Pendant toute la durée de son règne, Napoléon poursuivit au dehors un but invariable : assurer par une paix sérieuse avec l'Angleterre la fixité de son œuvre, la grandeur française et le repos du monde. Pour atteindre ce but, le principal moyen de politique qu'il employa, à l'époque décisive de sa carrière, fut une alliance avec Alexandre Ier, empereur de Russie. Si l'accord essayé à Tilsit se fût consolidé et perpétué, il est probable que l'Angleterre eût succombé, que la France et l'Europe se fussent assises dans une forme nouvelle ; la rupture avec la Russie ranima la coalition expirante, entraîna Napoléon à de mortelles entreprises et le perdit. Comment se forma l'alliance ? quelles en furent les vicissitudes ? comment vint-elle à s'altérer et à se dissoudre ? pouvait-elle durer ? Ces questions dominent l'histoire européenne de 1807 à 1812, entre Tilsit et Moscou : leur étude forme l'objet de notre ouvrage. L'alliance russe n'était pas une tradition de notre politique. Au dix-huitième siècle, certains monarques, certains hommes d'État en avaient eu le désir et comme le pressentiment ; parfois l'entente avait paru s'opérer ; mais, si la nature avait situé les deux Etats pour être alliés, la politique avait accumulé entre eux des intérêts discordants. Les contrées du Levant, objet des convoitises moscovites, étaient le marché privilégié de la France, et notre gouvernement se faisait un devoir d'en écarter tout compétiteur. L'introduction de la Russie sur la scène européenne dérangeait aussi le système politique du Nord et de l'Orient, tel que l'avait composé la prudence de nos rois et de nos ministres. Pour prendre à revers la maison d'Autriche, ils avaient cherché jadis des auxiliaires à Stockholm, à Varsovie, à Constantinople ; la Russie, en poussant ses progrès aux dépens de la Suède, de la Pologne et de la Turquie, combattait nos alliés, et le cabinet de Versailles, sans les soutenir avec efficacité, ne sut point les sacrifier à une puissance qui eût pu nous en tenir lieu. De son côté, pour apprendre la politique, l'administration, la guerre, le gouvernement des Tsars s'était mis à l'école de l'Allemagne : subissant l'influence des instructeurs qu'il s'était choisis, il prenait son point d'appui tour à tour à Berlin et à Vienne ; si la Russie policée se sentait portée vers nous par d'instinctives affinités, elle imitait nos mœurs, s'imprégnait de nos idées, aimait notre esprit sans rompre avec nos adversaires, et elle savait distinguer soigneusement ses sympathies de ses alliances. Après 1789, Catherine II se fit l'un des moteurs de la coalition : son but était moins d'étouffer le mouvement révolutionnaire que de détourner l'attention de la Prusse et de l'Autriche ; en occupant contre nous les puissances germaniques, elle s'assurait la main libre en Pologne, en Orient, et se dormait le loisir d'y achever son œuvre. Moins politique et plus ardent, son fils Paul jeta la Russie au plus fort de la mêlée ; elle en sortit fatiguée de ses alliés et pleine d'admiration pour l'adversaire. Paul Ier se réconcilia avec la République par goût pour Bonaparte, et ce fougueux rapprochement marque la première de ces unions personnelles on les chefs des deux peuples crurent se comprendre et s'aimer, sans que les gouvernements sussent nettement déterminer les rapports respectifs. Après la mort de Paul, Alexandre Ier recommença la guerre au nom des principes ; fils d'empereur légitime et élève de La Harpe, il haïssait dans Napoléon à la fois l'usurpateur et le despote, et, combattant la Révolution disciplinée par un homme, pensait servir en même temps la cause des rois et celle de la liberté. En France, les partisans de l'alliance russe restaient rares et isolés, Leur voix s'opposait timidement aux deux doctrines nettement affirmées, soutenues avec vivacité, qui se partageaient l'opinion et le gouvernement. Une école fort accréditée vantait l'alliance prussienne ; elle s'attachait à cette monarchie de Brandebourg qui avait su, sous Frédéric II, se servir des idées en vogue, se parer d'irréligion, flatter Voltaire et se concilier ce grand maître de l'opinion ; elle montrait notre auxiliaire naturelle dans la puissance qui fomentait contre nous la haine de l'Allemagne et qui jadis, sous Louis XIV, avait donné le signal de la première coalition ourdie coutre la France. D'autre part, l'alliance autrichienne avait formé, de 1756 à 1789, la doctrine officielle et la tradition du cabinet. Après s'être attardé à lutter contre la maison d'Autriche, à l'heure même où ce système séculaire avait perdu sa raison d'être, le gouvernement des Bourbons avait su à la fin s'en dégager. Sagement novateur, il avait compris que la France et l'Autriche, parvenues à leur développement normal et à leur pleine maturité, pouvaient s'associer utilement pour se modérer l'une l'autre, faire prévaloir une politique conservatrice et assurer la stabilité européenne. Ce principe, il est vrai, fin faussé dans l'application, compromis par des défaillances, discrédité par des revers ; néanmoins, l'ancienne monarchie avait su, avant de périr, orienter notre politique dans une voie prudente, et nous avait laissé ce bienfait pour adieu. Après sa chute, lorsque l'ordre nouveau parut se fonder sous la main d'un grand homme, Talleyrand se fit auprès de Napoléon le défenseur des anciens principes, de l'alliance autrichienne, et essaya, par-dessus la Révolution, de renouer la chaîne brisée des traditions. Sa pensée nous paraît avoir été juste et sagace, mais son erreur fut de croire que Napoléon pouvait se l'approprier, choisir ses alliances, s'arrêter dès à présent à un système, et de vouloir soumettre à des règles permanentes une politique dont le caractère et la fatalité étaient de n'en accepter aucune. Napoléon avait tout conquis, sauf la paix. Derrière chaque ennemi vaincu, il retrouvait l'Angleterre en armes, préparant contre lui de nouvelles coalitions. Pour arracher la paix à l'Angleterre et la donner au monde, il sentait le besoin de gagner une amie sûre qui lui assurerait l'obéissance du continent, tandis qu'il appliquerait tous ses moyens à la lutte sur les mers. Cette alliance indispensable, il la recherchait, la demandait de toutes parts, et partout ne rencontrait que déloyauté. Le combat de l'Europe contre la France restait un duel sans merci, une guerre de castes, en attendant qu'elle devînt la révolte des peuples contre l'omnipotence d'un maître. La Prusse flattait Napoléon et le trahissait tour à tour. Avec Vienne, le rapprochement semblait plus impossible encore. A plusieurs reprises, imposant silence à ses préventions personnelles, l'Empereur s'était adressé à l'Autriche et n'avait essuyé que des refus. Fière d'un long passé de gloire et de hauteur, cette cour aristocratique par excellence se dérobait à toute transaction définitive avec l'empereur révolutionnaire : elle cédait à ses armes sans cesser de le haïr, et plus tard, en essayant avec l'Autriche d'un rapprochement intime, en épousant l'une de ses princesses, Napoléon ne se rallia qu'en apparence ce faubourg Saint-Germain de l'Europe. D'ailleurs, avec quelque puissance que ce fût, la difficulté de s'unir était d'autant plus grande que l'Empereur, ayant eu à les combattre toutes et à les vaincre, devait chercher son alliée parmi ses ennemies de la veille et ne pouvait s'attacher l'une d'elles qu'après l'avoir tout d'abord frappée et meurtrie. Avec la Russie, par un phénomène qui s'est reproduit plusieurs fois, ce fut l'acharnement de la lutte qui prépara la réconciliation. Les deux nations ne se connaissaient plus ; se retrouvant sur vingt champs de bataille, elles apprirent à s'estimer en se battant corps à corps. Eylau prépara le rapprochement, Friedland le détermina, et Napoléon, dans cette journée, conquit l'alliance russe à la pointe de l'épée. Pour arrêter sa marche triomphante, Alexandre vint à lui, et les souverains conférèrent à Tilsit. Ces deux hommes, que rapprochait le hasard des événements, l'un supérieur, l'autre remarquable, offraient un parfait contraste, et c'est le grand intérêt de leurs rapports que de voir, dans le contact intime qui s'établit entre eux, dans l'action toute personnelle qu'ils cherchent à exercer l'un sur l'autre, les deux caractères se révéler tout entiers, avec leurs particularités extraordinaires et leurs dissemblances profondes. A Tilsit, il semble que le génie de cieux races se rencontre et s'oppose. Napoléon personnifie le Génie latin dans sa plus forte expression, dans sa rayonnante clarté, dans son alerte vigueur, dans son goût pour les conceptions harmoniques et précises, et chez lui, l'imagination, quelque exubérante qu'elle soit, se subordonne toujours aux règles de la logique. Alexandre tient des races du Nord le goût des aspirations hantes, indéterminées et brumeuses, développé en lui par une éducation toute spéculative. Attrayant, mystérieux et décevant, il découvre de généreuses intentions et trop souvent l'impuissance d'agir, s'égare dans l'irréel, passe sa vie à changer d'idéal, combattu entre des sentiments divers qui tiennent ses décisions en suspens, nuisent à la netteté, à la franchise de son caractère, et laissent toujours au travail de sa pensée quelque chose de flottant et d'inachevé. Napoléon, c'est l'action ; Alexandre, c'est le rêve. A Tilsit, Napoléon se donne immédiatement un but déterminé et pratique : comme les hommes sont surtout pour lui des moyens, s'il s'attache à Alexandre, c'est dans l'espoir de le dominer et de l'employer. A ce moment, l'âme désemparée d'Alexandre s'offre sans difficulté à cette prise. Éperdu et consterné, le Tsar ne demandait que la paix : il s'étonne de trouver un vainqueur qui le console de sa défaite et lui fait espérer d'une alliance tous les avantages qu'il eût retirés d'une victoire ; il cède alors à la fortune, à l'ascendant de l'Empereur, embrasse sa cause avec la sincérité relative et passagère dont il est susceptible, et se flatte un instant que Napoléon, l'entraînant dans une voie semée d'enchantements, va l'associer aux prodiges d'une destinée surhumaine. Cette alliance venait trop tard pour qu'elle pût porter tous ses fruits et remplir l'attente d'Alexandre. Dans la campagne que Friedland avait terminée, en face dé cette valeur russe qui trouvait dans le climat et la nature de précieux auxiliaires, qui se retrempait en touchant le sol de la patrie, Napoléon avait dû faire appel à tous les moyens de guerre et de diversion. Pour vaincre la Russie, il l'avait entourée d'ennemis, avait relevé sur ses frontières ceux qu'elle croyait avoir définitivement abattus : il avait tiré la Pologne du tombeau et réveillé la Turquie d'une longue léthargie. Après avoir évoqué ces forces, il ne crut pouvoir les rejeter au néant : à Tilsit, il conserva une Pologne sous le nom de grand-duché de Varsovie ; s'il tenta les convoitises orientales d'Alexandre, il ne leur sacrifia point tout à fait la Turquie, laissa aux deux peuples qui s'étaient fiés en lui l'espoir de sa protection : c'était se replacer vis-à-vis de la Russie dans la situation où s'étaient mis parfois Louis XV et Louis XVI, amis de cette puissance, soutiens de ses adversaires. Chez Napoléon, à défaut d'embarrassantes traditions, des motifs divers expliquent cette conduite. Avant d'avoir obtenu la paix générale, il jugeait dangereux de se dessaisir d'aucun de ses avantages. Une Pologne en armes lui restait utile pour brider la Prusse et surveiller l'Autriche. D'autre part, permettre dès à présent aux Russes d'étendre leurs frontières aux dépens de la Turquie, c'était jeter cet empire dans les bras de l'Angleterre, rouvrir l'Orient à l'influence, aux intrigues, aux armes de nos ennemis. Puis, la Russie nous serait- elle longtemps fidèle ? La subite inclination d'Alexandre était-elle autre chose qu'un engouement éphémère ? Autour du Tsar tout restait ennemi : le commerce regrettait les produits anglais ; la société, cette grande puissance d'alors, se montrait irréconciliable : elle menait contre nous la guerre des salons, plus dangereuse parfois que celle des champs de bataille, continuait d'intriguer avec toutes les aristocraties d'Europe, agissait sur le monarque, le menaçait dans son pouvoir et dans sa vie, et Napoléon, se rappelant la subite disparition de Paul Ier, les revirements successifs d'Alexandre, hésitait à s'engager à fond avec un gouvernement mobile, sans lendemain, qui pouvait à toute heure lui échapper. Il conservait enfin contre la Russie certaines de principe. Avec quelque inquiétude, il considérait cette masse obscure et redoutable, portant un elle l'inconnu, ce peuple qui grossissait d'un demi-million d'âmes par année[1], ce flot d'hommes montant à l'horizon ; il se demandait si la Russie, rompant ses digues, ne viendrait pas quelque jour submerger l'Europe, et lors même qu'il jugeait nécessaire d'employer cette force, il pensait à la contenir. Il avait donc conçu l'espoir de faire alliance avec Alexandre Ier plus qu'avec l'empire de Russie ; et, isolant le monarque de sa cour et de sa nation, l'éblouissant, le subjuguant, lui offrant des satisfactions d'amour-propre et de sentiment, de l'avoir tout à lui sans abandonner à l'État moscovite des avantages irrévocables : laissant beaucoup espérer à la Russie, il s'était réservé de ne céder à ses exigences que le moins et le plus tard qu'il pourrait. Peu à peu, il est vrai, la force des circonstances l'obligea de livrer à ses alliés plus que n'avaient conquis Pierre le Grand et Catherine : au Nord, une province qui complétait l'empire et couvrait sa capitale ; en Orient, des avantages assez considérables pour que la Russie, si elle les eût conservés, eût pu résoudre à son profit le problème qu'elle n'a fait que perpétuellement agiter ; mais Alexandre, promptement revenu de son enthousiasme, ressaisi par des doutes, servi par une ombrageuse finesse, avait percé le jeu dilatoire de l'Empereur, et nos concessions, magnifiques, mais tardives, ne suffisaient plus à fixer la confiance et à cimenter l'union. En même temps, la puissance impériale débordait sur le monde, redoublant l'inquiétude de tous les États. Ce serait, il est vrai, mal connaître Napoléon que de voir dans ce progrès à outrance simple fureur de prendre, délire d'une ambition folle de conquêtes. Certes, les projets de Napoléon furent aussi démesurés que grandioses. Il prétendit à la fois ressusciter le passé et devancer l'avenir. — Devenu César, il rêva d'être Charlemagne ; il voulut ramener transitoirement à l'unité romaine les États épars de l'Occident, et en même temps, se saisissant des peuples, les arrachant à leurs souvenirs, à leurs traditions, les soumettant à une autorité régénératrice, mais imposée, les précipiter violemment dans la voie de leurs destinées futures. Mais ces conceptions ne naissaient pas en lui spontanément : elles n'y apparaissent, pour ainsi dire, qu'a Luit d'idées réflexes, suscitées par les nécessités de sa lutte contre l'Angleterre. Pour réduire cette insaisissable ennemie, il doit chercher de tous côtés des moyens de guerre indirecte, prendre des sûretés et des gages, s'emparer de toutes les positions dont il pourra inquiéter, menacer, léser l'Angleterre ; il doit opposer partout la terre à l'Océan, et si cette obligation constante ne justifie point ses fautes, les écarts prodigieux de sa politique et de son ambition, elle les explique et en donne la raison première. Le but qui s'impose à lui, Napoléon le poursuit par des procédés conformes à son génie, tour à tour impétueux et subtil. Il introduit de force ou insinue son autorité chez tous les Etats qui l'environnent : débiles et vieillis, ces États tombent en poussière dès que sa main les touche ; son imagination créatrice lui inspire alors d'élever sur ces ruines un ordre plus régulier, de tirer des avantages permanents de nécessites temporaires ; voyant l'Europe crouler à son contact, il n'échappe pas à la tentation de la reconstruire sur un plan nouveau. C'est ainsi qu'allongeant sa domination sur les cotes de la mer du Nord et de celle du Midi, pour en interdire l'approche au commerce insulaire, il se laisse aller à n'organiser l'Allemagne et l'Italie. S'il touche à l'Espagne, pour son malheur et le nôtre, c'est qu'il voit en elle une arme contre l'Angleterre. Dans les ports de la péninsule dorment les restes d'une force navale imposante. Pour lutter contre l'éternelle rivale, l'ancienne monarchie se cherchait en Espagne des flottes auxiliaires, des moyens de guerre maritime qui suppléaient à l'insuffisance des nôtres, et elle s'était fait de ce royaume un arsenal de rechange. A son tour, Napoléon veut utiliser l'Espagne : il l'enlace, la domine ; puis, frappé de la faiblesse et des hontes de son gouvernement, il conçoit peu à peu l'inique et funeste projet de la ravir à sa dynastie et d'établir les Bonapartes partout où ont régné les Bourbons. Enfin, aspirant à se frayer au travers de la Turquie une route vers ces régions de l'Inde où l'Angleterre est allée au loin placer son trésor et a cru le rendre inaccessible, il médite, chemin faisant, de réédifier l'Orient et de soumettre à nos lois la Méditerranée tout entière. Cependant, avant d'entamer ou de préparer chacune de ces entreprises, il se retourne vers l'Angleterre, propose la paix, s'offre à transiger. L'Angleterre lui répond en poussant contre lui une nouvelle masse d'ennemis. Il triomphe encore ; sorti de cette épreuve où il a dû remettre au jeu tous les résultats acquis, peut-il s'arrêter et cesser de vaincre ? A l'ennemi abattu, notre rivale en substitue un autre, renouvelle sans cesse nos adversaires et éternise la querelle. Un général ne s'arrête point dans le fort du combat, à l'heure où les troupes sont mêlées, où les manœuvres se croisent, où le terrain reste disputé dans toutes ses parties, et le règne de Napoléon n'est qu'une bataille de douze ans, livrée aux Anglais à travers le monde. Chacune de ses campagnes n'est pas une action distincte et séparée, après laquelle il eût pu poser les bornes de sa domination et fermer l'ère sanglante : ce sont les parties indissolublement unies d'un seul tout, d'une guerre unique, où notre nation finit par tomber aux pieds de l'Europe après l'avoir pénétrée et transformée, où la France a succombé, où l'idée française a vaincu. Seulement, s'il est du devoir impérieux de l'histoire de n'apprécier que dans leur ensemble cette crise de l'humanité et l'œuvre de l'homme qui y joua le principal rôle, de rendre à l'une et à l'autre leur véritable caractère, cette vue supérieure des choses échappait nécessairement aux princes contemporains. A mesure que la France, démesurément accrue, pesait davantage sur l'Europe, chacun d'eux se sentait plus menacé dans son indépendance, dans sa sécurité, et ceux mêmes qu'un penchant fugitif ou une association momentanée d'intérêts avait rapprochés de Napoléon revenaient vite à préparer contre lui la résistance et la révolte. Avec la Russie, néanmoins, l'alliance se fût prolongée peut-être, si les craintes vagues de cette puissance, moins directement opprimée que les autres, ne se fussent concentrées sur un objet précis, s'il n'y eût eu, dans le contact qui s'établissait entre les deux empires à travers l'Allemagne envahie, un point sensible et douloureux. Ce fut le grand-duché de Varsovie. La campagne de 1809 contre l'Autriche eut pour conséquence l'extension du duché, et ce progrès, faisant craindre à la Russie une complète restauration de la Pologne, la souleva contre un péril moins réel qu'imaginaire. Cette guerre de 1809, fatale à l'alliance, peut-être Alexandre eût-il pu la prévenir ; s'il eût, ainsi que Napoléon l'en conjurait à Erfurt, tenu à l'Autriche un langage sévère, peut-être eût-il arrêté cette puissance prête à pousser contre nous ses armées reconstituées. Plus tard, lorsque la cour de Vienne se fut dévoilée et que les hostilités eurent éclaté, en remplissant son devoir d'allié, en s'associant franchement à la lutte, le Tsar eût pu en modifier les résultats, réserver ses intérêts, intervenir aux négociations de paix avec l'autorité de services rendus à la cause commune. Sa conduite fut faible et sans loyauté. Il n'osa refuser son concours à Napoléon et ne le lui prêta qu'en apparence, rassura sous main l'Autriche en faisant mine de la combattre, retint l'élan de ses armées, et laissa les Polonais paraître seuls à nos côtés sur le champ de bataille déserté par les Russes. Puis, lorsque les soldats de Poniatowski curent forcé par leurs services la reconnaissance de Napoléon et reçu le prix de leur valeur, il ne sut que se plaindre au lieu de s'expliquer. Napoléon continuait pourtant de croire à l'utilité, à la nécessité d'un accord au moins apparent avec la Russie : pour reformer le lien qu'il sentait se dénouer, il essaya de bonne foi un double effort, demanda au Tsar la main de l'une de ses sœurs et lui offrit des garanties contre le rétablissement de la Pologne. Les deux négociations qui s'ensuivirent, menées simultanément, marquent la crise suprême de l'alliance. Les hésitations, les exigences d'Alexandre firent manquer l'une et l'autre ; il prétendit dicter l'arrêt de mort définitif de la Pologne en termes qui révoltèrent l'orgueil de Napoléon, permit en même temps à sa mère de refuser la main de la grande-duchesse Anne, et laissa le conquérant, déçu, irrité, recevoir des mains de l'Autriche cette fille d'empereur qu'il avait demandée à la Russie. Après avoir provoqué cette évolution ; le Tsar en aggrava les conséquences en les préjugeant ; il interpréta le mariage autrichien comme un revirement total de la politique napoléonienne, comme la contre-partie de Tilsit, y découvrit, une arrière-pensée d'offensive envers la Russie, et renonçant peu à peu aux bénéfices, aux obligations, de l'alliance, ne songea plus qu'à se remettre en posture de défense. La responsabilité de la rupture retombe ainsi pour une grande part sur ce monarque. N'oublions pas cependant que l'usurpation commise par Napoléon au détriment des Bourbons d'Espagne, avec la guerre maudite qu'elle provoqua dans la péninsule, ayant porté atteinte à la sécurité de toutes les dynasties légitimes, augmenté en 1808 les terreurs de l'Autriche, fourni à cette puissance le motif et l'occasion d'une nouvelle prise d'armes, avait été la cause première de cette campagne de 1809 qui engendra celle de 1812. L'entreprise d'Espagne se rattache par un lien étroit, facilement saisissable, à tous les événements qui entraînèrent Napoléon à sa perte. C'est le point de départ d'une succession fatale, le premier anneau d'une chaîne ininterrompue, de même que le partage de la Pologne, en faisant redouter continuellement aux Russes une résurrection de leur victime, en les troublant par une crainte obsédante comme un remords, se retrouve à l'origine de tous les mouvements qui jetèrent leur politique hors de ses voies naturelles. Reconnaissons ici cette justice providentielle qui se dégage tôt ou tard des événements, sait rejoindre et frapper les coupables. Si Napoléon et la Russie reprirent une lutte funeste qui ensanglanta le monde, qui mena nos troupes dans Moscou en flammes et plus tard, par un formidable reflux, attira dans Paris les armées du Tsar, qui anéantit la puissance de Napoléon et fit peut-être manquer à la Russie la royauté de l'Orient, ce fut moins l'effet d'une opposition véritable d'intérêts, d'injures réelles et réciproques, que la conséquence indirecte d'abus de pouvoir respectivement commis aux dépens des faibles. En 1812, Napoléon porta la peine d'avoir en 1808 arbitrairement disposé de l'Espagne, et la Russie d'avoir participé un demi-siècle plus tôt au démembrement de la Pologne. A partir des premiers mois de 1810, l'alliance n'est plus qu'un voile trompeur, recouvrant une hostilité latente. Des deux parts, on s'observe, on s'épie, on se suspecte ; sans vouloir la guerre avec une préméditation consciente, on la rend inévitable à force de la prévoir et de s'y préparer. Les deux souverains s'intitulent encore alliés et amis ; ils se flattent parfois du regard, se caressent de la parole, mais ce n'est que pour se donner mutuellement le change, prolonger entre eux une fausse sécurité et rassembler à loisir les moyens de se nuire. Cependant, dans la voie des manœuvres hostiles, Alexandre est toujours en avance. C'est lui qui, le premier, borde silencieusement sa frontière d'armées menaçantes, met en jeu contre nous les ressorts de sa diplomatie, cherche partout des ennemis à la France. Seulement, chacune de ces mesures qui présument à tort les intentions de l'Empereur, celui-ci les justifie rétrospectivement, pour ainsi dire, sinon en fait, au moins en apparence, en multipliant ces actes d'arbitraire, ces coups d'État internationaux auxquels il n'a que trop habitué l'Europe : il redouble ainsi les alarmes de la Russie, l'engage à des démarches plus compromettantes et, de son côté, rapproche la rupture. Enfin, cédant à ses terreurs, Alexandre appelle et provoque la crise : par crainte d'une attaque, il veut la prévenir, admet le rôle d'agresseur et croit possible de surprendre Napoléon. Sur cette intention d'offensive, le doute n'est plus permis : les témoignages abondent, précis, concluants ; on les verra se succéder dans leur ordre et leur gradation. Dans l'hiver de 1811, dix-huit mois avant le passage du Niémen par la Grande Armée, Alexandre songe à franchir ce fleuve, à envahir et à transformer le duché de Varsovie, à créer une Pologne russe pour l'opposer à cette Pologne française dont il se croit menacé, à soulever la Prusse, à corrompre l'Autriche, à essayer avant 1812 tout ce qu'il devait réaliser après, à reformer contre la France la ligue européenne. Sur le point de tenter ce coup d'audace, il se trouble et s'arrête. Les Polonais, dont il a espéré changer le cœur et surprendre la fidélité, refusent de le comprendre et de le suivre ; puis, si l'armée française qui garde l'Allemagne est encore inférieure aux forces dont il dispose, si le meilleur de nos troupes combat et meurt en Espagne, le prestige de Napoléon reste intact, et le nom seul du grand capitaine immobilise la Russie prête à déborder de ses frontières. Par une détermination qui devait être le salut de son empire, Alexandre renonce à l'offensive, conçoit l'idée d'une guerre où la Russie combattra chez elle, repliée sur elle-même, réfugiée dans ses déserts, et se décide à attendre une aulique que son attitude rend inévitable. En effet, jar cela seul que la Russie s'est levée en armes et tend vers nous la pointe de son épée, elle paralyse Napoléon et l'empêche de finir son œuvre. Le Nord hostile, c'est la soumission de l'Espagne entravée, c'est un débouché rouvert aux produits de la Grande-Bretagne, c'est notre rivale défaillante reprenant courage, c'est la crise où s'épuisent la France et l'Europe indéfiniment prolongée. Napoléon subit l'inexorable loi qui le condamne à briser tout ce qui n'est pas sujet ou allié : n'ayant pu vaincre les Anglais avec l'aide de la Russie, il est conduit à les frapper à travers cet empire : entre Napoléon et Alexandre, il n'est plus de milieu entre l'alliance et la guerre. Avant de décider la guerre, Napoléon hésite une dernière fois. Au printemps de 1811, il se consulte, s'interroge, cherche un moyen de transaction et ne le trouve pas. Pour éviter la rupture, il faudrait rappeler nos troupes en deçà de la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe, retirer notre bras étendu jusqu'à Dantzig et Varsovie. Mais sacrifier la Pologne, c'est remettre la Russie hostile en contact avec l'Allemagne frémissante, c'est rendre au Tsar la facilité et la tentation d'exécuter les desseins offensifs pie Napoléon a pénétrés et connus ; reculer d'un pas, c'est s'exposer à tout perdre. Napoléon constate l'impossibilité de s'entendre ; à partir de l'été de 1811, il se résout à la guerre, la fixe à l'année suivante, et juge qu'elle s'imposera alors à lui comme une nécessité inéluctable, à moins que l'immensité de ses préparatifs n'amène la Russie à se rendre avant le combat et à recevoir la loi. S'il ne cherche plus à négocier une transaction, il ne rejette pas l'espoir d'imposer à l'adversaire une capitulation anticipée, en dressant à ses yeux un terrifiant appareil. Et alors, c'est ce déploiement de forces devant lequel l'imagination s'étonne, c'est vingt peuples contribuant à former notre armée, c'est le Midi se conjurant contre le Nord, et le cours des grandes invasions remontant vers sa source. Cependant, le péril grandissant n'émeut plus Alexandre, l'âme du jeune empereur s'est affermie dans les épreuves ; le génie de son peuple, fait de résignation et de patience, d'orgueil national et de courageuse ténacité, se retrouve en lui tout entier et l'élève à hauteur du rôle auquel son destin l'entraîne. Loin de s'humilier, il prononce plus fièrement ses exigences ; la guerre s'engage alors, et les destins s'accomplissent. Napoléon avait cru que son entreprise devait réussir parce qu'elle résultait logiquement de son système, parce qu'il l'avait fortement conçue et préparée, parce que ses moyens étaient innombrables et son génie sans bornes. Dans son arrangement de l'avenir, il avait tout calculé, tout prévu, sauf ce qui échappe aux appréciations humaines, à savoir, la farce de résistance que puise en elle-même l'âme croyante d'un grand peuple. Il avait pensé qu'il lui suffirait de vaincre la Russie pour la soumettre ; il la vainquit en effet, mais la trouva plus forte après ses revers, inexorable, opiniâtre, sacrifiant ses foyers pour sauver la patrie, attendant sans défaillance que la nature vînt la secourir et la venger ; en se flattant de l'atteindre et de la courber comme il avait fait fléchir sous le joug tant de gouvernements et de peuples, le conquérant présuma trop de ses forces, de sa fortune, poursuivit l'inaccessible et rencontra l'abîme. Dans le récit de ces tragiques événements, l'histoire manquerait à son caractère si elle ne se dégageait des tendances et des sympathies présentes, quelque légitimes qu'elles soient : elle manquerait à son but, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons. Entre la France et la Russie, l'éloignement matériel est la raison et la condition de l'entente. La politique de conquêtes à deux, inaugurée à Tilsit, glorifiée à Erfurt, en supprimant les masses intermédiaires, en rapprochant les deux empires, devait inévitablement les constituer rivaux et aboutissait il créer entre eux une cause primordiale de mésintelligence. Le monde est assez grand pour nous, disait Napoléon à Alexandre. Il se trompait, car il est du propre des ambitions déchantées de rechercher ut de se combattre, dussent-elles, pour se trouver un champ clos, se donner rendez-vous des extrémités de l'univers. Si le système d'envahissements respectifs, suggéré par Napoléon à Alexandre, fut imposé à l'empereur des Français par les circonstances, il n'en demeure pas moins condamné ruses résultats. Un avenir plus normal, plus fécond, semble s'ouvrir aujourd'hui aux destinées des doux peuples, telles que les ont associées le parallélisme des intérêts et la rencontre des sympathies. En s'unissant, dans une politique de sagesse et de fermeté prudente, elles pourront assurer l'indépendance du continent, aptes avoir vainement cherché à s'en partager l'empire, et il paraît réservé à ces deux pales de l'Europe d'exercer sur elle une influence modératrice, d'en tenir ou d'en replacer les éléments divers dans un juste équilibre. L'histoire de l'alliance franco-russe pendant le premier empire se trouve en grande partie dans les archives de Paris et de Saint-Pétersbourg. En particulier, les documents conservés aux archives nationales, dans le fonds de la secrétairerie d'État, présentent une importance majeure : ce sont les correspondances adressées à l'Empereur par ses envoyés a la cour de Russie. Auprès d'un monarque qu'il traitait en ami plus encore qu'en allié, Napoléon ne se fit point représenter par des agents diplomatiques ordinaires et n'accrédita, à partir de 1807, que des personnages de son entourage immédiat : ce furent certains des membres les plus en vue de son état-major, les généraux Savary, de Caulaincourt et de Lauriston. Les deux premiers furent admis dans l'intime familiarité d'Alexandre Ier ; en même temps, ils restaient en communications constantes et directes avec leur souverain ; de loin, ils lui rendaient compte comme ils l'eussent fait aux Tuileries ou à Saint-Cloud, avec la même abondance et la même ponctualité. Aussi leur correspondance ne se compose-t-elle pas seulement de dépêches au sens habituel du mot, adressées au ministre des relations extérieures et conservées dans les archives du département. Par chaque courrier partait une lettre particulière pour l'Empereur, où nos envoyés consignaient par le menu leurs impressions. De plus, après chacune de leurs conversations avec le Tsar, — et ces entretiens se répétaient presque journellement, — ils l'écrivaient mot pour mot, sans y rien changer, en lui laissant la forme dé dialogue, et ces sortes de procès-verbaux, annexés à leurs lettres en manière de pièces justificatives, désignés sous le titre de Rapports, nous font parvenir l'écho textuel des propos échangés : c'est l'empereur Alexandre et l'ambassadeur de France que nous entendons parler, à quatre-vingts ans de distance, sans rien perdre de ces particularités de pensée et de langage qui sont souvent révélatrices des caractères. Enfin, au maître qui voulait tout savoir et tout régler, on ne laissait rien ignorer de ce qui pouvait intéresser sa politique ou piquer sa curiosité. Aux lettres et aux rapports se joignaient souvent des feuilles de nouvelles ; on y voit figurer la chronique de la cour, les incidents de la vie mondaine, les on dit, les bruits de ville et de salon, et ces pages légères, où réapparaît une société tout entière, avec ses passions grandes et petites, avec ses aspects familiers, complètent et éclairent parfois et un jour assez vif les pièces purement politiques. La collection formée par l'ensemble de ces témoignages n'est pas demeurée jusqu'à ce jour entièrement inexplorée. Thiers s'en est servi pour le grand ouvrage qui a établi sur d'ébranlables bases sa gloire d'historien[2]. Il nous a paru néanmoins, ces documents étant offerts aujourd'hui aux investigations prolongées et minutieuses qu'une étude nouvelle pourrait los prendre pour point d'appui, mettre le lecteur en contact plus direct avec eux, détacher un plus grand nombre d'extraits qui mit par eux-munies leur valeur, trouver place enfin apis le tableau d'ensemble resté présent à toutes les mémoires. Comme complément aux correspondances de Russie, nous avons lu, tant aux archives nationales qu'au dépôt des affaires étrangères, les pièces de tout ordre concernant les relations de l'Empereur avec les autres cours, principalement avec l'Autriche, la Prusse, la Turquie et les États du Nord. Cette étude parallèle nous a paru indispensable comme moyen de contrôle et de plus sûre information : c'est souvent à Vienne et à Berlin que l'on doit chercher le secret des rapports entre la France et la Russie[3]. Une visite aux archives du ministère des affaires étrangères de Saint-Pétersbourg, où notre ambassadeur en Russie, M. de Laboulaye, nous a fait l'honneur de nous présenter, et où nous avons reçu le plus gracieux accueil, nous a permis de comparer sur certains points la version moscovite à la version française. Nous avons pu consulter, non seulement les rapports des ambassadeurs de Russie à leur cour, mais une partie de la correspondance échangée directement entre l'empereur Alexandre et ses ministres ou représentants. Il nous a été donné, en outre, de puiser à différentes sources privées. M. le comte Charles Pozzo di Borgo, avec nue obligeance dont nous lui sommes reconnaissant, a bien voulu détacher pour nous quelques parties de ces archives de famille dont il fait lui-même un si fructueux usage ; il a mis notamment à notre disposition les pièces relatives à la mission de Pozzo di Borgo à Vienne en 1806 et 1807. D'autre part, une précieuse bienveillance nous a mis à même de connaître un certain nombre d'écrits laissés par l'un des hommes qui ont été le mieux initiés au secret des deux empereurs et chez lequel un inébranlable dévouement n'a jamais fait tort à une impartiale sagacité. Le caractère, le mérite et le rôle de ce personnage font de ce qu'il a laissé un monument de grande valeur. Qu'il nous soit permis d'adresser ici, à tous ceux qui ont bien voulu nous prêter leur utile concours, le témoignage de notre gratitude. Les documents imprimés, recueils de pièces diplomatiques, correspondances, Mémoires, abondent depuis quelque temps sur la période impériale. Une haute et libérale inspiration nous promet prochainement le plus précieux de tous. En attendant que cette publication soit venue satisfaire un besoin de l'histoire, d'autres nous en ont donné un avant-goût et n'ont excité que davantage notre curiosité[4]. A l'étranger, la plupart des papiers laissés par les ministres dirigeants de la coalition ont déjà vu le jour. A Berlin, à Vienne, les archives d'État ont livré eu partie leurs secrets. En Russie, l'initiative publique et privée nous a valu récemment des pièces d'un singulier intérêt et poursuit d'importantes publications[5]. Nous avons essayé de mettre à profit ces documents nombreux, mais épars, en les éclairant par le témoignage auquel il faut essentiellement s'attacher et toujours revenir, lorsqu'il s'agit de pénétrer une politique où tout se lie, se coordonne et marche d'ensemble, la correspondance générale et déjà publiée de Napoléon[6]. Dans nos appréciations sur les hommes, notre effort constant a été de nous abstraire de toute préoccupation étrangère à l'histoire. Certes, nous ne prétendons pas que cette impartialité soit allée jusqu'à nous mettre en garde contre le souvenir des grands bienfaits et le prestige des grandes actions. Peut-on parler d'Alexandre Ier sans se rappeler que ce monarque, vainqueur de la France en 1814 et 1815, obéissant aux inspirations d'une âme élevée et d'un esprit prévoyant, s'est fait l'ami de la nation qu'il venait de combattre et a su la défendre contre de meurtrières rancunes D'autre part, les merveilles rencontrées à chaque pas, sons le règne de Napoléon, renouvellent sans cesse l'admiration pour le génie qui les accomplit ou les suscita, dont le pouvoir magique exalta au suprême degré les qualités d'honneur, de bravoure, d'obéissance et de dévouement qui sont bien celles de notre race, pour celui qui, après avoir réconcilié notre nation avec elle-même, en fit une armée de héros et éleva pour un temps le Français au-dessus de l'homme. Sans doute, en face de ces triomphants spectacles, l'incertitude du lendemain, l'angoisse du péril imminent laisse à notre satisfaction, à notre orgueil, quelque chose d'inquiet et de haletant : à ces splendeurs, si éblouissantes qu'elles soient, nous préférons encore le tableau qu'offrit la France à d'autres périodes de son histoire, alors qu'elle joignait la sérénité à la force, la foi dans l'avenir à la pleine possession du présent, à l'avantage des mâles vertus celui des longues traditions, alors qu'elle n'avait pas éprouvé le malheur le plus difficilement réparable qui puisse frapper un peuple, la perte d'une dynastie tutélaire et consacrée par les siècles. Mais comment ne point tressaillir aux Souvenirs de l'époque héroïque, de celle qui serait incomparable entre toutes, si la grandeur de l'homme pouvait suppléer à la majesté des antiques institutions ! Pour Napoléon, la légende a précédé l'histoire. Celle-ci poursuit aujourd'hui lentement son œuvre, et nous ne pensons pas que la colossale figure qui apparaît au seuil du siècle ait rien à redouter d'un libre et minutieux examen. Néanmoins, notre sujet ne comportait pas sur Napoléon une appréciation d'ensemble, et mitre but n'a pas été de l'essayer ; peu de plumes sont à hauteur d'une telle tâche ; d'ailleurs, pour emprunter une expression à l'un des hommes qui ont le plus combattu, haï et admiré Bonaparte, le juger, serait vouloir juger l'univers[7]. Notre désir, plus modeste, répondant mieux à l'infirmité de nos forces, se réduit à faire connaître la politique extérieure de Napoléon sous le rapport spécial que nous avons entrepris trancher, à en dégager les mobiles et les moyens, à lui restituer sa physionomie propre, telle que la composèrent le caractère de l'homme et les nécessités extraordinaires de la situation : essayer de montrer le génie dans sa vérité, dans son activité, sans rien dissimuler de lui, en laissant à ses œuvres le soin de le juger, de l'expliquer et de le célébrer, tel est, ce nous semble, l'unique hommage qui puisse lui titre clignement présenté : c'est le seul que nous voulions lui rendre. Paris, juillet 1890. |
[1] Paroles de Napoléon, d'après des documents inédits.
[2] BIGNON, Histoire de France depuis le dix-huit brumaire, et Armand LEFEBVRE, Histoire des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, n'ont pu se servir des papiers de la secrétairie d'État ; ils ont consulté et cité souvent les correspondances conservées au ministère des affaires étrangères. Leurs ouvrages n'en restent pas moins l'une des bases de l'histoire diplomatique pour la période napoléonienne.
[3] Afin d'éviter de trop nombreuses références aux sources, disons que les pièces citées en tout ou partie dans notre premier volume, sans indication spéciale, sont tirées des archives nationales, AF, IV, 1697, lorsqu'elles sont adressées directement à l'Empereur, ce que nous mentionnons au bas des pages. Les extraits de la correspondance entre le ministère des relations extérieures et nos agents en Russie proviennent des archives des affaires étrangères, Russie, vol. 144 à 146.
[4] Qu'il nous suffise de citer, parmi les plus récentes, les belles publications de M. G. Pallain sur Talleyrand, celle de M. Pierre Bertrand, l'ouvrage du baron Ernouf sur Maret, duc de Bassano.
[5] M. le professeur Tratchevski a entrepris, sous les auspices de la Société impériale d'histoire de Russie, une grande publication de textes français et russes sur les relations des deux puissances pendant le Consulat et l'Empire. Le premier volume, paru en 1890, comprend les années 1800 à 1803. M. de Tatistchoff a publié dans la Nouvelle Revue (15 mai à 15 juin 1890), avec d'autres documents tirés des archives de Paris et de Saint-Pétersbourg, les lettres d'Alexandre Ier à Napoléon, de 1801 à 1808.
[6] Correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l'empereur Napoléon III et par les soins d'une commission présidée, pour la partie postérieure au 1er septembre 1807, par S. A. I. le prince Napoléon. Paris, Plon, 32 volumes in-8°.
[7] POZZO DI BORGO, Correspondance diplomatique, I, VIII.