NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE X. — L'ENTREVUE SANS CONDITIONS.

 

 

Revirements successifs dans la pensée et le langage d'Alexandre. — L'autocrate de Russie et les journaux français. — Mémoire du prince Adam Czartoryski. — Rentrée en scène de Pozzo di Borgo. — Efforts de Caulaincourt pour réaliser la conquête mondaine de la Russie ; il sollicite des renforts. — Voyage d'exploration à Moscou. — L'ambassadeur travaille à s'attirer de plus en plus l'estime et la confiance d'Alexandre. — Il donne des conseils stratégiques. — Blâme de Napoléon. — Belle réponse de Caulaincourt. — Napoléon continue à agir sur Alexandre par le sentiment. — Lettre de condoléance. — Explications données au sujet de l'Espagne : les événements de Bayonne commentés par Napoléon lui-même. — Plaidoyer du 8 juillet. — Les affaires d'Espagne mettent l'alliance à une nouvelle épreuve. — Alexandre dissimule ses sentiments, approuve et flatte Napoléon. — Il espère hâter par ce moyen le règlement de la question orientale. — Napoléon rompt le silence, mais se dérobe encore à tout engagement compromettant : il désire l'entrevue sans conditions. — Lassitude et énervement d'Alexandre. — Il accepte l'entrevue sans conditions. —Dernière discussion au sujet de Constantinople et des Dardanelles. — Se croyant assuré de l'Espagne, Napoléon revient à ses projets sur l'Orient et les Indes : développement gigantesque qu'il compte leur donner. — Les flottes de Brest et de Lorient. — La nouvelle expédition d'Égypte. — Observations de Decrès. — Napoléon comparé à Dieu. — Activité surhumaine et innombrables préparatifs. — Annonce d'extraordinaires événements. — Tandis que Napoléon se croit sur le point d'arracher la paix à l'Angleterre par un ensemble d'opérations accablantes, l'Espagne se soulève et donne à l'Europe le signal de la révolte.

 

I

Alexandre passait par des alternatives d'espoir et de découragement, et son langage reflétait les ondulations de sa pensée. Parfois, revenant à son système favori, il cherchait à toucher l'Empereur en affectant pour la France et pour lui un enthousiasme débordant : il lui faisait transmettre par Caulaincourt des assurances d'admiration et d'attachement, y mêlant quelques discrets conseils de modération. Après avoir réglé les affaires de Turquie et de l'Inde, disait-il, qui forceront l'Angleterre à la paix, l'Empereur n'aura plus besoin que de repos et de bonheur surtout. Il ne peut plus rien désirer. Il me le disait souvent à Tilsit dans des moments d'épanchement. Quel vœu peut-on former quand on commande à des Français ? Quelle nation ! Quelles lumières ! Quelle différence avec celle-ci ! Nous avons sauté tous les échelons. Pierre Ier a été trop pressé de jouir ; Catherine n'aimait que le clinquant. A la paix, en la conservant, on adorera l'Empereur autant qu'on Pa admiré à la guerre. Quel génie ! Mais il lui faut du bonheur, de la tranquillité, pour jouir de tout ce qu'il a fait, il en faut à tous les hommes. L'activité de l'esprit de l'Empereur lui en fera sentir plus tard le besoin. Moi, je désire qu'il soit heureux, car je me suis attaché à lui à Tilsit... J'aime que nos contemporains mêmes lui rendent justice. Je vous assure que ceux qui ne pensent pas comme moi sont mal accueillis par l'empereur Alexandre. Personne n'est plus son admirateur que moi...[1]

Au lendemain de ces épanchements, Alexandre montrait de nouveau un front soucieux, voilé de tristesse : il battait froid[2] à l'ambassadeur. A quelle raison attribuer ce subit changement ? Alexandre était susceptible par nature : ses récents déboires avaient irrité, exaspéré en lui cette disposition, et il en était venu à ce point de sensibilité où la moindre piqûre d'épingle fait souffrir comme une blessure. Il suffisait alors d'un léger incident, d'un article de journal français conçu dans un sens défavorable à la Russie, pour que le doute rentrât poignant dans son âme, et Caulaincourt devait employer de longues heures à le calmer, à le rassurer, tâche délicate et toujours à reprendre, travail de Pénélope où chaque jour défaisait l'œuvre de la veille.

En effet, quittant notre ambassadeur, Alexandre retrouvait ses ministres, ses amis, sa famille, et, autour de lui, chacun semblait s'être donné le mot pour le détourner de la France. Son cabinet actuel, choisi cependant parmi les personnages les moins opposés au système de Tilsit, lui recommandait la prudence et le mettait sur ses gardes. Quant à ses anciens conseillers, aux confidents de ses premiers rêves et de ses jeunes enthousiasmes, s'ils semblaient par moments renoncer à la lutte et quitter la place, ils redoublaient en secret de vigilance et d'hostilité. Le prince Adam Czartoryski partait pour Vienne, mais, en s'éloignant, lançait un dernier trait : il faisait passer à l'empereur un mémoire rédigé avec talent et virulence, où l'avenir était peint sous les plus noires couleurs. Les agents ordinaires de la coalition se remettaient à l'œuvre : Pozzo di Borgo avait reparu. Alexandre, il est vrai, dans ses causeries avec Caulaincourt, s'exprimait fort durement sur le compte de cet ennemi personnel de Napoléon[3] : il promettait de l'écarter à nouveau, mais ses assurances n'étaient qu'à moitié sincères. Renvoyant à Vienne son ancien émissaire dans cette ville, il l'autorisait à lui faire connaître son avis sur tout ce qui pouvait intéresser la sécurité ou la gloire de la Russie[4], et Pozzo s'empressait, avant de partir, de lui adresser un travail d'ensemble sur la situation. Dans cet écrit, avec son franc-parler, sa verve, sa passion habituels, il s'attachait à prouver que la Russie, en se fiant à Napoléon, courait aux abîmes, que l'offre du partage, en la supposant sincère, n'en était pas moins un piège, que le Tsar, en exécutant cette périlleuse opération au signal et sous la direction de la France, se ferait à la fois l'instrument et le jouet d'une ambition sans scrupules[5].

Alexandre lisait et gardait les mémoires rédigés par les adversaires de l'alliance ; celui de Czartoryski fut retrouvé à sa mort dans ses papiers[6]. S'ils ne le persuadaient pas encore, ils l'ébranlaient ; en lui renvoyant le reflet démesurément grossi de ses propres défiances, ils les lui faisaient discerner plus nettement, et ce contact assidu avec la pensée de nos ennemis, pendant les heures consacrées chaque jour par le monarque au travail d'État, suscitait en lui d'amères et dangereuses réflexions.

Le soir, Alexandre retrouvait la société assemblée chez l'impératrice mère, chez les princes, dans les maisons où il avait coutume de paraître, et l'écho des passions antifrançaises montait jusqu'à lui. Ayant pris le parti de discuter avec les salons, au lieu de les réduire au silence, il se trouvait maintenant embarrassé pour répondre à leurs objections. Assez brave pour tenir tête à l'opinion, il n'était pas assez convaincu pour ne tenir aucun compte de ses révoltes et ne s'en point affliger. Pendant quelques semaines, écrivait Caulaincourt, il avait été heureux, parce qu'on ne le boudait plus[7] ; il souffrait aujourd'hui de lire sur les visages, voilées sous les formes du respect, une tristesse anxieuse ou l'expression d'une pitié plus insupportable encore.

Caulaincourt était là, il est vrai, se multipliant, toujours sur la brèche, s'appliquant sans relâche à atténuer les mécontentements et, par suite, leur action fâcheuse sur l'esprit du maître. Pour ressaisir son ascendant mondain, il ne négligeait aucun des moyens dont peut user un ambassadeur zélé et magnifique ; il n'épargnait ni sa personne ni sa fortune. Il était parvenu à étonner de son faste une société où le plus malaisé particulier allait à quatre chevaux[8] : on citait son train, son luxe, sa dépense, ses raffinements[9]. Ses récents mécomptes ne l'avaient point découragé, et, pour lui emprunter une comparaison, après avoir porté quelques semaines en triomphe le drapeau de la France, il le tenait aujourd'hui haut et ferme dans la tempête. — On venait beaucoup chez moi, écrivait-il, on y reviendra sous peu[10].

Si sa grandeur même l'empêchait de trop multiplier les avances, s'il lui fallait attendre la société plutôt que de la rechercher, il lui adressait, avec mission de la ramener, les membres les plus actifs et les plus séduisants de son ambassade ; il demandait même à son gouvernement que l'on grossit le nombre de ces auxiliaires ; il sollicitait des renforts : J'ose rappeler à Votre Majesté, écrivait-il à l'Empereur, qu'un officier jeune, surtout bien élevé et spirituel, musicien, chantant agréablement, me serait fort utile pour mettre à la raison quelques jeunes femmes plus indignées que les autres. Les gardes fourmillent de jolis jeunes gens qui ont des talents de société : quelques-uns sont aimables ; il faut donc mieux qu'eux ou rien. Et il va jusqu'à citer, parmi ses relations de Paris, l'homme qu'il juge le mieux pourvu des qualités propres à un tel emploi[11] et le plus apte à ramener sous notre bannière tout le parti Czartoryski et Kotchoubey, qui est, il faut l'avouer, celui où s'est réfugié l'esprit mâle et femelle de la capitale[12].

Ses opérations ne se bornent pas à Pétersbourg ; il lance l'un de ses attachés en éclaireur jusqu'à Moscou, où se sont retirés les disgraciés de tous les règnes et où l'on signale une dangereuse effervescence. Dans l'état des esprits, une subite explosion, un attentat contre l'empereur, redevient une hypothèse à prévoir ; il importe d'en vérifier la possibilité, afin de se mettre, le cas échéant, en position d'y parer. A cet égard, les renseignements pris tant à Moscou qu'à Pétersbourg parurent rassurants ; ils le furent moins sous d'autres rapports : la noblesse russe ne préparait pas une révolution, mais se rattachait plus que jamais à l'espoir d'amener un changement de politique. Partout nos ennemis reprenaient le dessus ; ils régnaient dans les salons, y aiguisaient leurs traits, y lançaient leurs épigrammes, et leur audace même leur valait de plus nombreux alliés ; certains amis de la veille, tels que le grand-duc Constantin, le grand maréchal Tolstoï, devenaient hésitants, et leur influence auprès de l'empereur cessait de s'exercer au profit de la bonne cause.

Caulaincourt revenait alors à l'idée d'agir directement sur le monarque, le seul homme, reconnaissait-il avec chagrin, qui soit peut-être un peu de bonne foi dans le système actuel[13]. A défaut de son esprit, toujours combattu entre des tendances diverses, ne saurait-on retenir et fixer son cœur ? Alexandre continuait de témoigner pour la personne de l'ambassadeur beaucoup de goût et de sympathie. Si ces sentiments, cultivés, développés avec soin, prenaient la force d'un véritable attachement, s'il s'établissait entre le souverain et l'ambassadeur une confiance absolue d'homme à homme, les affaires en recueilleraient indirectement le profit. Alexandre ajouterait foi plus facilement aux déclarations de notre envoyé, lorsque celui-ci lui affirmerait la sincérité de notre politique ; on croit mieux aux paroles qui passent par des lèvres amies. Pour servir plus utilement l'Empereur, Caulaincourt s'attacha à gagner de plus en plus et à mériter l'affection d'Alexandre.

Dans cette tâche, il eut à lutter de nouveau contre la société qui, non contente de traverser ses opérations politiques, le prenait personnellement à partie, s'efforçait de lui ravir la confiance et jusqu'à l'estime du maitre. Des bruits perfides avaient été répandus sur son compte, et l'on affectait, contre toute équité, de rattacher son nom à des souvenirs particulièrement odieux ; profitant de sa présence à Strasbourg en 1804, avec une mission spéciale et distincte, on lui prêtait un rôle dans l'enlèvement du duc d'Enghien ; on montrait en lui l'un des instruments choisis par Bonaparte pour saisir et frapper une illustre victime. Caulaincourt crut devoir à l'intérêt public, autant qu'à son honneur, de dissiper à cet égard tous les doutes qui pouvaient s'être élevés dans l'esprit d'Alexandre ; il provoqua une explication confidentielle, rétablit, pièces en mains, la vérité des faits, amena son interlocuteur à s'incliner de bonne grâce devant l'évidence, et fit justice une fois pour toutes de la calomnie qu'on lui jetait périodiquement à la face[14].

En même temps, dans ses entretiens d'affaires, il contrariait Alexandre le moins possible, semblait entrer dans ses vues, ne discutait point la légitimité de ses prétentions, s'attachait à excuser plutôt qu'à justifier nos retards. Il alla jusqu'à s'ériger en conseiller militaire du Tsar et le fit profiter d'une expérience acquise aux côtés de Napoléon. Il lui adressa des aperçus techniques, des mémoires raisonnés sur les moyens de couvrir la Finlande et d'assurer cette acquisition, un plan d'offensive contre la péninsule scandinave. Alexandre parut apprécier au plus haut point ces marques de dévouement, et les premiers effets de sa reconnaissance furent un blâme plus sévère aux meneurs de l'opposition, l'avis donné à certains d'entre eux qu'ils feraient bien de voyager[15].

Cependant cette tactique nouvelle, que Caulaincourt avouait franchement dans ses rapports et dont il commençait à recueillir les fruits, ne fut nullement approuvée de l'Empereur. Celui-ci jugeait les conseils donnés au Tsar peu compatibles avec le rôle d'ambassadeur et témoignant d'une sollicitude trop marquée pour des intérêts étrangers : Souvenez-vous, écrivit-il durement à son envoyé, de rester Français ![16]

Cette parole, qui frappa Caulaincourt au cœur, provoqua en lui une noble révolte ; il la releva avec une hardiesse respectueuse et refusa d'accepter un reproche contre lequel protestait toute sa vie : J'ose croire, répondit-il, que Votre Majesté a l'opinion de moi que j'ai fait mes preuves. Si elle avait daigné penser que sa plume est le burin de l'histoire, peut-être n'aurait-elle pas abreuvé d'une telle amertume un serviteur dont elle a éprouvé la fidélité et le dévouement. Il justifiait en même temps sa conduite par les résultats qu'elle avait produits : Ces détails, auxquels Votre Majesté a trouvé le ton de conseils, m'ont plus servi que tout autre moyen pour gagner la confiance de ce souverain et faire diversion aux embarras du moment..... Montrer sur certaines choses du zèle pour son service, c'est toucher ce prince au cœur. Il me sait trop attaché à Votre Majesté pour ne pas attribuer un avis qui lui parait utile à l'intérêt qu'elle lui porte. L'empereur n'a montré à personne les mémoires ou réflexions que je lui ai remis ; je sais cependant qu'il a donné des ordres sur tout. Je serai, Sire, plus circonspect à l'avenir. Si je l'ai été moins, c'est qu'il fallait capter tout à fait la confiance de ce prince, me rendre même un peu nécessaire pour ne rien perdre dans un moment où tout le monde l'éloignait plus ou moins de moi..... Quant aux embarras de ma position, Votre Majesté les connaît mieux que moi ; je me borne donc à l'assurer qu'elle ne tousse pas qu'on ne l'entende ici, et qu'une partie de la société est trop l'écho de tout le mal qui se pense et se dit en Europe contre la France, pour qu'on ne doive pas être toujours en garde contre elle et occupé à déjouer ses menées. La bienveillance de l'empereur pour moi dans ces derniers temps et sa fermeté ont plus découragé l'opposition que tout ce qui s'était passé avant. Peut-être méritais-je, sous ce rapport, que Votre Majesté ne me soupçonnât pas d'avoir douté de sa confiance et de ses bontés ; on veut m'accabler, Sire, mais Votre Majesté me rend justice au fond de son cœur[17].

En préjugeant de la sorte les sentiments intimes de l'Empereur, Caulaincourt ne s'abusait point. Suivant une pratique qui lui était familière, Napoléon avait laissé volontairement son expression dépasser sa pensée, afin d'impressionner plus fortement l'agent auquel il s'adressait : en fait, il n'avait jamais cessé d'apprécier à leur juste valeur les nobles qualités de M. de Caulaincourt, son zèle à toute épreuve, et, dans l'instant qu'il le reprenait avec une sévérité cruelle, il récompensait son dévouement en le créant duc de Vicence[18]. Seulement, ombrageux à l'excès, il n'admettait pas que l'un de ses officiers se mit en contact trop intime avec un souverain étranger ; surtout, il n'entendait point que Caulaincourt, par ses avis, fit l'éducation militaire des Russes et développât en eux des facultés qu'ils pourraient un jour utiliser contre nous.

Au reste, il ne renonçait nullement à employer lui-même vis-à-vis d'Alexandre ces moyens d'influence directe et de sentiment qu'il interdisait à son envoyé. S'il craignait que d'autres ne fussent pas les plus forts à ce jeu dangereux et ne se laissassent prendre au charme de l'aimable monarque, en croyant le captiver, il se sentait assez sûr de lui-même pour n'avoir pas à craindre de tels entraînements ; il savait que ni caresses ni prévenances ne sauraient le faire dévier d'un pas des voies inflexibles et mystérieuses par lesquelles il menait sa politique. Comptant reprendre à Erfurt l'œuvre de séduction tentée à Tilsit, il la préparait en maintenant ses rapports avec son allié sur un pied d'amicale et confiante familiarité.

Quelle que fût la circonstance, il s'attachait à prouver au Tsar qu'il l'aimait pour lui-même, en dehors de toute préoccupation politique. Il témoignait de s'associer à ses émotions, à ses chagrins : apprenant qu'Alexandre venait d'éprouver une grande douleur par la perte de son unique enfant, la jeune grande-duchesse Élisabeth, il lui écrivait ces lignes : Je partage toute la peine de Votre Majesté. Je sens combien son cœur a dû être affecté de la perte qu'elle vient de faire. Veut-elle me permettre de lui réitérer l'assurance qu'elle a bien loin d'elle un ami qui sent toutes ses peines et qui prend part à tout ce qui peut lui arriver d'avantageux ?[19] Dans d'autres lettres, il se montrait impatient de la rencontre projetée : Je désire fort, disait-il, le moment de revoir Votre Majesté et de lui dire de vive voix tout ce qu'elle m'inspire[20]. Même, s'il évitait momentanément toute allusion au partage, craignant qu'on ne lui opposât quelque parole compromettante quand viendrait l'instant d'entamer le suprême débat, il se prêtait, sur toutes autres matières, à entrer dans de fréquentes, intimes et cordiales explications.

Ce soin devient surtout sensible à mesure que les affaires d'Espagne approchent de leur crise. Arrêté à mi-chemin entre Paris et Madrid, établi à Bayonne, Napoléon y attendait Charles IV et Ferdinand VII, qui s'étaient laissé attirer à ce rendez-vous. Successivement le jeune prince, puis le vieux roi et la reine arrivent et viennent s'abandonner à Napoléon en le prenant pour juge : le dénouement se prépare, la tragédie est à son cinquième acte[21]. En ce moment décisif, Napoléon n'oublie pas la Russie ; son attention se reporte périodiquement sur elle, et plus que jamais il sent le besoin de garder le contact avec Alexandre. Il tient à lui expliquer les motifs de sa conduite envers l'Espagne, à lui présenter sous un jour favorable les opérations destinées à mettre ce royaume entre ses mains ; il veut l'habituer peu à peu à l'idée d'une audacieuse prise de possession. Tantôt, c'est au Tsar lui-même qu'il s'adresse ; tantôt, par de courts billets à Caulaincourt, il fait la leçon à l'ambassadeur, fournit les explications à donner, les termes mêmes à employer ; nous avons ainsi le bulletin des événements de Bayonne rédigé par Napoléon lui-même et le commentaire dont il les accompagne au fur et à mesure de leur développement[22].

Le 29 avril, écrivant à Alexandre, il se borne à lui annoncer la présence à Bayonne du couple royal et du prince des Asturies : il parle de leurs différends et, sur un ton presque débonnaire, se plaint du tracas que lui causent ces déplaisants conflits, sans paraitre y attacher trop d'importance : Cette querelle de famille, dit-il, et les symptômes de révolution qui s'annoncent en Espagne, me donnent quelque embarras, mais je serai bientôt libre pour concerter la grande affaire avec Votre Majesté[23]. Cependant l'action s'engage, le père et le fils sont en présence ; Napoléon les oppose l'un à l'autre, les confond l'un par l'autre, les terrifie également, afin de les jeter tous deux à ses pieds humiliés, prosternés, anéantis, prêts à livrer leurs droits en échange d'un asile. C'est à ce dénouement qu'il importe de préparer Alexandre, en discréditant de plus en plus à ses yeux les Bourbons d'Espagne, en démontrant l'impossibilité de les faire régner ; Caulaincourt est chargé de tenir le langage suivant : Le fils récrimine contre le père, le père contre le fils : cela n'avance pas les affaires. Il sera bien difficile de les mettre d'accord. Le fils heurte les principes et la morale, le père la nation. L'un ou l'autre calmera difficilement l'effervescence et pourra en imposer à toutes les passions que ces événements ont déchaînées. Au reste, l'Empereur regrette toujours beaucoup que l'entrevue n'ait pas eu lieu comme il l'avait proposé : il aimerait mieux être à Erfurt qu'à Bayonne[24].

Bientôt l'événement préparé se produit ; la révolte de Madrid, survenue le 2 mai, vient le précipiter. Ferdinand VII, épouvanté de l'acte accompli en son nom, chargé des imprécations paternelles, renonce à tous ses droits ; le pouvoir retourne nominalement au vieux roi, qui se hâte de le repousser : la couronne d'Espagne est à terre ; Napoléon s'en saisit et va en disposer. Pour se justifier auprès d'Alexandre, son procédé consiste toujours à se montrer mené, entraîné par les circonstances, sans qu'il ait prémédité son usurpation. Le père, dit Caulaincourt par ordre, ayant déshonoré le fils et le fils déconsidéré le père, il était impossible que ni l'un ni l'autre en imposât à une nation fière et ardente, parmi laquelle se développaient tous les germes d'une révolution. Le plus pressé était donc de sauver ce pays et ses colonies. Votre Majesté avouera qu'il n'y avait pas d'autre moyen. Quant au retour de l'Empereur, ce dénouement imprévu pourra peut-être, comme le pense Votre Majesté, le retarder un peu[25]. Quelques jours s'écoulent encore : Napoléon se dévoile tout à fait et annonce qu'il réserve à son frère Joseph la royauté d'Espagne. Il fait dire aussitôt à Pétersbourg que le changement de dynastie ne donnait que plus d'indépendance au pays, que l'Empereur ne gardait rien pour lui, que la France ne trouverait d'autre avantage que plus de sécurité, en cas de guerre, dans le gouvernement d'un prince de sa dynastie que dans celle des Bourbons, et il insiste a nouveau sur la nécessité où il s'est trouvé d'arracher l'Espagne à l'anarchie[26]. Enfin, lorsque Joseph est proclamé, il reprend sa correspondance avec Alexandre et lui écrit une lettre assez longue, presque embarrassée, dans laquelle il raisonne, se disculpe, prévoit les objections, cherche à les détruire, emploie un ton de discussion qui ne lui est pas habituel ; sa lettre est moins une apologie qu'un plaidoyer.

Monsieur mon frère, dit-il, j'envoie à Votre Majesté la constitution que la junte espagnole vient d'arrêter. Les désordres de ce pays étaient arrivés à un degré difficile à concevoir. Obligé de me mêler de ses affaires, j'ai été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l'Espagne, assure la tranquillité de mes États. Dans cette nouvelle situation, l'Espagne sera en réalité plus indépendante de moi qu'elle ne l'a jamais été ; mais j'aurai l'avantage que, se trouvant dans une position naturelle et n'ayant aucun sujet de méfiance du côté de terre, elle emploiera tous ses moyens au rétablissement de sa marine. J'ai lieu d'être très satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d'éducation. Les moines seuls, qui occupent la moitié du territoire, prévoyant dans le nouvel ordre de choses la destruction des abus, et les nombreux agents de l'Inquisition, qui entrevoient la fin de leur existence, agitent le pays. Je sens bien que cet événement ouvrira un des plus vastes champs pour disserter. On ne voudra pas apprécier les circonstances et les événements ; on voudra que tout ait été suscité et prémédité. Cependant, si je n'eusse considéré que l'intérêt de la France, j'aurais eu un moyen plus simple, qui eût été d'étendre mes frontières de ce côté et d'amoindrir l'Espagne ; car qui ne sait que les liens de parenté entrent pour peu de chose dans les calculs de la politique et deviennent nuls au bout de vingt ans ? Philippe V a fait la guerre à son grand-père. Une province, comme la Catalogne ou la Navarre, ajoutée à la France, eût été plus pour sa puissance que le changement qui vient d'avoir lieu, qui en réalité n'est utile qu'à l'Espagne[27].

C'était à l'aide de tels arguments que Napoléon s'appliquait à défendre ses mesures spoliatrices et à en atténuer l'impression. Plus tard, parlant des mêmes faits, mais s'adressant à la postérité, il s'exprimera en juge, décidera contre lui-même, et, sans cesser d'affirmer avec une hauteur superbe la grandeur de son but, ne cherchera plus à pallier la violence inique et malhabile des moyens : il reconnaîtra dans l'affaire d'Espagne la faute capitale de son règne et la cause de sa chute[28].

 

II

En présence d'un acte qui atteignait toutes les anciennes dynasties dans l'une d'elles, Alexandre se montra plus Russe qu'Européen, plus attentif à poursuivre ses intérêts propres qu'à sauvegarder le droit des couronnes. Ce n'était point que cette usurpation, succédant à tant d'autres, ne redoublât ses alarmes à l'endroit d'une ambition qui ne songeait qu'a elle et se cherchait sans cesse de nouvelles proies. Cependant, quelque ébranlée que fût sa foi dans le système essayé à Tilsit, sa prudence, son amour-propre, son ambition surtout, lui commandaient d'y persévérer. L'expérience ne serait vraiment concluante et ne pourrait donner ses fruits qu'à la condition de se prolonger. Était-ce au moment où la Russie semblait appelée à recueillir le prix de sa longanimité, où Napoléon, après avoir disposé de l'Espagne, ne pourrait plus alléguer aucune raison pour se dérober au règlement de l'affaire orientale, qu'il convenait de se l'aliéner par des observations et des reproches. Résigné par ces motifs à la condescendance, Alexandre voulut au moins s'en faire un mérite auprès de son allié, en y mettant cette bonne grâce qui ne lui coûtait jamais. Ne pouvant s'insurger contre les événements du Midi, il ne se borna pas à les ratifier par son silence, mais eût l'air de les approuver, et celant au plus profond de son âme ses véritables sentiments, sut en afficher d'autres.

Tant que durèrent les négociations de Bayonne, il évita toute question déplacée, se contentant des explications qu'on lui donnait et laissant agir Napoléon ; peu favorable d'ailleurs aux Bourbons d'Espagne, il n'eut pas trop à se contraindre pour s'exprimer sur leur compte d'un ton dédaigneux ou léger : l'abdication de Charles IV lui parut naturelle chez un prince qui ne voulait plus vivre que pour sa Louise et pour son Emmanuel[29]. Quand le dénouement fut connu, il n'eut pour l'Empereur que des paroles d'approbation et alla jusqu'à la flatterie : Je croyais, disait-il, qu'il avait rempli toutes les pages de l'histoire, mais il lui en reste une belle pour l'Espagne[30], et il saluait en lui le régénérateur, le législateur[31] de cette contrée. Lorsque la nouvelle constitution du royaume lui fut présentée, il la trouva libérale et digne de son auteur. Toutefois, à certaines précautions de langage, à certains mots placés avec tact, il était aisé de se convaincre que le Tsar ne considérait point ses éloges comme purement gratuits : Je ne suis ni ne serai jaloux, disait-il, d'aucun des avantages qu'a ou que peut avoir l'Empereur[32], mais il avait commencé par indiquer que les satisfactions devaient être réciproques. Il ne manquait pas, en termes significatifs, d'insister sur la correction de son attitude, sur sa discrétion pendant tout le temps de ces événements[33], et l'on voyait qu'il prenait note de ses bons procédés, les laissait s'accumuler, se réservant de les faire valoir en masse lors de cette explication décisive sur les affaires d'Orient qu'il réclamait avec une inquiète persévérance.

Il n'était jamais entré dans la pensée de Napoléon de se soustraire à cette échéance, sauf dans l'hypothèse d'un accommodement avec l'Angleterre, mais seulement de la retarder. S'il répugnait encore à préciser ses engagements avec la Russie, il admettait toujours le principe du partage pour le cas où la cour de Londres perpétuerait la lutte. Il comprenait également le danger de mettre à une épreuve trop prolongée la patience d'Alexandre. Aussi, dès le mois de mai, à peine maitre des négociations de Bayonne et assuré de l'effacement des Bourbons, considérant que le plus difficile de sa tâche au Midi est accompli, il reporte sur l'Orient une part de son attention. Un coup d'œil jeté sur le plan de morcellement dressé par Roumiantsof lui avait suffi pour le juger inadmissible en bien des points : un examen plus sérieux ne fit que le fortifier dans cette conviction ; néanmoins, il ne désespérait pas de concilier un jour les prétentions respectives, et dès à présent, dans le but de raviver les espérances d'Alexandre plutôt que d'arriver à un accord immédiat, il ne se refusa point à reprendre le débat.

La note de Roumiantsof et la lettre confirmative d'Alexandre, en posant comme condition à l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage, l'obligeaient de modifier sa tactique. Au lieu de tout régler seul à seul avec Alexandre, ainsi qu'il l'avait désiré, il lui fallait se résoudre à traiter de loin et par intermédiaires. Il essaya d'entrer dans cette voie. Il initia tout à fait M. de Champagny au secret, disposa entre ses mains les différentes pièces venues de Pétersbourg, et lui commanda à leur sujet un travail étendu[34]. Le 22, il fait annoncer à Caulaincourt l'envoi d'un mémoire ministériel, en réponse à celui de Roumiantsof[35]. Cependant les jours, puis les semaines s'écoulent, et l'expédition annoncée se fait attendre. Pourquoi ce nouveau retard ? Approfondissant la question, Napoléon a reconnu une fois de plus l'impossibilité de la trancher par les armes ordinaires de la diplomatie, à coup de notes, de dépêches, de propositions et de contre-projets. Dans une affaire qui engage le sort du monde, il n'admet décidément d'autre négociateur que lui-même. Peut-être aussi hésite-t-il à livrer aux Russes une pièce dont ils pourront faire usage contre lui-même, si l'accord ne se réalise pas et que l'alliance se rompe, à laisser une preuve écrite de ses intentions destructives. Il revient donc à son idée première, celle de l'entrevue sans conditions, s'y attache obstinément, veut l'imposer. Le 31 mai, il écrit à Caulaincourt de la présenter à nouveau ; l'ambassadeur devra remontrer la nécessité de tout renvoyer à une explication de bonne foi entre les deux souverains, acceptée, en dehors d'engagements qui viendraient restreindre et contrarier les élans de leur confiance : il leur faut se voir pour s'entendre, et c'est à leur amitié seule qu'ils doivent remettre le soin de concilier leurs intérêts[36].

A l'heure où cette lettre fut envoyée, elle n'avait plus d'objet. Répondant victorieusement aux reproches de son maître, Caulaincourt avait devancé ses ordres ; continuant d'agir dans le sens de ses instructions antérieures, il avait redemandé et obtenu l'entrevue sans conditions.

Il dut ce succès à la lassitude plutôt qu'à l'empressement d'Alexandre. Énervé de l'attente, partagé de plus en plus entre le doute et l'espoir, le Tsar préférait à tout une certitude, et celle de se rencontrer avec Napoléon au cours de l'année, d'échanger avec lui des explications catégoriques, donnerait à son impatience un premier soulagement. De plus, sous le coup du malheur privé qui venait de le frapper, il passait par une phase plus prononcée de découragement et d'abandon : sa force de résistance s'en trouvait diminuée. Après les premiers jours de son deuil, il voulut recevoir Caulaincourt avant tout autre : il lui parla de son chagrin, lui ouvrit son cœur, puis, revenant aux affaires par un effort sur lui-même : Moi, dit-il, j'ai toujours désiré l'entrevue, j'ai toute confiance en l'Empereur. Il vous écrivait bien de mettre le compas sur la carte ; mais, par ma lettre, il semblait qu'on devait préalablement s'entendre sur quelques bases, puis il n'y aurait pas eu d'inconvénient à trouver les grandes discussions terminées en nous voyant. Les détails étaient encore assez importants pour nous occuper. Vous a-t-on répondu quelque chose sur ce que vous avez envoyé ? Y a-t-il des difficultés sur la langue de chat ?

L'AMBASSADEUR. — Trente courriers ne tireront pas au clair ce qui se fera dans trois jours d'entrevue, et l'on ne finirait pas en deux ans ce qui se fera en dix jours. Il y a tant de choses scabreuses dans cette grande affaire, que des souverains seuls peuvent s'entendre. Le comte Roumiantsof a les bras un peu longs.

L'EMPEREUR. — J'ai désiré l'entrevue. C'est une preuve de l'amitié de l'Empereur à laquelle j'ai été fort sensible.

L'AMBASSADEUR. — Cette proposition prouvait à Votre Majesté toute la confiance qu'il met en, elle. La manière d'y répondre, si Votre Majesté me permet de le lui dire, c'est d'accepter l'entrevue sans conditions. Les intérêts de la Russie se trouvent plus liés à cette affaire que ceux de la France. En témoignant à l'empereur Napoléon autant de confiance qu'il en place en elle, Votre Majesté ne fait que répondre à la sienne. C'est Votre Majesté qui désire ce partage : l'empereur Napoléon y consent pour lui être agréable. Il ne peut donc sacrifier dans cette circonstance tous les intérêts de la France et ceux de son ancien allié. Dans une affaire de cette importance, les discussions diplomatiques arrêtent plus qu'elles n'avancent.

L'EMPEREUR. — Je crois cela ; pour mon compte, j'ai toujours pensé ainsi. Au reste, j'ai toute confiance ; je veux trop tout ce qui peut être avantageux à l'empereur Napoléon pour qu'il ne pense pas de même à mon égard, et je le lui ai prouvé. Comment voudriez-vous arranger cela ? Parlez-moi franchement.

L'AMBASSADEUR. — Accepter l'entrevue sans conditions, Sire.

L'EMPEREUR. — Avec plaisir, mais quand ?[37]

Cette question ne laissa pas que d'embarrasser M. de Caulaincourt. Il ignorait si son maître assignait dès à présent une date à l'entrevue. A tout hasard, il parla du mois de juin. Alexandre le mit à l'aise en trouvant l'époque trop rapprochée, en refusant de quitter Pétersbourg pendant la saison la plus propice aux hostilités : c'était le moment où l'on aurait à craindre un retour offensif des Suédois, peut-être à repousser une tentative des Anglais, concordant avec un assaut suprême des mécontents ; pour quitter son poste, un souverain doit-il choisir l'heure du péril ? Suivant Alexandre, le mieux était, puisqu'on avait laissé passer l'hiver sans donner suite au projet, d'attendre jusqu'à la fin de l'été, au moins jusqu'en août. Cette époque admise, l'ambassadeur de France serait autorisé à fixer avec le Tsar la date précise de la rencontre, Napoléon s'engageant de son côté à se mettre en route dès qu'il aurait reçu l'avis du départ de son allié. Ce vœu fut immédiatement consigné dans une note expédiée à Bayonne, et qui débutait par cette phrase : L'empereur Alexandre accepte l'entrevue sans conditions préalables[38].

Napoléon l'emportait : la Russie lui cédait sur le principe de la négociation directe, et la retardait assez pour lui permettre d'achever auparavant la soumission de l'Espagne. Il se hâla d'adhérer à la proposition venue de Pétersbourg. Toutefois, ne voulant point qu'Alexandre apportât à Erfurt des illusions qui rendraient tout accord impossible, il le prévint que le silence gardé sur la note Roumiantsof ne devait pas être tenu pour un acquiescement à toutes les exigences territoriales de la Russie : il le lui écrivit, le lui fit répéter par Caulaincourt, muni d'instructions appropriées, et le Tsar ayant désiré savoir sur quels points portait la difficulté, Constantinople et les Dardanelles devinrent l'objet d'une dernière discussion :

— Les bases de M. de Roumiantsof, disait l'ambassadeur, font bien la part de la Russie, mais ne concilient rien. Constantinople est un point si important, que sa possession et le débouché des Dardanelles vous rendraient doublement maîtres de tout le commerce avec le Levant, avec l'Inde même. Sans rien préciser, les bases du projet de M. de Roumiantsof ne peuvent être acceptées.

L'EMPEREUR. — Constantinople, par l'éloignement des Turcs, ne sera plus qu'une ville de province au bout de l'empire. La géographie veut que je l'aie, parce que si elle était à un autre, je ne serais plus maitre chez moi, et qu'il est cependant sans inconvénient pour les autres, l'Empereur l'avouera, que j'aie la clef de la porte de ma maison.

L'AMBASSADEUR. — Cette clef est aussi celle de Toulon, de Corfou, du commerce du monde.

L'EMPEREUR. — Mais on peut faire tel arrangement qui garantirait que cette route ne sera et ne pourra jamais être fermée au commerce de qui que ce soit, et en quelque temps que ce soit.

L'AMBASSADEUR. — Si Votre Majesté régnait toujours, cette garantie pourrait avoir un grand prix ; mais la prévoyance veut que, dans une affaire qui réglera les destinées du monde, l'Empereur prenne toutes les sûretés possibles pour son empire. Le successeur de Votre Majesté sera-t-il l'ami, l'allié de la France ? Votre Majesté peut-elle le garantir ? M. de Roumiantsof fait le lot de la Russie pour qu'il soit bon et sûr en tout état de cause. Tout en voulant ce qui' peut convenir à Votre Majesté et lui être utile, l'Empereur ne peut cependant, dans un arrangement de cette importance, lui sacrifier les intérêts et la sûreté de la France. Concilier les uns et les autres, ce n'est pas tout s'approprier.

L'EMPEREUR. — Je ne demande pas mieux que de m'entendre ; mais quand vous avez la plus grande part, et que toutes les conséquences de ce grand événement seront à votre avantage, il faut bien que j'aie ceux que la géographie me donne. C'est, d'ailleurs, bien moins que vous ne pensez. L'Empereur ne peut vouloir les Dardanelles ; veut-il les donner à quelqu'un, quel inconvénient que je les aie ?

L'AMBASSADEUR. — Si Votre Majesté les possédait, elle serait aux portes de Corfou, de Toulon.

L'EMPEREUR. — Bien moins que vous n'êtes aux portes de Portsmouth, et l'Angleterre à celles de Brest et de Cherbourg.

L'AMBASSADEUR. — Aussi sommes-nous rivaux, même en paix. Peut-être ne serons-nous jamais amis, certainement pas alliés. Votre Majesté me permettra de lui répondre que sa comparaison même fournit une raison contre le projet de M. de Roumiantsof, car elle veut que nous restions amis. Pour cela, il ne faut que des avantages qui ne nous nuisent pas réciproquement. En suivant les vues de M. de Roumiantsof, la puissance réelle dans le Levant serait la Russie, dont les nouvelles acquisitions se lieraient avec son vaste empire. Il n'y aurait donc plus cet équilibre qui conserve la paix. La France qui n'acquiert que loin d'elle, la France aux Dardanelles, à Constantinople même, n'est redoutable pour personne, parce que c'est une propriété éloignée, une espèce de colonie, tandis que dans les mains de la Russie, c'est un établissement formidable.

Toutes ces raisons prouvent à Votre Majesté qu'une entrevue peut seule mettre d'accord sur de tels intérêts. Ce sont de ces grandes transactions dans lesquelles les souverains seuls peuvent s'entendre.

L'EMPEREUR. — Je le crois aussi, mais je ne veux pas placer mon pays dans une position plus gênante que celle où il se trouve par son voisinage des Turcs. La France aux Dardanelles, nous perdrions plus que nous n'aurions gagné[39].

Malgré l'issue négative de cet entretien, une sorte d'apaisement s'était fait dans l'esprit d'Alexandre, depuis que l'accord intervenu sur le mode et l'époque de l'entrevue avait réglé provisoirement la situation respective des deux cours. Alexandre vivait désormais avec cette pensée que ses angoisses auraient un terme, qu'il pourrait, à jour fixe, interroger franchement Napoléon, pénétrer ses intentions, surprendre le secret d'une politique qui lui apparaissait de plus en plus ondoyante et fugace ; il saurait enfin si l'alliance pouvait devenir une réalité ou n'était qu'un décevant mirage, et reviendrait d'Erfurt guéri de ses défiances ou de ses illusions. En attendant, s'il parlait encore de la difficulté capitale, c'était avec moins d'âpreté, et parfois sur un ton d'enjouement : Avez-vous dit à l'Empereur, demandait-il un jour à Caulaincourt à propos des Dardanelles, que Roumiantsof appelle cela la langue de chat ?

L'AMBASSADEUR. — Oui, Sire, je ne cache rien à l'Empereur, c'est le moyen de le bien servir et Votre Majesté aussi[40]. Et Alexandre ne poussait pas plus loin l'escarmouche. Il affirmait que l'entrevue lèverait tous les doutes, satisferait tous les intérêts, et peut-être son espoir n'était-il pas affecté. Peut-être croyait-il que Napoléon produirait quelque moyen inattendu et infaillible d'entente, que ce génie, auquel rien ne semblait impossible, ferait le miracle de concilier deux ambitions également tenaces, jalouses et démesurées.

De son côté, s'il réservait ou au moins ensevelissait dans un profond secret ses volontés définitives sur les conditions du partage, Napoléon espérait le succès de l'entrevue et en attendait d'immenses résultats. Fixant davantage ses plans ultérieurs à mesure que les difficultés du présent semblaient s'aplanir sous ses pas, il marquait en septembre le moment de la rencontre, en octobre le début des grandes opérations destinées à bouleverser le monde oriental du Danube à l'Indus.

Pour cette époque, il jugeait que tout serait terminé dans la péninsule, que cette contrée serait indissolublement liée à son système, qu'elle deviendrait pour lui un secours au lieu d'un embarras : L'Espagne sera tellement organisée avant ce temps, écrivait-il, que mon expédition de Toulon en sera augmentée de plusieurs vaisseaux[41]. Persistant dans son aveuglement fatal, affermi dans ses illusions par la triste facilité avec laquelle les Bourbons s'étaient livrés, il croyait que la renonciation des deux princes lui avait livré le royaume et s'imaginait avoir conquis l'Espagne au pied des Pyrénées. Tout au plus pensait-il que ses troupes auraient à combattre quelques mouvements partiels, isolés, quelques révoltes de villes, semblables à celle qu'il avait écrasée jadis clans les rues du Caire, quelques insurrections de montagnards, pareilles à celle que son armée de Naples avait eu à réprimer dans les Calabres. Quant à la masse du peuple, il ne doutait point qu'elle s'inclinât et reconnût le régime nouveau ; il tenait déjà ce résultat pour acquis et l'annonçait avec un optimisme hautain : L'opinion de l'Espagne, mandait-il à Cambacérès, se ploie suivant mon désir[42]. Aussi, dès que Charles IV et Ferdinand l'ont quitté, le premier pour se rendre à Compiègne, le second à Valençay, s'il reste encore six semaines à Bayonne, réglant la transmission des pouvoirs, offrant son frère aux hommages de l'Espagne officielle, organisant un simulacre de représentation nationale, présidant à l'inauguration du nouveau règne, il prépare l'entreprise du lendemain tout en pensant mettre la dernière main à celle de la veille, et déjà l'Espagne l'occupe moins que l'Orient

Plus que jamais, il est avide de renseignements sur ces lointaines contrées : apprenant que l'on conserve à Madrid, chez certains agents du gouvernement, une grande quantité de cartes et de papiers sur un voyage en Égypte, en Afrique, dans l'Asie Mineure, fait depuis 1803[43], il ordonne de saisir tous ces documents, où il y aura sans doute des renseignements utiles ; ce sera sa part personnelle dans les dépouilles de l'Espagne. Il a fait préparer une carte détaillée de l'Égypte ; il la fait imprimer, mais non publier, et veut qu'elle reste sous les sceaux, comme secret d'État, afin d'être distribuée dans un événement extraordinaire[44]. En même temps, il prescrit sur tous les points de son empire une reprise d'activité et des préparatifs innombrables : à travers les ordres de plus en plus précis, lumineux, concluants, qui partent de Bayonne, nous voyons le grand projet ébauché en janvier et février saillir plus nettement, ses lignes s'accentuer et ses contours s'affermir.

Sur terre, tout est prêt : la levée de la conscription de 1809 a jeté un renfort de 80.000 hommes dans nos armées d'Italie et de Dalmatie, destinées, au premier signal, à entamer la Turquie d'Europe : c'est la partie maritime de l'entreprise, partie essentielle, qui absorbe surtout l'attention de l'Empereur et à laquelle il ajoute chaque jour de nouveaux développements. Il médite maintenant une incursion navale contre les Indes, concordant avec les vastes opérations qui s'accompliront par terre : il fait équiper une flotte à Lorient, une autre à Brest[45] ; elles partiront l'une après l'autre, la première servant d'avant-garde, et doivent jeter 18.000 hommes dans l'Inde, tandis que l'armée franco-russe arrivera sur l'Euphrate après avoir détruit la Turquie sur son passage. Entre les deux expéditions de l'Est et de l'Ouest, destinées à converger au même but en partant des deux points extrêmes de notre ligne d'opérations, la grande expédition de la Méditerranée, celle qui comprendra des vaisseaux français, russes, italiens, espagnols, portugais, montés par des marins de toute nationalité, composera l'attaque principale. L'Égypte reste son objectif, car c'est toujours cette contrée que l'Empereur convoite avant toute autre parmi les dépouilles de la Porte et qu'il s'approprie en espérance ; son désir ne se trahit plus seulement par des allusions, par quelques mots jetés dans sa correspondance : il s'accuse dans de longues instructions, où les conditions de l'entreprise, le nombre d'hommes à employer, la durée des trajets, les points d'atterrissage sont minutieusement indiqués.

Sans doute, l'exécution demeure incertaine, car il est possible que l'on ne s'entende point avec la Russie sur le partage, et d'ailleurs Napoléon n'est pas irrévocablement résolu à briser la puissance ottomane. Si l'on ne va pas en Égypte, on ira à Alger, à Tunis ou en Sicile, mais ces éventualités demeurent au second plan : Je vais raisonner, écrit Napoléon à Decrès en lui détaillant les mesures à prendre pour l'approvisionnement des troupes et en évaluant les dépenses de l'expédition, dans l'hypothèse qu'elle serait destinée pour l'Égypte[46]. A Clarke, ministre de la guerre, chargé de réunir à Toulon le matériel nécessaire, il adresse cette phrase significative : Pour mieux comprendre mon idée, comparez ce que je vous demande à ce que possédait l'armée d'Égypte à son débarquement[47]. Le 13 mai, il se dévoile tout à fait ; c'est dans une grande dépêche au ministre de la marine, portant sur la corrélation à établir entre toutes les entreprises projetées : il indique les dates auxquelles devront appareiller la flotte de Lorient et celle de Brest, puis continue : Au même moment, j'enverrai mon escadre de Toulon prendre 20.000 hommes dans le golfe de Tarente pour les porter en Égypte... Le concours de ces opérations, ajoute-t-il, portera l'épouvante à Londres[48]. Après avoir successivement rêvé, dans le cours de sa carrière, d'assaillir l'Angleterre dans les Indes par trois routes, par celle de Suez, en 1796, par celle de l'Asie centrale, en 1800, pendant son premier rapprochement avec la Russie, par celle du Cap, en 1805, il veut aujourd'hui les employer simultanément, y pousser à la fois ses soldats ou ses vaisseaux, et recommencer l'expédition d'Égypte dans le même temps qu'il fera doubler l'Afrique à ses flottes et prononcera sur les frontières de la Perse l'aventureux mouvement rêvé par Paul Ier.

Devant de telles audaces, ses ministres, ses agents, s'arrêtent parfois interdits et lui laissent entendre que l'exécution de ses ordres dépasse la raison et le pouvoir de l'homme. Il s'irrite alors, les malmène durement : Pour réussir, dit-il, il n'y a pas besoin d'être Dieu, mais de vaincre les obstacles et partager ma volonté, qui est forte[49]. Ce qu'il veut, en effet, c'est de communiquer à tout ce qui l'entoure l'activité brûlante qui l'anime, c'est de faire passer jusqu'au moindre des Français une parcelle de ce grand feu. Ce qu'il exige, c'est un concours unanime d'efforts, de dévouements, d'espérances, tendant directement ou indirectement au même but. Pour atteindre l'Angleterre aux endroits sensibles, il faut agir comme si l'on voulait la frapper partout. Il faut se mettre en mesure non seulement à Brest, à Lorient, à Toulon, à la Spezzia, où s'élève un autre Toulon, dans la rivière de Gènes, sur tous les points où se formeront et d'où s'élanceront les expéditions principales, mais en Hollande, à Boulogne, à Dunkerque, au Havre, à Cherbourg, à Rochefort, à Bordeaux, au Ferrol, à la Corogne, à Lisbonne, à Carthagène, sur les mille lieues de côte où commande la France. Que dans tous les ports on active donc les constructions, on exerce les hommes, on fasse des vaisseaux, on fasse des matelots ; que les flottes chargées par l'ennemi de surveiller nos côtes et de bloquer nos rades sentent Grossir et s'agiter les forces qui leur sont opposées. Pendant l'été, nos escadres, nos flottilles, seront en état d'appareillage constant ; elles passeront d'un port à l'autre, feront le jeu de barres[50], tiendront l'Angleterre en haleine et la mettront sur les dents[51]. A l'approche du moment décisif, les diversions se prononceront ; une nouvelle poussée de nos troupes au Nord, en Scanie, retiendra l'attention des Anglais sur la Baltique ; à Flessingue, il y aura une flotte, à Boulogne une flottille appuyée sur un camp, tournées l'une et l'autre vers les îles Britanniques, à Cadix, où sont déjà les vaisseaux de Séniavine, une accumulation de bâtiments, et partout des sorties, des manœuvres, des démonstrations, et une telle confusion de mouvements que l'ennemi ne puisse pas savoir si tout cela ne doit pas débarquer chez lui[52]. C'est cette universelle menace qui permettra de tromper la vigilance des Anglais sur la Méditerranée et peut-être sur l'Océan, de les prévenir en Égypte, en Asie Mineure, peut-être aux Indes, de faire tomber au moins les positions qui couvrent leur empire d'extrême Orient et lui servent d'accès, de mener contre eux cette campagne écrasante où toutes les armées, toutes les marines de l'Europe combattront sous nos ordres, et où l'empereur des Français aura le tsar de Russie comme principal lieutenant.

Pour ce combat suprême, le poste du commandant en chef, celui de l'Empereur, est tout désigné ; il ira se placer en Italie, au centre du mouvement, à portée de la Sicile, de la Grèce, de l'Égypte, entre les deux bassins de la Méditerranée, entre l'Occident qu'il compte soulever et l'Orient qu'il veut inonder de ses forces. Le 30 juin, il annonce au vice-roi Eugène qu'il passera les Alpes en octobre ou en novembre[53], et cet avis confirme une parole précédente de Talleyrand : Comment dirigerait-on un pareil mouvement combiné ? lui avait demandé Metternich. — Pouvez-vous croire que l'Empereur, avait répondu le prince, se départirait de cette besogne ? Il mènera tout cela d'Italie[54].

Au reste, si l'Empereur ne révèle aux rois feudataires, aux ministres, aux généraux, aux administrateurs, que la partie du plan à l'exécution de laquelle chacun d'eux se trouve spécialement préposé, il fait prévoir à l'Europe d'extraordinaires événements et veut qu'elle s'y prépare. Le 19 juin notamment, dans une dépêche à l'adresse d'un Gouvernement ami, celui de Saxe, il promet la paix, mais au prix d'une dernière crise : après avoir exposé à sa manière, par la plume de Champagny, la chute des Bourbons et l'élévation de Joseph, il laisse entendre que ces faits ne sont qu'un commencement, que l'Angleterre, en lui refusant la paix, l'oblige à des moyens extrêmes, qu'elle doit se hâter de céder, si elle veut sauver ce qui reste du vieil édifice européen, et résumant l'historique de la lutte qu'il dirige contre elle depuis cinq années à coups de mesures destructives sur le continent, il montre dans ses entreprises une formidable Gradation : Si les hommes sages, dit la dépêche, ne parviennent point à dominer dans les conseils britanniques, l'Angleterre s'expose à des événements encore plus funestes pour elle que tous ceux qui ont eu lieu et qu'il ne faut attribuer qu'à l'administration qui a voulu la guerre et à celle qui a la folie de la perpétuer. Ceux qui peuvent les suivre auront une telle tendance, un tel développement, que la puissance anglaise sera écrasée ou forcée à rentrer dans de justes bornes[55]...

Cependant, à l'heure où Napoléon se livre à ses projets grandioses, leur laisse prendre une forme de plus en plus nette et presque définitive, près de lui, mais à son insu, l'insurrection générale de l'Espagne commence, dément ses prévisions et va déjouer tous ses desseins. Déjà, derrière le mur des Pyrénées, la lutte est ouverte entre les populations soulevées et nos troupes trop faibles, réparties sur un territoire trop vaste, et cette guerre déconcerte nos soldats par son caractère d'acharnement sans pitié et de fureur perfide. Déjà, de tous les points de la péninsule, des aides de camp accourent vers l'Empereur ; expédiés par ses généraux en détresse, ils doivent lui apprendre le péril de la situation et l'urgence d'un secours ; mais il leur faut traverser les villes en révolte, braver la fusillade des partisans embusqués sur leur passage ; les uns périssent, les autres, obligés à de multiples détours, errent de province en province, rencontrent partout l'incendie, parviennent difficilement à le traverser et n'apporteront à Bayonne que des nouvelles déjà vieilles. L'Espagne est en feu, et Napoléon ne sait que la moindre part de la vérité, et il continue de s'adonner avec une confiance superbe à ses apprêts d'action lointaine. Le 22 mai, il écrit cinq fois à Decrès, lui reproche ses lenteurs, ses objections, veut que pour le 15 août il y ait à Toulon quinze vaisseaux français et que l'Espagne y ait envoyé sa flotte des Baléares ; c'est par Carthagène qu'il faut prévenir cette dernière ; c'est de Carthagène que doit partir le mouvement. Or, ce même jour, Carthagène s'insurge, massacre les Français, arbore l'étendard de Saint-Ferdinand, donne l'exemple à toutes les cités d'Espagne. C'est le 26 mai que Napoléon dresse le plan de la nouvelle expédition d'Égypte ; le 26 mai, la seconde capitale de l'Espagne, Séville, se prononce, institue un gouvernement, donne un centre à la révolte. L'avant-veille, Saragosse a acclamé Ferdinand VII ; quelques jours après, c'est Valence qui suit l'exemple ; puis viennent Grenade, Badajoz, la Corogne ; au Nord, les Asturies et la Galice d'un côté, l'Aragon de l'autre, sont debout et marchent pour se rejoindre sur les derrières de notre armée. A la fin du mois, si Napoléon s'occupe de l'Espagne, c'est encore pour faire coopérer à la grande œuvre les forces militaires et navales de ce royaume ; il songe à les pousser sur Gibraltar, peut-être sur le Maroc, afin de fermer aux Anglais l'entrée de la Méditerranée ; il veut surtout grossir par l'appoint de ressources locales les flottes de Cadix et de Lisbonne. Il ignore que ses vaisseaux de Cadix sont assiégés par l'insurrection, qu'ils seront prisonniers demain, que les troupes régulières du Midi se sont ralliées à ses ennemis, et que l'Espagne vient de lui déclarer la guerre par la voie de la Junte suprême[56]. Violentée dans ses sentiments, atteinte dans sa dignité, une nation entière s'est levée ; elle va s'attacher aux flancs du conquérant, retenir son essor, paralyser ses mouvements et engager contre lui la lutte des peuples, succédant à celle des rois. Déjà l'exemple des Espagnols remue l'Allemagne, et la maison d'Autriche, cédant à l'opinion autant qu'à ses propres défiances, se prépare à commencer la première guerre de l'indépendance germanique. Après une suite ininterrompue de triomphes qui ont mis le comble à sa gloire sans lui procurer le repos, Napoléon a cru qu'un dernier effort, colossal et décisif, le séparait seul de cette paix avec l'Angleterre si violemment convoitée, de cette paix qui devait fixer sa fortune, asseoir sa grandeur, couronner son œuvre, et voici que sous ses pieds le sol tremble, lui manque ; les bases mêmes de sa puissance se dérobent et s'effondrent.

 

 

 



[1] Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

[2] Caulaincourt à Champagny, 8 juin 1808.

[3] Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

[4] Archives Pozzo di Borgo.

[5] Archives Pozzo di Borgo.

[6] Voyez le t. VI du Recueil de la Société historique russe.

[7] Caulaincourt à l'Empereur, 4 juin 1808.

[8] Caulaincourt à l'Empereur, 4 juin 1808.

[9] Caulaincourt a donné un souper magnifique où il y avait sept poires de trois cents francs chacune. Joseph DE MAISTRE, 325.

[10] Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

[11] M. de Flahaut.

[12] Caulaincourt à l'Empereur, 28 avril 1808.

[13] Caulaincourt à l'Empereur, 8 juin 1808.

[14] Voyez LEFEBVRE, III, 362.

[15] Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

[16] Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

[17] Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

[18] Informé de cette faveur avant M. de Caulaincourt lui-même, le Tsar prit plaisir à la lui annoncer : C'est l'empereur Alexandre, lui dit-il, qui vous aura appelé le premier Monsieur le duc de Vicence. Rapport du 20 avril 1808.

[19] TATISTCHEFF, Nouvelle Revue du 15 juin 1890.

[20] Correspondance, 13792.

[21] Correspondance, 13778.

[22] Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, nous ne possédons pas le texte original des lettres de l'Empereur à Caulaincourt, mais l'ambassadeur en répétait les termes mêmes dans ses conversations avec Alexandre, qui sont reproduites dans ses rapports.

[23] Correspondance, 13792.

[24] Rapport de Caulaincourt du 29 mai.

[25] Rapports envoyés avec la lettre du 17 juin.

[26] Rapports envoyés le 10 juillet.

[27] Correspondance, n° 14170.

[28] Mémorial, 14 juin 1810.

[29] La reine et le prince de la Paix. Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

[30] Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

[31] Rapport de Caulaincourt du 26 août 1808.

[32] Rapport de Caulaincourt du 10 juillet 1808.

[33] Rapport de Caulaincourt du 10 juillet 1808.

[34] Champagny à Caulaincourt, 2 avril 1808.

[35] Correspondance, 13955. Champagny à Caulaincourt, 23 mai 1808.

[36] Instruction du 31 mai, dont Caulaincourt accuse réception dans sa lettre du 29 juin 1808.

[37] Rapport du 21 mai 1808.

[38] Note annexée au rapport du 21 mai 1808 ; nous la donnons à l'appendice, sous le chiffre III.

[39] Rapport de Caulaincourt, 24 juin 1808.

[40] Rapport de Caulaincourt, 10 juillet 1808.

[41] Correspondance, 13877.

[42] Correspondance, 13888.

[43] Correspondance, 13857.

[44] Correspondance, 13940.

[45] Correspondance, 13877.

[46] Correspondance, 13997.

[47] Correspondance, 13924.

[48] Correspondance, 13877.

[49] Correspondance, 13877.

[50] Correspondance, 13873.

[51] Correspondance, 13873.

[52] Correspondance, 13997.

[53] Correspondance, 14144.

[54] Mémoires de Metternich, II, 148.

[55] Archives des affaires étrangères, Saxe, suppléments, 6.

[56] Voyez THIERS, IX, 1 à 43