Impatience et angoisses d'Alexandre. — Malgré les efforts de Caulaincourt, la Russie hésite à s'engager contre la Suède. — Excuses diverses qu'elle allègue. — Les affaires traitées au bal. — La fête de la bénédiction des eaux. — Défilé des troupes ; Alexandre promet de les employer contre la Suède. — Nouvel ajournement. — Protestations de l'ambassadeur ; moyen terme adopté. — Le baron de Stedingk. On essaye d'apaiser les inquiétudes de la Suède. — Brusque irruption des Russes en Finlande. — Alexandre réclame avec plus de force des concessions en Orient. — Cadeaux de Napoléon. — Alexandre espère des provinces et ne reçoit que des armes de luxe et des porcelaines de Sèvres. — Contentement officiel et déception intime. — Impossibilité de s'entendre sur la Silésie. — Le péril redouble pour l'alliance. — Arrivée de la lettre du 2 février. — Coup de théâtre. — Ravissement d'Alexandre. — Épanouissement des visages. — La réflexion ramène la défiance. — Alexandre voudrait obtenir une renonciation formelle à la Silésie et des garanties contre l'extension de l'État varsovien. — Artifice de langage. — Alexandre propose de faire Constantinople ville libre. — Conférences entre Caulaincourt et Roumiantsof au sujet du partage : caractère extraordinaire de cette négociation. — Distribution de villes, de provinces, de royaumes. — Première escarmouche au sujet de Constantinople et des Dardanelles. — Marche prudente et nombreux détours de Roumiantsof : la bataille s'engage. — Caulaincourt laisse entrevoir la possibilité de céder Constantinople, se replie sur les Dardanelles et y concentre sa résistance. — Il en appelle du ministre au souverain. — Changement dans le langage d'Alexandre : motifs et conseils qui le portent à réclamer Constantinople et les Détroits ; il se fixe à cette prétention avec une opiniâtre ténacité. — Longues heures de discussion avec Roumiantsof. — Les Dardanelles restent l'objet du litige. — La langue de chat. — Deux ministres en une seule personne. — Pour obtenir la position contestée, la Russie nous abandonne l'Égypte et les échelles d'Asie Mineure, nous offre une route militaire à travers les Détroits, met ses flottes à notre disposition. — Moyen de transaction suggéré par Caulaincourt : la France et la Russie auraient chacune leur Dardanelle. — Refus de Roumiantsof. — Dernière conversation avec Alexandre. — Note de Roumiantsof et réserves de Caulaincourt. — L'Orient franco-russe. — Lot de l'Autriche. — Alexandre exige comme condition de l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage. — Ses deux lettres à Napoléon. — Envoi de cadeaux. — Les marbres de Sibérie au palais de Trianon. — Impression d'ensemble transmise par Caulaincourt. — Le partage du monde. L'empereur de Russie attendait avec une anxiété croise sante une réponse à ses appels successivement transmis par Savary et par Caulaincourt. Pendant les premières semaines de l'année 1808, la tâche de notre ambassadeur auprès de lui était devenue singulièrement délicate : il devait, en vertu de ses instructions antérieures, demander à la Russie de nouveaux gages et ne lui laisser prendre aucun des avantages qu'elle sollicitait, lui recommander l'activité au Nord, la patience au Midi, et sans lui permettre d'agir contre la Turquie, hâter ses résolutions contre la Suède. Sourd aux remontrances, insensible aux menaces, le roi de Suède avait définitivement refusé de s'unir aux deux empires et de fermer ses ports à l'Angleterre. Chez ce monarque à l'âme chevaleresque, à l'esprit mal équilibré, la fidélité au passé et la haine de l'empereur révolutionnaire avaient pris les proportions d'une idée fixe. Au milieu de l'Europe prosternée, il voulait rester debout, et eût cru, en se pliant aux injonctions de la France ou de ses alliés, transiger avec l'honneur. Dès que ses dispositions ne laissèrent plus de doute, Caulaincourt pressa le Tsar de recourir aux moyens annoncés et d'attaquer la Suède. Alexandre ne s'y refusait pas : vers la fin de 1807, les corps destinés à envahir la Finlande achevèrent de se grouper et de s'organiser autour de Pétersbourg. Cependant, l'armée se trouvant au complet et n'attendant plus qu'un ordre de marche, une certaine hésitation commença de se manifester chez le gouvernement. Les derniers préparatifs se poursuivaient avec mollesse, ils s'interrompaient souvent. Les lenteurs inhérentes à l'administration russe ne suffisaient pas à expliquer ces retards, et c'était avec raison que Caulaincourt les attribuait pour partie à d'autres motifs. Jusqu'alors la rupture avec la Grande-Bretagne avait gardé un caractère platonique ; Alexandre avait déclaré la guerre à nos ennemis, il ne la leur faisait pas. Envahir la Suède, alliée et cliente du cabinet britannique, c'était passer de la menace à l'action, se fermer tout retour en arrière, et Alexandre hésitait à risquer ce pas définitif avant d'être entièrement rassuré sur nos intentions. Il craignait en même temps, s'il se hâtait d'occuper la Finlande, que Napoléon ne lui désignât cette conquête comme un équivalent aux provinces turques et ne la portât aussitôt à l'actif de la Russie, afin de réduire d'autant la part de cette puissance sur le Danube et la mer Noire[1]. La Russie ne se pressait donc pas d'agir, et le comte Roumiantsof, à qui revenait la charge de résister à nos instances, multipliait avec une inépuisable fécondité les prétextes d'ajournement. Un jour, c'était le dégel qui arrêtait le mouvement des troupes ; le lendemain, les vivres faisaient défaut ; le surlendemain, le général en chef Buxhoewden avait fait une chute de cheval qui le condamnait à l'immobilité ; puis, la fête de l'Épiphanie approchait : c'était en ce jour que l'on procédait à la bénédiction des eaux, et la cérémonie religieuse s'accompagnait traditionnellement d'une grande revue. Pour rehausser l'éclat de ce spectacle, il convenait d'y faire figurer les troupes du corps expéditionnaire ; on devait donc les retenir à Pétersbourg jusqu'à la date solennelle. Contre cette tactique, l'unique ressource de l'ambassadeur était de recourir au Tsar, qui se piquait de traiter les affaires avec plus de largeur, et de fait il était rare qu'un entretien avec lui n'aboutit point à une réduction des délais réclamés par son ministre[2]. Heureusement, les occasions de s'entretenir avec le souverain ne manquaient pas à notre envoyé. Non seulement Alexandre admettait plus que jamais M. de Caulaincourt dans son intérieur, mais les rencontres de la vie mondaine les mettaient presque chaque soir en présence. L'hiver s'avançait, Pétersbourg redoublait d'animation, et les fêtes officielles ou privées se succédaient de plus belle. L'empereur se montrait dans les unes comme dans les autres, s'y attardait jusqu'à la fin de la nuit, et, se livrant au plaisir avec l'ardeur de son âge, n'interrompait ses occupations galantes que pour causer avec l'ambassadeur de France. On le voyait alors aller à M. de Caulaincourt, l'aborder familièrement et s'oublier avec lui dans de longues conversations. Les assistants, attirés par la curiosité, retenus par le respect, formaient à quelque distance un cercle de spectateurs, et le plus attentif était le ministre de Suède, le vieux et spirituel baron de Stedingk, qui voyait discuter sous ses yeux et sans lui le sort de son pays. Au moins cherchait-il à surprendre sur la physionomie et dans les gestes des deux interlocuteurs le secret de leurs propos ; il voyait l'ambassadeur se montrer pressant, l'empereur résister d'abord, puis céder, et à la profondeur des révérences qui accueillaient ses dernières paroles, il jugeait que l'ennemi de la Suède avait obtenu de nouvelles assurances et que le péril se rapprochait[3]. Le 6 janvier, par une faveur sans précédent, Caulaincourt accompagna l'empereur à la bénédiction des eaux ; il fut placé à ses côtés pendant toutes les phases de cette cérémonie essentiellement russe, suivit sur la glace la procession formée par le clergé, les deux impératrices, la cour, l'empereur et son état-major. Après la Bénédiction, les troupes défilèrent ; il y avait quarante-sept bataillons, trente-neuf escadrons, une armée entière : C'était un coup d'œil superbe, dont je me serais bien passé[4], écrivait Stedingk, qui contemplait d'une fenêtre, spectateur mélancolique, ce redoutable déploiement de forces. Avez-vous été content de mes troupes ? dit l'empereur à Caulaincourt après la revue. — Oui, Sire, je les ai trouvées superbes[5], répondit l'ambassadeur, et il prit prétexte de ce compliment pour demander une fois de plus que l'emploi de cette armée d'élite ne fût pas plus longtemps retardé. On lui répondit qu'une déclaration, équivalant à un manifeste de guerre, allait être lancée, et, cette fois, notre ambassadeur crut avoir cause gagnée. Quelle ne fut pas sa déception, lorsque, se présentant le lendemain chez le ministre des affaires étrangères pour y prendre copie de la déclaration, il apprit de sa bouche que tout était remis à quinzaine. Il se récria, ne se priva point de mettre en opposition les paroles du maitre et celles de Roumiantsof, signala les premières comme la loi suprême et traita d'hérétiques[6] tous ceux qui y contrevenaient. Alexandre ne voulut point que sa loyauté fût mise en doute, et un moyen terme fut adopté. Il fut convenu que la déclaration serait dressée sur-le-champ et qu'un double nous en serait remis ; seulement, cette communication, qui liait la Russie envers la France, devait rester confidentielle jusqu'au 15 février, époque à laquelle l'acte de rupture serait signifié à la cour de Stockholm et l'armée entrerait en Finlande[7]. Par ses lenteurs calculées, la Russie s'était réellement mise hors d'état d'agir avant l'instant fixé et, d'autre part, recourant à un procédé d'une habileté peu scrupuleuse, elle ne voulait avertir définitivement ses voisins qu'au moment de les frapper[8]. On tint donc jusqu'au bout à Stedingk un langage rassurant, on essaya d'apaiser les inquiétudes de la Suède, tout en se préparant à la surprendre : Je cause tant qu'on veut à Pétersbourg, disait Alexandre, mais cela n'empêche pas mes troupes d'agir[9]. En effet, l'armée se rapprochait insensiblement de la frontière ; elle la franchit brusquement le 15, et les hostilités commencèrent, le cabinet impérial se bornant à atténuer par quelques réticences de langage l'effet de cette soudaine attaque. La Russie avait une fois de plus rempli ses promesses. Dans cette exactitude, elle se découvrit de nouveaux droits à réclamer les provinces turques, et ses exigences en acquirent plus d'âpreté. Malheureusement, en ce mois de février, Caulaincourt ne pouvait encore que conformer son langage aux ordres ambigus qui lui avaient été expédiés dans le courant de janvier. Durant cette période, dans ses rapports avec la Russie, Napoléon cherchait à remplacer les concessions par les attentions : chaque envoi de dépêches s'accompagnait de présents pour l'empereur Alexandre, choisis avec goût et délicatesse. Alexandre remerciait avec effusion, mais eût préféré quelques lignes décisives ; et rien n'est si piquant que le contraste entre la satisfaction officielle qu'il se croyait tenu de témoigner et le désappointement qui perçait dans ses entretiens intimes. Le 6 février, un courrier arrive de Paris : il est chargé des dépêches écrites par Champagny les 15 et 18 janvier et qui recommandent de tenir tout en suspens ; il apporte en même temps pour Sa Majesté Russe une collection d'armes précieuses. Le lendemain, Caulaincourt vit l'empereur à la parade. Vous avez un courrier, lui dit celui-ci ; et il continua : Je regrette que ce soit aujourd'hui dimanche. Il faut que je dîne en famille, mais venez demain manger ma soupe. Le lendemain, pendant le dîner, l'empereur ne parla que de Paris et de la France. Il nomma tous les maréchaux, écrivait Caulaincourt à Napoléon, parla des aides de camp de Votre Majesté, de l'armée, de l'avantage de ne pas avoir de tableau d'ancienneté à suivre pour l'avancement, et de pouvoir donner au mérite seul. Après le dîner, je passai dans son cabinet et lui offris les armes de Votre Majesté. Il les examina en détail, se récria à chaque instant sur leur fini, sur leur élégance, me répéta souvent que Votre Majesté le comblait, et qu'il sentait bien vivement le prix de chacune de ces marques de souvenir, quoique chaque courrier lui en apportât de nouvelles. Il me dit ensuite qu'il avait le regret de ne pouvoir rien lui offrir de cette perfection, puis il ajouta : Avez-vous reçu une lettre de l'Empereur ? — Non, Sire, fut obligé de répondre Caulaincourt, et aussitôt le front du Tsar se rembrunit. Au cours de l'entretien, ses plaintes s'échappèrent plusieurs fois : Je fais pour ma part, disait-il, tout ce qui est possible ; j'ai rempli tous mes engagements ; l'Empereur me trouvera toujours disposé à aller au-devant de ce qu'il croira utile et même de ce qui lui sera agréable, mais je m'attendais, je vous l'avoue, à une réponse conforme à ce que m'a dit l'Empereur à Tilsit[10]. Et quelques jours après, rencontrant Caulaincourt au bal, le Tsar ajoutait ces paroles : Je désirerais pourtant que cela se terminât[11]. Le 20 février, nouveau courrier de France ; il apporte, avec la longue et incertaine dépêche du 29 janvier, un tableau peint sur porcelaine, chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres. Quand cette pièce unique fut présentée à la famille impériale,. la tsarine Élisabeth, sortant de. sa réserve, en fit délicatement l'éloge. Alexandre voulut renvoyer à Napoléon la gloire des progrès accomplis par l'art sous son gouvernement : Le génie anime tout, fit-il remarquer avec courtoisie. Puis, prenant le général en particulier : Eh bien, lui dit-il, vous parle-t-on de la Turquie ? L'Empereur doit avoir pris son parti ; il sait s'il veut ou non tenir ce qu'il m'a dit à Tilsit[12]. N'étant pas autorisé à satisfaire son ardente curiosité, Caulaincourt put désormais suivre sur son visage, jour par jour, les progrès de son mécontentement ; il le trouva d'abord sérieux, ensuite pensif, puis rêveur et même sombre[13]. L'ambassadeur reprenait-il la pensée d'échanger la Silésie contre les provinces roumaines, Alexandre la rejetait avec plus d'opiniâtreté que jamais, et la discussion recommençait pour la dixième fois, pénible et fastidieuse. S'il ne paraissait plus tout à fait impossible de faire souscrire la Russie à une nouvelle mutilation de la Prusse, encore faudrait-il que la province sacrifiée ne fût point la Silésie et que la cour de Kœnigsberg[14] reçût un semblant de compensation ; d'ailleurs, cet expédient ne rétablirait pas la confiance et laisserait un nuage sur l'avenir. Les dépêches de Tolstoï, qui continuait de voir tout en noir[15] et de dénoncer le péril polonais, les gémissements de la Prusse, qui accusait le cabinet de Pétersbourg de l'immoler à ses propres ambitions, achevaient de jeter le trouble dans l'âme d'Alexandre. Si ses ménagements envers Caulaincourt, sa douceur et son aménité naturelles l'empêchaient d'exprimer toute sa pensée, Roumiantsof s'en faisait l'interprète autorisé ; il laissait clairement entendre que nos premières propositions demeuraient inacceptables, que nos procédés dilatoires n'étaient bons pour personne, qu'ils fournissaient des armes à nos ennemis ; au ton grave, pressant, parfois amer de ses discours, on sentait que le Tsar se détachait rapidement et que le péril pour l'alliance devenait extrême. Cependant les semaines, les jours s'écoulaient sans apporter de réponse concluante, et les intentions de l'Empereur s'enveloppaient toujours d'un impénétrable mystère[16]. Enfin, le 25 février, la lettre impériale du 2 arriva à Pétersbourg, portée par le chambellan Darberg. Ce fut un coup de théâtre. Plus l'attente avait été longue, impatiente, douloureuse, plus le ravissement fut extrême. Si l'empereur Alexandre avait témoigné jusqu'alors moins de goût pour le partage que pour la simple acquisition des Principautés, en voyant aujourd'hui le rêve doré de ses ancêtres devenir réalité, se laisser approcher et saisir, il sentit vibrer en lui cette passion héréditaire qui faisait étinceler les yeux de son aïeule Catherine, quand elle parlait de l'Orient ; il ne sut point maîtriser son émotion et, devant Caulaincourt, dont le récit nous a transmis toutes les particularités de cette scène, s'abandonna à un transport de joie. Caulaincourt s'était rendu au palais, afin d'informer le grand maréchal Tolstoï qu'il avait à présenter au Tsar une lettre de l'Empereur. Aussitôt prévenue, Sa Majesté, écrit l'ambassadeur, me donna l'ordre de passer chez elle tel que j'étais. Je demandai la permission d'aller chercher la lettre de Votre Majesté et je l'apportai de suite. L'EMPEREUR. — Pourquoi ne vouliez-vous point entrer ? Il n'y a point de cérémonie dans mon cabinet. Je ne reçois jamais assez tôt une lettre de l'Empereur et je vous vois toujours avec plaisir. L'Empereur se porte-t-il bien ? Je pense que nous aurons à causer. L'AMBASSADEUR. — J'ai l'honneur de remettre à Votre Majesté une lettre de l'Empereur mon maitre. L'empereur la prit avec empressement et me dit : Je vous a demande, général, la permission de la lire. Vous n'êtes point de trop, ajouta-t-il parce que je me retirais. L'empereur était sérieux, son visage s'anima peu à peu ; il sourit à la fin de la première page, puis après il s'écria : Voilà de grandes choses, et répéta plusieurs fois : Voilà le style de Tilsit. A la phrase : Ne cherchons pas dans les gazettes, il s'écria : Voilà le grand homme, me lut cette phrase, puis continua tout bas jusqu'à la fin. Il me prit ensuite par la main et me dit en la serrant avec émotion : Dites à l'Empereur combien je suis touché de sa confiance, combien je désire le seconder. Vous êtes témoin de la manière dont je reçois sa lettre, je veux vous la lire. L'empereur la lut avec moi ; il s'arrêtait à chaque phrase, mais surtout à celle précitée. Après il me dit : Général, je vous parle franchement, cette lettre me fait grand plaisir : c'est le langage de Tilsit. L'Empereur peut compter sur moi, car je n'ai point changé de ton, vous le savez[17]. Il se mit alors, avec volubilité, à parler des moyens de s'entendre définitivement, après que Caulaincourt et Roumiantsof auraient tenu des conférences et préparé les bases de l'accord. Il désirait ardemment aller à Paris ; mais comment n'y rester que quelques jours, et pouvait-il s'absenter longtemps dans les circonstances présentes ? C'était un voyage qu'il réservait pour l'avenir, une récompense qu'il s'accorderait après de glorieux travaux. Quant à envoyer un homme de confiance, la difficulté était de le trouver. L'Empereur a vu par Tolstoï que je n'en avais pas ; en connaîtriez-vous un ici ? J'ai choisi Tolstoï parce qu'il n'est pas intrigant ; eh bien, il ne mène pas les affaires. L'Empereur n'est pas content de lui : de vous à moi, je m'en aperçois depuis longtemps. Il penchait donc pour une entrevue à mi-chemin, il irait comme un courrier, afin de se rencontrer plus tôt avec son allié. En attendant, il voulait que l'on fît connaître à l'Empereur ses sentiments : Parlez-lui de ma reconnaissance... Au revoir, général, ajouta-t-il en congédiant M. de Caulaincourt ; êtes-vous encore fâché de votre négligé ? Moi, je suis bien aise de vous avoir vu. Et le rapport de l'ambassadeur se termine ainsi : Le soir, au bal, l'empereur me parla plusieurs fois, me répéta : J'ai relu plus d'une fois la lettre de l'Empereur, voilà des paroles de Tilsit. Je l'assurai qu'on n'en avait jamais proféré d'autres[18]. Le premier mouvement d'Alexandre avait été l'enthousiasme ; le second fut la réflexion, et celle-ci réveilla la défiance. Le soupçon qui nous saisit aujourd'hui, quand nous lisons la lettre du 2 février et que nous songeons aux circonstances dans lesquelles elle fut écrite, au besoin qu'avait Napoléon de s'épargner une réponse positive au sujet de la Prusse, de suspendre et de déplacer le débat, Alexandre et Roumiantsof l'éprouvèrent fortement ; ils craignirent — c'est Caulaincourt qui parle — que le partage proposé ne fût un moyen de changer la question et de rester en Silésie, sans que la Russie fût en position de demander pourquoi[19]. Cette pensée, faisant suite à toutes celles qui, depuis trois mois, assiégeaient le Tsar, empoisonnait sa joie ; elle devint si absorbante qu'il lui fallut à tout prix un éclaircissement. Roumiantsof fut chargé de tâter Caulaincourt, de le presser au besoin, et c'est ainsi que, dans la première conférence entre les deux négociateurs, la Prusse devint l'objet principal d'un entretien dont la Turquie semblait appelée à faire tous les frais. Ce que le ministre russe voulait obtenir, ce qu'il réclamait sans se lasser, c'était l'assurance que nos offres nouvelles emportaient renonciation expresse au projet sur la Silésie. Un mot, disait-il, un mot suffirait. Caulaincourt n'était pas autorisé à le prononcer, et ses réponses parurent si peu satisfaisantes que le Tsar se crut obligé d'appuyer en personne les sollicitations de son représentant. Le 1er mars, l'ambassadeur dînait au palais ; il fut naturellement question de la lettre impériale, et Alexandre, employant cet artifice de langage qui consiste, au lieu de formuler une demande directe, à supposer accompli ce que l'on désire, s'exprima de la sorte : Je suis enchanté qu'il ne soit plus question de la Silésie. Franchement, cette question du partage de l'empire ottoman doit annuler tout ce qui a été proposé et dit sur la Prusse depuis Tilsit, cela rétablit la question telle que l'a consacrée le traité[20]. A ce rappel, Caulaincourt opposa les nécessités de la lutte contre l'Angleterre, qui ne permettaient point de remplir encore les obligations respectivement contractées ; il reconnut que l'évacuation de la Prusse restait en suspens, mais montra les armées russes dans les Principautés, et son explication se résuma dans une phrase empruntée aux instructions de son maitre : L'empereur Napoléon demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu'il ne la presse[21]. Alexandre dut se contenter de cette réponse, qui semblait renfermer une promesse d'évacuation à terme, et ne refusa plus de nous suivre en Orient. Sur ce terrain, abordant d'emblée la question capitale, il se montra d'une modération inattendue : Constantinople, dit-il, est un point important, trop loin de vous et que vous regarderez peut-être comme trop important pour nous. J'ai une idée ; pour que cela ne fasse pas de difficultés, faisons-en une espèce de ville libre[22]. Après cette déclaration, qui semblait faciliter grandement la biche du négociateur français, Alexandre alla plus loin que Constantinople et se laissa entraîner au fond de l'Asie. Il admettait l'expédition aux Indes, malgré ses répugnances premières, et fournirait le nombre de soldats indiqué par Napoléon. Je les lui choisirai en ami[23], disait-il. La plus grande partie d'entre eux passerait avec nous par Constantantinople et l'Asie Mineure ; d'autres débarqueraient à Trébizonde, sur la mer Noire, et à Astrabad, au sud de la Caspienne ; peut-être ensuite pourrait-on s'acheminer au but suprême par Bénit et l'Afghanistan. Au reste, concluait le Tsar, c'était aux deux représentants à convenir des moyens, à prévoir les difficultés et à les résoudre : lui-même ne voulait voir Napoléon que pour consacrer l'accord. Il acceptait définitivement l'entrevue, en Allemagne, à Weimar ou à Erfurt, et ne se ferait pas attendre au rendez-vous, dût-il aller jour et nuit[24]. Pour répondre à cette impatience, Roumiantsof et Caulaincourt se mirent enfin à l'œuvre et, le 2 mars, commencèrent à partager. Il y eut d'abord entre eux un moment d'hésitation et de réserve ; ainsi deux adversaires en combat singulier, quand les épées se touchent et que les regards se croisent, s'observent quelque temps et s'attendent, chacun d'eux espérant que l'autre va s'engager le premier et se découvrir. Cette tactique avait été prescrite à Caulaincourt par Napoléon, mais il se trouvait que Roumiantsof l'avait également jugée bonne et ne voulait point s'en départir. Suivant lui, l'empereur Napoléon ayant pris l'initiative du projet, c'était à ce monarque qu'il appartenait de faire connaître ses vues et de fournir des bases à la discussion. Et d'abord, de quel partage s'agissait-il ? Était-ce de celui dont il avait été question à Tilsit et qui laissait aux Turcs la Roumélie avec Constantinople ? Fallait-il partager toute la Turquie d'Europe ? Irait-on jusqu'à se distribuer les possessions ottomanes d'Asie et d'Afrique ? La réponse de Caulaincourt était invariablement la même ; c'était que l'on devait s'expliquer en vue de toutes les hypothèses, que les instructions de Napoléon ne précisaient et n'excluaient rien. Enfin, désespérant d'amener son interlocuteur à l'offensive, Roumiantsof se résigna à la prendre, et alors commença l'une des plus extraordinaires négociations dont nos archives aient conservé le secret. Le ministre et l'ambassadeur causent familièrement, seul à seul : devant eux, une table chargée de cartes. Ensemble, avec cette politesse raffinée et même sur ce ton d'aimable légèreté que les diplomates d'autrefois se piquaient de donner à leurs débats, ils cherchent une solution improvisée aux plus redoutables problèmes que puisse soulever la politique ; ils répartissent plus de territoires, de provinces, de royaumes que n'eut jamais à en distribuer congrès solennellement réuni, et rivalisant de courtoisie dans la forme, d'âpreté dans le fond, jouant serré, mais jouant avec grâce, se disputent courtoisement les contrées les plus illustres, les mieux situées et les plus enviées de l'univers. On raisonna d'abord dans l'hypothèse du partage restreint, et les cartes furent déployées : L'AMBASSADEUR. — Cherchons ce qui vous convient ; que désirait l'empereur à Tilsit ? il doit savoir aussi ce que voulait l'empereur Napoléon. LE MINISTRE. — Il ne s'est jamais expliqué là-dessus d'une manière bien positive. Il me semble que nous avions la Moldavie, la Valachie et la Bulgarie ; la France la Morée, peut-être l'Albanie, Candie. L'AMBASSADEUR. — Ce n'est pas tout ; que faisait-on du reste ? même en laissant la Roumélie aux Turcs, car c'est de ce système que nous parlons maintenant, n'est-ce pas, monsieur le comte ? LE MINISTRE. — Oui, nous désirons que vous ayez ce qui est à votre convenance. L'Autriche n'a rien fait, il lui faut peu de chose si elle agit, mais il sera bon de s'en servir. L'AMBASSADEUR. — Mais que lui donnez-vous ? LE MINISTRE. — La Croatie ; si c'est trop peu, quelque chose en Bosnie. L'AMBASSADEUR. — La Bosnie est le véritable chemin de l'Albanie. A vue de pays, c'est notre lot naturel ; mais vous oubliez la Servie. LE MINISTRE. — On peut la rendre indépendante, lui laisser son gouvernement sous votre influence et la nôtre. L'AMBASSADEUR. — Deux grandes influences dans un pays, n'est-ce pas comme deux maîtresses dans une maison ? LE MINISTRE. — Vous avez raison, cela aurait des inconvénients. On pourrait donner cette province à un archiduc d'Autriche. L'empereur Napoléon pourrait le choisir dans une branche cadette, pour que cela ne revînt jamais à la branche régnante. L'AMBASSADEUR. — N'avez-vous pas quelques engagements avec les Serviens ? LE MINISTRE. — Point sous ce rapport, seulement de ne point les livrer aux Turcs et de tâcher de leur obtenir un gouvernement particulier, même sous l'influence de la Porte, c'est-à-dire de ne point les livrer aux Turcs pour être massacrés. L'AMBASSADEUR. — Ce que vous prenez est immense. Toutes ces provinces se lient entre elles ; toute la population vous restera et sera pour vous, puisqu'elle est chrétienne, tandis que dans les autres la grande majorité des habitants est composée de Turcs qui suivront par conséquent le gouvernement ottoman dans sa fuite. Vos provinces seront donc peuplées et les nôtres désertes[25]. Roumiantsof ne releva pas cette objection de son adversaire. Aussi bien l'un et l'autre ne discutaient encore que pour la forme, à propos d'une hypothèse qu'ils sentaient sans fondement. Napoléon, en assignant Constantinople pour point de départ à l'expédition aux Indes, préjugeait la destruction de la Turquie et le démembrement total. Le débat devait nécessairement s'élargir, et c'était à ce moment que les convoitises se heurteraient sérieusement. Le premier, Roumiantsof déchira les voiles : Si les Turcs, dit-il, sont chassés d'Europe, ce qui me parait inévitable si on veut une expédition en Asie, car je doute qu'on obtienne le passage du Grand Seigneur à qui on aurait coupé d'avance bras et jambes, et même sans cela, s'ils sont, dis-je, chassés de Constantinople, ce que je regarde comme contraire à nos intérêts, à moins qu'elle ne soit donnée à un gouvernement invalide comme celui des Turcs, cette ville, par sa position, par la nôtre, par tous les intérêts de notre commerce dont la clef est au Bosphore et aux Dardanelles, nous revient, ainsi qu'un grand territoire qui comprenne ces points. L'AMBASSADEUR. — La clef de la mer Noire et celle de la mer de Marmara, c'est beaucoup pour une porte, monsieur le comte, ce serait déjà beaucoup d'en avoir une. Ceci, il nie semble, ne serait même proposable qu'en ayant chacun la sienne. LE MINISTRE. — L'une sans l'autre, ce n'est rien ; c'est la géographie et notre mer Noire, plus encore que notre intérêt politique, qui veulent que nous ayons Constantinople. Vous en êtes loin et vous aurez d'assez belles possessions pour n'avoir rien à nous envier[26]. Ces paroles, après lesquelles les deux interlocuteurs se hâtèrent d'aborder d'autres questions, comme s'ils n'eussent voulu pour cette fois qu'effleurer un terrain brûlant, se trouvaient en désaccord formel avec la pensée exprimée par l'empereur Alexandre quelques heures auparavant. Le ministre se montrait plus exigeant que son maitre, plus Russe que le Tsar : sans faire aucune allusion à l'idée de Byzance ville libre, il réclamait cette capitale et refusait même de la séparer des Dardanelles. Avait-il amené l'empereur à son opinion et exprimait-il la volonté définitive de son gouvernement ? Parlait-il seulement en son nom personnel ? Dans ses exigences, peut-être ne fallait-il voir qu'un moyen de discussion, l'une de ces prétentions que l'on met en avant pour se donner le mérite d'y renoncer. Si Caulaincourt nourrit d'abord cette illusion, une autre conférence, tenue le surlendemain, devait la dissiper complètement : la doctrine du ministre russe allait s'y affirmer avec plus de précision et d'énergie. Il s'engagea toutefois avec 'prudence, voulut préparer le terrain et débuta par offrir à l'empereur Napoléon u tout ce qui pouvait lui convenir. L'AMBASSADEUR. — Qu'entendez-vous par là, monsieur le comte ? LE MINISTRE. — Mais qu'outre la Morée et l'Archipel, par exemple, vous preniez l'Albanie, dont il n'a pas été question : ce pays est près de vous et offre des ressources précieuses à votre marine. L'empereur Alexandre a eu de lui-même l'idée que cela convenait à l'empereur Napoléon. Outre cela, vous pouvez encore acquérir l'Égypte, même la Syrie, si c'est à votre convenance. L'AMBASSADEUR. — L'Albanie n'a jamais pu faire question. Souvent vous me l'avez nommée, et avant-hier encore, comme une acquisition sur laquelle vous n'éleviez point de doutes. Ce que vous prétendriez nous offrir sans l'Albanie serait comme le don de la Valachie sans la Moldavie. Puis vous nous menez tout de suite en Asie, monsieur le comte. Je ne demande pas mieux que de vous suivre : cependant marchons pas à pas, classons nos idées et partageons d'abord l'Europe, car c'est de ce point qu'il faut, je crois, partir. LE MINISTRE. — Eh bien, la Valachie et la Moldavie, voilà ce qui nous convient, en y ajoutant la Bulgarie et peut-être même la Servie ; la France prendrait la Morée, l'Albanie, l'Archipel et une partie de la Bosnie ; l'autre partie et la Croatie seraient pour l'Autriche. Tout cela dans le cas où la Roumélie et Constantinople resteraient aux Turcs. L'AMBASSADEUR. — Depuis la dernière fois, vous avez bien augmenté votre lot, monsieur le comte ; si cela traîne, vous mangerez tout. L'Autriche ne vous remerciera pas du lot que vous lui faites. Je ne sais même trop que penser du nôtre. Voyez la carte ; la Servie est tout à fait hors de votre géographie. LE MINISTRE. — L'empereur n'y tient pas ; n'en parlons plus sous ce rapport, si vous ne voyez pas la chose admissible. Alors donnez-la, comme nous avons dit, à un archiduc d'une branche cadette ou à un prince quelconque de l'Europe, celui de Cobourg par exemple, si vous voulez, ou tout autre. Si vous désirez nous obliger, faites-en la dot d'une de nos grandes-duchesses (celle que vous voudrez), quoique la propriété du mari, si vous le croyez nécessaire. Étant de la religion grecque, elle ralliera au prince qu'on lui fera épouser tous les habitants de ce pays : ils sont plus que fanatiques, et quand j'ai cette idée, je crois servir la cause de la paix et indiquer le seul moyen de maintenir la tranquillité parmi ces sauvages. Peut-être même serait-il bon de stipuler que les enfants seront élevés dans la religion grecque. Je n'attache au reste aucune importance à cette idée, qui m'est toute personnelle. L'AMBASSADEUR. — L'Empereur serait sûrement fort aise de faire quelque chose qui serait personnellement agréable à la famille impériale ; mais la Servie serait une médiocre dot pour une grande-duchesse avec l'obligation d'y rester. Mettre ainsi une de ces princesses entre vous et nous, ne serait-ce pas agir de fait contre vos principes sur les inconvénients du contact entre grandes puissances et donner lieu peut-être à quelques difficultés, car vous régnerez de fait où sera cette princesse. Comme vous voyez, j'abonde dans votre sens ; au reste, vous savez que je n'ai pouvoir ni pour vous refuser ni pour vous accorder. LE MINISTRE. — Que ce pays soit donc indépendant, c'est tout ce que nous voulons dans l'état de choses dont nous parlons[27]. Après cette escarmouche, la bataille allait-elle se livrer ? Roumiantsof commença de s'acheminer à la position principale, mais par d'ingénieux détours. Nous voulons, disait-il, vous obliger, vous seconder de toutes nos forces ; mais cette coopération, précisément parce qu'elle sera sans limites, doit entraîner de grands profits, des avantages qui parlent aux yeux, frappent la nation, la rallient au nouveau système et ne lui paraissent pas disproportionnés avec les sacrifices exigés d'elle : C'est pour vous que nous irons aux Indes ; nous n'y avons aucun intérêt personnel. L'AMBASSADEUR. — On dirait que vous n'êtes pas en guerre avec l'Angleterre ? Nous voulons aussi vous obliger, monsieur le comte, et surtout faire quelque chose qui attache votre nation à son maître : voilà notre but dans cette affaire, croyez-moi ! Vous et moi ne pouvons que jeter des idées en avant, tâcher de prévoir les difficultés pour qu'on s'entende plus tôt : voilà notre rôle, car je ne puis rien stipuler, vous le savez. Abordons donc franchement la question. Avant de répondre à cette provocation, le 'hisse essaya encore une fois d'assurer ses derrières. Ressaisi par une crainte ou un scrupule, il revint brusquement à la Prusse et fit cette réserve : Il faudra toujours s'entendre et s'expliquer sur la Silésie. L'AMBASSADEUR. — On voit bien que les distances ne sont rien en Russie. Quel rapport la Silésie peut-elle avoir avec le grand objet dont nous nous occupons ? Je suis fâché que vous n'ayez pas encore fait rédiger vos vues, nous irions plus vite[28]. Roumiantsof répliqua que le mieux serait de dresser un projet commun, d'écrire au fur et à mesure que l'accord se ferait, et se décidant enfin à prononcer son attaque : cc Parlons de Constantinople, dit-il : notre lot est de l'avoir, notre position nous y mène comme au Bosphore et aux Dardanelles. La Servie doit alors être donnée en toute propriété à l'Autriche, ainsi qu'une partie de la Macédoine et de la Roumélie jusqu'à la mer pour que cette puissance nous sépare, d'après le principe émis dans la note de l'empereur Napoléon à Tilsit que, pour rester amis, il ne faut pas être voisins. Cet arrangement attachera bien plus que vous ne pouvez le penser ce pays à votre système, à votre dynastie ; votre cause sera la nôtre. Vous aurez le reste de la Macédoine et la partie de la Roumélie qui est à l'ouest ; en général, tout ce qui vous conviendra, toute la Bosnie, si vous voulez, en compensation de ce que l'Autriche aurait en Roumélie et Macédoine pour nous séparer. De plus, l'Égypte, la Syrie, si cela vous convient. L'AMBASSADEUR. — La part n'est pas égale. Constantinople à lui seul vaut mieux que tout ce que vous nous offrez en Europe ; vous n'êtes pas généreux aujourd'hui, monsieur le comte. LE MINISTRE. — C'est plutôt vous qui auriez tout. Qu'est-ce que c'est que Constantinople et ce qui l'entoure quand il n'y aura plus de Turcs ? Enfin, comment voyez-vous la chose ? L'AMBASSADEUR. — Constantinople m'effraye, je vous l'avoue. C'est un beau réveil que d'ouvrir les yeux empereur de Constantinople. De votre frontière actuelle jusque-là, c'est un empire tout entier. Quelle position, on peut dire, sur deux parties du monde ! Ce sont de ces idées avec lesquelles il faut se familiariser pour oser en parler. LE MINISTRE. — La géographie le veut ainsi, autant que l'intérêt de notre commerce ; elle a bien voulu autre chose pour vous. Ce n'est pas aussi avantageux que vous croyez, c'est loin de nous, ce sera une ville et un pays sans habitants, mais notre position est telle que nous ne pouvons pas ne point tenir à Constantinople et aux Dardanelles, à cause de la mer Noire. L'AMBASSADEUR. — Je ne comprends pas bien la possibilité de l'acquisition de Constantinople, mais si on l'admettait, je vous avoue que je ne consentirais pas à celle des Dardanelles par la même puissance. LE MINISTRE. - A qui les donneriez-vous donc ? L'AMBASSADEUR. — Je les prendrais pour la France. LE MINISTRE. — Pourquoi cela ? Quel avantage trouveriez-vous à vous rapprocher autant de nous ? L'AMBASSADEUR. - Si on pouvait vous accorder Constantinople, il faudrait nécessairement qu'il en résulte de grands, même d'étonnants avantages pour la France ; où les chercher en Europe ? Je n'en vois pas ! En Asie, serait-ce l'Égypte, la Syrie ? Cela peut-il se comparer ? Enfin, vous nous les offrez, il faut un moyen de communiquer avec ces acquisitions, et je ne le trouve avec sûreté que par les Dardanelles. Alors encore, je vous demanderais si vous nous seconderiez pour conquérir ces deux provinces. Après tout, en me parlant de la Syrie et de l'Égypte, vous avez prétendu nous obliger, monsieur le comte ; de quel prix est cette offre, sans les Dardanelles ? LE MINISTRE. — L'empereur ne s'est pas expliqué sur cette coopération particulière, mais vous savez comme il est coulant sur toutes ces choses, et que tout ce qui prouve le prix qu'il met à cette alliance et arrange l'empereur Napoléon est facilement adopté par lui. Mais notre commerce, monsieur l'ambassadeur ! Du vivant de l'Empereur on ne l'inquiétera pas, je veux le croire ; mais ensuite quelle sûreté aura-t-il si vous avez cette clef ? L'AMBASSADEUR. — Votre commerce ne consiste que dans les productions de votre sol. Toute l'Europe en a besoin, la France comme les autres puissances. Ce sont leurs bâtiments qui les transportent et non les vôtres : quel dommage pourriez-vous donc éprouver de notre position aux Dardanelles ? Aucun, je vous assure ; c'est la vôtre qui peut Gêner tout le monde, la nôtre personne. LE MINISTRE. — Voyez tout ce que vous acquérez de cette manière ; quelle influence ! et nous, qu'aurons-nous ? une ville d'un grand nom et rien de plus. J'aimerais cent fois mieux le second. L'AMBASSADEUR. — La comparaison ne nuit pas à Constantinople. LE MINISTRE. — Les lies sont pour vous une richesse incalculable, elles vous donneront d'excellents matelots. L'Égypte et la Syrie, vous en disposerez pour qui vous voudrez, et nous, qu'aurons-nous pour cela ? Si vous tenez aux Dardanelles, ne pourriez-vous pas nous donner la Servie ? L'AMBASSADEUR. — De cette manière, vous vous mettez dans notre poche en disant que vous ne voulez pas nous avoir dans la vôtre. Que laissez-vous à l'Autriche, puisqu'on s'en sert ? Voyez la carte, monsieur le comte, la géographie ne veut décidément pas que la Servie soit à vous. Nous parlons aussi de l'Asie, c'est là que vous pouvez prendre. Trébizonde est sous votre main. Voilà une belle acquisition pour le ministre du commerce ; en tout, monsieur le comte, faites cette réflexion : tout ce que vous acquérez se touche et consolide votre puissance, tout ce que vous nous proposez est pour la nôtre presque au bout du monde. Vous serez donc en tout état de cause forts partout et nous faibles. LE MINISTRE. — Mais jusqu'où viendriez-vous et par où, si vous aviez les Dardanelles ? L'AMBASSADEUR. — Mais au moins jusqu'à Rodosto ; on pourrait prendre pour frontière la chaîne des montagnes depuis Pristina jusque vers Andrinople. LE MINISTRE. — Mon opinion est que nous ne pouvons céder ni Constantinople ni les Dardanelles. Au reste, je prendrai les ordres de l'empereur ; peut-être sera-t-il plus facile. Nous voulons, soyez-en certain, vous aider, vous seconder de toutes manières, et que vous ayez tout ce qui est à votre convenance ; nous devons trouver les mêmes sentiments dans l'empereur Napoléon pour ce qui est à la nôtre[29]. A qui le Tsar, auquel Roumiantsof offrait de s'en référer, donnerait-il raison ? Serait-ce à son ministre, héritier des traditions moscovites dans toute leur rigueur ? Serait-ce à l'ambassadeur, qui pouvait se réclamer des espérances primitivement données ? Admettrait-il au moins le moyen terme suggéré par la France ? Pendant quelques jours, il fut inabordable : le carême et les dévotions qui en étaient la suite interrompaient toutes les affaires : la Russie officielle s'était mise en retraite ; que sortirait-il de son recueillement ? Lorsque Alexandre se montra de nouveau à notre envoyé, son abord fut plus gracieux que satisfaisant. — Il parait que vous vous entendez bien avec Roumiantsof, lui dit-il, et que cela avance. L'AMBASSADEUR. — Nos opinions sont différentes pour Constantinople et les Dardanelles, quoique je n'aie rien à accorder ni à refuser. C'était au reste la première idée de Votre Majesté. Elle pensait qu'il faudrait peut-être rendre cette ville indépendante. L'EMPEREUR. — Les choses sont changées. L'Empereur demande une expédition dont il n'était pas question. On s'entendra, soyez-en sûr ; il est des choses auxquelles je suis obligé de tenir même pour marcher franchement et continuer votre système[30]. Alexandre ne nommait pas Constantinople : il avait encore la pudeur de ses ambitions, mais on sentait qu'une évolution s'était opérée en lui, et Caulaincourt apprit bientôt quelles influences l'avaient déterminée. Malgré le secret promis, quelques avis avaient été demandés, des conseils avaient été tenus, l'opinion la plus envahissante, celle de Roumiantsof, y avait toujours prévalu, et les arguments produits avaient pleinement persuadé l'empereur. Amené peu à peu aux exigences suprêmes, il s'y tiendrait désormais, parce que le raisonnement et le calcul, plus encore que la passion, les lui montraient nécessaires. Il s'était convaincu que l'instant était décisif pour l'avenir de son État. Depuis cent ans, se disait-il, la Russie désire Constantinople pour sa gloire, les Détroits pour son intérêt ; dans sa marche vers ce double but, la jalousie des puissances européennes Pa constamment arrêtée. Aujourd'hui l'Europe n'existe plus ; elle est remplacée par un homme qui fait et défait les empires à son gré, qui tranche par l'épée les problèmes dont la diplomatie se bornait autrefois à ajourner la solution. Cependant, il se trouve que ce conquérant ne petit assurer son œuvre et briser l'Angleterre sans le concours de la puissance moscovite. Sous peine de manquer à sa destinée, la Russie doit profiter d'une occasion peut-être unique dans le cours des siècles, arracher à Napoléon ce qu'elle n'obtiendra jamais après lui de l'Europe reconstituée et s'assurer la conquête sans égale qui la fera souveraine de l'Orient. Se sentant soutenu, Roumiantsof demeura intraitable. Les prétentions respectives furent consignées par écrit, et leur divergence s'accentua. On se trouva en présence de deux systèmes de partage bien définis, et dans cet essor de deux grandes ambitions, dans cette marche audacieuse et pourtant raisonnée de la France et de la Russie à travers le Levant, les Dardanelles restaient le point de rencontre et de conflit. On s'était abandonné sans combat d'immenses espaces ; autour de ce coin de terre, autour de cette langue de chat[31], comme l'appelait Roumiantsof en faisant allusion à la forme de la presqu'île de Gallipoli, l'attaque et la défense réunirent leur effort. Le 9 mars, on lutta quatre heures : le 10, la discussion reprit, sans se renouveler : mêmes demandes, mêmes réponses, mêmes arguments. Roumiantsof mettait toujours en avant des nécessités politiques et économiques, sachant faire valoir les unes et les autres avec une égale compétence, car il était resté ministre du commerce tout en devenant ministre des affaires étrangères : De cette manière, écrivait tristement Caulaincourt, il est toujours deux contre un[32]. Le comte revenait aussi à sa tactique enveloppante,
essayait d'ébranler son adversaire en lui offrant sur tous les autres points
des avantages de plus en plus importants. C'est ainsi qu'après s'être
prononcé d'abord contre la coopération de la Russie à la conquête pour notre
compte de l'Égypte, de la Syrie, des Échelles, il se laissa aller peu à peu à
la promettre, graduant savamment ses concessions. Sa cour, dit-il d'abord,
nous garantirait formellement, sinon l'Égypte et la Syrie, trop éloignées
d'elle, au moins les ports d'Asie Mineure, et ferait de leur abandon à la
France l'une des conditions de sa paix future avec l'Angleterre. — Mais nous
aiderait-elle dès à présent, répliquait Caulaincourt, à en prendre possession
? Roumiantsof refusa en premier lieu, puis fit une distinction ; la Russie ne
saurait agir par terre, la guerre de Suède, la conquête de la Turquie et
l'expédition aux Indes devant occuper toutes ses armées, mais ses forces
navales de la Méditerranée restaient disponibles et pourraient nous être
confiées, ainsi que l'ambassadeur en avait exprimé le désir. Roumiantsof
n'admettait pas cependant qu'un tel prêt pût avoir lieu sans condition ni
réserve ; il renvoyait Caulaincourt à traiter ce point avec l'amiral
Tchitchagof : La marine, disait-il, a un chef particulier ; ce chef est comme le Dieu
d'Israël, un dieu jaloux de tous les autres dieux, et par-dessus le marché un
dieu un peu entêté[33]. Au lieu d'aller
chez l'amiral, Caulaincourt eut l'heureuse idée d'aller chez l'empereur : il
en rapporta une décision par laquelle ce prince se dessaisissait purement et
simplement au profit de son allié, pendant la durée de la guerre, de toute
autorité sur ses propres vaisseaux de la Méditerranée. Alexandre connaissait
Caulaincourt et savait qu'un procédé agissait sur lui plus sûrement qu'une
exigence, mais il avait compté sans les instructions positives qui liaient
notre envoyé et paralysaient ses intentions conciliantes. Sur le point
principal, le désaccord subsistait irrémédiable, le cabinet impérial n'ayant
point la volonté uni Caulaincourt le pouvoir de céder. La Russie essaya pourtant de se donner les airs de la condescendance. Comme moyen de communiquer par terre avec nos futures possessions de l'Anatolie, elle nous offrit, à défaut des Dardanelles, une route militaire qui traverserait la Roumélie, devenue province moscovite, franchirait le détroit et tiendrait l'Asie constamment ouverte à nos troupes. Caulaincourt repoussa ce moyen de transaction, mais s'avisa de lui en substituer un autre. Les deux forts ou châteaux des Dardanelles, qui tiennent sous le feu de leur artillerie le mince détroit auquel ils ont donné leur nom, s'élèvent, l'un sur la côte d'Europe, l'autre sur celle d'Asie ; ne pourrait-on donner le premier à la Russie et, réserver le second à la France ? Chacun aurait ainsi sa Dardanelle. Roumiantsof répondit que tout arrangement par lequel son maitre n'obtiendrait pas la position entière, sans restriction d'aucune sorte, serait pire à ses yeux que la prolongation de l'état présent, qui, au moins, ne préjugeait point l'avenir et le laissait ouvert à toutes les espérances[34]. Une dernière fois, Caulaincourt voulut en appeler du ministre au souverain. Il eut avec celui-ci une conversation définitive : Roumiantsof m'a lu ses vues, dit Alexandre ; j'ai fait peu de changements et tous à votre avantage. Ma foi, vous avez un beau et bon lot. L'AMBASSADEUR. — C'est plutôt celui que Votre Majesté s'est fait, qui est beau et bon : tout se lie, tout se tient ; il a l'avantage de la position géographique et de la population. L'EMPEREUR. — Et vous ! quel nombre de possessions, sans compter l'Albanie et la Morée ! L'AMBASSADEUR. — Des morceaux partout, et tous loin de nous. L'EMPEREUR. — Comment ! cela touche à la Dalmatie, à Cattaro, et tient à l'Italie, à toutes vos possessions. L'AMBASSADEUR. — Oui, Sire, si Votre Majesté avait les États de l'empereur d'Autriche et qu'elle nous les donnât. Avec cela nous toucherions à ces possessions. Sans cela, il n'y a que la mer entre, tandis que dans le lot de Votre Majesté tout se lie à ce qu'elle a déjà. L'EMPEREUR. — II faut faire quelque chose qui dure, qui inspire de la confiance, qui prouve que notre système actuel est le meilleur. Je vous l'assure, je suis modéré dans mes prétentions ; je ne demande que ce que l'intérêt du pays me force à exiger, et ce sur quoi je ne puis céder. L'AMBASSADEUR. — Je demande cependant à Votre Majesté la permission de la ramener à la première idée qu'elle avait eue, celle d'un gouvernement indépendant à Constantinople. L'empereur Napoléon sera, soyez-en sûr, de cet avis. L'EMPEREUR. — Je n'avais pas envisagé alors l'importance de tout ce que l'Empereur me demandait. Regardez ce que je vous ai dit sur cela comme non avenu. Si je fournis une armée pour aller dans l'Inde, il faut qu'il en résulte des avantages qui dédommagent la Russie de ses sacrifices, il ne faut donc point laisser de doutes sur la possession de Constantinople. L'AMBASSADEUR. — Mais les Dardanelles, Sire ? Si Votre Majesté les possède avec Constantinople, le passage sera moins libre que le Sund, qui a cependant une puissance différente sur chaque rive. L'EMPEREUR. — Ne soyons pas voisins ; je me rappelle les bons conseils de l'empereur Napoléon. Je ne puis céder sur ce point, Roumiantsof vous l'aura dit. Moi ni personne ne pourrait sortir de chez moi ni entrer, sans votre permission, si vous étiez là. Je suis sans aucun doute sur les intentions de l'empereur Napoléon, mais je ne veux rien faire qui laisse de l'inquiétude à l'opinion, ni de l'incertitude entre nous. On attend depuis longtemps un résultat. Faites qu'il soit digne de l'Empereur ; il faut qu'on voie enfin les avantages que vous nous avez tacitement promis. Ces échelles du Levant, savez-vous que c'est ce qu'il y a de plus riche, de plus populeux ! Smyrne, quelle richesse ! En général, votre position est superbe sous tous les rapports. L'AMBASSADEUR. — Votre Majesté parle de notre position ; qu'est-elle, cependant ? L'attitude de gens prudents que l'Angleterre force à être prévoyants ; rien de plus ! Après tout, pouvons-nous jamais être l'ennemi de la Russie ? Nous sommes trop loin d'elle, Sire, et quand nous nous en rapprocherons, ce ne sera que pour marcher avec elle. L'ennemi de la Russie, Sire, c'est l'Autriche. Si le partage a lieu, elle le sera plus que jamais. La géographie ne peut pas vous en faire un allié ; mais, grâce à nos guerres avec elle, Votre Majesté n'en a rien à redouter pendant un demi-siècle ; la France a donc encore rendu ce service à la Russie ; cet avantage ne peut échapper à la politique, qui calcule tout. Quand l'impartialité pèsera tout en Russie, Sire, on n'aura jamais mi doute sur les intentions de la France à son égard ; jusque-là on sera plus d'une fois injuste, mais l'empereur Napoléon n'en sera pas moins le fidèle allié de l'empereur Alexandre. Je reviens à la Turquie, Sire. Votre Majesté nous offre en Asie ce que nous ne demandons pas et nous compte ce qu'elle nous offre. L'EMPEREUR. — Sans l'Asie, vous avez encore le plus beau lot à cause de votre marine. L'AMBASSADEUR. — Votre Majesté nous offre une route militaire pour aller aux échelles du Levant ; mais d'où partent ces Échelles ? Des Dardanelles d'Asie probablement ; sans cela, quelle sûreté pour cette route ? Puis, elle nous porte réellement en compte ce qu'elle nous offre en Asie pour ce qu'elle prend en Europe ; passe encore si elle nous offrait de nous aider à en faire la conquête indépendamment de l'expédition des Indes ; de cette manière cela acquerrait peut-être quelque prix ! L'EMPEREUR. — Prenez en Asie tout ce que vous voudrez, excepté ce qui touche aux Dardanelles : cela ôterait tout le prix à ce que vous nous donneriez. Quant à cette coopération pour la conquête des Échelles, je l'avais toujours refusée ; je n'avais promis que ma garantie ; mais je ne veux pas vous refuser ce soir tout ce que vous me demandez. Si les bases que j'ai proposées sont adoptées, que le grand partage ait lieu et que je sois par conséquent aux Dardanelles et à Constantinople, je coopérerai avec vous à cette conquête, mais non compris la Syrie et l'Égypte. L'AMBASSADEUR. — Votre Majesté y met sûrement une obligeance qui me pénètre de reconnaissance ; mais j'ai l'honneur de lui observer que je ne fais que causer sur l'Asie pour faciliter les moyens de s'entendre ; j'ignore les intentions de l'Empereur. Je ne puis ni accepter, ni refuser, ni donner. Je n'ai d'autre mission que de présenter les moyens de s'entendre et de raisonner dans ce sens. Si j'ai donc dit trop ou trop peu dans toute la négociation, je prie Votre Majesté d'en rejeter le blâme sur moi, car l'Empereur ne m'a donné aucune autre instruction que celles qui sont dans la lettre qu'elle a reçue de lui. L'EMPEREUR. — Vous faites votre devoir en cherchant à rendre votre lot le meilleur possible, c'est tout simple. Mais l'Empereur appréciera mes raisons ; j'espère beaucoup puisque voilà une occasion de faire pour moi ce que son amitié m'a toujours promis[35]. Après des déclarations aussi fermes, il était difficile d'admettre que la Russie n'eût point dit son dernier mot par la bouche de son souverain. Notre ambassadeur, se rappelant alors que sa mission se bornait à pénétrer les vues de la cour copartageante, en s'efforçant de les ramener à leur expression la plus modérée, jugea inutile de prolonger le débat et crut l'heure venue de transmettre à Napoléon les résultats de son travail. Il pria Roumiantsof de rédiger son projet sous une forme plus détaillée, en ayant soin de spécifier les objections et réserves qui s'étaient produites de notre part ; il en résulta une note entièrement écrite de la main du ministre, où l'on voyait apparaître dans leur ensemble, en parallèle et en opposition, avec leurs différences caractéristiques dans le fond et la forme, les deux plans de partage, l'un français, l'autre russe, qui s'étaient développés au cours des conférences[36]. Le projet français n'est qu'une esquisse tracée par son auteur d'une main timide, d'après des instructions sommaires, et réservant sur tous les points l'approbation du maitre. On y voit pourtant la France, s'élançant de l'Adriatique et de la mer Ionienne, dévorer toute la partie occidentale de la péninsule jusques et y compris Salonique ; la Russie, partant de sa frontière actuelle, s'approprie d'abord la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie ; elle franchit ensuite le Danube, s'étend sur la Bulgarie, l'Autriche suivant une marche parallèle en Serbie et en Macédoine. Pour Constantinople, les Dardanelles, la côte septentrionale de la mer Égée, le projet laisse le choix entre deux solutions : d'après hi première, Constantinople, avec les Dardanelles et un territoire à fixer, est érigée en principauté autonome ; l'Autriche s'empare des parties maritimes de la Macédoine, à l'exclusion de Salonique. Dans la seconde hypothèse, la partie russe va se rétrécissant depuis les Balkans jusqu'au Bosphore, et la ville de Constantinople en forme l'extrême pointe ; la partie française, dépassant Salonique, s'allonge sur la rive de l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, englobe cette position et vient affleurer la Propontide. L'Autriche est écartée de la mer, mais regagne en épaisseur ce qu'elle perd en longueur ; établie en Serbie, elle déborde sur les provinces environnantes, Croatie turque, Bosnie, haute Macédoine ; confinée dans l'intérieur des terres, elle y reçoit une position mieux assurée. Hors d'Europe, la France prend acte de l'offre qui lui est faite de l'Égypte, de la Syrie, des échelles d'Anatolie, du secours qu'on lui propose pour acquérir et conserver ces régions ; elle accepte dès à présent la mise à sa disposition de la flotte moscovite. Par contre, la Russie pourra prendre en Asie, vers Trébizonde, une compensation soit à l'abandon de Constantinople, si elle se détermine à y renoncer, soit à l'établissement de la France aux rives de l'Hellespont. Dans le projet russe, tout se précise, tout s'accentue ; à le lire, il devient possible de dresser la carte de l'Orient franco-russe, telle que la rêvaient Alexandre et Roumiantsof. La nouvelle frontière de l'empire, enveloppant les Principautés, suit d'abord le contour des Carpathes jusqu'au Danube ; elle franchit ensuite ce fleuve, s'appuie quelque temps à la Serbie, puis s'infléchit au sud-est pour rejoindre le cours de la Maritza, l'ancien Hémus, qu'elle longe jusqu'à la mer. Se détournant alors franchement vers l'est, elle borde l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, se continue sur la rive européenne de ce détroit, laissant la rive asiatique aux Turcs, contourne la Propontide, et, après avoir englobé Constantinople avec un rayon de quelques lieues en Asie, vient aboutir à la mer Noire. La part de l'Autriche se juxtapose à celle de la Russie depuis le Danube jusqu'à l'Archipel, son tracé se modelant à l'est sur la nouvelle frontière moscovite. Au couchant, toute liberté est laissée à la France pour délimiter ses possessions et celles de l'Autriche en Croatie, Bosnie, Serbie et Macédoine, à condition de respecter le principe de la non-contiguïté des empires français et russe ; il demeure spécifié d'ailleurs, non seulement que Salonique nous appartiendra, mais que l'Autriche devra nous garantir cette importante acquisition. La France obtient en totalité l'Albanie, l'Épire, la Thessalie, la Grèce propre, le Péloponnèse, les Iles ; au delà des mers, elle se prolonge en Égypte, en Syrie, sur le rebord occidental de l'Asie Mineure, et le mémoire énumère complaisamment toutes les facilités que la Russie nous offre pour nous approprier ces régions : libre usage de sa flotte méditerranéenne, route militaire coupant les Dardanelles, garantie des échelles d'Anatolie, enfin, dernière concession du Tsar, coopération d'une armée de terre à la conquête de ces riches comptoirs. D'autre part, la Russie refuse Trébizonde et renonce d'avance à tout prélèvement sur les conquêtes qui pourront être faites en commun dans les Indes : elle traversera l'Asie à notre intention, sans y rien prétendre pour elle-même ; au lieu de disperser ses ambitions, elle les concentre sur l'empire nouveau qu'elle aspire à se créer en Europe et dont Byzance sera capitale. La dernière partie du mémoire se rapportait à un point essentiel et délicat : plus qu'aucune exigence territoriale, elle devait déplaire à Napoléon. On a vu que le plan de l'Empereur repoussait tout engagement préalable à l'entrevue. Jusque-là, il fallait que tout restât vague, indéterminé, flottant, quant aux conditions du partage, afin que Napoléon, se rencontrant avec Alexandre sans avoir enchaîné à l'avance aucune de ses décisions, pût reprendre, s'il y avait lieu, la question tout entière, la traiter et la résoudre suivant ses libres inspirations. Malheureusement, il semblait que l'on eût à Pétersbourg deviné ce calcul et voulu le déjouer : on acceptait l'entrevue, mais on y mettait une condition, c'était que Napoléon adhérerait tout d'abord aux principes énoncés par la Russie et admettrait dans ses traits principaux, sinon dans ses détails, le projet de partage formulé : la note de Roumiantsof posait expressément cette réserve. On eût dit que le Tsar eût voulu se prémunir contre ses propres faiblesses et ne plus se livrer sans défense aux séductions du génie. Au reste, ce prince et son conseiller affectaient la plus entière confiance dans les intentions de l'Empereur : il serait plus juste que son envoyé n'était traitable, disaient-ils à Caulaincourt sur un ton d'amical reproche, et ils lui répétaient : Vous perdrez votre procès[37]. Alexandre crut néanmoins nécessaire de tenter une démarche personnelle auprès de Napoléon. Il devait une réponse à la lettre du 2 février : il la rédigea de manière à en faire la ratification expresse et pressante du mémoire ministériel. Il s'y exprime avec émotion, accentue la note affectueuse et tendre, mais, au milieu des assurances de son dévouement et de sa gratitude, sait par deux fois glisser une allusion aux préliminaires indispensables de l'entrevue. Sa lettre ne laisse d'ailleurs aucun doute sur sa volonté réfléchie d'applaudir et de participer au bouleversement du monde, pourvu qu'on lui abandonne l'objet principal de son ambition, et d'aller chercher jusqu'aux Indes les clefs de Constantinople. Répondant à l'Empereur point par point, il cherche à élever sa pensée au niveau des conceptions colossales de son allié, sans atteindre à une égale splendeur de langage. Monsieur mon frère,
dit-il, la lettre de Votre Majesté du 2 février m'a
replacé au temps de Tilsit, dont le souvenir me restera toujours si cher. En
la lisant, je croyais me retrouver à ces heures que nous passions ensemble et
ne puis assez lui en exprimer tout le plaisir qu'elle m'a causé. Les vues de
Votre Majesté me paraissent aussi grandes que justes. Il était réservé à un
génie aussi supérieur que le sien de concevoir ce plan si vaste. C'est ce
même génie qui en guidera l'exécution. J'ai exprimé avec franchise et sans
réserve au général Caulaincourt les intérêts de mon empire, et il est chargé
de présenter à Votre Majesté mes idées. Elles ont été discutées à fond entre
lui et Roumiantsof, et, si Votre Majesté y adhère, je lui offre une armée pour
l'expédition des Indes, une autre pour l'aider à s'emparer des Échelles
situées dans l'Asie Mineure. De même, j'écris aux différents commandants de
ma flotte d'être entièrement aux ordres de Votre Majesté. J'espère qu'elle
reconnaîtra dans toute ma conduite le désir constant de lui prouver toute
l'étendue des sentiments que je lui ai voués, de même que celui de resserrer
de plus en plus les liens qui nous unissent et qui doivent influer sur les
destins du monde. Si les idées que je propose à Votre Majesté sont d'accord
avec les siennes, je suis prêt à me rendre à l'entrevue qu'elle désire avoir
avec moi. Je m'en fais une fête d'avance, et il ne me faut que quinze jours
pour arriver à Erfurt, lieu qui me semble le plus propre pour nous réunir. Le
général Caulaincourt est chargé d'expliquer à Votre Majesté les raisons qui
me le font préférer. J'envisage ce moment comme un des plus beaux de ma vie.
La conquête de la Finlande n'a pas été difficile. Mes armées occupent déjà
les points les plus importants et marchent sur Abo, tandis qu'on bombarde
Sweaborg. Je compte que dans peu tout sera fini de ce côté, et le moment où
l'Angleterre doit fléchir, grâce à toutes les mesures réunies que prend Votre
Majesté, ne me parait plus éloigné[38]. A cette lettre s'en joignit une autre, d'un caractère tout
intime ; elle renchérissait encore sur les protestations passionnées de la
première. Alexandre avait voulu répondre d'une manière digne de lui aux
prévenances réitérées de son allié ; depuis quelques jours, tout Pétersbourg admirait,
exposés dans l'une des salles du Palais d'hiver, les produits les plus
caractéristiques de l'Asie russe : c'étaient des marbres rares, des colonnes
de porphyre, d'un grain et d'un poli admirables, des vases massifs de
malachite, extraits à grands frais des carrières de Sibérie ; ces objets
devaient former les présents d'Alexandre à Napoléon. Monsieur
mon frère, disait le Tsar dans sa seconde lettre, je ne puis assez remercier Votre Majesté des différents
envois qu'elle a bien voulu me faire, nommément d'armes magnifiques, d'un
charmant tableau peint sur porcelaine avec deux vases de même et, en dernier
lieu, du superbe ouvrage de l'Institut du Caire[39]. Elle n'oblige pas un ingrat. J'ose aussi offrir à Votre
Majesté quelques productions de mon pays. Ce ne sont que des blocs de pierre,
mais susceptibles d'être embellis par le goût avec lequel on travaille à
Paris. Qu'elle veuille les accepter comme un souvenir de quelqu'un qui fait
profession de lui être sincèrement attaché. Napoléon voulut que les marbres de Russie, sertis de bronze et d'or, transformés en meubles précieux, servissent à décorer l'une des salles du grand Trianon[40]. On les retrouve aujourd'hui dans le palais désert, où ils perpétuent le souvenir d'une amitié qui s'était proclamée indestructible comme eux, et qui, après s'être promis de renouveler les destins du monde, n'a laissé d'elle à la France que ce seul témoignage. Après l'expédition des deux lettres impériales accompagnant la note Roumiantsof, Caulaincourt ne se contenta point d'adresser à Napoléon le volumineux rapport ou plutôt le procès-verbal de ses conférences : il voulut, dans une lettre particulière à l'Empereur, résumer l'impression qui se dégageait pour lui de ce débat sans précédent et de la grande épreuve[41] à laquelle son maitre l'avait soumis. Il le fit avec sa loyauté de serviteur sans reproche. Ce qui l'a frappé tout d'abord, — et il croit de son devoir d'y insister, — c'est que la cour de Russie, malgré l'offre du partage et la joie débordante qu'elle en a ressentie, continue à se méfier ; caresses, présents, promesses, elle accueille tout avec satisfaction, avec reconnaissance, mais se tient néanmoins sur ses gardes, depuis qu'elle a cru surprendre dans nos projets sur la Silésie le secret de la politique napoléonienne, la pensée occulte et perfide de reconstruire une Pologne avec les débris de la Prusse. Ainsi s'explique sa persistance à réclamer une garantie au sujet de la Silésie ; si l'Orient lui-même, contrairement aux espérances de Napoléon, n'a pu la distraire tout à fait de la question prussienne, c'est que celle-ci se confond plus que jamais à ses yeux avec la question de Pologne. Caulaincourt persiste néanmoins à croire le Tsar personnellement attaché à l'Empereur et disposé à la confiance : il abjurerait promptement ses soupçons, si son ministre ne les renouvelait sans cesse, et s'il ne subissait, d'autre part, quoi qu'il en dise, l'influence de la cour et de la société. Pour le tranquilliser, il y aurait un moyen radical, ce serait d'évacuer la Prusse et surtout le grand-duché : l'ambassadeur n'ose recommander pareil sacrifice, mais supplie qu'on évite désormais toute allusion à un remaniement de territoires, qu'on réprime les manifestations intempestives des Polonais, que l'on s'abstienne de toute mesure qui puisse, suivant l'expression caractéristique d'Alexandre, faire revivre les morts et donner à penser qu'on veut les ressusciter tout à fait[42]. Grâce à cette prudence, il ne sera peut-être pas impossible d'assoupir les craintes de la Russie, de les dissiper à la fin, et ce résultat simplifierait grandement notre tâche à Pétersbourg. Dans six mois, l'ambassade sera un canonicat, écrit familièrement Caulaincourt[43], s'il n'est plus question de la Silésie et que l'on s'entende sur le partage de l'empire ottoman, mais il juge la seconde condition non moins indispensable que la première, et se trouve ainsi amené à exprimer franchement son opinion sur les moyens de la remplir. Sa conviction est qu'Alexandre ne cédera jamais sur Constantinople ni sur les Dardanelles : ce double point réglé à sa satisfaction, tout deviendra facile. La Russie n'est pas au bout de ses concessions, en ce qui concerne son concours à nos propres mouvements ; maîtresse de Constantinople et de ses dépendances géographiques, elle ira avec nous non seulement aux Indes, mais en Syrie, en Égypte, partout où nous jugerons utile d'employer ses flottes et d'entraîner ses armées. De plus, elle laissera l'Empereur maitre à son gré d'organiser le midi et le centre de l'Europe ; ne réservant que les affaires du Nord, elle lui abandonnera la direction de toutes les autres, ne troublera point ses gigantesques opérations, abdiquera toute jalousie, et consentira que le partage de l'Orient devienne en fait le partage du monde : Que Votre Majesté, conclut l'ambassadeur dans sa lettre à Napoléon, réunisse l'Italie à la France, peut-être même l'Espagne, qu'elle change les dynasties, fonde des royaumes, qu'elle exige la coopération de la flotte de la mer Noire et d'une armée de terre pour conquérir l'Égypte, qu'elle demande les garanties qu'elle voudra, qu'elle fasse avec l'Autriche les échanges qui lui conviendront, en un mot, que le monde change de place, si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude[44]. |
[1] Lettres et rapports de Caulaincourt, janvier 1808, passim.
[2] Lettres et rapports de Caulaincourt, janvier 1808, passim.
[3] Mémoires de Stedingk, II, 434.
[4] Mémoires de Stedingk, II, 430.
[5] Rapport de Caulaincourt du 21 janvier 1803.
[6] Caulaincourt à Champagny, 29 janvier 1808.
[7] Caulaincourt à Champagny, 29 janvier 1808.
[8] STEDINGK, II, 438. Cf. LEFEBVRE, III,
342-350.
[9] Rapport de Caulaincourt du 17 février 1808.
[10] Rapport de Caulaincourt du 9 février 1808.
[11] Rapport du 14 février 1808.
[12] Rapport du 20 février 1808.
[13] Caulaincourt à Champagny, 17 février 1808.
[14] Frédéric-Guillaume et la reine Louise venaient de s'établir à Kœnigsberg, en attendant que Berlin leur fût rendu.
[15] Tolstoï à Roumiantsof, 14-26 janvier 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.
[16] Correspondance de Caulaincourt avec l'Empereur et avec le ministre des relations extérieures, janvier, février 1808, passim.
[17] Rapport de Caulaincourt n° 17. Les rapports de l'ambassadeur durant cette négociation n'étant pas tous datés, nous les indiquons par leur numéro d'ordre.
[18] Rapport n° 17.
[19] Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 29 février 1808.
[20] Rapport n° 18.
[21] Rapport n° 18.
[22] Rapport n° 18.
[23] Rapport n° 18.
[24] Rapport n° 18.
[25] Rapport n° 19.
[26] Rapport n° 19.
[27] Rapport n° 20.
[28] Rapport n° 20.
[29] Rapport n° 20.
[30] Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 7 mars 1808.
[31] Rapport n° 22, 9 mars 1808.
[32] Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 16 mars 1808.
[33] Rapport n° 23, 10 mars 1803.
[34] Rapport n° 23, 10 mars 1803.
[35] Rapport n° 24, 12 mars 1803.
[36] La note de Roumiantsof a été publiée par THIERS, VIII, 449-456.
[37] Rapport n° 25.
[38] Archives des affaires étrangères, Russie, supplément 17. Nous avons publié cette lettre, ainsi que la suivante, dans la Revue de la France moderne, 1er juin 1890.
[39] Envoyé par Napoléon avec la lettre du 2 février.
[40] A la cour, à la ville, écrit Thibaudeau, la malachite devint à la mode. On exécuta à la manufacture impériale de Sèvres des bustes en porcelaine de l'empereur Alexandre. On les mit en vente et les bons courtisans s'en pourvurent. IV, 40.
[41] Lettre de Caulaincourt du 16 mars 1808.
[42] Rapport n° 24.
[43] Lettre de Caulaincourt du 2 avril 1808.
[44] Lettre du 16 mars 1808.