ne se décide pas... Il paraissait toutefois que, pour transformer en acquiescement bien net une tendance favorable, pour arracher ce oui qui semblait sur les lèvres de l'Impératrice, un dernier et vigoureux effort de son fils dût suffire. Supplié de ne plus l'ajourner, Alexandre promettait de nouvelles et plus pressantes instances, mais reprenait en même temps l'éternelle excuse de sa lenteur : il ne voulait point, disait-il, laisser soupçonner à sa mère, par une précipitation intempestive, que Napoléon avait parlé. Caulaincourt commençait à désirer qu'il mit dans sa manière de traiter un peu moins de précautions et plus d'entrain ; il le pria de faire savoir qu'il y avait eu demande expressément prononcée. Alexandre répondit qu'il s'en garderait bien : N'étant pas sûr de la discrétion de sa mère, il fallait que ce secret restât avec lui si la chose ne réussissait pas. Il continuait, d'ailleurs, à augurer avantageusement de l'issue finale, sans accélérer sa marche ni accentuer son attitude. En somme, lorsque Caulaincourt avait fermé son second courrier, c'est-à-dire le 21 janvier, le deuxième délai de dix jours était largement dépassé, et l'ambassadeur en était encore à attendre la réponse plusieurs fois réclamée. Il l'espérait sous peu, la prévoyait satisfaisante, mais, pour le moment, n'avait à transmettre que ses dialogues avec l'empereur Alexandre, les paroles prêtées à l'Impératrice mère, les propos tenus à Pétersbourg, le tout textuellement relaté dans ses deux nouvelles dépêches.

 

Ces pièces, placées sous les yeux de l'Empereur le lendemain de leur arrivée, achevèrent de l'éclairer et finirent son indécision : ce fut le coup de grâce porté à ses scrupules. Dans le langage d'Alexandre, il reconnut le témoignage évident d'intentions évasives. Cette réponse qui lui est annoncée, il juge qu'elle ne viendra pas ou sera négative ; dans tous les cas, elle a trop tardé pour qu'elle puisse influer sur sa décision. Il n'hésite plus désormais ; considérant que les délais apportés à le satisfaire préparent une fin de non-recevoir et suffisent d'ailleurs à le dégager, il s'estime entièrement libre de se rejeter vers un parti qui le vengera supérieurement des dédains de la Russie. Cette revanche magnifique que Vienne lui offre, il met maintenant une ardente précipitation à la saisir ; pour échapper au t'adieux effet d'un mariage manqué, il en improvise un autre : autant il a mis naguère de promptitude et d'impétuosité à se porter vers la Russie, autant il en met aujourd'hui à se détourner en sens inverse ; il veut qu'en vingt-quatre heures tout soit terminé avec l'Autriche, et au refus qu'il pressent du côté de Pétersbourg, qu'il juge inévitable, imminent, qu'il voit venir, il se bite d'opposer une défection retentissante et préventive.

Les dépêches de Caulaincourt avaient été lues par lui pendant la matinée du G. Dans l'après-midi, par ses ordres, on se mit à la recherche de l'ambassadeur autrichien. Celui-ci passait la journée hors de Paris et s'était rendu à une partie de chasse. Ce fut là que le premier mot[33] lui parvint ; il fut averti de rentrer à son hôtel et d'y attendre une communication importante. A six heures du soir, il vit arriver le prince Eugène. En peu de paroles, le vice-roi lui exposa que l'Empereur avait jeté son dévolu sur l'archiduchesse, se tenait prêt à l'épouser, mais y mettait une condition : c'était que l'on conclurait sans désemparer, et que le contrat serait signé dans quelques heures. Tout ajournement serait considéré comme un refus, et la volonté du maître se porterait ailleurs.

Cet avis éveilla chez Schwartzenberg un tumulte de sentiments contraires. S'il éprouvait une joie profonde à la pensée qu'une occurrence inespérée s'offrait pour finir les malheurs de l'Autriche, garantir l'existence et relever la fortune de cette monarchie, l'engagement soudain et irrévocable qu'on exigeait de lui exposait gravement sa responsabilité. Sa cour lui avait permis de ne point se dérober à des avances, de laisser prévoir une acceptation ; mais elle n'avait jamais pensé que Napoléon le mettrait brusquement en demeure de se lier par écrit, ayant d'avoir pris de nouveaux ordres, et elle avait néglige de le munir de pouvoirs en conséquence : il était autorisé à tout, sauf à signer. Jamais ambassadeur, a raconté Eugène, ne se trouva dans une situation plus cruelle ; je le voyais se démener, suer à grosses gouttes, faire d'inutiles représentations[34]. A la fin, parvenu à ce tournant décisif de sa carrière, Schwartzenberg jugea qu'il est des moments on un diplomate avisé doit paver d'initiative, de résolution, et jouer intrépidement son avenir : il se déclara prêt à signer.

Eugène se hâta de rapporter cette nouvelle aux Tuileries, ou l'Empereur l'attendait, parait-il, avec une extrême impatience. Dès que le mot oui sortit de ma bouche, a dit le prince[35], je vis le grand homme se livrer à une joie tellement impétueuse et folle que j'en demeurai stupéfait. Cette scène a été rapportée par Eugène en 1814, à Vienne, pendant le congrès, à la comtesse Edling, amie de Capo d'Istria, admiratrice fervente d'Alexandre, dont elle se crut un instant l'Égérie. Si l'on songe à la situation présente des cieux interlocuteurs, au lieu et à la date de leur rencontre, on peut supposer que le récit a été fait ou transmis avec une exagération peu favorable au conquérant tombé. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté d'admettre que la satisfaction de l'Empereur ait été forte et exubérante. Elle était tout à la fois absolue et relative : l'union avec la fille des Habsbourg le grandissait encore, le légitimait presque aux veux de l'Europe ; d'autre part, il se sentait désormais assuré et garanti contre les suites du mauvais vouloir de la Russie.

Sans perdre de temps, le soir même, il assembla à nouveau le conseil extraordinaire qui avait été tenu neuf jours auparavant. Il importait que le choix de l'archiduchesse, acquis en fait, parût sortir d'une imposante consultation ; c'était d'ailleurs pour Napoléon un moyen de l'annoncer et de le publier que d'en faire l'objet d'un nouveau débat, qu'il ne laisserait point cette fois sans conclusion. Donc, les convocations sont lancées, les estafettes volent, et successivement, dans le cours de la soirée, se retrouvent aux Tuileries le roi de Hollande, le vice-roi d'Italie, le cardinal Fesch, les grands dignitaires, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif[36].

La réunion s'ouvrit fort tard, sous la présidence de l'Empereur, et cette séance aux lumières, décidée d'urgence, tenue dans le calme de la nuit, alors qu'autour du palais vivement éclairé s'assoupissaient tous les bruits de la ville, parut emprunter à l'heure et aux circonstances une plus mystérieuse gravité. Cependant, il n'y avait plus de place pour l'apparence même d'un débat approfondi et cligne. Le bruit de la décision prise le matin s'était promptement répandu : pendant la journée, il en avait été parlé dans tous les milieux, dans tous les salons ; on avait entendu les ministres, les femmes des ministres surtout, annoncer l'insigne événement, en prévoir toutes les conséquences, même les plus futiles, discuter déjà l'article des cadeaux, désigner les destinataires futurs des cordons autrichiens et des tabatières très ostensibles[37]. Avertis de toutes parts, les membres du conseil, ceux mêmes qui n'avaient point été initiés directement au secret, savaient que leur rôle se bornerait à approuver un choix arrêté d'avance.

La question fut posée d'ailleurs de manière à préjuger et à commander la réponse. Champagny lut en entier les quatre dépêches de Caulaincourt, ne fit plus mystère des pièces qui dénotaient à Pétersbourg un manque d'empressement. Pendant la lecture, les assistants observaient l'Empereur, cherchaient à lire sur ses traits le mouvement de sa pensée, voyaient assez e qu'il n'était point d'humeur ni en position d'attendre le jour où l'Impératrice mère jugerait à propos de consentir[38], et cette constatation réduisit au silence les derniers partisans de la grande-duchesse. Quelques indépendants risquèrent un vœu timide en faveur de la Saxe ; le reste se sentit pris pour l'Autriche d'un enthousiasme immodéré. Comme le front du maître s'était détourné de la Russie, tout le monde se donna carrière contre elle ; chacun voulut placer son mot, trouver un argument, ajouter une raison de plus à toutes celles qui avaient pu motiver l'exclusion prononcée. L'âge de la princesse, qui prêtait matière a de sérieuses objections, fut naturellement invoqué ; l'article de la religion devint un thème à d'inépuisables variations. La prétention d'installer aux Tuileries un prêtre étranger fut jugée déplacée, choquante, impliquant une infériorité dont la nation serait blessée[39]. En dehors même de cette condition inadmissible, la différence de culte ne constituait-elle point à elle seule un insurmontable obstacle ? Ainsi, ce serait la compagne de l'Empereur et la souveraine de la France qui n'aurait ni la religion de son époux, ni celle d'aucun de ses sujets[40]. Ceux-ci la verraient pratiquer un culte inconnu, d'un formalisme étroit, surchargé d'observances minutieuses ; ils la verraient s'adonner à des dévotions que la France ignore et ne saurait comprendre ; elle apporterait parmi nous non seulement sa foi, mais ses superstitions. Elle aurait ses fêtes à elle, son calendrier spécial, qui la mettrait constamment en contradiction avec les Français ; elle n'assisterait point à ces solennités religieuses si chères à la nation et si profondément entrées dans nos mœurs ; son carême coïnciderait avec nos jours d'allégresse ; elle aurait à se réjouir quand tout le monde autour d'elle ferait pénitence : Quelle inconvenance à voir l'Impératrice se livrer aux plaisirs du carnaval lorsqu'il serait passé pour toute la France, et ne pas partager avec l'Empereur les solennités du premier jour de l'an !...[41] Ces observations et beaucoup d'autres du même genre prolongèrent la réunion jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le débat épuisé, Napoléon mit fin, en annonçant sa décision, à cette séance de pur apparat et d'enregistrement, et laissa la voix publique, suffisamment avertie, répandre la grande nouvelle dans toutes les parties de la ville, de l'Empire, du monde, et en propager indéfiniment les échos.

A l'issue du conseil, alors que le calme et le silence remplacent aux Tuileries l'appareil d'une grande assemblée, l'Empereur ne prend encore et ne permet à son ministre des relations extérieures aucun repos. Après s'être assuré de l'archiduchesse avec une promptitude toute militaire, il lui restait à se composer une attitude vis-à-vis de la Russie. Si ulcéré qu'il fût par la conduite de cette puissance, le mariage autrichien n'impliquait nullement dans son esprit une rupture politique avec elle, pas plus qu'une alliance proprement dite avec Vienne. Pour le moment, il y voyait un moyen d'élargir son système plutôt que de le modifier, d'améliorer ses relations avec l'Autriche et d'assurer directement la tranquillité de l'Allemagne, tout en maintenant avec la cour du Nord une union apparente et passive : les deux grandes puissances du continent immobilisées, la Russie par un semblant d'alliance, l'Autriche par un lien de famille, tandis qu'il donnerait lui-même de toutes ses forces contre l'Angleterre, c'est ainsi qu'a première vue l'avenir lui apparaissait et prenait forme devant ses yeux. Il tenait donc, autant qu'il le pourrait, autant que le lui permettrait l'âpre ressentiment qui couvait dans son âme, à ménager la Russie et a éviter une brouille.

Or, il avait jugé les sentiments de cette cour d'après de simples présomptions, avant d'avoir reçu aucune réponse positive à une demande qui le liait vis-à-vis d'elle. Alexandre, qui continuait d'affecter un grand zèle pour la réussite du projet, admettrait-il que l'empereur des Français eût repris sa parole sans qu'on la lui eut rendue ? Ne verrait-il point dans ce procédé une infraction aux égards exigés entre souverains alliés et amis ? Surtout, ne serait-il pas frappé de ce que l'Autriche s'était trouvée à point nominé pour se substituer à la Russie, sans que l'Empereur dit à attendre un jour, une heure ? N'en conclurait-il pas que Napoléon avait mené double négociation, fait des avances de deux côtés à la fois, afin de choisir le parti qui lui conviendrait le mieux en dernière analyse, sans souci de l'honneur et de la dignité de l'autre cour, si témérairement exposés ?

Pour prévenir cette opinion, Napoléon s'avise de présenter au Tsar comme s'étant successivement produites les deux opérations qui ont été en fait simultanées, renonciation au mariage russe, entente avec l'Autriche. Il essayera de décomposer ce brusque mouvement de sa volonté, de le diviser en deux temps. Par des communications savamment graduées, il se montrera d'abord ému des nouvelles venues de Pétersbourg, frappé des obstacles qui s'opposent au mariage, détaché malgré lui du projet ; ceci fait, il marquera une pause, laissera s'écouler un peu de temps ; ensuite, il exposera comme quoi il a dû, dans l'impossibilité où il s'est trouvé de remplir son vœu le plus cher, s'adresser à l'Autriche et conclure avec elle. Ce plan s'était présenté à lui dès le milieu de la journée, tandis qu'il faisait emporter par Eugène le consentement de Schwartzenberg. Il avait adressé alors à M. de Champagny, pour Caulaincourt, le canevas d'une dépêche préparatoire, qui serait censée écrite avant la détermination finale et ferait seulement pressentir l'abandon du projet russe. Le ministre insisterait sur les circonstances de force majeure qui en rendaient la réalisation difficile, l'âge de la princesse, son développement incertain ; il signalerait le factieux effet produit par les exigences religieuses de la Russie ; il montrerait l'Empereur pressé par l'opinion de prendre un parti ; il établirait surtout et très soigneusement que les délais mis a répondre nous rendaient toute liberté[42]. L'Empereur avait même ordonné que cette communication préalable, par laquelle il prenait poliment congé, partit de suite et avant six heures[43]. Après le conseil, l'urgence de l'expédition lui revient à l'esprit. Au milieu des émotions de la journée, M. de Champagny n'a-t-il point oublié la recommandation de faire vite ? De là ce rappel adressé au ministre : Monsieur le duc de Cadore, je vous prie, avant de vous coucher, d'expédier le courrier en Russie, tel que je vous l'ai écrit. Ne parlez pas de la séance de ce soir[44]. Après avoir laissé passer la journée du lendemain, le ministre pourra notifier à la Russie le choix de l'Autrichienne[45], en accompagnant cet avis d'explications appropriées. Par un raffinement de précaution, la première dépêche sera antidatée, la seconde recevra une date postérieure à celle où elle aura été réellement écrite, afin 'd'augmenter l'intervalle apparent entre les deux envois et de mieux dissimuler la rapidité fougueuse de l'évolution accomplie.

S'étant mis à couvert du côté de la Russie, Napoléon revient à l'Autriche : il n'entend pas perdre un instant pour mettre à profit la bonne volonté de Schwartzenberg : la journée qui va commencer dans quelques heures ne doit pas s'achever sans que le contrat ait été dressé et signé. Champagny reçoit l'ordre d'écrire à Schwartzenberg, malgré l'heure tardive, un court billet qui le convoquera pour le lendemain à midi. Au ministère des relations extérieures, la nuit s'achève à compulser les archives d'État et à y rechercher une relique douloureuse du passé, le contrat de mariage entre Louis XVI et Marie-Antoinette, qui offre un modèle tout préparé. Le matin venu, Champagny se rend au lever de Sa Majesté, porteur de la pièce exhumée. Napoléon en approuve les termes, les fait reproduire dans l'acte nouveau, en se bornant à les simplifier, et le ministre n'a que le temps de quitter les Tuileries pour aller à son rendez-vous avec l'ambassadeur d'Autriche[46].

A l'heure dite, celui-ci se présente ; heureux a la fois et résigné, il appose sa signature sur l'acte qui lui est présenté et qui va prendre immédiatement le chemin de Vienne, pour être soumis a la ratification de Sa Majesté Apostolique ; Schwartzenberg l'accompagnera de dépêches et de lettres dans lesquelles, profondément ému, étourdi de tant de précipitation, troublé au point de se tromper de mois en écrivant la date de ses expéditions, il s'excusera en termes suppliants d'avoir marié sans autorisation expresse la fille de son maître[47]. Cependant, tandis que tout se consommait, un lourd et fastueux carrosse s'arrêtait à la porte de l'hôtel des relations extérieures. Le prince Kourakine y était monté avec des peines infinies, malgré des douleurs aiguës ; retenu chez lui depuis deux jours par la goutte, ignorant tout, mais pressé par son gouvernement de s'enquérir sur le point qui préoccupait surtout la Russie, il venait savoir où en était l'affaire de la convention polonaise, si l'Empereur avait ratifié. Il ne fut pas revu, dut consigner sa question par écrit, et sa retraite dolente, à cet instant où Français et Autrichiens en étaient aux congratulations chaleureuses, ne dénota que trop visiblement l'interversion de nos amitiés[48].

Aux mêmes heures, toujours le 7, Napoléon prenait toutes ses mesures pour que l'Autriche eût à s'exécuter sans délai, à tenir sa promesse, à livrer Marie-Louise. Il décidait comment devraient s'accomplir, avec toute la célérité possible, le mariage par procuration, le voyage et la remise de l'archiduchesse. Il calculait que le contrat serait A Vienne le 13 et que la ratification pourrait titre connue a Paris le 21. Le prince de Neuchâtel, désigné comme ambassadeur extraordinaire à l'effet de demander officiellement la main de Marie-Louise, partira le 22, et, voyageant comme un courrier, arrivera à destination six ou sept jours après. Le mariage par procuration aura lieu le 2 mars. La princesse achèvera le carnaval à Vienne et en partira le 7, jour des Cendres. On arrangera les choses de manière qu'elle puisse arriver vers le 26 à Paris[49]. L'Empereur entre dans les plus minutieux détails, fait demander à Vienne un soulier et une robe de l'archiduchesse comme modèles, afin que le trousseau soit immédiatement préparé sous la direction de la princesse Pauline, préposée à ce soin ; il fixe le douaire de l'Impératrice, la composition de sa maison[50]. Avant la fin de la journée, il a tout prévu, tout réglé, tout disposé pour que le mariage décidé la veille soit un fait accompli avant six semaines, et il ne remet qu'une chose au lendemain : c'est de demander à Vienne des renseignements personnels sur la princesse objet de son choix. Heureusement notre nouveau représentant en Autriche, le comte Otto, bien qu'il n'al reçu aucune confidence, s'était mis à même, en homme prévoyant, de satisfaire une curiosité éventuelle. Arrivé à son poste le 25 janvier, il s'était empressé de rendre ses devoirs à l'archiduchesse, et, à l'heure où 'Napoléon la désignait sans la connaître, il envoyait à tout hasard les informations de rigueur sur son physique, son éducation et ses talents d'agrément. Je l'ai trouvée seule avec sa gouvernante, écrivait-il, mais en très grande toilette. Cette princesse, âgée de dix-huit ans, est grande et bien faite ; elle a le maintien noble, une physionomie agréable, de la grâce et une expression de douceur et d'affabilité qui inspire la confiance. Elle paraît avoir joui d'une éducation très soignée ; elle chante, elle est très forte sur le piano, et elle peint à l'huile. J'ai tourné la conversation sur ces différents arts, et elle en a parlé avec beaucoup d'intelligence et surtout avec cette modestie qui embellit la jeunesse[51].

Lorsqu'il ne resta plus rien à exiger de l'Autriche, c'est-à-dire le 7 au soir, il se trouva que vingt-quatre heures s'étaient passées depuis l'envoi du premier courrier en Russie. Le second pouvait partir, avec l'avis du mariage autrichien. La lettre adressée à ce sujet par Champagny à Caulaincourt, sous fausse date, clôt la série des actes remarquables qui avaient rempli ces journées des 6 et 7 février, dont les conséquences devaient porter si profondément dans l'avenir[52].

Comme toujours, Champagny écrit sous l'inspiration et presque sous la dictée de l'Empereur. Le but de la lettre est d'expliquer à la Russie, sans la froisser, comment on s'est trouvé amené a se passer définitivement d'elle et à nouer ailleurs l'alliance de famille. Cette démarche est toute de ménagement, de conciliation ; cependant, tel est le caractère de Napoléon, et si vive est chez lui la révolte de l'orgueil blessé, qu'à tout moment, sous des formules émollientes, percent le dépit, l'amertume, et se montre la pointe.

Les motifs à donner par Caulaincourt seront l'amplification de ceux sommairement indiqués dans la précédente dépêche. D'abord, il n'y a pas à dissimuler que les lenteurs de la Russie ont niai répondu à l'impatience des Français et de leur souverain ; mais il conviendra de n'attribuer ces retards qu'à l'Impératrice mère. Ensuite, Caulaincourt insistera sur l'inconvénient de rage, sur l'impossibilité d'admettre aux Tuileries un prêtre étranger ; il fera valoir les objections développées à ce sujet dans le conseil, et pourra se retrancher derrière l'avis des hommes les plus éminents de la France. En tout, ses communications devront porter le cachet de la franchise et de l'aisance, mais il ne saurait y mettre des formes trop polies et trop douces ; c'est le cas pour lui de faire appel à cette aménité, à ce liant, à ce charme de rapports, qui ont si justement établi son crédit à la cour où il représente. Il devra tout dire, mais qu'il sache dire avec grâce ; qu'il indique les torts de la Russie, mais que l'empereur Alexandre demeure toujours hors de cause et ne se sente jamais personnellement atteint. Il est bon d'exprimer des regrets, mais il n'est pas interdit de faire sentir que, si la Russie ne possède plus une princesse en état de répondre aux vœux de la France, la faute ne nous en est pas imputable, et ici se placera naturellement une allusion a la conduite passée de l'Impératrice mère : Combien l'Empereur a regretté qu'on se fût si pressé de marier la grande-duchesse Catherine à un prince qui ne pouvait ni l'honorer, ni procurer à la Russie aucun avantage !

Ce qu'il faut répéter sans se lasser, c'est que l'union avec Marie-Louise ne modifiera nullement les rapports établis avec le Tsar, que le système de Tilsit subsiste dans son entier, sacré, intangible, qu'il continuera d'y avoir mariage politique entre la France et la Russie ; l'instruction appuie sur ce point en des termes dont l'exagération même diminue la valeur. En résultat, dit-elle, le mariage avec l'archiduchesse ne changera rien à la politique, vous êtes chargé d'eu donner l'assurance la plus positive. Nous sommes portés à croire qu'il donnera plus de force à notre alliance avec la Russie ; il ajoute à notre empressement de la resserrer, et peut-être qu'il ce lien politique viendront se joindre dans la suite des liens de famille qui n'auront pas l'inconvénient que l'on a entrevu dans la circonstance.

Après avoir prescrit le langage à tenir, la lettre ajoute, pour l'information personnelle du duc de. Vicence, quelques confidences précieuses à recueillir, car elles éclairent d'un jour rétrospectif les véritables causes du mariage autrichien et permettent d'en pressentir les conséquences. C'est ici que l'Empereur se montre entièrement. Il ne laisse pas ignorer à son ambassadeur que, quoi qu'il fasse dire à l'empereur Alexandre, il se trouve contre ce prince de justes griefs. Il ne se serait point offusqué d'un refus franchement énoncé et qui eût pu, après tout, s'appuyer sur des motifs respectables : il ne saurait comprendre qu'au lieu de répondre catégoriquement à une question posée de confiance, le Tsar ait usé de détours, de faux-fuyants ; ce qui l'a peiné et irrité, c'est le procédé plus que le fait : En réalité, écrit le duc de Cadore à Caulaincourt, et ce que je dis lit est pour vous, l'Empereur croit avoir à se plaindre de l'empereur Alexandre, non à cause du refus, mais du délai, de ces délais qui ont fait perdre un temps si précieux et qui l'aurait toujours été quand, au lieu d'avoir à remplir le vœu de tant de millions d'hommes et à les tranquilliser sur leur avenir, il n'eût été question que de mettre un terme à la monotonie de l'intérieur actuel de Sa Majesté. Dans de telles circonstances, on devait à l'Empereur de lui répondre en trente-six heures, au moins en deux jours, ce qui était le ternie indiqué dans ma première lettre. C'est, en somme, le retard de la Russie à se prononcer, avec la signification dilatoire qu'il a fallu lui attribuer, qui a été le motif déterminant du mariage autrichien. Malgré les raisons accessoires qui ont pu altérer les préférences premières, le mariage russe serait fait aujourd'hui, si l'on y avait mis à Pétersbourg quelque bonne grâce ; l'instruction le dit textuellement, et elle ajoute : La Russie n'a pas mis à profit une circonstance très importante pour elle ; ce n'est point la faute de l'Empereur. D'ailleurs, vis-à-vis des Russes eux-mêmes, il ne plait point à Napoléon de passer pour dupe de leur manège, et sa recommandation filiale à l'ambassadeur est de leur laisser entendre, avec les ménagements voulus, que l'on a parfaitement saisi où tendaient ces ajournements répétés, ces perpétuelles remises : Mettez douceur, discrétion, prudence dans vos communications, écrit Champagny, accompagnez-les de protestations convenables, elles ne seront pas démenties. Éloignez tout ce qui pourrait blesser, mais faites sentir qu'après vous avoir demandé des délais successifs de dix jours, vous parler le 20 et ne plus fixer aucun terme pour vous répondre, a dû paraitre une défaite qui obligeait à prendre un parti.

 

III. — LE REFUS DE LA RUSSIE.

Suite et fin de la négociation. — Jeu souple et fuyant d'Alexandre. — Il promet une réponse définitive de sa nièce. — L'Impératrice exprime un refus sous forme d'ajournement à deux ans. — Efforts de Caulaincourt pour que le Tsar fasse revenir l'Impératrice sur sa détermination. — Scènes vives et curieuses. — Alexandre coupe court aux instances de notre ambassadeur. — Napoléon et Alexandre se trouvent s'être donné respectivement congé à deux jours d'intervalle. — Parti forcé. — Renseignements de police ; lettre lue sur le bureau du prince Kourakine. — Attitude respective du fils et de la mère. — Véritables causes du refus de la Russie.

 

En donnant une interprétation négative aux paroles hésitantes de la Russie, en y découvrant les préliminaires d'un refus, Napoléon avait-il bien vu ? L'événement allait-il lui donner tort ou raison ? Sur ce point, la correspondance ultérieure de Caulaincourt vint presque immédiatement lever tous les doutes. Les dépêches expédiées de Paris les 6 et 7 février se croisèrent en route avec un troisième courrier envoyé par le duc de Vicence ; il apportait enfin la réponse de la Russie, et cette réponse était un refus.

Pendant quinze longs jours encore, l'ambassadeur avait été tenu en suspens, ne recueillant pour toute satisfaction que des paroles d'encouragement. Chaque fois que le Tsar se laissait approcher et saisir, c'était pour protester de l'intérêt passionné qu'il portait au projet, pour parler de ses espérances, de ses efforts méritoires. L'empereur Napoléon, disait-il au duc, peut compter que je le sers comme vous, de cœur et d'âme[53]. Mais il avouait en même temps qu'il n'avait encore rien terminé. Cependant, lorsque la fin de janvier se fut écoulée tout entière et que l'ambassadeur, perdant patience, eût demandé très positivement à être fixé, Alexandre promit à bref délai et sans faute une parole décisive de sa mère, dans un sens on dans l'autre. Ce fut le 4 février qu'il la transmit il Caulaincourt, en insistant sur la déception qu'elle lui causait l'Impératrice avait fini par déclarer expressément qu'elle ne saurait consentir au mariage avant deux ans, vu l'extrême jeunesse de sa fille. Cette réponse, avons-nous dit, équivalait à un refus. Aussi bien, faire savoir à un prétendant pressé de s'établir qu'on ne saurait lui accorder que dans deux ans l'objet de ses vœux, n'est-ce point l'éconduire avec des formes ? Et l'empereur Alexandre interprétait si bien comme un dénouement négatif la décision maternelle qu'il avait cru devoir, en la communiquant à Caulaincourt, y joindre le commentaire le plus décourageant. Il avait émis le vœu que l'on en restât là, que l'on s'épargnât des tentatives désormais inutiles, et il avait eu soin de clore l'entretien par ces assurances banales, ces regrets obligés qui sont, en pareil cas, l'accompagnement ordinaire et aussi la confirmation d'une rupture.

L'Empereur ayant insisté avec force et exigé une réponse, écrivait l'ambassadeur le 5 février, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Excellence de ce qu'il m'a dit le 4. L'âge est le seul obstacle que l'Impératrice mère trouve au mariage. L'exemple malheureux de ses deux filles alliées fait qu'elle ne pourrait v consentir que dans deux ans. Mademoiselle la grande-duchesse Anne ne pourrait, comme ses sœurs Marie et Catherine, se marier avant dix-huit ans. L'Impératrice est flattée de cette idée, m'a dit encore l'Empereur ; mais aucune raison n'a pu la déterminer à passer sur la crainte d'exposer la vie de sa fille en la mariant plus tôt. L'empereur Alexandre ajouta que l'Impératrice ignorait, comme tout le monde, que l'empereur Napoléon eût eu la pensée de ce mariage, qu'il avait fait tout en son nom comme il me l'avait promis ; que, voyant qu'on ne pouvait changer cette résolution maternelle, il n'avait pas été plus loin, l'empereur Napoléon ni lui n'étant pas faits pour recevoir de grâce ; que, par amour-propre pour les deux empereurs, il ne fallait donc pas insister sur une chose qu'on voudrait leur faire passer pour une faveur et qui ne pourrait en être une que pour la jeune personne. Je répète à Votre Excellence les propres paroles de l'Empereur ; il ajouta que l'alliance comme l'amitié avait été franche et intime sans cela, qu'il espérait que cette difficulté n'y changerait rien : que, de son côté, il n'avait besoin d'aucun nouveau lien pour tenir à Sa Majesté, qu'il regrettait que cela n'ait pu s'arranger comme on le désirait, comme il le voulait, parce que cette union aurait, plus que toute autre chose, prouvé à l'Angleterre que l'alliance était indissoluble et que la paix de l'Europe ne pouvait plus être troublée. Il ajouta encore que Sa Majesté était pressée et devait l'être ; qu'ayant annoncé à l'Europe qu'elle voulait des enfants, elle ne pouvait ni ne devait attendre ; qu'il regrettait de n'avoir que des vœux pour son bonheur à lui offrir ; que, n'ayant pu lui donner comme garantie de son amitié une de ses sœurs, il élèverait ses frères dans les sentiments de l'alliance et des intérêts communs des deux États.

Malgré ce congé en forme courtoise, Caulaincourt ne s'était point tenu pour battu ; il était revenu à la charge, avait conjuré Alexandre de parler encore à l'Impératrice, de la faire revenir sur sa détermination, de forcer son consentement. Chauffant de toutes manières[54], suivant son expression, il avait repris un à un tous ses arguments, mis son imagination à la torture pour en découvrir de nouveaux. Même, sûr de l'estime et de l'attachement du monarque, il lui avait parlé un langage extrêmement vif, n'épargnant aucun moyen pour le stimuler et le piquer au jeu, tachant d'intéresser son amour-propre, allant jusqu'à lui faire honte de l'espèce d'assujettissement où le tenait sa mère : il en était résulté des scènes curieuses, où le Tsar n'avait opposé qu'inertie et douceur à ce pressant système d'attaques.

Il est bien entendu, disait l'ambassadeur, que l'empereur de Russie veut le mariage, et ici Alexandre ne manquait point de faire des signes d'assentiment : il le veut comme chose avantageuse à la Russie, tranquillisante pour l'Europe, effrayante pour l'Angleterre, enfin comme une chose qui plait à sa nation autant qu'au sentiment qu'il porte à l'empereur des Français. Eh bien ! que n'a-t-il assez de caractère pour l'ordonner, pour s'affirmer enfin maitre chez lui ! Il a toujours déclaré que, fils respectueux, il réservait avec un soin jaloux la liberté de ses décisions en matière de politique et de gouvernement. Or, le mariage n'est-il point au premier chef affaire d'État, autant que pourrait l'être une question de paix ou de guerre ? Votre mère ne vous forcerait pas déclarer la guerre à quelqu'un ?Non, sûrement. — Peut-elle donc vous empocher de cimenter la plus grande, la plus utile alliance qui ait existé ? Si c'est une chose politique, utile, avantageuse même, pouvez-vous, comme souverain, mettre dans la balance l'humeur d'une mère pendant quarante-huit heures avec le bien du inonde ? Est-ce ne rien pouvoir sur Votre Majesté que l'empêcher de faire la chose qui amènerait à la paix, qui serait la clef de la voûte et qui donnerait le bonheur à votre allié ? Il faut que l'Impératrice soit une puissance bien plus formidable, bien plus imposante que la France et la Russie ensemble, puisque son caprice balance les intérêts de l'une et de l'autre.

Ces observations semblaient gêner, embarrasser Alexandre, mais ne le décidaient point à prendre un autre ton : Il a eu l'air de penser comme moi, écrivait Caulaincourt, mais sa mère en impose. Il cherchait des excuses à sa faiblesse : Si l'empereur Napoléon, disait-il, avait préparé la chose un peu d'avance et donné plus de temps, tout cela eût été tout différemment. Puis, les raisons de santé invoquées par l'Impératrice, ses craintes si naturelles pour une vie précieuse, la rendaient bien forte ; son fils eût pu contraindre ses préjugés ; pouvait-il briser son cœur ? Dans ma position, reprenait Alexandre, que dire à ma mère qui pleure deux filles qu'elle a perdues pour avoir été mariées trop jeunes ? Il se plaignait et s'irritait tour à tour : Ma sœur serait sans doute trop heureuse ; cette destinée peut-elle se comparer à rien de ce qui existe ailleurs, à aucun des sots mariages qu'ont faits les autres ?

A la fin, tout en affirmant avec une grande énergie qu'il sentait les avantages de la chose comme Russe et comme souverain, il pria l'ambassadeur de ne plus insister ; d'un ton pénétré et presque solennel, dans une phrase pleine d'embarras et pourtant fort explicite, qu'il livra comme une suprême marque de confiance, il se résuma sur l'impossibilité et l'inanité d'une nouvelle démarche : Vu l'âge de ma sœur, dit-il, et l'esprit récalcitrant de ma mère, je vous le répète avec le sentiment de ce qui est dû à la dignité et à la majesté du trône, de ce que je dois, de plus, à la confiance et à l'amitié de l'empereur Napoléon, et aussi avec la franchise que je mets dans nies conversations avec vous, parce que je vous regarde comme un ami qui a trop de tact pour ne pas donner à ma franchise le caractère que doit avoir dans des rapports la conversation confidentielle d'un souverain, je vous le répète donc, vu l'obstacle de l'âge, je pense que ce serait humilier l'Empereur et moi que de faire dans ce moment une demande à ma mère pour changer sa détermination.

Cette fois, force fut à l'ambassadeur de s'incliner et de cesser ses instances. Il fit savoir à Paris qu'il s'abstiendrait de remettre les fers au feu, à moins d'ordres nouveaux. Pour le moment, il s'avouait vaincu, jugeait l'entreprise manquée, s'excusait de son insuccès et réclamait l'indulgence de son souverain. On a tort, sans doute, disait-il, quand on ne réussit pas dans une affaire de cette importance, mais j'ai pour moi la conscience qu'il n'était pas possible de faire plus.

Ainsi, la clairvoyance de Napoléon ne l'avait point trompé. Le parti russe lui avait définitivement échappé deux jours avant qu'il y renonçât lui-même. En réalité, il n'avait pas eu le choix entre les deux princesses ; lorsqu'il avait désigné la fille de l'empereur François, il n'avait point la faculté d'épouser la sœur d'Alexandre ; une attente plus prolongée ne lui eût que mieux démontré la nécessité du parti auquel il s'était rallié par intuition, et les résistances de la Rassie eussent fait dans tous les cas le mariage autrichien.

Ces résistances venaient-elles exclusivement de l'Impératrice, forte de la faiblesse de son fils ? Dans l'expression de ses sentiments et de ses regrets, le Tsar était-il de bonne foi ? Désirait-il le mariage et s'était-il incliné avec peine devant les répugnances et les angoisses d'une mère ? Au contraire, y avait-il eu entre eux jeu concerté ? Il n'est pas sans difficulté de répondre avec certitude à cette question. La lecture et la comparaison des documents ne suffisent pas toujours à donner cette seconde vue rétrospective qui permet de lire dans les cimes et d'y découvrir le mobile intime des actions. Néanmoins, dans le cas présent, les éléments ne font pas entièrement défaut pour résoudre le problème. Dans les derniers temps de la négociation, Caulaincourt avait essayé d'approfondir le mystère des conférences tenues à Gatchina, et de s'enquérir sur les attitudes respectives. Les renseignements qu'il obtint, appuyés d'autres indices, laissent entrevoir les sentiments qui parurent se heurter, entre le fils et la mère, et ne firent au fond que se coaliser.

L'Impératrice n'avait pas seulement opposé à toute idée de mariage la révolte de ses préjugés, ses alarmes maternelles, ses mille objections de princesse méticuleuse et timorée : elle avait invoqué des raisons d'État. Avec une perspicacité redoutable, elle avait signalé l'éternel point faible de la politique napoléonienne dans ses rapports avec la Russie, en montrant que les offres et les concessions de l'Empereur coïncidaient toujours avec quelque demande de service. L'empereur Napoléon, avait-elle dit, ne tient pas à la Russie par principe et par sentiment, mais par besoin momentané de son concours ; l'alliance actuelle n'est qu'une chose de circonstance pour paralyser le Nord pendant qu'on soumet le Midi. Si Napoléon avait voulu faire du mariage la consécration d'un système durable, il eût préparé les choses par une longue suite d'égards et de procédés, au lieu d'agir par caprice : il n'aurait point abreuvé l'empereur Alexandre de dégoûts à cause des Polonais ; les paroles amicales ne sont venues qu'avec le divorce ; on n'a proclamé ses sentiments pour la Russie qu'en même temps qu'on a divorcé. Les assurances que Napoléon donne aujourd'hui sont-elles sincères ? Ne sont-elles pas démenties par certaines démarches secrètes, qui attestent sa profonde duplicité[55] ? Encore si l'on pouvait espérer, par la princesse qu'on lui donnerait, agir sur lui et le tenir ! Mais la grande-duchesse Aime est incapable de prendre quelque ascendant sur un tel mari : C'est une femme douce, extrêmement bonne, plus recommandable par ses qualités que par son esprit ; elle n'a point le caractère de sa sœur Catherine, qui à cette distance, et vu celui de l'empereur Napoléon, aurait au moins offert une espèce de garantie de son bonheur ou de la manière dont il se serait conduit et de l'espèce d'influence qu'elle aurait pu avoir. Celle-ci n'offre aucun de ces avantages ni pour elle ni pour la Russie, elle ne fera qu'une femme soumise et vertueuse, elle ennuiera peut-être[56]. En un mot, suivant Marie Feodorovna, en se prêtant au vœu impromptu de Bonaparte, la maison impériale de Russie eût sacrifié sans profit sa dignité, l'avenir d'un de ses enfants, et se serait inutilement mésalliée.

Il parait établi toutefois que l'Impératrice ne prétendait nullement il ce droit absolu de veto que le Tsar, dans ses entretiens avec Caulaincourt, se plaisait à lui attribuer. Elle prononçait son avis avec vivacité et chaleur, faisait toutes ses réserves, mais n'entendait pas entrer en lutte déclarée contre un fils qui était en même temps son souverain ; elle s'inclinait d'avance devant sa détermination et lui reconnaissait le droit de statuer. Sur ce point, les témoignages recueillis par Caulaincourt s'accordent unanimement, et Napoléon eut par d'autres voies des révélations conformes[57]. Un mot d'Alexandre eût décidé de tout, sans troubler profondément la famille impériale. Si ce mot ne vint pas, si l'Empereur semble bien n'avoir insisté que pour la forme, c'est que les raisons émises par sa mère ne trouvaient en lui que trop d'écho et qu'il revenait, sur beaucoup de points, à penser comme elle. N'osant prendre l'initiative d'un refus, mais prévoyant les objections qui seraient faites à Gatchina et en reconnaissant la justesse, il avait été heureux de trouver en dehors de lui-même le point d'appui de sa résistance.

En somme, il y avait autre chose chez l'Impératrice douairière qu'un entêtement d'orgueil dynastique, compliqué d'appréhensions intimes, autre chose chez le Tsar que la crainte de froisser sa mère et de se créer des difficultés d'intérieur. Tous deux obéissaient à des inspirations plus hautes, et l'histoire doit relever la question. A Pétersbourg, Marie Féodorovna incarnait l'esprit de la coalition ; elle personnifiait les passions de l'Europe aristocratique et royale, de cette Europe qui, après avoir cru trouver dans la Révolution une occasion de démembrer la France et d'assouvir de séculaires rancunes, avait vu avec terreur la France conquérante et débordée de ses frontières se retourner contre elle, s'était resserrée alors devant le péril, avait senti la nécessité d'affirmer contre l'usurpation triomphante la solidarité des antiques monarchies, l'exclusivisme jaloux des dynasties légitimes, et s'était fait des principes par haine et par peur. A Tilsit, Alexandre s'était un instant échappé des influences européennes on avait cru s'en dégager. Depuis, les excès et les ruses de la politique napoléonienne, ses propres fautes, les impatiences de 1808, les déboires et les amertumes de 1809, le jeu fatal des événements, le conflit réveillé des intérêts, l'avaient insensiblement ramené vers d'autres voies, et il était trop près aujourd'hui de nos ennemis pour renouveler sous une forme plus compromettante le pacte de 1807. Alors, il eût vraisemblablement accédé à une demande en mariage : en 1810, il ne la repoussait pas en face, mais se servait de sa mère pour la décliner. Ainsi s'était formée entre l'Impératrice et son fils une connivence peut-être tacite par laquelle ils s'étaient partagé les rôles, la première assumant la responsabilité du refus, tandis que le jeune souverain atténuait par des paroles mielleuses la rigueur de cette mesure. Alexandre tenait encore à conserver la couleur de l'amitié et de l'alliance, car il y voyait le moyen d'affermir des conquêtes mal assurées, de se procurer quelque sécurité et d'éloigner les risques formidables d'un conflit : il n'entendait plus s'enchaîner à une fortune tout à la fois menaçante et fragile, dont le triomphe définitif et l'établissement solide eussent été la déchéance de l'ancienne Europe. Dans cette disposition, on pouvait encore, à la cour de Russie, entrer avec Napoléon en arrangement temporaire, non s'engager à jamais dans ses liens, se compromettre passagèrement avec lui, non l'épouser. Si l'Autriche avait été au-devant de nos désirs, c'est que l'horreur de sa situation ne lui permettait que d'envisager le péril immédiat et présent : placée sous la main du conquérant, à la merci d'un mouvement de colère, elle avait vu dans le mariage un suprême moyen de salut ; elle avait offert sa princesse en holocauste pour apaiser le dieu malfaisant et détourner la foudre ; elle s'était fait de nécessité vertu, et avait recherché l'alliance de famille parce qu'elle se sentait condamnée à la subir ; moins vaincue, moins opprimée, plus libre de ses décisions, la Russie devait inévitablement s'y refuser.

 

IV. — LE REJET DE LA CONVENTION.

Alexandre eût-il consenti an mariage si Napoléon avait ratifié la convention contre la Pologne ? — Calcul probable du Tsar. — Pourquoi Napoléon a réservé sa signature. — Sa révolte contre l'article premier. — Le 6 février, il se décide définitivement à ne point ratifier la convention telle qu'elle lui est soumise et à en envoyer une autre toute ratifiée. — Comment il veut que le texte nouveau soit formulé. — Les décorations polonaises. — Post-scriptum significatif. — Assurances hyperboliques et torts réciproques. — Les journées des 6 et 7 février 1810 dans leurs rapports avec l'avenir. — Crise de l'alliance : le mariage et la convention eussent rénové l'entente ; l'échec simultané de l'un et l'autre projet détermine une rupture morale entre les deux Empereurs et prépare inévitablement leur brouille.

 

L'attitude finale de la Russie dément l'explication généralement donnée de ses lenteurs premières. Il a été écrit et répété jusqu'ici, d'après des témoignages incomplets, que l'empereur Alexandre, sans se refuser en principe au mariage, avait voulu seulement en composer le prix d'un grand avantage politique. En suspendant sa réponse, en se faisant prier, il n'eût eu d'autre but que de peser sur la détermination de son allié et d'obtenir sans retard, en échange de la grande-duchesse, la ratification de l'acte conclu contre la Pologne. Le Tsar se fût exécuté de bonne grâce, si la France l'avait contenté, et il eût, en fin de compte, fait dépendre sa propre décision de celle qui serait prise à Paris[58]. Ses dernières conversations avec Caulaincourt, tenues à une époque où il était matériellement impossible de savoir si la convention avait été ou non ratifiée, ne laissent plus de place à cette hypothèse. Si l'empereur Alexandre avait lié les deux questions, celle de la Pologne et celle du mariage, il aurait attendu que Napoléon eût statué sur la première pour trancher lui-même la seconde ; sans satisfaire immédiatement nos espérances, il les eût entretenues jusqu'au bout et ne les eût pas à la fin découragées ; il eût prolongé, ralenti la négociation, mais ne l'eût pas rompue. Eu réalité, offensé et alarmé des avantages conférés au duché de Varsovie, il se croyait droit dans tous les cas à une sûreté qui serait en même temps une réparation ; entre l'engagement exigé de lui et celui auquel il prétendait, il n'admettait nullement la connexion intime, le caractère compensatoire que Napoléon avait voulu certainement établir.

Ce qu'il est permis de supposer, sans se trop hasarder, c'est qu'Alexandre, en accueillant d'abord la demande avec cordialité et même avec effusion, en demandant toutefois le temps de décider sa mère, en flattant Caulaincourt d'un heureux succès à l'échéance de deux ou trois semaines, avait espéré que Napoléon, sur ces premières apparences, ratifierait le traité d'emblée et de confiance, sans tenir encore l'objet de ses vœux. A cette date du 4 février où le Tsar avait enfin déguisé un refus sous forme d'ajournement à cieux ans, il était très possible que l'Empereur, entre les mains duquel la convention devait se trouver depuis plusieurs jours, eût déjà donné, expédié sa signature, et ne frit plus en pouvoir de la ressaisir. Si ce cas s'était produit, la Russie aurait recueilli et tiré à elle tout le bénéfice de la double négociation ayant su se faire paver d'avance, elle eût atteint ce merveilleux résultat de recevoir sans donner, de surprendre la ratification sans livrer la grande-duchesse[59].

En admettant qu'Alexandre eût formé cc subtil calcul, il avait compté, cette fois encore, sans la pénétration de l'autre empereur. Nous avons vu que le premier mouvement de Napoléon, en recevant à la fois le texte de la convention et les premières paroles au sujet du mariage, paroles aimables, mais peu concluantes, avait été de réserver l'affaire corrélative et d'ajourner sa signature. Au reste, la teneur du traité, par elle-même, lui avait semblé difficilement conciliable avec sa dignité. Au premier coup d'œil jeté par lui sur les articles, cette phrase fatidique, se détachant en vedette : La Pologne ne sera jamais rétablie, l'avait arrêté et cabré. Pourquoi cette formule sans précédent ? Il s'interdira volontiers de porter atteinte à la sécurité d'Alexandre en favorisant le rétablissement de la Pologne ; peut-on lui demander de garantir cette sécurité envers et contre tous, de prendre vis-à-vis des Russes le rôle dune Providence active et tutélaire, occupée à écarter d'eux tous les risques de l'avenir ? Et c'est à quoi l'obligerait pourtant le traité conclu. Il veut savoir si les instructions de Caulaincourt, qu'il n'a pas eu le temps de revoir lors de leur envoi précipité, autorisaient l'ambassadeur à aller aussi loin ; il en fait rechercher la minute et demande à Champagny un rapport[60]. Dès à présent, il se sent sollicité à ne point ratifier. Cependant, il ne décide rien encore et attend, pour prendre un parti, que les dispositions de la Rus-sic à propos du mariage se soient mieux accusées. Tandis qu'Alexandre s'efforce de dissocier les deux questions, Napoléon les laisse perpétuellement réagir l'une sur l'autre.

Quand il eut compris, dix jours plus tard et sur le vu de nouvelles pièces, que la Russie se préparait à l'éconduire, quand il eut en conséquence brusqué le dénouement avec l'Autriche, son premier soin fut de revenir à l'autre affaire. Instantanément, dans la journée même du 6, malgré tant d'objets qui réclamaient son attention, il reprit l'examen du traité. Cette fois, il n'eut plus d'hésitation ; il ne résista plus à s'insurger contre une formule abstraite et trop rigoureuse ; il ne livrera pas le plus compromettant des gages à qui ne lui en accorde aucun ; en face d'une Russie définitivement suspecte, il ne peut plus sacrifier totalement la Pologne, qui est sa sureté contre elle. Il décide par suite de ne point ratifier l'acte tel que son plénipotentiaire le soumet à sa signature.

Toutefois, un rejet pur et simple serait chose bien grave ; l'avis de cette mesure, tombant à Pétersbourg en même temps que la nouvelle du mariage autrichien, pourrait troubler profondément et effarer la Russie, lui faire croire a une totale déviation de système et la rejeter elle-même vers nos ennemis. Par une transaction de plus entre son orgueil mortifié et sa politique, qui continuait à vouloir l'alliance, Napoléon se réduisit à un moyen terme dont la première idée lui était venue dès la réception du traité[61].

Cette signature qui lui est demandée avec instance, il ne la refusera pas absolument ; il la donnera, l'enverra à Pétersbourg, mais apposée sur un acte un peu différent du premier. En d'autres termes, à la convention qu'on lui propose et qu'il ne saurait accepter, il en substituera une autre, identique pour le fond, amendée dans la forme, et l'expédiera toute ratifiée. Grace à ce procédé, la satisfaction de la Russie, dans ce qu'elle a de compatible avec l'honneur et l'intérêt français, ne souffrira aucun retard ; ce que désire Alexandre, c'est de tenir le plus tôt possible un écrit en forme par lequel Napoléon s'engage, en ce qui le concerne, à ne point poursuivre la restauration de la Pologne. Le traité français contiendra très expressément cette assurance. Il suffira donc au Tsar de ratifier lui-même cet acte, revêtu par avance de la sanction impériale, pour que le contrat entre les deux souverains se complète sur-le-champ, pour qu'il devienne parfait et parachevé, pour que Napoléon se trouve lié et la Russie en repos. D'urgence, Napoléon demande a Champagny un autre projet, en indiquant avec force, dans une lettre détaillée, les raisons qui nécessitent une rédaction plus correcte.

Monsieur le duc de Cadore, écrit-il, présentez-moi un projet de convention à substituer à celle du duc de Vicence. Faites-lui connaître que je ne puis approuver cette convention, parce qu'il n'y a pas de dignité et qu'il y a des choses auxquelles il n'était pas autorisé. Je ne puis pas dire que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli (art. Ier), car ce serait dire que si un jour les Lithuaniens, ou toute autre circonstance, allaient le rétablir, je serais obligé d'envoyer des troupes pour m'y opposer. Cela est donc contraire à ma dignité. Mou but est de tranquilliser la Russie, et, pour l'atteindre, il suffit d'un article rédigé dans les termes suivants : L'empereur Napoléon s'engage à ne jamais donner aucun secours ni assistance à quelque puissance ou à quelque soulèvement intérieur que ce puisse être qui tendraient à rétablir le royaume de Pologne[62].

Les autres articles devront être remaniés dans le même sens. Partout où l'ambassadeur a promis notre intervention, le ministre devra se borner à stipuler notre abstention. Par exemple, l'article 2 du projet russe faisait un devoir aux parties contractantes de veiller à ce que les noms de Pologne et de Polonais ne fussent plus employés à l'avenir par personne. Engagement ridicule et absurde ![63] s'écrie l'Empereur. Va-t-il falloir qu'il prescrive à tous les gouvernements la périphrase à employer pour désigner la Pologne, qu'il leur impose un vocabulaire, qu'il parte en guerre contre un mot ? Tout ce qu'il petit promettre, c'est de ne plus prononcer lui-même les expressions qui déplaisent : l'article incriminé devra faire place au suivant : L'empereur Napoléon s'engage à ne jamais se servir, dans aucun acte public de quelque nature qu'il puisse être, des noms de Pologne et de Polonais, pour désigner des pays qui faisaient partie de l'ancienne Pologne.

Puis, la dignité du roi de Saxe, au nom duquel Napoléon stipule, n'a pas été suffisamment ménagée. C'est ainsi que l'article 3 prononce brutalement la suppression des ordres polonais, rattachés à la couronne grand-ducale : cet arrêt irait jusqu'à interdire au roi Frédéric-Auguste le port des insignes dont il a pris l'habitude de se décorer. Il faut se borner à prononcer la suppression des ordres par voie d'extinction, à prohiber toute collation nouvelle. Enfin, il est juste d'établir dans les engagements respectifs une parfaite réciprocité et de ne pas permettre à la Russie plus qu'à la Saxe de s'étendre sur des territoires ayant appartenu au ci-devant royaume.

Le contre-projet, libellé d'après ces indications, fut expédié à Caulaincourt le 10 février. Il n'était pas parti depuis quarante-huit heures que Napoléon, continuant à réfléchir, sentait le besoin d'ajouter encore une restriction et s'apercevait d'une omission à réparer. S'il maintient dans la forme qu'il juge admissible la concession faite à la Russie, cette concession lui pèse davantage. Surtout, il n'admet point qu'elle puisse être exploitée contre lui à Varsovie, chez le peuple qui lui redevient plus utile à mesure que la Russie s'éloigne. Le 12, il fait envoyer à l'ambassadeur un post-scriptum, un avis complémentaire : il est bien entendu, n'est-ce pas ? que le traité restera secret, qu'aucune des deux parties n'aura la faculté de le publier, et Caulaincourt ne devra livrer l'acte qu'à cette condition[64]. De cette manière, nul ne pourra prouver aux Varsoviens, pièces en main, que l'Empereur a fait marché d'eux et de leur avenir, détourner de lui leur fidélité et lui aliéner la Pologne. Cette arme qu'il aura peut-être à employer un jour contre une Russie hostile, il n'entend pas se la laisser d'avance briser entre les mains.

Ces précautions ne l'empêchaient point de conserver scrupuleusement et à tout propos le langage de l'alliance. 11 crut devoir au cabinet de Pétersbourg une explication directe sur les motifs qui l'avaient amené à modifier le traité. Le 12 février, Champagny écrivit de ce chef à Roumiantsof, et ce lui fut une occasion de revenir sur le mariage avec Marie-Louise, de réitérer avec plus de force ses précédentes déclarations, d'affirmer que l'Empereur restait inébranlablement fidèle à la Russie et. n'épousait pas l'Autriche avec l'archiduchesse. Longuement, le ministre déduisait toutes les raisons de nature à assurer l'immutabilité de notre politique : L'Empereur, disait-il, tient à l'empereur Alexandre par sentiment, par principe, par conviction des heureux effets de l'alliance pour toute l'Europe, et Sa Majesté a voulu que dans cette circonstance je vous fisse connaître d'une manière particulière ses intentions et ses vœux ; ils n'ont qu'un objet, celui d'être toujours l'ami et l'allié de l'empereur Alexandre[65].

Malgré ce luxe de phrases et d'hyperboles, il était impossible que le mariage autrichien et le refus de ratifier, se succédant coup sur coup, ne jetassent point dans les rapports entre la France et la Russie une perturbation profonde. Par lui-même, chacun de ces événements était susceptible d'altérer l'harmonie, sans la détruire tout à fait. Ce qui fit leur irréparable gravité, ce fut leur coïncidence ; se, produisant simultanément, à quelques heures d'intervalle, ils firent niasse, se doublèrent l'un par l'autre, et leur importance s'accrut de leur rapprochement.

Il en est des souverains commue des particuliers : entre eux, toute tentative pour s'unir par le sang, lorsqu'elle avorte, laisse après elle d'inévitables froissements et compromet l'union qu'elle devait cimenter. En vain échangent-ils ales paroles de paix et de concorde, en vain rejettent-ils sur les circonstances tout le tort de l'insuccès. L'amertume a pénétré les cœurs, elle découvre ou imagine des griefs.

Dans le cas présent, ces griefs n'existaient que trop. Ou a vu combien le jeu fuyant d'Alexandre avait, dès le premier moment, piqué et indisposé l'Empereur ; les dernières réponses de la Russie n'étaient pas pour atténuer en lui cette impression. En somme, il avait prié le Tsar de lui fournir une solution sous deux jours : Alexandre en avait demandé vingt et pris quarante, pour se dérober à la fin. Par cette conduite dépourvue incontestablement de netteté et de franchise, Napoléon se sentait confirmé dans son jugement sur le caractère d'Alexandre et obligé, plus que jamais, à se mettre en garde contre les pièges d'une politique déloyale. Par contre, si la Russie avait à s'imputer la responsabilité principale de l'insuccès, s'il n'eût tenu qu'a elle, après tout, de placer l'une de ses princesses sur le trône de France, la conduite de Napoléon à son égard n'était point demeurée correcte jusqu'au bout. Malgré ses dépêches explicatives et ses habiletés, nul ne pouvait échapper en Russie à la réflexion suivante : si, s'autorisant de la demande en bonne forme transmise par Caulaincourt, Alexandre eût insisté plus sérieusement ou plus vivement auprès de sa mère ; si l'Impératrice, après quelques semaines d'hésitation, eût prononcé un consentement au lieu d'un refus, sa réponse n'en eût pas moins trouvé le mariage autrichien déjà conclu : dans quelle position fausse et pénible cet événement n'eût-il point placé la jeune princesse, sa famille, la cour impériale ! En s'éloignant à l'improviste, sans prévenir, Napoléon n'avait-il pas manqué à de strictes convenances ? Il se trouvait de la sorte que les deux monarques s'étaient mis respectivement dans leur tort ; chacun se sentait en droit d'adresser des reproches justifiés, et l'humeur qui en résultait chez l'un comme chez l'autre allait aigrir tous leurs rapports, développer le germe de dissentiment que la politique avait introduit entre eux.

A coup sûr, nous ne saurions dire que le mariage manqué ait été la cause même de la rupture. Si Napoléon, deux ans et demi plus tard, poussa sur le chemin de Moscou l'Europe rassemblée sous sa main, ce ne fut point parce qu'une impératrice russe avait dédaigné de l'accepter pour gendre. La cause de rupture préexistait ; nous l'avons de longue date reconnue dans la Pologne, signalée et définie maintes fois. Seulement, à l'époque où la négociation matrimoniale s'était ouverte, le conflit politique était en voie d'apaisement, puisque Napoléon se prêtait en principe et de bonne foi à un acte qu'Alexandre désignait connue l'objet unique et le terme de ses vœux. En admettant que l'Empereur eût repoussé dans tous les cas la forme insolite donnée par la Russie à cet acte, ses réserves eussent eu infiniment moins de gravité, si le lien de famille s'était noué en même temps. S'étant donné ce signe certain et solennel de bon vouloir, les souverains eussent continué à négocier dans un esprit d'entente, et peut-être la formule conciliatrice fût-elle venue spontanément sur leurs lèvres, au milieu des effusions qui auraient accompagné la célébration du mariage et signalé cette fête triomphale de l'alliance. Au contraire, l'éloignement manifesté en Russie pour le projet d'union rendra Napoléon plus net, plus persistant, plus brutal dans ses refus, lui fera accentuer plus impérieusement son opposition aux désirs d'une cour qui a négligé de le satisfaire. De plus, s'il ne songe pas encore à se lier politiquement avec l'Autriche, il se figure l'avoir désarmée et conquise ; la jugeant à sa dévotion, prête à se donner quand il lui plaira de la requérir, il se sentira moins porté à ménager l'autre empire, plus disposé à risquer de suprêmes et colossales aventures. De son côté, apprenant à la fois le mariage autrichien et le rejet de la convention, la Russie va interpréter ces deux actes l'un par l'autre ; cette cour imaginative, d'esprit ombrageux et inquiet, y verra une révolution de notre politique et la contre-partie de Tilsit ; elle ne doutera plus que l'Empereur n'ait trouvé et placé son point d'appui en dehors d'elle, sur l'Autriche, et comme Napoléon ne s'est jamais allié que pour combattre, elle se jugera immédiatement menacée dans sa sécurité, dans son existence, et croira sentir sur sa poitrine l'épée française, dont la Pologne forme la pointe. Sa peur se tournant en témérité, elle prononcera plus âprement ses exigences, ses conditions, se cherchera en même temps des moyens de combat, et sera la première à donner le signal des menées et des préparatifs hostiles. Donc, si la substitution du mariage autrichien au mariage russe ne créa pas le différend, elle l'empêcha vraisemblablement de se résoudre à l'amiable, elle l'aggrava certainement, l'envenima, lui donna toute sa violence et toute son acuité. Les premiers jours de février 1810, étape culminante et funeste de la destinée napoléonienne, marquent la passe décisive de l'alliance ; elle eût pu s'y resserrer et s'y refaire ; elle en sortit moralement brisée : c'est le point de partage des versants, la limite séparative de deux périodes. Jusque-là, malgré les griefs fournis des deux parts et la défiance grandissante, Napoléon et Alexandre se sont donné pour but principal de marcher ensemble ; même, dans les derniers temps, ils ont essayé d'une tentative remarquable pour rester alliés et redevenir amis. Cependant, cet effort de rapprochement ne persiste pas jusqu'au bout ; à l'instant qui va décider de tout, une double défaillance se produit, chacun des deux monarques se refuse à admettre l'un des termes de l'accord sur lequel doit se rétablir leur union, et aussitôt commence l'évolution respective et divergente qui doit les éloigner à jamais et les rejeter dans des voies opposées. Lente d'abord, à peine sensible, cette évolution va s'accélérer peu à peu, se précipiter, obéissant à la pente fatale des événements et des passions, et finalement replacera les deux empereurs dans leur position première d'hostilité et de combat, loin du terrain de réunion où les avaient attirés naguère un élan réciproque et comme un pressentiment de l'avenir.

 

 

 



[1] Documents inédits.

[2] ERNOUF, 271.

[3] ERNOUF, 271.

[4] HELFERT, 87, d'après le rapport adressé par Schwartzenberg à sa cour.

[5] THIERS, XI, 368 à 373, d'après les Mémoires inédits de l'archichancelier.

[6] Mémoires de Talleyrand, II, 7 10. Id. du comte Mollien, III, p. 117 et suivantes. Notre du duc de Bassano, dans l'ouvrage du comte ERNOUF, p. 275 à 277. Cf. dans HELFERT le rapport précédemment cité de Schwartzenberg à sa cour, écrit d'après les renseignements qui furent fournis à l'ambassadeur par le duc de Bassano après la séance. Voyez aussi, aux Archives nationales, AF, IV, 1675, le Mémoire de Pellenc cité plus loin.

[7] Voyez sur ce point la note placée à l'Appendice, I, lettre C.

[8] Voyez pour l'affirmative les Mémoires de Talleyrand, Thiers, et, en sens diamétralement contraire, les notes de Maret.

[9] Suivant Thiers, le prince de Neufchâtel se prononça aussi pour l'archiduchesse. Fouché, ministre de la police, opina discrètement dans le même sens, d'après Maret ; d'après Talleyrand, il fit chorus avec le roi de Naples. Aucun récit ne mentionne l'avis des autres ministres, sauf une sortie véhémente du comte de Cessac contre la maison d'Autriche.

[10] Sur l'avis de Cambacérès et la manière dont il l'exprima, voyez la conversation qu'il eut avec M. Pasquier, citée par le comte d'Haussonville dans son grand ouvrage : L'Église romaine et le premier Empire, t. III, 205.

[11] Mémoires du comte Beugnot, II, 359. Cf. HELFERT, 87.

[12] HELFERT, 87.

[13] HELFERT, 88.

[14] Mémoire de Pellenc.

[15] Bulletins de police, janvier-juin 1810. Archives nationales, AF, IV, 1508.

[16] Lettre publiée par HELFERT, 354-358. Cette lettre très confidentielle, adressée à Metternich et signée seulement Dj, est attribuée par l'auteur autrichien à Laborde : elle doit l'être suivant nous au duc de Dalberg.

[17] Bulletin de police, 1809-1810. Archives nationales, AF, IV, 1508.

[18] VASSILTCHIKOF, IV, 385.

[19] Documents inédits.

[20] Archives nationales, AF, IV, 1675.

[21] Mémoires de Mollien, III, 122-123.

[22] Archives nationales, IV, 1698.

[23] Toutes les citations qui suivent jusqu'à la page 529, à l'exception de celles qui font l'objet d'une référence sont tirées des deux lettres de Caulaincourt à Champagny en date des 15 et 21 janvier 1810.

[24] Caulaincourt à Champagny, 31 janvier 1810. En réalité, le code Napoléon exigeait trois ans, en cas de divorce par consentement mutuel. Art. 207.

[25] Caulaincourt à Champagny, 18 février 1810.

[26] Caulaincourt à Champagny, 18 février 1810.

[27] Caulaincourt à Champagny, 18 février 1810.

[28] Rapport n° 72 Caulaincourt à l'Empereur, 23 janvier 1810.

[29] Rapport n° 72 Caulaincourt à l'Empereur, 23 janvier 1810. Juste à la même époque, Alexandre traçait de Napoléon un portrait tout autre, pendant un entretien avec le prince Adam Czartoryski : C'est, disait-il, un homme à qui tous les moyens sont bons, pourvu qu'il parvienne à son but. Toutefois, son interlocuteur croyait remarquer qu'il ne s'était pas entièrement dégagé de l'ascendant que Napoléon avait fait peser sur lui, qu'il tenait essentiellement à le ménager, qu'il en avait une grande peur. Mémoires de Czartoryski, II, 223-225.

[30] Caulaincourt à Champagny, 31 janvier 1810.

[31] Caulaincourt à Talleyrand, lettre précitée du 6 février 1810.

[32] Mémoires de la comtesse Edling, p. 49.

[33] Lettre citée du duc de Dalberg.

[34] Mémoires de la comtesse Edling, p. 193, d'après un récit du prince Eugène.

[35] Mémoires de la comtesse Edling, p. 194.

[36] Champagny à Caulaincourt, 8 février 1810

[37] Lettre précitée du duc de Dalberg.

[38] ERNOUF, p. 276, d'après les notes de Maret.

[39] Champagny à Caulaincourt, 8 février 1810

[40] Champagny à Caulaincourt, 8 février 1810.

[41] Champagny à Caulaincourt, 8 février 1810.

[42] Correspondance, 16210.

[43] Correspondance, 16210.

[44] Correspondance, 16211.

[45] Correspondance, 16211.

[46] Champagny à Caulaincourt, 8 février et 17 mars 1810.

[47] Pièces publiées par HELFERT, p. 354, et 358.

[48] Kourakine à Champagny, mercredi 7 février, cinq heures : Je souffre de nouveau de la goutte depuis avant-hier, c'est au genou droit. La douleur que j'y éprouve m'a ôté cette nuit le sommeil et ne me permet plus de marcher. Cependant, en rassemblant mes dernières forces, je me suis fait poiler dans ma voiture ci j'ai été chez Votre Excellence... Malheureusement je ne l'ai pas trouvée à la maison... J'ose la prier de vouloir bien me dire par un mot de réponse si Sa Majesté l'Empereur a déjà ratifié la convention que son ambassadeur vient de conclure sur les affaires de l'ancienne Pologne à Saint-Pétersbourg avec M. le comte Romanzof, ou si Sa Majesté Impériale et Royale la garde encore chez elle, sans avoir donné ses ordres à son égard. Elle intéresse trop l'Empereur, mon maitre, pour qu'il ne soit pas un devoir pour moi de porter à sa connaissance ce qui a rapport à sa ratification... Archives des affaires étrangères, Russie, 1810.

[49] Correspondance, 16218.

[50] Champagny à Otto, 7 et 8 février 1810. Archives des affaires étrangères, Vienne, 1810.

[51] Otto à Champagny, 6 février 1810. Archives des affaires étrangères.

[52] Voyez à l'Appendice, I, lettre D, à l'aide de quelles données documentaires et par quelles déductions nous avons cru pouvoir reconstituer, heure par heure, l'emploi des deux journées décisives et en retracer les événements dans leur ordre.

[53] Caulaincourt à Champagny, 31 janvier 1810.

[54] Caulaincourt à Champagny, 18 février 1810.

[55] D'après un récit de l'époque, les Mémoires du comte Oginski, II, 378-379, Napoléon, en même temps qu'il répudiait publiquement, dans l'exposé au Corps législatif, toute idée de rétablir la Pologne, cid averti tout bas les Polonais de Paris, par l'intermédiaire de Duroc, de ne point prendre ses paroles au pied de la lettre. Nous n'avons trouvé trace nulle part de ce fait, très conforme d'ailleurs au jeu double que Napoléon se croyait tenu de poursuivre entre Pétersbourg et Varsovie. Quoi qu'il en soit, le bruit en était venu aux oreilles d'Alexandre et l'avait impressionné très fâcheusement. Cf. les Mémoires de Czartoryski, II, 223.

[56] Caulaincourt à Champagny, 18 février 1810.

[57] Extrait d'un rapport de police de Paris : L'on a vu, jeudi de la semaine dernière, sur le bureau du prince (Kourakine), une pièce assez importante ; c'était dans nu de ses moments d'assoupissement assez pesant ; on n'a pu lire que la première page. C'est la copie d'une lettre de l'Impératrice mère à son fils l'empereur Alexandre. Elle porte en substance : Mon fils, vous êtes souverain et par la constitution despote, maître de vos peuples, de votre famille. Vous pouvez disposer du sort de votre saur, même de votre mère. Comme sujette, je garderai le silence, mais comme mère je vous parlerai de ma fille votre sœur et du parti que l'on veut vous faire prendre à cet égard, etc. 8 février 1810. Archives nationales, AF, IV, 3733.

[58] THIERS, XI, 359-361, 374. HELFERT, 86.

[59] L'éditeur russe des Mémoires de la comtesse Edling fait honneur au Tsar de cette tactique : Pendant deux mois, dit-il, Alexandre a mené Napoléon par le nez, afin de lui faire signer un traité excessivement avantageux à la Russie. Note de la page 193.

[60] Correspondance, 16177. Le rapport figure aux archives des affaires étrangères, Russie, 1810.

[61] Rapport de Champagny.

[62] Correspondance, 16178.

[63] Correspondance, 16178.

[64] Correspondance, 16178. Cf. la lettre de Champagny à Caulaincourt du 12 février 1810.

[65] Archives des affaires étrangères, Russie, 150.