PREMIÈRE PARTIE. — LE DÉSORDRE MATÉRIEL. - LA QUESTION RELIGIEUSE.I Les préfets atteignirent sans encombre leurs départements respectifs. Ils furent accueillis dans les chefs-lieux au bruit de l'artillerie, harangués par les autorités sortantes avec cette pompe verbeuse qui caractérisait tous les actes de la vie publique. Le lendemain, faute d'argent, ils eurent grand'peine à monter leurs bureaux et à mettre en train la machine : J'ai trouvé ici, écrivait Beugnot, quatre-vingt-quatorze commis que j'ai réduits à trente, et je ne sais pas avec quoi je les payerai[1]. On ne put affecter aux tribunaux que des salles affreusement délabrées ; la justice s'assit sur de misérables bancs, quand les magistrats n'étaient pas obligés d'apporter leur chaise. Quelques préfets lancèrent des proclamations à fracas ; d'autres, rompant avec cette phraséologie, eurent le bon sens de tenir un langage modeste et pratique. Beugnot dit à ses administrés : Je viens remplir les intentions bien connues du premier Consul. Il aspire à tout ce qui est grand, tout ce qui est bon, et il veut dès à présent l'ordre, la tranquillité au dedans et la paix au dehors... Je me garderai bien de vous parler en débutant de richesse, d'abondance, de bonheur, et de vous les montrer sortant sans efforts du nouvel ordre de choses. La prospérité publique ne se donne pas à si bon marché, et il est plus aisé de la vanter que de l'atteindre. Mais je dirai aux sages habitants du département de la Seine-Inférieure : j'apporte au milieu de vous l'amour du devoir, beaucoup de bonne volonté, quelque expérience ; travaillons de concert : travaillons lentement, mais sans relâche, à sonder les plaies que la Révolution a faites ; jugeons des remèdes avec sagesse ; appliquons-les avec discernement[2]. Les débuts politiques des préfets ne furent pas uniformes. Des différences de conduite trahirent leur diversité d'origine. Quelques-uns, comme Poitevin-Maissimy dans le Pas-de-Calais, restèrent carrément à gauche, se crurent appelés simplement à continuer l'administration précédente et maintinrent à peu près le régime révolutionnaire. D'autres penchèrent à droite, recherchèrent de préférence les anciennes classes supérieures, vers lesquelles ils se sentaient attirés par une affinité de mœurs et de goûts. Tous les préfets ne se montrèrent pas d'abord tels que Bonaparte les souhaitait : hommes d'esprit large et de main ferme. On eu vit de trop acerbes et d'autres trop mous. La plupart, cependant, se conformant au mot d'ordre reçu, montrèrent une impartialité hardie. Ils accueillaient tout le monde, faisaient bonne mine à chacun, déclaraient ne plus connaître de partis, employaient les capacités sans distinction d'origine, plaçaient un royaliste d'hier à côté d'un républicain prononcé, écartaient seulement les indignes ; ils recommandaient l'oubli des haines, la tolérance réciproque, et s'efforçaient vraiment de mettre la paix entre les Français. Le jacobinisme extrême les taxa immédiatement. de modérantisme et les dénonça. Ce parti battu et bousculé en Brumaire, ménagé au lendemain de Brumaire, ne se tenait pas pour définitivement vaincu. Les clubs et comités ressuscités partout en l'an VII n'avaient pas entièrement disparu. Quelques-uns subsistaient ouvertement ; la plupart s'étaient à demi renfoncés sous terre, s'étaient transformés en conciliabules privés ou en loges maçonniques, légalement tolérées. D'autres avaient élu domicile en cabarets et tabagies. C'est de là qu'ils adressaient à qui de droit, c'est-à-dire à Fouché, d'aigres rapports sur les autorités nouvelles. La préfecture était épiée par le café du coin. On incriminait les actes des préfets et surtout leurs tendances, leurs fréquentations[3]. Le public abominait maintenant ces pratiques délatrices. Dès la fin du Directoire, le commissaire du gouvernement dans les Vosges avait écrit, sur un ton douloureux : La dénonciation civique, regardée jusqu'alors comme un devoir indispensable par tout bon citoyen, n'était plus considérée que comme un acte dangereux et déshonorant[4]. Les dénonciations, obscurément forgées, allaient s'ensevelir dans leur réceptacle naturel, c'est-à-dire dans les bureaux de la police. Les Consuls avaient le bon esprit de n'en tenir aucun compte, mais ils ne se pressaient point de sévir contre le jacobinisme récalcitrant. L'autre parti extrême, le parti franchement contre-révolutionnaire, se confinait de son côté dans une opposition amère. Il se composait de l'ancienne caste nobiliaire et des gens qui s'en rapprochaient par leur opinion ou leur façon de vivre, de ceux qui avaient par trop souffert de la Révolution, de ceux que le populaire désignait sous le nom générique d'aristocrates. Au lendemain du coup d'État, ils avaient exalté Bonaparte et tout attendu de celui qui dispersait la populace parlementaire ; ils détestaient maintenant l'homme par qui la République s'ordonnait. Les deux partis extrêmes ne formaient d'ailleurs que des minorités inégalement réparties selon les régions. Les républicains sensés et vraiment patriotes, troublés au premier aspect de l'opération de Brumaire, offusqués par la brutalité du geste, ensuite rassurés, soutenaient le gouvernement ; si quelques-uns s'alarmaient un peu de certaines allures dictatoriales, ils se montraient inquiets plutôt que détachés. Entre les partis était la France, la vraie France, la masse sans opinion ou d'opinion moyenne, avide seulement de sécurité et de tolérance, de travail, d'ordre à l'intérieur et de paix glorieuse au dehors ; c'est en s'appuyant sur cette masse bien intentionnée mais inerte, en tachant de l'animer à la défense de ses propres intérêts, en cherchant aussi à s'associer les hommes raisonnables de tous les partis, que les préfets entreprirent leur difficile besogne. II La première chose à faire, en mille endroits, était de rétablir l'ordre matériel. Sans doute, si la sécurité des routes n'existait à peu près nulle part, s'il n'était guère de département qui n'eût çà et là ses bandes de chauffeurs, les régions sises autour de Paris, le Nord, l'Est, lit plus grande partie du centre jouissaient d'une tranquillité relative. Au contraire, la portion inférieure du massif central, la région sud-orientale, celle du Midi tout entier, celle du Sud-Ouest, sans parler de l'Ouest, restaient remplies de guerroiement épars. Dans tonte la zone inférieure, une fureur de meurtres sévissait encore, par tueries errantes. Il semblait que la France plongeât jusqu'à mi-corps dans une fange de hideux brigandage et de guerre civile disséminée. A travers trente-cinq à quarante départements, les bandes contre-révolutionnaires ou prenant le masque de la contre-révolution couraient toujours les campagnes, s'attaquaient aux acquéreurs de biens nationaux, pillaient les caisses publiques, dévalisaient les courriers, arrêtaient les diligences, faisaient le coup de feu avec la gendarmerie et la troupe. D'autre part, c'était dans les mêmes contrées que les Jacobins maîtrisaient encore certaines villes, maintenaient leurs positions, se cramponnaient aux fonctions, s'essayaient à prolonger le désordre. Sous les régimes précédents, la plupart des villes et localités troublées avaient été mises en état de siège. Le pouvoir consulaire, qui se présentait en restaurateur des formes légales et civiles, révoquait peu à peu ces mesures. Il n'en devait pas moins tenir la force armée constamment sur pied et en baleine. Les autorités militaires présentaient parfois d'excellents éléments ; parfois, ce qu'il v avait de pire dans le mauvais. Les troupes étaient rares, dépourvues, faméliques, les gardes nationales apathiques. Bonaparte venait de demander au conseil d'État un règlement qui ferait de la gendarmerie un corps autonome, mobile, libre d'agir avec la promptitude et le secret de l'organisation militaire[5], libre de se porter aux endroits troublés, sans réquisition des autorités civiles. La recomposition de la gendarmerie serait l'un des grands moyens dont il se servirait pour rétablir l'ordre, mais l'œuvre commençait à peine. L'action de la police et celle de l'administration se contrariaient souvent ; les commissaires de Fouché faisaient parfois sourde guerre aux préfets de Bonaparte[6]. Enfin, les tendances contradictoires des différents ministères entretenaient de fâcheuses divisions entre les autorités civiles et militaires. Un conflit de ce genre se perpétuait à Lyon, dans la seconde ville de France, dans la grande cité qui s'élève au confluent du Midi, du Centre et de l'Est. En attendant l'arrivée du préfet, le général commandant, Moncey, homme de devoir et d'honneur, s'efforçait de rassurer et d'apaiser la malheureuse population lyonnaise. L'administration départementale et les administrations municipales, héritées du Directoire, contrecarraient ces mesures ; elles restaient à l'état de rébellion sournoise contre le gouvernement de Brumaire. Par ses exactions, ses violences, le pouvoir légal s'était fait l'ennemi public ; Lyon demeurait sous le régime du Directoire quatre mois après que Paris en avait été libéré. Les désordres continuaient. Aux portes de la ville, en moins de trois jours, la diligence allant de Paris à Lyon et le courrier allant de Lyon à Paris étaient successivement arrêtés[7]. Dans la ville, les principaux Jacobins, au sortir d'un banquet démagogique auquel la tempérance n'avait pas présidé[8], proféraient des imprécations. Moncey signala le fait au ministre de la police. Fouché, qui se posait en patron de tous les Jacobins de la République, répondit au général par une lettre d'une insolente désinvolture. Moncey releva vertement cette inconvenance et répliqua lui-même sur un ton d'honnête indignation[9]. Il se plaignit à Lucien, se plaignit à Bonaparte, tandis que les journaux modérés de Paris prenaient à partie le ministre protecteur des terroristes. Les Consuls, sans réprimander Fouché, firent écrire à Moncey par le ministre de la guerre pour l'assurer de leur confiance[10]. L'arrivée du préfet Verninac et la levée de l'état de siège concentrèrent les principaux pouvoirs en une main. Par la nomination d'un conseil général et d'un conseil municipal formés d'hommes capables et estimés, Lyon fut rendu à lui-même. Matériellement, depuis le grand ravage de l'an II, Lyon restait tout entremêlé de décombres : Plus de deux cents maisons détruites ; les quais, les ponts, les fontaines, les digues destinées à contenir le Rhône sont dans un fâcheux état de dégradation[11]. Néanmoins, si forte est la vitalité lyonnaise qu'à peine libérée elle s'affirma par une reprise de labeur. De toutes les parties de la profonde cité, aux maisons trop hautes, aux rues sombres, aux qu'ailiers tassés sur les pentes, un bruissement de métiers en activité recommença de s'élever. Vingt mille ouvriers lyonnais, dégrisés de politique, lassés d'agitations vailles, goûtèrent enfin la paix du travail. Entre Rhône et Loire, d'incroyables faits d'anarchie se produisent. A Jarare, des troupes de passage volent la caisse du receveur de l'enregistrement ; à Gannat, des brigands volent le percepteur ; à Riom, on pille en plein jour la perception, et les ravisseurs donnent un reçu au nom du Roi[12]. La manufacture d'armes de Saint-Étienne vend des fusils aux agents chargés toujours de préparer la grande rébellion royaliste. Plusieurs convois voiturant des caisses de fusils et de munitions sont interceptés dans la région lyonnaise[13]. Si l'on suit, la vallée du Rhône, le versant alpestre n'offre que désolation et langueur. Les habitants conservent un reste d'esprit patriote et républicain, mais le passage continuel des troupes allant en Italie ou en revenant, les charges et exactions militaires, la ruine de tons les services ont foncièrement déprimé la population. Atonie, découragement, c'est l'état du Jura, celui de l'Ain et des Hautes-Alpes. Il est vrai que dans l'Isère il existe encore de l'attachement à la Révolution, surtout dans les campagnes où elle a jeté de l'aisance par la vente des domaines nationaux...[14] Dans les villes de la Drôme, les Jacobins sont assez forts pour susciter des séditions contre les droits d'octroi ; la force publique chargée de les réprimer agit mollement : Il est vrai que, les séditieux ayant mis en première ligne des enfants et des femmes enceintes, les troupes n'ont pas osé déployer de force contre de pareils combattants[15]. La partie inférieure de la Drôme, les Basses-Alpes, Vaucluse et l'Ardèche forment une zone particulièrement troublée, un barrage de banditisme et de chouannerie qui coupe la vallée du Rhône dans toute sa largeur. Le préfet de la Drôme a trouvé les gens paisibles dans un
noir marasme, à peine traversé depuis Brumaire d'un rayon d'espoir[16]. Le préfet des
Basses-Alpes, arrivant en ce pays perdu, éprouve un accès de désespoir. Il
écrit à Lucien, son ami personnel : Ce département,
mon cher Lucien, est un des plus malheureux de la République... Vous saurez donc que le brigandage y exerce un ravage
inouï, que des bandes d'assassins le parcourent et y commettent des atrocités
sans nombre ; qu'il n'est pas de jour où un assassinat, un brûlement de
pieds, un viol, une arrestation ne se commette, et cela non seulement sur les
routes, mais dans des villages assez considérables et jusqu'au vu des
citoyens que la terreur empêche de se réunir pour s'y opposer... Un général sans talents nommé Pelletier, quelques
officiers, la honte de l'armée, et des soldats tous éclopés composent la
force publique de ce département. Comment opérer la pacification,
comment employer côte à côte des hommes qui se sont alternativement et
furieusement persécutés ? Les républicains ont pris à tâche de faire haïr la
République : Depuis le 18 fructidor, ils semblent
avoir conduit ce département avec une verge de fer, le tout pour rester
maîtres du champ de bataille. Il se trouve parmi eux quelques hommes
intéressants, instruits, que l'ambition a égarés et qu'il est possible
d'utiliser. Il ne faut pas cependant les présenter de suite en spectacle,
mais par degrés et avec précaution. Parmi ceux qui ont figuré d'une autre
manière, il se trouve plus d'instruction ; il faut choisir là ce qu'il y a
d'honnête, ce qui a aimé la liberté dés le principe, et il en existe
beaucoup, mais qu'on a royalises et qu'on a ainsi poussés hors des rangs. En
général, on désire se rattacher au gouvernement. Chaque parti ne craint que
d'être persécuté, et, clés qu'il trouvera une garantie, cela pourra aller. Je
me conduis de manière à l'assurer à tous. Je ne yeux épouser aucune querelle
et je cherche à employer le mérite partout où je le trouve[17]. Dans Vaucluse, les brigands organisés en bandes, pourvus en moyens de ravitaillement, possédant des dépôts de munitions et des moulins à poudre, maîtrisent les routes ; une partie de la population est pour eux ; ils terrorisent le reste. Leurs chefs se montrent dans les villes, tiennent conseil dans les auberges et y préparent leurs coups. Ils surprennent un chef-lieu de canton, Valréas, et y tuent un chef de brigade, un chef de bataillon, un capitaine et un sergent, dont les cadavres sont traînés dans les rues au cri de Vive le Roi ![18] Dans l'Ardèche, voici qu'une flambée de guerre civile se rallume. Comme on a cru à une accalmie et que l'on a dissous les colonnes mobiles, les bandes gitées dans le fond des montagnes reparaissent soudain, s'élancent sur les villages et bourgades ; elles marchent au son du tambour, en déployant des drapeaux blancs. Un parti se jette sur Montpezat : Ils sont entrés au nombre de cent, bien armés, entre onze heures et minuit, se sont emparés des rues et de la place, défendant aux citoyens de se mettre aux fenêtres avec menace de les y fusiller. Un détachement avec un de leurs chefs a forcé les portes du receveur de l'enregistrement... Ensuite, ils se sont fait conduire chez le percepteur dont ils ont brisé les portes et ne trouvant point de fonds, ils ont pris ses effets et ses armes. Tout cela s'est fait comme à l'ordinaire aux cris de : Vive la religion ! vive Louis XVIII ! à bas la République ! formules très adroites, et qui souvent paralysent ou tournent à leur profit l'action d'un peuple ignorant et superstitieux[19]. L'irruption déborde sur la Lozère, s'empare de Villefort et menace Mende. Le préfet, inquiet pour son chef-lieu et craignant d'être enlevé, demande secours à son voisin de la Haute-Loire, mais la Haute-Loire est elle-même en alarme et n'a pour se défendre qu'une centaine d'hommes de ligne répartis en quatre postes[20]. Le dépôt de la 106e demi-brigade, envoyé dans la Lozère, finit par assurer le refoulement des bandes[21]. Le préfet de l'Ardèche et ceux des départements voisins croyaient à la nécessité d'une amnistie, afin d'amener les simples égarés à se séparer des malfaiteurs endurcis. Bonaparte admettait ce moyeu, mais voulait qu'en même temps la poursuite des récalcitrants continuât avec la dernière énergie : oubli du passé, sévérité inflexible pour l'avenir, telle serait la devise du gouvernement consulaire. L'Ardèche, Vaucluse, les Hautes-Alpes et la Drôme furent formées en un commandement militaire spécial, confié au général Ferino. On proclama une amnistie, dont étaient exceptés les chefs de bandes et les criminels de droit commun. Pour faire d'eux prompte justice, pour punir tout crime nouveau, une commission militaire fonctionna dans Avignon. Ces mesures ne produisirent qu'un effet momentané ; derrière les bandes, pour alimenter la révolte, se cachait mie organisation royaliste toujours existante, quoique inaperçue des autorités[22]. Dans le département des Bouches-du-Rhône, la tyrannie rouge coexiste avec la terreur blanche. Le pays est en proie aux séides errants de la réaction et aux fonctionnaires jacobins, deux variétés de brigands. L'oppression jacobine se prolonge malgré l'établissement de l'administration préfectorale. Par suite des anciennes accointances de Lucien et de ses attaches avec la rouge canaille du Midi, plusieurs sous-préfectures et mairies urbaines ont été confiées à des hommes dont le nom seul est un épouvantail. Le préfet Charles Delacroix, ancien conventionnel, correct et froid sectaire, ne sait pas se dégager de l'exclusivisme dont son parti a vécu si longtemps. Les emplois dont il dispose, les fonctions locales, il les livre à des Jacobins subalternes qui se font un métier de prolonger la Révolution et n'en peuvent avoir d'autre. Les maires de campagne sont autant de tyranneaux. Un autre conventionnel. Thibaudeau, transféré plus tard à la préfecture de Marseille, écrira d'eux : Par leur ignorance, ils ont augmenté les désordres de toute espèce ; par leur immoralité, ils se sont aliéné l'esprit de leurs administrés. Dépourvus de toute propriété et déshabitués de travail, ils ont commis toute sorte d'extorsions et de rapines pour subsister ou pour s'enrichir [23]. A Marseille, Delacroix rêve d'embellissements et de travaux d'utilité publique, mais il n'arrive pas à purger la ville d'un amas d'immondices humaines. La garde nationale n'est qu'une horde. Le commissaire général de police, Lecointe-Puyraveau, essaie d'organiser une garde soldée ; il la compose de telle sorte qu'elle devient la terreur des honnêtes gens, à l'égal des malfaiteurs qui nuitamment forcent les magasins et commettent des vols dans tous les quartiers, à l'égal des brigands qui désolent en plein jour la banlieue immédiate de la ville, le terroir de Marseille, la région des bastides et des jardinets : C'est là, écrit Lecointe-Puyraveau, qu'on trouve un véritable labyrinthe immense formé par des milliers de murailles, des collines et des montagnes, refuge assuré des malfaiteurs ; c'est là aussi qu'on trouve les restes des anciennes bandes de voleurs de la Provence ; tous ceux qui ont pendu, sabré, assommé, brûlé, égorgé leurs concitoyens dans les crises de la Révolution[24]. Dans le Var pareillement, l'anarchie directoriale continue. Dans le département des Alpes-Maritimes, situé sur les derrières de notre armée d'Italie, c'est le triste envers d'une guerre malheureuse : trainards et déserteurs, soldats contrebandiers, hôpitaux pourris d'où se dégage un mal contagieux qui empoisonne les villes ; comme autre peste, la vénalité et les excès de l'administration militaire ; en perspective, l'invasion ennemie pour le cas où notre armée postée sur l'Apennin fléchirait. Une incursion des Autrichiens précédera dans les Alpes-Maritimes l'arrivée du préfet. En deçà du Rhône et de ses embouchures, les villes du Gard et de l'Hérault, Nîmes et plus loin Montpellier, tendent à se pacifier. Les haines s'épuisent ; un certain esprit de tolérance renaît. Protestants et catholiques restent séparés plutôt qu'ennemis ; le régime consulaire les rapprochera momentanément. En dehors des villes, il n'est question que de tumultes ruraux, de diligences attaquées, de brigands fi face barbouillée de suie ou masquée d'un crêpe, figures fantastiques, terrifiantes, larves qui rôdent le soir le long des chemins et hantent les campagnes. Pour mettre un peu de sécurité sur les routes, le général Gouvion s'efforce de militariser les gardes nationales et d'en tirer quelques corps réglés ; il s'accorde mal avec le préfet de l'Hérault, qu'il juge faible et pointilleux. Pour empêcher les bandes de l'Ardèche de refluer dans la région nîmoise, le point important de Pont-Saint-Esprit, près du Rhône, est fortement occupé. Mais le Gard est entamé plus loin par des bandes de deux cents hommes qui dévalent des montagnes, car la réaction armée se prolonge jusqu'au bout de ces profondes et multiples Cévennes qui surplombent le littoral languedocien. A travers l'épaisseur de la chaîne, depuis les rampes méridionales où croissent l'olivier et la vigne jusqu'aux ivres monts de l'Aveyron, la guerre de partisans circule. Dans ces pays, le conflit des partis s'est compliqué de guerre religieuse, avivée par les rigueurs révolutionnaires contre les catholiques, par les décrets de persécution formulés il Paris au nom de la science et de l'humanité. Contre les dragonnades philosophiques, le catholicisme cévenol a eu ses Camisards. De leurs inexorables bandes, des débris subsistent : féroces assassins dont l'un a tué de sa main cinquante pères de famille, émigrés coupeurs de routes, prêtres bandits. Les colonnes qui plongent dans ces farouches régions font d'étonnantes captures. Dans l'Aveyron, on arrête un prêtre signalé depuis longtemps comme chef de rébellion : Réuni avec six autres prêtres de la même espèce, retiré dans les lieux les plus sauvages du département, c'est au milieu des bois, toujours armé de pistolets, qu'il célébrait les cérémonies ; il avait enfin poussé les excès à un tel point que les prêtres réfractaires l'avaient eux-mêmes frappé d'interdiction avec ses collègues[25]. Le préfet du Gard annonce l'arrestation d'un ex-prieur désigné sous le nom de Sans-Peur, l'un des plus féroces des chefs des brigands du Midi[26]. Condamné à mort depuis six ans, il officiait armé de deux paires de pistolets, d'un sabre et d'un fusil à deux coups posés sur l'autel. Cette chouannerie cévenole tient en danger non seulement le Gard, l'Hérault, l'Aude, mais Tarn-et-Garonne et les approches de la région toulousaine. De toutes les grandes villes, Toulouse était la plus troublée. Au bord de son fleuve rapide, la rouge cité de briques, loquace et violente, obéissait encore aux péroreurs de club qui voulaient en faire la capitale du jacobinisme, le centre d'opposition à la politique consulaire. Depuis Brumaire, la faction avait continué de dominer l'administration centrale, l'administration municipale, et tâchait par tous les moyens d'agiter le peuple. Au moment même où le préfet de la Haute-Garonne, Richard, part de Paris pour se rendre à son poste, Toulouse se soulève. Une hausse dans le prix des blés, résultat d'une mauvaise récolte, faisait planer sur la région des menaces de famine. Sous l'impulsion des meneurs, la plèbe se porte en masse vers la halle où se font les arrivages et les ventes, et réclame furieusement une limitation des prix par acte de l'autorité, un maximum local. Des troupes avaient été rangées en avant de la halle, avec deux pièces de canon chargées à mitraille ; mais le peuple huait et provoquait les militaires, qui montraient une patience admirable ; contre leur digue immobile, la foule se poussait en vague de tempête. A la fin, plutôt que de donner l'ordre de tirer, les autorités cédèrent tout à l'émeute, firent rentrer les troupes, qui furent houspillées et en partie désarmées, et taxèrent le prix des blés comme aux plus mauvais jours de la Révolution. Cet exemple fut imité dans plusieurs communes du département[27]. Cette faiblesse des autorités, cette capitulation devant l'émeute, cette défaite de l'ordre, indignèrent Bonaparte. Il écrivit au général Comme, commandant de la division militaire : Lorsque les malveillants montrent tant d'activité, comment les bons citoyens en montrent-ils si peu ? Comment les administrations civiles et militaires montrent-elles tant de lâcheté ? Comment, avec les troupes dont vous disposez, n'avez-vous pas pu faire repentir les individus, quels qu'ils soient, qui ont osé mettre leur volonté particulière en opposition avec la loi ? Comment la garde nationale de Toulouse ne sentirait-elle pas que c'est obéir à la loi et servir le peuple que de réprimer les mouvements séditieux ?... Le préfet Richard vous remettra cette lettre ; secondez-le avec le zèle que je vous connais. N'oubliez pas que la faiblesse produit les guerres civiles, et que l'énergie maintient la tranquillité et la prospérité des États. Le gouvernement a mis sa confiance en vous ; je vous ai connu brave, montrez-vous tel[28]. En tenant au général Comme ce fier langage, Bonaparte s'adressait mal. Comme était un de ces démagogues empanachés qui foisonnaient dans nos armées ; il voyait partout le péril à droite et ne le voyait jamais à gauche. Le préfet écrira bientôt au ministre de la guerre pour supplier qu'on l'en débarrasse[29]. Les débuts de ce préfet mal appuyé furent difficiles et modestes. 11 lui était impossible de s'attaquer de front aux Jacobins et de les désarmer, faute de moyens pour soutenir cet acte de vigueur. Par ses exhortations, par son exemple, il essaya d'instituer ou au moins de proposer le règne des lois, sans réussir d'abord à le faire accepter. Lui-même convenait que Toulouse restait en proie à la plus hideuse anarchie[30]. A l'émeute succédaient des rixes journalières ; dans les rues les plus fréquentées, on s'assommait en plein jour ; les Jacobins tenaient toujours le haut du pavé ; la tenue des passants, la coupe d'un vêtement, une façon de porter les cheveux, un gland au chapeau, tout leur semblait signe suspect, attirait la menace et désignait aux fureurs. Dans les campagnes, les tronçons de la dernière insurrection royaliste se tordaient encore. Les villages se soulevaient, des bandes replantaient les croix et abattaient les arbres de la Liberté. Entre la démagogie urbaine et la réaction rurale, le pouvoir pacificateur semblait campé provisoirement plutôt qu'installé. Dans les départements de la zone pyrénéenne, Pyrénées-Orientales, Ariège, Hautes et Basses-Pyrénées, les attentats individuels ou collectifs se reproduisent à chaque instant. Dans un canton du Gers, une bande de cinquante brigands armés s'est portée nuitamment chez quatre ou cinq citoyens patriotes, les a désarmés et tondus, au nom de Louis XVIII — disaient les tondeurs. Sur ces citoyens désarmés et tondus, il en est un qui est percepteur ; celui-là seul a été volé ; on lui a pris sa recette[31]. Par contre, les Jacobins des Landes délibèrent sur les moyens d'éluder autant que possible la reconnaissance du gouvernement actuel, et de tenir pour inconnu l'agent du gouvernement nommé préfet[32]. Le préfet parut, et, devant sa ferme contenance, tout le
inonde se tint coi. Il s'en fut lui-même installer le sous-préfet de Dax et a
raconté cette expédition dans un rapport[33] : chemin
faisant, à Tartas, j'acceptai un repas dans la
maison d'un citoyen nommé Vidard. Cette circonstance sera sans doute, dans
les dénonciations préparées contre moi, un grief majeur, car le citoyen
Vidard est père d'un émigré ; mais on omettra de vous dire que cet homme
respectable, déjà avancé en âge, vieillit dans la pratique de toutes les vertus,
que seul et de ses propres deniers il soutient l'hospice de ce pays, et que,
dans cc moment même, au milieu de la pénurie où nous nous trouvons, il
emploie les débris de sa fortune à nourrir deux cents enfants abandonnés et
dix-huit malades... J'ai voulu montrer que le
gouvernement actuel, sans avoir égard aux événements passés et aux torts des
personnes qui leur appartiennent, ne connait et ne veut appeler à lui que les
citoyens qui honorent le pays par leur conduite personnelle. Aux approches de Dax, les deux partis qui se disputaient la ville, les modérés et les Jacobins, vinrent à la rencontre du préfet, les premiers à cheval et les autres à pied ; cette différence parut aux Jacobins une insupportable injure et faillit provoquer une bagarre, niais le préfet, s'élançant de sa voiture, commanda le silence, imposa la concorde par un discours bien senti qu'il termina au cri de : Vive la République ! et toutes les voix se confondirent dans ce cri national qui est sincèrement aujourd'hui celui du ralliement de tous les vrais Français. Le sous-préfet fut installé d'autorité. A quelque temps de là le préfet, instruit qu'on l'accusait de ne point signaler des délits contre-révolutionnaires, écrivait fièrement au ministre : Le jour où je vous porterai des plaintes de cette nature, citoyen ministre, provoquez ma destitution, car sitôt qu'un magistrat sait qu'un coupable existe, et que rien ne s'oppose à Faction de l'autorité dont il est revêtu, il lui est aussi facile de le faire punir que de le dénoncer[34]. Ce préfet vraiment consulaire s'appelait Méchin. Les confins de la Gironde restaient rongés de banditisme. A l'intérieur du département, au milieu de ses grasses et souriantes campagnes, Bordeaux s'apaisait. Cette grande cité, affreusement meurtrie en l'an VII, semblait renaitre à la vie, an plaisir, aux occupations utiles. Les théâtres, les endroits publics se calmaient ; les cercles particuliers se passionnaient moins pour la politique. Dans la vaste région située autour et au-dessus de Bordeaux, plusieurs centres de brigandage apparaissent. L'un est en Lot-et-Garonne : les bandes sorties de ce foyer opèrent sur les confins de la Dordogne, du Lot et du Gers. Les chefs tiennent parfois à bien marquer le caractère politique de leurs entreprises : La diligence de Bordeaux a été arrêtée à deux heures du matin, à trois lieues d'Agen, par huit ou dix individus qui sommèrent le conducteur de déclarer s'il avait des fonds publics. Il dit qu'il n'avait que mille francs appartenant à un particulier. Les brigands voulurent s'en emparer, mais le chef leur observa que cet argent ne leur appartenait pas, qu'ils n'avaient droit qu'à celui de la République. Après que les voyageurs, descendus pour la visite de la voiture, furent remontés, le chef leur fit observer leur bonheur d'avoir rencontré des gens aussi honnêtes et leur souhaita même chose à l'avenir en pareille rencontre[35]. Il y a infiltration de banditisme dans les sinuosités verdoyantes de la Corrèze, jusque dans la Creuse, où une vingtaine de malandrins terrorisent le département. Bonaparte adresse de Paris des congés en blanc pour quatre conscrits qui ont promis à ce prix de faciliter l'arrestation des brigands. A cité, dans la Haute-Vienne, à Limoges, c'est un ramas de Jacobins qui agile sourdement les milieux ouvriers. Plus haut, Poitiers, malgré les dévastations révolutionnaires, conserve l'empreinte cléricale et monastique. Dans la ville et aux environs, beaucoup d'anciens religieux vivent cachés. Dans les Charcutes, plusieurs bandes armées parcourent impunément le pays. Bonaparte, qui se fait l'universel aiguillon, voudrait que la population concourût à se libérer de ce désordre, qu'elle s'aidât par elle-même, qu'elle se remuât ; il prescrit de lui tenir ce langage : Un sentiment d'honneur doit s'unir dans tous les citoyens à celui de leur propre sûreté. Ne voient-il pas que des Français, qui tous s'honorent d'être soldats, ne peuvent sans honte abandonner à quelques brigands leurs propriétés, la vie même de leurs concitoyens ? Ne rougissent-ils pas de rester paisibles spectateurs de ces attentats comme si ce n'était pas sur eux qu'ils se commettent ?...[36] Un organe central de répression fut créé pour toute la zone, pareil à celui qui fonctionnait dans le Midi sous la main de Ferino ; le général Sauvas fut investi de pouvoirs extraordinaires à l'effet de détruire le brigandage dans les départements du Lot, de Lot-et-Garonne, de la Dordogne, de la Corrèze, de la Charente et de la Charente-Inférieure. L'Ouest était officiellement pacifié, replacé sous le régime constitutionnel. En fait, la pacification n'est encore aujourd'hui que très précaire, écrivait un préfet[37]. La Vendée et ses entours montraient d'horribles blessures : villes saccagées, bourgades détruites, métairies incendiées, ruines noircies, masures crevées ; çà et là les haies qui faisaient aux chemins une épaisse bordure systématiquement arrachées ; le pays rasé, tondu ; des districts entièrement dépeuplés ; par endroits, sous les rayons du soleil printanier, une puanteur s'exhalait du sol gonflé de cadavres. Les colonnes républicaines traversaient en tous sens le Bocage, le fourré vendéen, et perçaient leur route à travers la grande forteresse de verdure, en essuyant çà et, là des coups de feu retardataires. A l'approche des soldats et des autorités, les habitants s'enfuyaient, avec un air de bêtes traquées[38]. Ce peuple pourtant ne veut plus se battre depuis qu'on lui a rendu ses prêtres, mais, il ne se figure pas qu'un autre que le Roi puisse réellement relever la religion : Il ne se montre aujourd'hui partisan de la monarchie que parce qu'il est persuadé que l'existence de la religion catholique est liée à cette forme de gouvernement[39]. Sur les deux rives de la basse Loire, la guerre civile, en se retirant, a laissé derrière elle, comme un limon infect, un résidu de meurtres et de rapines. Plus d'armée royale, plus de chefs opérant régulièrement, mais à tout instant r un déserteur audacieux, un vagabond entreprenant e s'associe quelques hommes de son espèce ; à huit ou dix, ils tombent à l'improviste sur un village, forcent une habitation, pillent une recette, attaquent une diligence, rançonnent un propriétaire[40]. La terreur qu'ils impriment est telle que les habitants n'osent les signaler et faciliter l'action de la justice. Le préfet multiplie en vain les moyens de rigueur, les moyens d'indulgence ; rien n'y fait. Maine-et-Loire, la Mayenne, la Sarthe, la lisière d'Eure-et-Loir, l'Ille-et-Vilaine, sont également infestés. Des brigands légendaires, Bobon et son frère, Chandelier, Fleur-d'Épine, Monte-à-l'Assaut, se font chacun un domaine d'exploitation et deviennent l'effroi d'un terroir. Quelques bandes sorties de l'Ouest s'en vont vagabonder très loin ; on en retrouve une jusqu'aux environs de Sancerre ; une autre traverse la Nièvre pour se diriger vers l'Allier. La véritable Chouannerie, l'affiliation de guerre civile, s'est à peine terrée et ne s'est nullement dissoute : elle conserve ses cadres, ses moyens de recrutement, ses contingents de jeunes hommes disséminés dans les villages et les fermes, encore prêts à se mobiliser. Malgré tout ce qu'a pu faire et exiger Bonaparte, les armes n'ont pas été rendues. Dans les Côtes-du-Nord, sur six mille fusils connus entre les mains des royalistes, à peine six cents ont été rendus[41]. Partout, la remise des moyens matériels de révolte n'a été qu'un simulacre. L'autorité des préfets et commandants militaires s'affaiblit d'ailleurs à mesure qu'on approche des contrées que l'un d'eux appelle limitrophes de l'Angleterre[42], c'est-à-dire voisines de la mer, car la mer est anglaise ; elle l'est par les croisières qui la dominent, par les bâtiments légers qui effleurent continuellement les côtes, et le littoral breton, avec ses archipels, ses estuaires, son émiettement d'îles, ses dentelures, ses promontoires, offre à l'ennemi mille prises. Cette lisière incertaine de la France, moitié terre, moitié eau, reste partout sous la morsure de l'Angleterre. Dans l'intérieur du pays, l'influence des grands chefs royalistes survit à leur présence : elle s'exerce de loin ou se réserve. Le Morbihan demeure le fief de Cadoudal. Dans l'Orne, Bruslart a recréé l'organisation que l'on avait cru anéantir par la mort de Frotté : cette organisation enserre toute une partie de la Normandie. Les Chouans, à vrai dire, ne composent plus qu'une assez forte minorité. Les Jacobins et anarchistes —car il y en a dans l'Ouest et de forcenés — ne forment qu'une petite minorité : Ils sont bien peu nombreux dans les campagnes et ils ne forment dans les villes que quelques coteries sans crédit[43]. Le gros de la population tend à se pacifier, à se rasseoir, à se rallier au pouvoir qui décidément ne veut être ni Jacobin ni Chouan, mais trop d'affreux souvenirs, une trop longue discordance séparent encore les habitants de l'Ouest du reste de la France pour qu'ils ne persistent point dans un particularisme méfiant. On dirait d'un autre peuple. Un officier venant d'Angers écrit, lorsqu'il arrive à Tours : On se retrouve ici en France[44]. Tous les témoignages recueillis dans l'Ouest s'accordent néanmoins à reconnaître que la pacification religieuse, pourvu qu'elle soit complète et durable, peut donner une base à la tranquillité publique. III Capitale dans l'Ouest, la question religieuse restait partout très grave, hérissée de difficultés, presque inextricable en ses détours, complexe et compliquée. On se rappelle comment Bonaparte, à peine premier Consul, l'avait abordée plutôt que résolue, par une série de retentissantes demi-mesures. Trois jours après son avènement à la première magistrature, par ses arrêtés du 7 nivôse, il avait remis en vigueur et comme promulgué à nouveau la loi constitutionnelle de l'an III sur la liberté des cultes. Cette loi, odieusement dénaturée par le Directoire, prononçait. la séparation de l'État et des Églises et reconnaissait la liberté des différents cultes ; elle ne leur accordait cependant qu'une liberté minime, dépourvue de toute publicité, garrottée de restrictions. Le mot y était plus que la chose, mais la reprise du mot par Bonaparte fut d'un puissant effet. En outre, Bonaparte, s'autorisant également de décrets conventionnels, avait annoncé la restitution des églises, et, en fait, un certain nombre d'églises avaient été rouvertes, indépendamment de celles que le régime thermidorien avait déjà rendues aux fidèles. Enfin, rompant avec la tradition révolutionnaire qui avait assujetti les prêtres à des serments successifs, dont plusieurs étaient interdits par la loi religieuse et en fait suspensifs du culte, il n'exigeait plus du clergé qu'une simple promesse de fidélité à la constitution politique de l'État, à la constitution de l'an VIII. Un article de source officielle, inséré dans le Moniteur du 10 nivôse, avait donné à cet engagement le sens le plus large et constitué une invite marquée aux vrais catholiques, aux insermentés ; on leur expliquait que l'engagement exigé d'eux ne les obligerait point à défendre la constitution de l'an VIII, à s'en approprier les principes, niais seulement à ne pas la combattre ; ce ne serait qu'un acte de soumission passive à la légalité existante. Par ces dispositions relativement libérales, Bonaparte se détachait hardiment du gros de l'armée révolutionnaire ; il se mettait en avance non seulement sur les assemblées légiférantes, sur les corps constitués, mais même sur la plupart de ses conseillers. Jusque dans les ministères, dans les bureaux, une opposition se manifesta. A l'intérieur, Beugnot osa dans un rapport critiquer
l'arrêté sur les prêtres pris en conseil d'État, sans avis des bureaux : Si le ministre eût produit l'ensemble des faits qui sont.
imputés aux prêtres catholiques dans les actes que j'ai sous les yeux, le
conseil eût reconnu que le moment n'était pas arrivé de prendre son dernier
arrêté sur l'exercice des cultes[45]. Fouché fit plus ; il imagina un moyen de tourner, d'éluder l'arrêté consulaire sur les prêtres, et d'en restreindre la portée pratique. Par une interprétation outrageusement arbitraire, il prétendit qu'aucun prêtre ne pouvait être admis à signer la promesse et à se mettre en règle avec la loi s'il n'avait prêté dans le temps tous les serments exigés. La promesse ne tiendrait pas lieu des anciens serments, elle devrait se surajouter à eux ; ce serait un engagement non substitué, mais superposé aux antres. Des instructions furent données dans ce sens par le ministère de la police. Le dessein de Fouché était clair et ressort d'ailleurs de divers témoignages ; c'était de réserver aux constitutionnels, aux jureurs, le bénéfice du libéralisme consulaire, bien que la constitution civile du clergé fût dépourvue depuis 93 de toute existence légale. Plus intelligent que les maniaques d'irréligion, plus perfide, Fouché admettait à la rigueur qu'il se reformât en France une Église, mais il la voulait schismatique et détachée de Home, inféodée à la Révolution. Pour ranimer, pour galvaniser l'église constitutionnelle, il essayait de lui rendre une situation privilégiée et un monopole de fait. Les catholiques en appelèrent du ministre au Consul. Il existait à Paris un groupe de catholiques de foi profonde et de vie édifiante, désireux de réconcilier l'Église avec les lois nouvelles, avec les lois plus douces ; leurs chefs étaient les anciens supérieurs de Saint-Sulpice et principalement l'abbé Émery, infatigable artisan de la pacification religieuse. Au nom de ce groupe, l'abbé Bernier, qui s'était signalé en obtenant la soumission des chefs vendéens, vint trouver le premier Consul. L'attitude de Bonaparte fut caractéristique de ces temps de transition et des ménagements dont il recouvrait encore ses intentions profondes. Il ne réprima pas son ministre par acte public, mais le désavoua nettement en conversation. D'après ses propres paroles à Bernier, les lettres et instructions du ministre n'exprimaient pas la véritable pensée du gouvernement. Cette pensée, il fallait la chercher dans les termes mêmes de l'arrêté et dans l'article du Moniteur qui en était le commentaire autorisé[46]. En conséquence, on ne pouvait opposer à aucun prêtre le défaut de serment antérieur comme un empêchement à souscrire la promesse et à exercer le culte. Pratiquement, l'interprétation de Bonaparte prévalut peu à peu sur celle de Fouché. Toutefois, Bonaparte n'avait pas révoqué les pénalités individuelles, les arrêtés de déportation lancés par le Directoire contre une infinité de prêtres catholiques, à raison de délits ou de prétendus délits contre-révolutionnaires ; il n'avait pas abrogé en tenues formels les décrets de bannissement portés par la Législative et la Convention contre la masse des insermentés. Sous le Directoire fructidorien, des centaines de prêtres avaient été déportés en Guyane. La plupart y avaient péri, suppliciés par le climat ; Bonaparte ne se pressa pas de rappeler les survivants, laissa se prolonger leur agonie : c'est l'une des taches qui pèsent sur sa mémoire. D'autres prêtres par centaines avaient été entassés dans les lies de Ré et d'Oléron. On unit en liberté ceux qui consentirent à signer la promesse ; sur les autres, la surveillance se relâcha ; il y eut des élargissements et des évasions en masse. Outre les déportés, il y avait les reclus. Les prisons départementales regorgeaient de prêtres condamnés à la déportation et dispensés de cette peine par le Directoire, à raison de leur âge ou de leurs infirmités ; on les tenait enclos dans des locaux dits de détention ou de réunion. Les préfets, autorisés sous leur responsabilité à modifier le sort de ces malheureux, usèrent diversement de cette latitude. Un assez grand nombre de prêtres, affreusement malades, furent tirés des geôles et placés simplement eu surveillance. Certains préfets jugèrent imprudent d'ouvrir trop tôt les prisons pour prêtres ; ils blâmaient le libéralisme de leurs collègues. Dans l'énorme quantité de prêtres rentrés en France au lendemain de la Terreur, lors de la première accalmie, tous n'avaient pas été déportés ou emprisonnés après le 18 fructidor et la reprise des rigueurs. Tous s'étaient trouvés sujets aux lois de bannissement que le Directoire avait rééditées avec un grand fracas de menaces. La plupart d'entre eux étaient cependant restés en France. Ils avaient réussi à se dissimuler, à échapper aux poursuites. Ils s'étaient retirés au fond des campagnes, errant de village On village, vêtus du sarrau rustique, protégés par le paysan et vivant de sa vie, travaillant parfois la terre à ses côtés et continuant néanmoins leur héroïque apostolat. On a vu qu'après le décret consulaire sur la liberté des cultes, il y avait eu réapparition en masse de cette église à la fois souffrante et militante. En beaucoup d'endroits, le peuple tirait lui-même les prêtres de leurs cachettes ; il les ramenait d'autorité dans les églises et leur enjoignait de reprendre publiquement le culte, sans se soumettre à aucune formalité. En particulier, dans certaines régions du centre, telles que la Haute-Loire et la Lozère, il y avait eu ivresse de liberté religieuse, griserie de délivrance, enthousiaste méprise sur la véritable portée des décrets de Bonaparte. Les paysans de la Lozère criaient : Nous avons été assez esclaves, nous vouions que le culte s'exerce publiquement. Ailleurs, reprenant l'église par force, ils disaient que, formant la plus grande masse de la nation, cc n'est que pour eux que cette église est destinée, qu'elle leur appartient et qu'ils veulent absolument user de la liberté des cultes accordée par la loi cl par les arrêtés des Consuls[47]. La lutte contre la Révolution se faisait au cri de : Vive la liberté ! Ces effervescences étaient maintenant réprimées, mais les prêtres surgis de terre, sortis des bois, restaient en vue, animés de sentiments divers à l'égard du gouvernement qui n'exigeait plus d'eux qu'une promesse de fidélité. D'autre part, les prêtres restés ou retournés en exil se remettaient à rentrer, à s'insinuer par les frontières de terre et de mer, d'un mouvement d'abord incertain. Parmi les prêtres repartis ou rentrés, quelques-uns signèrent tout de suite la promesse de fidélité à la constitution. Le plus grand nombre s'y refusa. Ces nouveaux réfractaires se sentaient retenus par d'honorables scrupules, par la crainte d'adhérer à un pacte confirmatif de dispositions odieuses à leur conscience, telles que le bannissement à perpétuité des émigrés et la vente des biens ecclésiastiques. Puis ces prêtres de l'intérieur continuaient d'obéir aux évêques du dehors, aux évêques émigrés, et ceux-ci, par zèle royaliste, se montraient en majorité hostiles à la promesse, qui impliquait reconnaissance de la forme républicaine. Beaucoup de prêtres avaient eux-mêmes en exécration le seul mot de république et conservaient la foi monarchique. Ces dévots du trône autant que de l'autel eussent considéré comme une apostasie toute compromission avec l'infernale Révolution et ses œuvres démoniaques. Ainsi se fit, indépendamment de la vieille querelle qui subsistait entre catholiques et constitutionnels, une nouvelle et grave scission dans le clergé français, entre catholiques eux-mêmes. La division ne portait sur aucun point de dogme ou de discipline, mais seulement sur la grande question de savoir si l'Église doit se désintéresser des formes de gouvernement et peut accepter en conscience toute puissance établie. Ce qui s'agitait alors sous une forme pressante et aiguë, c'était ce qu'on a nommé de nos jours le problème du ralliement. Il y eut les ralliés et les intransigeants, ceux qui firent la promesse et ceux qui s'y refusèrent : une minorité de soumis contre une majorité d'insoumis. Les soumis ne furent plus inquiétés et purent librement exercer le culte, moyennant subvention des fidèles. Ils l'exerçaient dans les églises rouvertes, lorsqu'elles n'étaient pas occupées par les constitutionnels ; ils exerçaient de préférence dans les chapelles et oratoires que les fidèles étaient libres d'ouvrir en se conformant à certaines dispositions légales. Dans ces asiles discrets, le catholicisme se sentait plus chez lui : il n'avait à y subir aucun contact profanateur ; il aimait à s'y recueillir dans une sorte de pénombre, dans une atmosphère d'intimité, comme s'il eût craint de passer brusquement de l'obscurité des catacombes au grand jour des basiliques dévastées. Les insoumis ne furent pas admis au bénéfice de la liberté légale. Ces récalcitrants n'en restaient pas moins disséminés sur la surface du territoire et persistaient à remplir leur ministère, sans l'aveu des autorités. Ils disaient la messe en maisons privées ou en retraites rustiques. A côté du culte qui s'exerçait dans un certain nombre d'églises, à côté du culte privé qui s'exerçait licitement dans les oratoires, il continuait d'exister un culte illicite, un culte en chambre ou en grange, clandestin, souvent nocturne ; c'était celui que préféraient les catholiques fervents et la presque totalité des populations rurales. Il était traité différemment selon les régions. Dans le Pas-de-Calais, le préfet Poitevin-Maissimy se donne encore le plaisir de chasser au prêtre et se plaint que ce gibier se terre : Il est extrêmement difficile de les atteindre en ce que, n'exerçant les cérémonies de leur culte que la nuit dans des maisons particulières et ne paraissant jamais le jour, il ne serait possible de les arrêter qu'en faisant. des visites domiciliaires à des heures où on ne pourrait pénétrer dans les habitations sans violer la constitution[48]. Ce préfet du Consulat regrette le bon temps de l'arbitraire directorial. C'est dans son département que l'on verra pendant quelque temps encore des épisodes dignes de la Terreur. A l'autre extrémité de la France, le préfet de la Haute-Garonne prend un arrêté général d'expulsion contre les insoumis. Cet exemple est imité par plusieurs de ses collègues. En général, les préfets tachent plutôt d'incliner les prêtres à la promesse par persuasion et raisonnement ; ils essayent de leur démontrer que cet engagement civil n'a rien qui puisse blesser leur conscience et altérer la pureté de leur orthodoxie. Parfois, on se contente d'une promesse accompagnée de restrictions verbales ou écrites, qui réservent les points délicats. On obtient ainsi un certain nombre de prêtres amphibies, à peu près soumis, quoique partiellement réfractaires. Le gouvernement n'établit pas une règle uniforme d'indulgence ou de sévérité. Il laisse la difficulté religieuse se décentraliser, en quelque sorte, et abandonne les préfets à leurs inspirations, cc qui souvent les embarrasse, ou il se détermine selon les cas, selon les lieux. On en vient à respecter l'état d'esprit de certaines populations dites arriérées, ensevelies sous la rouille des plus anciens préjugés[49], auxquelles il parait impossible d'arracher encore une fois leurs pasteurs de prédilection. Dans les départements belges, en Alsace, dans la Savoie où la Terreur elle-même n'a pu décapiter les clochers et abattre les croix, dans certaines régions du centre, dans la fervente Lozère, dans les pays de montagnes, refuge et retranchement des antiques croyances, le culte insoumis s'exerce impunément et presque ouvertement. A mesure qu'on approche de l'Ouest, la tolérance s'accroit. Dans l'Orne, Fouché en arrive à recommander au préfet Lamagdelaine d'accorder des permis individuels d'exercer même aux nouveaux réfractaires, à condition que, sans prononcer la formule qui déchire leur conscience, ils se soumettront virtuellement, prêcheront à leurs ouailles l'obéissance aux lois, le respect du gouvernement, et participeront à l'œuvre pacificatrice[50]. La tolérance devient ainsi un encouragement, une prime à la soumission de fait. Le procureur général d'Angers invite le maire de Mayenne à faire dire aux prêtres cachés qu'ils peuvent sans crainte rentrer dans les églises et y dire la messe ; toutefois, il ne veut point se compromettre par un engagement écrit : sa parole doit suffire[51]. Dans les départements de la ci-devant Bretagne et eu Vendée, la tolérance envers les insoumis devient positive, absolue, officielle. Détacher le catholicisme de la fidélité monarchique, séparer l'autel du trône, c'est toute la politique de Bonaparte en ces pays de foi exaspérée. On a vu qu'au cours des pourparlers pacificateurs, il avait permis au général Hédouville de ne point insister sur la promesse à exiger des prêtres ; conséquemment, les commandants militaires avaient délivré aux insoumis des cartes de sûreté et des autorisations d'exercer. Les préfets eurent à continuer ce système. Les prêtres de toute catégorie furent admis à rentrer dans les églises de campagne, à y célébrer les offices avec une certaine solennité ; on faisait plus que de les autoriser à rentrer dans les églises, on les y invitait ; il importait qu'aux yeux du peuple le catholicisme apparût rétabli dans son plein exercice et que le gouvernement ne passât plus pour l'ennemi de Dieu. Quelquefois, c'était le prêtre qui, par obstination contre-révolutionnaire, refusait de retourner à l'église, préférait exercer dans un obscur réduit et se garder des airs de persécuté. Mais les autorités subalternes secondaient le zèle des préfets pour des motifs qui souvent n'avaient rien que d'humain. L'église de village, avant que la Révolution la fermât, n'était pas seulement lieu de prière et de célébration ; elle concentrait la vie locale à l'ombre de ses frustes murailles et au devant de son porche. C'est là qu'à jour fixe, à l'appel des cloches, les gens de l'endroit s'assemblaient endimanchés, avant la messe dominicale ou à la sortie de l'office. Ils venaient se raconter les nouvelles, écouter les anciens, traiter de leurs affaires, former communauté. Sur la place de l'église avaient lieu les jeux, les amusements traditionnels ; c'est là que les paysans s'attablaient au-devant des cabarets pour boire un coup ou passer le jour du repos en stations prolongées. Les petites industries locales y trouvaient leur profit ; elles se plaignent maintenant. Dans la Loire-Inférieure, un prêtre qui refuse de prendre possession de l'église est dénoncé par un agent municipal. Vérification faite, le préfet découvrait que le dénonciateur était de son état marchand de vin, qu'il avait spéculé sur la réunion des sectaires (c'est-à-dire des catholiques) et qu'il souffrait impatiemment de voir ses espérances déjouées[52]. L'attentat aux croyances s'était tourné en lésion des intérêts. Aujourd'hui que dans l'Ouest le gouvernement permet que l'on jouisse partout des églises, le peuple trouve mauvais que certains prêtres, par esprit d'opposition, contrarient le vœu et l'intérêt communs. En majorité, les pasteurs bretons et vendéens comprirent autrement leur devoir. Pris d'une immense compassion pour les maux de leur peuple, ils essayèrent de le soulager en se faisant apôtres de paix ; ces insoumis s'associèrent aux intentions conciliantes des Consuls et furent les meilleurs auxiliaires d'un gouvernement que leur conscience leur interdisait de reconnaitre ; ils justifièrent amplement, par la sainteté de leur œuvre, la liberté qu'on leur rendait. L'Ouest, en somme, par son indomptable opiniâtreté défendre sa foi, s'était conquis un régime à part, un régime de privilège, une véritable autonomie religieuse ; sa vertu de ténacité s'était imposée même à Bonaparte. Et de façon générale il semble que le Consulat, pour régler sa conduite première à l'égard du clergé, se soit fait comme une carte des opinions religieuses en France. D'après cette topographie des croyances, d'après la teinte plus ou moins foncée en catholicisme qu'accuse tel ou tel département, il dose et mesure les franchises accordées. Aux termes d'un rapport royaliste, Bonaparte, qui n'est pas un sot, proportionne ses mesures au caractère de ses sujets, et il n'y a peut-être pas trois départements où les lois sur la religion et les prêtres s'exécutent d'une manière uniforme[53]. IV Dans toute la France, sous les entraves qui subsistent en beaucoup d'endroits, le réveil catholique se fait toujours sentir et perce. Les administrateurs sont à peu près unanimes à signaler un afflux de peuple aux cérémonies. S'ils visitent les majestueuses cathédrales, occupées par les constitutionnels, ils n'aperçoivent que de rares fidèles, perdus dans l'ampleur des nefs. Dans les oratoires où les catholiques officient, la foule s'entasse et ne trouve pas toute à se loger ; elle déborde sur la rue. En Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, où les prêtres ont signé la promesse, le culte se reconstitue spontanément dans presque toutes les communes. Dans les départements mêmes qui restent pays de rigorisme révolutionnaire, des curés catholiques sont çà et là redemandés, rappelés, accueillis avec des effusions touchantes. Ils forment autour d'eux des centres de prière et de dévotion, des groupes pratiquants, des flots pieux, pareils à ces chrétientés que nos missionnaires ont fondées dans les pays d'Orient et d'Extrême-Orient, en terre d'infidèles. Quelques prêtres se font eux-mêmes errants missionnaires, passent alternativement d'une localité à l'autre pour subvenir aux besoins de la vie religieuse. Lorsque les prêtres manquent, le peuple supplée comme il peut à leur absence. Dans l'Hérault, les paysans demandent à pouvoir s'assembler au moins dans l'église pour prier en commun, pour assister à un simulacre de cérémonie, pour faire le geste religieux. Consulté par le préfet, Fouché assimila ces réunions à des clubs et les interdit parce qu'elles ne se conformaient point à la loi sur les sociétés politiques, attendu que tout rassemblement religieux supposait un orateur et un régulateur[54]. La force de l'accoutumance catholique se manifeste surtout par le discrédit de plus en plus marqué où tombent les observances décadaires, les lois profanatrices du dimanche et des jours fériés, ces lois minutieuses, vexatoires, par lesquelles le Directoire s'était rendu odieux à la masse (lu peuple et s'était fait le tyran des humbles. Bonaparte trouvait ces prescriptions stupides. Il savait toutefois qu'aux yeux de beaucoup de républicains elles s'identifiaient avec la République. Sans y toucher, le gouvernement consulaire se bornait à fermer les yeux sur l'universelle infraction. Le consul Lebrun disait doucement au préfet Barante, qui s'en allait dans l'Aude : Vous ne trouverez sans doute pas mauvais que les jeunes filles aiment mieux danser le dimanche que le décadi. Vous mettrez dans tout cela de la prudence et du discernement[55]. Légalement, le peuple n'a pas le droit de travailler et de tenir boutique ouverte le décadi, de se reposer et de s'amuser le dimanche ; ce droit, il le prend, et les autorités laissent faire. Dans les villes, sous l'œil et devant l'exemple des fonctionnaires, on observe encore un peu le décadi ; aux champs, on ne reconnait plus guère d'autres jours fériés que ceux consacrés par l'Église ; il en résulte une anomalie de plus dans cette incohérente période ; les villes chôment le décadi et les campagnes le dimanche ; il semble qu'il y ait un calendrier citadin, revêtu de l'estampille officielle, et un libre calendrier rural. Il est vrai qu'en chaque chef-lieu de canton, dans l'église même rendue aux chrétiens, le culte décadaire conserve sa place, son décor et ses emblèmes. Tous les dix jours, les maires et adjoints viennent le célébrer, interrompant la messe ou les vêpres, mais ils remplissent dans le désert leur fonction quasi-curiale ; dans l'église qui se vide instantanément, ils restent à peu près seuls ; ainsi délaissés, ils écourtent l'office obligatoire, l'expédient au plus vite et s'en acquittent comme d'une désagréable corvée. Parfois, devant la poussée catholique, le culte décadaire évacue spontanément l'église et plie bagage. A Laon, le mobilier décadaire est transporté de la cathédrale à l'hôtel de ville, et les autorités président elles-noèmes à ce déménagement. Dans la cathédrale d'Auch, l'autel décadaire, installé jusque-là au milieu de la nef, est relégué dans un des bas côtés. Dans la cathédrale de Tonnerre, les catholiques en possession des bas côtés et du chœur prétendaient ravoir également la nef, car beaucoup de nos églises restaient divisées en domaines respectifs, en compartiments rivaux ; elles étaient morcelées entre les différentes religions comme les sanctuaires de Palestine entre moines ennemis. Le culte ancien empiète parfois au dehors et tend à rede venir public, malgré les lois prohibant au delà de l'enceinte consacrée toute manifestation quelconque, tout signe, tout emblème chrétien. Une procession se hasarde çà et là à sortir de l'église. Le peuple retourne aux lieux de pèlerinage, aux sources miraculeuses ; dans le Calvados, les autorités permettent d'y aller, mais par scrupule révolutionnaire s'efforcent de laïciser ces sources, en affirmant que la science leur a reconnu une vertu curative. En maint endroit, on voit encore des prohibitions, des violences et des petitesses dignes de l'époque précédente ; la tendance Générale n'en est pas moins à un retour de bon sens. Le culte est moins astreint à s'enclore strictement et A se calfeutrer dans son local, comme une industrie honteuse. On n'est plus au temps où, dans une commune d'Indre-et-Loire, un prêtre était condamné à 100 francs d'amende et à un mois de prison pour s'être permis de paraitre sur le seuil extérieur de la porte du temple en habit sacerdotal[56] ; où à Meaux il était défendu pendant la journée de laisser les portes de l'église ouvertes, de peur que les passants, en voyant du dehors les crucifix et les cierges, ne fussent tentés de faire le signe de la croix et de s'agenouiller ; on n'est plus au temps où un commissaire du Directoire, s'applaudissant de la destruction de tous emblèmes extérieurs, ajoutait : J'ai cependant trouvé dans ma tournée des cimetières où les croix poussent sur les tombes comme les champignons sur les couches. J'en ai fait faire plusieurs récoltes au grand scandale des fanatiques. Comme le germe de ces croix est dans leur tête, je suis certain que depuis elles repoussent[57]. Elles repoussent en effet par milliers au printemps de 1800, ces croix de bois, protectrices des tombes rustiques, et déjà quelques croix de pierre se replacent au sommet des porches. Après le décret consulaire sur la liberté des cultes, les cloches, se croyant affranchies, avaient carillonné de tous côtés et fait un grand vacarme ; mais le nouveau gouvernement n'avait point admis que le culte sonnât sa résurrection de cette façon par trop agaçante pour les oreilles des révolutionnaires, par trop publique et triomphale. Les administrations collectives d'abord maintenues, encore imbues des principes du Directoire, avaient assez durement refréné les cloches ; contre quelques-unes on avait sévi brutalement ; on leur avait arraché la langue ; à la grosse cloche de la cathédrale de Troyes, on avait enlevé son battant. Après l'établissement des nouvelles magistratures, les préfets même les plus modérés refusèrent la permission de sonner. Dans les villes, ou tenait compte de leur défense, mais comment réprimer les milliers de cloches campagnardes qui profitaient de leur éloignement et de leur dispersion, qui épiaient un moment d'inattention ou d'indulgence de la part des maires, pour se remettre séditieusement en branle ? Donc, elles sonnent par intermittences, par instants et par endroits, obstinément, effrontément ; contre les délinquantes, on dresse procès-verbal ; elles récidivent. On les fait taire en tel lieu ; elles s'insurgent à côté. Il n'est guère de département ou d'arrondissement où il n'y ait réveil des cloches tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et ce tintement épars, disséminé, s'arrêtant ici, reprenant là s'élevant toujours quelque part, passant et repassant par vibrations fugitives d'un bout de la France à l'autre, semble la voix même du peuple s'obstinant à prier tout haut et à laisser monter vers le ciel, avec le chant des cloches, l'envolée des âmes. Il y avait à la fois renaissance et anarchie religieuse. La poussée se faisait en désordre, par élans divergents. Toute sorte de cultes coexistaient en France, à l'état inorganique. A côté de groupes restreints, calvinistes, luthériens, juifs et théophilanthropes, l'église constitutionnelle s'efforçait de rassembler ses débris, et la niasse des catholiques d'obédience diverse, à peine libérée, apparaissait désunie. Ces catholiques voulaient tous la religion ; ils la voulaient immaculée, mais différaient d'opinion sur la qualité de ses ministres. Que de variétés de prêtres prétendaient à la conduite des aines, s'autorisant de motifs divers ! Parmi les pasteurs qui avaient enduré la torture et l'exil, sans jamais pactiser avec l'erreur, et qui portaient les glorieux stigmates de la persécution, on vénérait des saints, dont le front s'ornait de la couronne (l'épines, et ceux-là semblaient vraiment en communion avec les martyrs qui dormaient sous la terre. D'autre part, combien de prêtres restés en France au prix de certaines concessions, échappés aux rigueurs extrêmes, avaient déployé discrètement un zèle admirable ! Chez le peuple livré à la Révolution, ils avaient conservé la foi, entretenu la lueur sacrée, ravivé l'étincelle, indépendamment des prêtres qui avaient refusé tous les serments et de ceux qui les avaient prêtés tous, on en voyait qui avaient refusé les uns et prêté les autres, distingué entre les serments religieux et les engagements politiques ; des prêtres qui avaient rétracté leurs serments ou qu'on supposait les avoir rétractés, des prêtres d'état indéfini, des prêtres de couleur tranchée et d'autres de nuance indécise. Entre tous, à qui se fier et à quoi reconnaître le signe d'orthodoxie ? Tout était entre eux sujet de suspicion et de reproche, la façon dont ils s'étaient comportés pendant la Révolution, la façon dont ils agissaient présentement et le lieu même où ils officiaient. Les ministres rentrés excitaient parfois le peuple contre les ministres restés. Les prêtres de chapelle voyaient de mauvais œil les prêtres d'église, qui s'accommodaient de voisinages odieux, et la dispute établie au sujet de la promesse dominait maintenant tout le débat. Les ecclésiastiques soumis et leurs adhérents, les promissaires, étaient taxés de faiblesse par les insoumis, qu'ils accusaient à leur tour de sacrifier à une préférence politique le salut des âmes et l'avenir de la religion en France. Les purs répétaient que les concessions avaient tout perdu, les autres répondaient que les plus grands efforts de révolte n'as-aient abouti qu'à des catastrophes, et le pis était que ni les uns ni les autres n'avaient absolument tort. Une controverse se poursuivait entre l'école de Saint-Sulpice et les docteurs de l'intransigeance, qui manquaient de charité chrétienne. L'abbé Émery était traité par eux en apologiste de toutes les défaillances. Ses partisans le soutenaient avec conviction. Mandements et écrits contradictoires circulaient sous main et se heurtaient. La France se remplissait de schismes partiels[58]. Dans les villes, voici d'aigres colloques entre ecclésiastiques, entre laïques, où l'on argumente à force sur le plus ou moins de soumission que l'on doit au pouvoir temporel ; les femmes s'en mêlant et prouvant ce que peut l'esprit de parti sur une tète de femme[59] ; des théologiennes et des docteuresses en remontrant à leur curé ; la paix des ménages troublée, le mari inclinant à la modération, la femme intransigeante ; l'angoisse des consciences se prolongeant ; la question des acquisitions de biens ecclésiastiques toujours pendante au tribunal de la pénitence ; les incertitudes et les réticences du confessionnal ; dans les villages, de grosses rixes de femmes et d'enfants se gourmant à propos de deux curés qui se disputent l'église et se qualifient mutuellement d'intrus. Au grand silence de l'oppression succédait un bruissement de voix discordantes. Les autorités locales interviennent quelquefois dans ces querelles et se mêlent de faire entre les cultes office de juge de paix ou de gendarme. Le préfet de la Manche, pour mettre la paix dans une commune, invite les habitants à faire leur choix entre deux prêtres concurrents : Le maire ne pouvant, faute de temps, constater le nombre des sectateurs de chaque ministre, les invita à se départager en passant chacun du côté de celui qu'ils préféraient. La majorité presque générale se rangea autour du citoyen Gilette. Vingt personnes environ s'étant rangées du côté de son adversaire, il leur a été désigné en conséquence à chacun des heures différentes [pour officier]. Par ce moyen, la tranquillité publique et la liberté des cultes n'ont souffert aucune atteinte[60]. À Luzarches, comme deux partis cherchaient à s'arracher l'église, le maire s'est conduit avec prudence et, voyant qu'aucun des deux ministres n'était doué de l'esprit de paix et de conciliation nécessaire à la tranquillité d'une commune, a ordonné la clôture du temple jusqu'à ce qu'il se présente un sujet dont les intentions pacifiques, la soumission aux lois et l'attachement au gouvernement ne soient pas équivoques[61]. Bonaparte ne voulait point de ces interventions subalternes ; il fera bientôt défense aux préfets de se mêler de toutes ces discussions religieuses[62]. C'est à lui seul qu'il réservait le droit d'intervenir, à son heure et en grand. L'idée d'un large édit de réunion, d'un acte à la fois autoritaire et transactionnel qui deviendrait entre ses mains puissant moyen d'ordre, de pacification et de gouvernement, s'établissait certainement dans sa pensée. Mais les temps n'étaient pas mûrs. D'ailleurs, pour fondre toutes les nuances du catholicisme français et les réduire à l'unité, il avait besoin de s'adjoindre un concours à la fois immatériel et décisif. Cette grande alliance, il l'irait tout à l'heure chercher en Italie, au delà des monts, en même temps que la victoire confirmative de son pouvoir matériel. En attendant, comme il veut contrarier le moins possible le vœu de la majorité, comme il entend se rallier les catholiques urbains et l'immensité des campagnes, il rend au culte traditionnel une certaine liberté de fait. Il tire le catholicisme d'un état intolérable d'oppression et de torture, mais ne permet pas encore son ascension à la liberté complète, à la pleine lumière. 11 tient le catholicisme dans les limbes. Sa politique est de laisser fléchir les lois de persécution qu'il se garde encore d'abroger par ménagement pour les révolutionnaires. En matière de cultes, entre la première période du Consulat et l'époque précédente, la différence est moins dans la législation que dans la façon de l'appliquer, dans la manière, dans l'intention, car le Directoire avait prétendu détruire la religion et Bonaparte voulait s'en servir. V Comme les prêtres, les émigrés rentraient, par tolérance formelle ou tacite. Le grand mouvement de retour s'annonce seulement ; néanmoins, le branle est donné. Sur toutes les routes conduisant à nos frontières, des exilés s'acheminent, allant vers la patrie qui s'entrouvre. Le nombre des rayés, c'est-à-dire des émigrés admis légalement à rétablir leur domicile en France, restait minime. Plus grand était celui des émigrés qui rentraient ou reparaissaient à la faveur de surveillances. On appelait ainsi des permis de résidence provisoire que leur décernaient le ministre de la police ou les préfets, en attendant qu'il fût statué sur leur demande en radiation. Les autorités locales accordaient aussi des radiations provisoires, sauf ratification du pouvoir central. Mais beaucoup d'émigrés rentraient simplement en fraude, sans permission ni droit, à la faveur de mille subterfuges. Dans l'Ouest, comme l'amnistie s'applique aux Chouans qui rendront leurs armes, les émigrés, lorsqu'ils ont pu atterrir quelque part, se présentent en insurgés soumis, et en remettant une paire de mauvais pistolets, obtiennent un certificat d'amnistie, qui assure à peu près leur sécurité ; dans ces temps singuliers, mieux vaut se dire rebelle d'hier que simplement banni. Pour passer les frontières terrestres, les émigrés exhibaient des passeports mensongers. Ils s'affublaient d'un nom d'emprunt, déguisaient leur qualité et leur nationalité, se disaient étrangers ; le prince de Léon s'appelait Dubois et Chateaubriand n'était plus que le citoyen Lassagne, natif de Neuchâtel en Suisse. D'autres avaient en poche, pour s'en servir à l'intérieur, des certificats de complaisance attestant comme quoi ils n'avaient jamais quitté le sol natal, encore qu'on les eût vus résider publiquement à Londres et s'y marier[63]. Cette contrebande humaine s'infiltrait par toutes les frontières. En ce temps où tant de monde vivait d'illicites profits, toute sorte d'entreprises clandestines et d'officines se montaient pour fabriquer aux émigrés un faux état civil. Les agents chargés de la surveillance négligeaient de vérifier la valeur de ces pièces ou se laissaient payer pour y croire. La vénalité des bureaux, l'énorme désordre existant se faisaient complices de l'apaisement. Une fois introduits en France, les émigrés ne se montraient pas la tète haute, l'air assuré et presque menaçant, ainsi que l'avaient fait leurs prédécesseurs dans les temps de franche réaction qui avaient précédé Fructidor. En face de Bonaparte, ils avançaient timidement, prudemment ; ils posaient un pied l'un après l'autre comme pour s'assurer de la solidité du terrain[64]. Ils s'avançaient en éclaireurs. Lorsqu'il ne leur arrivait rien de fâcheux, ils faisaient signe aux autres, restés là-bas. Peu fi peu, autour de nos frontières et dans toutes les parties de l'Europe, le bruit se propage qu'en ce pays de France où tant de fureurs ont sévi, mie douceur s'épand dans l'air : douceur d'avril, intermittente et précaire. coupée par d'aigres bises et des retours de rigueur. Malgré tout, on se risque ; si fort est l'attrait qu'exercent sur des âmes d'exilés l'espoir du sol natal et cet invincible aimant ! Les familles disjointes aspirent à se recomposer ; les maris veulent revoir leur femme, leurs enfants. On voit se renouer des liaisons que naguère l'indulgente facilité des mœurs a presque légitimées. Une pauvre femme réfugiée à Madrid supplie son amant, établi à Bordeaux, de la faire revenir : Je ne vois plus d'obstacles qui puissent s'opposer à mon empressement et à mes justes désirs. La foule immense des personnes qui étaient dans ma position — et j'ose dire dans une bien plus critique que la mienne — qui sont déjà rentrées et qui rentrent chaque jour, rappelées par leurs parents et leurs amis, me font espérer que mon retour en France sera prochain. J'ai le mal au cœur de voir chaque jour partir mes amies qui vont se réunir au sein de leurs familles. Quelle joie et quelle satisfaction ne doivent-elles pas éprouver ! Serait-il donc possible que je fusse la seule à qui une semblable consolation fût interdite ? Cependant, j'ai tout comme elles les mêmes moyens et plus encore, puisque vous m'avez écrit dernièrement vous-même que vous aviez le plus grand désir de me voir, et d'après cette assurance que n'ai-je pas à espérer du plus tendre des amis ? La seule chose qui pourrait vous retenir serait sans doute la crainte, mais j'ose croire que votre amitié saura la dissiper, et que pourriez-vous craindre sous un gouvernement aussi juste et aussi modéré ?[65] Les rentrants se glissaient dans les villes et s'y mêlaient aux sociétés royalistes. D'autres s'établissaient en bourgades rurales, où ils pourraient vivre discrètement et à peu de frais. La population, qui rappelait les prêtres, ne rappelait pas les émigrés. Parfois, leur présence inquiète les acquéreurs de leurs biens, semble un reproche muet, met en alarme tout un département[66]. Cependant, comme la plupart des nouveaux venus se faisaient humbles et petits, comme ils se contentaient de vivre, comme ils n'allaient point, à l'exemple des émigrés guerroyeurs qui les avaient précédés, s'enrôler dans les conspirations et les bandes, le peuple les plaignait plus souvent qu'il ne les redoutait, et leur présence ne causait pas aux préfets de gros embarras. Les préfets leur appliquaient de temps à autre, en cas d'imprudence ou à titre d'exemple, les sévérités de la loi. En général, ils souffraient leur présence ; ils toléraient ce qu'ils ne pouvaient empêcher, car le gouvernement, en démentant sa réputation d'humanité et de justice, eût perdu sa raison d'être. Ou voit qu'en matières très importantes, les premiers temps de l'administration préfectorale se caractérisent moins par l'application de lois fortes que par le relâchement des anciennes rigueurs. C'est une période de détente et de tâtonnements plus que d'autorité. La force de ce régime est toute dans le prestige incomparable de son chef ; voilà le lien qui en unit les parties mal rassemblées. Les documents prouvent combien Bonaparte matériellement est encore peu maître de la France. Par le rayonnement de sa renommée militaire, par le caractère réparateur de s premiers actes, il détient l'imagination des Français. Il est leur espoir, leur recours ; vers lui monte une aspiration continue, sortant des profondeurs de la nation. Les habiles et les raisonneurs cloutent encore ; les simples croient. C'est le phénomène de ce temps que les hommes dont la profession ou métier paraissent s'éloigner le plus des spéculations politiques[67], ceux qui d'ordinaire ignorent à peu près le nom des gouvernants, s'occupent de ce prodigieux Bonaparte et se persuadent que par lui tout ira mieux. Dans les villes, le petit bourgeois égalitaire et l'ouvrier démocrate s'enthousiasment pour celui qui leur promet une république régénérée et glorieuse. La majeure partie des campagnes avait pris en horreur le mot de république parce qu'il était devenu synonyme de persécution religieuse. À la fin du Directoire, elle tournait au royalisme ; tous les administrateurs le constataient amèrement, mais quelques-uns, plus perspicaces que les autres, comprenaient que la multitude ne demandait le Roi que pour ravoir la Croix : Ceux d'entre eux qui soupirent après le retour de l'ancien régime désirent encore moins un roi que de retrouver des prêtres, des processions et des cloches, constatait le commissaire du Loiret. Celui du Tarn écrivait : Beaucoup de gens tendent à la royauté par horreur de l'irréligion républicaine, et signalant l'état d'esprit de la population agricole, il ajoutait : De là sa tendance irréfléchie vers la royauté qu'elle n'aime ni ne désire sincèrement. Le commissaire du Nord écrivait crûment : Plus je parcours le département, plus j'aperçois que l'esprit public est subordonné aux préjugés religieux. Rendez les prêtres, les crucifix, les cloches, les dimanches et surtout ceux qui vivent de ces mômeries, et tout le monde criera : Vive la République ![68] Les croix, les prêtres, les autels, les églises, voilà précisément ce que Bonaparte commence à rendre aux campagnes, et c'est pourquoi elles accepteront sa république. Dans quelques districts, les paysans lui en veulent de ne leur avoir pas restitué la totale liberté du culte, qu'il avait paru leur promettre, et l'appellent un trompeur[69]. Dans d'autres, comme l'église est ouverte, comme on n'entend plus parler de révolutions et de déchirements, on voit en lui l'être suscité par la Providence pour finir les maux du pays. Dans le Loiret, le bonhomme Lamesin, marchand de bois à Neuville-aux-Bois, qui a imaginé de tenir un fruste journal de ses impressions, écrit : Présentement, il gouverne la France paisiblement et fait justice à qui il appartient. Il relève la foi catholique, il fait rouvrir les églises dans toute la France ; c'est un homme de Dieu[70]. Ailleurs, on attend de lui la justice qui n'existe pas encore dans les lois. Les paysans d'Alsace, que la Terreur avait fait fuir par milliers sur la rive droite du Rhin, rentrent maintenant sans permission, retournent au foyer, veulent revoir le clocher : Lorsque la gendarmerie les arrête, ils invoquent la justice et la loyauté du gouvernement actuel ; des femmes, des enfants, des vieillards sont avec eux et déclarent qu'on pourra les faire fusiller, mais non les forcer à quitter de nouveau la France : qu'on nous conduise au grand Bonaparte, disent quelques-uns, il verra que nous sommes de bons citoyens[71]. Dans beaucoup de départements, tous ceux qui souffrent croient que son génie omniscient connaît les besoins de chacun et voudra y pourvoir. Dans le Gers, les femmes de la campagne auxquelles on avait confié les enfants assistés avaient menacé de rapporter ces petits malheureux fila commission des hospices, parce qu'elles ne recevaient pas un sou pour les nourrir ; elles renonçaient à ce projet, patientaient encore par foi en Bonaparte : La plupart disaient : Bonaparte connaît nos besoins ; il nous fera payer[72]. |
[1] Archives nationales, AB, XIX, 348.
[2] Texte publié par M. Dejean dans son étude sur Beugnot préfet du Consulat, Revue de Paris du 1er décembre 1905.
[3] Celui de la Manche était accusé d'avoir présidé un banquet à Coutances entouré d'hommes et de femmes marquants de l'ancien régime, d'émigrés de 1791 rentrés, amnistiés, et de pas un seul plébéien ; sollicitant de transporter son domicile à Coutances, parce qu'il ne trouve pas aussi bonne compagnie à Saint-Lô, où il n'y a effectivement que des patriotes. Bulletins départementaux, thermidor an VIII. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[4] Rapport du 21 vendémiaire an VIII. Tous les rapports de commissaires et de préfets que nous citons dans ce chapitre sont tirés, sauf ceux qui font l'objet d'une référence spéciale, de la série FIC, III, aux Archives nationales. Nous indiquons seulement la date des rapports et le n° du carton.
[5] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4657.
[6] Voyez un rapport du préfet de l'Yonne, 12 messidor, FIC, III, 7.
[7] Le Maréchal Moncey, par le duc DE CONEGLIANO, p. 107.
[8] Le Maréchal Moncey, par le duc DE CONEGLIANO. Lettre de Moncey, 28 nivôse an VIII, p. 110.
[9] Le Maréchal Moncey, p. 109-111.
[10] Le Maréchal Moncey, p. 114.
[11] Description physique et politique du département du Rhône, par le citoyen VERNINAC, préfet de ce département, 1er thermidor an IX. PIC, III, 5.
[12] Le Maréchal Moncey, p. 106-107.
[13] Bulletins du commissaire général de police de Lyon, ventôse et prairial. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[14] Le commissaire du gouvernement, 7 vendémiaire. FIC, III, 6.
[15] Bulletins départementaux, vendémiaire an VIII. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[16] Rapport du 20 nivôse an X revenant sur l'état antérieur. FIC, III, 6.
[17] Lettre du 11 floréal. FIC, III, 5.
[18] Vaucluse, rapport pour germinal an VIII. FIC, III, 5.
[19] Bulletins départementaux, 25 ventôse. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[20] Rapport du préfet, 14 floréal. FIC, III, 5.
[21] Rapport du 25 thermidor. FIC, III, 5.
[22] Mémoires inédits de Puyvert.
[23] Thibaudeau au premier Consul, 15 frimaire au XII. Il cite notamment ces faits : On se faisait payer pour porter un contribuable riche sur l'état de cotes irrécouvrables ou pour l'omettre au rôle ; on trafiquait des certificats d'indigence. FIC, III, 7.
[24] Rapport du 19 nivôse an IX. FIC, 7.
[25] Le préfet de l'Aveyron, 3 floréal. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[26] Le préfet du Gard, 7 prairial. Fonds cité à la page précédente. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[27] Bulletins départementaux, 21, 23 et 24 ventôse. Bibliothèque nationale, fonds français, 11361.
[28] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4680.
[29] Archives de la guerre, Correspondance générale.
[30] Rapport du 3 germinal an IX revenant sur la situation de l'année précédente. FIC, III, 8.
[31] Rapport du commissaire du gouvernement, 3 pluviôse. FIC, III, 7.
[32] Lettre du préfet, 9 floréal an VIII. FIC, III, 7.
[33] Lettre du préfet, 9 floréal an VIII. FIC, III, 7.
[34] Le préfet des Landes au ministre, 17 germinal an VIII. FIC, III, 7.
[35] Rapport au 17 prairial. FIC, III, 7.
[36] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4673.
[37] Le préfet de la Vendée, 15 floréal au VIII, FIC, III, 4.
[38] Deux-Sèvres, compte rendu de la deuxième tournée, fructidor an IX. FIC, III, 5.
[39] Le préfet de la Vendée, 15 floréal an VIII, FIC, III, 4.
[40] Rapport constatant l'état du pays en germinal an VIII. FIC, III, 10.
[41] Mémoire sur la situation à l'époque du 20 fructidor an VIII. FIC, III, 10.
[42] Mémoire sur la situation à l'époque du 20 fructidor an VIII. FIC, III, 10.
[43] Rapport du préfet d'Ille-et-Vilaine, 15 nivôse an IX. FIC, III, 7.
[44] Archives du duc de Trévise.
[45] Archives nationales, AB, XIX.
[46] LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, consulat à temps et consulat à vie, p. 284, d'après les papiers Émery. — Cf. le grand ouvrage de l'abbé SICARD, L'ancien clergé de France, III, p. 506.
[47] Rapports sur la Lozère, nivôse an VIII. FIC, III, 5.
[48] Rapport du 21 brumaire an IX. FIC, III, 8.
[49] Le préfet de la Lozère, 9 fructidor. FIC, III, 5.
[50] Le département de l'Orne en 1799-1800, par DUVAL, p. 306.
[51] L'ancien clergé de France, par l'abbé SICARD, I, p. 501.
[52] Bulletin départemental, 11 prairial. Bibliothèque nationale, fonds cité.
[53] Archives de Chantilly, série Z, 14 septembre 1800.
[54]
Rapport du préfet pour germinal. FIC, III, 9.
[55] BARANTE, I, p. 50. Cf. AULARD, Histoire politique de la Révolution, p. 729.
[56] Compte rendu du 9 pluviôse an VIII. FIC, III, 6,
[57] Département du Nord, compte rendu de brumaire art VII. FIC, III, 8.
[58] Lettre d'Émery du 15 mai 1800, citée par l'abbé SICARD, III, p. 350.
[59] Lettre de l'évêque Mercy. 20 juillet 1801. Abbé SICARD, III, p, 366.
[60] Bibliothèque nationale, fonds français, 1161.
[61] Bibliothèque nationale, fonds français, 1161.
[62] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 3024.
[63] Mémorial de Norvins, II, p. 236-237.
[64] Mémoires du comte de Moré, p. 188.
[65] Documents privés, 30 juin 1800.
[66] Bulletin de l'Aisne, 22 ventôse an VIII. Bib. nat., fonds cité.
[67] Compte rendu du commissaire du gouvernement dans les Hautes-Pyrénées, nivôse an VIII. FIC, III, 6.
[68] Rapport de brumaire an VII. FIC, III.
[69] Dans le Sancerrois, l'administration écrit que le petit peuple ignorant appelle Bonaparte Bonne-attrape, parce qu'il n'a pas rétabli entièrement la religion. Ce sobriquet parait avoir couru en diverses régions. Voyez MATHIEZ, La théophilanthropie et le culte décadaire, p. 583.
[70] Cité par D. WELSCHINGER, Journal des Débats du 31 décembre 1902.
[71] Le préfet du Bas-Rhin, 21 floréal an VIII. FIC, III, 7.
[72] LALLEMAND, la Révolution et les Pauvres, p. 230. Rapport du 6 pluviôse an VIII.