L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE IX. — LES DÉPARTEMENTS.

 

 

DEUXIÈME PARTIE. — ADMINISTRATION. - IMPÔTS ET RECRUTEMENT. - L'EST.

 

I

Le gouvernement ne pouvait encore rien aux souffrances matérielles de la France, à son dénuement physique. Les préfets commencèrent des tournées, explorèrent leur département. L'état affreux des routes leur faisait obstacle ; point d'argent pour les réparer. On dut se borner aux travaux les plus urgents, sans entreprendre une réfection totale et continue. Dans quelques villes, les préfets retrouvaient des fabriques et manufactures, des industries qui avaient perdu à la Révolution et d'autres qui y avaient gagné, parfois une activité désordonnée, un désir de revivre. Ils constataient en même temps le dévergondage des mœurs, la rupture des liens sociaux, le débordement des appétits, le foisonnement des cabarets où le peuple s'enivrait et se démoralisait. Une folie de jouissances immédiates, une avidité sans scrupule bannissaient la bonne foi des transactions privées.

La vénalité avait corrompu la plupart des services. D'après les renseignements recueillis au ministère de l'intérieur, un cri général s'élevait contre l'administration des services hospitaliers : On accuse une compagnie chargée de l'approvisionnement des hôpitaux connus sous le nom de dépôts de mendicité de faits dont on aime encore à douter pour l'honneur de l'humanité[1]. Les enfants assistés périssent toujours par milliers, faute de soins. En général, les hôpitaux et hospices affligent le regard par leur aspect de délabrement et de saleté. Cependant, en visitant ces asiles de la douleur, les préfets font parfois d'intéressantes découvertes ; ils constatent entre les établissements tenus par d'anciennes sœurs laïcisées et les autres une différence que le préfet de Seine-et-Marne fait ressortir en ces termes, à propos des hospices de son département :

Le soin de ces hospices (j'en excepte deux pourtant, l'hospice de Crécy et celui de Bray dirigés chacun par un homme et sa femme), le soin de ces hospices, dis-je, est confié aux anciennes sœurs. Les nommer, c'est faire l'éloge de la tenue de ces maisons. Je me plais ici à rendre hommage au zèle pieux de ces véritables mères de l'humanité souffrante, de ces femmes respectables qui représentent ici-bas la plus douce des vertus, la charité... Le mérite des anciennes sœurs n'a besoin d'aucuns rapprochement pour titre apprécié, mais combien cc mérite ressort par la comparaison des hospices qu'elles dirigent avec ceux où la direction est remise à des mains autres que les leurs ; ces mains sont vraiment étrangères, quand  les autres paraissent toutes maternelles ![2]

Les préfets trouvent l'instruction publique en complet désarroi. Comme le Consulat n'a pas encore pris de parti en cette matière, on laisse végéter les organismes créés ou ébauchés par la Convention et le Directoire. Les écoles centrales, c'est-à-dire les écoles secondaires établies en chaque chef-lieu de département, d'après un plan rationnel et méthodique, réussissent parfois. Celle de Bordeaux se montre très supérieure à l'ancien collège de Guyenne. Le plus souvent, ce ne sont qu'établissements mort-nés ; la confiance publique s'en détourne à cause de la façon dont ils sont tenus et des principes qu'on y professe : L'école est déserte, l'école centrale a autant de professeurs que d'élèves, les classes sont presque désertes[3]. Les familles, préférant avec raison les mœurs à la science, n'envoient pas leurs enfants à l'école centrale ou, si leur fortune le leur permet, les placent à grands frais loin de chez eux dans les pensionnats rétablis, dans les pensionnats libres.

A la campagne, l'instruction primaire a presque totalement disparu de certaines régions ; là il semble même que depuis la Révolution la civilisation a rétrogradé, principalement dans les communes placées au sein des montagnes[4]. En beaucoup d'endroits, on ne fait la classe aux enfants que pendant l'hiver, pendant l'interruption des travaux agricoles. Au village, l'instituteur public n'est souvent que l'ancien maître d'école, qui enseigne Dieu et la morale, à l'ancienne mode, sans souci des programmes et des dogmes révolutionnaires.

L'une des grosses difficultés que rencontrèrent les préfets fut de composer les municipalités rurales, vu la faute que l'on avait commise en multipliant à l'excès les communes. La plupart des préfets recherchaient de très bonne foi dans chaque commune l'homme juste, estimé, possédant quelque instruction, celui qui n'avait point participé aux excès dans un sens ou dans l'autre, pour en faire un maire. Dans les petites localités, ils avaient beaucoup de peine à le découvrir ; de plus, les citoyens désignés se récusaient très souvent, fuyaient les fonctions. Comme l'horrible tourmente s'apaisait à peine, le campagnard n'aimait pas à se mettre en avant, à sortir de son trou. L'organisation des municipalités a été très difficile, écrit le préfet d'Ille-et-Vilaine, et les nominations ont été souvent faites sans qu'on ait eu la possibilité d'un choix[5]. — Sur six cents communes, écrit le préfet de Seine-et-Marne, j'ai pu choisir dans quelques-unes ce qu'elles offraient de plus recommandable, niais dans d'autres (et c'est le plus grand nombre) j'ai été forcé d'accepter ce qu'elles renfermaient de moins faible[6]. Par milliers, les maires de communes rurales montraient une inaptitude totale à tenir les registres de l'état civil, à en réformer les irrégularités monstrueuses, à correspondre avec les sous-préfets et préfets.

Dans les cantons, le maintien des juges de paix élus, cet unique vestige d'élection directe qui subsistât dans la constitution nouvelle, donnait des résultats déplorables. Le suffrage populaire, affreusement vicié par l'esprit de faction, avait fait les pires choix. Le moins qu'il arrivât aux préfets était de trouver des juges de paix ignares, grossiers, ivrognes : Il en est même qui sont coupables de délits réels et que la sévérité des lois pourrait rechercher, si l'intention bien, connue du gouvernement n'était pas qu'on ensevelit dans l'oubli une foule de fautes passées qu'on ne saurait poursuivre sans réveiller des opinions ou des souvenirs qu'il est de notre sagesse de ne jamais rappeler...[7]

Cette composition hétéroclite des justices de paix, cet amalgame bizarre et presque monstrueux[8], se joignant à l'absence d'une bonne police champêtre, à l'insuffisance de gardes mal salariés, plus mal payés[9], favorisaient universellement les délits ruraux. De là des atteintes continuelles à la propriété. des bris, saccages, rapines, usurpations et empiétements passés en force d'habitude. Dans les campagnes, on en arrive à ne plus distinguer le tien du mien ; le préfet Delacroix constate que les délits champêtres étaient portés à un tel excès qu'ils anéantissaient en quelque sorte le droit de propriété[10]. Cette espèce de communisme rural encourage l'incurie et la paresse, car nul ne sait plus, en travaillant, s'il travaille pour soi. Il entretient pourtant une aisance précaire. Puis, l'abolition des servitudes et redevances féodales, la libération de la terre, les premiers et fondamentaux bienfaits de la Révolution favorisent le développement de l'agriculture et le progrès matériel des classes rurales. Si les villes regorgent de mendiants, il est des départements où l'on n'en voit plus guère dans les campagnes. Le paysan souffre néanmoins et se plaint, parce que l'impôt l'opprime et que la conscription met en coupe réglée les générations jeunes. Faute d'hommes, on envoie travailler aux champs des enfants de neuf ans : des enfants, des vieillards dirigent les charrues[11]. Depuis la Révolution, les femmes se sont mises à toute sorte de travaux et de métiers qui jusqu'alors leur étaient inconnus ; elles s'y mettent vaillamment, attestant la vitalité foncière de la race et sa bravoure au travail.

 

II

A cc peuple tant de fois ruiné, pressuré, saigné, il fallait demander des sacrifices nouveaux, sacrifices d'argent et d'hommes, pour faire face au péril extérieur qui pressait toujours nos frontières et aux nécessités de la prochaine campagne. Les premiers préfets furent avant tout des collecteurs d'impôts et des recruteurs d'hommes.

L'impôt pesait moins par sa lourdeur que par l'iniquité et l'incohérence de la répartition, par les abus de la perception. Les conseils généraux et d'arrondissement, qui se réuniraient dans le courant de l'été, amélioreraient les bases de la répartition. L'agence des contributions directes travaillait diligemment à la confection des rôles ; toutefois, au dire d'un préfet, il semble que cette année on s'est plus occupé à faire vite dans cette partie qu'à bien faire[12].

Sous le Directoire, les moyens de contrainte employés contre les réfractaires à l'impôt et à la conscription étaient devenus un intolérable fléau. Les garnisaires installés de toutes parts chez les récalcitrants ou chez leurs parents s'étaient abattus sur le pays comme une nuée dévorante et l'avaient littéralement rongé. Le préfet des Landes insiste sur les extorsions commises par les garnisaires, dont le nombre se doublait chaque décade chez les parents des réquisitionnaires. Par suite de cette mesure, le pays a été ravagé comme s'il eût été la proie d'une armée conquérante ; pour payer les garnisaires, on a vendu révolutionnairement toutes les propriétés mobilières. Le canton de Pouilhou offre particulièrement sous ce rapport le tableau le plus déplorable. Tous ses bestiaux ont été vendus, et les pertes éprouvées par cette contrée ne seront pas réparées avant plusieurs années. Un cinquième de la population est en fuite, une grande partie des terres est restée inculte, et l'administration municipale, qui ne parait pas être sans reproche dans cette illégalité, a été obligée de prendre un arrêté qui affermât les propriétés des absents[13]. Le préfet de Seine-et-Marne dit : Le cri public repoussait depuis longtemps les garnisaires. Dans ma tournée, je n'ai pas visité une seule commune où il ne me soit parvenu des plaintes contre eux. Presque tous, en trafiquant de leur mission, ruinaient à la fois les contribuables et le fisc[14]. Le préfet de l'Aube parle de cette nuée de vampires qui sous le nom de garnisaires s'établissaient dans les domiciles et contaient plus au contribuable que la contribution même[15].

La façon d'affermer les emplois de percepteur et de les adjuger au rabais, héritée de l'ancien régime, livrait le pays à une autre espèce de rongeurs, à un fourmillement de soumissionnaires véreux et de fripons subalternes. Ce n'était partout que collusions, scandaleux trafics, abus sans nombre et sans nom[16]. Il faut descendre dans les détails de l'administration, dans la vie des localités, pour voir et toucher l'universelle lèpre de corruption qui recouvrait la France, s'insinuait dans les moindres replis de la surface, envenimait, les maux et gangrenait les plaies.

Les Consuls faisaient de leur mieux pour dégager le pays de cette pourriture. Ils renoncèrent en fait à l'emploi des garnisaires : Les porteurs de contraintes qui les ont remplacés, dit un préfet, laissent encore ici l'espoir du mieux, et les choix mêmes qu'on vient d'en faire font présumer que cet espoir est fondé. L'adjudication des emplois de percepteur fut provisoirement maintenue, mais soumise à un contrôle plus sérieux. Ces mesures intelligentes firent beaucoup pour le soulagement des contribuables et augmentèrent le rendement de l'impôt.

C'était l'habileté de Bonaparte que de ménager les intérêts et simultanément de s'adresser aux passions hautes. Sachant l'homme double, fait de matière et d'esprit, il agit à la fois sur l'un et l'autre élément. Au cœur du paysan et de l'homme du peuple, un peu soulagés, il s'efforce de ranimer la flamme plus assoupie qu'éteinte, une ardeur d'abnégation, le goût et la fierté du sacrifice. Tandis qu'il allège les charges fiscales, il ennoblit le métier de contribuable, Il tient à établir que l'empressement à s'acquitter de l'impôt est acte de vertu civique, qu'on mérite bien de la patrie en payant sa quote-part, qu'on se distingue en la payant au plus tôt, et qu'à cet égard non seulement les citoyens, mais les collectivités, les communes, les départements doivent rivaliser de zèle. Comme l'émulation est l'un des mobiles dont il excelle à jouer, il provoque entre les départements une concurrence, institue un concours, promet des prix. Le nom du département qui mira le premier acquitté ses contributions sera donné à la plus belle place de Paris ; on proclamera dans toute la République et à la tête des armées les noms des six départements qui auront fourni le plus grand nombre de conscrits[17].

Afin de populariser la guerre, Bonaparte s'était attaché d'abord à prouver qu'il fallait la pousser à fond pour conquérir la paix, puisque l'ennemi se refusait à traiter. Il avait publié, commenté sur tous les tons ses propositions à l'Angleterre et à l'Autriche, les réponses évasives de ces puissances. Ou ne se bat plus que pour avoir la paix, ou l'aura certainement au prix d'un dernier effort, voilà l'idée à faire entrer dans la tète de tous les Français ; c'est le motif dominant, le thème à développer en discours, harangues et affiches, à mettre en prose officielle, à moduler au besoin en vers et en chansons. Bonaparte voudrait que Lebrun le poète et Rouget de l'Isle composassent un chant sur un air connu, tel que la Marseillaise ou le Chant du départ, et exprimassent l'idée que, chez les grands peuples, la paix vient après la victoire[18]. Il faut que cette idée revienne sans cesse aux Français en paroles d'un air familier à tous, machinalement répété, obsédant, et qu'elle se confonde avec l'universel refrain.

Comme Bonaparte sait aussi que chez un peuple l'esprit belliqueux croit en raison inverse du nombre d'hommes qui vont à la guerre, il ne demande que trente mille jeunes gens à la conscription de Fan VIII, mise à sa disposition par la loi du 17 ventôse ; cette même loi inaugure en France la faculté du remplacement. Il est vrai que les militaires en congé qui ne se rédimeront point par le versement de 300 francs ou ne pourront faire constater leur état d'indigence sont invités à rallier les drapeaux ; amnistie aux hommes qui auraient déserté à l'extérieur par une raison de mécontentement quelconque, et qui voudraient prouver qu'ils ne l'ont pas fait par lâcheté[19], mais à condition pour eux de déclarer dans les cinq jours leur intention de rejoindre. Enfin, en ce pays de France, est-il impossible de retrouver des soldats par vocation ? Il ne s'agit sans doute que d'aider ces vocations à se dégager, à prendre conscience d'elles-mêmes. Bonaparte fait un appel de volontaires, qui ne serviront que pendant la durée de la campagne. Par proclamations redoublées, il s'adresse au patriotisme des jeunes gens. En même temps, reprenant un mot jugé monarchique, il les appelle au nom de l'honneur, au nom de ce sentiment qui a été le ressort des vieilles énergies françaises, et il ne néglige sur eux aucune prise.

Aux agents de l'autorité, aux citoyens, il fait passer des paroles fortes, vivifiantes, excitatrices, et verse continûment ce cordial. Aux préfets, il dit dans une proclamation : Si nous sommes toujours cette nation qui a étonné l'Europe de son audace et de ses succès, si une juste confiance ranime nos forces et nos moyens, nous n'avons qu'à nous montrer et le continent aura la paix. C'est là ce qu'il faut faire sentir aux Français, c'est à un généreux et dernier effort qu'il faut appeler tous ceux qui ont une patrie et l'honneur à défendre. Déployez, pour ranimer ce feu sacré, tout, ce que vous avez d'énergie, tout ce que votre réputation et vos talents doivent vous donner de pouvoir et d'influence sur les esprits et sur les cœurs... Qu'à votre voix paternelle tout s'ébranle ! Ce ne sont plus les accents de la terreur qu'il faut faire entendre aux Français. Ils aiment l'honneur, ils aiment la patrie ; ils aimeront un gouvernement qui ne vent exister que pour l'un et pour l'autre...[20]

Il dit aux Français : Français, vous désirez la paix. Votre gouvernement la désire avec plus d'ardeur encore... Pour la commander, il faut de l'argent, du fer et des soldats. Que tous s'empressent de payer le tribut qu'ils doivent à la défense commune. Que les jeunes citoyens se lèvent ! Ce n'est plus pour des factions, ce n'est plus pour des tyrans qu'ils vont s'armer ; c'est pour la garantie de ce qu'ils ont de plus cher ; c'est pour l'honneur de la France, c'est pour les intérêts sacrés de l'humanité. Déjà les armées ont repris cette attitude, présage de la victoire[21]. A leur aspect, à l'aspect de la nation entière réunie dans les mêmes intérêts et les mêmes vœux, n'en doutez point, Français, vous n'aurez plus d'ennemis sur le continent. Que si quelque puissance veut encore tenter le sort des combats, le premier Consul a promis la paix ; il ira la conquérir à la tête des guerriers qu'il a plus d'une fois conduits à la victoire. Avec eux, il saura retrouver ces champs encore pleins du souvenir de leurs exploits ; mais, au milieu des batailles, il invoquera la paix, et il jure de ne combattre que pour le bonheur de la France et le repos du monde[22].

Les proclamations, écrit Beugnot dans une correspondance intime, ont partout réchauffé. C'est l'étrange caractère de ce temps qu'en dehors des classes et des contrées réactionnaires, la France haletante de dix ans de guerre fût à la fois passionnément avide de paix et militarisée. Exaltée d'elle-même et de ses victoires, elle tressaillait aux hauts faits, vibrait aux môles accents, courait aux spectacles militaires. Le peuple des villes accompagne les régiments qui passent, les musiques, et les suit en marquant le pas. Chez les citadins et ouvriers, la mode est aux accoutrements, aux coiffures, aux attitudes soldatesques. Une particularité qui depuis la Révolution frappe l'étranger venant en France, c'est l'air militaire que tous paraissent avoir pris. Les gamins mêmes, dans les rues, ont tous un bonnet comme les soldats, avec la cocarde militaire au centre, surmontant le mot liberté brodé en laine[23]. Ces jeunes Français jouaient volontiers à la guerre. Autre chose était d'y aller. Le nombre des volontaires fut peu élevé par rapport à la population. Les bataillons de conscrits prélevés en l'an VII sur toutes les classes se détruisaient toujours par la désertion, surtout en traversant les régions montagneuses, les régions de refuge et de recel. La conscription de l'année courante ne donna dans les trois premiers mois que le tiers des appelés. Il fallut ménager extrêmement l'Ouest et le Midi. Dans l'ensemble des départements pacifiés, les conscrits partaient ; à peine mis en route, beaucoup d'entre eux s'échappaient ; repris, ils s'échappaient encore : On arrête jusqu'à quatre et cinq fois les mêmes hommes... Ils se font un jeu de la désertion et, à peine arrêtés, ils annoncent aux gendarmes qu'avant quinze jours ils seront retournés chez eux[24]. Cependant, à mesure qu'on avance vers l'Est, l'insoumission se fait plus rare. On la retrouve encore un peu dans l'Aube, dans la Marne, çà et là dans les Ardennes ; dans les départements fermés de la ci-devant Lorraine et de l'Alsace, elle existe à peine.

Ces départements voisins des frontières restent en pleine crise d'héroïsme, autant que les armées qui les traversent continuellement. La population y est d'esprit foncièrement patriote, militaire et républicain ; elle compte une grande majorité de républicains et peu de Jacobins. Les partisans de la royauté sont en petit nombre et sans énergie. — L'ombre au tableau — d'après un administrateur — c'est le fanatisme[25], c'est-à-dire la persévérance du sentiment religieux. Sous le Directoire, réfractaires aux lois sur le décadi et sur la suppression des fêtes religieuses, ces populations n'en avaient pas moins continué de se dévouer à la défense nationale. Nul pays n'avait été plus foulé et piétiné par les passages de troupes, soumis à de plus accablantes réquisitions en nature ; on lui avait enlevé périodiquement ses voitures, ses grains, ses fourrages ; les paysans en étaient réduits parfois à tuer leur bétail qu'ils n'avaient plus de quoi nourrir[26]. On leur avait pris le nécessaire ; ils trouvaient encore à donner, résignés et forts. Et les conscrits partaient en gaieté, au bruit des chants patriotiques. Quelques-uns ayant déserté ont été ramenés au chef-lieu par leurs parents pour être reconduits à leur poste[27]. Dans les Vosges, c'était plaisir que de voir l'air résolu et joyeux que les conscrits de chaque canton ont manifesté au moment des tirages, qui étaient toujours suivis et accompagnés des cris de : Vive la République ![28]

L'enthousiasme n'avait fléchi qu'un moment, en l'an VII, sous le coup des désastres extérieurs et des menaces de dissolution générale, sous le poids des sévices administratifs et des révoltants abus. Le 18 brumaire avait ressuscité l'énergie de ces peuples, parce qu'il leur était apparu comme l'acte régénérateur de la République. Dans le Bas-Rhin, l'administration constate que l'empressement à fournil' aux réquisitions a recommencé dès le lendemain de Brumaire, après l'arrivée du délégué des Consuls et ses premiers actes de justice[29]. Le département de la Meurthe, par suite de sa situation rapprochée des frontières et des armées, a été constamment et se trouve encore assujetti à de fortes réquisitions en denrées, en convois ; il les a effectuées, il les effectue et verse, on peut le dire, pour certains objets, ce qui lui serait strictement nécessaire, et cependant sans qu'on ait rencontré d'opposition[30]. L'impôt s'acquitte, la conscription se lève, les volontaires affluent. Dans le Bas-Rhin, la conscription a été remplie au delà du contingent[31]. Dans le concours ouvert entre les départements, c'est celui des Vosges qui arrivera premier ; voilà pourquoi à Paris l'ex-place Royale sera nommée place des Vosges. Départements exemplaires ! La défense et l'offensive françaises y trouvent leurs plus forts soutiens. Bastions humains, remparts faits de cœurs vaillants et de poitrines solides, remparts mobiles, ils s'ébranlent encore une fois à la voix de Bonaparte, en qui s'incarne la république patriote, et ils s'avancent au delà du Rhin et des Alpes pour couvrir nos conquêtes, garantie de nos frontières.

 

 

 



[1] Rapport de Beugnot, nivôse an VIII. Archives nationales, AB, XIX, 348.

[2] Rapport d'ensemble, brumaire an IX. FIC, III, 6. Le préfet des Ardennes écrivait de son côté : L'hospice civil de Sedan est tenu avec beaucoup d'ordre et d'économie par des ci-devant sœurs de Saint-Charles. Les soins assidus que ces femmes donnent aux malades méritent le plus grand éloge. Il serait bien à désirer pour l'humanité que l'on cherchât à faire des élèves pour leur succéder. Cet objet est de la plus haute importance et mérite toute l'attention du gouvernement. 18 frimaire an IX. FIC, III, 5.

[3] Rapports de préfets, passim.

[4] Rapport du sénateur Rampon, sans date.

[5] Rapport du 13 nivôse an IX. FIC, III, 7.

[6] Rapport du 13 nivôse an IX. FIC, III, 7.

[7] Rapport du 13 nivôse an IX. FIC, III, 7.

[8] Préfet de Seine-et-Marne, rapport du 13 nivôse an IX. FIC, III, 7.

[9] Préfet de Seine-et-Marne, rapport du 13 nivôse an IX. FIC, III, 7.

[10] Rapport du 1er prairial an XI. FIC, III, 7.

[11] Rapport du préfet de la Meuse pour la 3e décade de ventôse, prairial et germinal an VIII. FIC, III, 7.

[12] Rapport du préfet de la Haute-Garonne, 15 frimaire an IX. FIC, III, 8.

[13] Rapport du 17 germinal. FIC, III, 6.

[14] Rapport général précité.

[15] Mémoire sur la situation du département de l'Aube au 1er fructidor an VIII. FIC, III, 3.

[16] Le préfet de Seine-et-Oise écrit : Les percepteurs dans une quantité de communes ont tellement calculé sur leurs malversations qu'ils ont pris la perception gratuitement. Rapport sur la tournée faite en fructidor an VIII. FIC, III, 8.

[17] Arrêté du 17 ventôse an VIII. Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4650.

[18] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4634.

[19] Instructions à Berthier. Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4644.

[20] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4648.

[21] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4649.

[22] Archives nationales, AB, XIX.

[23] Revue de la Révolution, 5 mai 1888 : La France et Paris sous le Directoire, dépeints par une voyageuse anglaise.

[24] Le préfet de Seine-et-Marne, rapport cité.

[25] Le commissaire de la Meurthe, 18 frimaire an VIII. FIC, III, 7.

[26] Rapport du préfet de la Meuse pour la 3e décade de ventôse, germinal et prairial an VIII. FIC, III, 7.

[27] Vosges, compte rendu du 9 frimaire an VII. FIC, III, 7.

[28] FIC, III, 7, compte rendu de frimaire à germinal an VII.

[29] Rapport du 2 pluviôse an VIII. FIC, III, 7.

[30] Rapport du commissaire du gouvernement, 18 frimaire. FIC, III, 7.

[31] Bulletins départementaux, thermidor. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.