NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE III. — RUPTURE AVEC L'ANGLETERRE.

 

 

La Russie offre sa médiation à Londres ; fin de non-recevoir qui lui est opposée. — L'Angleterre aux écoutes. — Elle ne surprend qu'en partie le secret de Tilsit. — Napoléon et l'Angleterre également résolus à ne point respecter la neutralité et l'indépendance du Danemark. — Le ministère britannique devance Napoléon. — Bombardement de Copenhague ; capture de la flotte. — Impression produite sur Napoléon par cette catastrophe. — Son habileté à tirer parti même des circonstances les plus défavorables. — Il veut profiter de l'attentat commis par les Anglais pour soulever contre eux le continent et hâter l'exécution du plan de Tilsit. — Appels adressés à la Russie. — Entrée de l'Autriche dans la ligue continentale. — Raisons qui portent Alexandre Ier à ménager momentanément l'Angleterre. — Un postillon d'intrigues et de corruptions. — Sir Robert Wilson à la table du Tsar. — Comment se forme une légende. — Illusions du cabinet de Saint-James. — La politique russe s'accentue sous l'influence du comte Roumiantsof ; antécédents et caractère de ce ministre. — Raisons d'ordre économique qui ont retardé le conflit des intérêts russes et anglais en Orient. — Paroles tentatrices de Wilson. — Son activité mondaine, ses succès de salon. — Savary utilement servi par ses instincts scrutateurs et policiers ; mésaventure qu'il ménage à Wilson. — Colère et douleur d'Alexandre ; ses paroles sur l'émancipation des serfs. — Wilson éconduit. — Manifeste de guerre. — Véritables causes de la rupture entre la Russie et l'Angleterre. — Alexandre met Napoléon en demeure de lui livrer les Principautés.

 

I

Le premier acte qu'imposaient au Tsar les stipulations de Tilsit était l'offre de sa médiation entre la France et l'Angleterre. Alexandre fit faire cette démarche à Londres ; il lui fut répondu, le 29 août, que Sa Majesté Britannique désirait avant tout connaître les principes justes et équitables sur lesquels la France entendait négocier ; elle demandait aussi qu'on lui communiquât les articles secrets du traité de Tilsit[1]. Cette seconde prétention, incompatible avec les engagements pris envers Napoléon, rejetait en fait la médiation russe ; elle trahissait en même temps la pensée dont le cabinet anglais se sentait, depuis un mois, assailli et troublé.

Dès que l'Angleterre avait appris l'entrevue succédant à l'armistice, dès qu'elle avait eu vent de négociations intimes entre les deux souverains, elle avait compris que leur réconciliation ne pourrait s'opérer qu'à ses dépens ; ses craintes s'étaient éveillées, et sa curiosité s'était mise aux aguets. Sa police, active et corruptrice, était présente à Tilsit ; elle s'était glissée au quartier général des deux armées. L'oreille attentive, elle recueillit quelques échos des paroles et des promesses échangées ; seulement, comme il arrive d'ordinaire à qui se tient indiscrètement aux écoutes, elle ne recueillit que des lambeaux de phrases et d'idées, ne put transmettre à Londres que des renseignements vagues et d'autant plus inquiétants. Les efforts de l'Angleterre pour découvrir la vérité ne lui en dévoilèrent qu'une partie et, pour le reste, la réduisirent aux conjectures ; elle sut qu'un accord se tramait contre elle, sans en connaître exactement la portée[2].

Afin de mieux s'éclairer, il ne lui était pas interdit de recourir aux précédents historiques et de consulter le passé pour pénétrer le présent. 1807 offrait de frappantes analogies avec 1801. Alors, l'Angleterre s'était déjà trouvée seule en présence de la France victorieuse de l'Europe. Après Marengo et Hohenlinden, comme plus tard après Iéna et Friedland, les puissances continentales, lasses de continuer au profit d'autrui une guerre dont elles payaient tous les frais, avaient laissé tomber leurs armes, capitulé tour à tour, et c'était la Russie qui s'était séparée le plus franchement de la cause britannique. Bonaparte avait songé aussitôt à se faire de cette puissance une arme contre les Anglais ; toutefois, il n'avait osé exiger qu'elle se retournât immédiatement contre ses alliés de la veille ; il s'était borné à la réunir aux autres riverains de la Baltique, Suède et Danemark, dans une ligue destinée à formuler, à affirmer et à soutenir au besoin par la force ces droits des neutres dans lesquels l'Angleterre voyait la négation de son despotisme sur les mers. La neutralité armée conduisait à une rupture avec Londres, mais permettait à la Russie de colorer sa défection d'un motif d'intérêt général, de l'accomplir graduellement, et ménageait la transition. A Tilsit, il était naturel de penser que Napoléon avait eu recours au même procédé, et l'Angleterre ne se résignait pas à admettre qu'Alexandre eût mis dans son évolution plus de brusquerie et moins de scrupules que Paul I. D'après ses prévisions, le seul engagement imposé au Tsar était d'accéder à une ligue d'apparence défensive, destinée en fait à préparer l'emploi contre l'Angleterre de forces navales imposantes[3]. Encore était-il probable que la Russie, dans une telle coalition, se bornerait à un rôle de seconde ligne, consistant à peser sur la Suède et surtout à laisser agir le Danemark.

En 1801, si la Russie avait proclamé avec hauteur l'indépendance des mers, c'était le Danemark qui s'était fait le soldat de cette cause ; pour elle, il avait versé son sang et risqué sa capitale. Aujourd’hui, avec ses vingt vaisseaux de haut bord, ses équipages exercés et braves, sa population de mate+ lots, il semblait destiné à reprendre ce rôle, pourvu que le Tsar, son antique protecteur, l'encourageât ou au moins cessât de le retenir. Si la connivence d'Alexandre était indispensable à la formation d'une ligue de la Baltique, il était vraisemblable que le Danemark en serait le membre le plus actif et le plus prompt. En mettant d'emblée ce royaume hors de combat ; l'Angleterre avait chance de déconcerter les autres membres de l'association projetée, de prévenir peut-être leur hostilité ; elle considéra qu'il fallait frapper à Copenhague pour anéantir dans leur germe les projets de Tilsit.

Cette vue était incomplète, car elle n'embrassait pas dans toute leur étendue les engagements souscrits par Alexandre, mais elle était singulièrement pénétrante et juste. En effet, la possibilité d'un effort naval était le premier résultat que Napoléon attendait de sa réunion avec la Russie. Maître de la terre, il se retournait encore une fois vers la mer, où se tenait son insaisissable rivale, où il avait juré de la chercher, et il revenait contre elle à ses projets d'attaque directe où s'était naguère complu son génie. Ce serait une erreur grave, nuisible à l'intelligence de sa politique, que de voir dans le système de blocus inauguré par son décret de Berlin le seul mode de lutte admis désormais par lui contre l'Angleterre. Dans les dix mois qui suivent Tilsit, s'il poursuit, d'une part, et développe l'application du blocus continental dans ses plus extrêmes rigueurs, d'autre part, il étudie sans relâche et successivement de vastes combinaisons maritimes qu'il destine à frapper la puissance britannique dans ses parties vitales.

Parmi ces plans, le premier en date, celui qui se présenta tout de suite à son esprit, s'appliquait aux mers du Nord. Avec les côtes de la Manche, de la mer du Nord proprement dite, de la Baltique, Napoléon comptait former un immense front d'attaque contre l'Angleterre, le garnir de puissants moyens de guerre navale, flottes, flottilles, corps de débarquement, puis, par une série de manœuvres concertées, menacer, harceler l'ennemi, préparer enfin et faciliter une descente[4]. Or, dans la distribution projetée des forces françaises ou alliées, la marine danoise, la seule qui comptât dans la Baltique, tenait une place importante et formait notre aile droite. La cour de Copenhague, il est vrai, malgré ses sympathies françaises, hésitait encore à se prononcer et essayait d'une neutralité dans laquelle elle voyait sa sauvegarde. Mais l'Empereur n'admettait plus un tel rôle, et le traité secret de Tilsit, on s'en souvient, avait décidé que le Danemark, de gré ou de force, deviendrait notre allié ; la volonté d'exercer sur cet État une contrainte matérielle ressort d'ailleurs avec évidence des mouvements prescrits par l'Empereur à sa diplomatie et à ses troupes[5]. Donc, il faut le reconnaître, les successeurs de Pitt, en poussant contre Copenhague une expédition destinée à subjuguer le Danemark et à lui ravir sa flotte, ne firent que deviner et devancer Napoléon ; ils ne firent que briser, avant qu'il s'en saisît, l'arme dont il avait décidé de s'emparer. Seulement, leur attentat, par le mélange de perfidie et de brutalité avec lequel il fut exécuté, par l'universelle sympathie qu'inspira la victime, par la grandeur de la catastrophe, est demeuré l'exemple le plus cruel de l'insuffisance qu'opposent, hélas ! en temps de crise, ces barrières appelées le droit des gens, la foi des traités, le respect des neutres, au déchaînement des grandes forces politiques.

Dans les derniers jours de juillet, l'expédition anglaise était en mer ; au commencement d'août, une escadre de trente-sept vaisseaux enveloppait File de Seeland, où débarquait une armée ; on sait par quels actes l'amiral Gambier et le général Cathcart signalèrent leur présence. Le 1er septembre, après une suite de sommations arrogantes et de courageux refus, une ligne de batteries incendiaires ouvrait le feu contre Copenhague ; au bout de cinq jours de bombardement, une partie de la ville était en flammes, des centaines de victimes avaient péri ; Copenhague cédait alors, ouvrait ses portes, livrait son arsenal, laissait emmener la flotte, et ne sauvait que l'honneur. Le prince-régent s'était retiré dans le Holstein ; ce fut de là qu'il écrivit à Napoléon pour lui offrir une alliance désormais inutile et nous appeler à le venger[6].

Ce désastre surprit l'Empereur et le courrouça ; depuis la mort de Paul Ier, assure-t-on, il ne s'était point livré à de tels mouvements de colère. Cette explosion n'a rien qui doive surprendre. Et d'abord, si Napoléon avait pu croire un instant que l'Angleterre, abandonnée par la Russie, se résignerait à traiter, l'exploit sinistre de sa flotte infligeait à ces prévisions le plus outrageant démenti ; il signifiait que les déceptions successives de l'Angleterre avaient surexcité son ardeur, loin de l'abattre, que Tilsit n'était, à ses yeux, qu'un incident de la grande lutte dont elle ne voulait pas entrevoir le ternie, que son énergie sans scrupule ne désarmait point. De plus, la flotte danoise capturée, l'élément essentiel de la première combinaison formée pour conquérir la paix, au cas où l'Angleterre nous la refuserait, faisait défaut ; par suite, le projet entier manquait de base et s'écroulait. Mais l'un des traits caractéristiques de Napoléon était une facilité prodigieuse à évoluer suivant les circonstances, à modifier et à renouveler continuellement ses desseins d'après la marche variable des événements. Habile à tirer parti de tout, même des revers, enveloppant de son regard les faits accomplis sous toutes leurs faces, il s'attachait toujours à leur découvrir un côté par lequel il pût s'en emparer et les tourner à ses fins ; c'est ainsi qu'à maintes reprises une conjoncture fâcheuse, funeste même, devenait pour lui le point de départ d'une opération triomphante. Vaincu indirectement à Copenhague, il voit dans la destruction de la marine danoise un moyen de remplir l'autre partie de ses desseins, de fermer le continent aux Anglais. Dénonçant à l'Europe entière l'horreur de leur conduite, il la fera sentir spécialement à la Russie, déterminera ainsi cette puissance à tenir toutes ses promesses, à en avancer même l'exécution, à se déclarer le plus tôt possible contre la Grande-Bretagne ; en même temps, il se servira de la Russie pour exercer une contrainte sur d'autres États, pour peser sur la Suède, sur l'Autriche même, pour les amener contre les agents, les nationaux, les produits de l'ennemi, à des mesures d'exclusion et de rigueur. C'est au Tsar qu'il destine la tâche de soulever le nord et même le centre du continent, tandis que lui-même, se chargeant du Midi, enlaçant l'Espagne, occupant le Portugal, poursuivra jusqu'au fond de la péninsule ibérique l'influence et le commerce de nos rivaux. Puisque ceux-ci s'affirment une fois de plus maîtres de l'Océan, il s'armera de leur criminelle victoire pour leur interdire la terre et les bannir de h société européenne.

Dès le 28 septembre, dans une lettre à Alexandre, il indiquait l'expédition de Copenhague comme la réponse significative des Anglais aux ouvertures de la Russie : Il me semble, ajoutait-il, qu'il nous sera facile de les chasser de tout le continent ; une déclaration commune produirait cet effet[7]. Le 13 octobre, dans une longue dépêche à Savary, M. de Champagny, qui a succédé à Talleyrand au ministère des relations extérieures, détaille les engagements pris par la Russie et rappelle qu'au 1er décembre elle doit avoir fermé ses ports et commencé la guerre. Les ports du Portugal et de la Suède, continue le ministre, devront aussi être fermés de gré ou de force. La nature des choses veut que la France se charge de fermer ceux du Portugal, et la Russie ceux de la Suède... Les deux cours devront agir de concert auprès du cabinet de Vienne pour lui faire embrasser la cause commune[8]. Cette dernière demande allait devenir promptement sans objet. Prévoyant une mise en demeure, l'Autriche aima mieux se l'épargner en prévenant nos désirs ; sur de simples insinuations, elle rappela de Londres son ambassadeur. Le 7 novembre, Napoléon ordonnait à Savary de communiquer cette nouvelle à l'empereur Alexandre ; elle était de nature à piquer d'honneur ce monarque et à stimuler son zèle, pour le cas où il ne se serait pas encore mis en règle. Il serait honteux pour la Russie, disait Napoléon, après un événement qui la touche de si près, d'être restée en arrière ; mais j'espère que lord Gower est déjà chassé[9].

 

II

Le passage du Sund par les vaisseaux de Gambier avait été connu à Pétersbourg dans le courant d'août ; bientôt après, les bulletins terrifiants des opérations anglaises se succédèrent coup sur coup et produisirent une émotion croissante. Dès que l'on sut le bombardement de la ville et les premiers incendies, Alexandre fit remettre à Gower une note de protestation ; en .même temps, il faisait part à Savary de son indignation. Aux premières ouvertures du général, il répondit qu'il était prêt à prendre contre l'Angleterre les mesures que l'Empereur lui indiquerait ; il n'attendait qu'un signal[10].

Ces assurances étaient-elles absolument sincères ? Ce qui en ferait douter au premier abord, c'est certaine différence entre le langage affecté publiquement envers l'Angleterre et celui qu'on lui tenait en secret, entre le ton des notes diplomatiques et celui des conversations de cabinet. M. de Budberg laissait entendre à lord Gower que le Tsar n'avait point perdu l'habitude de considérer l'Angleterre comme sa meilleure alliée[11], et les rapports d'Alexandre lui-même avec un agent irrégulier de cette cour semblaient confirmer plutôt que démentir de telles confidences.

Depuis quelque temps, Savary signalait la présence à Pétersbourg d'un postillon d'intrigues et de corruptions[12] ; c'était un jeune officier anglais du nom de Wilson. On le comptait au nombre de ces agents qui formaient ce qu'on pourrait appeler la diplomatie errante de la coalition ; sans résidence fixe, sans caractère permanent, ils se déplaçaient sans cesse, allaient d'une capitale à l'autre, réchauffaient partout le zèle de nos adversaires ; ils pouvaient être, suivant les cas, approuvés ou désavoués, laissés au rôle de simples porte-parole ou élevés à celui de négociateurs autorisés ; leurs menées conservèrent toujours entre les puissances d'invisibles liens, alors que Napoléon tranchait de son épée le nœud des coalitions.

De bonne race, intelligent, instruit, sir Robert Wilson avait fait la guerre avec honneur, toujours contre nous, et conquis sur le champ de bataille son grade de colonel. Pourtant, à considérer les portraits qui nous ont été laissés de lui au physique et au moral, à voir ce visage d'une finesse presque féminine, ce profil mince, ce regard à la fois pénétrant et charmeur, à lire les rapports de nos agents sur son compte et aussi le journal tenu par lui-même de son séjour à Pétersbourg, véritable courrier mondain où se mêlent à la politique des récits de fêtes et de piquantes appréciations sur les femmes, on reconnaît un homme habitué à trouver dans l'intrigue de cour et de cabinet son élément naturel. Il s'y plongeait en ce moment avec délices, car c'était encore un moyen de nuire à son ennemi abhorré. Bonaparte personnifiait tout ce qu'il détestait, la France, la Révolution, le triomphe des forces populaires sur les droits de la naissance et de l'éducation ; il portait au conquérant une haine implacable, faite de patriotisme amer et de préjugés de caste, haine d'Anglais et d'aristocrate. Après avoir fait avec les Prussiens la campagne de 1806, celle de 1807 au quartier général de l'empereur Alexandre, envoyé aujourd'hui en Russie comme porteur de dépêches diplomatiques, il venait y reprendre la lutte contre nous sur un autre terrain et la menait activement dans les salons de Pétersbourg.

Bien accueilli partout, choyé par nos ennemis, il s'était posé hardiment en antagoniste de Savary, qu'il appelait l'exécuteur du duc d'Enghien[13]. Adroit, alerte, toujours en mouvement, il contrecarrait le général en tout, le suivait, ou le précédait dans ses visites, afin de prévenir ou de défaire son œuvre. Savary allait-il voir madame Narischkine ? Il se croisait à la porte avec l'Anglais. Quelque autre dame ouvrait-elle son salon à l'envoyé français et à sa clique, Wilson lui adressait de ce chef une verte réprimande et ne tolérait point pareille défaillance ; il faisait bonne garde autour de la Russie fashionable[14], s'appliquant à la défendre contre les Français et à lui épargner la souillure de leur contact. Fort insinuant, il pénétra jusqu'à la cour, où l'empereur le reçut avec une amicale familiarité, en ancien compagnon d'armes, dîna même à Kammenoï-Ostrof, et, par une rencontre assez étrange, son récit de cette scène ressemble trait pour trait à celui de Savary après sa première soirée au palais. Il y eut pour l'Anglais mêmes honneurs, mêmes prévenances, même place auprès du souverain que pour le Français ; l'impératrice parla un peu plus au premier qu'au second, et ce fut la plus notable différence[15]. Voici qui est encore plus singulier : à quelques jours de là, Wilson, dans une conversation avec M. d'Alopéus, ministre de Russie en Suède, fit allusion à certaines paroles plus que rassurantes que l'empereur lui aurait adressées ; Alexandre serait allé jusqu'à dire qu'il verrait avec plaisir les troupes anglaises prolonger leur séjour dans l'île de Seeland, autour de Copenhague. Ce propos, transmis par Wilson à ses chefs et à ses amis de Londres, répété par eux dans la suite à titre de particularité historique, rapproché du langage tenu par M. de Budberg, a permis d'édifier une légende, celle d'Alexandre trahissant Napoléon au lendemain de Tilsit et rassurant d'avance les Anglais sur ses intentions, avant de leur opposer un simulacre de guerre[16].

L'attribution au Tsar d'un tel rôle ne repose, hâtons-nous de l'ajouter, que sur des données inexactes ou faussement interprétées. En premier lieu, le langage de M. de Budberg ne saurait être tenu pour l'expression de la pensée impériale ; Alexandre avait retiré sa confiance à ce ministre et s'apprêtait à le remplacer. Quant aux paroles répétées par Wilson, Alexandre les démentit avec colère quelques semaines plus tard, non pas devant Napoléon ou ses agents, qui ne les connurent jamais, mais devant l'Angleterre et ne s'adressant qu'à elle. Wilson, sommé de s'expliquer, essaya de se tirer d'embarras en observant que le propos tombé de la bouche impériale, recueilli par lui, confié à d'Alopéus et reporté par ce dernier au Tsar, n'avait pu revenir à son auteur, après un tel circuit, qu'étrangement dénaturé ; il n'insista pas sur sa première interprétation[17]. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté d'admettre qu'Alexandre ait tenu alors, dans ses rapports particuliers avec l'Angleterre, un langage pacifique et presque amical ; mais il serait téméraire, suivant nous, d'y chercher une arrière-pensée perfide envers la France.

Aussi bien, Alexandre avait un double motif pour ne point dévoiler prématurément ses desseins à la cour qu'il s'était obligé à attaquer. Par le coup qu'elle venait de frapper, l'Angleterre avait montré qu'elle aimait mieux prévenir qu'attendre une attaque. Sa flotte était dans la Baltique ; une attitude trop prononcée de la Russie pouvait l'amener devant l'embouchure de la Néva, avec l'intention d'infliger à Pétersbourg le sort de Copenhague. A Cronstadt, on s'attendit pendant plusieurs jours à la voir paraître ; les forts furent réparés, les batteries armées, on fit provision de boulets rouges ; mais ces préparatifs, suffisants pour protéger la capitale, laissaient les autres ports de la Baltique exposés à de graves insultes, tant que l'hiver n'aurait point dressé devant eux son rempart de glace[18]. D'autre part, la plus belle flotte de la Russie, coin-mandée par l'amiral Séniavine, employée au commencement de l'année contre les Turcs et rappelée aujourd'hui du Levant, remontait lentement vers le Nord en faisant le tour de l'Europe ; divisée en plusieurs fractions, éparse sur la Méditerranée, elle demeurait à la merci des croisières britanniques, tant qu'elle n'aurait point achevé son périple. Si elle se déclarait trop tôt, la Russie s'exposait donc à un désastre presque assuré ; elle faisait plus que brûler, elle livrait ses vaisseaux. Dans ces conditions, il est naturel de penser qu'Alexandre voulut endormir les défiances du cabinet de Londres, qu'il déploya envers Wilson et ses compatriotes le pouvoir de dissimuler dont la nature l'avait si spécialement doué, suivant la remarque d'un homme d'État britannique[19], et que, s'il chercha à tromper quelqu'un, ce fut moins Napoléon que l'Angleterre.

Son but fut atteint, car le cabinet de Londres crut à la possibilité d'éviter une rupture et se garda à son tour de rien précipiter. S'attachant aux avis rassurants de Gower et de Wilson plus qu'aux notes de protestation contre le bombardement, il ne vit dans ces dernières que l'expression d'une colère officielle, s'en émut peu, et se flatta, moyennant certaines concessions, de conclure avec la Russie, sur l'affaire danoise, un arrangement qui assurerait l'immobilité du grand empire. Le Danemark réduit à l'impuissance, il n'en coûtait plus à l'Angleterre de reconnaître la neutralité de cet État et celle de la Baltique ; au Foreign-Office, on imagina d'offrir au Tsar de prendre l'une et l'autre sous sa garantie ; ce rôle à la fois pacifique et protecteur plairait peut-être à l'orgueil sentimental d'Alexandre. Wilson, appelé à Londres en septembre, dut rapporter immédiatement à Pétersbourg cette proposition, en y ajoutant sur tous les points les explications les plus satisfaisantes ; s'il trouvait les esprits bien disposés, lord Gower interviendrait officiellement pour signer un accord. Le leste officier ne fit donc que toucher barre à Londres ; après quelques journées passées à conférer avec M. Canning, il repartait le 2 octobre, voyageant en courrier, et le 17 tombait à Pétersbourg, où ses amis de la cour et do la ville l'accueillirent à bras ouverts[20].

Durant son absence, la saison s'était avancée ; l'approche de l'hiver fermait désormais la Baltique aux incursions des Anglais. Quant aux vaisseaux de Séniavine, ils avaient trouvé asile, quelques-uns dans les ports d'Italie, la plupart à. Lisbonne, et, placés en fait dans la main de Napoléon, échappaient du moins à la rapacité britannique. En même temps, la Russie prenait de plus en plus sa voie dans un sens défavorable à l'Angleterre, moins par l'effet du bombardement de Copenhague que par une suite naturelle de l'évolution commencée à Tilsit.

Un changement dans le ministère contribua à cette inflexion plus prononcée de la politique moscovite. En septembre, le comte Roumiantsof, qui gouvernait le département du commerce, vit un jour entrer chez lui l'empereur lui-même, tenant le portefeuille des affaires étrangères ; — le portefeuille demeurait en ce temps, non seulement au figuré, mais au propre, l'attribut de la fonction ministérielle. Alexandre remit au comte le précieux fardeau, ou plutôt le lui imposa, malgré une résistance assez vive[21].

Nicolas Roumiantsof était le plus glorieux survivant d'un autre âge. Distingué depuis longtemps par d'honorables services, possesseur d'une immense fortune, riche aussi de considération et d'estime, les charges d'État, si hautes qu'elles fussent, ne pouvaient ajouter à l'éclat de sa situation, et ce vieillard chargé d'ans et de dignités, ce ministre grand seigneur, dont la personne et les manières gardaient le parfum du siècle disparu, eût pu croire déroger plutôt que s'élever en s'assujettissant davantage au souci journalier des affaires. Il se laissa tenter toutefois par la fonction offerte, parce qu'il y vit le moyen de faire prévaloir une politique qui lui était chère et de la conduire à de triomphantes destinées.

Les hommes d'État russes peuvent se diviser en deux catégories, les Européens et les Orientaux ; les premiers rêvent surtout pour leur gouvernement le rôle de modérateur et d'arbitre dans les querelles du continent, les autres estiment que la Russie doit oublier l'Europe pour ne considérer que ses intérêts propres sur le Danube et la nier Noire. Roumiantsof était un Oriental ; il l'était par tradition et, si je puis dire, de naissance. Fils du feld-maréchal Roumiantsof, qui avait le premier porté l'aigle impériale au delà du Danube et cueilli au pied du Balkan d'immortels lauriers, il gardait le culte de ses grands souvenirs. De plus, parvenu pendant la plus brillante période du règne de Catherine à sa pleine maturité, à cet âge où l'homme assoit définitivement ses principes, où son esprit, son caractère, sa manière de voir et de juger prennent un pli qui ne se modifie plus, Nicolas Roumiantsof avait fait sa foi et sa doctrine politiques des idées qui régnaient alors à la cour de Russie, celles qui avaient produit les entreprises réitérées contre la Turquie et trouvé dans le projet grec leur plus audacieuse formule. Si la grande impératrice n'avait fait qu'entrevoir Byzance, si la vie lui avait manqué pour assujettir à son sceptre les plus belles parties de la monarchie ottomane, la reprise de ce dessein n'incombait-elle pas à son petit-fils comme un devoir glorieux ? Roumiantsof s'attachait d'autant plus à cette pensée que la Révolution française, avec son cortège de guerres et de bouleversements, lui semblait en favoriser l'exécution ; au milieu de l'écroulement de l'ancien monde, il serait plus facile à la Russie de pousser du pied l'édifice vermoulu qui chancelait en Orient ; ce ne serait qu'une révolution de plus au milieu de tant d'autres, et la plus attendue, la plus légitime de toutes. Au début du nouveau règne, alors que la Russie s'épuisait à lutter contre Napoléon au lieu de suivre sur le Danube les traces de Catherine, Roumiantsof s'était effacé, se confinant dans une fonction spéciale. L'acte de Tilsit, en marquant un retour vers la politique orientale, le ramenait naturellement au premier plan et faisait de lui l'homme indiqué, presque nécessaire. Appelé au pouvoir, il y apportait des vues plus arrêtées que celles de son maitre, dont les conceptions gardaient quelque chose de nuageux et d'indéfini, plus d'audace dans ses désirs, plus de rigueur dans ses déductions. Il se montrait plus enclin qu'Alexandre à l'idée de partager la Turquie et, dans tous les cas, n'admettait point que la crise actuelle se terminât sans qu'il en résultât pour son pays une notable extension. Sous son influence, les vues de la Russie sur l'Orient commencent à se préciser ; des velléités à la fois très ardentes et très vagues tendent à se transformer en un système méthodiquement conçu, lié dans toutes ses parties, et dont la rupture avec l'Angleterre forme l'un des éléments essentiels.

L'Angleterre, il est vrai, avait longtemps fermé les yeux sur les usurpations orientales de la Russie, et ce n'est pas l'un des spectacles les moins surprenants du dix-huitième siècle que de voir la future rivale des tsars applaudir aux victoires de Catherine II, prêter à cette princesse ses marins, ses officiers, pour concourir à l'anéantissement des flottes ottomanes, et servir de pilote à la Russie dans les mers du Levant. L'intérêt commercial expliquait cette conduite. Si la Russie était l'un des marchés de l'Angleterre, l'Orient demeurait celui de la France, et nos voisins d'outre-Manche favorisaient leurs clients, les consommateurs de leurs produits, au détriment de ces Turcs qui délaissaient les draps de Londres pour ceux du Languedoc. Pourtant, à la veille de la Révolution, alors que les progrès de la Russie mettaient en péril l'existence même de l'État turc et que, de son côté, l'Angleterre se créait un empire en Asie, Pitt eut la vision prophétique d'un choc entre ces deux forces à marche convergente ; il reconnut l'imprudence de laisser les routes terrestres de l'Inde passer des mains indolentes du musulman dans celles du Russe ambitieux et dominateur ; il essaya d'ériger la préservation de l'empire ottoman en dogme de la politique britannique[22]. Mais la nation ne le comprit pas et refusa de le suivre ; les marchands de la Cité s'insurgèrent presque à l'idée d'une guerre contre la Russie ; Pitt ne put agir et ne fut qu'un précurseur.

Après lui, sa doctrine germa sous l'action des circonstances. La Révolution et l'expédition d'Égypte nous avaient chassés des Échelles ; les Anglais y prirent en partie notre place, s'y trouvèrent en rivalité avec le commerce moscovite, et tandis qu'en Europe la Grande-Bretagne et la Russie restaient étroitement unies, dans le Levant, les intérêts se distinguaient, se mettaient en opposition, et l'antagonisme des deux États naissait. Si la nécessité de combattre l'influence française les avait rapprochés sur ce terrain en 1807 et amené le miracle d'une flotte anglaise menaçant Constantinople au nom du Tsar, cet accord contre nature, œuvre d'une politique éperdue, ne pouvait durer ; l'hostilité qu'il recouvrait, latente, mais déjà profonde, n'attendait qu'une occasion pour éclater ; Tilsit la lui fournit. Le cabinet de Saint-James comprit tout de suite que l'Orient formait l'un des objets du contrat passé entre les deux empereurs, et crut devoir opposer aux prétentions éventuelles de la Russie une déclaration de principes : le gouvernement de Sa Majesté, dit Canning au ministre de Russie, ne reconnaîtrait jamais un arrangement où la Porte serait sacrifiée[23]. Cette communication frappa vivement Alexandre et Roumiantsof ; elle leur démontrait que le revirement de l'Angleterre était complet, que cette puissance se mettait désormais en travers de leurs ambitions, et qu'il leur faudrait tôt ou tard la combattre avant de réaliser aux dépens de la Turquie les bénéfices attendus.

Or, il était d'un intérêt majeur pour la Russie que ce règlement de comptes avec la Porte se fit sans retard. Les dispositions de Napoléon lui offraient une occasion extraordinairement favorable pour l'entreprendre, non seulement en ce qu'elles semblaient admettre une vaste dépossession de la Turquie, mais aussi en ce qu'elles excluaient l'Autriche du partage ou au moins l'y réduisaient à un rôle subordonné. De toutes les puissances, c'était l'Autriche la mieux située pour contrarier ou balancer les progrès de la Russie. Dans les négociations de partage qui avaient eu lieu à différentes époques, il avait fallu toujours, pour conjurer son hostilité ou gagner son concours, tenter sa cupidité par l'appât de riches compensations, et il demeurait acquis que toute entreprise à poursuivre en Orient, de compte à demi avec elle, se solderait pour la Russie par des sacrifices qui neutraliseraient en partie ses avantages. C'était donc pour Alexandre une chance inespérée, une véritable bonne fortune que d'avoir saisi Napoléon à Tilsit dans un moment d'humeur contre la cour de Vienne, de l'avoir trouvé prévenu, irrité contre elle, prêt à la punir de sa conduite ambiguë pendant la guerre en lui refusant tout agrandissement sérieux en Orient. L'Autriche, il est vrai, pourrait s'insurger contre cet arrêt, mais elle était mal remise du coup que Napoléon lui avait asséné en 1805 ; sa réorganisation militaire n'était pas achevée, son immobilité dans de récentes circonstances avait suffisamment manifesté son impuissance d'agir, et il serait facile, au prix de quelques concessions à son amour-propre, de l'amener à fermer les yeux sur ses intérêts sacrifiés. Donc, pensait la Russie, puisqu'il était impossible d'effectuer aucune opération importante en Orient, qu'il s'agit d'un partage combiné avec Napoléon ou de conquêtes isolées à poursuivre avec son assentiment, sans avoir la guerre avec les Anglais, mieux valait faire cette guerre et cette opération tout de suite, alors que l'on n'avait pas à craindre l'intervention d'un tiers incommode, et l'empereur Alexandre inclinait à resserrer ses liens avec nous, à remplir scrupuleusement ses promesses, dans l'espoir de résoudre la question d'Orient avec la France seule, contre l'Angleterre et sans l'Autriche[24].

Ce calcul n'échappait pas complètement à la cour de Londres. Aussi, après avoir tout d'abord opposé aux exigences possibles de la Russie une fin de non-recevoir, avait-elle compris le danger de se maintenir sur un terrain aussi ferme, et essayait-elle maintenant de prouver à Pétersbourg que l'Orient lui-même, entre amis d'ancienne date, pourrait fournir matière à transaction. La question turque était de celles que Wilson devait aborder et, s'il était possible, traiter à fond pendant son deuxième voyage ; muni d'instructions confidentielles, il avait ordre de ne rien céder qui pût compromettre l'existence de l'empire ottoman, mais, ce point mis hors de cause, devait se montrer coulant sur tous les autres et user envers Alexandre de séductions variées.

Il vit Roumiantsof le 30 octobre. Tout d'abord, il développa la proposition relative au Danemark et à la Baltique, mais bientôt, comme si les deux interlocuteurs eussent senti que là n'était point le nœud de la difficulté, on parla d'autre chose. Wilson affirma que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices pour conserver l'amitié du Tsar ; elle ne prétendait point le brouiller avec la France, l'entraîner dans une nouvelle coalition, ne demandait que sa neutralité et voulait faire son bien sans qu'il eût à s'en mêler. Prenant alors un ton mystérieux, l'envoyé déclara que son gouvernement ne traiterait jamais avec Napoléon avant d'avoir élevé contre l'omnipotence française des barrières suffisantes ; ces sûretés ne pourraient consister qu'en de sérieux avantages territoriaux pour la Prusse et pour la Russie du côté de l'Allemagne. Ici, Roumiantsof ne put cacher quelque surprise ; pensait-on que la Russie consentirait à s'étendre dans la direction de la France, se créant imprudemment des points de contact avec le redoutable empire ? Wilson n'insista pas, et l'on passa en Orient.

Là, disait l'émissaire de Canning, l'Angleterre ne se refuserait à rien de ce qui serait compatible avec ses principes. Sans doute, elle ne consentirait jamais à une suppression, à un partage total de la Turquie, mais elle reconnaissait que la Russie possédait au delà du Danube des intérêts de premier ordre ; loin de les combattre, elle voulait s'en faire la protectrice, la gardienne, et les soigner à l'égal des siens. Elle savait que le cabinet de Pétersbourg entretenait une correspondance avec les Grecs d'Albanie, d'Épire et de Morée ; ces fils mystérieux venaient de se rompre par l'abandon des positions russes dans la Méditerranée, qui en formaient les points d'attache ; l'Angleterre offrait de les renouer au moyen d'agents à elle, et de se faire l'intermédiaire du Tsar avec les clients traditionnels de son empire. Ce n'était pas assez, et sa munificence réservait à Alexandre un magnifique présent, véritable joyau du Levant, dont la Russie avait pu d'autant mieux juger la valeur qu'elle l'avait tenu longtemps en son pouvoir : Je dois vous dire, déclara Wilson, que l'Angleterre se propose d'attaquer sans délai et de prendre les îles Ioniennes qui ont été cédées à la France, ne voulant pas les lui laisser, à quelque prix que ce soit. Notre intention n'est pas de les garder, mais de forcer la France à vous les laisser à la paix. De la sorte, l'Angleterre restituerait à ses anciens alliés ce que la France venait de leur enlever, et effacerait au prix de son sang l'une des conséquences de Friedland. La Russie voulait-elle plus ? il ne serait pas impossible de la satisfaire. Elle occupait la Moldavie, la Valachie, et le bruit public lui prêtait l'intention de les garder. La Grande-Bretagne pourrait y consentir, ne voyant pas dans ces mutilations infligées à la Turquie un véritable démembrement, mais à une condition : c'était que l'on trouverait quelque moyen de désintéresser l'Autriche, et que tout se ferait d'accord avec elle. En énonçant cette dernière concession, Wilson croyait peut-être porter le coup suprême ; il ignorait que la réserve dont il l'accompagnait lui ôtait toute valeur, les Russes considérant que l'un des avantages essentiels de leur situation présente était de n'avoir pas à compter avec Vienne. D'ailleurs, à Tilsit, Napoléon avait paru disposé à offrir d'emblée tout ce que l'Angleterre se laissait péniblement arracher ; il avait même laissé entrevoir de plus brillantes perspectives. L'incorruptibilité de la Russie était surtout prévoyance, et si les offres britanniques la touchaient peu, c'était qu'elle s'attendait de notre part à une surenchère décisive.

Roumiantsof n'opposa donc que le silence aux paroles tentatrices de Wilson ; laissant celui-ci se déc6uvrir, prodiguer ses moyens, épuiser ses arguments, il se tint constamment sur une défensive impénétrable, et l'Anglais, malgré la politesse parfaite du ministre, sortit de l'entretien déçu, troublé, se demandant si son éloquence ne s'était pas dépensée en pure perte auprès d'un interlocuteur dont le siège était fait[25].

L'imminence d'une rupture apparut alors à tous les yeux ; ceux mêmes de Gower furent dessillés. Un seul espoir restait à nos ennemis ; ils comptaient sur un soulèvement de l'opinion, assez fort, assez unanime pour faire reculer l'empereur en l'effrayant sur les conséquences de sa détermination. Plus remuant que jamais, Wilson s'évertuait à susciter ce mouvement, et à l'incroyable audace de ses discours, on pouvait se demander s'il n'était point accouru en Russie pour y souffler la rébellion : Il avait l'air, écrivait Savary toujours en proie à ses sombres pressentiments, d'être venu hâter un événement[26].

La vie de notre actif adversaire s'employait en conciliabules et en démarches ; le matin, il travaillait — c'était son expression — avec les chefs de la faction anglaise ; il passait la journée en compagnie des officiers aux chevaliers-Gardes, pour la plupart viveurs, besogneux, qui ne nous avaient point pardonné Austerlitz ; le soir, il se montrait dans toutes les réunions mondaines, dîners, thés, bals, soupers, attisant la haine contre les Français et distribuant le mot d'ordre. Le retour de la saison d'hiver, en rouvrant à la société ses lieux habituels de rendez-vous et de plaisir, lui fournissait l'occasion de l'y trouver Groupée et de la régenter en masse. Au théâtre, on le voyait parcourir les loges, aller de l'une à l'autre, avec l'air d'un général qui inspecte ses troupes et les anime au combat. Le 31 octobre, une fête chez l'une des dames de la cour donna lieu en sa faveur à une sorte de manifestation. Il eut l'honneur d'ouvrir le bal avec la comtesse Lieven, grande maîtresse de l'impératrice mère, et la princesse Amélie le choisit pour cavalier à la polonaise. Cette danse ou plutôt cette marche majestueuse et lente, sous l'éclat des lustres, au milieu du chatoiement des uniformes et des parures, devant six cents personnes, les plus qualifiées de Pétersbourg, prit pour le jeune Anglais les proportions d'un triomphe. Était-ce celui de l'Angleterre ? Wilson s'en flattait et consignait cet espoir dans son journal[27]. Mais son cri de victoire était prématuré ; grisé par ses succès de salon, il se méprenait sur le pouvoir de ses intrigues ; d'ailleurs, perdant toute mesure, il avait fourni à ses adversaires les moyens de l'évincer, et son imprudence lui ménageait une cruelle mésaventure.

Afin de monter davantage les esprits, il avait introduit en Russie, à plusieurs exemplaires, une brochure intitulée : Réflexions sur la paix de Tilsit. C'était un pamphlet né à Londres ; on y trouvait, au milieu des invectives ordinaires contre la France, des passages positivement injurieux pour Alexandre. Wilson et Gower se faisant les distributeurs de cet écrit, il fut bientôt dans toutes les mains ; il circulait et faisait son œuvre, échappant toutefois à la police impériale, partout présent et toujours insaisissable. Savary, qui surveillait tous les mouvements de l'Anglais, eut alors l'idée que ses propres facultés de découvreur pourraient une fois de plus servir la bonne cause ; sans chercher à rivaliser avec Wilson sur le terrain des grâces et de l'élégance mondaines, il se mit à la poursuite de la mystérieuse brochure, réussit à s'en procurer un exemplaire, et le lendemain, invité à dîner chez l'empereur, eut soin de se munir de sa conquête.

Ces messieurs du parti anglais recommencent donc à causer ? lui dit l'empereur en l'apercevant. — Oui, Sire, et plus que jamais. Cette fois, cela parait mériter attention, puisqu'à Pétersbourg même et parmi des officiers de votre cour on débite des libelles dans lesquels on ose séparer Votre Majesté de la nation et de son armée. Ces ouvrages dégoûtants ont été apportés de Londres ici par M. de Wilson et distribués par lui à MM. Orlof, Novossiltsof, Kotchoubey, Strogonof et quelques autres. — L'empereur : C'est-à-dire tout le parti anglais. Mais avez-vous lu vous-même cette brochure ? — Oui, Sire, et la voilà. J'ai cherché à me la procurer pour vous la remettre. Votre Majesté verra combien il est instant d'empêcher ces messieurs d'aller trop loin pour qu'elle ne se trouve pas dans la nécessité de punir d'une manière trop sévère. — L'empereur (avec l'air satisfait) : Je vous remercie bien, général ; Romanzof[28] m'avait promis cette pièce, qu'il n'avait pas encore pu avoir, mais vous avez été plus habile que lui.....

Je viens de lire cette vile brochure, reprit l'empereur dans la soirée. Il faut être bien osé pour apporter un pareil ouvrage en même temps que des dépêches de cabinet. Je vous remercie de me l'avoir confié. Dites-le à l'Empereur, mais ajoutez-lui que, loin d'y avoir attaché de l'importance, je foule aux pieds tout ce qu'elle renferme contre lui et contre moi. J'espère qu'il me jugera assez bien pour être persuadé que je ne puis être ébranlé. Puis, ce fut chez Alexandre une explosion plus douloureuse encore qu'indignée contre les hommes qui avaient reçu et colporté le libelle, contre ces traîtres qu'il rencontrait partout sur sa route, contre les agents incapables de le comprendre et de le servir. Votre empereur, dit-il, est plus heureux que moi ; il a trouvé des hommes et il en a beaucoup formé. Moi, au contraire, je n'ai pas même assez de ce qu'on appelle hommes chez vous, pour composer mon ministère, et, indépendamment de cela, j'ai trouvé mille abus à réformer, des gens en place indignes d'y être. Il continua longtemps sur ce ton, parlant de ses volontés rénovatrices, des entraves que leur opposait l'état social de la Russie, des habitudes de désordre introduites sous les gouvernements précédents, de l'ignorance du peuple, devenu propriété vénale, objet de trafic pour les grands ; il ajouta ces paroles remarquables, où se peint vraiment une âme éprise du progrès et du bien : Je veux sortir la nation de cet état de barbarie. Je dis même plus, si la civilisation était assez avancée, j'abolirais cet esclavage, dût-il m'en coûter la tête[29].

Il congédia ensuite Savary, en promettant un avertissement sévère aux coupables, et cette fois sa colère ne fut pas dépourvue de sanction : Depuis un moment, écrit le général en marge de son rapport, M. de Kotchoubey a reçu l'ordre de remettre son portefeuille, M. Novossiltsof a reçu l'ordre de voyager, et M. Orlof est venu se mettre à genoux aux pieds de l'empereur en lui avouant que lord Gower lui avait remis lui-même la brochure. Cet acte de vigueur précéda immédiatement les mesures décisives contre l'Angleterre. Wilson avait osé écrire au Tsar ; sa lettre lui revint non décachetée. Quelques jours après, le 7 novembre, une déclaration fulminante était lancée contre son gouvernement ; elle prononçait la suspension des rapports, affirmait à nouveau les principes de droit maritime contestés à Londres et précédait immédiatement le début des hostilités.

Ainsi, un mois avant la date fixée par le traité de Tilsit, sans avoir reçu de Napoléon un rappel positif, — les instructions envoyées à Savary en novembre, véritable sommation d'agir à l'adresse de la Russie, ne parvinrent à Pétersbourg que vers la fin du mois, — Alexandre se déclarait contre l'Angleterre, et par cette violence faite aux sentiments, aux intérêts matériels de son peuple, donnait à son allié un gage indiscutable de sa bonne foi. Savary, par l'adresse avec laquelle il avait su retourner contre nos adversaires les armes discourtoises dont ils faisaient usage, avait peut-être hâté de quelques jours les mesures extrêmes ; il les avait rendues plus brusques et plus éclatantes. Ce serait toutefois exagérer son rôle que d'attribuer à son intervention, si opportunément qu'elle, se soit produite, le mérite d'avoir décidé la rupture. Si l'empereur Alexandre se résout alors à la guerre, c'est que l'évolution dont nous avons noté en lui les progrès est désormais parvenue à son ternie ; l'exécution anticipée de son engagement avec la France lui apparaît comme la contre-partie indispensable de la politique d'action, de revendications positives et pressantes, à laquelle il se fixe irrévocablement en Orient. Jusqu'alors, s'il s'attachait de plus en plus aux espérances que Napoléon lui avait fait concevoir, si l'occasion pour les réaliser lui semblait particulièrement propice, il n'avait osé encore en formuler l'expression ; il attendait que l'Empereur parlât le premier et reprit la conversation commencée à Tilsit ; désirant de vastes agrandissements, il les subordonnait, dans une certaine mesure, au parti que prendrait Napoléon sur l'ensemble de la question turque ; pour le cas où la France préférerait ajourner le partage, il ne se refusait pas tout à fait — des travaux rédigés sous son inspiration en font foi[30] — à se contenter d'avantageuses rectifications de frontières en Europe et en Asie. Aujourd'hui, mûries, développées par la réflexion, encouragées par Roumiantsof, ses convoitises s'accentuent et s'enhardissent ; il se décide à produire des prétentions, et c'est afin de pouvoir réclamer beaucoup qu'il accorde tout ce qu'il saurait donner, c'est-à-dire un concours empressé contre l'Angleterre. Ayant payé d'avance, il se sentira plus fort pour demander que la France paye à première sommation et, après s'être exécuté correctement, galamment même, se jugera en droit d'exiger chez Napoléon une parfaite réciprocité. L'attentat contre le Danemark lui fournissait un juste motif de rupture ; il dissipait ses scrupules et mettait sa conscience à l'aise. Certes, une honorable indignation, à laquelle se joignait le désir de faire éclater dans tous ses actes un raffinement de loyauté, contribua à sa décision, mais n'en fut pas la cause déterminante, et tandis qu'il signait les actes par lesquels il se constituait ennemi de l'Angleterre, ses regards cherchaient au loin les rives du Danube plutôt qu'ils ne s'attachaient aux ruines fumantes de Copenhague.

Cette disposition se révèle nettement par les paroles, par les commentaires dont fut accompagnée la notification à Savary des mesures prises. Alexandre voulut lui faire savoir toutes les propositions dont l'avait accablé l'Angleterre, en insistant sur celles qui avaient trait à l'Orient : Dites à l'Empereur, ajoutait-il, que l'intrigue est au comble ; on voudrait nous acheter, mais on ne m'aura pas ; je mets tout à la porte au plus vite[31], et il laissait entendre qu'il aimerait mieux devoir à Napoléon qu'à l'ennemi commun l'accomplissement de ses vœux. De son côté, en termes voilés, mais suffisamment expressifs, forçant le sens des conventions de Tilsit, Roumiantsof s'attachait à établir une similitude parfaite entre les engagements souscrits par Alexandre contre l'Angleterre et les promesses de Napoléon relatives à la Turquie, à traiter concurremment les deux questions. A l'exposé des moyens que l'on allait employer pour la guerre maritime, il faisait succéder des aperçus caractéristiques sur l'Orient ; d'après lui, la situation s'aggravait à Constantinople ; là, le désordre dans le gouvernement, l'agitation dans la rue, la violence et la rébellion chez les milices régnaient à l'état chronique ; la Turquie entrait en décomposition. Vous voyez, disait le ministre, que l'on va être obligé d'annoncer dans les journaux que l'empire ottoman est mort et que l'on invite ses héritiers à se présenter à la succession[32]. L'empereur ne dédaignait point d'employer les mêmes procédés ; après avoir annoncé à Savary que son parti était pris et qu'il rompait avec l'Angleterre : Parlons d'autre chose, lui disait-il, et il l'emmenait brusquement en Orient ; il rappelait alors en quels termes Napoléon avait prononcé à Tilsit la condamnation de la Turquie, et se plaisait à répéter cet arrêt tombé de lèvres infaillibles.

Ces insinuations, ces provocations étaient le prélude d'une mise en demeure véritable. Sans réclamer encore le partage, Alexandre invita Savary à transmettre de sa part à Napoléon la demande formelle des deux Principautés ; il désirait que la Moldavie et la Valachie fussent réunies à son empire dans tous les cas, quelle que dût être la décision à prendre sur le sort de la monarchie ottomane. Cette communication fit l'objet d'une dépêche écrite par Savary le 18 novembre[33], neuf jours après le manifeste de guerre contre l'Angleterre, et le rapprochement des dates achève de démontrer l'étroite corrélation que la Russie établissait entre ces deux démarches. En même temps, elle prononçait son attitude sur le Danube ; là, faisant échouer les tentatives de conciliation opérées en vertu du traité de Tilsit, soulevant des difficultés, ranimant le conflit, elle signifiait son intention de repousser tout accommodement modéré avec les Turcs, de conserver au moins une partie de leur empire et de se rémunérer à leurs dépens du service rendu contre l'Angleterre.

 

 

 



[1] Rapports de Savary du 9 septembre 1807. Dépêches du baron Jacobi-Klocst, ministre de Prusse à Londres, 3 et 25 août 1807, HASSEL, 342. Mémoires du comte de Stedingk, II, 334-335, 338.

[2] ALISON, History of Europe from the French revolution to the Restoration of the Bourbons, VII, p. 243.

[3] Dépêche de Jacobi, 18 août 1807, HASSEL, 345 ; STEDINCK, II, 345-46.

[4] Correspondance, 12848, 12874, 12879, 12911.

[5] Correspondance, 12962, 12974.

[6] Voyez THIERS, VIII, 188-199 ; LEFEBVRE, III, 136-145 ; ALISON, VII, 249-256.

[7] Correspondance, 13191.

[8] Archives des affaires étrangères. Russie, 144.

[9] Correspondance, 13339.

[10] Correspondance de Savary, août-septembre 1807, passim. Cf. STEDINGK, II, 334-35.

[11] STEDINGK, II, 370 et suivantes.

[12] Lettre à l'Empereur du 21 octobre 1807.

[13] Life of general sir Robert Wilson, II, 319.

[14] WILSON, II, 362.

[15] WILSON, II, 354-353.

[16] WALTER SCOTT, Histoire de Napoléon, VI, 24.

[17] Lettre de Wilson à Canning, 29 octobre 1807. WILSON, II, 434, et s.

[18] Savary, septembre-octobre 1807, passim. STEDINGK, II, 357.

[19] ALISON, VII, 267.

[20] WILSON, 374.

[21] STEDINGK, II, 339.

[22] Voyez Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, II, 206.

[23] Savary à l'Empereur, 26 septembre 1807.

[24] Conversation de Roumiantsof avec Savary, rapportée par ce dernier le 9 octobre 1807.

[25] WILSON, III, 319-362. Cf. le récit de la conversation fait par Roumiantsof à Savary, rapport de Savary du 4 novembre 1807.

[26] Rapport de Savary du 4 novembre.

[27] This completed my English triumph, WILSON, II, 380.

[28] Le nom de Roumiantsof est ainsi écrit dans les documents français de l'époque.

[29] Rapport de Savary du 4 novembre 1807.

[30] Instructions données au comte Pierre Tolstoï, nommé ambassadeur à Paris, 14 septembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

[31] Rapport de Savary du 6 décembre 1807.

[32] Rapport de Savary annexé à sa lettre du 4 novembre 1807.

[33] Publiée dans le tome VII, 364-385, de la Correspondance de Napoléon Bonaparte, parue chez Panckoucke (1819-1820).