NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE V. — LA DEMANDE EN MARIAGE.

 

 

Accueil fait par l'empereur Alexandre ait traité de Vienne. — Extrême mécontentement. — La lettre ministérielle du 20 octobre atténue cette impression. — Alexandre réclame la signature d'un traité portant garantie contre le rétablissement de la Pologne. — Digression historique de Roumiantsof. — Le despotisme tempéré par les salons. — Caulaincourt sollicite des instructions précises. — Désir soutenu et progressif chez Napoléon de restaurer l'alliance et de lui rendre son lustre. — Motifs dont il s'inspire. — Le divorce résolu. — Nécessité de ménager et de préparer Joséphine. — Séjour de Fontainebleau. Napoléon incline à épouser la grande-duchesse Anne Pavlovna. — Raisons de cette préférence. — Comment Napoléon sait préparer une demande en mariage. — Attentions et galanteries. — L'ambition suprême du prince Kourakine. L'emprunt russe à Paris. — Nouvelles assurances. — La famille impériale de Russie ; la grande autorité en matière de mariage. — Retour de Fontainebleau. — Première lettre secrète au duc de Vicence. — Réserves concernant l'Age et les aptitudes physiques de la princesse. — Napoléon consent au traité portant interdiction de rétablir la Pologne ; connexité des questions. — L'alliance tend à se resserrer. — Scène du 30 novembre aux Tuileries. — Imminence du divorce. — Pressé par le temps, Napoléon se décide à épouser la grande-duchesse de confiance et abandonne à Caulaincourt tout pouvoir d'appréciation. — Variété des moyens qu'il met en œuvre pour ressaisir Alexandre. — L'anniversaire du couronnement et le discours au Corps législatif. — Phrase à effet sur les Principautés. — Commentaire dicté par l'Empereur. — Seconde lettre au duc de Vicence. — Démarche irrévocable. — Le ministre de l'intérieur à la tribune du Corps législatif ; exposé de la situation de l'Empire ; passage concernant la Pologne. — Le bruit du mariage russe se répand. — Napoléon s'attend à recevoir la visite d'Alexandre ; il voudrait faire du mariage et du voyage la manifestation extérieure et l'apothéose de l'alliance[1].

 

Le 27 octobre, Caulaincourt reçut le texte du traité de Vienne ; il avait à le communiquer au Gouvernement russe et s'acquitta de cette ingrate commission. Je me rendis, écrit-il dans son rapport, chez l'Empereur, qui daigna m'accorder sur-le-champ une audience. Il me demanda en entrant si c'était le traité. Je répondis en le lui remettant et m'acquittant des ordres que m'avait transmis le ministre de Votre Majesté par sa dépêche du 14 octobre. L'Empereur m'interrompit pour lire le traité. Il le lut sans proférer un seul mot, mais non sans montrer qu'il n'en était pas satisfait. Après, il Garda assez longtemps le silence, qu'il ne rompit que pour dire qu'il était mal récompensé de sa loyauté et surtout d'avoir remis ses intérêts à Votre Majesté et de l'avoir secondée comme il l'avait fait dans la négociation. Je voulus répondre, faire valoir l'acquisition qu'il faisait. L'Empereur m'interrompit, cependant toujours avec calme, pour me parler d'autre chose. Il prit sur son bureau le jugement du général Gortsehakof — ce général venait d'être cassé pour sa conduite suspecte pendant la campagne et par manière de satisfaction à la France — et me dit que je voyais par la date de l'ordre de l'armée qui le contenait, qu'il y avait longtemps qu'on eu avait fait justice, qu'au reste il ne me montrait cela que pour moi et comme une suite de notre dernière conversation. Ensuite l'Empereur me parla de choses indifférentes et me congédia[2].

Les jours suivants, l'ambassadeur fut reçu comme à l'ordinaire, familièrement, à toute heure, mais l'accueil n'était plus le même. L'Empereur se montrait froid, peu causeur, et ne faisait que de rares allusions à la politique : parfois un mot amer, jeté dans la conversation, témoignait combien la blessure faite à son amour-propre, au sentiment de sa dignité et de ses intérêts, était profonde et cuisante ; il dit un jour que les négociateurs de Vienne avaient pris exactement le contre-pied de ses indications[3]. L'ambassadeur lui parlait-il de mesures propres à le tranquilliser, il déclarait, sur un ton d'impatience, que l'empereur Napoléon devait connaître ses justes désirs, qu'il était temps d'y faire droit. Au dehors, le chancelier Roumiantsof, revenu de Finlande, paraissait consterné, et la société tempêtait.

La lettre de Champagny à Roumiantsof, proposant d'effacer le nom de la Pologne du présent et de l'avenir, arriva dix jours après la réception du traité ; c'était un peu tard pour réparer l'effet produit : le coup était porté. Néanmoins, Alexandre fut très frappé des termes absolus et catégoriques de cette lettre : jamais la France ne lui avait tenu pareil langage. Il y trouva, suivant son expression, quelque chose dans l'esprit de l'alliance[4], et en éprouva un sérieux réconfort.

Ces garanties qui lui étaient si positivement offertes, il se déclara prêt à les accepter, pourvu qu'elles lui fussent conférées sous une forme strictement obligatoire pour la France : entre Napoléon et lui, il ne croyait plus à la valeur des paroles et exigeait une signature. Il parla d'abord d'assurances par écrit, puis, s'enhardissant et précisant mieux sa pensée, demanda un traité, un pacte en bonne forme. L'empereur Napoléon y prendrait l'engagement de ne jamais rétablir la Pologne ; à cette clause s'ajouterait la garantie de l'état de possession résultant des partages, sans préjudice d'articles explicatifs et accessoires. Ce contrat passé, Alexandre consentirait à oublier ses griefs ; délivrée de l'obstacle surgi malencontreusement en son chemin, l'alliance reprendrait son cours majestueux et paisible. A l'aspect de ces consolantes perspectives, le front du Tsar se rassérénait, la paix semblait rentrer dans son âme, mais il revenait toujours à son traité, le demandait tel qu'il l'avait conçu, et à la gravité significative que prenait alors son langage, à sa manière de peser sur chaque phrase, sur chaque mot, on sentait qu'il énonçait des conditions irrévocables et qu'il articulait l'ultimatum de son amitié[5].

Quant à Roumiantsof, il tenait un langage d'autant plus explicite que, dans les journées qui avaient suivi son retour et précédé l'arrivée du traité de Vienne, il n'avait point imité la réserve ni paru partager l'embarras pudique de son maitre. Abordant résolument la question de Galicie, à l'heure même où Napoléon la tranchait à Vienne, il avait présenté un plan de partage tout en faveur de la Russie. Comme la France avait méconnu des vœux qu'il n'avait éprouvé aucun scrupule à exprimer, il se jugeait un droit personnel à obtenir une réparation et la réclamait âprement. Depuis qu'il avait complété l'unité territoriale de l'empire en mettant la dernière main à l'acquisition de la Finlande, l'affaire de Pologne semblait devenue son unique souci, sa préoccupation exclusive et d'autant plus absorbante, le point noir dont il voulait à toute force débarrasser l'horizon. Dans ses entretiens avec le duc de Vicence, il parlait toujours de l'alliance en convaincu, en croyant, mais il en subordonnait le maintien à une grande mesure par laquelle Napoléon découragerait les espérances des Varsoviens et glacerait leur enthousiasme ; c'était à la France, qui avait fait le mal, à y porter remède, à réprimer une effervescence qu'elle avait laissée naitre et se propager : Les Polonais sont ivres, disait le vieux ministre, il faut les dégriser[6].

Au reste, ajoutait-il, à supposer que l'empereur Alexandre se résignât à fermer les yeux sur le péril extérieur qui menaçait ses États, la fermentation croissante à l'intérieur ne lui permettrait point cet excès de condescendance. Dans les hautes classes, le mouvement était trop vif, trop universel, et avait pris des proportions trop inquiétantes pour que quelques paroles tombées de haut, accompagnées même de rigueurs, pussent imposer le calme, ramener la soumission, dissiper de justes craintes ; la confiance ne se décrète point par ukase, et l'empereur Alexandre ne saurait désormais, sans s'exposer à de graves périls, différer la satisfaction à laquelle prétendaient ses sujets. C'est à tort, disait alors Roumiantsof sur un ton d'épanchement, que l'on suppose à l'autocrate la pleine et parfaite indépendance de ses décisions ; illimité en droit, son pouvoir doit en fait tenir compte de l'opinion mondaine et dans une certaine mesure gouverner avec elle ; il en résulte pour la Russie une forme de gouvernement très particulière : c'est le despotisme tempéré par les salons. Ce régime n'est point nouveau ; il fonctionne de longue date ; et Roumiantsof, faisant appel à sa mémoire et à sa vieille expérience, citait des faits, des exemples, propres à nous faire mieux connaître et comprendre la Russie : L'empereur Napoléon, disait-il, et en général tout le monde chez vous se trompe sur ce pays-ci. On ne le connaît pas bien. On croit que l'Empereur gouverne despotiquement, qu'un simple ukase suffit pour changer l'opinion ou du moins pour décider de tout. L'empereur Napoléon me l'a souvent dit en parlant des bavardages, de l'espèce d'opposition qui se manifestait ici. Il croit qu'un signe du souverain peut tout faire ; il se trompe... L'impératrice Catherine connaissait si bien ce pays qu'elle cajolait toutes les opinions ; elle ménageait jusqu'à l'esprit d'opposition de quelques vieilles femmes : c'est elle-même qui me l'a dit[7]. De ces souvenirs évoqués à propos, de toutes ces considérations, Roumiantsof tirait argument pour réclamer un acte immédiat, un traité propre à calmer les esprits, à venir en aide aux intentions loyales et conciliantes du gouvernement, en un mot à nationaliser l'alliance.

Caulaincourt n'osa obtempérer sur-le-champ à ces réquisitions. Il s'était entendu accuser tant de fois d'être trop Russe qu'il craignait, s'il faisait preuve d'initiative et d'empressement, d'encourir à nouveau ce reproche. Puis, pendant les derniers mois, il avait vu varier et osciller si souvent la politique impériale qu'il avait peine à la suivre dans ses sinuosités. Au début de la guerre, lorsqu'il s'agissait d'entraîner nos alliés dans la lutte, Napoléon lui avait permis de prendre des engagements fermes : plus tard, après les premières déceptions de la campagne, l'Empereur avait paru s'éloigner et s'isoler de la Russie ; aujourd'hui, au lendemain d'un acte qui avait justement froissé cette puissance, il se montrait disposé à lui complaire. Ces mouvements en sens divers, ces brusques saccades, avaient produit chez l'ambassadeur un trouble et un désarroi qui paralysaient son bon vouloir. Au lieu d'accéder aux exigences croissantes de la Russie, il se borna à les enregistrer et à en instruire successivement sa cour. Avant d'admettre le principe d'une assurance par écrit et à plus forte raison d'un traité, il sollicita, par deux courriers, des ordres précis : vu l'énormité des distances, c'était retarder d'au moins six semaines la satisfaction d'Alexandre.

Pour cette fois, les scrupules de l'ambassadeur se trouvaient excessifs et ne répondaient plus aux dispositions présentes de l'Empereur. Si Caulaincourt, au lieu d'être réduit à des instructions déconcertantes par leur variété, parfois contradictoires, dont le lien lui échappait, eût été mieux à même d'observer le travail qui s'opérait dans l'esprit du maitre, de suivre dans tous ses détours une volonté souvent ondoyante et toujours complexe, il eût reconnu que le désir d'apaiser et de contenter la Russie était actuellement le premier chez l'Empereur, qu'il dominait son esprit et ne s'arrêtait pas aux formes dans lesquelles la satisfaction serait donnée. Jugeant avoir assez fait pour les Polonais par un don de territoire et s'être assuré de leur fidélité, Napoléon est tout entier maintenant à la contre-partie de cette œuvre et s'est retourné délibérément vers la Russie, les mains pleines de concessions ; après s'être à tout hasard prémuni contre une défection d'Alexandre, il renonce moins que jamais à la prévenir. Se sentant plus isolé à mesure qu'il devient plus redoutable, il comprend mieux l'utilité de prolonger un accord qui le garantira contre les révoltes de l'Europe, tandis qu'il reprendra la soumission de l'Espagne et terminera sa lutte contre l'Angleterre. Même, non content de neutraliser la Russie, il revient peu à peu à l'espoir de se la rattacher plus complètement, de provoquer un renouveau d'intimité et de confiance, et cette idée de faire refleurir l'alliance s'associe en lui à un projet brusquement conçu, d'ordre intime et public à la fois, intéressant les plus hautes conceptions de sa politique et touchant aux fibres les plus délicates de son amour-propre. L'amitié d'Alexandre lui est redevenue particulièrement nécessaire, parce qu'il s'est résolu au divorce et qu'il pense avoir besoin de la Russie pour donner une impératrice à la France.

Après Wagram et la paix de Vienne, il avait ressenti plus impérieusement le désir qui l'avait assailli au retour de Tilsit, celui d'ajouter aux trophées présentés à ses peuples un gage d'avenir, une espérance de stabilité. Au lendemain d'une épreuve où la France avait craint pour sa vie et vu chanceler sa fortune, il jugeait plus nécessaire d'assurer la pérennité de son œuvre et surtout d'y faire croire, de se prolonger dans une lignée directe. A la fin de 1807, il y avait eu chez lui velléité de divorcer : en 1809, il y eut volonté arrêtée, détermination prise, et lorsqu'il revint d'Autriche, il portait en lui le poids de cette résolution, qui déchirait son cœur tout en ouvrant à son orgueil une carrière nouvelle.

Décidé à rompre et redoutant l'instant cruel, il n'entendait pas immédiatement publier et réaliser son projet. Souffrant du mal qu'il ferait à Joséphine, cherchant un moyen de l'avertir et désireux de la ménager, il passait par de douloureuses anxiétés qui lui faisaient rechercher le calme et le recueillement. A son retour d'Allemagne, au lieu de rentrer à Paris et de se montrer en triomphateur à ses peuples, il s'arrête à Fontainebleau. Là, il n'admet auprès de lui que ses ministres de confiance, avec les princes de la famille ; il ajourne les réceptions officielles, les empressements de commande, s'isole de l'appareil souverain : son intention est de vivre comme à la campagne[8], partageant son temps entre le travail et la chasse. Il mande aussi l'Impératrice, mais la traite avec une froideur inaccoutumée ; en suspendant l'intimité alors que le lieu et les circonstances semblent la favoriser, il voudrait préparer Joséphine à comprendre, à s'incliner devant l'inévitable, s'immoler elle-même, à descendre spontanément du trône pour occuper, dans la hiérarchie des princesses, le premier rang après l'impératrice régnante. C'est là le but qu'il se propose, mais il estime que, pour l'atteindre, quelques semaines de patience et de discrets efforts sont nécessaires.

Puis, il li faut aviser aux moyens de se procurer une nouvelle union et se pourvoir à l'avance. Dans sa pensée, si le lien qui l'unissait à Joséphine devait être dénoué plutôt que tranché, si la rupture devait être prudemment amenée, le second mariage devait suivre sur-le-champ, à la façon d'un soudain coup de théâtre. Pour mieux gouverner l'imagination des hommes, Napoléon jugeait indispensable de ne jamais la laisser se troubler et s'égarer dans l'attente prolongée de grands événements. Dès qu'il les lui avait fait pressentir, il les lui présentait tout acquis, irrévocables et magnifiques ; il ne la tirait de son saisissement que pour la ravir et l'enchanter, et c'était en tout sa manière que de procéder par surprises, par éblouissements, d'étonner les esprits et de stupéfier l'opinion. Il voulait donc qu'entre les deux impératrices la transition fût brusque, à peine sensible, qu'aux yeux de la France et du inonde une princesse de sang royal apparût immédiatement à ses côtés dans la place que le départ de Joséphine laisserait vacante. Auprès de Joséphine, il pensait a celle qu'il appellerait, à la remplacer : parcourant l'Europe du regard, il y cherchait une princesse apte à partager son trône, à lui donner un fils, et ses préférences se portèrent sur la grande-duchesse Anne, sœur d'Alexandre.

Ce choix était naturel, légitime, presque forcé. Il répondait d'abord au désir de célérité qui guidait l'Empereur dans toute la poursuite de cette affaire. Entre Napoléon et Alexandre, la question n'était point nouvelle, puisqu'à Erfurt, dans un épanchement ménagé par Talleyrand, les deux empereurs avaient parlé mariage et prononcé le nom de la plus jeune fille de Paul Ier. A cette époque, Anne Pavlovna sortait à peine de l'enfance ; il ne pouvait être question de son établissement qu'à titre de projet caressé pour l'avenir. Depuis, treize mois s'étaient écoulés : la grande-duchesse achevait sa quinzième aimée ; on avait lieu de penser, sans en avoir la certitude absolue, qu'elle avait atteint l'âge de la puberté et du mariage ; son extrême jeunesse, qui restait un inconvénient, ne semblait plus un empêchement, et il paraissait naturel qu'on relevât de notre côté l'insinuation faite par son frère ; après ce préliminaire, une demande ne surprendrait pas à Pétersbourg ; sur ce terrain déjà préparé, il semblait que tout irait plus facilement et plus vite qu'ailleurs. Même, il y avait pour Napoléon c'est lui qui en fit l'aveu — un engagement de tacite honnêteté[9] à ne point chercher d'autre parti avant d'avoir repris et poussé à fond l'entretien avec la Russie ; s'il manquait a ce devoir de convenance, à cette obligation de l'amitié, il risquerait de porterai l'harmonie des deux cours une nouvelle atteinte, de fournir au Tsar un légitime sujet de mécontentement et de peine.

Au contraire, l'alliance de famille, s'il parvenait à la former, aurait pour effet presque certain de restaurer l'union politique, en attestant aux deux monarques la sincérité de leurs sentiments respectifs. Alexandre y trouverait la preuve que Napoléon demeurait inébranlable dans ses sympathies et ses préférences. De son côté, Napoléon obtiendrait enfin le gage tant de fois et si vivement réclamé de la Russie. En aucune occasion Alexandre ne nous avait ménagé les protestations et les assurances ; il nous en avait comblés, accablés : aujourd'hui encore, il affirmait que son cœur n'était point changé ; à l'entendre, il admirait toujours Napoléon et voulait l'aimer ; lors même qu'il soupirait et se lamentait, ses plaintes gardaient le ton de l'amitié méconnue plutôt que de l'aigreur et de l'amertume. Cependant, chaque fois qu'il s'était agi pour lui de se montrer par des actes, il s'était aussitôt récusé et dérobé. Pendant la guerre d'Autriche, il avait prodigué ses vœux, ses encouragements, ses congratulations, et refusé ses armées. Ce témoignage effectif qu'il s'est alors abstenu de nous donner, le don de sa sœur peut le remplacer ; par cette marque publique d'attachement, il montrera qu'il ne craint point d'enchaîner sa foi, de se lier ostensiblement à l'Empereur, de se compromettre et de s'afficher avec lui : dans une demande en mariage, Napoléon voit un dernier moyen de l'éprouver, de vérifier la droiture de ses intentions, et il se résout à tenter cette suprême expérience.

Désirant qu'elle réussisse, il ne la risquera qu'après avoir mis de son côté toutes les chances favorables. Pour enlever au Tsar tout motif fondé de refus ou de réticence, il consent à le délivrer de toute crainte, et c'est sans doute à cette pensée, conçue et exprimée par lui au moment de quitter Vienne, qu'il faut attribuer les termes étonnamment positifs dans lesquels Champagny avait cru pouvoir formuler sa lettre au chancelier. Après son retour, Napoléon se cherche d'autres moyens de séduction ; il croit les trouver d'abord dans un système soutenu de menus soins et de galanteries. Jamais, depuis les jours heureux qui avaient suivi les effusions de Tilsit, il ne s'était montré aussi coulant, aussi attentionné, et avec un art minutieux, avec ce mélange de dignité et de grâce qu'il sait employer à propos, il commence de faire sa cour à la Russie.

D'abord, l'ambassadeur du Tsar à Paris, le prince Kourakine, redevient l'objet de toutes les préférences. Quelque peu d'importance qu'offrit par lui-même ce ministre, il représentait la personne de son maître, et toute politesse qui lui serait faite irait à l'adresse d'Alexandre. Puis, insuffisant en affaires, Kourakine jouissait à Pétersbourg de quelque crédit mondain ; il écrit, mandait Caulaincourt, au moins une fois la semaine à l'impératrice mère et à quatre on cinq vieilles dames qui sont à la tête de la société[10]. Napoléon trouve donc avantage à ce que Kourakine soit caressé, choyé, mis dans nos intérêts. Désormais l'Excellence russe reçoit au ministère des relations extérieures un accueil particulièrement empressé le nouveau duc de Cadore — M. de Champagny venait de recevoir ce titre — écoute sans sourciller ses fastidieuses dissertations, reçoit avec bienveillance ses requêtes, et la liste en est longue, car le prince protège beaucoup, multiplie les demandes particulières, et réclame toujours au nom de l'alliance et de l'amitié de l'Empereur pour l'empereur Alexandre ; il a l'air de croire que toutes les lois doivent se taire devant ce puissant motif[11]. Si importune que soit parfois son intervention, il est tenu bon compte de ses désirs, et il faut des raisons d'État pour qu'une demande formulée par lui ne soit point accueillie d'emblée.

Tant d'affabilité, il est vrai, ne réussissait qu'imparfaitement à le satisfaire ; une ombre restait sur son front, et quelque chose semblait manquer à son bonheur. Il avait cru que l'arrivée de l'Empereur à Fontainebleau rouvrirait ]a série des réceptions et des fêtes, que Sa Majesté n'aurait rien de plus pressé que de le mander auprès d'elle, que cet appel lui fournirait occasion de déployer tout son faste. Pour la circonstance, il avait renouvelé sa garde-robe, s'était commandé des habits magnifiques, avait tiré de son écrin ses plus précieux joyaux, et son secret espoir, avoué à son entourage, était d'éclipser l'archichancelier Cambacérès, dont la somptuosité proverbiale excitait sa jalousie[12]. Ne voyant point arriver l'invitation ardemment souhaitée, Kourakine trouvait qu'on lui laissait attendre bien longtemps le jour de son triomphe. Instruit de cette impatience sénile, Napoléon le fit venir à Fontainebleau avant tous ses collègues ; là, avec ostentation, il lui reconnut les prérogatives diverses de son rang, le combla de toutes les distinctions propres à faire époque dans la vie d'un vieux diplomate.

En de plus importantes matières, même préoccupation de plaire. Alexandre avait exprimé dès longtemps le vœu que des ingénieurs français fussent mis à sa disposition, afin de lui construire des vaisseaux d'un type perfectionné. Napoléon consentit à leur envoi, malgré sa répugnance à faire l'éducation militaire d'un peuple étranger. Il allait jusqu'aux services d'argent, se montrait disposé à venir en aide aux finances obérées de la Russie. Le gouvernement de Pétersbourg désirait toujours émettre un emprunt sur la place de Paris. Dès que Napoléon sut combien le Tsar et son ministre prenaient à cœur cette opération, il accorda sur-le-champ les autorisations nécessaires et chargea son ministre des finances d'en aviser, par lettre spéciale, les banquiers chargés de l'émission : il verrait avec plaisir que les capitaux français, hésitant à s'aventurer si loin, allassent en Russie, qu'ils se missent à la disposition de son futur beau-frère, et que, si le mariage devait s'accomplir, un prêt de trente à cinquante millions figurât dans la corbeille[13].

Enfui, revenant à la question de Pologne, reconnaissant en elle l'obstacle principal ou plutôt unique à la parfaite intelligence des deux cours, il aspire plus que jamais à l'écarter, à la supprimer de leurs rapports. Quelque péremptoires que soient les assurances contenues dans la lettre de Champagny, il éprouve le besoin de les réitérer, sans savoir qu'il se trouvera bientôt dans la nécessité de les préciser. Le 7 novembre, le ministre écrit à l'ambassadeur ; ignorant qu'à cette date le Tsar réclame un traité et que Caulaincourt en ajourne la signature, il n'entre encore dans aucune explication sur la rature des garanties à fournir, tuais transmet le consentement anticipé de l'Empereur à tout ce que pourra exiger la Russie. Répétez, dit-il, que nous sommes disposés à faire tout ce qu'on voudra. Parlez du prix qu'on met en France à l'alliance de la Russie. C'est par cette facilité progressive, par ces complaisances graduées, que Napoléon préparait les voies à la démarche résolue dans le secret de sa pensée. Les précautions dont il l'entoure prouvent surabondamment sa sincérité, son désir d'are agréé, son intention de plus en plus ferme d'épouser la sœur d'Alexandre. Au lendemain de douloureux froissements, il juge qu'une demande en mariage risquerait trop à se produire isolément ; elle ne doit se présenter qu'accompagnée, sous escorte de douces paroles et de bons procédés. Napoléon tient à l'envelopper dans un ensemble de mesures amicales, condescendantes, gracieuses, destinées à en faciliter le succès et à concourir au même but, c'est-à-dire à resserrer l'entente et surtout à l'affirmer avec éclat aux yeux de l'univers.

Ayant tout disposé en sa faveur, comment s'y prendrait-il pour entamer l'affaire ? Quelques soins qu'il se donnât pour se faire bien venir de la Russie, une difficulté restait à prévoir : Alexandre l'avait indiquée à Erfurt, sans suggérer le moyen de la lever. Si l'alliance de famille, avait-il dit, était le plus cher de ses vœux, ce n'était pas à lui-même, c'était à sa mère qu'il appartenait d'en décider ; l'Impératrice douairière avait conservé toute autorité sur ses filles et les mariait à son gré ; la volonté du tsar défunt, consignée dans un acte solennel, avait opéré au profit de sa veuve ce démembrement de la souveraineté.

Depuis l'entrevue, Alexandre s'était-il essayé à abolir ou à restreindre les prérogatives si bénévolement reconnues à sa mère ? C'était là un point que Caulaincourt s'était attaché spontanément à éclaircir. Mêlé aux conversations d'Erfurt, désirant le mariage, espérant en faire le couronnement d'une politique qui lui était chère, il n'avait jamais perdu de vue ce grand objet, bien que Napoléon et Alexandre ne lui en eussent plus touché mot, le premier dans ses lettres, le second dans ses entretiens ; sans agir, il s'était cru autorisé à observer, et ses yeux étaient restés constamment ouverts sur ce qui se passait entre le Tsar et sa mère. Or, il avait vu cette princesse, à côté de son fils chef d'État, rester chef de famille, s'affirmer Comme tel dans toutes les circonstances. Au jour des Fiançailles entre la grande-duchesse Catherine et le duc d'Oldenbourg, elle avait présidé la cérémonie ; dans la chapelle du Palais d'hiver, devant le roi et la reine de Prusse, la cour et le corps diplomatique, elle était montée seule sur l'estrade recouverte de pourpre où se tenaient les futurs époux ; elle avait uni leurs mains et reçu leurs hommages : La première marque de respect de la fille, écrivait l'ambassadeur, a toujours été pour la mère[14]. Le rôle dévolu à celle-ci ne dérogeait pas, il est vrai, à la coutume russe, mais Caulaincourt avait remarqué en même temps le soin extrême de l'Empereur à s'effacer, a ne figurer qu'en simple qualité de spectateur et de témoin, comme ferait un particulier. Il n'était sorti de sa réserve que pour rendre à sa mère les témoignages d'une déférence raffinée[15].

Depuis, affectant de renoncer à toute influence politique, Marie Féodorovna continuait de gouverner l'intérieur de la famille et s'attribuait avec une vigilance jalouse ce département. Elle se montrait peu à Pétersbourg, vivait toute l'année à Gatchina, afin, disait-elle, de mieux conserver la direction morale de ses plus jeunes enfants et de surveiller leur éducation. En dehors de ces soins, sa grande occupation était de pourvoir à l'établissement de sa dernière fille. Dans ce but, elle entretenait toute une diplomatie, des agents qui parcouraient les capitales ; il y avait toujours quelque part une négociation entamée en son nom pour fiancer la grande-duchesse. En Europe, cette situation toute spéciale était reconnue et acceptée : les prétendants faisaient parvenir directement leur demande à l'impératrice Marie : c'était la marche accoutumée, normale, et Caulaincourt s'était fait un devoir d'en instruire son maitre, par une lettre écrite le 4 février 1809 et restée sans réponse : La première démarche ostensible, avait-il dit, comme l'officielle, s'adressent à la mère[16].

Napoléon se jugeait trop fort et trop grand pour employer cette voie ; qu'avait-il à compter avec la volonté d'une femme, à incliner devant elle la raison d'État ! D'ailleurs, il tenait pour impossible qu'Alexandre, maitre dans l'empire, ne le fût point dans sa famille ; ce dédoublement des pouvoirs répugnait à la conception qu'il se faisait de l'autorité ; il n'y croyait guère, et si le Tsar lui opposait les résistances d'une mère, il n'admettrait pas cette raison et n'y verrait qu'un prétexte. En Russie, il ne connaît que l'ami et l'allié de Tilsit ; il ne veut avoir affaire qu'à lui : après avoir mis tout en œuvre pour le reconquérir, il lui fera parler simplement et nettement ; c'est à lui seul qu'il veut avoir l'obligation d'un service ou pouvoir s'en prendre d'une réponse discourtoise.

11 ne tarda pas à s'ouvrir an delà du milieu de novembre. Le séjour de Fontainebleau, il est vrai, n'avait pas sensiblement avancé la question du divorce, ni ménagé les dispositions de Joséphine ; il avait été interrompu par l'arrivée à Paris du roi et de la reine de Saxe, accourus pour féliciter l'Empereur de ses derniers triomphes et lui renouveler, avec l'expression de leur gratitude, l'hommage de leur déférente fidélité. Napoléon les avait invités à venir, mais l'empressement avec lequel ils avaient répondu à cet appel dérangeait ses plans, en l'arrachant prématurément à sa retraite. Pour recevoir ses hôtes avec plus de faste et de dignité, il est obligé de quitter sa résidence d'automne ; le 15, laissant l'Impératrice revenir isolément, il rentre à Paris seul, à cheval, au milieu d'un appareil guerrier, à la tête d'une escorte toute militaire, eu chef d'armée plus qu'en monarque. C'est seulement le lendemain et le surlendemain que, réinstallé aux Tuileries, il reçoit les corps constitués, donne des audiences, tient conseil des ministres et fait l'empereur[17]. En même temps, les cercles de cour, les grandes réceptions, les représentations au théâtre du château commencent en l'honneur du couple royal de Saxe. D'autres souverains, ceux de Wurtemberg, de Hollande, de Naples et de Westphalie, arrivent ou s'annoncent ; Paris redevient le séjour des rois[18], s'emplit d'hôtes princiers, de visiteurs illustres ; la capitale et la cour reprennent un aspect de gaieté, d'animation et de splendeur, et c'est au bruit importun des fêtes que Napoléon doit engager les actions diverses qui le mèneront à ses fins, imposer la résignation à Joséphine, préparer la rupture du lien civil et religieux, aviser enfin et pressentir la Russie. Pour parler à l'Impératrice, il attend encore : le prince Eugène, mandé en hâte de sa vice-royauté d'Italie, s'achemine vers Paris, et sa présence parait indispensable pour apaiser et consoler sa mère à l'heure des déchirements suprêmes. Mais déjà, le 22 novembre, l'Empereur faisait écrire à Caulaincourt par Champagny une lettre que le ministre devait minuter et chiffrer en entier de sa main, afin d'assurer l'inviolabilité du secret : elle était conçue en ces termes :

Monsieur l'ambassadeur, vous connaissez les instances faites depuis longtemps auprès de l'Empereur par les hommes les plus attachés à sa personne et aux grands intérêts de la dynastie. Ces démarches ont été longtemps infructueuses ; cependant, tout me porte à penser qu'après avoir mûrement réfléchi sur la situation de la France et de sa famille, l'Empereur va enfin se décider à divorcer. Sa Majesté s'en est ouverte à moi seul, ce qu'elle a été obligée de faire pour m'ordonner de vous écrire la présente lettre que j'ai chiffrée moi-même.

Des propos de divorce étaient revenus à Erfurt aux oreilles de l'empereur Alexandre, qui doit [se rappeler] en avoir parlé à l'Empereur et lui avoir dit que la princesse Anne, sa sœur, était a sa disposition. L'Empereur veut que vous abordiez franchement et simplement la question avec l'empereur Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes : J'ai lieu de penser que l'Empereur, pressé par toute la France, se dispose au divorce. Puis-je mander que l'on peut compter sur votre sœur ? Que Votre Majesté y pense deux jours et me donne franchement sa réponse, non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles. Ce n'est pas une demande formelle que je fais, c'est un épanchement de vos intentions que je sollicite. Je hasarde cette démarche, parce que je suis trop accoutumé à dire à Votre Majesté ce que je pense pour craindre qu'elle me compromette jamais.

Vous n'en parlerez sous quelque prétexte que ce soit à M. de Romanzof, et lorsque vous aurez eu cette conversation et celle qui doit la suivre deux jours après, vous oublierez entièrement la communication que je vous fais.

Il vous restera à nous faire connaître les qualités de la jeune princesse et surtout l'époque où elle peut être en état de devenir mère, car, dans les calculs actuels, six mois de différence sont un objet.

Je n'ai pas besoin de recommander à Votre Excellence le plus inviolable secret : elle sent ce qu'elle doit à cet égard à Sa Majesté[19].

Ainsi, c'est une reconnaissance à fond que Caulaincourt devra pousser, avec entrain et vigueur, mais dans le plus grand mystère, en paraissant agir de sa propre initiative. Cette précaution, trop usitée en pareille matière pour tromper personne, avait pour but, si l'affaire n'aboutissait point, de sauvegarder la dignité des deux empereurs et les rapports futurs. Le procédé employé offrait de plus l'avantage de ne point engager irrévocablement l'Empereur, et c'était chez lui un principe que de se livrer et de se lier le plus tard possible, tout en cherchant à s'assurer d'autrui. Dans la circonstance, cette tactique se justifiait par une raison particulière, par le léger doute qui subsistait sur le développement physique de la princesse. Quelque souhaitable qu'il fût de fortifier l'union avec la Russie en la doublant d'un lien plus étroit, cet intérêt devenait secondaire si on le comparait à l'objet essentiel du divorce et du second mariage, à la nécessité de donner le plus tôt possible un héritier à l'Empire. Sur le point délicat qui restait à éclaircir, les renseignements à prendre et à transmettre par Caulaincourt permettraient seuls à l'Empereur de compléter sa décision et, s'il y avait lieu, de prononcer une demande en règle. Ce qu'il veut obtenir pour l'instant et tout de suite, c'est la certitude que la Russie se tient à sa disposition et s'offre à ses désirs.

La lettre du 22 novembre était prête pour être expédiée, lorsque Napoléon fut informé que la Russie demandait des assurances écrites contre le rétablissement de la Pologne et que Caulaincourt n'avait osé les fournir. Dans la disposition où il se trouve, ce retard lui parait radieux, et cette timidité l'irrite. Il voudrait que déjà la Russie fût rassurée, parfaitement heureuse, mise en humeur de ne rien nous refuser. Ce que l'ambassadeur n'a pas fait, qu'il y procède donc sur-le-champ, d'une manière franche et ouverte qui éloigne tout soupçon et toute arrière-pensée, en prouvant que nous n'en avons aucune. Telles furent les propres expressions dont M. de Champagny eut à se servir, en se halant d'ajouter à la lettre intime et confidentielle qu'il avait rédigée pour M. de Caulaincourt, une dépêche toute politique : cette dernière servirait de passeport à la demande contenue dans la première et lui ménagerait bon accueil.

Le courrier de cabinet porteur de la double expédition allait quitter l'hôtel des relations extérieures, lorsqu'y entra M. de Rumigny, parent du duc de Vicence, accouru en toute hâte de Saint-Pétersbourg. Ce jeune homme apportait l'avis que le Tsar ne se satisferait pas à moins d'un traité. Il prit sur lui de retenir le courrier en partance, ce qui permit au ministre de demander le soir même les ordres de l'Empereur au sujet de la prétention nouvelle et de fournir réponse. Napoléon n'avait point prévu que les exigences de la Russie iraient aussi loin ; par assurances écrites, il avait entendu une simple déclaration, en forme de note ou d'office. N'importe, conséquent avec lui-même, voulant une réponse favorable au sujet du mariage et la voulant immédiate, il n'épargne rien de ce qui peut la lui procurer ; s'étant proposé un but, il y pousse droit, ferme, sans hésitation ni recul, et dans sa fougueuse impatience de l'atteindre passe sur les moyens à employer. La Russie aura son traité, puisqu'elle y attache tant de prix, et Champagny reçoit l'ordre d'ajouter, dans le paquet préparé pour l'ambassadeur, une troisième dépêche, sorte de post-scriptum à la seconde. On y trouve le pouvoir formellement donné à Caulaincourt de signer une convention. Comme le temps presse, le ministre n'entre dans aucun détail sur les stipulations à insérer dans cet acte et sur les expressions à employer. Pour que la dignité de l'Empereur soit de tout point sauvegardée, il s'en rapporte à Caulaincourt, auquel il laisse pleine latitude et donne blanc-seing. En général, dit-il, vous ne vous refuserez à rien de ce qui aurait pour but d'éloigner toute idée du rétablissement de la Pologne, mais vous tâcherez d'éviter toute clause qui serait inutile ou étrangère à ce but. L'Empereur veut tout ce qui peut tranquilliser l'empereur de Russie, surtout tout ce qui peut fonder sa tranquillité ; on ne peut lui demander autre chose.

Ainsi, de jour en jour, presque d'heure en heure, la condescendance de Napoléon s'accroit, à mesure que l'imminence du divorce l'incline davantage vers le mariage russe. Le rapprochement des dates, la simultanéité des envois dénotent une étroite corrélation entre ce qu'il prétend et ce qu'il accorde la grande question qui domine de longue date les rapports des deux empires, il la lie à celle qu'il vient de soulever ; il se montre disposé à régler la première à la parfaite satisfaction de la Russie, pour obtenir que la seconde le soit en conformité de ses vœux ; s'il s'est donné d'abord pour tache de tenir la balance égale entre Pétersbourg et Varsovie, il la laisse aujourd'hui pencher du côté russe, et cédant à la passion du moment, à l'emportement de ses désirs, il offre implicitement au Tsar de lui livrer la Pologne au prix d'une grande-duchesse. A vingt reprises, Alexandre a déclaré qu'après avoir obtenu la garantie tant souhaitée, il s'estimerait pleinement satisfait, qu'il abjurerait tout ressentiment et toute crainte, qu'il n'aurait plus rien à réclamer de la France, ni rien à lui refuser : il semble donc qu'un échange solennel de gages va effacer le passé, garantir l'avenir, reformer sur des hases plus solides l'entente conclue à Tilsit, célébrée à Erfurt, altérée par les événements de 1809. Depuis quelques semaines, grâce à des concessions réciproques, l'alliance a repris une marche ascendante : aujourd'hui, elle ne parait plus rencontrer devant elle aucun obstacle qui puisse empêcher les deux empereurs, après avoir douté l'un de l'autre, de s'unir par un lien fraternel, d'atteindre et de se fixer à ce point culminant de l'absolue confiance.

 

II

Dans les jours qui suivirent l'envoi en Russie de la triple expédition, les événements se précipitèrent aux Tuileries, et la crise éclata d'elle-même, un peu plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé. Pendant le séjour de Fontainebleau, Joséphine avait pressenti son sort : depuis lors, sa vie n'était plus qu'angoisse et tourment. Elle craint de savoir et elle veut savoir ; son agitation, ses pleurs, ses questions torturent l'Empereur, le décident à livrer le fatal secret et avancent le terme d'une situation intolérable. Le 30 novembre, il la suite d'un diner silencieux où l'Empereur n'a élevé la voix qu'une seule fois, il se retire avec l'Impératrice, et aussitôt survient la scène célèbre qui met dans celle époque de fer nu rappel de sentiments humains, l'écho déchirant d'une plainte de femme. Napoléon a parlé, et l'arrêt signifié à Joséphine a paru la frapper mortellement : elle est étendue à terre, en proie a de violentes convulsions. L'Empereur lui prodigue les soins, aide à la transporter dans ses appartements, la ramène à la vie, appelle Hortense auprès d'elle, s'associe à leur douleur ; il sait cependant surmonter son émotion, demeure inexorable, et seuls ses yeux où brillent des larmes témoignent du combat qui s'est livré dans son finie. Le lendemain, Joséphine est plus calme ; à l'explosion d'une douleur aiguë succède en elle ce brisement qui suit les profondes secousses : on sent que ses forces et sa résistance sont a bout, que sa volonté s'affaisse, qu'elle va se soumettre sans se résigner, se prêter avec une docilité passive au rôle prescrit par son mari. Lorsque Eugène arrivera, il la trouvera prête pour le sacrifice : il n'aura plus qu'il en ménager l'accomplissement, à convenir avec l'Empereur et l'Impératrice des dispositions à prendre, des formalités à remplir, et son intervention achèvera d'assurer à cette grande affaire une terminaison paisible et digne[20].

Voyant que le dénouement se précipite, Napoléon sent davantage le besoin de hâter sa nouvelle union. Il prend alors et définitivement son parti ; avant même d'avoir obtenu sur la princesse russe les renseignements requis, il décide qu'il l'épousera, si l'empereur Alexandre ne la lui fait pas attendre, si d'autre part M. de Caulaincourt, informations prises, ne conserve aucun cloute sur l'aptitude de la jeune princesse à devenir mère et à l'être tout de suite, car la satisfaction de l'Empereur et de la France ne saurait être retardée d'un instant. Le divorce en décembre : avant la fin de janvier une autre impératrice, une souveraine qui nous apporte avec elle, s'il se peut, le renouvellement d'une grande alliance, un fils de France pour 1811 ; c'est ainsi que Napoléon, commandant aux événements, compose et décrète l'avenir. Dans son extrême impatience, il n'hésite plus à se déclarer tout à fait, à s'engager vis-à-vis de la Russie, à se fermer tout retour en arrière : il va permettre à Caulaincourt, sous les deux conditions indiquées, de formuler une demande en règle, d'insister an besoin, de pousser vivement et de terminer l'affaire ; il donnera pouvoir à son ambassadeur, non seulement pour négocier, mais pour conclure.

Quelque urgente que lui paraisse cette démarche irrévocable, il entend la préparer avec une sollicitude prévoyante, comme il a préparé la première. A supposer qu'Alexandre n'ait pas accédé d'emblée au vœu exprimé par notre ambassadeur, il importe qu'une attaque plus prononcée le saisisse dans un moment de plein et radieux contentement. Avec une sorte de hâte, dans le peu de jours qui lui restent, Napoléon accumule les séductions à l'adresse de la Russie, prodigue les services, les surprises, et s'efforce de multiplier les ravissements. Toujours ingénieux, il ne néglige aucune occasion, descend aux plus petits moyens et s'élève à des inventions grandioses, procède par attentions délicates et par déclarations retentissantes, par raffinements de politesse et par coups de tonnerre. Kourakine est mieux traité que jamais, et les distinctions qu'il reçoit sont soigneusement notifiées eu Russie : Il a sa loge particulière au théâtre des Tuileries, écrit Champagny à Caulaincourt ; il est de toutes les chasses, il fait la partie de l'Impératrice ou des reines de préférence à tout ce qui n'est pas roi ou grand dignitaire. Puis, c'est une note au Moniteur annonçant l'emprunt russe, c'est-à-dire une garantie morale accordée par la France, une invite à souscrire. En même temps, pour proclamer l'amitié qu'il porte au Tsar et lui en faire sentir la valeur, Napoléon va choisir une circonstance frappante, mémorable, et élever solennellement la voix dans le seul jour de l'année où il parle en public à la France[21].

Tandis qu'aux Tuileries le drame intime poursuivait ses péripéties, tandis que tout était deuil chez l'Impératrice, attente et agitation autour du maître, Paris prenait un air de fête. Les édifices se pavoisaient ; les salves de l'artillerie répandaient dans l'air une solennité, et les rues étaient disposées pour le passage d'un grand cortège. D'imposantes cérémonies et des réjouissances publiques avaient été ordonnées pour les 3, 4 et 5 décembre, à l'effet de célébrer à la fois l'anniversaire du couronnement, la paix avec l'Autriche et le retour dans sa capitale de l'Empereur et Roi.

Le 3 au matin, Napoléon sort des Tuileries dans la voiture du sacre ; son frère Jérôme est avec lui ; le roi de Naples, les princes grands dignitaires, les ministres, les grands officiers de l'Empire et de la couronne le précèdent dans de somptueux équipages, et à travers la haie des troupes, a travers les flots pressés de la multitude, le glorieux Empereur mène dans Paris cette pompe triomphale. De nouveau, l'enthousiasme naît à sa vue et les acclamations partent ; cependant, que de contrastes déjà dans ces journées vouées par ordre à l'allégresse ! que d'ombres à cette splendeur ! Par une inadvertance de la police, près de l'un des endroits où le cortège se déploie et où s'opèrent les cérémonies, la file des équipages est coupée par un convoi de prisonniers, aux mains liées et au visage de désespérés ; et ces prisonniers sont Français, ce sont des conscrits réfractaires, traînés à l'armée et au carnage[22]. Mais déjà l'Empereur est à Notre-Dame, on il entre sous le dais et où retentit le chant du Te Deum. De Notre-Dame, il va au Corps législatif inaugurer la session et prononcer le discours d'ouverture. Cette séance d'apparat, qui réunit au pied du trône les députations du Sénat et du Conseil d'État, avec le Corps législatif, emprunte cette année un lustre particulier à la présence de témoins augustes ; les rois de Saxe et de Wurtemberg sont placés dans une tribune, avec l'Impératrice, et représentent l'Europe attentive au langage du maitre. Il parle : sa harangue, emphatique et superbe, respirant l'orgueil et l'enivrement de la force, retrace les merveilles accomplies au cours de l'année : l'Espagne accablée, le Léopard fuyant épouvanté, l'Autriche infidèle à ses serments et promptement châtiée ; il embrasse ensuite d'un rapide coup d'œil les autres parties du continent, dépasse les champs de bataille du Danube, les murs écroulés de Vienne, porte sa pensée jusqu'aux contrées où le grand fleuve mêle ses eaux à la mer Noire et finit l'Europe ; là, il s'arrête et prononce ces mots : Mon allié et ami, l'empereur de Russie, a réuni à son vaste empire la Finlande, la Moldavie, la Valachie et un district de la Galicie. Je ne suis jaloux de rien de ce qui peut arriver de bien à cet empire, mes sentiments pour son illustre souverain sont d'accord avec ma politique[23].

Ces paroles avaient la valeur d'un acte, et la phrase sur les Principautés empruntait à de récentes conjonctures une importance exceptionnelle ; elle venait a point pour rétablir en Orient les affaires fort compromises de la Russie. Pendant tout l'été, l'armée du Danube avait fait campagne sur les deux rives du fleuve pour arracher à la Porte la cession des Principautés. Mal conçues, les opérations avaient été médiocrement heureuses ; les dernières nouvelles de Ducharest étaient même franchement défavorables aux Russes ; elles annonçaient que les troupes du prince Bagration avaient essuyé un sérieux échec et lever le siège de Silistrie. Enhardis par cette tournure inattendue des événements, les Turcs se montraient plus disposés que jamais à tenir tête, à défendre l'intégrité de leurs États, à refuser au Tsar la Moldavie et la Valachie. Jusque-là le pacte dont ces pays avaient fait l'objet entre les deux empereurs avait été tenu secret : c'était l'une des conditions que Napoléon avait mises à sa signature. S'il avait insinué aux Ottomans d'acheter la paix au prix des Principautés, il ne leur avait jamais révélé qu'il avait pris parti contre eux et sanctionné d'avance leur dépossession. Il avait voulu, en évitant de les désabuser trop complètement sur son compte, se conserves quelques droits à leur fidélité et les éloigner de l'Angleterre. Aujourd'hui, pour mieux servir la Russie, il dédaigne ces précautions, déchire les voiles ; il présente comme fait acquis l'incorporation des Principautés à l'empire d'Alexandre et laisse entendre que cette réunion s'est opérée de son plein et entier assentiment. Dans ce langage de l'Empereur tout-puissant, les Turcs reconnaîtront l'arrêt du destin ; ils cesseront de s'opposer aux revendications de leur adversaire, approuvées par celui qui tient entre ses mains le sort des États. En condamnant définitivement leurs espérances, Napoléon les décourage de combattre, les oblige à la résignation : c'est prêter aux armées en détresse du Tsar un concours peut-être décisif que de lui réitérer publiquement le cadeau des deux provinces.

Cette souveraine opportunité de ses paroles, Napoléon voulut la faire sentir à qui de droit : il prit soin de souligner lui-même l'attention qu'il avait eue. Le 9 décembre, il dictait pour Champagny ce billet : Je pense qu'il est nécessaire d'expédier un courrier en Russie pour porter mon discours au Corps législatif. Vous ferez connaître les véritables nouvelles de la défaite des Russes au duc de Vicence, et vous lui ferez comprendre que c'est à cause de ces défaites que j'ai cru nécessaire de parler de la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l'empire russe ; qu'ainsi l'Empereur doit voir que je ne biaise pas, et que je fais même plus que je ne promets. Il est bon de rappeler aussi, avec tact, que cette complaisance chez l'empereur des Français est d'autant plus méritoire que rien ne l'y sollicitait dans la conduite de la Russie. Napoléon ne compte pas avec ses amis, il ne regarde pas à leur prodiguer les témoignages de sa bienveillance, alors même qu'il n'en est que médiocrement payé de retour ; mais on aurait tort de croire que les défaillances de l'amitié russe, au cours de la dernière campagne, lui aient échappé, et que son cœur n'en ait point souffert. A cet égard, aucun doute ne doit subsister, et il faut que Caulaincourt trouve moyen de glisser à Roumiantsof cette propre phrase : Vous sentez qu'il n'y a rien dans la conduite passée que l'Empereur n'ait saisi ; dans les affaires d'Autriche, vous avez été sans couleur. Comment l'Empereur agi ? Il vous a donné une province qui paye plus que les frais que vous avez faits pour la guerre, et il déclare tout haut que vous avez réuni la Finlande, la Moldavie et la Valachie à votre empire[24]. Caulaincourt placera ces mots sans aigreur[25], sans rien ajouter ; c'est une remarque qu'il fera et non un reproche : à l'empereur Alexandre de comprendre, à lui d'apprécier une conduite si différente de la sienne et d'en tirer une conclusion qui se dégage d'elle-même. Puisque Napoléon a fait depuis quelque temps tous les frais de l'alliance, puisque la -Russie s'est laissé sensiblement distancer dans la voie d'offices réciproques où l'on devait marcher du même pas, c'est à elle qu'il appartient aujourd'hui de se mettre en règle et d'obliger à son tour ; elle doit en sentir le besoin, en rechercher les moyens. Qu'elle saisisse donc l'occasion qui lui est offerte de s'acquitter en une fois ; qu'elle accède de bonne grâce, sans délai, sans réticences, cette demande en mariage qui va se produire, qui suivra dans les vingt-quatre heures l'envoi du discours et que les circonstances ne permettent plus de retarder.

Effectivement, à l'heure où Napoléon traçait à son ambassadeur la leçon que l'on vient de lire, le prince Eugène entrait dans Paris. Dès son arrivée, il voit l'Empereur, il voit sa mère : après avoir tout d'abord, dans un élan de fierté, professé pour lui-même et recommandé aux siens un désintéressement absolu, il cède aux volontés bienveillantes de son beau-père ; il conseille a sa mère de se sacrifier au bien public, de s'éloigner du trône, en acceptant les compensations offertes, en laissant la situation de ses enfants intacte et grandie. Tout se dispose a cette solution, et le 15 décembre est la date choisie pour le prononcé officiel du divorce, par voie de sénatus-consulte.

Cinq jours seulement vont s'écouler avant ce grand acte ; ils seront utilement employés. Le 12, Champagny fait partir pour la Russie le texte du discours au Corps législatif, avec le commentaire fourni par l'Empereur. Au même moment, le roi de Saxe quitte Paris, laissant la cour de France A ce recueillement qui précède la mise A effet des grandes et douloureuses résolutions. Napoléon tient néanmoins à remplir jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalité : il rejoint le Roi à la première étape de sa route et achève la journée avec lui à Grosbois, chez le prince de Wagram et de Neufchâtel ; dans cette royale résidence, il y a chasse, représentation théâtrale, illumination des jardins, et l'Empereur, toujours habile à se faire des circonstances un moyen, a voulu que le prince Kourakine fût le seul des ministres étrangers convié à ces fêtes ; il le met une fois de plus hors de pair et le traite déjà en ambassadeur de famille[26]. Le lendemain 13, rentré aux Tuileries, il mande Champagny et lui fait écrire sous ses yeux, à Caulaincourt, la lettre suivante ; c'est le ministre qui tient la plume, c'est l'Empereur qui la dirige :

Monsieur l'ambassadeur, je vous ai fait connaître les projets de l'Empereur par ma lettre chiffrée de novembre.

Depuis ce temps, le vice-roi est arrivé ; l'Impératrice, convaincue de la grandeur des circonstances et de l'urgent besoin de l'État, a été la première a faciliter le divorce. Tout me porte donc à penser que vendredi prochain un sénatus-consulte prononcera la dissolution du mariage de l'Empereur, par consentement mutuel. L'Impératrice conserve son rang, son titre, et un douaire convenable. Placé sur les lieux comme vous l'êtes, Monsieur, l'Empereur s'en rapporte absolument à vous sur ce qu'il convient de faire. Vous devez donc agir d'après ces trois données positives :

1° Que l'Empereur préfère, si vous n'avez pas d'objection qui puisse faire changer son opinion, la sœur de l'empereur de Russie d'abord ;

2° Que l'on calcule ici les moments, parce que, tout cela étant une affaire de politique, l'Empereur a bitte d'assurer ses grands intérêts par des enfants ;

3° Qu'on n'attache aucune espèce d'importance aux conditions, même à celles de la religion.

Vous avez donc eu ce moment toute la latitude nécessaire pour vous conduire avec la prudence qu'exige la circonstance, et pour avancer, s'il y a lieu, sans plus de retardement. Il serait donc très l'adieux que la réponse que vous ferez à cette lettre nous laissât dans l'incertitude, et soit que cette affaire dût manquer par le résultat des renseignements que vous aurez acquis et sur lesquels l'Empereur s'en rapporte à vous, soit qu'elle dût manquer par des refus de volonté de la part de la cour de Russie, le principal est que, s'il a lieu, on puisse aller en avant. Dans toutes vos combinaisons, partez du principe que ce sont des enfants qu'on veut. Expliquez-vous donc, agissez donc en conséquence de la présente lettre qui a été dictée par l'Empereur. Sa Majesté s'en rapporte absolument vous, connaissant votre tact et votre attachement à sa personne.

Le colonel Gorgoly[27] sera expédié lundi, jour auquel les pièces seront dans le Moniteur. L'Empereur désire savoir absolument avant la fin de janvier il quoi s'en tenir.

On remarquera les termes formels et péremptoires de cette lettre. Pourvu que la Russie se décide promptement et ne le fasse pas attendre, Napoléon est prêt à subir toutes les conditions qu'il plaira à cette cour de lui imposer ; il passe sur la différence de culte, et, a ce moment, la question religieuse n'existe pas à ses veux. Sa seule réserve porte sur la princesse elle-même et son degré de formation, et encore se refuse-t-il à cet égard tout pouvoir d'appréciation. C'est à Caulaincourt, guidé par son tact et son zèle, qu'il appartiendra de s'éclairer, de consulter et de statuer ; l'ambassadeur reçoit procuration pour marier son maitre, sous sa responsabilité.

La lettre partie, Napoléon l'appuya le lendemain d'un suprême témoignage. Après avoir ratifié les conquêtes orientales d'Alexandre, il veut le rassurer encore une fois au sujet de la Pologne. Reconnaissant à nouveau que le prix d'un service s'augmente par la publicité dont il est entouré, il déclarera à la face de l'Europe ce qu'il ne cesse de répéter à la Russie, ce qu'il s'est offert à lui dire par traité, à savoir qu'il ne songe nullement à restaurer la Pologne.

Le 13 décembre, le Corps législatif était en séance ; le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, vint lire le rapport annuel sur la situation de l'Empire : il y récapitulait les faits accomplis depuis la dernière session tant à l'extérieur qu'au dedans, et un passage portait interprétation officielle du traité de Vienne, en ce qui concernait les remaniements opérés dans le bassin de la Vistule : Le duché de Varsovie, disait-il, s'est agrandi d'une portion de la Galicie. Il eût été facile à l'Empereur de réunir à cet État la Galicie tout entière, mais il n'a rien voulu faire qui pût donner de l'inquiétude à son allié l'empereur de Russie. La Galicie de l'ancien partage, presque tout entière, est restée au pouvoir de l'Autriche. Sa Majesté n'a jamais eu en vue le rétablissement de la Pologne[28]. Il était impossible d'exprimer davantage que l'agrandissement accordé à l'État varsovien avait eu un caractère tout accidentel et de circonstance, que le fait ne se reproduirait plus, qu'il fallait y voir pour le duché un terme et non un point de départ, que les autres parties de la Pologne devaient se garder d'espérances téméraires. L'exposé du ministre, succédant de trois jours à. l'envoi de l'allocution impériale, est destiné à en redoubler et à en prolonger l'effet ; il doit porter le dernier coup aux hésitations d'Alexandre, qui aura reçu dans l'intervalle des paroles définitives au sujet du mariage. Napoléon glisse sa demande entre deux bienfaits, épuisant tous les moyens d'en assurer le succès.

Malgré le caractère confidentiel des deux démarches matrimoniales, malgré le mystère dont elles furent entourées, la décision prise par l'Empereur transpira rapidement. Trop de témoignages publics l'annonçaient pour qu'il fût possible d'en douter ; la nouvelle du mariage russe se répandit à la cour, à Paris, dans l'Empire : il en fut parlé dans toutes les parties de l'Europe. L'opinion l'accueillit sans surprise, elle n'y vit que la continuation du système inauguré à Tilsit ; depuis les rumeurs répandues en 1807 et 1808, elle s'était habituée à l'idée d'un rapprochement plus intime entre les deux empires qui se partageaient la souveraineté de l'univers : ce serait, disait-on, le mariage de Byzance avec Home, les noces de Charlemagne et d'Irène[29]. Au reste, recommandant le secret, Napoléon l'observait mal ; il parla devant son entourage ; il dit un jour à Savary, en faisant allusion au mariage, que cet événement amènerait sans doute l'empereur Alexandre à Paris2[30], et ces mots dévoilent toutes les perspectives qui s'ouvraient à son imagination.

Attirer Alexandre à Paris avait été de tout temps l'un de ses vœux. A Tilsit, il avait obtenu la promesse de cette visite, qui avait paru sourire à son allié. S'il avait évité dans les mois suivants de renouveler son invitation, c'était qu'il voulait échapper a une reprise de conversation sur la Turquie et s'épargner des engagements fermes. A Erfurt, les deux empereurs avaient parlé de se revoir, et depuis lors, malgré sa ferveur décroissante, Alexandre continuait à subir l'attraction de Paris : il avait dit tout récemment à Caulaincourt : Je voudrais aller le plus tôt possible il Paris, c'est là que je veux de nouveau cimenter l'alliance, c'est là qu'il faut préparer de nouvelles armes contre l'Angleterre[31]. Le mariage fournirait une occasion de lui rappeler ses engagements et de l'amener à réaliser son rêve.

A Paris, Napoléon lui apparaîtrait plus grand, plus fort, plus pacifique aussi qu'en tout autre lieu, mieux assis dans sa puissance, moins conquérant et plus cher d'empire ; se montrant à son hôte au milieu des institutions qui étaient son œuvre et sa gloire, il l'environnerait d'enchantements, et le tenant à nouveau, l'étonnant, le maîtrisant, réussirait peut-être à lui rendre la foi et à lui suggérer la confiance. Assurément, il connaissait trop l'esprit mobile et glissant d'Alexandre pour se flatter de renouveler sur lui une prise permanente et définitive. N'importe, si le charme doit se rompre encore une fois, il résultera tout au moins du mariage et de l'entrevue un puissant effet moral, la plus imposante de ces démonstrations par lesquelles Napoléon s'efforce de perpétuer l'illusion d'un accord plein et indissoluble avec la Russie. L'alliance russe, c'est avant tout un grand spectacle qu'il donne au monde : c'est une succession de prestiges périodiquement renouvelés, afin de tenir nos sujets dans l'obéissance et nos ennemis dans la crainte. Avec un art inépuisable, Napoléon sait varier le cadre et la scène de ces représentations. D'abord, c'est Tilsit, le coup de théâtre inattendu, le combat rompu pour faire place à l'alliance, les deux adversaires jetant leur épée pour se jurer d'être amis et de ne plus haïr que l'Anglais. Plus tard, c'est la vision évoquée d'une entreprise qui partagerait l'Orient et transformerait un inonde ; plus tard encore, c'est Erfurt avec son assemblée de souverains, avec ses pompes mondaines, c'est Napoléon s'associant Alexandre pour tenir sa cour plénière de rois et de grands vassaux. Paris après Erfurt, après Tilsit, ravivera des souvenirs déjà lointains et, une impression qui s'efface : la venue d'Alexandre à travers l'Europe pour conduire et remettre à Napoléon une fille de tsar, apparaîtra comme un hommage décisif ; elle peut avancer la soumission des Anglais, en leur montrant la Russie et ses inépuisables réserves prêtes à s'unir pour leur perte à toutes les forces disciplinées de l'Occident, en manifestant contre eux l'alliance de cent millions d'hommes[32].

 

 

 



[1] Une partie de ce chapitre et des deux suivants a paru dans la Revue historique, septembre-octobre 1890.

[2] Rapport n° 58 de Caulaincourt, octobre 1809.

[3] Rapport n° 59, novembre 1809.

[4] Rapport n° 60 de Caulaincourt, novembre 1809.

[5] Correspondance de Caulaincourt avec l'Empereur et le ministre, octobre-novembre 1809.

[6] Champagny à Caulaincourt, 22 octobre 1809.

[7] Caulaincourt à Champagny, 30 octobre 1809.

[8] Champagny à Caulaincourt, 7 novembre 1810.

[9] Correspondance, 16210.

[10] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[11] Champagny à Caulaincourt, 12 décembre 1809.

[12] Rapport de police du 8 novembre 1809. Son Excellence le prince Kourakine, dès qu'il a su le retour prochain de l'empereur de Vienne, a préparé ses équipages et des habits magnifiques qu'il a fait venir de Lyon. Il a fait établir en diamants sa grande croix de la Légion d'honneur, et il se flattait (ce sont ses termes) qu'elle effacerait celle de M. l'archichancelier. Archives nationales, F7, 3721.

[13] Champagny à Caulaincourt, 7 et 16 novembre, 12 décembre 1809.

[14] On dit et Nouvelles de Pétersbourg, 17 janvier 1809. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[15] On dit et Nouvelles de Pétersbourg, 17 janvier 1809 : On a remarqué avec étonnement que l'Empereur ait poussé aux fiançailles le respect filial au point de quittes sa place pour aller prendre sur une colonne les gants que sa mère y avait posés, pendant qu'elle était à l'autel hantant sa tille et son futur gendre. Quand elle eut fini, l'Empereur fut au-devant delle, lui offrit la main et lui présenta ses gants, que l'Impératrice régnante, qui était près de sa belle-mère, ne lui avait pas offert de prendre.

[16] Archives nationales, AF, IV, 1605.

[17] Champagny à Caulaincourt, 16 novembre 1800. Cf. le Moniteur du 14.

[18] Champagny à Caulaincourt, 31 mars 1810.

[19] Une partie de cette lettre et de la suivante a été publiée pour la première fois par BIGNON, Histoire de France depuis le dix-huit brumaire, IX, 64-65. C'est par erreur que Thiers a écrit que presque toutes les lettres relatives au mariage avaient été détruites (XI, 358). Les pièces de la négociation avec la Russie, c'est-à-dire les lettres échangées très secrètement et directement entre le ministre et l'ambassadeur, sans l'intermédiaire des bureaux, sont conservées toutes aux archives des affaires étrangères, Russie, vol. de Supplément n° 17. Nous avons donné la primeur de ces pièces, dans leur texte intégral, an public des Matinées littéraires de Bruxelles (conférence du 1er mars 1890). Depuis, M. P. Bertrand les a publiées dans le Correspondant du 10 juin 1890. Bignon, Armand Lefèvre, MM. Imbert de Saint-Amand (Les beaux jours de Marie-Louise), Henri Welschinger (Le divorce de Napoléon) et Tatistcheff (Alexandre Ier et Napoléon) en ont cité quelques passages.

[20] Mémoires du baron de Bausset, I, 369-374.

[21] Champagny à Caulaincourt, 28 décembre 1809.

[22] Rapport de police. Archives nationales, AF, IV, 1508.

[23] Correspondance, 16031. Cf. le Moniteur du 4 décembre.

[24] Correspondance, 16035.

[25] Champagny à Caulaincourt, 12 décembre 1809.

[26] Champagny à Caulaincourt, 12 décembre 1810.

[27] Officier russe, envoyé à Paris pour porter des dépêches diplomatiques.

[28] Moniteur du 14 décembre 1810.

[29] Lettres interceptées. Archives nationales, AF, IV, 1691.

[30] Mémoires du duc de Rovigo, IV, 276.

[31] Caulaincourt à Champagny, 14. septembre 1809.

[32] Correspondance, 14413.