I L'obstacle à la soumission effective de l'Ouest restait la question du désarmement. Dans la Vendée et sur les rives de la basse Loire, on devait tenir quelque compte des restrictions admises par Hédouville. A Cadoudal et à Frotté, le Consul prétend imposer des conditions autrement nettes et dicter impérieusement la loi ; il veut que la remise des armes soit immédiate et totale. C'est à quoi les deux chefs ne paraissent nullement disposés à consentir. D'autre part, parmi les chefs qui ont renoncé aux hostilités, il en est un au moins, Bourmont, qui équivoque sur les termes de sa soumission et tâche d'éluder tout désarmement. Il n'a pas rendu de fusils ; il avait des canons, il les a cachés ; c'est trahir une arrière-pensée et tenir sourdement en échec le pouvoir pacificateur. Devant ces ténacités factieuses, le système de Bonaparte est toujours de faire des exemples individuels et de les faire terribles, tandis flue, se retournant vers les masses, il pardonne largement et rallie. Donc, il ordonne de poursuivre à outrance la guerre contre Georges clans le Morbihan, contre Frotté dans l'Orne et au besoin contre Bourmont clans le Maine. Parmi ces chefs qui résistent ouvertement ou qui rusent, il voudrait en prendre un et le tuer, pour l'effet à produire. Tout au moins entend-il qu'avant d'admettre les derniers rebelles à poser les armes, on les batte, on leur inflige une sanglante leçon ; qu'il y ait fait de guerre et victoire. Le débris d'insurrection qui subsiste encore, il veut le fracasser, avec un bruit de destruction qui se répercute en France et hors de France. Brune entamait le Morbihan ; il avait fini par rassembler quinze ou vingt mille hommes et s'avançait à leur tête. A Paris, Bonaparte haletait d'impatience : J'attends avec bien de l'intérêt, écrivait-il à Brune[1], le moment où vous serez débarrassé de ce malotru de Georges. Point de ménagement pour ce brigand. Une forte colonne républicaine sortit de Vannes et marcha sur Grandchamp, où Georges passait pour avoir établi son quartier général. A Grandchamp, on ne trouva personne, mais un parti de Chouans surgit derrière la colonne et attaqua l'un de ses convois. Les soldats d'escorte se jetèrent dans une masure et y tinrent jusqu'au soir, en héros, à trente-trois contre cinq ou six cents ; ils furent enfin délivrés. La colonne avait rebroussé chemin et trouva l'ennemi posté en force sur les hauteurs de Plaudren ; les pentes, les ravins s'allumèrent d'un grand feu de tirailleurs ; on se battit tout le jour avec acharnement ; les Chouans essayèrent un mouvement tournant et furent repoussés ; on les débusqua ensuite des hauteurs. Avec un grand courage, leurs chefs se reformèrent en ligne et essayèrent de rallier leurs gens ; tous furent à la fin battus et culbutés. Cette chaude affaire ne décidait cependant de rien, car les troupes républicaines rentrèrent à Vannes pour reprendre haleine[2]. Mais d'autres colonnes se glissaient le long de la côte et séparaient Georges de la mer et de l'Anglais, c'est-à-dire de sa base de ravitaillement. Un troisième corps s'avançait par le nord du département et dépassait Ploërmel, après un vif combat. Cadoudal et le gros de ses forces se trouvèrent resserrés dans le pays situé entre Elven, Locminé et Camors, vaste étendue de futaies et de taillis épineux. Il ouvrit des pourparlers et demanda au général en chef une entrevue. On en sortit presque d'accord et tout s'acheminait à une capitulation complète, lorsqu'une extraordinaire intervention vint se jeter à la traverse. Bourmont, resté clans le Maine au milieu de ses bandes immobilisées par la conclusion de sa paix, mais encore armées, visait à s'arroger sur les autres commandants royalistes une sorte de patronage. De Daon, il écrivit pour demander que Georges bénéficiât des mêmes conditions que la Vendée ; qu'il fin associé à cette paix armée, à cette fausse paix dont les chefs du parti avaient tout intérêt à faire la loi commune de l'Ouest ; il menaçait, si l'on n'obtempérait pas à cette exigence, de reprendre lui-même les hostilités. Le plus étonnant était qu'Hédouville appuyait dans une certaine mesure son audacieuse prétention. Brune, engagé clans le Morbihan, ne savait plus que faire ; une lettre de Bonaparte le tira d'embarras : Que devez-vous donc faire : immédiatement après la réception du présent ordre, demander à Georges que sous vingt-quatre heures il vous livre ses canons et vingt mille fusils ; s'il le fait, il ne restera plus qu'à parcourir le pays, à s'informer de ses principaux lieutenants, à exiger que lui, Georges, vienne à Paris, et que ses principaux lieutenants se rendent dans différentes villes de la République, où on leur fera toucher des pensions pour vivre... Si, par la réponse à la sommation que vous lui ferez, Georges au contraire cherche à gagner du temps, déclarez-lui que, n'ayant pas posé les armes, n'ayant pas rendu ses canons, vous le regardez comme l'agent de l'Angleterre et ayant faussé sa parole ; faites alors marcher vos colonnes, déployez vos forces, et souvenez-vous que les républiques naissantes ne gagnent rien à traiter avec des rebelles ; qu'il faut être généreux envers les peuples, mais après avoir été sévère envers les rebelles qui conservent des intelligences avec les ennemis de leur patrie [3]. Ainsi, qu'on s'assure des garanties réelles ; sinon, il faut faire parler le canon et le faire parler très haut. C'est au fond ce que Bonaparte préférerait : Il fallait une journée vigoureuse, reprend-il[4]. L'affaire de Grandchamp n'a pas été assez décisive. Il fallait qu'au moment de pacifier, il ne restât aucun fort rassemblement, et que le peuple du Morbihan eût reçu une leçon qui l'empêchât de remuer une autre fois. Le 25, il insiste : J'attends votre premier courrier ; il m'apportera la nouvelle de cinq à six combats l'un sur l'autre qui finiront la guerre de l'Ouest et retentiront dans l'Europe[5]. Georges fut immédiatement sommé. Il se sentait étreint par des forces supérieures. D'autre part, il ne plaisait guère à ce royaliste rural de devoir des conditions meilleures à l'émigré Bourmont, à ce collègue qui se donnait vis-à-vis de lui des airs de supériorité. Il aima mieux tout abandonner provisoirement, capituler aux mains des républicains, quitte à se reprendre ensuite si l'avenir le lui permettait. Il admit toutes les exigences, livra ses canons, livra un certain nombre de fusils, promit le reste et se rendit au quartier général, acceptant d'être conduit à Paris. Au fond, il n'était pas fâché d'aller voir de ses yeux ce qu'étaient le gouvernement nouveau qui s'érigeait à Paris et ce fameux Bonaparte. Le général Brune reçut sa soumission. Le Morbihan commença ainsi de se pacifier, mais à petit bruit et sans le tonnant fait de guerre que Bonaparte avait souhaité. Bonaparte s'est déjà retourné contre Bourmont et songe à faire porter sur lui l'exemple : Bourmont nous joue, écrit-il à Hédouville le 24[6], il n'a rendu ni ses canons ni ses armes... Faites connaitre à Bourmont qu'il ait à rendre ses canons vingt-quatre heures après votre sommation à cet effet, et trois mille fusils trois jours après. Sur la réponse négative, mettez-vous à la tête de vos troupes et ne quittez vos bottes que lorsque vous l'aurez détruit. Voyant fondre sur lui l'orage, Bourmont ne cherche plus qu'à esquiver le coup. Devenu subitement souple et glissant, il se dérobe, écrit à Hédouville qu'ayant dissous ses bandes et renvoyé ses hommes, il n'est plus en pouvoir d'opérer le désarmement ; le gouvernement n'a qu'à se charger de cette besogne, s'il la juge nécessaire. Quant à lui. il n'est plus qu'un particulier soumis ; comme tel, il se présente aux portes d'Angers, se remet à Hédouville, sachant qu'à se livrer en de telles mains il n'a rien à craindre, et obtient des passeports pour se rendre à Paris[7]. Bien que l'exemple fût manqué, Bonaparte prit son parti de ce dénouement. II fit savoir qu'il verrait volontiers Bourmont et qu'il accueillerait également Cadoudal, afin de juger le parti à tirer de l'un et de l'autre. Vis-à-vis de ses adversaires, il n'admettait d'autre alternative que de les supprimer ou de les capter et de les utiliser. Dans l'Orne, Frotté restait en armes. De tous les chefs, c'était le seul qui n'eût encore proféré aucune parole de paix et celui qui avait le plus haineusement mené la guerre. Contre cet obstiné partisan, Bonaparte désormais s'acharne. Il veut à tout prix avoir cet homme, l'avoir mort ou vif et plutôt mort que vif. Il veut que dans l'Orne, sur ce théâtre plus rapproché de Paris, il y ait anéantissement radical des rebelles et que là soit frappé le grand coup de clôture. Il a disposé les choses de façon à conduire de Paris les opérations, directement et personnellement ; c'est lui-même qui organise la poursuite, la battue, la chasse générale[8]. L'Orne faisait partie de la 14e division militaire, qui avait son siège à Caen et pour chef le général Gardanne. Cette division venait d'être distraite du grand commandement de l'Ouest et rattachée à la 17e, c'est-à-dire au gouvernement de Paris, confié toujours à Lefebvre, qui n'était lui-même que la main de Bonaparte[9]. Sur les lieux mômes, le général de brigade Guidal commandait la subdivision de l'Orne ; le général de brigade Chambarlhac commandait la force mobile envoyée dans le département pour activer la poursuite, les 3.000 hommes qui s'avançaient de Paris à marches forcées. Ces deux généraux relevaient de Gardanne, mais correspondaient en même temps avec l'état-major de Paris ; Chambarlhac ne se privait pas d'écrire directement au premier Consul. Leurs rapports, plus ou moins arrangés, étaient aussitôt communiqués aux journaux de Paris, afin que le publie suivît la progression dans le succès. A chaque instant, Bonaparte dépêchait des aides de camp, des officiers messagers, aux généraux placés en sous-ordre, sans préjudice des instructions que ceux-ci recevaient de leurs supérieurs directs. Ce croisement d'ordres, cet enchevêtrement produisait parfois quelque confusion, des mouvements contradictoires. Ainsi s'explique qu'une sorte d'obscurité plane sur la phase suprême des opérations, sur le draine qui a donné lieu à des controverses passionnées. Cependant, à préciser la corrélation des dates, à pénétrer le sens intime des divers ordres et leurs nuances, à observer leur réaction sur les événements, la péripétie filiale se démêle, se dessine ; on la suit au travers de ténèbres qui paraissent s'épaissir jusqu'au moment où perce une rougeur sinistre. II Le 22 pluviôse-11 février, Bonaparte expédie à Gardanne, par un aide de camp, des instructions décisives. Plus d'atermoiements ni de ménagements ; il faut que Frotté et ses principaux lieutenants soient saisis d'autorité ou tués, afin que, prisonniers ou morts, ils attestent l'écrasement de leur parti. D'où ces ordres homicides : Je vous envoie, citoyen général, un de mes aides de camp pour rester auprès de vous et m'apporter la nouvelle de la prise ou de la mort de Frotté. Il faut que cela finisse... Que pluviôse ne se passe pas sans que vous m'annonciez la fin de cette guerre. Ce n'est pas le cas de faire aucun accommodement avec Frotté... Tachez d'avoir eu vos mains le baron de Commarque, commandant la 1re division (royaliste) ; le chevalier de Monceaux, commandant la 2e division ; le nommé Lavi-Dubois, commandant la '2e division ; d'Hauteville, Memecourt dit Fortunat, Picot, Rués, Hugon, Des Essarts. Mettez des colonnes à la poursuite de tous ces brigands. Vous pouvez promettre mille louis à ceux qui tueront ou prendront Frotté, et cent pour chacun des individus ci-dessus dénommés. Il faut qu'au plus tard au 10 ventôse aucun de ces hommes n'existe plus[10]. Jusqu'au commencement de pluviôse, Frotté avait tenu les campagnes de l'Ortie sous sa domination errante. Lui et ses lieutenants passaient de forêt en forêt, s'établissaient ça et là dans des châteaux abandonnés ou complices. Ses bandes surgissant des bois, dévalant des raides coteaux, se coulant par les chemins creux, avaient continuellement porté des coups : envahi le bourg dit Sap et fait là un massacre de patriotes ; soutenu aux forges de Cossé un rude combat ; à l'extrême nord du département, poussé une pointe sur Vimoutiers et battu des gardes nationales. Sur la lisière d'Eure-et-Loir, elles avaient surpris et rançonné Bellême ; là c'était la légion du Perche qui avait opéré, avec 500 hommes de troupes réglées, poilant un uniforme. Alençon ne se sentait pas en sûreté, menacé par les bois qui l'environnaient et que l'on disait fourmillants d'insurgés. Les villes se partageaient, les partis s'y menaçaient, et jusqu'aux enfants jouant dans les rues se divisaient en deux bandes, dont l'une criait : Vive le Roi ! et l'autre : Vive la République ! Vive Bonaparte ![11] Sur ces populations normandes, placides par tempérament, mais sorties de leur naturel et échauffées par une atmosphère de guerre civile, Frotté exerçait l'ascendant du plus fort. L'arrivée de Chambarlhac avec ses deux demi-brigades changea la face des choses. Il nettoya la lisière méridionale du département, anéantit la légion du Perche, dégagea Alençon et se porta jusqu'à Domfront. Guidal fit une grande battue dans la forêt d'Écouves, par des chemins affreux[12], et atteignit plusieurs partis de rebelles. Le baron de Commarque faillit être pris au château de Chaux. Frotté se trouva relégué dans le bout du département. Derrière lui, la retraite, l'issue se fermait, car la partie inférieure de la Manche achevait de se pacifier. Devant lui, les colonnes républicaines débusquaient les Chouans de leurs retraites successives, rétrécissaient le cercle. Encore un effort, un dernier effort, et ce sera le moment où la bête forcée s'épuise et succombe, le triomphe de la meute, l'hallali : Frotté est aux abois, lisons-nous alors dans la correspondance consulaire[13]. Il s'était gîté aux environs de Bagnoles, pays accidenté, couvert, boisé, pays de rochers et de vipères. Autour de lui, quelques fidèles se pelotonnaient encore ; des bandes maintenaient leurs positions, mais beaucoup de courages faiblissaient ; les Chouans venaient par groupes se rendre aux républicains. Frotté savait de plus que tous les chefs de l'Ouest avaient fait leur soumission l'un après l'autre, que lui restait seul, isolé, le dernier[14]. Dans ce grand délaissement, il se raidissait encore contre tant d'épreuves. Au cours de cinq ans de guerre, dans ce duel continu avec la mort, son t'ne s'était épurée, fortifiée. Après les égarements d'une jeunesse tourmentée, il était revenu à Dieu, à des sentiments chrétiens, sans cesser d'appartenir au Roi. Ses lettres d'alors respirent une conviction inébranlable, une mélancolie fière. A bout de ressources et hors d'état de prolonger la lutte, il se résignait, mais ne s'abandonnait point. Sans vouloir se rendre, il ne désespérait pas de traiter, s'attendait à des conditions très dures, mais n'admettait pas qu'on lui imposât l'humiliation de désarmer lui-même ses hommes, de leur arracher les fusils dont ils s'étaient vaillamment servis ; plutôt mourir ! Jamais l'ordre de rendre les armes ne sortira de ma bouche ni de ma plume, écrivait-il à Commarque[15]. En même temps, habitué à une guerre d'embûches, vivant au milieu de paysans tenaces et matois, il s'était fait une conscience pareille à la leur ; il se jugeait en droit de ruser avec l'ennemi et de le tromper. Si les républicains prétendaient opérer eux-mêmes le désarmement, il ne s'y opposerait pas en apparence, mais tacherait de le rendre illusoire ; il ferait en sorte que beaucoup de fusils fussent cachés, enfouis, et qu'on se gardât pour l'avenir cette réserve de guerre civile. Les royalistes de sa trempe, comme les puissances de l'Europe, n'admettaient pas qu'une paix avec la Révolution, avec Bonaparte, fût autre chose qu'une trêve précaire, une paix menteuse. Ils mettaient leur honneur à ne jamais traiter franchement. La première idée de Frotté fut de se rattacher et comme de se raccrocher à cette lointaine paix de Vendée qui laissait à toute une partie des insurgés le droit de conserver leurs armes, c'est-à-dire l'honneur et l'espoir. Il écrivit en ce sens une lettre à Hédouville, établi toujours à Angers, et la lui fit passer à travers l'épaisseur de la Bretagne[16]. Hédouville, dépourvu d'autorité dans les districts normands, ne pouvait que se récuser ; il renvoya Frotté à traiter avec les généraux qui guerroyaient contre ses bandes[17]. Frotté s'y essayait déjà Il avait donné ordre à ses officiers de suspendre les hostilités et avait informé de cette décision les généraux républicains. Il avait fait passer à Caen, auprès de l'état-major, quelques paroles de paix. Il tâta Chambarlhac. Le 20 pluviôse, de Domfront, Chambarlhac rendait compte de cette démarche au premier Consul : Je dépêche, citoyen Consul, mon aide de camp pour porter au général Lefebvre une lettre qui m'a été adressée par le baron de Commarque faisant (sic) pour M. Frotté ; elle porte des paroles de paix. J'attends vos ordres ainsi que ceux du général en chef qui vous en fera part. Je saisis cette occasion pour me rappeler au souvenir de votre estime et amitié. Salut et respect. — CHAMBARLHAC[18]. La réponse de Bonaparte nous est connue par l'allusion
qu'il y fit dans deux lettres à Hédouville et à Brune : 24 pluviôse : Frotté a demandé à se soumettre.... Frotté demande à cor et à cri à traiter. Ma seule réponse a
été qu'il eût à se rendre à discrétion ; on le poursuit[19]. Provisoirement et sans rien préjuger, Chambarlhac avait fait savoir à Frotté qu'il eût à se constituer captif ; alors il intercéderait pour lui[20]. Chambarlhac voulait moins tuer Frotté que de l'avoir prisonnier, afin de le ramener avec lui à Paris et de se parer de cette capture. Frotté s'était adressé de même au général Guidal, qui exerçait dans l'Orne le commandement territorial. C'était un vilain homme que ce Guidal, mari d'une femme perdue, affamé d'argent et quêteur de louis[21]. Vers la fin de l'année précédente, à l'heure où la partie semblait belle pour les Chouans, il avait eu envers eux des ménagements suspects. Récemment, dans l'affaire de Bellême, son incurie avait frisé la trahison ; il avait fallu un dur rappel de Bonaparte pour le ramener à la ligne du devoir. Entre Frotté et lui, des rapports indirects, des demi-contacts avaient certainement existé[22]. A raison de ce passé, Frotté espérait trouver auprès de lui des facilités et des complaisances spéciales. Cette fois, avant de rien écouter, Guidal jugea bon d'en référer à son supérieur direct, le général commandant la 14e division militaire à Caen. Il se passa alors un fait qu'aucun auteur n'a remarqué et qui ne fut pas sans influence sur la suite des événements. Le général Gardanne, commandant la division, s'était absenté de Caen pour conduire une colonne en Ille-et-Vilaine. Les ordres à lui expédiés par le premier Consul le 22 pluviôse, ceux que nous avons cités, ceux qui interdisaient tout accommodement avec Frotté, ne l'avaient pas trouvé à Caen et le cherchaient plus loin. En partant, il avait laissé l'intérim du commandement territorial au général Avril. Ce fut ce dernier qui ouvrit le message interrogatif de Guidal. Ignorant la rigueur des intentions consulaires, il autorisa Guidal à négocier et à recevoir la soumission de Frotté sans faire du désarmement préalable une condition expresse. Ainsi couvert, Guidal crut pouvoir accueillir les émissaires de Frotté. L'un d'eux, Du Verdun, vint à Alençon ; des pourparlers s'engagèrent. Toutefois, Guidal tint à faire connaître la situation à Paris et le 25 pluviôse dépêcha un courrier au cabinet militaire du premier Consul. Ce courrier tomba dans Paris le 25 au matin. De son côté, Lefebvre prévenu avait rédigé un rapport. Il y annonçait avoir donné l'ordre d'accélérer la poursuite, mais indiquait en même temps les avantages qui pourraient résulter d'une capitulation accordée au rebelle, d'un arrangement in extremis, si on réussissait à lui imposer les conditions suivantes : Remettre sur-le-champ dix mille fusils, faire déposer ou remettre les armes à tous les chefs sous ses ordres, venir se constituer en surveillance dans le département de Seine-et-Oise[23]. En somme, Lefebvre posait la question entre les rigueurs extrêmes et une capitulation avantageuse à la République ; c'était au premier Consul à statuer sur cette alternative. Bonaparte ne balança pas un moment. D'urgence, dans la
même matinée, il dicta pour Guidal la lettre suivante, à l'effet de dissiper
tout malentendu : Le général Gardanne —
Bonaparte croyait que l'autorisation de négocier avait été donnée par
Gardanne non encore prévenu, alors qu'elle émanait d'Avril — le général Gardanne ignorait les intentions du
gouvernement lorsqu'il vous écrivait de recevoir Frotté sans qu'au préalable
le désarmement complet de ses bandes eût eu lieu. Le premier Consul m'ordonne
de vous mander de mettre de bons espions en campagne, et de marcher sur le
lieu où Frotté et ses principaux officiers pourraient se réfugier, à moins
que ce chef de rebelles ne consente au désarmement absolu de ses bandes. Il
faut être bien aveugle pour ne pas sentir que le peuple abandonne ces
brigands à leur impuissante rage... Confiez
une colonne au brave Jaume, votre aide de camp ; mettez-vous à la tête de
l'autre ; le général Chambarlhac fera également marcher la sienne, et vous
serez bientôt défait de Frotté. Qu'il se rende à discrétion ; il peut alors
compter sur la générosité du gouvernement qui veut oublier le passé et
rallier tous les Français, tuais qui ne consentira jamais à être la dupe de
quelques rebelles....[24] Cette lettre donne la mesure des intentions définitives de Bonaparte. Impérieusement, il interdit toute discussion, tout ce qui pourrait ressembler à un accord débattu et conclu de gré à gré. Toutefois, comme la question des armes, enfermant l'avenir de la situation dans l'Ouest, prime pour lui toutes les autres, il estime que la certitude d'avoir les fusils vaut bien qu'on renonce à forcer Frotté dans son repaire et à le saisir de haute lutte. On pourra donc lui signifier que, s'il livre les armes et se rend à discrétion, la générosité du vainqueur ne lui fera pas défaut. Dans ce cas, dans cet unique cas, ce sera pour lui la vie sauve ; en toute autre hypothèse, la poursuite à outrance et la mort. Bonaparte prit soin (l'assurer par lui-même l'expédition
instantanée de ses ordres. Un officier de la garde à cheval se tenait en
permanence au Luxembourg ; le pli lui fut remis, avec ce billet du Consul : Le citoyen (nom en blanc) de la garde à cheval des Consuls partira sur-le-champ à
franc étrier pour Alençon. Il remettra au général de brigade Guidal la dépêche
ci-jointe[25]. Il restera le moins possible à Alençon, s'y informera de
l'état de la guerre contre les Chouans, en rapportera un état de situation de
nos forces dans le département de l'Orne et une note sur l'esprit qui anime
les chefs militaires. L'officier sauta en selle et se lança sur la
route de Normandie. Les pourparlers auxquels Guidal se croyait autorisé continuaient dans Alençon. Après Du Verdun, Commarque et Hugon s'étaient présentés de la part de Frotté. Le général Chambarlhac, qui s'était reporté sur Alençon, participait aux colloques ; il se montrait très dur, mais le ton, le langage de Guidal, des avis clandestins émanés de lui et peut-être aussi de certains subordonnés, laissaient espérer quelque ménagement[26]. Il fut arrêté que, pour tout terminer, Frotté viendrait en personne ; il viendrait dans la nuit du lendemain, dans la nuit du 26 au 27 ; un sauf-conduit en bonne forme lui fut expédié. Ses émissaires à rejoindraient et reviendraient avec lui. Chambarlhac expédia aussitôt à Paris pour aviser de ce résultat ; à Paris, on l'interpréta comme une soumission absolue, comme une reddition sans débat ni réserve ; la note suivante fut insérée au Moniteur du 27 : Le général Chambarlhac, qui se trouve dans ce moment à Alençon, mande que Frotté, Commargue (sic) et plusieurs autres doivent s'y rendre dans la nuit du 26 au 27. On ne doute pas qu'ils ne soient disposés à se soumettre à toutes les conditions qui leur seront imposées. Cette façon de publier la venue de Frotté au chef-lieu prouve bien que le Consul n'avait pas l'intention de l'y attirer insidieusement et de le faire tomber dans un guet-apens. Le courrier de Chambarlhac annonçant l'arrivée imminente de Frotté se croisa vraisemblablement en route avec l'officier qui apportait l'ordre de ne point le recevoir à moins de désarmement préalable. Cet officier, après avoir galopé à franc étrier sur les chemins de l'Eure et, de l'Orne, à travers les bourgades occupées militairement, a travers les villages hostiles, atteignit Alençon le 26. Dans le message dont il était porteur, Guidal lut l'ordre de ne plus traiter avec Frotté, de lui courir sus et de l'appréhender, à moins qu'il ne livrât les armes et ne se rendit à discrétion. De son côté, Gardanne rentré à Caen et enfin prévenu ordonnait de le saisir mort ou vif[27]. Guidal se sentait suspect à raison de sa conduite passée ; pour se réhabiliter dans la confiance du Consul, il était homme à ne pas reculer devant un crime. Dans quelques heures, Frotté allait arriver : il arrivait, à la vérité, protégé par son sauf-conduit, c'est-à-dire, pour tout homme d'honneur, inviolable et sacré ; niais enfin cette proie si ardemment convoitée, si longtemps chassée, on allait pour un instant la toucher, la tenir ; après l'avoir eue dans la main, la laisserait-on échapper ? Guidal se sentit alléché au crime par la facilité de le commettre. Chambarlhac, qui ne voulait rentrer à Paris qu'en ramenant Frotté prisonnier, fut nécessairement mis au courant. Les deux hommes s'interrogèrent, se consultèrent, et l'échange de leurs réflexions allait les conduire à un acte abominable. Ils avaient pouvoir de recevoir Frotté à merci et non de le recevoir à composition. Frotté cependant venait négocier et non se livrer ; ils le laissèrent venir. III Avant l'aube, à quatre heures, Frotté avait quitté sa retraite des environs de Bagnoles. Il cheminait dans le jour gris (l'un matin d'hiver. Une tristesse amère lui dévorait le cœur ; tant d'efforts vaillants, tant de vies humaines sacrifiées, et pour aboutir à une lamentable capitulation. Que deviendraient ces pays normands où tant de dévouements s'étaient levés à sa voix et l'avaient suivi jusqu'au bout. Le vainqueur les traiterait-il en région conquise ? Quel sort l'attendait lui-même ? Si les paroles de l'un des généraux lui laissaient entrevoir la possibilité d'un arrangement à l'amiable, ce qui faisait son espoir pouvait faire aussi sa crainte, car il connaissait Guidal et le peu de confiance que devait inspirer cet homme équivoque. Avant de partir, il avait écrit sur son genou un billet au chevalier de Bruslart, son plus intime lieutenant, son second ; ce billet a été publié sous forte de lettre vraisemblablement arrangée après coup ; on y a fait exprimer à Frotté des pressentiments par trop précis[28]. Il venait, en somme, incertain, pressé par la nécessité, plein d'angoisse, résolu à ne jamais opérer lui-même le désarmement de ses hommes, prêt à subir les autres conditions, se rattachant néanmoins au vague espoir d'obtenir quelque adoucissement et courant cette chance suprême. Il avait avec lui Du Verdun et Casimir, deux fidèles ; on rallia plus loin Hugon, Commarque et deux autres ; tous prirent la route d'Alençon. Le soir, aux approches de la ville, des fusils pointèrent sur les côtés de la route, les avant-postes républicains se montrèrent. Les sept hommes exhibèrent le sauf-conduit ; on les laissa passer. Ils entrèrent en ville et descendirent à l'hôtel de Bretagne. Dans la ville, où beaucoup de gens sympathisaient avec eux, on s'était ému de certains préparatifs militaires. Des gendarmes logés chez l'habitant avaient annoncé à leurs hôtes qu'ils découcheraient, étant commandés pour un service de nuit. Le local occupé par l'administration du département était bondé de soldats. Il parait qu'en route Frotté aurait reçut des avis l'invitant à se méfier ; il en aurait reçu un dernier à l'auberge et l'aurait négligé ; il était d'ailleurs trop tard pour reculer. Les sept Chouans prirent quelque nourriture et à dix heures du soir se rendirent à la maison occupée par Guidal, l'ancien hôtel Jupille, situé dans la rue du Cygne, cette rue principale du vieil Alençon, bordée de bâtiments à poutrelles saillantes et de constructions capricieuses. La maison était un logis normand à trois fenêtres de façade, retire au fond d'une étroite cour. Les six compagnons de Frotté furent laissés dans une pièce au rez-de-chaussée et lui-même monta chez Guidal. La conversation s'engagea ; d'abord tout se passa bien, puis un différend s'éleva ; il portait vraisemblablement sur la question des armes. Frotté fiit.il sommé de signer un ordre de désarmement et refusa-t-il de céder à cette exigence ? C'est sans doute à cet obstacle que la négociation s'aheurta. Guidal sortit alors, sous prétexte de consulter Chambarlhac[29]. Le Chouan resta seul dans la pièce, se chauffant les mains au feu qui flambait dans Filtre, sombre, pensif, abîmé dans ses réflexions. La porte s'ouvrit avec fracas : un bruit d'armes, des crosses de fusil retentissaient sur le plancher ; des habits bleus, des plumets rouges s'engouffraient dans la salle ; un officier et des soldats républicains s'élançaient sur le Chouan et le saisissaient par les bras. Lui se débat, résiste, crie l'indignité du forfait commis sur sa personne ; on le terrasse. En bas, au milieu d'un vacarme épouvantable, les six autres hommes étaient saisis en même temps. On les ligota, puis on les transporta au rez-de-chaussée de la maison départementale, on ils furent jetés pour le reste de la nuit sur de la paille et des matelas que des voisins prêtèrent par compassion. Le lendemain, un convoi fut formé, sous la direction de Chambarlhac, a destination de Paris : en tete, en queue, sur les flancs, des détachements d'infanterie ; entre eux, une diligence réquisitionnée, où l'on avait fait monter les six compagnons de Frotté ; lui-même avait été placé dans la voiture du général Chambarlhac, qui le tenait à ses côtés et ramenait sa proie. Avant de faire partir les prisonniers, on leur avait arraché leurs armes, les portefeuilles qu'ils portaient sous leurs habits, et toute cette dépouille, devançant le convoi, fut expédiée précipitamment à Paris. Le portefeuille de Frotté, ouvert à Paris, livra une lettre écrite par lui à Hugon, au cours des pourparlers, et où se lisait cette phrase : Il faut bien souscrire à tout, mais jamais au désarmement cependant ; du moins, ce ne sera jamais par mon ordre. Pour tâcher de le prévenir, faites provisoirement prendre les fusils de toutes les recrues et autres soldats peu sûrs et mettez-les en magasin[30]. Cette phrase accusatrice établissait que Frotté n'eût jamais opéré de bonne foi ou laissé s'opérer le désarmement, alors même qu'il eût paru y souscrire. Bonaparte acquit ainsi la preuve que Frotté était venu la paix sur les lèvres et la guerre dans le cœur. Instantanément, il lança l'ordre de sang qui allait entacher sa gloire. Le convoi des prisonniers avançait très lentement, par les vallonnements du Perche et ses bois encore dépouillés, sous un ciel brumeux. La première couchée se fit à Mortagne. Le lendemain, c'est-à-dire le 28, on dépassa les limites du département de l'Orne, on atteignit Verneuil, première ville de l'Eure. La vieille petite cité normande était encombrée de troupes ; dans toutes les auberges, des officiers attablés ; sur le devant des portes, dans les rues, des fantassins en tenue de campagne et des dragons verts à lourdes bottes, ceux du 5° régiment, commandé par Louis Bonaparte. Toutes ces troupes avaient été cantonnées là pour servir de réserve à la colonne Chambarlhac. Le convoi passa la nuit à Verneuil. Le lendemain, au moment de partir, Frotté entendit qu'on décommandait les chevaux. Un ordre expédié de Paris venait d'arriver et clouait tout le monde sur place. Signé par Lefebvre, dicté par Bonaparte, il prescrivait de former à Verneuil même une commission militaire et de lui faire juger les prisonniers. La commission fut formée de cinq membres et présidée par un chef de bataillon. Elle s'établit le jour même au premier étage de la maison municipale, et les prisonniers comparurent. Rebelles avérés, notoirement convaincus d'intelligences avec l'Angleterre, la loi prononçait contre eux peine de mort. Mais ils avaient été pris en violation de la foi jurée ; la parole donnée, l'honneur militaire défendaient de les mettre en jugement, et la loi doit céder où l'honneur commande. On a raconté que les juges hésitèrent à condamner et ne s'inclinèrent que devant des ordres réitérés, venus de Paris[31]. Rien n'est moins croyable ; outre que le temps eût manqué pour ces communications, les membres de la commission, quelle que fût la révolte intime de leur conscience, considérèrent sans doute qu'ils n'avaient pas à juger les circonstances de la capture, mais le fait à raison duquel les prisonniers étaient traduits devant eux. Frotté se défendait, protestait, s'indignait. D'en bas, la foule amassée entendait sa voix forte. A la fin, harassé, altéré, il demanda un verre de vin : Au Roi ! dit-il avant de boire[32]. Il fut condamné à mort, ainsi que ses six compagnons, et le jugement dut s'exécuter le jour même. On les vit passer dans la ville, enveloppés de soldats et de fusils ; liés cieux à deux, très fermes, ils marchaient militairement et s'efforçaient de garder le pas. En avant, des tambours battaient par intervalles ; quand ils se taisaient, on entendait la musique militaire qui jouait le Ça ira. Sur le passage, les fenêtres s'étaient fermées ; les maisons closes, les rues vides témoignaient d'un deuil muet. On conduisit les condamnés hors de la ville, dans un champ qui fut appelé depuis le clos Frotté ; c'est là qu'ils devaient mourir. Un seul peloton avait été formé pour faire feu sur sept hommes, et ce fut moins une exécution qu'un massacre : les condamnés poussés contre un tertre, les fusils s'abaissant, un ordre bref, un livide éclair ; puis, dans la fumée, des formes humaines encore debout, des faces d'agonie, et les autres suppliciés se tordant à terre, blessés seulement. Pour avoir leur vie, il fallut doubler, tripler les coups, et tout autour des convulsions dernières, la terre rougissait de sang, généreux sang, issu d'hommes qui eurent le suprême honneur, en ces temps bouleversés, de ne servir qu'une cause et de mourir fidèles[33]. A deux ou trois jours de là les membres de la commission utilitaire se tassaient dans la diligence de Paris, car on faisait maintenant refluer en arrière toute la force militaire poussée sur la Normandie. Dans un coin de la voiture, un jeune homme très pale, relevant de maladie, emmitouflé clans sa houppelande, se serrait frileusement. C'était l'ex-comte de Semallé, qui allait lui-même à Paris. Il entendit la conversation des officiers et raconta plus tard qu'à l'exception de deux d'entre eux, ces militaires se plaignaient de la besogne qu'on leur avait fait faire[34]. Faut-il croire qu'après l'expédition de l'ordre fatal, peu
d'heures avant la catastrophe, une scène émouvante se soit passée au
Luxembourg : des influences miséricordieuses s'exerçant, le secrétaire
Bourrienne suppliant, implorant, tourmentant le maitre, et Bonaparte se
laissant toucher, signant un de ces ordres de sursis qui étaient alors sa
façon de faire grâce ? Bourrienne, clans le récit inspiré par lui, se fait
gloire d'avoir obtenu cet ordre et s'accuse de ne l'avoir expédié que le lendemain,
c'est-à-dire trop tard, en mettant sur le compte d'un excès de fatigue cette
négligence fatale[35]. Récit
invraisemblable et datant. de la Restauration, comme tant d'autres imaginés
par ceux qui voulurent faire leur cour aux Bourbons après avoir trop servi
Bonaparte ! On sait qu'à toutes les soumissions sincères, le Consul
pardonnait spontanément et grandement ; envers quiconque s'excluait de la
réconciliation nationale et se réservait les moyens de déchirer encore la
patrie, il ne connaissait point la pitié. Les raisons pour lesquelles il
décida de faire mourir Frotté et' persista dans sa résolution, il les exprima
crûment à Brune et à Hédouville le 29, c'est-à-dire le jour même de
l'exécution : Ce misérable Frotté a préféré se faire
prendre à rendre les armes. Vous verrez dans le Moniteur les lettres
prises sur lui... Frotté a été pris avec tout
son état-major ; je m'étuis refusé à aucun traité. Dans le moment actuel, il
doit être fusillé[36]. Une autre question se pose et engage plus gravement la responsabilité du Consul. Savait-il que Frotté avait été pris en trahison et que la bonne foi du gouvernement avait été odieusement compromise ? Il le sut certainement plus tard. À Sainte-Hélène, il s'en exprima sans ambages ; il dit alors de Frotté : Frotté fut battu et livré par Guidal, auquel il s'était confié[37]. — Il fut surpris dans la maison du nommé Guidal, général commandant à Alençon, qui avait des intelligences avec lui, qui jouissait de sa confiance et qui le trahit[38]. Mais connaissait-il le fait alors qu'il émit l'arrêt de mort ? Dans quels termes l'événement d'Alençon lui avait-il été annoncé, présenté ? Quand il revit Hédouville, le Consul lui déclara nettement que dans cette affaire on l'avait trompé[39]. Des propos analogues furent recueillis par diverses personnes[40]. On crut à leur sincérité même en Normandie, dans le parti chouan, où Bruslart, après avoir posé les armes avec les dernières bandes, se donna pour mission de faire connaitre à Paris la vérité sur la fin de Frotté et de dénoncer la perfidie des hommes qui l'ont immolé[41]. Il espérait que Bonaparte, qui n'avait pas su, punirait les coupables. Mais il n'était pas dans les habitudes de Bonaparte de désavouer ceux qui l'avaient servi, fût-ce au prix d'un crime. Sur son ordre, le ministre de la guerre avait écrit des lettres de félicitations à Chambarlhac et à Guidal ; cet éloge ne fut point rétracté. Seulement, l'année suivante, par décision consulaire et pour un motif qui ne fut jamais énoncé, Guidal était mis en réforme. Onze ans plus tard, en 1812, retiré à Grasse, sa ville natale, et y vivant déconsidéré, il serait impliqué dans une affaire d'intelligences traîtresses avec la flotte anglaise et conduit pour ce fait à la Force ; délivré par Malet, ressaisi et condamné à mort en même temps que l'audacieux conspirateur, mené dans la plaine de Grenelle, il tomberait à son tour, par une tragique justice de la destinée, sous les balles du peloton d'exécution[42]. La prise de Frotté fut annoncée au public législatif par coup de théâtre. C'était le 28 pluviôse que les députés devaient statuer sur la loi départementale. Au cours de la séance, un paquet expédié du Luxembourg fut remis à Rœderer, l'un des conseillers d'État chargés de soutenir le projet. Par lettre écrite au nom du premier Consul, le secrétaire d'État invitait Rœderer à faire éclater la nouvelle ; il envoyait en même temps des preuves palpables. La communication n'avait plus à faire argument, car la Chambre venait à l'instant même de voter la loi. Rœderer néanmoins redemanda la parole. Il parait à la tribune, un rouleau de papier à la main : Au moment, dit-il, où vous venez de donner à la France une administration ferme et paternelle, vous apprendrez avec plaisir un événement qui achève de rendre aux lois de la République des départements qui s'y étaient soustraits. Le premier Consul me charge de vous annoncer la prise de Frotté et de tout son état-major. Cette capture a eu lieu dans un château du département de l'Orne. Voici une partie des effets mobiliers pris sur lui ; ce sont des croix de Saint-Louis, des fleurs de lys, des cachets aux anciennes armes de France et des poignards de fabrique anglaise[43]. Et toute l'assemblée de se lever en criant : Vive la République ! La dépouille du malheureux Frotté fut présentée, étalée ; la lettre consulaire permettait expressément que l'on fit voir aux législateurs ces raretés. Tristes débris de guerre civile, vilains trophées ! Bonaparte en avait en de trop beaux à montrer pour exhiber ceux-là. IV Il pouvait désormais s'installer aux Tuileries sans qu'on l'accusât de s'y faire le fourrier du Roi. Il irait aux Tuileries publiquement, solennellement, avec ses collègues, avec le conseil d'État et les ministres, et ce serait comme l'inauguration officielle de son pouvoir, car il n'avait figuré jusque-là dans aucune cérémonie. Le peuple, friand de spectacles, applaudirait à cette pompeuse prise de possession, mais le formalisme révolutionnaire serait respecté en tout et spécialement dans les mots ; on ne dirait pas : le château des Tuileries ; ou dirait : le palais du gouvernement. Pour bien montrer qu'il allait y glorifier la République en sa personne, Bonaparte s'avisa d'une dernière précaution et voulut se patronner d'un nom irréprochable. Washington venait de mourir ; en rendant des honneurs extraordinaires à la mémoire de ce fondateur d'un État libre, Bonaparte prouverait qu'il le choisissait pour modèle et n'ambitionnait que sa gloire pure. Par ordre, l'année française ; dut prendre le deuil : Pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et guidons de la République[44]. Au Corps législatif, un membre avait demandé que le président prononçât l'éloge du grand Américain ; le gouvernement confisqua cette idée. Il fut décidé qu'une manière d'oraison funèbre serait prononcée dans l'hôtel des Invalides, temple de Mars, où seraient déposés le même jour les drapeaux conquis par l'armée d'Égypte. Cette double cérémonie eut lieu le 20 pluviôse, avec éclat. Les abords du monument restaient en grand désordre, l'esplanade bouleversée, la première cour encombrée de statues mutilées et de débris quelconques. L'église, ouverte en son fond, laissait voir la rotonde au-dessus de laquelle s'arrondit la coupole, et la perspective en prenait plus de majesté. Des drapeaux ennemis, disposés en trophées, décoraient les piliers, et d'autres en grand nombre pendaient des voûtes. Devant les corps constitués, des militaires désignés présentèrent la dépouille des pachas et des beys, les queues de cheval flottant au bout de hampes bariolées, les drapeaux de soie illustrés d'inscriptions arabes. Au nom du gouvernement, le ministre de la guerre reçut ces trophées et les prit en dépôt. Et la scène changea subitement de caractère. Dans une espèce de chaire, un homme vêtu de noir parut ; c'était le citoyen Fontanes, littérateur fructidorisé, admis depuis peu à reparaître et délégué pour la première fois au service de l'éloquence officielle. Sur Washington et Bonaparte, il versa pompeusement les fleurs de sa rhétorique. En périodes cadencées où ronflait toute la phraséologie de l'époque, il établit entre eux une sorte de parallèle. Il montra Washington patient et calme, plus sage que hardi, établissant peu à peu sa réputation militaire et civique, et Bonaparte, génie soudain, s'élançant du premier coup aux sommets de la renommée ; l'un et l'autre dissemblables et cependant réunis par un trait commun : la volonté de fonder sur d'indestructibles bases la liberté de leur patrie. La publication du discours fut un peu retardée, afin qu'il partit le 30 pluviôse, c'est-à-dire le jour même où le premier Consul se rendrait aux Tuileries, suivi de tout son personnel. Lorsqu'il s'agit de régler l'aspect du cortège et le cérémonial, on s'aperçut que bien des choses manquaient. Les Consuls s'étaient fixé un costume, bleu foncé pour les jours ordinaires et rouge vif pour la tenue d'apparat ; les ministres seraient en velours bleu, avec broderies de soie ; les conseillers d'État seraient en bleu et or ; mais où trouver des équipages pour les voiturer convenablement ? Lefebvre proposait que tout le monde s'en allât à cheval, militairement. Bonaparte y consentit d'abord, puis recula devant l'idée par trop ridicule d'une cavalcade de ministres et de conseillers d'État[45]. Il possédait lui-même une voiture, une très belle voiture, un carrosse de gala, avec six chevaux blancs ; c'était un présent que l'Empereur lui avait fait après la paix de Campo-Formio. Les Consuls s'établiraient tous trois dans la voiture, Bonaparte et Cambacérès dans le fond, Lebrun sur le devant. Pour transporter le reste du cortège, on recourut à des loueurs de voitures, qui eurent quelque peine à se faire payer. Aux Tuileries, le château avait été tant bien que mal restauré et aménagé. Tout portait la marque d'un travail hâtif ; rien d'achevé. A l'extérieur, on distinguait encore sur les murs la trace des dégâts faits le 10 août par les boulets et les balles, des trous, des écorniflures. Une rangée de supports tout neufs, apposés contre la façade centrale, attendait des bustes, ceux des grands hommes d'autrefois, des héros et des sages. A l'intérieur, on avait repeint les murailles que les révolutionnaires avaient ignoblement barbouillées de bonnets rouges. Les salles centrales et celles de la partie nord, affectées successivement à la Convention et aux Anciens, serviraient aux réceptions d'apparat, aux audiences, aux séances consulaires et au travail du conseil d'État. Les appartements de la partie sud, ceux où Louis XVI et les siens avaient subi leur premier martyre, avaient été rétablis à peu près dans leur aspect primitif : hautes salles dorées, mobilier fastueux, archaïque décor, peintures allégoriques et vieilles tapisseries. C'était ceux-là que la famille royale avait trouvés si tristes après qu'on l'avait arrachée aux élégantes splendeurs de Versailles. Bonaparte s'y installerait au premier étage et Joséphine au rez-de-chaussée. Lebrun habiterait le pavillon de Flore. Quant à Cambacérès, prévoyant que Bonaparte ne s'accommoderait pas longtemps d'un voisinage, il avait voulu s'éviter un nouveau déménagement en s'assurant aux abords du palais une demeure particulière, un confortable et luxueux chez-soi ; il s'était fait réserver l'hôtel d'Elbeuf, situé sur la place du Carrousel. Cette place, qui formait perspective au château, restait étroite, resserrée, difforme, aboutissement et déversoir de rues horribles. Comme les Tuileries et le Louvre ne se touchaient encore que par leur partie septentrionale, par la grande galerie du bord de l'eau, un quartier s'était logé entre les deux palais ; il continuait de masquer les bâtiments du Louvre et encombrait la place de laides bâtisses, de masures, alternant avec quelques façades d'hôtels. La cour des Tuileries avait au contraire changé d'aspect. La Révolution l'avait débarrassée de ses constructions parasites. La vilaine palissade qui la séparait du Carrousel devait faire place à une belle grille avec tiges de métal à sommet doré, avec faisceaux consulaires, couronnes de laurier à la romaine et coqs gaulois aux ailes éployées. Quatre hauts socles de maçonnerie (levaient supporter les quatre chevaux de bronze verdi attribués a Phidias, robustes chefs-d'œuvre, trophées successifs venus de Grèce à Paris en passant par Constantinople et Venise[46]. Mais ce décor restait à l'état d'ébauche, et des équipes d'ouvriers se hâtaient seulement d'emporter les débris de la palissade[47]. L'entrée centrale de la cour s'ouvrait entre deux pavillons à fronton corinthien qui servaient de corps de garde ; sur l'un d'eux avait été reportée cette inscription qui figurait jadis en plein milieu de la clôture : 10 août 1792. — La royauté est abolie en France, elle ne sera jamais rétablie. Sous la Révolution, la cour avait été entièrement plantée d'arbres. On venait de dégager le centre, en réservant seulement aux deux extrémités des bouquets d'arbres, disposés en quinconce. Dans le milieu même, dans la partie dénudée, on avait également respecté deux longs et minces peupliers, parce qu'ils avaient été plantés là comme arbres de la Liberté[48]. Ils se dressaient isolés au centre d'un vaste espace plane, sablé, propre aux évolutions militaires. Au fond de cette aire majestueuse, le château démasqué élevait ses bâtiments en terrasse, ses pavillons symétriques, l'alignement de ses pilastres, et se déployait dans sa froide ordonnance. Le 29 pluviôse, dans le jardin des Tuileries, Murat, commandant la garde des Consuls, passa en revue cette troupe qui devait orner la cérémonie du lendemain. Composée d'abord des grenadiers du Directoire et des Conseils, Bonaparte l'avait entièrement réorganisée, militarisée, épurée à la fois et renforcée ; il l'avait débarrassée de ses éléments douteux, accrue de vrais soldats, choisis parmi les anciens et les braves. La garde comprenait maintenant deux mille cent hommes, ainsi répartis : une compagnie d'infanterie légère, deux bataillons de grenadiers, une compagnie de chasseurs à cheval, deux escadrons de cavalerie de ligne, une compagnie d'artillerie légère, dont une escouade montée[49]. Ces deux mille cent hommes avaient été rhabillés et fournis à neuf : les fusils et les sabres, les buffleteries bien astiquées, les plaques des bonnets à poil et les jugulaires luisaient au soleil. Il ne manquait que la solde, le prêt, arriéré depuis un mois. Murat parcourut soigneusement les rangs et donna partout le dernier coup d'œil. A la même heure, dans les divers quartiers, des cortèges municipaux proclamaient les résultats du plébiscite, au bruit des trompettes et des caisses. Aux Halles, le peuple accueillit cette publication par le vieux cri révolutionnaire, le cri d'optimisme : Ça ira ! Sur la place Vendôme, quelques Vive le Roi ! furent entendus[50]. Ce même jour, Bonaparte sortit à cheval du Luxembourg, enveloppé de sa cape grise, accompagné seulement de deux ou trois officiers. En le voyant sortir, les cavaliers de garde sautèrent spontanément en selle pour l'escorter. Il les renvoya et presque seul s'enfonça dans Paris ; il s'en fut pousser une reconnaissance et faire un tour dans la ville[51]. Le lendemain 30, dès les premières heures, la foule se porte vers le Luxembourg, autour duquel des corps de cavalerie se disposent. Midi passe ; la curiosité s'accroît. Une heure sonne : dans le roulement subit des tambours, dans l'éclat des fanfares, dans le grondement du canon, le cortège s'ébranle. La pompe n'avait rien de remarquable, à a écrit Cambacérès[52] ; tout se ressentait de l'époque misérable et tourmentée d'où l'on sortait à peine. Point de domesticité brillante et correcte, point de poudre, point de livrées ; l'austérité républicaine repoussait encore cet appareil servile. Le luxe et la beauté de la marche, c'était la troupe, ces fiers hommes en qui s'exaltait la virilité française, mais le nombre des soldats réunis à Paris restait peu considérable. Un piquet de grosse cavalerie ouvrait la marche ; immédiatement après paraissait une file de locatis, le conseil d'État voituré dans des fiacres, dont ou avait caché le numéro sous une bande de papier de même couleur que la caisse. Dans leurs comptes rendus, les journaux décoreraient ces fiacres du nom de à carrosses à et c'étaient effectivement des formes de carrosses que ces lourdes guimbardes, ces ambulantes vieilleries, tirées à deux chevaux et menées par des cochers quelconques. A l'intérieur s'apercevaient des chapeaux à cornes, des personnages haut colletés, des poitrines se bombant sous l'or des broderies toutes neuves, des faces de révolutionnaires mal dégrossis, robustes ouvriers de la reconstruction de l'État. Derrière eux s'avançait une musique militaire, un tambour-major et cinquante musiciens, extraordinairement chamarrés, précédant l'état-major de la division et les officiers généraux à cheval : des généraux culottés de blanc, plastronnés d'or, coiffés du bicorne posé de champ ou de travers, avec un ébouriffement de plumes tricolores. Les ministres suivaient dans leurs équipages mal assortis ; des figures célèbres et d'autres inconnues, des fonctions et des puissances ; les vagues ministres de la justice et de la marine, Gaudin très modeste, Lucien s'essayant à la dignité ministérielle, Talleyrand et, Fouché, les deux impassibles. Mais des cavaliers passaient maintenant, des cavaliers à colback et à aiguillettes rouges tressautant sur leur dolman vert, les fameux guides de Bonaparte, ces guides revenus d'Égypte avec lui et compagnons de sa prodigieuse aventure, transformés aujourd'hui en chasseurs de la garde ; avec eux, comme une vision de l'Orient, un Mamelouk en costume, caracolant sur sa bête fine ; les aides de camp, et entre cette immédiate escorte, dans l'étranglement des rues, sur les ressauts du pavé, sur les inégalités de la chaussée, précédé de son long attelage blanc, l'impérial carrosse se dandinait. Les gardes à cheval finissaient le cortège, et assez loin se prolongeait une suite de bonnets à poil et de grands plumets écarlates[53]. Des à-coups dans la marche, des détails choquants, un luxe trop flambant et des pauvretés mal dissimulées eussent dit frapper les yeux ; mais la foule ne voyait que Bonaparte : dans le Fond du resplendissant carrosse, son profil anguleux, son air sérieux et pensif, son regard de feu, sous le noir bicorne, et son grand habit rouge, tout rouge, où brillait de l'or. Il put mesurer en ce jour le progrès de l'assentiment populaire ; il fut acclamé comme il ne l'avait encore jamais été. Cependant, des observateurs malveillants remarquèrent que tous les fronts ne se découvraient pas sur le passage du cortège. Des royalistes indignés de cette parodie, des Jacobins rétifs protestaient par leur attitude. Les journaux différeraient d'avis sur le point de savoir quel cri avait dominé : Vive Bonaparte ! ou Vive !a République ! Pour mettre tout le monde d'accord, un journal fit observer que la discussion n'avait point d'objet, attendu que Bonaparte et la République, c'était la même chose. Par la rue de Thionville, le cortège déboucha sur les quais. Les quais, les ponts étaient chargés de monde. La foule, plus nombreuse sur ces espaces découverts, poussa des acclamations plus nourries encore et plus bruyantes. Le cortège passa sur l'ex-pont Royal, s'engagea sous les guichets du Louvre, s'épandit dans les cours en nappe d'acier et de couleurs voyantes. Au Carrousel, les demi-brigades de ligne, les fantassins aux habits usés avaient pris position, avec des escadrons de hussards et de dragons, avec des trains d'artillerie. Dans la cour des Tuileries, la garde fi pied des Consuls formait la haie des deux côtés. Le carrosse s'était arrêté au bas du pavillon de l'Horloge ; Cambacérès et Lebrun entrèrent au château, niais Bonaparte revint, vers les troupes et monta sur un de ses chevaux de bataille qu'on lui tenait prêt ; alors, se détachant en tête d'un glorieux état-major, le rouge Consul passa la première de ces revues qui allaient devenir les fêtes périodiques de Paris. L'ovation continuait, grandissait ; autour des troupes, aux fenêtres des maisons donnant sur la place, à tous les étages, sur les combles, des milliers de curieux s'étaient entassés, et l'acclamation se prolongeait interminable. On apercevait dans le lointain, au balcon du château, les membres civils du gouvernement, et la citoyenne Bonaparte, à laquelle nul rang n'était encore assigné, s'était placée en simple spectatrice, dans un groupe de femmes coiffées à la grecque, à l'une des fenêtres de l'appartement occupé par le consul Lebrun. Le temps était très beau, le ciel souriant ; une douceur presque printanière se répandait clans l'air, succédant aux rigueurs de nivôse, et les cœurs s'ouvraient à de plus longs espoirs. Bonaparte fit évoluer les troupes, qui défilèrent ensuite, et quand passèrent devant lui les drapeaux des 96e, 30e et 40e demi-brigades, noircis de pondre, déchiquetés par les projectiles, on remarqua qu'il se découvrait ; inaugurant un beau geste, il saluait ces drapeaux blessés. A la fin, il passa le seuil du château, installa lui-même le conseil d'État dans une galerie ; les principales autorités civiles et militaires lui furent présentées. Entré dans ses nouveaux appartements, solennels et froids, tristes comme la grandeur[54], il parut éprouver cette lassitude et ce doute qui suivent souvent les intenses satisfactions d'orgueil. Il rappela qu'en ce palais d'antiques majestés avaient croulé et que d'éphémères dominations avaient passé : Bourrienne, ce n'est pas tout que d'être aux Tuileries ; il faut y rester[55]. Le lendemain, les ministres étrangers furent pour la première fois reçus en corps par les Consuls, qui tinrent cercle diplomatique, avec un commencement d'apparat. La scène redevint ensuite toute républicaine ; très simplement, on introduisit les administrations de l'État et les administrations départementales, les tribunaux civils et criminels, les juges de paix et leurs cinq cents assesseurs, magistrats populaires, qui voulurent un à un défiler devant Bonaparte pour le mieux voir. Pendant qu'il causait avec eux, il aperçut sur le seuil de la porte un enfant, qui s'était glissé jusque-là pour tâcher d'apercevoir ce grand Consul, dont il entendait tant parler. Bonaparte défendit de le renvoyer, alla vers lui et l'embrassa. Des citoyens de toute condition furent admis. Les passages intérieurs, les vestibules, les cours, les jardins étaient ouverts tout le monde, et le peuple put croire un instant que ce palais était le sien ; il y était au moins par son élu. |
[1] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4567. Correspondance publiée par LECESTRE, p. 9.
[2] Rapport produit par MARTEL, la Pacification de l'Ouest, p. 129-137.
[3] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4575.
[4] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4575.
[5] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4592.
[6] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4588.
[7] Voyez les lettres échangées entre Bourmont, Hédouville, Brune et Bonaparte. CHASSIN, III, p. 564-569, 574.-572.
[8] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4545.
[9] Arrêté du 12 pluviôse, procès-verbaux des séances consulaires. Archives nationales, AF, IV, 4.
[10] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4581. C'est par erreur que M. de la Sicotière, dans son grand ouvrage sur Frotté, suppose des ordres secrets de Bonaparte, restés inconnus. Tous les ordres du premier Consul, tels qu'ils figurent dans les recueils publiés, se suivent et se lient parfaitement.
[11] LA SICOTIÈRE, I, p. 430-436. — CHASSIN, III, p. 581-583.
[12] Rapport cité par CHASSIN, III, p. 584.
[13] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4592.
[14] Lettre de Frotté à Hugon, Moniteur du 29 pluviôse.
[15] MARTEL, la Pacification de l'Ouest, p. 180-181, d'après les Archives nationales.
[16] LA SICOTIÈRE, II, p. 467.
[17] CHASSIN, III, p. 585, d'après les notes d'Hédouville.
[18] Archives nationales, AF, IV, 1590.
[19] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4588 et 4589.
[20] Moniteur, 23 pluviôse.
[21] Voyez LA SICOTIÈRE, t. II, p. 408-409.
[22] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 408-409.
[23] CHASSIN, t. III, p. 588, d'après les Archives historiques de la guerre.
[24] Correspondance, VI, 4593.
[25] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 4,75. M. de La Sicotière s'est demandé quelle était la dépêche urgente que ce billet enjoignait de porter. C'était la dépêche que nous venons de citer et nulle autre, car le billet porte la même date, 25 pluviôse. L'identité des dates ne permet aucun doute.
[26] Mme Danjou, qui avait d'étroites relations avec la chouannerie normande, cite par deux fois dans sa correspondance l'adjudant général Dormenault comme ayant été intimement mêlé à l'affaire.
[27] Lettre citée par CHASSIN, t. III, p. 591.
[28] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 481.
[29] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 485-488.
[30] Lettre publiée dans le Moniteur, 29 pluviôse.
[31] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 492.
[32] Mémoires de Hyde de Neuville, II, p. 302.
[33] LA SICOTIÈRE, t. II, p. 494-495, d'après les récits et témoignages locaux.
[34] Mémoires de Semallé, p. 106.
[35] Mémoires de Bourrienne, IV, p. 9-11.
[36] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4603 et 4604.
[37] Commentaires, IV, p. 164.
[38] Mémoires de Gourgaud, I, p. 132.
[39] Étude de M. RORIQUET sur Hédouville, d'après les notes inédites du général, extrait de la Revue historique, LXXVIII, année 1902.
[40] Mme Danjou, qui parait bien avoir eu avec Frotté des relations plus que politiques, écrivait : Je suis presque folle de douleur et d'indignation. 12 mars. Plus tard, elle écrit, à propos des victimes, que Bonaparte a cru devoir feindre du regret de leur mort qu'il cherche à faire passer pour le fruit de l'erreur et des faux rapports qui font trompé. 31 août 1800.
[41] Lettre de Bruslart à Fouché, 8 thermidor-26 juillet 1800. Archives de Chantilly, série Z. Cf. une note du 9 pluviôse an IX, Archives nationales, F7, 6231.
[42] CHASSIN, t. III, p. 593-595.
[43] Journal de Paris, 29 pluviôse. — RŒDERER, t. VI, p. 402.
[44] Ordre du jour inséré dans la Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4573.
[45] Éclaircissements de CAMBACÉRÈS.
[46] L'ensemble et les détails du décor figurent sur l'estampe de Desrais, représentant le Carrousel et la cour des Tuileries. Cf. la Décade philosophique, numéro du 15 pluviôse an VIII.
[47] Souvenirs du baron de Barante, I, p. 54.
[48] L'emplacement des deux arbres est marqué dans le plan du quartier des Tuileries joint à l'ouvrage de FAIN, Manuscrit de l'an III, p. 350-351.
[49] Arrêté des Consuls, 13 nivôse. Archives nationales, AF. IV, 5.
[50] Rapport de police du 1er ventôse. AULARD, I, p. 156.
[51] Publiciste, 30 pluviôse.
[52] Éclaircissements inédits.
[53] Journaux parisiens des 1er et 2 ventôse.
[54] Paroles à Rœderer. Œuvres de Rœderer, III, p. 377.
[55] Mémoires de Bourrienne, IV, p. 3.