NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE XII. — ERFURT.

 

 

I. — LES INTENTIONS DE L'EMPEREUR.

Avant de se tourner vers l'Espagne et de choisir ses moyens d'entente avec la Russie, Napoléon veut pénétrer l'Autriche. — La réception diplomatique du 15 août 1808. — Promesses de l'Autriche. Seconde conversation avec Metternich. — Fêtes guerrières. — Message au Sénat. — Napoléon apprend que la date de l'entrevue est fixée. — Il veut paraître à Erfurt dans le plus imposant appareil, y réunir des moyens de séduction variés, éblouir et charmer Alexandre. — Conversations avec Talleyrand : attitude prise par ce dernier. — Travail demandé à M. d'Hauterive. Conférences avec Sébastiani. — Napoléon recule indéfiniment le partage et espère satisfaire la Russie par la simple promesse des Principautés. — Caractère de l'accord qu'il veut conclure à Erfurt. — Talleyrand essaye d'attirer l'empereur d'Autriche à l'entrevue. — Départ de Napoléon et de ses ministres. — Projet de partage rédigé par M. d'Hauterive et lettre d'envoi à Talleyrand.

 

Tout absorbé qu'il fût par de pressantes occupations, règlement du sort de la Prusse, préparatifs contre l'Espagne, Napoléon pensait aux conditions de son accord futur avec la Russie et ne perdait pas de vue l'Orient. La catastrophe de Constantinople le toucha ; il en tira une présomption de plus contre la possibilité de faire vivre la Turquie et de l'appliquer aux besoins de sa politique. Il la condamnait toujours dans son esprit, mais se reconnaissait impuissant à exécuter dès à présent la sentence ; aussi s'applaudissait-il d'avoir éludé tout engagement ferme avec la Russie, d'avoir réservé, par six mois de diplomatie dilatoire, ses dernières décisions.

Examinant de sang-froid la situation, il en tirait d'abord cette conséquence que toute tentative sur l'Orient devait être ajournée jusqu'après l'entière soumission de la péninsule. Cette œuvre remplirait l'automne de 1808 : pour en finir avec l'Espagne, Napoléon se donnait trois mois. Suivant ses calculs, ce laps lui suffirait pour balayer les armées de la révolte, jeter les Anglais à la mer, arriver à Madrid en conquérant, y paraître en pacificateur, et achever par des mesures conciliatrices ce que la victoire aurait commencé : Avant le mois de janvier, écrivait-il à Joseph, dans toute l'Espagne, il n'y aura pas un seul village en insurrection[1]. Il comptait donc, au début de 1809, retrouver la pleine disposition de ses forces ; peut-être pourrait-il alors, si l'Angleterre ne s'avouait pas vaincue, ramener ses colonnes des bords de l'Èbre et du Tage sur ceux de l'Adriatique, de la mer Ionienne, et, après avoir frappé notre rivale en Espagne, l'achever en Orient. Toutefois, avant de dresser un plan d'opérations pour le présent et pour l'avenir, avant de se déterminer sur la nature des arrangements à prendre avec la Russie, il était indispensable de voir plus clair dans les dispositions de l'Autriche. Sans doute, le cabinet de Vienne n'ayant pas saisi l'occasion de nos revers pour rompre, son ambassadeur à Paris tenant un langage correct, la Russie ayant parlé, le conflit ne semblait plus aussi imminent. Néanmoins, la France pourrait-elle sans témérité détourner la meilleure partie de ses forces contre l'Espagne, si elle n'acquérait d'abord la certitude qu'un autre ennemi ne choisirait pas cet instant pour l'attaquer perfidement par derrière ? Quant à l'entreprise ultérieure sur l'Orient, l'attitude prise à Vienne y mettait un obstacle plus sérieux que la révolte de la péninsule elle-même : l'Espagne n'occasionnait qu'un retard, l'Autriche pouvait devenir un empêchement. Napoléon se reconnaissait donc un intérêt pressant à pénétrer cette dernière, à savoir au juste ce qu'il devait en craindre ou pourrait en attendre, et l'un des motifs qui avaient précipité son retour à Paris était le désir d'entamer avec elle une explication catégorique ; se mettant brusquement en scène, il allait s'adresser à la cour de Vienne dans la personne de son représentant, et, tout en s'appliquant de plus belle à l'intimider et à la contenir, tenter un effort pour la rassurer et la ramener.

Dans la nuit du 14 août, les ambassadeurs et ministres étrangers furent avertis que Sa Majesté les recevrait à Saint-Cloud le lendemain, jour de sa fête. Ces audiences collectives avaient quelque chose de plus redoutable encore que de solennel : Napoléon en profitait souvent pour lancer ce que Metternich appelait ses manifestes oraux[2], ces apostrophes fulgurantes qui retentissaient dans toute l'Europe et préludaient trop souvent au bruit du canon. Le 15 août 1808, le cercle diplomatique se forma dans l'une des salles du château. En l'absence du nonce, le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche, était placé au premier rang ; après lui, le comte Tolstoï, puis le ministre de Hollande ; un peu plus loin, le Turc et le Persan, avec leurs robes longues à l'orientale, mettaient une note exotique dans cette parade d'habits de cour et d'uniformes corrects. L'Empereur parut, avec sa maison et ses ministres. Suivant son habitude, il parcourut d'abord le cercle, recevant les hommages, y répondant en peu de mots, passa vite sa revue du corps diplomatique, revint ensuite au comte de Metternich et s'arrêta devant lui : c'était l'instant critique, attendu avec anxiété.

Cependant, le visage du maître n'annonçait point l'orage. Quelques propos indifférents s'échangèrent ; puis, tandis que M. de Champagny bloquait[3] par derrière l'ambassadeur autrichien et l'empêchait de se dérober, Napoléon l'aborda de front et entama avec lui une discussion très vive, très serrée, mais parfaitement calme et courtoise, sur les armements de l'Autriche. Il y déploya la vigueur d'une argumentation offensive qui poussait ferme contre l'adversaire et ne le laissait point respirer ; Metternich se défendait avec habileté, dépensant toutes les ressources d'un esprit souple, abondant, rompu à la dialectique des négociations.

De part et d'autre, on s'était mis sur un bon terrain : Metternich soutenait que l'Autriche restait dans son droit et ne menaçait personne en réorganisant son armée, ce qui était vrai en principe ; mais Napoléon n'avait pas tort en prétendant que la précipitation apportée à cette œuvre lui donnait un air de menace. Il affirmait d'ailleurs qu'il y avait eu des préparatifs d'action immédiate, des mouvements de troupes, des achats de chevaux ; il citait des détails techniques, s'exprimait en homme du métier, incriminant aussi l'impulsion donnée à l'esprit public, l'appel jeté aux passions populaires. Il énumérait tous ces faits, les accumulait, en accablait son interlocuteur, sans colère toutefois, attribuant à l'empereur François plus d'imprudence que de mauvais vouloir, insistant sur le danger de cette conduite et la nécessité d'y mettre un terme. On sentait chez lui un effort pour rester maitre de ses paroles, l'intention d'avertir sans blesser ; il ne déclamait point, mais voulait convaincre, s'attachait à détourner l'Autriche d'une voie fausse et à la remettre dans le chemin de ses véritables intérêts.

Au cours de la conversation, qui dura cinq quarts d'heure, il développa le raisonnement suivant : A quoi peuvent aboutir les armements de l'Autriche ? Elle ne saurait faire la guerre, car la France et la Russie sont d'accord, et toute attaque se briserait contre leur alliance. Nous sommes sûrs, absolument sûrs de l'empereur Alexandre ; il interdira à la cour de Vienne de bouger, et il faudra qu'elle s'incline devant cette défense ; ne vaudrait-il pas mieux pour elle revenir spontanément, accorder de bonne grâce ce qu'elle devra céder à la contrainte, et rentrer de plein gré dans le système de la France ? Elle retrouverait ainsi les avantages attachés à notre amitié et dont la continuation de ses mauvais procédés la priverait sans retour. L'empereur de Russie, disait Napoléon, peut-être empêchera la guerre en vous déclarant d'une manière ferme qu'il ne la veut pas et qu'il sera contre vous ; mais si ce n'est qu'à son intervention que l'Europe doit la continuation de la paix, ni l'Europe ni moi ne vous en aurons l'obligation ; et, ne pouvant vous regarder comme mes amis, je serai certainement dispensé de vous appeler à concourir avec moi aux arrangements que peut exiger l'état de l'Europe[4].

C'était à l'Orient que s'appliquaient ces derniers mots ; afin que son interlocuteur ne s'y méprit point, Napoléon mit aussitôt sur le tapis la conduite des agents autrichiens en Turquie, leurs intrigues contre nous sur ce terrain, où se rapprochait pourtant et où devrait se confondre l'intérêt des deux empires. Abordant le fond même du sujet, il ne put s'exprimer que par allusions, car l'ambassadeur de la Porte était à deux pas, impassible, mais attentif : il essaya toutefois de rendre ses paroles très claires sous leur forme enveloppée, et reprit toute la question du partage par sous-entendus, discussion sans précédent, où l'on débattit en présence du condamné le genre de mort à lui infliger. Est-ce par vos armements, répétait l'Empereur à Metternich, que vous voulez un jour être de moitié dans nos arrangements ? Vous vous trompez : jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance armée..... Je ne vous admettrai plus à l'arrangement futur de tant de questions auxquelles vous êtes intéressés ; je m'entendrai seul avec la Russie, et vous n'en serez que les spectateurs[5]. Cependant, par l'ensemble de son attitude et de son langage, il laissait voir que ces paroles devaient être tenues pour un avertissement, pour une menace, plutôt que pour l'expression d'une volonté irrévocable ; que tout pourrait se réparer, si l'empereur François et son cabinet donnaient des gages, faisaient preuve d'empressement, proclamaient, attestaient leurs intentions pacifiques, et il essayait de provoquer chez l'Autriche un mouvement d'expansion, de franchise, d'abandon, en lui montrant une place à reprendre dans sa confiance et un rôle à jouer dans ses combinaisons.

La dissertation de l'Empereur fut interprétée par tous les assistants, y compris les plus prévenus, comme une tentative pacifique, un effort pour renouer. Le soir, Champagny avait réuni à sa table le corps diplomatique ; après le dîner, M. de Metternich causait avec l'ambassadeur de Russie et celui de Hollande, ses plus proches voisins à l'audience : Que décide le comité diplomatique ? dit M. de Champagny en s'approchant d'eux. — Il décide, repartit Metternich, que l'Europe tient un nouveau gage de la paix[6]. Tolstoï s'exprima dans le même sens. Malheureusement, l'attitude de ce dernier, pendant la scène du matin, avait ôté à l'argumentation impériale quelque peu de sa valeur. Quand il s'était porté fort de la loyauté et des intentions du Tsar, Napoléon avait fixé Tolstoï avec insistance, l'appelant tacitement en témoignage, cherchant à surprendre, à provoquer sur sa figure quelque signe d'approbation : le Russe était resté de marbre. Cette froideur permettait à Metternich un doute sur les vrais sentiments d'Alexandre, encourageait l'Autriche à chercher son saint ailleurs que dans une réconciliation sincère avec la France.

L'Autriche promit que les troupes rassemblées à Cracovie, près de la frontière silésienne, seraient dispersées, que les réserves et la milice, mobilisées pour s'exercer et s'instruire, seraient rendues prochainement à leurs foyers, que la monarchie reprendrait sous peu son aspect accoutumé[7]. Au sujet de la reconnaissance du roi Joseph, elle ne se prononçait pas encore, mais faisait espérer une réponse favorable.

Chargé de transmettre ces assurances, Metternich retourna à Saint-Cloud le 25 août. L'Empereur le reçut en audience particulière dans la soirée, avant le spectacle ; il prit acte des déclarations de l'ambassadeur, entra de son côté dans des explications rassurantes sur les motifs tout spéciaux qui l'avaient porté à détrôner les Bourbons d'Espagne, affirma que cette mesure de sécurité personnelle ne devait pas être considérée comme une menace pour d'autres dynasties, et conclut à la disparition de toute difficulté sérieuse entre la France et l'Autriche. On devait travailler maintenant, ajoutait-il, à faire naître la confiance et à créer l'intimité ; il s'y prêterait volontiers, pourvu qu'on l'encourageât à entrer dans cette voie. Il se plaignit du peu de bonne grâce que l'empereur François, sa famille, ses ministres, apportaient dans leurs relations avec nous. A Vienne, notre ambassadeur était subi plutôt qu'agréé ; la cour, la société, le tenaient à distance ; dans les cercles officiels, on affectait de ne point prononcer le nom de l'empereur des Français ; jamais une parole aimable, jamais une attention ; pourquoi ne pas rompre avec ces fâcheuses traditions ? Les petites choses ont leur importance et mènent aux grandes.

Avec finesse, Metternich éluda la question au lieu d'y répondre ; il affecta de ne point saisir l'idée plus haute qui se cachait derrière les paroles de Napoléon, les prit à la lettre, réduisit le débat au lieu de l'élever : Je vous réponds, Sire, assura-t-il, que je serai bien vite chargé de la remise de quelques vases, s'ils peuvent servir à consolider de bonnes relations entre nous. Pressé plus vivement, il dit à brûle-pourpoint : Voulez-vous une alliance ?Il faut des préliminaires à un tel état de choses, répliqua l'Empereur ; les traités ne sont rien, les procédés sont tout. Et il cita, comme modèle d'union parfaite entre deux cours, ses rapports avec la Russie, observa qu'il n'aurait tenu qu'à l'Autriche de se mettre avec nous sur un pied d'égale cordialité, qu'elle en avait négligé maintes fois l'occasion. Il continua longtemps sur ce ton d'amical reproche, se montrant plus familier, plus communicatif que pendant la scène du 15 août ; l'audience publique avait paru un cours dialogué de politique, l'audience particulière, suivant l'expression de Metternich, ressemblait à une querelle entre amants.

A la fin, on vint avertir l'Empereur que le spectacle l'attendait depuis une heure. C'est vous qui en porterez la faute aujourd'hui, dit-il à Metternich ; puis, résumant la situation générale, il affirma n'y voir aucun motif de mésintelligence entre les deux couronnes, bien au contraire. Il y a un point en Europe, dit-il, qui devrait fixer nos regards réciproques : vous voyez ce qui se passe à Constantinople ; si vous aviez tenu une conduite différente dans les derniers temps, nous nous entendrions maintenant, mais, les choses étant placées comme elles le sont par suite de votre attitude, il faudra que je m'entende avec la Russie. Et pourtant la question n'était-elle pas plus autrichienne encore que française ? Je n'ai de ce côté, continuait l'Empereur, qu'un intérêt indirect, et peu de chose à prétendre de la Porte. En terminant, il eut soin de faire comprendre que son dernier mot n'était pas dit, que des procédés, un changement dans les petites choses, pourraient profiter à l'Autriche et modifier l'avenir à l'avantage de cette puissance[8].

Attendant l'effet de ces insinuations, attendant surtout que l'Autriche ait pris parti sur la reconnaissance de Joseph et répondu formellement à une demande dont le but était de l'éprouver autant que de la lier, il enveloppait toujours ses projets d'un nuage impénétrable. Par moments, il semble encore croire que de multiples et plus décisives opérations peuvent suivre de très près sa pointe au delà des Pyrénées : Il est incalculable, écrit-il à son frère Jérôme, ce qui peut se passer d'ici au mois d'avril[9]. Autour de lui, tout s'épuise ; les ressorts tendus à l'excès se relâchent, les dévouements hésitent, les intérêts prennent l'alarme, le mécontentement se Fait jour, la France haletante aspire au repos et le réclame par un murmure déjà perceptible ; lui seul reste infatigable, inexorable, car il sait que le repos doit être universel pour devenir durable, que la France ne peut prétendre à la paix tant que l'Angleterre reste en armes. Il s'efforce donc de ranimer chez ses peuples une ardeur qu'il sent défaillir. En ces mois d'août et de septembre 1808, il offre en spectacle à la France une série de pompes guerrières. Les colonnes de la Grande Armée, rappelées du Nord au Midi, traversent l'empire pour se rendre en Espagne. Napoléon veut que cette marche soit un triomphe, que l'on célèbre rétrospectivement les victoires des années précédentes, dont on n'a pas encore revu et acclamé tous les auteurs ; que nos bataillons appauvris, mais toujours allègres et confiants, trouvent sur leur passage des arcs de verdure, des banquets, des villes pavoisées, des populations en fête, que des hymnes soient composés en leur honneur, que l'enthousiasme refroidi se réchauffe à leur contact. Il les reçoit lui-même à Paris, les passe en revue, les harangue, et ses paroles semblent leur annoncer, au delà de l'Espagne qui les attend, de nouvelles peines à affronter et d'autres palmes à cueillir, peut-être, en des contrées où l'aigle française n'a jamais pénétré : Soldats, leur dit-il, vous avez surpassé la renommée des armées modernes, mais avez-vous égalé la gloire des armées de Rome, qui, dans une même campagne, triomphaient sur le Rhin et sur l'Euphrate, en Illyrie et sur le Tage ? Une longue paix, une prospérité durable seront le prix de vos travaux. Un vrai Français ne peut, ne doit prendre de repos que les mers ne soient ouvertes et affranchies[10].

Le 3 septembre, il convoque le Sénat et lui fait voter l'appel d'une nouvelle conscription ; son langage à cette occasion se ressent des préoccupations qui assiègent encore sa pensée. Le rapport présenté par le ministre des relations extérieures pour justifier la nouvelle mesure, passant en revue l'Europe, se contentait d'une allusion aux désordres de Constantinople ; dans son propre message au Sénat, l'Empereur insiste sur ces faits, comme s'il voulait attirer l'attention publique vers l'Orient, la préparer sur ce théâtre à de graves événements. Plus le grand projet s'éloigne, plus il importe que l'Europe le croie prêt à se réaliser et que l'Angleterre s'en épouvante. L'empire de Constantinople, dit Napoléon, est en proie aux plus affreux bouleversements. Le sultan Sélim, le meilleur empereur qu'aient eu depuis longtemps les Ottomans, vient de mourir de la main de ses propres neveux. Cette catastrophe m'a été sensible[11].

Deux jours plus tard, il apprenait que l'empereur de Russie partirait le 12 septembre pour Erfurt ; la lettre d'Alexandre Ier suivait de près l'avis de Caulaincourt. Napoléon ne pouvait ni ne voulait se dérober à cet appel. Il écrivit à Alexandre pour accepter le rendez-vous et lui exprimer le bonheur qu'il éprouverait de leur rencontre ; il chargea le maréchal Lannes d'aller saluer le monarque ami à la limite des pays occupés par nos troupes — c'était encore la Vistule — et de lui faire rendre en tous lieux des honneurs extraordinaires. En même temps, il prit ses mesures pour que l'entrevue fût environnée d'un éclat sans égal ; il voulait se présenter à Erfurt dans l'appareil de sa toute-puissance, y réunir des attraits variés, frapper, charmer, amuser Alexandre, éblouir tout à la fois les regards et l'esprit de ce monarque. Enfin, revenant à la question si passionnément débattue depuis un an, sans qu'elle eût en fait avancé d'un pas, agitant une dernière fois le sort de l'Orient, il s'occupa de fixer les résolutions qu'il porterait à Erfurt.

Il avait coutume, dans les cas graves et spéciaux, de faire appel à certains personnages d'une compétence reconnue et de s'aider de leurs lumières. Leurs avis ne déterminaient pas sa décision, mais la préparaient ou la fortifiaient, en lui permettant d'embrasser la question sous toutes ses faces, d'en saisir tous les aspects. Avant de partir, il conféra avec certains de ses ministres, manda dans son cabinet le général Sébastiani, revenu de Turquie, l'interrogea longuement sur ce pays, mais le prince de Talleyrand avait été admis en première ligne à la consultation.

De plus en plus, Talleyrand se posait en modérateur de Napoléon ; c'était un rôle qu'il essayait de jouer et qu'il aimait surtout à affecter. Jugeant les événements avec sa finesse d'observateur sceptique, il s'apercevait que la lutte entre Napoléon et l'Europe, par cela même qu'elle se prolongeait, qu'elle redoublait d'intensité et atteignait à des proportions sans exemple, devenait de plus en plus périlleuse : il reconnaissait que de fausses manœuvres en avaient compromis le succès, et se prenait à douter de l'issue finale. Il commençait donc à détacher sa fortune d'une destinée qu'il sentait aventurée, songeait à sauver sa responsabilité, à ménager l'avenir, et, dans ce but, mettait tous ses soins à distinguer sa ligne politique de celle où l'Empereur persévérait avec fureur et à outrance. Devant les personnes de son entourage, devant les ministres étrangers, il blâmait les entreprises tentées ou en préparation, s'exprimait avec regret, avec sévérité, sur le compte d'une ambition qui ne connaissait plus de frein et se laissait tenter par les abîmes. Ce manège, quelque discret qu'il fût, n'échappait pas à Napoléon : il en était résulté quelque froideur dans ses relations avec son ancien ministre. Toutefois, préparant une entrevue où il s'agirait de charmer autant que de négocier, l'Empereur jugeait que M. de Talleyrand pourrait lui être d'un utile secours pour l'une et l'autre de ces tâches, se montrer rédacteur habile et causeur séduisant ; résolu de l'emmener à Erfurt, il se servit de lui d'abord pour préparer son travail.

Il l'initia pleinement au mystère de nos relations avec la Russie, l'autorisa â retirer de la secrétairerie d'État et à compulser les rapports de Caulaincourt, la note de Roumiantsof sur le partage, les divers mémoires de Champagny, les travaux géographiques et statistiques de Barbié du Bocage[12]. Dans ces pièces, le prince trouverait les éléments de solutions à proposer ; il pourrait au moins s'en inspirer pour composer son langage avec le souverain et le cabinet de Russie. En même temps, M. d'Hauterive, l'une des lumières du département, était appelé à fournir des vues par écrit sur le partage de l'Orient, avec la hâte que permettait l'immensité d'un tel sujet ; il se mit fiévreusement à l'œuvre et commença par présenter un mémoire de quinze pages.

Vieilli dans l'étude des problèmes de la politique, nourri des principes sensés et conservateurs de notre ancienne école, disciple de Talleyrand, M. d'Hauterive détestait l'idée de démembrer la Turquie. D'autre part, il savait que l'Empereur s'y était attaché avec force ; il connaissait les stipulations de Tilsit, les conférences tenues à Saint-Pétersbourg, et considérait que ces préliminaires avaient à l'avance préjugé la question. Il s'efforça donc, avec un zèle qui trahit l'effort, de faire rentrer dans le cadre de ses principes un projet qui en était la négation même ; par suite de cette discordance, sa conclusion dément ses prémices, et à la question posée : faut-il détruire la Turquie ? il finit par répondre : oui, après avoir déduit toutes les raisons qu'il aurait eues d'opiner pour la négative.

Dans une série de verbeux développements, il établit en principe que le partage est susceptible des conséquences les plus funestes. Est-il possible de l'éviter ? Pour lutter contre l'Angleterre, usurpatrice des mers, les deux grandes puissances du continent, France et Russie, ont été conduites à adopter un système parallèle et infini d'agrandissements ; la Turquie, placée sur la voie qu'elles doivent suivre pour frapper leur ennemie dans l'Inde, est aujourd'hui le premier État qui doive éprouver les effets de cette obligation d'envahir. La Turquie est donc condamnée à succomber. M. d'Hauterive émet toutefois le vœu que le partage puisse être admis à l'état de simple projet exécutable seulement dans de meilleures circonstances[13]. Joignant à son mémoire l'ébauche d'une convention préliminaire, il y indique à grands traits un mode très simple et sommaire à employer ultérieurement pour la fixation des parts. La péninsule des Balkans serait coupée en deux, d'après une ligne tracée du nord au sud, en suivant un degré de longitude depuis Nicopolis, sur le Danube, jusqu'au point correspondant sur la mer Égée. Toutes les parties à l'est de cette ligne, y compris Constantinople et les Dardanelles, seraient abandonnées à la Russie, la moitié occidentale se partagerait entre la France et l'Autriche, la première se réservant de fixer le lot de la seconde et s'appropriant, dans tous les cas, l'Égypte et les lies. D'Hauterive propose enfin que le plan de partage, arrêté pour l'avenir et à titre éventuel, soit notifié à l'Angleterre comme un acte comminatoire, destiné à une exécution immédiate, s'il ne produit pas sur elle l'effet de vaincre l'obstination de son gouvernement à refuser à l'Europe et au monde la paix dont l'un et l'autre ont besoin.

Ce projet, quelque incertitude qu'il laissât sur l'avenir, ne répondait plus aux désirs présents de l'Empereur. S'il comptait encore faire miroiter aux yeux d'Alexandre la perspective du partage, ce ne serait plus que dans un lointain et brumeux recul ; il n'entendait plus s'obliger même éventuellement à cette opération, se lier par un article de traité. A cet égard, il semble que ses entretiens avec Sébastiani aient mûri sa décision. S'il faut en croire un auteur bien informé des choses du palais[14], Sébastiani aurait été appelé à des conférences qui se seraient répétées trois jours de suite. Au début, Napoléon s'y serait montré toujours favorable au principe du partage : il reconnaissait que la difficulté principale venait de l'Autriche, s'irritait de cet obstacle, parlait de le briser, de ne laisser subsister sur les ruines de l'ancienne Europe que deux empires, deux colosses, France et Russie, environnés chacun de royaumes vassaux. Puis, descendant de ces cimes vertigineuses, il revenait à l'examen pratique du projet, dans l'état des choses. Sébastiani lui opposait alors des considérations techniques, des arguments de militaire à militaire. Suivant lui, pour frapper la Turquie, la France serait obligée d'allonger au delà de toute mesure sa ligne d'opérations, par suite, de l'amincir et de la distendre. Projetée de Paris à Athènes[15], traversant l'Italie, contournant l'Adriatique, s'enfonçant dans les obscures contrées de l'Albanie et de la Grèce, cette ligne se trouverait resserrée et étranglée à son milieu entre la mer et l'Autriche, toujours en risque d'être coupée, à la merci d'une surprise, d'un caprice déloyal que les dispositions passées et présentes de la cour de Vienne laissaient trop pressentir. L'Empereur aurait été frappé de cette objection et l'eût déclarée irréfutable ; se rejetant alors avec vivacité vers une autre solution, il eût exprimé l'espoir et la conviction de tout obtenir d'Alexandre par le seul sacrifice des Principautés.

En effet, il allait faire de cette concession la base nouvelle de ses rapports avec l'empereur de Russie. On se méprendrait toutefois en lui attribuant l'intention de livrer enfin à son allié une satisfaction immédiate, quoique restreinte, de substituer une réalité à des espérances. En définitive, il s'arrêta à l'idée de signer un traité qui promettrait au Tsar les Principautés, sans les lui abandonner dès à présent, qui nous assurerait à ce prix la main libre en Espagne et le concours sans réserve de la Russie contre l'Autriche, un acte très vague dans ce qu'il accorderait, très positif dans ce qu'il exigerait, et ce fut en ce sens que Talleyrand fut chargé de rédiger une série d'articles. Napoléon voulait recommencer Tilsit à Erfurt, en accentuant un peu plus les avantages reconnus à la Russie, sans leur donner encore un caractère d'absolue certitude.

Talleyrand exécuta les ordres de son souverain. Cependant, instruit des convoitises russes, sachant, par la lecture de la correspondance de Caulaincourt, avec quelle ardeur Alexandre et surtout Roumiantsof semblaient aspirer au partage, il continuait à craindre que de vastes bouleversements ne résultassent de l'entrevue. Pour les prévenir, il s'attachait à des moyens indirects et essayait de provoquer une pression extérieure. C'était toujours en l'Autriche qu'il mettait son espoir ; il eût voulu que François Ier vint surprendre les deux empereurs à Erfurt, se fit admettre en tiers à leur délibération, afin d'y soutenir, avec l'autorité de sa puissance restaurée, la cause de la modération et des droits existants : Rien ne peut se faire en Europe, disait Talleyrand à Metternich, sans que l'empereur d'Autriche offre une gêne ou une facilité. Moi, je désirerais, dans l'occurrence du moment, voir arriver l'empereur François comme une gêne[16].

Metternich fut frappé de cette idée et se hâta de la communiquer à sa cour ; puis, comme le temps lui manquait pour recevoir des instructions, en homme d'initiative et qui ne balance pas à saisir l'occasion au vol, il prit sur lui de demander à accompagner l'empereur des Français pendant son déplacement. On lui répondit par un refus, enveloppé des formes les plus obligeantes. Napoléon craignait que la présence de l'Autriche à Erfurt ne facilitât un rapprochement de cet empire avec la Russie ; d'ailleurs, dans l'état de nos rapports avec Alexandre, il fallait que la conférence projetée depuis huit mois fût exclusivement franco-russe, et qu'un accord intime entre l'Empereur et le Tsar précédât tout échange d'idées entre les trois grandes monarchies continentales.

L'heure du départ est arrivée. Le 23 septembre, l'Empereur monte en voiture à Saint-Cloud. Ses ministres, Champagny avec sa chancellerie, Talleyrand avec son fidèle La Besnardière, l'ont précédé. Avant de partir, Talleyrand, qui veut se tenir prêt à toute éventualité, n'a pas défendit à M. d'Hauterive, resté en arrière, de préparer et de lui expédier un plan de partage plus complet que sa précédente esquisse, mais rédigé dans le même sens ; il s'agira toujours d'un démembrement à terme et sous condition. D'Hauterive reprend la plume et jette sur le papier un nouveau projet. Poursuivi par le désir honnête de rendre à l'Europe son assiette et de lui assurer une existence normale, il voudrait que la conférence d'Erfurt posât les fondements de ce grand œuvre : aux clauses relatives à la Turquie et à l'Angleterre, il mêle quelques dispositions d'une portée générale, applicables à l'ensemble de nos rapports avec la Russie. Le 23 septembre, il adressait au prince de Bénévent, à Erfurt, son projet avec une lettre d'envoi : on y remarquera qu'à cette date, d'après ce qui s'était traité depuis un an, il croyait encore à l'impossibilité d'éviter, dans un délai plus ou moins proche, le partage de la Turquie et un grand effort en Asie.

Le plan d'exécution, écrivait-il à Talleyrand, et l'expédition de l'Inde sont des choses éventuelles ou que, du moins, il est d'une bonne politique, aujourd'hui, d'établir comme telles pour l'époque de leur réalisation. Dans ma façon de voir, il n'y a aucun doute sur l'événement. L'empire ottoman sera partagé, et nous ferons une expédition dans l'Inde. Quelles que soient les suites de ces deux grandes entreprises, elles sont inévitables ; mais il faut tout faire pour qu'elles ne soient pas prochaines ; il faut tout faire pour que le temps nous soit donné de les faire tourner à l'avantage du continent, et en même temps, il faut tout faire pour qu'elles soient un grand objet de crainte réelle et fondée pour l'Angleterre. Le nœud de la difficulté est là tout entier. C'est sur le point imperceptible de la liaison de ces deux idées que le génie et l'esprit de l'Empereur doivent trouver la solution des difficultés actuelles. J'ai tout dit sur cet objet. Je vais reposer mon esprit et attendre avec une bien vive anxiété des nouvelles d'Erfurt. Jamais aucun nom n'a produit autant d'impression sur moi que ce nom barbare. Je n'y pense pas sans crainte et sans espérance : le sort de l'Europe et du monde, l'avenir de la puissance de la politique et peut-être de la civilisation européenne y est attaché[17].

 

 

 



[1] Correspondance, 14275.

[2] METTERNICH, II, 237.

[3] METTERNICH, II, 196.

[4] Dépêche de Champagny à Andréossy, rendant compte de la conversation de l'Empereur avec Metternich, et publiée dans la Correspondance sous le n° 14254. Cf. les Mémoires de Metternich, II, 194 à 199, et la dépêche du baron de Brockhausen au roi de Prusse, citée par HASSEL, p. 507.

[5] METTERNICH, II, 197.

[6] METTERNICH, II, 200.

[7] Champagny à Andréossy, 26 août 1808. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381. METTERNICH, II, 212.

[8] METTERNICH, II, 207 à 214.

[9] Correspondance, 14282.

[10] Correspondance, 14388.

[11] Correspondance, 14923.

[12] Les archives nationales conservent la lettre autographe par laquelle Talleyrand, sur la permission de l'Empereur, demande communication des pièces, et le certificat attestant qu'elles lui ont été remises. AF., IV, 1696.

[13] Archives des affaires étrangères, France et divers États de l'Europe, 286 ; Mémoires et documents, Russie, 32.

[14] Le général DE SÉGUR, Histoire de Napoléon pendant l'année 1812, I, 35. Cf. THIBAUDEAU, IV, 33.

[15] SÉGUR, I, 34.

[16] METTERNICH, II, 223.

[17] Archives des affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, 32.