I L'établissement consulaire survivrait à son auteur dans ses parties d'organisation civile, religieuse, administrative, et resterait debout jusqu'à nos jours. Pendant un siècle, après chacune de nos crises politiques ou nationales, la France s'est retrouvée et a continué de vivre en ce grand abri. Ce n'est pas qu'après Marengo les partis hostiles aient longtemps désarmé. Contre l'enhardissement du despotisme, l'opposition tribunitienne mènera une lutte qui ne sera pas sans honneur. Les partis de violence se reprennent à leurs projets. La haine de quelques révolutionnaires s'accroit à voir plier les autres. Haine de Jacobins exclus ou de républicains déçus, elle s'irrite, s'enrage contre ce perfide Bonaparte, contre ce fils dénaturé de la Révolution, contre celui qui s'approchant d'elle insidieusement lui a tout d'un coup passé le carcan. Des anarchistes faubouriens, des militaires ulcérés sont là pour leur prêter main-forte, et à côté d'eux l'autre affiliation secrète, l'affiliation de chouannerie, se remet sourdement au travail. Ainsi les conspirations se succèdent, s'empruntent réciproquement leurs moyens, s'engendrent l'une l'autre, informes ébauches ou furieux desseins : dès la fin de l'an VIII, le rêve d'un pauvre fou, la velléité de quelques Jacobins des bas-fonds ; un peu plus tard, l'affaire dite de l'Opéra, le douteux complot de Ceracchi et d'Arena ; ensuite l'attentat de nivôse, puis la série des conspirations militaires, celles que l'on sait et celles que l'on soupçonne, le complot, des libelles, l'affaire de Rennes et tant d'autres ; finalement, la sombre aventure de Pichegru, la tentative désespérée de Georges, et toutes ces entreprises se touchent toujours en quelque point, se frôlent et au fond n'en font qu'une ; c'est l'effort des mécontents et des exaspérés de tout genre, entre lesquels s'établit une connivence et une concurrence. Pour compliquer ces trames, voici les manœuvres de la police, les complots exploités et nourris au profit d'ambitions inavouées, l'acharnement de Bonaparte à compromettre et à perdre quiconque peut lui porter ombrage, et sous l'apparente immobilité de l'époque, sous cette surface d'un splendide et impassible éclat, s'agite un noir enfer de passions et de crimes. Pour tuer Bonaparte, tous moyens seront imaginés : coup de poignard, balle de pistolet à lui tirer dans le dos pendant qu'il passe la revue des troupes, balle de fusil, amas de poudre à introduire dans les caves des Tuileries, engins divers, machines de toute structure, attaque individuelle, attaque en corps. L'idée de l'assassinat hallucine toutes les haines ; l'étranger l'admet, un diplomate accrédité à Paris la préconise, et une femme du grand monde européen voudrait que ses yeux fussent des stylets pour poignarder le tyran des rois, lorsqu'elle l'aperçoit au théâtre[1]. Cependant, si tant de gens s'obstinent à vouloir le tuer, c'est qu'ils désespèrent de le renverser par soulèvement total ou partiel de la population. La masse est pour lui ; il le sent, il le sait, et dans un article-manifeste qu'il rédige pour le Journal des défenseurs de la patrie, en réponse à tous ses ennemis, il peut leur asséner cette vérité : A qui en veulent-ils ? Au premier Consul. On a, il est vrai, lancé contre lui des machines infernales, aiguisé des poignards, suscité des trames impuissantes ; ajoutez-y, si vous voulez, les sarcasmes et les suppositions insensées de douze ou quinze nébuleux métaphysiciens. Il opposera à tous ses ennemis LE PEUPLE FRANÇAIS[2]. Ce n'est pas pourtant que ce peuple éprouve par lui un sentiment de pleine sécurité. Le présent satisfait, l'avenir inquiète, parce qu'il repose tout entier sur la vie d'un être et que cet être est humain, conséquemment périssable, vulnérable, entouré de dangers, sans autre appui que des formes vides et des personnages qui ne valent que par lui[3]. C'est la conviction générale que son existence seule s'interpose entre la paix actuelle et la reprise des fureurs sanguinaires, entre la France et le rouge abîme. Nulle confiance dans l'institution établie ; on voit l'homme et non la chose. Et si l'homme venait à manquer ! Cette pensée fait frémir. Les Français se disent : si Bonaparte périt assassiné, que deviendrons-nous ? S'il meurt après avoir rempli sa destinée, qui le remplacera et quel temps verront nos enfants ? On voudrait qu'il trouvât le moyen d'organiser une survivance, de se perpétuer en quelque chose, en quelqu'un. Un vague et immense désir conspire à fixer en lui l'ambition de transformer sa magistrature à temps en puissance héréditaire. Dès Marengo, cette ambition l'avait touché. La voix obsédante, tentatrice, éternellement murmurante, lui répétait : Tu seras roi. Avant même d'être roi, il songe à faire œuvre dynastique, à instituer un successeur à lointaine échéance, une survivance consulaire, dont il puisse se servir pour amorcer le système héréditaire et accaparer l'avenir. Cette pensée vient assaillir son imagination, perce en lui par échappées. Ce qu'il veut au moins, c'est gouverner tant qu'il vivra, gouverner toujours et insatiablement, dominer l'Europe par la France, étendre indéfiniment ses prises sur l'espace et le temps. A jamais s'efface de son esprit toute idée de rester dans la vérité républicaine ; à plus forte raison, toute idée de passer la main à l'héritier des anciens rois. Les Bourbons ! L'année se jugerait trahie s'il la livrait à cette vieille dynastie qui ne peut plus rallier la nation ; entre eux et la France, trop de sang et trop de gloire ont passé. Il dit à Bourmont que le Roi doit se résigner : Loin de lui nuire, je respecterai ses malheurs et lui rendrai tous les services que je pourrai — bien entendu excepté sa couronne ; elle est perdue pour sa maison ; l'histoire offre d'autres exemples d'un changement de dynastie. Je gouverne, je conserverai la puissance jusqu'à ma dernière heure... Par retour au prétendant, il ajoute : Si c'était un grand prince qui dût régner, s'il avait fait de grandes choses, s'il était comme le duc d'Enghien après la bataille de Rocroy, je me ferais honneur de servir sous lui, je ne balancerai pas à lui remettre un sceptre dont il serait digne ; mais on ne connaît pas le Roi ; il est à Mitau ; qu'il y reste... Pendant ma vie je conserverai l'autorité suprême, j'étendrai la gloire des armes françaises, j'écraserai l'Angleterre, et la France fera la loi au reste du monde. On lui remit alors, par l'intermédiaire de Lebrun, la lettre que Louis XVIII lui avait écrite et qui avait été confiée à l'abbé de Montesquiou. Le moment était inopportun. Bonaparte parla de la lettre devant quelques-uns de ses révolutionnaires, pour leur faire peur ; devant Rœderer, il la déclara très belle : — Général, cela me fait frissonner[4]. Il rédigea ensuite cette réponse : J'ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France ; l'histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite[5]. Dans cette lettre, un refus péremptoire s'accompagnait de formes obligeantes et se doublait même d'une avance, confirmative des propos tenus à Bourmont et des ménagements toujours observés par Bonaparte envers la personne royale. C'est qu'en effet, comme tout lui était instrument, il comptait, pour se faire roi, employer jusqu'au Roi, et ainsi se débrouille l'énigme de ses contacts indirects avec Mitau. Jugeant mal le prétendant, il le croyait faible et dépris : débile de cœur parce qu'impotent de corps ; disposé aux lâches accommodements parce qu'impropre aux aventures de guerre. Et son arrière-pensée était d'obtenir une abdication, un acte de renonciation, qui emporterait désistement de toute la famille. A ce prix, il accorderait volontiers au prince des moyens d'existence assurée et tranquille, un traitement de non-activité à lui faire passer quelque part, en lieu convenu, où les Bourbons pourraient se réunir et vivre obscurément. Ce dessein aboutirait en 1803 à la démarche formellement tentée auprès de Louis XVIII par l'intermédiaire des autorités prussiennes[6]. En effet, si les Bourbons s'effaçaient, le trône de France deviendrait légalement vacant ; en s'y plaçant, l'heureux capitaine se ferait reconstructeur et non usurpateur de souveraineté, puisque la dynastie légitime se serait dessaisie de tout droit sur la France. Au même moment, par coïncidence remarquable, on reconnaissait à Mitau l'impossibilité de faire coexister en France Bonaparte et le Roi. On arrivait à cette conviction par un raisonnement que Bonaparte se faisait de son côté et ne se privait pas d'exprimer. Il disait volontiers que les Bourbons, s'il les restaurait, lui élèveraient une statue et placeraient son corps dans le piédestal[7]. Or, une lettre écrite à Mme Danjou par le comte d'Avaray, dépositaire de la pensée royale, venait confirmer par avance cette assertion ; elle aboutissait à cette conclusion qu'au cas où Bonaparte se prêterait à rétablir le Roi moyennant l'épée de connétable, le dénouement inévitable serait d'abord de le satisfaire, de le combler d'honneurs, et puis de le tuer, parce que le monarque légitime ne pourrait supporter longtemps à ses côtés cet exorbitant personnage, ce monstre d'ambition et de prestige, et devrait se débarrasser de cc nouveau duc de Guise. Cette idée s'accordait parfaitement avec la conception que Louis XVIII, pur héritier de la tradition, se faisait de la prérogative royale s'exerçant dans sa plénitude et colportant droit de vie et de mort sur tous les Français. Et l'on trouvait fort naturel à Mitau que Bonaparte prévit l'hypothèse et se souvînt qu'en France les connétables n'ont pas la vie longue. D'Avaray écrivait : Il faut, dites-vous, négocier avec le Consul ?... Où trouverait-il son intérêt et sa garantie ? Dans une constitution faite par lui-même ? Vain échafaudage ! Le faire connétable ou maire du palais, plus roi que le Roi ?... Sans toutes ces prérogatives, il serait impossible que Bonaparte se soutînt, et avec elles il ne le pourrait qu'auprès d'un roi scrupuleux jusqu'à la sottise, car pour peu qu'il crût qu'il est des cas où il est permis, nécessaire même, de se soustraire à une odieuse et inique oppression, il ne peut pas supposer que le Roi manquât d'un Lognac (Loignac, chef des assassins du duc de Guise.) Or, je demande à présent si Bonaparte serait assez fou pour ne faire dépendre sa vie que de la vertu ou plutôt de la pusillanimité d'un homme qui aurait à chaque instant la tentation, si ce n'est le désir, de l'égorger[8]. Quel était actuellement l'intérêt pratique de cette cynique déduction ? On peut en rapprocher un projet inventé par Bourmont et sorti de son imagination aux abois. Bourmont, qui ne doutait de rien, croyait avoir trouvé le moyen de tout concilier, et voici ce qu'il faisait proposer à Mitau comme base de négociation : Bonaparte restituerait la France aulx Bourbons ; en compensation, on s'entendrait avec les puissances pour lui tailler un royaume indépendant en Italie, un royaume cisalpin[9]. Là il pourrait régner en toute souveraineté et sécurité, sans avoir à craindre que les Bourbons, séparés de lui par les monts, trouvassent trop lourd le poids de la reconnaissance. Tel était le fantasque dessein où se complurent un instant les rêveries de l'exil, à l'heure où Bonaparte songeait lui-même à faciliter aux Bourbons un établissement hors de France, à les pensionner et à les retraiter en quelque coin de l'Europe. Des deux côtés, la méprise était pareille et l'injure égale. On conçoit difficilement que le projet mort-né de Bourmont ait été pris au sérieux à Mitau. Mais Bonaparte se trompait autant lorsqu'il jugeait Louis XVIII capable de sacrifier son honneur à son repos. Ce prince avait l'âme royale ; à la honte de vendre son droit, il préférerait jusqu'au bout les misères et les fiertés d'un intransigeant exil. Pour se faire fondateur de souveraineté et dynaste, Bonaparte avait à surmonter un plus grand obstacle : sa famille, à la fois indispensable et gênante. La nature, qui lui refusait un enfant, une descendance directe, avait placé près de lui deux de ses frères, dont le premier lui était supérieur et le second immédiatement consécutif dans l'ordre de la famille, Joseph et Lucien, qu'il était difficile d'omettre et dangereux de désigner. Bonaparte les voulait tous deux grands, riches, honorés, utiles ; quant à faire de l'un d'eux son successeur de choix, jamais ! Il entendait que son héritier ne fut rien qu'une émanation de lui-même. Or, ses deux frères, qui avaient par eux-mêmes un passé, une situation, une clientèle, une politique, lui étaient trop extérieurs. Leur avidité impatiente choquait d'ailleurs cet ambitieux profond, raffiné, qui attendait tout du temps et du cheminement des idées et qui disait que l'hérédité ne s'institue jamais par une loi. Le parti de Lucien s'agitait, progressait ; Lucien cherchait à s'imposer par sa personnalité, Joseph par son aînesse. L'un et l'autre considéraient la République comme un bien de famille, sur lequel ils prétendaient à un droit de copropriété ; s'adjoindre l'un ou l'autre comme successeur présomptif, ce serait en quelque sorte l'associer à l'empire et moins se faire un héritier que se donner un rival. Enfin, Bonaparte connaissait le rôle de ses frères pendant l'expédition d'Égypte et la seconde campagne d'Italie ; justifier rétrospectivement les ambitions de ceux qui par deux fois avaient spéculé sur sa mort, cette idée le révoltait. Il disait à Rœderer[10] : Je n'ai pas l'esprit de famille. Ce que j'ai craint le plus pendant que j'étais à Marengo, c'était que Fun de mes frères me succédât si j'étais tué. Ainsi se rencontrait, dès que se posait la question de l'hérédité, la difficulté où le maitre de la France allait pendant plusieurs années s'embarrasser. Comment régler un ordre successoral à l'exclusion de ceux que leur rang dans la famille appelait il y figurer en première ligne ? Il ne restait qu'un moyen : se faire par adoption un héritier direct. Seulement, quoi qu'il dit à Rœderer, Bonaparte avait l'esprit de famille, l'esprit de clan le sentiment de la solidarité familiale l'étreignait. Alors même qu'il songeait à se créer un fils adoptif, il ne le concevait pas en dehors de sa parenté. Parmi les siens, est-ce qu'il ne pourrait trouver un être jeune, trop jeune pour lui porter ombrage, assez jeune pour se laisser façonner et pétrir, un être qui serait le fils de sa pensée, le continuateur de son œuvre, son legs bu peuple français ? Incertain et tiraillé, il cherchait, s'interrogeait, s'occupait parfois de combinaisons provisoires. II Sur ces entrefaites, il fallut célébrer la fête de la République au jour anniversaire de sa fondation, c'est-à-dire le 1er vendémiaire-23 septembre. Pour cette solennité, qu'on voulait grandiose, le gouvernement avait convoqué à Paris des délégués de chaque département. Choisis par les préfets, ils commençaient d'arriver, lorsqu'un bruit soudainement naquit, se propagea et, prompt comme l'éclair, traversa la France. Le sentiment de l'insuffisance et de l'imprécision du statut politique était si répandu qu'on se mit à répéter que le jour solennel de vendémiaire marquerait une date dans son évolution, qu'on verrait une transformation des pouvoirs, une constitution de plus ; les délégués départementaux, formés Cil consulte nationale, auraient sans doute à la ratifier par une sorte de consécration plébiscitaire. A Paris, il ne fut plus question que de la chose[11] ; on en parla dans les départements les plus reculés. Des républicains naïfs espéraient un régime plus sincère, une république à l'instar des États-Unis, et s'adressaient au gouvernement pour lui soumettre leurs idées. Plus généralement, on disait que le pouvoir de Bonaparte allait se consolider sous un titre nouveau : président à vie, président investi du droit de se choisir un successeur, et déjà circulait le mot en qui s'exprime au total et se magnifie l'idée de commandement : Empereur[12]. Les philosophes de l'Institut et de la Décade protestaient contre ces imputations calomnieuses[13]. Il est difficile d'admettre que ces bruits se soient propagés sans la participation de ceux qui avaient intérêt à leur diffusion. Autour de Bonaparte, l'intrigue est au comble. Rœderer a parlé, au nom des hommes qui veulent une hérédité bonapartiste pour barrer plus sûrement la route aux Bourbons. Lucien a entrepris son frère, après s'être assuré divers concours civils et militaires. On allègue l'impatience générale, et il semble bien que Bonaparte admet maintenant l'idée d'un acte public qui clés à présent lui conférerait le pouvoir à vie et recélerait l'hérédité[14]. Sur ce dernier point, à la vérité, il ne se prononce pas, mais il évite de décourager les ambitions de Lucien, parce qu'il croit avoir besoin de lui, besoin de son habileté manœuvrière, besoin de sa parole, pour rallier les sénateurs et députés à l'acte modificatif des institutions. Aussi bien, il entendait procéder dans les formes, avec le concours des premiers corps, et nullement par tumulte populaire ou prétorien, inséré au milieu d'une fête. La solennité de vendémiaire dut conserver un caractère tout patriotique et constitutionnel. Seulement, Bonaparte y vit occasion d'affirmer par un spectacle extraordinaire sa volonté de rapprocher toutes les époques de notre histoire, de réconcilier les souvenirs et d'associer les symboles. La Révolution s'était acharnée sur le passé français. Comme si elle eût craint le pouvoir des morts et le prestige des tombeaux, elle avait voulu que rien ne subsistât de ce qui avait été. Les sépultures avaient été saccagées, les ossements dispersés. On ne savait plus où étaient d'illustres dépouilles. Celle de Turenne, arrachée de Saint-Denis, avait été recueillie au Musée des monuments français, quai des Augustins, par cet admirable Lenoir qui sauva tant de reliques de notre art et de notre histoire. En 1799, un arrêté du Directoire avait décidé que les restes de Turenne seraient réunis à ceux de Molière et de La Fontaine dans le jardin du musée, au milieu des fleurs et des saules[15]. Le Directoire même avait eu l'intention louable de ne les laisser là que provisoirement, cet abri devant devenir pour eux comme le portique du Panthéon[16]. Bonaparte reprit cette idée sous une forme audacieuse. Il arrêta qu'à la veille même du jour où serait commémorée l'inauguration de l'ère républicaine, le cercueil de Turenne serait solennellement transféré aux Invalides ; les deux cérémonies se confondraient pour ressouder le passé au présent et refaire la continuité française. Le parti philosophe ne sut comprendre ce qu'il y avait dans cette idée de grand et de national ; il ne résista pas à verser sur le noble projet un filet d'ironie. La Décade philosophique écrivit ces lignes aigres-douces : Les républicains voient avec quelque peine qu'on joigne à la fête de la République celle de la translation des reliques d'un maréchal de France, dont ils pensent que les exploits ont été surpassés par ceux de nos généraux modernes. Mais les gens à vieux préjugés consentiront peut-être à fêter le premier vendémiaire, par la seule raison que la mémoire de Turenne sera honorée ce jour-là Les ordonnateurs de la fête auront voulu mettre en pratique le précepte de saint Paul : Je me suis fait tout à tous[17]. Au jour dit, les ministres de l'intérieur et de la guerre, Lucien et Carnot, accompagnés d'une foule d'officiers, s'en furent chercher le cercueil de Turenne au musée des Augustins. Le corps fut placé sur un char et conduit à quatre chevaux ; une escorte d'anciens militaires l'entourait ; par devant on menait en main un cheval pie qui figurait celui que le maréchal avait coutume de monter ; sur un brancard richement drapé, on avait placé l'épée qu'il portait le jour de sa mort et le boulet qui l'a frappé[18]. Les tambours battaient aux champs, les épées saluaient, et il parut qu'en ce jour la France rendait à son passé les honneurs militaires. Dans la rotonde des Invalides, le monument de Turenne à Saint-Denis avait été reconstruit ; le corps y fut placé. Carnot prononça un discours plein de raison ; il dit : Ce temple n'est pas réservé à ceux que le hasard fit naître ou doit faire naître sous l'ère républicaine, mais à ceux qui dans tous les temps ont montré des vertus dignes d'elle[19]. Il rendit hommage au guerrier qui s'était voué à la défense du pays, indépendante de tout système, et il déposa sur le monument une couronne de lauriers. Après quoi, l'assistance toute militaire se retira, et le corps de Turenne fut laissé sous le dôme des Invalides, où il attendrait Napoléon. Dans le même temps, la ville du Puy était autorisée à célébrer une fête en l'honneur de Duguesclin, dont elle possédait quelques reliques. Un peu plus tard, le premier Consul, visitant la Normandie, ferait rétablir à Ivry la colonne commémorative de l'exploit du Béarnais ; il laisserait se relever à Orléans la statue de Jeanne d'Arc et permettrait de reconstruire le monument de victoire placé près de Denain. Le 1er vendémiaire, malgré le vent et la pluie, il y eut grandes réjouissances pour le peuple, jeux au Champ-de-Mars, ballon s'élevant dans les airs. L'annonce de la fête avait attiré dans Paris une énorme affluence. Le matin, sur la place des Victoires, les Consuls posèrent la première pierre d'un monument dédié à la mémoire des deux généraux qui s'étaient immortalisés en Égypte ; après la journée de Turenne, ce fut celle de Kléber et de Desaix. Le simulacre du futur monument avait été érigé dans le milieu de la place et figurait un temple égyptien. La principale cérémonie eut lieu aux Invalides ; elle présenta une particularité remarquable. Lorsque les chefs de l'État, les grands corps et un nombreux public se furent placés, les artistes du Conservatoire, avec accompagnement de quatre orchestres, entonnèrent un chant grave, recueilli, un hymne au Dieu des Nations, à Celui vers lequel les philosophes spiritualistes autant que les chrétiens pouvaient élever leur âme, et l'exécution de ce grand choral, imposant par la masse des instruments et des voix, portant un caractère de solennelle imploration, parut replacer la France et ses destinées sous l'invocation de la Divinité. Lucien ensuite proclama les noms des départements qui avaient fourni le plus de conscrits et naturellement discourut. En face de la tribune où il prononçait sa harangue, le buste de Turenne figurait sur un cippe. Cependant, à mesure que Lucien parlait, un commencement de déception perçait dans l'auditoire. On eût voulu savoir où en était la grande affaire de la paix, celle qui primait toute autre dans l'attente et l'impatience des Français. On savait qu'un traité préliminaire avait été signé à Paris avec un envoyé d'Autriche et que l'Empereur, tout en protestant de ses dispositions pacifiques, n'avait pas ratifié cet acte. En présence de ce désaveu, le gouvernement français avait rompu l'armistice. Les hostilités allaient-elles recommencer ou pouvait-on compter encore sur une négociation efficace ? Dans le discours de Lucien, on cherchait, on attendait une allusion à l'universel désir ; on ne l'y trouvait point : On voyait avec regret descendre le ministre sans qu'il ait parlé de paix[20]. Il descendait en effet de la tribune. Tout d'un coup, par jeu de scène, il y remonte, il y repayait, tenant un bulletin télégraphique dont il est censé avoir reçu communication à l'instant même et dont il va donner lecture. Il y était dit que, l'Empereur nous ayant livré les places d'Ingolstadt, de Philippsbourg et de Rastadt, l'armistice avait été renouvelé et que la négociation allait se transporter à Lunéville. L'effet de cette communication fut profond ; on la publia le soir dans les rues illuminées[21]. En réalité, la prorogation de l'armistice n'était point la paix ; pour réduire l'Autriche à signer le traité de Lunéville, il faudrait une campagne d'hiver, une victoire définitive de Moreau ; il faudrait Hohenlinden. Mais le gouvernement jouait avec art d'un fait peu décisif en soi-même pour laisser tout le monde sous une impression enchanteresse et clore grandement la journée. Cette surprise filiale, ce prestige de théâtre introduit clans une forte et triomphale ordonnance, symbolisait ce que serait pour les Français l'œuvre extérieure du Consulat : la réalité de la gloire et l'illusion de la paix. III Quarante jours après la fête républicaine de vendémiaire, le parti de Lucien, le parti de l'hérédité, se démasqua subitement. Les ambitions de ce parti, encouragées par l'éveil donné aux esprits, ne surent se contenir plus longtemps, et la bombe éclata. Ce fut la fameuse brochure intitulée : Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. Le 10 brumaire, elle parut en librairie sans nom d'auteur ; trois éditions en furent successivement enlevées ; elle fut expédiée par le ministère de l'intérieur à tous ses agents, usurpant ainsi un caractère officiel. Le corps de l'écrit avait été vraisemblablement rédigé par Fontanes ; on y retrouve la marque de sa doctrine contre-révolutionnaire et monarchiste. Lucien, s'autorisant de certaines conversations avec son frère, avait inspiré l'ouvrage ; il l'avait revu, remanié, et s'était réservé de porter les grands coups de la fin. Sous couleur d'un parallèle historique, c'était un véritable manifeste, un appel au public, l'effort de Lucien pour déterminer en faveur de l'hérédité un élan d'opinion, avec l'arrière-pensée d'en profiter. Dans le texte, l'histoire s'accommodait singulièrement aux nécessités d'une thèse. Si l'auteur compare Bonaparte à trois personnages fameux, c'est pour l'en distinguer. Il n'a de Cromwell ni l'ambition hypocrite ni l'atrocité régicide. Monk, il rougirait de l'être ; il est autre que César. Contre le patriciat romain, César s'est fait le prince de la multitude ; il a institué sa dictature sur la base plébéienne. Bonaparte protège toutes les classes, mais il a particulièrement rallié autour de lui les classes instruites, propriétaires, celles qui ont un intérêt réel au maintien de l'ordre et de la sécurité. Il a donné pour assise à son pouvoir les idées par lesquelles les États se rétablissent et se conservent : Le premier Consul, loin d'ébranler comme César toutes les idées conservatrices de la société, leur rend leur antique empire. Cependant, les intérêts, les principes auxquels il a fait appel, n'ont encore obtenu de lui qu'une satisfaction précaire, bornée au terme de sa vie : Heureuse république, s'il était immortel ! Mais le sort d'un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. Ô nouvelles discordes ! Ô calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie, où sont ses héritiers ? Où sont les institutions qui peuvent maintenir ses exemples et perpétuer son génie ! Le sort de trente millions d'hommes ne tient qu'à la vie d'un seul homme. Français, que deviendriez-vous si à l'instant un cri funèbre vous annonçait que cet homme a vécu ! On retomberait dans l'anarchie parlementaire ou sous la domination de généraux avides qui se disputeraient l'empire. Essaierait-on de recourir aux Bourbons ? Une restauration, ce ne serait qu'une révolution de plus et la pire de toutes. Et l'auteur invective tous les partis à l'exception du sien : les Jacobins, les généraux, les Bourbons, les parlementaires, la faction d'Orléans. Il fait un affreux tableau des malheurs où la disparition de Bonaparte replongerait la France : Français, tels sont les périls de la patrie ; chaque jour, vous pouvez retomber sous la domination des assemblées, sous le joug de S... (Sieyès) ou sous celui des Bourbons. A chaque instant, votre tranquillité peut disparaître. Vous dormez sur un abîme, et votre sommeil est tranquille ! Insensés ! L'écrit s'achevait sur ces déclamations forcenées, mais la conclusion transparaissait, évidente, impudente ; c'était que Bonaparte, sous peine de manquer à sa destinée, devait dès à présent assurer sa succession et donner ce gage (l'avenir aux grands intérêts dont il avait assumé la garde. L'opinion républicaine, très forte encore dans les milieux politiques et militaires, se souleva. Fouché ordonna de saisir la brochure à la poste et d'en arrêter la distribution. L'aide de camp Lacuée la fit brûler devant le front des troupes. En lisant le Parallèle, Bonaparte y reconnut d'abord quelques-unes de ses idées, mais les lignes de la fin lui partirent d'un insensé. Dans une affaire qui exigeait avant tout tact et mesure, l'auteur dépassait follement la note. Et pourquoi cette façon d'insulter tout le monde ? Il eût pu être bon de préparer prudemment les esprits ; on les heurtait. Il en résultait que le public, qui n'aime pas à être brusqué, se scandalisait, et Bonaparte devait tenir compte de cet émoi. Malgré le fond d'indulgence qu'il conservait pour Lucien, il sentit la nécessité de se séparer de lui momentanément et d'éloigner cet intempestif. Lucien dut remettre à Chaptal le portefeuille de l'intérieur ; on lui accorda en compensation l'ambassade de Madrid, poste important et lucratif, où il eut à se retirer ; ce fut la rupture du jeu engagé par lui dès Brumaire et mené depuis un an, dans le but de s'imposer comme doublure nécessaire de son frère et de créer une sorte de duumvirat. Le renvoi de Lucien est le suprême épilogue des journées de Brumaire. Bonaparte renonça du même coup à toute mesure qui consoliderait actuellement son pouvoir. Ainsi échoua, par trop de précipitation, la première tentative pour transformer ostensiblement la magistrature consulaire en véritable principat. Tenant compte de l'avertissement, Bonaparte attendrait d'avoir comblé par la paix générale le vœu des Français pour exiger de leur reconnaissance des honneurs plus que républicains. Seulement, à l'heure même où le frère à demi disgracié partait pour son fastueux exil, le premier Consul, par résolution intime, donnait raison contre Lucien à la théorie de Lucien. Dans le secret de sa pensée, il se désignait un successeur et fixait son choix. Ce choix, il en fit confidence tout au moins à l'un des personnages les plus mêlés à l'intrigue dynastique. C'est de Rœderer évidemment que Stanislas de Girardin veut parler, lorsqu'il dit dans son Journal avoir reçu de X... cette information révélatrice : Avant-hier, le général me fait passer dans son cabinet et me dit : Nous n'avons plus besoin de nous mettre l'esprit à la torture pour chercher un successeur. J'en ai trouvé un ; c'est Louis. Celui-là n'a aucun des défauts de ses frères, et il a toutes leurs bonnes qualités[22]. Rœderer lui-même a raconté ce qui suit. Le 15 brumaire, il dînait aux Tuileries. Avant le dîner, Joséphine s'approcha de lui et à voix basse, sans trop d'à-propos, se mit à parler des frères : Joseph est un excellent homme, mais trop indifférent aux affaires. Lucien est plein d'esprit, mais c'est une mauvaise tête dont on ne peut rien faire. Cependant, quand Bonaparte n'aurait pas d'enfant ni de successeur désigné, il ne Faudrait pas être en peine. Louis est un sujet excellent... C'est un cœur excellent, un esprit très distingué. Il s'occupe sérieusement, il se forme étonnamment. Il aime Bonaparte comme un amant aime sa maîtresse[23]. Elle s'étendit sur les qualités de Louis, cita des traits à publier ; elle s'attendrit abondamment sur les soins touchants que Louis faisait donner à un petit domestique malade. Aussi bien, Joséphine connaissait le projet ; elle le chérissait et se l'appropriait. Étourdie plutôt qu'exaltée de sa grandeur, elle vivait dans l'inquiétude, dans une frivolité anxieuse. Éprouvant le tourment de vieillir et la crainte d'une répudiation, elle cherchait moins à s'élever qu'à se garantir. Entre elle et l'homme qui partageait son lit, nul contact d'intérêt, nulle solidarité d'ambition. Au contraire, Joséphine, tour à tour royaliste et républicaine, était la femme la moins bonapartiste de France, si l'on attache à ce mot le sens d'une opinion dynastique. Son rêve était que son mari rappelât le Roi et la mit en rang insigne dans une vraie cour, dans ce monde d'ancien régime en dehors duquel son imagination n'en concevait aucun. Quand le rêve s'éloignait, elle se mettait du côté de Fouché et des républicains, contre les hommes qui poussaient Bonaparte à usurper la couronne. Personne plus qu'elle n'avait intérêt ce que le Consul ne se fit pas roi, parce qu'un roi doit avoir des enfants et qu'aussitôt se présentait l'affolante hypothèse du divorce. A supposer même que Bonaparte investi du pouvoir héréditaire ne se cherchât d'héritier que parmi ses premiers collatéraux, ce serait toujours le sacrifice de Joséphine à une influence ennemie. Au milieu de ses appréhensions, la combinaison fondée sur Louis, l'avant-dernier des frères, venait lui promettre une quiétude relative. Cette combinaison excluait ou au moins ajournait indéfiniment le divorce, écartait Joseph et Lucien ; elle pouvait se doubler d'une autre, et Joséphine avait désormais son plan personnel, son idée. Que Louis épousât Hortense, que le sang des Beauharnais se mêlât à celui des Bonaparte pour créer la nouvelle dynastie française, Joséphine y trouverait sa sûreté. C'est à procurer ce mariage qu'elle s'appliquera maintenant d'un effort patient et câlin ; elle y réussira au bout d'un an. Ainsi s'engage la péripétie privée qui va former l'envers du drame public. L'incapacité de Louis une fois reconnue, on voit Bonaparte reporter son choix et ses affections sur le premier-né de Louis et d'Hortense, sur le petit Napoléon, sur ce bel enfant qui lui ressemble physiquement et en qui il découvre l'espoir et la fleur de son sang. Il s'en tient à ce choix jusqu'en 1807. Alors seulement, trois événements presque simultanés, la mort du petit Napoléon, la naissance d'un fils illégitime qui donne à l'Empereur la certitude de pouvoir être père, l'alliance de Tilsit qui lui ouvre la perspective d'un mariage avec une fille de tsar, établissent en lui la résolution de récréer en France l'hérédité à la Française, l'hérédité pure et simple, l'entier régime monarchique[24]. Jusque-là les actes solennels et ostentatoires, le vote sur le Consulat à vie, les sénatus-consultes institutifs de la dignité impériale avec hérédité par ordre de primogéniture directe ou collatérale, ne sont qu'apparentes démarcations. An fond, de 1801 à 1807, consul décennal, consul à vie, consul investi du droit de se choisir un successeur, empereur, Bonaparte exerce sous des titres divers une souveraineté de même ordre, qu'il se réserve de transmettre par désignation et sélection dans l'une des branches collatérales de la famille. Et se tenant par là en dehors de la règle dynastique, le chef trois fois plébiscité reste plus près de ses Origines et plus près de son droit. Cependant, dés la fin de 1800. à partir de ce moment précis, la République consulaire cesse virtuellement d'exister, puisqu'elle est condamnée dans l'esprit de celui qui la gouverne et en dispose. La République cesse d'exister, si l'on appelle de ce nom un régime où le gouvernement est élu et périodiquement renouvelable par moyen d'élection. On s'achemine vers un état nouveau, vers l'Empire à la romaine, vers la République impériale, si l'on veut, c'est-à-dire vers un régime où le peuple délègue la souveraineté à un homme, mais la lui délègue à titre viager, incommutable, transmissible par adoption, et où la fiction républicaine n'est que l'origine et le support de l'institution monarchique. IV Bonaparte continuait à réorganiser supérieurement l'État. S'occupait-il de réorganiser la nation ? Il sentait le besoin de la hiérarchiser, parce que la hiérarchie lui apparaissait comme la forme permanente et la garantie de l'ordre. Sur le sol nivelé, où retrouver des éléments de superposition ? La constitution de l'an VIII avait établi en principe le système de la notabilité : un corps de notables, reposant à sa base sur l'élection populaire et s'élevant par sélections graduées, qui fourniraient matière obligatoire au recrutement des assemblées et des principaux fonctionnaires. Comme la constitution n'avait pas déduit elle-même l'application du principe, ce soin incombait aux autorités exécutives et législatives, qui devaient pour l'an IX mettre en fonctionnement le système. On l'élaborait clone et Bonaparte en faisait l'objet de grandes discussions. En dehors des révolutionnaires pourvus qui figureraient de droit sur les listes, où placer le signe et la condition de la notabilité ? Les conseillers d'État proposaient de combiner le système de l'élection avec un cens d'éligibilité, un cens fort élevé : la qualité de notable serait conférée pour un terme indéfini ; on eût constitué presque une aristocratie de propriétaires. Bonaparte v voyait des inconvénients : On ne peut faire un titre de la richesse... Je ne veux pas prêcher la loi agraire ; je parle ici entre nous ; je veux même qu'il y ait des riches, car c'est l'unique moyen d'assurer l'existence des pauvres, niais je ne vois pas de titre à la considération dans la richesse, ni à une distinction politique. Quels riches d'ailleurs avait produits la Révolution ? Allait-on faire une aristocratie de fournisseurs ? Et puis on était trop près de la grande fureur de nivellement pour que toute distinction effectivement viagère ne partit pas une véritable noblesse : Cette institution — disait Bonaparte — offensera la masse de la nation... Une noblesse héréditaire, dont l'origine remontait à de hautes actions, à de grands services rendus à la patrie, n'a pu se soutenir ; cependant elle était bien plus favorable qu'une noblesse instituée qui élèverait tout à coup des nobles au-dessus de leurs pairs ; le mécontentement commencerait à se faire sentir par les femmes...[25] II ne tiendra pas toujours ce langage. Dans ses conceptions sociales, l'esprit nouveau et l'esprit ancien vont se combattre, prévaloir alternativement, et on ne peut le juger qu'en tenant compte à la fois des complexités, des contradictions et des évolutions de sa pensée. Écartant le système de la notabilité, il imaginera de créer un ordre dans l'État par l'institution de la Légion d'honneur, en groupant tous ceux qui se seront signalés par des services rendus à la patrie, en les unissant entre eux et en se les rattachant par le lien de l'honneur, par la puissance rie ce sentiment dont tant de Français de tous les temps ont fait leur dieu d'ici-bas. Plus tard, par ses sénatoreries, par ses majorats, il essaiera de reconstituer des situations territoriales. Il se servira des révolutionnaires d'épée pour composer une noblesse militaire. Il établira une noblesse administrative, une aristocratie de fonctionnaires, dorée de titres, comblée d'honneurs, et n'en fera qu'un décor improvisé. Au fond, il était radicalement inapte à créer des institutions de ce genre, car elles ne valent que par leur consistance propre, traditionnelle, corporative : or, il voulait qu'issues de lui et datant de son règne elles ne fussent qu'un rayonnement de son pouvoir. On peut donc dire que son despotisme, allant à l'encontre de quelques-unes de ses conceptions, servit la cause révolutionnaire, en ne relevant que d'illustres apparences entre l'État formidablement restauré, armé de toutes pièces, et la masse informe. A la démocratie, il opposa une grande digue sortie d'elle-même ; il fut cette digue et n'en créa pas d'autre. Il savait d'ailleurs qu'il était désormais en France des choses auxquelles on ne pouvait et on ne devait plus toucher. Il maintint rigoureusement la base égalitaire, l'égalité clans le point de départ, le droit pour chacun de s'élever, de monter au plus haut, de s'élancer aux sommets, à condition d'être un utile ou un brave. Il fit plus que confirmer l'égalité, il la glorifia ; il la rendit ainsi plus chère aux Français. De même, il eut beau, dans ses années d'omnipotence et de vertige, se juger rénovateur de l'antique pouvoir, se croire un Bourbon supérieur, ajoutant au royaume capétien un empire étendu sur l'Europe ; il n'en avait pas moins consacré, par les circonstances de son avènement, par son triple recours au suffrage universel, le principe révolutionnaire de la souveraineté du peuple. Il y sentait sa force, sa source première ; aux heures de suprême épreuve, il s'en rapprocherait pour s'y retremper. Lors de son élévation, les Français avaient surtout espéré de lui deux choses : la paix avec l'étranger et la liberté. Il ne leur procura ni l'une ni l'autre, mais la nation, attirée par les promesses et les merveilleux bienfaits du début, se laissa prendre et saisir clans l'étau de fer. Il l'y tint inexorablement. Cependant, ces principes de liberté politique qu'il haïssait et craignait, il n'irait jamais prononcer contre eux une condamnation doctrinale. Alors même qu'il les mettait en profond sommeil, il se réclamait d'eux et en laissait subsister le simulacre. Doutant que la France pût jamais s'en accommoder, prévoyant qu'après lui elle voudrait y revenir, il y voyait malgré tout le ferment des sociétés futures et comprenait qu'on ne remporterait plus contre eux d'éternelles victoires. Il disait à Fiévée : Je fais l'essai de mes forces contre l'Europe ; vous essayez les vôtres contre l'esprit de la Révolution. Votre ambition est plus grande que la mienne, et j'ai plus de chances de succès que vous[26]. Il disait vrai. Cet insigne chef de guerre fut le pacificateur des Français. Il refit la cohésion nationale ; c'est sa gloire, son incontestable gloire, et rien ne prévaudra contre elle. Cette pacification qu'il accomplit par l'autorité, pouvait-il l'opérer par la liberté ? A supposer que ce grand victorieux eût été capable de se vaincre soi-même, eût-il pu tout au moins reconnaitre sincèrement aux Français certains droits politiques, admettre un contrôle, appeler la nation à la pratique de quelques libertés et la préparer à une initiation plus complète, l'acheminer vers des destinées normales ? La tâche était-elle réalisable, abordable, au lendemain de déchirements inouïs, en un temps où les partis de violence étaient comprimés plutôt que réduits, où si peu de Français avaient acquis le sens et le goût de la légalité ; en ces jours surtout où la France, toute triomphante qu'elle fût, dans ses frontières élargies, dans le vaste développement de ses fronts de défense et d'attaque, n'en restait pas moins une immense place de guerre assiégée par l'Europe ? Si Bonaparte en cette crise eût, fondé un commencement de liberté, il se fût montré supérieur à son siècle, supérieur à lui-même. Il est impossible de dire si l'œuvre était au-dessus de son génie ; elle était certainement au-dessus de son caractère. Sans vouloir l'entreprendre, il consacra le répit que lui laissa sa trêve avec l'Europe à poursuivre son œuvre de reconstitution intérieure et à replacer dans toutes les parties de la chose publique ordre et grandeur. FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME |
[1] Mémoires inédits de la comtesse Golovine.
[2] Papiers Lagarde. 13 pluviôse an IX.
[3] Un conseiller d'État en mission écrivait : Mon opinion, basée sur celle des préfets, est que le rapport des mécontents à la masse de la nation est connue un est à mille, et aux contents comme un est à deux cents... S'il y a peu de mécontents, il y a beaucoup d'inquiets pour l'avenir. ROCQUAIN, p. 248-249.
[4] RŒDERER, III, 336.
[5] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 5090, 20 fructidor an VIII-7 septembre 1800.
[6] Voyez BOULAY DE LA MEURTHE, Correspondance du duc d'Enghien, I, p. 265-291. — DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 294-300.
[7] Journal de Gourgaud, I, p. 230.
[8] Lettre du 12 octobre 1800. On raconte qu'un jour où l'on parlait devant Louis XVIII de l'assassinat du duc de Guise, il interrompit vivement par ces mots : Dites le meurtre.
[9] Communication transmise le 24 novembre 1800 par Mme Danjou.
[10] RŒDERER, III, p. 332.
[11] Rapports de police du 15 fructidor au premier jour complémentaire. AULARD, I, p. 631-661.
[12] On m'assure positivement que le Consul veut être proclame Empereur. Lettre de madame Danjou, septembre 1800.
[13] Décade philosophique, numéro du 30 fructidor an VIII.
[14] Voyez la confidence faite rétrospectivement par Lucien à Rœderer. Œuvres de Rœderer, III, p. 350. Cf. une conversation de Duquesnoy, l'un des confidents de Lucien, avec Royer-Collard. DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 437.
[15] AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, V, p. 470-472.
[16] AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, V, p. 470-472.
[17] Numéro du 30 fructidor an VIII.
[18] Moniteur du 1er vendémiaire.
[19] Moniteur du 2 vendémiaire.
[20] Moniteur du 2 vendémiaire.
[21] Le peuple cria qu'on venait de lui donner le vrai bouquet du feu d'artifice et de toute la fête. Rapports des 1er et 2 vendémiaire. AULARD, I, p. 666.
[22] Journal et Mémoires, III, p. 199. Cf. Frédéric MASSON, Napoléon et sa famille, I, p. 359-360.
[23] Œuvres de Rœderer, III, p. 347.
[24] C'est en 1808, après l'entrevue d'Erfurt où la question du mariage russe est formellement posée, que disparait des monnaies l'inscription fameuse : République française, Napoléon empereur.
[25] RŒDERER, II, p. 341.
[26] FIÉVÉE, II, p. 134.