L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE III. — CONTRE LE ROYALISME.

 

 

I

L'armistice avec les insurgés de la Vendée et de la Loire avait été prolongé par Hédouville jusqu'au 1er pluviôse-21 janvier. Dès le 15 nivôse, observant l'attitude des rebelles, Bonaparte a compris que les négociations ne mèneraient plus à grand'chose et que l'ordre ne pourrait se rétablir qu'à la suite de quelques actions militaires[1]. Pour l'instant de la rupture, il veut que les forces républicaines soient partout en état de tomber sur l'ennemi et de vaincre par écrasement. On peut dès à présent agir contre les gens de Cadoudal dans le Morbihan et de Frotté dans l'Orne, non compris dans la trêve prolongée. A réduire promptement l'insurrection, Bonaparte donnera une garantie aux républicains de Paris et des assemblées, qui craignent moins au fond César que Monk ; il s'assurera les mains libres pour la grande entreprise qu'il aura sans doute à mener au printemps contre l'Autriche ; il délivrera Paris d'une inquiétude qui empêche l'esprit public de se fixer ; enfin, il n'est pas homme à souffrir qu'une puissance indépendante et hostile, une force s'appuyant d'un principe, tienne indéfiniment contre lui et brave son jeune pouvoir.

Au général Hédouville, commandant de l'Ouest, le ministre de la guerre fait savoir que le temps des ménagements est passé : qu'il rende essor à l'action militaire et ne craigne point de la dégager de toute entrave : Vous êtes investi, mon cher général, de tous les pouvoirs, oui, de tous les pouvoirs ; agissez aussi librement que si vous étiez au milieu de l'Allemagne... Les cabales, les dénonciations, les intrigues dirigées contre vous, de quelque côté qu'elles viennent, seront vaines. Le gouvernement vous soutiendra, mais on jugera en militaire vos actions militaires ; elles seront examinées par un homme qui a l'habitude des mesures rigoureuses et énergiques, et qui est accoutumé à triompher dans toutes les occasions[2].

Cependant, il n'appartenait pas à Bonaparte seul de placer toute une région hors la loi civile. En aucun point, du territoire, les garanties constitutionnelles ne pouvaient être suspendues que par une loi. Bonaparte se retourne vers les assemblées et les associe à l'œuvre de répression. Celles-ci ne se font pas prier ; sur la demande du gouvernement, le Tribunat et le Corps législatif se forment en comité secret ; en une seule séance, une loi est proposée, discutée, votée ; elle autorise le gouvernement à suspendre momentanément l'empire de la constitution dans toutes les parties de l'Ouest auxquelles il croira devoir appliquer cette mesure. Le conseil d'État vote en hâte une série de dispositions organisant dans ces pays le régime martial. À la tête de l'Ouest tout entier, on placera un général-gouverneur. Pour cette grande fonction, à la place d'Hédouville jugé décidément trop mou, Bonaparte désigne une illustration républicaine, un homme cher aux patriotes, le général Brune, qui est en même temps conseiller d'État. Bonaparte dit au conseil d'État : Les pouvoirs étendus que le règlement institue m'ont paru ne devoir être déposés que dans la main d'un général-magistrat. J'ai nommé le général Brune. Dans un moment il va se rendre à sa destination[3]. On lui enverra sous peu un plan d'opérations et des instructions décisives.

En même temps, les Consuls laissent Fouché, dans l'ordre civil et en vertu de ses attributions de police générale, donner des instructions s'appliquant à l'ensemble de la France et portant garantie contre toute réaction politique ou religieuse. Coup sur coup, Fouché lance plusieurs circulaires aux administrations locales et leur donne une large publicité.

Le 11 nivôse, il prend sa plus grosse voix pour tonner contre les émigrés et les proscrits non encore rappelés qui tenteraient indûment de se glisser en France : Le gouvernement ne peut fonder sa générosité que sur une stricte surveillance. Il s'est montré magnanime ; il a brisé toutes les tables de proscription, mais il n'a voulu ouvrir les portes de la République qu'aux hommes qui n'ont pas mérité de perche les droits de citoyen français... Elles sont irrévocablement fermées pour les traîtres et les parricides... Vous veillerez donc sévèrement, citoyens, à ce que ceux-là seuls puissent rentrer sur le sol de la République qui en auront obtenu l'autorisation expresse[4]. De son côté, le conseil d'État rendait un avis portant que les lois terribles qui punissaient de mort l'émigré rentré restaient applicables, mais la suite de l'avis ajoutait qu'il serait petit-être utile et politique d'humaniser ces lois.

Le 22 nivôse, c'est le tour des prêtres. Fouché leur consacre une curieuse circulaire. Avec une solennelle effronterie, le terroriste de 93 proclame maintenant son respect pour la liberté des opinions religieuses et le droit des consciences ; son avertissement ne s'adresse qu'aux ministres d'un Dieu de paix qui se feraient artisans de trouble. Il va jusqu'à invoquer les principes de la morale évangélique pour les ramener à la soumission aux lois, et c'est sur un ton d'homélie, mêlé de jargon philosophique, qu'il explique à sa façon les intentions du pouvoir : Faire rentrer quelques prêtres déportés a été un acte d'humanité et de morale. Le gouvernement a voulu consacrer la liberté des opinions religieuses ; il a voulu ramener parmi le peuple des précepteurs d'une morale antique et révérée, mais non des réacteurs sanguinaires et des vengeurs superstitieux... Le Gouvernement veut que tous les cultes soient libres et qu'aucun ne soit dominant. La nature entière atteste que c'est aussi le vœu de son auteur... Le ciel ne veut pas qu'on trouble la terre pour l'honorer[5]. Comme corollaire à ces paroles, un arrêté consulaire édicta que, dans les églises rendues, les autels de la Patrie subsisteraient partout à côté des autels chrétiens[6]. Les cérémonies décadaires resteraient le culte officiel. On annonça des poursuites contre quiconque essaierait de l'entraver.

Ces menaces ne furent guère suivies d'effet. Le gouvernement tenait à effrayer ceux qui voulaient aller trop vite en réaction plutôt qu'à sévir réellement contre eux. En fait, il n'y eut nullement reprise générale de persécution religieuse. Devant les émigrés trop pressés de rentrer, la frontière ne se referma pas impitoyablement.

Plus effectives furent les mesures prises contre la presse de droite. Bonaparte et ses collègues en délibérèrent dans un conseil spécial, où furent appelés deux conseillers d'État, Rœderer, qui cumulait la direction de l'officieux Journal de Paris avec ses fonctions officielles, et Émery[7]. Aucune législation ne protégeait les journaux ; les dernières assemblées du Directoire avaient aboli les décrets draconiens de Fructidor sans les remplacer par une loi sur la presse ; en cette matière comme en tant d'autres, la constitution s'était tue. Bonaparte développa une théorie qu'il s'était faite. D'après lui, qu'est-ce qu'un journal ?  Un club diffus. Un journal agit sur ses abonnés à la manière d'un harangueur de club sur son auditoire ; il entretient parmi ses lecteurs une agitation factice, permanente, qui se communique autour d'eux et s'accroit en devenant collective : Vous voulez que j'interdise des discours qui peuvent être entendus de quatre cents ou de cinq cents personnes, et que j'en permette qui le soient, de plusieurs milliers[8]. Il proposait néanmoins de faire intervenir le Sénat, à la fois conservateur et juge des libertés publiques ; aucun écrit périodique n'eût pu désormais paraître sans autorisation de ce corps. Chez Bonaparte, ce serait une méthode invariable que de recourir au Sénat pour légaliser l'arbitraire, et que de se fortifier dans les cas graves de cette docilité imposante.

Cambacérès combattit son opinion, car cet ancien conventionnel ne craignait rien tant que de grandir aux dépens de l'Exécutif une assemblée quelconque. On décida de porter la question devant le conseil d'État ; on renonça ensuite à ce moyen de la résoudre. Fouché trouvait qu'on y mettait bien des façons ; finalement, il fit décider qu'en l'absence de toute disposition constitutionnelle ou légale, l'affaire pouvait se trancher par règlement de police.

Le 27 nivôse-17 janvier, sur sa proposition, un arrêté des Consuls réduisit le nombre des journaux parisiens à treize, nommément désignés. On conservait ceux qui possédaient une clientèle établie, une notoriété réelle ; les autres étaient purement et simplement supprimés. Pour biaiser avec les principes, l'arrêté se présentait comme une disposition transitoire, qui n'aurait d'effet que pendant la durée de la guerre. Pour mieux se couvrir à gauche, il motivait ainsi son dispositif : Considérant, que la plupart des journaux de Paris sont aux mains des ennemis de la République[9]. En fait, les feuilles de pure droite et de royalisme à peine déguisé furent exécutées en masse. Cet attentat à une liberté publique s'accomplit par mesure de défense révolutionnaire ; ce fut une espèce de Fructidor en miniature, avec cette différence qu'au lieu de proscrire les journalistes, ou supprimait les journaux. On laissa cependant subsister l'importante Gazette de France ; on conserva les journaux dévoués au gouvernement, alors même qu'ils poussaient à la réaction mitigée. Le Journal des Hommes libres fut naturellement excepté de l'hécatombe, ainsi que ses congénères d'extrême gauche.

Bien que la mesure mit eu détresse beaucoup d'intérêts privés, elle laissa le public à peu près indifférent. Les Parisiens, en voyant se restreindre notablement leur ration quotidienne d'informations suspectes et d'excitantes lectures, se vengèrent à peine par quelques épigrammes. Les représentants des intéressés, c'est-à-dire des imprimeurs et des typographes jetés sur le pavé par centaines, portèrent leurs doléances au ministre de la police. On raconta que Fouché, qui avait pour principe de rejeter toujours sur Bonaparte la responsabilité des rigueurs, renvoya les plaignants au premier Consul : Si je lui parlais de réclamations, il m'enverrait faire f...[10] Nul n'y alla. Parmi les journaux frappés, l'Ange Gabriel seul osa résister, essaya de reparaître sous une autre forme et fut brisé.

Ces mesures étaient l'œuvre de l'ensemble du gouvernement : Quant à diriger de Paris les opérations militaires dans l'Ouest, cette tâche revient naturellement. à Bonaparte seul et nul n'entend la lui disputer ; c'est son affaire, sa partie, et il y excelle. Sur ce terrain d'activité guerrière, il se sent plus à l'aise, plus libre de ses mouvements. L'étincelante énergie qui bouillonne en lui, il s'efforce de la communiquer aux autres.

Le 24 nivôse, il dicte les instructions destinées à Brune[11]. Ce généralissime se rendra immédiatement à Angers. Là il ramassera toutes les troupes qu'il ne jugera pas absolument indispensables à la sûreté des villes ; à leur tête, il se portera d'abord sur Nantes, puis foncera en pleine Bretagne et poussera droit au Morbihan, pour y poursuivre Cadoudal et ses bandes. II est d'urgente nécessité que le premier coup se porte sur ce lointain littoral, en face des vaisseaux anglais croisant au large et de ces havres bretons tout infestés de leurs embarcations. Il faut que les équipages anglais voient de leurs propres yeux les habits bleus, qu'ils voient se déployer les trois couleurs, qu'ils entendent le canon républicain, et qu'ils sentent que là comme ailleurs la France redevient maitresse chez elle. Cette nouveauté retentira immédiatement à Londres. Ensuite, Brune se reportera sur Nantes, Angers ou Rennes, pour y agir selon les circonstances, et autour de ces villes fera battre en tous sens le pays.

L'essentiel est de revivifier l'armée de l'Ouest, physiquement et moralement déprimée. Les soldats mal pourvus, déguenillés, loqueteux, vivant de rapines, moitié soldats et moitié brigands, ont perdu dans d'obscures tueries le sens des vraies opérations de guerre ; il importe de les replacer sur la ligne de l'honneur et de la bravoure, de leur rendre le goût de l'entreprise. Les généraux, rebutés d'une guerre ingrate, odieuse, paressent dans les villes et ne se soucient plus d'accompagner leurs troupes dans la brousse ou sur la lande, de partager leur misère dans des bouges fétides et de pouilleux cantonnements. Bonaparte entend les jeter hors de cette apathie.

Il écrit à Brune : Vous avez besoin surtout de remuer un peu les généraux qui, accoutumés à ne pas être commandés, ne se donnent pas assez de mouvement ; ne souffrez pas qu'ils restent dans les villes ; le poste d'honneur est le bivouac et la grange. Tous ceux que vous jugeriez trop âgés ou hors d'état de commander, vous pouvez les envoyer à Paris ; donnez le commandement des divisions à des hommes actifs[12]. Pour faciliter cette tâche à Brune, il lui expédie une équipe de vigoureux militaires, Gardanne, Dumoulin, Milhaud, Humbert, Guillet, qui s'emploieront suivant les besoins. Avec les chefs de corps, avec les commandants de subdivisions territoriales, il reste en communication constante, et sa parole ardente réveille, secoue, stimule tous ces hommes ; comme un aiguillon de flamme, elle les fait sursauter et marcher.

Il mande à Gardanne : Voilà huit jours que vous êtes parti, citoyen général, et je ne n'ai point entendu parler de vous. N'y a-t-il clone aucun rassemblement de brigands à dissiper dans les départements de l'Orne, de la Manche et du Calvados ?... Organisez plusieurs colonnes mobiles ; mettez-vous en campagne avec tout votre monde[13]... Voici pour le général La Barolière, commandant à Rennes : Je n'entends pas parler que vos colonnes soient en mouvement, et que vous et vos généraux soyez encore sortis des villes. Faites-moi connaître, par le retour de l'officier que je vous expédie, l'esprit qui anime les différentes administrations, l'esprit des villes et des arrondissements, et envoyez-moi des notes sur les officiers généraux qui sont sous vos ordres. Faites que j'apprenne bientôt que vous avez surpris à la pointe du jour les principaux rassemblements de Chouans, que vous les avez dispersés[14]. — Au général Chabot, commandant à Laval : Que faites-vous, citoyen général ? Je n'entends point dire que vous ayez surpris aucun rassemblement de Chouans. Vous avez cependant une demi-brigade que j'estimais beaucoup, la 40e. La 6e légère est aussi de plus de 2.000 hommes. Formez un grand nombre de colonnes, mettez-vous à la tête de celle du centre, et donnez la chasse partout aux rebelles... et faites que j'aie bientôt à vous donner des marques publiques de ma satisfaction[15]. — Au général de brigade d'Arnaud : Voulez-vous donc être le seul à n'acquérir aucune gloire avant la fin de cette guerre, ou croyez-vous en obtenir en tenant votre quartier général dans une ville ? Marchez ; que j'apprenne par votre premier courrier que vous avez dispersé, désarmé et détruit les brigands de la Sarthe, et que, jour et nuit, vous êtes à la poursuite de leurs bandes éparses[16]. Après lecture d'un rapport de Lefebvre sur les premiers faits de guerre dans l'Orne : Faites connaître au général Merle et au commissaire du gouvernement Marceau que j'attends, pour leur donner une marque publique de la satisfaction que j'éprouve de leur conduite, que les rebelles qui sont encore dans le département de l'Orne aient vécu[17].

Ce donneur d'ordres impitoyables reste néanmoins très politique, fidèle à sa ligne ; il entend toujours se rallier la masse des habitants en libérant leur culte : Une grande tolérance pour les prêtres, écrit-il à Brune[18], et il sent une fois de plus que le vrai moyen de finir la guerre de l'Ouest est de n'en plus faire une guerre de religion. Il mande aux autorités de Nantes : Contribuez par vos discours, par votre exemple, à réunir tous les citoyens, effacer toutes les passions[19].

Même, interdisant désormais tous pourparlers ostensibles avec les rebelles, ordonnant à Brune un grand déploiement de rigueurs, il maintient à Angers un agent de négociation. Il insiste pour qu'Hédouville, laissant de côté toute considération d'amour-propre, reste auprès de Brune comme chef d'état-major et accepte un rôle subordonné, mais distinct. Hédouville mettant sa gloire à concilier, obéissant à sa passion pacifique, sera là pour garder discrètement le contact avec les rebelles, pour attirer et recevoir les repentirs, mais ceux-ci ne viendront que si l'on porte d'abord la terreur parmi les Chouans en frappant les plus révoltés. Il faut donc recourir aux mesures exemplaires : fusiller les chefs qui seront pris les armes à la main, fusiller quiconque dans les campagnes exciterait à la résistance, brûler les communes complices, brûler dès à présent deux ou trois grosses communes dans le Morbihan, brûler des métairies, agir par le fer et le feu. Ces exemples, il faut les faire terribles, afin de n'avoir point à les multiplier, à les prolonger ; la grande souffrance de l'Ouest s'abrégera par sou excès même, et l'on aura d'autant moins à frapper que l'on frappera plus vite et plus fort. C'est pourquoi Bonaparte incite tous les commandants de l'Ouest à des actes de vaillance et de cruauté ; c'est pourquoi il leur ordonne de trancher dans le vif et d'exterminer les résistances. Cette plaie de guerre civile qui saigne encore au flanc de la République, il veut la cicatriser à toute force et y porter le fer rouge.

 

II

Les insurgés de l'Ouest relevèrent le défi et acceptèrent la lutte. Frotté prit personnellement à partie Bonaparte dans une virulente proclamation. Bourmont croyait au moins à un premier succès, qui le mettrait en importante posture[20]. On comptait d'ailleurs que le Midi et le Sud-Ouest allaient s'embraser, faire une puissante diversion. Autour de Toulouse, dans la vallée de la Garonne, des mouvements éclatèrent, reproduisant comme une esquisse de la grande irruption royaliste de l'an VII[21].

A Paris même, d'audacieux partisans se préparaient à surgir contre Bonaparte et à foncer sur lui l'épée haute. Ces royalistes méditaient ce corps à corps depuis que Bonaparte-avait repoussé leurs avances. La conspiration qui, pendant quatre ans, va se tenir constamment braquée sur lui et le viser, n'attend pas pour se former que le gouvernement consulaire ait franchi son premier stade, que l'usurpation se soit affirmée ; elle n'attend pas un an, un mois ; elle naît au lendemain du jour où Bonaparte a éconduit Hyde et d'Andigné, en ce même mois de nivôse an VIII. L'agence reconstituée par Hyde et ses associés s'établit en complot ; comme elle avait l'Angleterre pour banquier, ses opérations seraient justement flétries du nom de conspiration anglaise.

Il n'était pas difficile à quelques hommes déterminés de se cacher dans Paris et de créer autour d'eux une affiliation mystérieuse. Paris renfermait encore d'indomptables soldats de la cause royale. De plus, le nombre des individus que la Révolution avait jetés hors la loi, hors la société régulière, hors la vie commune, restait immense. Ils se déplaçaient souvent, voyageaient, cherchaient fortune en tous lieux, tâtaient la province et l'étranger, puis revenaient déçus s'engouffrer dans Paris.

Émigrés sous le coup d'un mandat d'arrêt, Chouans échappés de la guerre civile, employés congédiés, folliculaires faméliques, faiseurs de libelles, correspondants d'hypothétiques agences, tous démoralisés par la vie d'expédients, tous à défaut de profession honnête faisant industrie de servir et de trahir les partis politiques, pullulaient dans la ville. Requinqués ou râpés selon les caprices de la fortune, portant tantôt l'habit de muscadin et tantôt une lévite crasseuse, ils erraient le jour sous les galeries du Palais-Royal ou traînaient sur les boulevards, se perdaient dans la foule, couraient les tripots, mettaient la main à de louches besognes, donnaient dans les cafés d'énigmatiques rendez-vous, dînaient un jour chez Contat le restaurateur à la mode et le lendemain à la gargote, fréquentaient le soir chez la Montansier et couchaient dans des taudis. A la lueur clignotante des documents de police, on les voit sourdre des profondeurs, surgir un instant à la surface et replonger ; on aperçoit leur manège, leurs associations momentanées et leurs conjonctions inattendues. Autour d'eux, des femmes évoluent, des épouses, des amantes, des concubines, des femmes qui aiment et se dévouent, des femmes pour lesquelles on se perd, des femmes qui trahissent, et toujours passe un bruissement de jupe parmi le murmure des secrets échangés et des confidences redoutables. Ces existences ne sont que péripéties ; sous le drame public, des milliers d'extraordinaires romans individuels se poursuivent et se compliquent. On y trouve, à côté de félonies sans nom, d'étonnantes audaces, la passion d'entreprendre aiguisée par le besoin physique, des énergies surexcitées et perverties ; avec cela, toutes les formes de l'imprévu et du mystère.

Les personnages changent continuellement de nom et de domicile, d'habit et de visage. L'un d'eux porte une perruque qui n'a jamais permis à personne de connaître la couleur de ses cheveux : Il est probable que ses sourcils et ses cils sont peints[22]. Un autre a dans Paris trois domiciles, l'un rue Plumet, l'autre rue de Sèvres où il reçoit une femme, le troisième dans la Rotonde du Temple, d'où il s'efforce de communiquer avec la prison voisine[23] : il dispose de cinq hommes à tout faire. Tous ont des pistolets, des poignards, souvent des fusils, car les armes se débitent couramment sur les quais, chez les marchands de ferraille ; tous possèdent des moyens de se travestir. Ce Paris masqué, grimé, armé, se faufile partout à travers l'autre, celui qui essaie de se reprendre à la vie normale.

Dans cette bohème politique, le complot royaliste, comme tout autre, recruterait aisément des complicités nombreuses, encore qu'intermittentes et peu sûres. Il poussa des ramifications assez étendues, mais le personnel initié à la totalité du secret, l'organe central, l'agence elle-même ne se composa jamais que de quelques hommes : deux abbés d'industrie, l'abbé Godard, l'abbé Ratel qui vivait avec la fille Espère surnommée Peau de Satin, le chevalier de Crénolles, deux ou trois autres peut-être. Pour donner une décente enseigne à cette interlope officine, les princes réfugiés en Angleterre avaient désigné pour chef à l'agence l'ex-chevalier de Coigny, jadis bel officier et homme à la mode. Hyde de Neuville fut le chef et l'organisateur véritable.

A le voir tel qu'il nous apparaît dans les temps paisibles de la Restauration, ambassadeur du Roi près d'une cour secondaire, imposant dans son bel habit à feuillage d'or, alourdi déjà et bedonnant, on a peine à se figurer l'agile conspirateur de l'an VIII. C'était alors un joli homme de vingt-cinq ans, d'œil éveillé, de mine futée, de tenue très soignée. Sa tête fine émergeait de la grosse cravate de batiste qui moussait dans l'échancrure de l'habit ; ses cheveux longs étaient ordinairement poudrés. Il avait de la grâce et de l'allure. Svelte et pourtant robuste, très mince de corps et se tenant très droit[24], la taille bien prise dans la redingote à plusieurs collets qu'il portait par-dessus son habit de drap bleu, il passait avec désinvolture dans les milieux les plus divers. Issu d'une excellente famille, tenant à la meilleure compagnie, il s'associait pour l'accomplissement de ses desseins politiques aux pires aventuriers ; c'était le type du conspirateur homme de salon et de société.

Chez les hommes de son espèce, si affiliés qu'ils parussent par les mœurs et l'esprit du dix-huitième siècle, la sauvagerie des temps révolutionnaires avait réveillé les instincts primitifs, des instincts de combativité féroce. A force de voir autour d'eux tomber et mourir, ils en étaient venus à tenir pour rien leur vie et celle des autres. Sans cesse en danger d'être tués, ils n'hésitent pas devant l'idée de supprimer l'adversaire par moyens expéditifs.

L'idée d'anéantir la République dans la personne de ses chefs n'était pas nouvelle ; elle avait été conçue sous le Directoire. En 1798, quelques royalistes d'attaque, jugeant que tous moyens étaient bons contre les hommes de Fructidor, avaient projeté de forcer le Luxembourg par surprise et de faire main basse sur le Directoire. On eût tout tué en cas de résistance, et le Luxembourg fia devenu le théâtre d'une épouvantable scène. Pour acheter des connivences qui eussent facilité l'effraction, une grosse somme était nécessaire. L'agent anglais Talbot, qui remplaçait en Suisse Wickham momentanément éloigné, apprécia fort ce projet et commença des avances. Heureusement pour le Directoire, le ministre Grenville, pris d'un scrupule honorable, refusa de compromettre son gouvernement dans un projet qui, disait-il (si j'entends bien les phrases dont on se sert pour le décrire), ne serait rien moins qu'un attentat contre la vie des membres du Directoire[25] ; il désavoua Talbot et suspendit les frais. Privée de subsides, l'affaire périclita. Dès le mois de nivôse an VIII, les membres de l'agence imaginèrent de la reprendre contre Bonaparte, en lui donnant une autre forme. Ils s'y encourageaient d'autant plus qu'ils voyaient la Révolution s'incarner en un homme. Comme le monstre n'avait plus qu'une tête, ils le tueraient en frappant cette tête.

Le traitreux coup de poignard n'entrait pas dans leurs desseins. Le procédé qu'ils comptaient employer, c'était le procédé chouan, celui que la guerre de l'Ouest avait mis en usage et comme popularisé. On sait quels moyens employaient les Chouans pour attaquer un détachement en marche, un convoi, un chef républicain se rendant à son poste ou simplement une diligence voyageant sous escorte : le lieu d'embuscade choisi à l'avance et reconnu, les affiliés se glissant mystérieusement au rendez-vous, une rampante approche ; soudain, les assaillants se levant dans la lueur des coups de feu et le brandissement des sabres, un combat par surprise, aboutissant souvent à la capture ou à la destruction de la proie désignée. C'était une entreprise de même genre, une véritable entreprise de Chouannerie, qu'Hyde et ses complices comptaient pousser jusque dans Paris ou aux portes de Paris, en la dirigeant contre Bonaparte.

Le Consul se gardait assez mal ; lorsqu'il sortait dans les rues ou allait au théâtre, son piquet d'escorte se composait en tout de dix cavaliers ; pour aller à la Malmaison, il n'emmenait que cinquante grenadiers à cheval. Entre Paris et la Malmaison, les villages, les lieux habités ne se touchaient pas encore ; pour faire le trajet, on avait à traverser des terrains vagues, mal famés, troués de carrières et d'excavations. Sur ce parcours ou sur un autre, un parti de royalistes armés jusqu'aux dents irait se poster ; quand la voiture passerait, ils se précipiteraient dessus et après avoir déchargé leurs pistolets, leurs escopettes, fonceraient à l'arme blanche.

Le projet qu'ils avoueront plus tard (c'était peut-être celui-là seul qu'ils s'avouaient à eux-mêmes) était simplement d'enlever le Consul, de l'enfermer en lieu sûr, dans quelque cache, puis de l'entrainer jusqu'à la côte et de le livrer aux Anglais. Vu l'impossibilité à peu près absolue d'opérer cette capture, vu la résistance à prévoir, il est bien évident qu'ils eussent été amenés à tout terminer sur place, à tuer Bonaparte au milieu de sou escorte sabrée, et que l'attaque à main armée eût dégénéré en massacre. Seulement, à vouloir tenter cette furieuse estocade, ils s'estimaient combattants et non assassins, hommes d'épée et non de poignard ; la sanglante échauffourée où disparaitrait Bonaparte ne serait à leurs yeux qu'événement de guerre civile, prolongement de cette guerre de l'Ouest qu'ils voulaient faire pointer jusqu'au cœur de la République. Voilà l'idée qui appartient en propre aux royalistes de coup de main ; pendant plus de quatre ans, elle hantera obstinément leurs cerveaux exaltés ; presque tous les projets de ce genre imaginés sous le Consulat dénoncent leur parti et signalent leur façon.

Si décidés que fussent Hyde et ses amis, ils n'entendaient risquer leur coup qu'opportunément, à bon escient, et lorsque le royalisme serait à portée d'en recueillir le bénéfice. Ce ne serait pas un acte isolé, mais la partie culminante d'un ensemble d'opérations devant concorder.

On espérait d'abord que l'insurrection de l'Ouest tiendrait assez pour recevoir un grand secours d'Angleterre et pour donner à un prince le temps de débarquer. Qu'un Bourbon parût, ce serait l'événement majeur, capital, qui produirait un grossissement soudain de l'insurrection et donnerait à tous les éléments royalistes un extraordinaire élan. Pour ouvrir toute grande au prince une des portes de la France, on avait conçu l'abominable projet de livrer Brest aux Anglais, par le moyen de Chouans qui se glisseraient dans la ville sous l'uniforme républicain, à la faveur de faux ordres[26]. Parti de l'Ouest, le prince s'avancerait vers Paris, mais ne se présenterait pas en vengeur irrité ; il viendrait les mains pleines de pardons, pleines de grâces. Ses proclamations promettraient aux acquéreurs de biens nationaux des compensations équitables ; aux officiers républicains, la conservation de leurs grades ; aux révolutionnaires civils, oubli du passé et part aux emplois ; à tout le monde, ce que tout le monde désirait, la paix avec l'étranger.

Il importait même qu'aux révolutionnaires aspirant à faire une fin, c'est-à-dire à vivre tranquilles et pardonnés sous le gouvernement légitime, on pût présenter un témoignage vivant de la magnanimité royale, un homme qui fût par lui-même un gage. Cet homme, on l'avait en Pichegru, ce général de la Convention qui se livrait de plus en plus au parti complice de l'étranger et s'enfonçait dans la trahison. Mieux que personne, il servirait d'intermédiaire avec les généraux qui préféreraient reconnaître le roi légitime plutôt que de plier sous un collègue usurpateur. Pichegru pourrait à son choix se jeter en Franche-Comté, en Provence, à Bordeaux ou dans l'Ouest ; le mieux serait qu'il parût aux côtés du prince. A son appel, on verrait sans doute des défections dans la troupe, dans les états-majors, coïncider avec les insurrections régionales.

C'est au milieu de cette explosion d'événements que les conjurés de Paris tenteraient de décapiter la République en supprimant Bonaparte. Des courriers secrets, expédiés d'avance dans les principales villes, annonceraient l'acte au moment même où il s'accomplirait ; dans le désarroi qui s'ensuivrait, les groupes royalistes prendraient le dessus et opéreraient instantanément la substitution d'un régime à l'autre. A Paris même, l'approche d'un prince, sa venue annoncée, s'appuyant d'un gros effort d'argent, tourneraient les autorités et le peuple en faveur du Roi.

Ce projet contenait une énorme part (l'illusion. Ses auteurs se croyaient partout des complicités réelles, parce qu'ils avaient réussi à prendre vaguement contact avec beaucoup de gens ; leur imagination voyait grand, elle voyait double ou triple. Néanmoins, héritiers des moyens d'actions inventés contre le Directoire, ils étaient eux-mêmes des précurseurs. Leur projet, c'est l'esquisse du vaste plan qui aboutirait en 1804 au plus sérieux assaut que le gouvernement consulaire aurait à subir, alors que Cadoudal viendrait se jeter et périr dans Paris et que Bonaparte passerait sur le cadavre d'un Bourbon pour monter au trône impérial. Dès l'hiver de 1800, tous les éléments de la conception existent : appel à un prince, recours à Pichegru, ligue à former entre les opposants les plus divers, coopération de l'Ouest, coup droit à porter par les Chouans de Paris. Il ne manque qu'un seul élément : la présence à Paris du plus audacieux des chefs bretons. C'est déjà l'entreprise de Cadoudal, sans Cadoudal.

Un homme dont les deux frères guerroyaient dans l'Ouest, le chevalier de Margadel, qui se faisait appeler Joubert, fut chargé de recruter dans Paris une troupe d'exécution[27]. Il eut à ses ordres douze hommes d'abord, logés en divers endroits avec leurs chevaux, armés, payés à raison de trois livres par jour. On espérait en embaucher d'autres, car dès 1799 on avait calculé que onze cent vingt et un Chouans s'étaient introduits dans la ville et y formaient une clandestine milice[28]. Hyde répartissait la solde, tenait tout le monde en haleine, centralisait la correspondance. Il parait bien qu'on essaya de nouer en Allemagne des relations directes avec Pichegru par l'intermédiaire du beau-frère de Hyde, l'ex-député Delarue, ancien collègue du général aux Cinq-Cents, déporté en Fructidor et rappelé par Bonaparte, auquel il payait sa dette de reconnaissance en complotant contre lui[29]. Pour presser l'arrivée du prince, Hyde écrivait judicieusement à Londres qu'on ne remuerait plus désormais la France en faveur d'un espoir anonyme. Pour renverser l'odieux Directoire, il avait suffi de présenter aux Français une république meilleure. Bonaparte l'avait fait ; il avait établi un gouvernement moins tyrannique ; c'était un grand avantage qu'il s'était donné. Celui qu'on pouvait prendre contre lui serait d'opposer à sa puissance précaire une solution définitive, c'est-à-dire la royauté personnifiée en un prince : Frapper le tyran au milieu de Paris n'est pas difficile ; on attend seulement de quoi avoir à mettre à sa place, avant de renverser la colonne qui soutient l'édifice ; c'est ce que fera l'arrivée du comte d'Artois... Nos moyens sont sûrs, notre exécution sera prompte[30].

La correspondance se faisait en langage convenu, des pseudonymes servant à désigner les personnages, les lieux importants, les partis, les puissances de l'Europe. Louis XVIII était Adrien, le comte d'Artois Honoré, Bonaparte Félix ; le chevalier de Coigny s'appelait Dubois, et Hyde lui-même n'était plus que Paul Berry ; l'Angleterre était la Bourse[31]. Les lettres étaient portées par émissaires surs ou passaient par personnes interposées, échelonnées de ville en ville ; des femmes surtout s'employaient à cette manière de poste, des femmes passionnées de roman et de mystère. Dans leurs rapports avec l'agence, elles s'intitulaient de noms appropriés à leurs fonctions, le furet, le petit matelot. Par ces fils transmetteurs, les lettres pour l'Angleterre arrivaient jusqu'à certains points de la côte ; là on les glissait à bord de bâtiments anglais ou de navires fraudeurs qui venaient s'aposter tout exprès, à intervalles réguliers. Un service de ce genre passait par le Tréport, un autre parait avoir fonctionné aux îles Marcouf, à la pointe du Cotentin[32]. On tâchait d'en établir un troisième, mieux assuré, par la côte de Calais et de Boulogne[33].

Les agents de Paris relevaient directement du parti d'Artois. Aucun indice ne permet de supposer que Louis XVIII, dans sa lointaine résidence, ait connu le détail des desseins tramés contre Bonaparte. L'existence de l'agence lui fut cependant révélée. Il la jugea un composé de bon et de mauvais[34]. M. Coigny lui inspirait quelque confiance ; les autres lui étaient fortement suspects. Ce n'est pas qu'il excluât le recours aux moyens de violence, mais il entendait ne les employer que judicieusement combinés avec d'autres ; sa pensée restait complexe et nuancée.

Il envoyait sceptiquement à l'Ouest quelque encouragement, des instructions et des pouvoirs aux commandants de la future insurrection méridionale[35]. A supposer que ces mouvements n'aboutissent à rien de décisif, ils pourraient au moins ébranler Bonaparte et le porter à entrer en négociation ; en lui rendant la situation intenable, on l'amènerait peut-être à passer la main. Le Roi venait de retoucher, d'abréger sa lettre pour le premier Consul et de la mettre en forme définitive. Il rédigea également une lettre pour Lebrun, une lettre pour Moreau et d'autres avec suscription en blanc. L'abbé de La Marre, revenu à Mitau, fut chargé de porter à Paris tout ce paquet, afin qu'on l'y fit opportunément passer à destination.

Pour suivre cette délicate affaire et en général toutes celles qui intéressaient la cause, le projet où s'affermissait Louis XVIII était de s'assurer à Paris des représentants personnels, un très secret conseil royal, composé d'hommes de consistance et d'étoffe, dignes des pouvoirs étendus qui leur seraient conférés. A Paris, le marquis de Clermont-Gallerande, l'abbé de Montesquiou et le futur chef de l'école doctrinaire, Royer-Collard, s'occupaient à réaliser ce projet et formeraient le conseil royal. Ces personnages, propres à faire de bons ministres d'une monarchie restaurée, avaient en horreur les cerveaux 'miles et les agents borgnes qui s'étaient mis à la solde de l'Angleterre. Toutefois, Louis XVIII jugea bon de créer un point de contact entre l'agence conspiratrice, quelque défiance qu'il éprouvât à son endroit, et le conseil des sages. Il donna formellement ordre que Clermont-Gallerande, président de ce conseil, frit désigné à Coigny, chef de l'agence, et mis en rapport avec lui, les autres membres du conseil ne devant être actuellement nommés à personne, pas même au comte d'Artois[36]. Par un lien presque inaperçu, on rattacherait au groupe négociateur le parti d'action, dont on ne rejetait pas absolument les services. D'Avaray écrirait plus tard au nom du Roi : Jules (Bonaparte) ne veut-il pas servir, il faut travailler à l'abattre[37].

Il est au moins certain que l'agence de Souabe, qui dépendait de Mitau mais communiquait avec le parti d'Artois, connut le complot parisien et tâcha de lui former, en dehors des sommes affectées aux besoins courants, un capital de réserve. L'agence de Souabe, c'était surtout d'André, qui travaillait à mettre un peu d'accord entre les deux moitiés du royalisme et à faire marcher d'ensemble ce parti bicéphale. En fait de fonds, d'André était à la source, puisque l'Anglais Wickham, chargé par son gouvernement de régler le budget de la guerre civile en France, résidait à Augsbourg. Wickham versait largement des mensualités. On essaya en outre d'obtenir de lui un gros débours, qui permettrait, une fois le coup porté, de s'emparer militairement de Paris. En témoignage, voici la lettre que d'André lui faisait passer le 27 février :

Ce sera peut-être en vain que vous ferez tant de généreux efforts pour armer et soutenir le parti du Roi, si vous ne nous mettez en mesure de profiter dans Paris même de toutes les circonstances qui naîtront, soit par d'heureuses insurrections dans les provinces, soit par les succès des étrangers.

C'est à nous à avoir à Paris les hommes qui doivent suivre les mouvements de l'opinion publique et saisir toutes les opportunités ; nous les avons, mais il leur faut des moyens qui ne sont qu'à la disposition de votre gouvernement.

Il est pénible, je vous assure, dans un moment où vous agissez si noblement, si généreusement à notre égard, de demander de l'argent, mais chargé d'un travail vaste et général, honoré de votre confiance, intéressé de mille manières au succès, je croirais ne remplir que la moitié de mes obligations si je ne vous indiquais, de toutes les voies, la plus sure pour arriver au but.

Les fonds nécessaires pour Paris ne sont absolument qu'un dépôt, ils ne doivent être employés sous aucun prétexte que lorsque la réunion de nos agents en aura unanimement reconnu l'emploi nécessaire. Ils ne sont point destinés à des préparatifs ; par conséquent, ils ne peuvent point être dilapidés. Leur unique objet est de gagner, au moment favorable, le général de la garnison de Paris. Si cette occasion ne se présente pas, ils seront toujours disponibles comme ceux que M. Talbot nous avait confiés, et si d'ici à la fin de la campagne ils n'ont pas été utilement employés, ils seront encore à votre disposition.

Quand la somme de ce dépôt, nos agents ont toujours demandé cinquante mille livres sterling. Vous ne trouverez pas cette somme excessive, en la comparant à son utilité. Je répéterai que ce n'est qu'un dépôt qui sera toujours à votre disposition, et que j'offre de mettre cette clause dans le reçu que je vous en ferai[38].

La réponse de Wickham ne nous est pas connue. La note à lui remise, sans s'expliquer ouvertement sur l'attentat médité, le présuppose, puisqu'elle demande à l'Anglais le moyen d'en assurer les suites et de pourvoir au lendemain. L'allusion aux sommes avancées naguère par Talbot, lorsqu'il avait été question d'exterminer le Directoire, est particulièrement significative.

 

III

A Paris, en attendant le moment d'entreprendre, la première chose à faire était de protéger l'organisation royaliste contre les curiosités de la police. Dans ce but, il parut nécessaire de confier à quelqu'un le soin de monter une contre-police. Un nommé Dupérou, qui se faisait appeler Marchand, parut l'homme de la chose. Il se qualifiait d'employé de diplomatie[39], et avait effectivement servi dans les bureaux de Talleyrand, où il avait récemment essayé de se faire réintégrer[40]. Ce fonctionnaire intermittent, actuellement disponible, accepta de monter la contre-police royaliste ; il prit la chose à forfait, moyennant un prix mensuel.

C'était une acquisition précieuse que ce Dupérou, à tous points de vue. La femme avec laquelle il vivait tenait un vague salon, où les affidés pourraient se réunir et comploter. Il avait ses entrées dans les administrations publiques ; il possédait des accointances avec les journaux, frotté lui-même de littérature et écrivailleur. Tous les jours, il faisait passer à l'agence des notes sur l'esprit public, empreintes d'une forte exagération dans le sens royaliste, car le but de ces sortes de communications est surtout de plaire à ceux qui les paient[41]. Le principal office de Dupérou fut d'escroquer les secrets de la police et de parer ses coups.

Le gouvernement avait alors à Paris cinq polices ; celle du ministère de la police générale ; celle du bureau central, spécialement urbaine, celle de l'administration départementale, celle de l'état-major, et déjà la police particulière des Consuls[42]. La première était de beaucoup la plus importante, bien qu'elle fût très loin d'avoir acquis la solidité redoutable qu'elle posséderait plus tard. L'élévation de Fouché au ministère lui avait donné une tête, un cerveau ; elle avait en même temps des centaines de bras et d'yeux. Sans disposer d'une milice spéciale et d'un corps d'agents portant uniforme et signes distinctifs, obligée de requérir, en cas de besoin, la garde nationale ou la troupe, elle avait néanmoins ses agents d'investigation et d'exécution, ses officiers de paix, ses magistrats interrogateurs, ses inspecteurs en bourgeois ; autour d'eux, la nuée des indicateurs, fureteurs, écouteurs de tout genre et de tout sexe.

Le personnel secret comprenait différentes classes : la haute, les mouchards bien mis et musqués, ceux auxquels on payait traitement annuel et voiture au mois, ceux qui n'allaient jamais au ministère et dénonçaient par correspondance chiffrée ; plus bas, des observateurs connus seulement sous leur numéro d'ordre lorsqu'ils venaient le soir au rapport, crottés et minables. Dans l'espionnage, toutes les conditions, toutes les professions étaient représentées ; on y voyait des ci-devant nobles tombés à l'infâme métier, d'ex-célébrités révolutionnaires, un marquis authentique et d'anciens membres de la Convention, des teneurs de tripots, des femmes donnant à jouer à la bouillote et au trente-et-un, des matrones tenant maison de filles, une baronne qui fréquentait ce qu'on appelle les meilleures sociétés, où elle jouait parfaitement le rôle de mouton, et, au plus bas de l'échelle, un marchand de pommes sur la place du Palais-Royal, contrefaisant l'estropié. Il y avait aussi des policiers occasionnels, ceux que l'on payait à la tâche, auxquels on donnait quelque argent pour un renseignement utile et 100 francs pour une bonne capture ; on les recrutait parmi les gens d'industrie borgne ou de métier ambulant, brocanteurs, marchandes à la toilette, marchands d'habits, marchands de parapluies, sans compter la marchande sous le parasol à la halle, et le marchand d'estampes à quatre sous la pièce, passage Feydeau. La plupart des mouchards hauts ou bas avaient leur spécialité et leur domaine. Ce triste personnel, legs des gouvernements révolutionnaires et, même de l'ancien régime, Fouché venait de l'augmenter sensiblement.

La police n'en restait pas moins indigente et peu sûre, corrompue autant que corruptrice. Combien de ses fonctionnaires allongeaient par d'indignes profits leur intermittent salaire ! En ce temps de misère générale, le taux des consciences était au plus bas ; on ne mangeait guère à sa faim qu'en mangeant à plusieurs râteliers. Dupérou eut à ses gages un inspecteur de police, à raison de cent cinquante francs par mois[43]. Jusque dans les bureaux, dans l'intérieur de Polyphème, des vendus louchaient pour son compte pardessus l'épaule des plumitifs en train de paperasser, fouillaient de l'œil le travail du jour, l'écriture commencée.

Par eux, il connaissait d'avance les mandats d'arrêt lancés contre les gens de son parti. Dès que la police décidait de mettre quelqu'un en surveillance, c'est-à-dire de le tenir en observation continuelle et de ne le plus perdre de vue, afin de pouvoir, en cas de besoin, lui mettre la main dessus, Dupérou en était averti. Aussitôt s'engageait la lutte entre les deux polices, celle du gouvernement, celle des royalistes.

Un individu est mis en surveillance. Près de sa porte, au coin de sa rue, un marchand ambulant va se planter, son panier sous le bras, et se donne uniquement l'air d'attirer la pratique. C'est un allumeur ; il est chargé d'amorcer la surveillance. Si l'individu sort, l'autre le suit et commence à le filer dans le labyrinthe des rues. Voici qu'on atteint un espace découvert, les quais, le Pont-Neuf, la place du Panthéon ou quelque autre, peuplée d'étalagistes et de détaillants eu plein vent qui la font fourmillante et babillarde. Ici, l'allumeur s'efface ; d'un geste convenu, il passe la consigne à l'un des marchands, qui quitte momentanément sa baraque pour continuer la poursuite. Celui-là est un éclaireur. Plus loin, ce charlatan à cheval qui débite aux badauds onguents et boniments, ouvre l'œil pour le compte de la police ; il observe les allées et venues de l'individu signalé. Plus loin encore, l'allumeur primitif reprend la poursuite, mais c'est maintenant autre visage, autre habillement, autre homme. En passant devant une maison, il a trouvé chez le portier, qui lui-même est de la partie, de quoi se travestir et se grimer. Il arrive cependant que, malgré tous ces stratagèmes, l'individu en suspicion dépiste la surveillance. Comme la contre-police s'est procuré les noms des principaux mouchards et s'occupe à en dresser la liste alphabétique, il sait de qui on doit se défier, le café et la maison de jeu à éviter. Dans la rue, s'il se sent trop pressé, il se jette dans un cabriolet qui l'emporte au triple galop.

La configuration même du Paris d'alors le sert. Ce Paris aux rues torses, sinueuses, brisées, avec ses passages, ses étroits boyaux, ses cours à plusieurs issues, abonde en recoins, en replis brusques aux tournants desquels le fugitif, comme englouti par une trappe, subitement disparaît. Le soir, au lieu de rentrer chez lui, il change de garni et s'abrite chez des amis, à moins qu'il ne se cache dans les caveaux de quelque église abandonnée. Dupérou, qui a de grands projets, considère que l'une des parties de sa tache est d'indiquer des lieux de refuge.

En tous points, la police du complot rendait à l'autre la monnaie de sa pièce ; elle eut le front d'organiser elle-même des surveillances, d'épier des personnages considérables. On sut où Talleyrand passait ses soirées. On décida de suivre Sieyès ; seulement, comme Fouché, de son côté, le faisait filer pour le compte du gouvernement, on jugea plus commode de s'entendre à prix convenu avec l'agent chargé de cette surveillance, en sorte que l'agent se trouva opérer pour le compte des deux polices. Il n'est pas douteux qu'au Luxembourg même on se procura des accointances dans l'intérieur et dans la domesticité du gouvernement.

Les relations nouées à la Trésorerie se rattachaient à un genre particulier d'opérations que Dupérou définissait ainsi : L'enlèvement des caisses publiques et des messageries, ou fourgons, ou courriers de malles qui seraient porteurs de

fonds appartenant à la République. A la Trésorerie, un employé s'offrait à jouer le rôle d'indicateur ; il ferait savoir le jour où partirait de Paris tel envoi d'argent, la destination, le mode de transport, les facilités d'attaque, en un mot, le bon coup à faire ; pour salaire, le misérable réclamait le cinquième des prises. On ne se privait pas non plus de lier partie avec les malfaiteurs qui, dans la banlieue, entraient par effraction chez les acquéreurs de biens nationaux et procédaient contre eux par reprise un peu vive. Par exemple, Dupérou écrivait à ses commettants : J'ai l'honneur d'annoncer que dans la nuit de samedi à dimanche, il y aura une attaque dans la maison d'un acquéreur de domaines nationaux, à trois lieues de Paris. On m'a fait espérer que nous y trouverions quelque argent.

En même temps qu'ils travaillaient par moyens de banditisme à se munir, à se ravitailler, les conjurés passaient déjà à l'offensive. Ils entamèrent contre Bonaparte une guerre d'escarmouches. Après la suppression des journaux contre-révolutionnaires, qui leur avaient été d'un utile secours, ils firent imprimer en cachette et circuler une feuille clandestine, l'Invisible. Des pamphlets sortirent eu plus grand nombre : le plus atrocement calomniateur s'intitulait : la Vérité au Corse usurpateur. Le jeu maintenant est de montrer que la Révolution aboutit à la primauté d'un homme ; les Français n'auront-ils pas honte de préférer à l'autorité paternelle du Roi le joug d'un dictateur d'aventure. qui n'est pas même de leur sang ? L'argument trouvait faveur dans les milieux et sociétés contre-révolutionnaires. Là on avait d'abord tout espéré de Bonaparte ; comme il n'avait accordé que des satisfactions restreintes, le libérateur de Brumaire passait tyran. le dieu passait démon ; c'était un maitre dur, persécuteur, sanguinaire. Et si mal élevé ! On colportait des propos sur l'âpre brusquerie de ses manières ; on prétendait que son physique ignoble ne plairait jamais à la multitude[44].

Le peuple fut travaillé. Un matin, grande découverte dans le quartier des Halles : Plus de deux mille brochures ont été jetées dans les baquets des marchands de poisson[45]. — Un soir, c'est autour du théâtre des Italiens que les distributeurs opèrent ; ils jettent leurs libelles sur le seuil des cafés, sur le pas des portes. Ils semèrent une fois tout le long de la grande rue du faubourg Antoine des cartes provoquant au renversement de Bonaparte. Nuitamment, d'invisibles mains apposaient des placards séditieux ; près de la rue des Lombards, on en colla un sur l'arbre de la Liberté, dénommé maintenant par le peuple arbre de misère. A la fin de nivôse et au commencement de pluviôse, l'effort royaliste, sans remuer sensiblement la population, se multiplie de tous côtés et perce[46]. Même, avec une audace juvénile, par une sorte de gaminerie intrépide, Hyde et ses compagnons vont planter ouvertement leur drapeau en plein Paris ; drapeau voilé de crêpe, drapeau noir, ils l'arboreront au front du monument qui fait perspective à la place de la Concorde ; leur but est de donner une commotion aux esprits et peut-être de provoquer un mouvement.

Le 1er pluviôse-21 janvier, jour anniversaire de la mort de Louis XVI, Paris à son réveil apprit avec stupeur que le portique de l'église de la Madeleine, encore inachevée, avait été tendu pendant la nuit de draperies de deuil. Le décor s'étalait entre les deux colonnes centrales ; il portait une croix blanche sur un grand fond noir, avec fleurs de lys dans les coins et emblèmes monarchiques ; au milieu, cette inscription : Victimes de la Révolution, venez avec les frères de Louis XVI déposer ici vos vengeances. Et plus bas le testament de Louis XVI, sublime testament de pardon, fixé sur la draperie en placards imprimés, s'offrait aux yeux[47].

Avant que la police eût pu faire disparaitre le séditieux appareil, une foule de curieux était accourue au lieu de l'exhibition ; parmi eux, des gens du peuple, des ouvriers. Sensibles avant tout au courage, ces Parisiens ne pouvaient s'empêcher d'admirer l'audace extraordinaire de l'acte ; ils trouvaient cela beau d'adresse, beau d'insolence, et s'amusaient du bon tour joué à la police. La sensation s'accrut quand ou apprit qu'une apposition du même genre avait eu lieu aux portes de Saint-Jacques-la-Boucherie. Lit, un fait très curieux se passa ; on était dans le quartier des boucheries, quartier d'industries horribles, d'étaux sanglants et d'écorcheries, laid et puissant. Les boucliers, vieille corporation parisienne, gardaient un fonds de loyalisme traditionnel et de fidélité à la dynastie capétienne. Quand la police vint chez eux pour enlever les insignes de deuil et de royauté, des garçons bouchers voulurent s'y opposer par la force et jouèrent de leurs vigoureux poings ; il y eut rassemblement tumultueux et bagarre[48].

Ailleurs, les jeunes gens à la mode manifestaient d'autre façon que les bouchers. Dans la journée, ce rapport arrive au ministère de la police : La promenade de tous les jeunes gens à la mode a lieu présentement heure de midi sur le boulevard des Italiens, vêtus depuis la tête aux pieds de noir, un petit morceau de crêpe noir au chapeau. Les jolies femmes ont même costume[49]. Dans d'autres promenades, un assez grand nombre de femmes paraissaient également en robe de deuil et des plumes noires avaient poussé aux chapeaux. Quantité d'exemplaires du testament furent ramassés autour du Palais-Royal et rue Feydeau. Le bruit courait qu'on en avait affiché jusque dans les communes suburbaines ; l'administration municipale de Versailles mandait qu'on avait eu l'audace de lui en expédier un[50]. Toute la nuit suivante, la police de Paris fut sur les dents, craignant une alerte et surveillant de son mieux la cité retombée d'ailleurs au calme plat. Les royalistes, en somme, n'avaient pu que s'affirmer et susciter quelques démonstrations ; hors d'état de renverser le gouvernement, ils avaient réussi à le braver.

Bonaparte se courrouça. Bien que les auteurs du mystérieux délit demeurassent introuvables, il voulut un exemple, un immédiat exemple. Peu lui importait que le coup frappât à côté des vrais coupables, pourvu qu'il retentit.

Le 28 nivôse, avant l'incident de la Madeleine, on avait arrêté un beau jeune homme de vingt ans, Henri-Louis-Joseph de Toustain, dénoncé comme embaucheur pour le compte des Chouans. On avait trouvé dans son logis, rue Croix-des-Petits-Champs, nue caisse pleine de cocardes blanches, des poignards, plusieurs paires de pistolets, des brochures et une correspondance. En fait, Toustain était un émissaire de Bourmont, qui l'avait chargé de faire divers achats pour les troupes royales du Maine et aussi de recruter des hommes. Ses intelligences prouvées avec un parti soldé par l'ennemi du dehors le rendaient justiciable des tribunaux militaires, aux termes de la loi. Diverses personnes et surtout des femmes paraissaient l'avoir aidé dans ses opérations : Des femmes ivres de guerre civile, écrivait la police, sont les instruments incendiaires de ces machinations[51]. Pour approfondir l'affaire, il eût été à propos de prolonger l'instruction, mais le Consul était pressé. Le 3 pluviôse, cet ordre partait du Luxembourg : a Le secrétaire d'État au ministre de la police générale. Le premier Consul me charge, citoyen ministre, de vous engager à vous concerter avec le ministre de la justice et le général Lefebvre pour la prompte traduction au conseil de guerre des individus prévenus d'embauchage pour les Chouans[52].

Le même jour, Lefebvre se saisit de l'affaire ; il ordonne au capitaine rapporteur près le deuxième conseil de guerre de se transporter immédiatement au Temple et d'y interroger Toustain, afin qu'il soit jugé dans les vingt-quatre heures, d'après toute la rigueur des lois[53]. L'interrogatoire commença le lendemain à deux heures du matin ; aux charges alléguées contre lui, Toustain n'opposait que d'invraisemblables mensonges ; à six heures du soir, nouvel interrogatoire, choix d'un défenseur officieux ; à dix heures, le conseil de guerre se réunit d'urgence ; appliquant la loi, il prononce contre Toustain la peine de mort. Le malheureux fut conduit à la plaine de Grenelle et fusillé. On dit que sa jeunesse, sa grâce virile, son intrépidité au moment suprême émurent les assistants ; c'était le premier sang qui coulait dans Paris depuis la révolution pacifique de Brumaire.

D'autres rigueurs suivirent. Paris vit passer dans ses rues des charretées de Chouans prisonniers, saisis dans les premiers engagements et amenés des contrées de l'Ouest ; ils portaient encore une espèce d'uniforme, veste grise de coupe militaire, avec collet et parements rouges. Un conseil de guerre en condamna sept à la peine de mort ; ils furent exécutés ensemble. D'autres subirent le même sort : Tous les jours on fusille ici cinq à six Chouans, écrivait durement Bonaparte à Brune[54]. Des supplices relégués aux abords de la cité, des fusillades au petit jour, un bruit sourd de décharges venant du côté de Grenelle, le mur d'enceinte éclaboussé de sang, attestaient que les lois implacables de la Révolution restaient en vigueur contre ses ennemis en armes. La population ne s'en inquiétait guère. Dans ce Paris tout occupé à revivre, dans cette fourmilière d'affairés qui s'en allaient à travers les rues boueuses au plaisir ou au lucre, qu'importait à l'indifférence publique que quelques hommes mourussent obscurément pour leur cause !

 

IV

C'est dans l'Ouest que la question allait provisoirement se trancher. En Vendée, les hostilités n'avaient même pas repris. Au moment où tout semblait rompu, un nouvel intermédiaire avait renoué le fil. L'abbé Bernier, ex-curé de Saint-Laud d'Angers, déjà mêlé aux pacifications antérieures, se cherchait un rôle. Ce prêtre laid, trapu, d'aspect déplaisant, cachait sous un extérieur vulgaire de remarquables qualités de finesse. De vilaines histoires couraient sur son compte ; on ne l'estimait pas, mais on l'employait. Gardant toujours quelque chose d'interlope et de subalterne, il maquignonnerait de hauts accommodements. Dans l'occurrence, Bonaparte approuvait fort son initiative ; il l'avait peut-être secrètement provoquée[55]. Rien ne lui plaisait autant que de voir le clergé s'essayant au rôle de pacificateur et un prêtre travaillant à lui amener la Vendée. Bernier se rapprocha d'Hédouville et obtint des pouvoirs ; aux chefs vendéens, Autichamp, Suzannet et les autres, hésitants d'ailleurs et partagés, il imposa son entremise[56].

Les deux difficultés capitales restaient la promesse de fidélité exigée des prêtres et la question des armes. Sur ces cieux points, les Vendéens ne cédèrent pas, et ce fut Hédouville qui prit sur lui de transiger. Il fit entendre que le gouvernement, sans rapporter l'arrêté qui obligeait les prêtres à la promesse, ne tiendrait pas strictement la main à son exécution. Pour les armes, il spécifia que les choses se passeraient ainsi ; les rassemblements de révoltés se dissoudraient, les hommes rentreraient au foyer, mais on laisserait des fusils à tous les propriétaires de fermes et métayers, pour leur défense contre les voleurs et malandrins qui rôdaient de tous côtés. En réalité, c'était laisser en armes la majeure partie des insurgés ; il suffirait qu'au printemps les armées de la République fussent périlleusement aux prises avec l'ennemi du dehors pour qu'on vit luire des fusils derrière chaque buisson de la Vendée et se rallumer l'inextinguible guerre.

Devant ces conditions, les chefs de la Vendée se réunirent au bourg de Montfaucon pour en délibérer. La scène fut émouvante, très animée, car la guerre à outrance conservait ses partisans. On s'était réuni au rez-de-chaussée de la Maison Thenaisie, dans le milieu du bourg. Au dehors, des gars faisaient bonne garde et surveillaient les approches, le fusil en arrêt. Comme la température était glaciale, les chefs se tenaient pelotonnés autour du feu qui brûlait dans une vaste cheminée à la mode du pays : tout en discutant, avec passion, avec colère, ils lançaient des bûches dans l'âtre, pour attiser la flamme, et ils les lançaient avec une telle violence qu'on montra longtemps comment ces coups furieux avaient entaillé les parois de fonte et meurtri le métal[57]. Il y eut des gestes courroucés, des tables renversées, et à l'issue de la conférence la maison parut comme saccagée. La paix sortit cependant de cette altercation ; la majorité des chefs reconnut douloureusement la nécessité de la conclure ; elle fut acceptée par ces rudes hommes, non subie. A Angers, lorsque l'événement fut connu, il y eut le soir au théâtre grande manifestation en l'honneur d'Hédouville et transport de joie.

Sur la rive droite de la basse Loire, au-dessus de Nantes, Châtillon commandait à des cantonnements épars. Des détachements républicains marchaient contre eux. Avant même l'expiration de la trêve, il y eut un heurt à Blain, où quelques Chouans périrent. Laissés à découvert par la défaillance de la Vendée, Châtillon et ses chefs de légion, Brigis, Ménard. Quatrebarbes, les deux d'Andigné, se mirent à négocier ; le 30 nivôse-20 janvier, à Candé, ils adhérèrent aux hases de Montfaucon, réclamèrent et obtinrent les mémés conditions que la Vendée ; ils signèrent pour les divisions royales de la Haute-Bretagne et Bas-Anjou[58].

Au-dessus d'Angers, dans le Maine, Bourmont conservait une force assez compacte. Une forte colonne républicaine, commandée par le général Chabot, sortit de Laval pour le combattre. Le surlendemain, elle l'atteignit au bourg de Meslav, où il avait réuni le gros de ses forces ; on se fusilla trois heures, puis la 30e demi-brigade chargea impétueusement les Chouans et les mit en déroute. Bourmont y laissa son cheval ; les paysans des environs virent passer plus de trente voitures emmenant des blessés.

Bourmont parlementait déjà bien que son lieutenant Chappedelaine eût remporté un sérieux avantage à Foulletourte. Après avoir pendant plusieurs jours discuté et ergoté, Bourmont fit savoir qu'à raison des adoucissements consentis il entrait dans la paix de Vendée, souscrivait à cette paix sans désarmement que tous les commandants royaux avaient intérêt à prendre pour modèle et pour type. Le vieux La Prévalaye avait accédé déjà pour la région de Rennes. Autour de Fougères, Piquet du Boisguy commandait et s'était fait par ses cruautés un renom atroce ; après avoir poussé une pointe victorieuse dans la Manche, il se laissa battre à Parigné et fléchit à son tour. Pour les Côtes-du-Nord, Pontbriand vint faire sa soumission auprès de Dinant.

Georges cependant tenait ferme et se rencognait dans son Morbihan. Brune préparait contre lui une concentration de troupes. Dans la basse Normandie, encore dégarnie de renforts républicains, le département de l'Orne restait dominé par Frotté et ses légions paysannes ; des contingents volants guerroyaient dans la partie inférieure de la Manche, d'autres et notamment la légion du Perche infestaient les confins d'Eure-et-Loir, de la Sarthe et de la Mayenne. L'Orne et le Morbihan, c'étaient deux taches blanches qui se marquaient encore au milieu de l'envahissement tricolore. Dans les autres départements insurgés, si des bandes sans cohésion ni discipline continuaient à courir le pays, les hostilités réglées avaient pris fin par une série de soumissions partielles.

Bonaparte admettrait-il les conditions accordées par Hédouville ? Des deux concessions faites, celle qui regardait les prêtres ne répugnait nullement à sa politique ; celle qui concernait les armes allait directement contre sa volonté. Lorsqu'un aide de camp vint à Paris plaider la cause d'Hédouville, le Consul lui dit crûment, à propos des armes : Vous vous f... du monde !... ; je laisserais ce pays en état, dans une circonstance difficile (c'est-à-dire dans le cas d'une campagne douteuse sur le Rhin et les Alpes), de gouverner le gouvernement. J'ai des forces en ce moment ; il faut que ce pays soit dans l'impuissance de s'insurger et que les troupes soient disponibles. Nous n'aurions rien fait sans cela... Je ne serai pas assez fou pour ne pas profiter du moment où je le puis, pour m'assurer de ce pays[59]. Au fond, il se sentait moins fort dans l'Ouest qu'il ne voulait le paraitre, et ce chef impatient sut encore une fois se contraindre. Tout en se réservant de pousser contre Cadoudal et Frotté avec la dernière vigueur, il ne désavoua pas les accords passés par Hédouville pour la Vendée et les rives de la Loire.

Il calculait l'avantage moral que lui vaudraient ces premières soumissions, si imparfaites qu'elles eussent. La demi-pacification obtenue apparaitrait à la France comme une pacification complète, le grand nom de la Vendée v aidant. Par son formidable passé, la Vendée avait pris dans l'imagination publique une place, une signification capitale ; il semblait même qu'elle se fût matériellement et démesurément agrandie, allongée ; depuis la Gironde jusqu'aux embouchures de la Seine, pour désigner les pays insurgés, on disait communément la Vendée. A savoir que la Vendée avait faibli, on crut que l'Ouest entier s'inclinait. Pour beaucoup d'espérances, ce fut un coup de massue.

Les soulèvements auxiliaires, les diversions tentées dans le Sud-Ouest n'avaient pas réussi. Dans la Haute-Garonne, les autorités n'avaient eu affaire qu'à des troubles partiels, à des essais d'émeutes rurales, facilement réprimés[60]. Dans le Midi provençal, les affaires du royalisme n'avançaient guère ; si l'organisation se consolidait, le metteur en branle, le général Willot, se faisait attendre. Il avait quitté la Souabe avec l'intention de se rendre à Turin et de là en France, mais l'Autriche l'avait obligé à un Grand détour en le mandant à Vienne, soi-disant pour concerter avec lui un plan d'opérations[61]. Dans la vallée du Rhône et la région lyonnaise, les chefs désignés pour créer des centres d'insurrection n'arrivaient pas à s'accorder, se disputaient des fonctions nominales et des commandements sur le papier. A Paris même, la conspiration anglo-royaliste persistait, mais renonçait aux manifestations d'éclat et, après avoir gaspillé beaucoup d'argent se renfonçait dans les dessous.

L'absence du prince toujours attendit, réclamé, invoqué, causait une déception mêlée d'irritation. Depuis neuf ans, le comte d'Artois s'annonçait et n'arrivait pas ; la spécialité de ce chef du parti d'action était de n'agir jamais. Dans le parti, on savait que des chefs de l'Ouest étaient allés récemment en Angleterre, résolus à tout pour ramener et presque enlever le prince ; ils étaient allés le supplier de se confier à eux, de se jeter en France, fût-ce sur un bateau de pêche, sans attendre la douteuse flotte d'Angleterre qui devait le convoyer solennellement. A ces ardentes tentatives, les conseillers de Monsieur avaient opposé en son nom des paroles glacées. Les princes, avaient-ils dit, n'étaient point faits pour se commettre en pareille aventure. Ces gens de l'entourage préféraient vivre commodément à Londres et se faire de l'exil une carrière[62]. Par eux, les décisions étaient amollies, émoussées. Les Bourbons avaient-ils donc rompu avec les traditions de leur grand aïeul ? On ne reconnaissait plus le sang de Henri IV en ces princes ankylosés.

Dans la plupart des provinces, la masse non engagée dans les partis, dégoûtée de la Révolution mais aspirant surtout au repos, s'abandonnait à Bonaparte. Pour elle, Bonaparte, c'était encore la Révolution, mais la Révolution commençant à s'apaiser, à se coordonner ; et la nation exténuée jouissait de ce répit. Les agents contre-révolutionnaires détestaient cette large politique consulaire qui calmait les esprits : La perfide modération du Consul, sa feinte modération[63], la ligne de modération qu'il tient[64], ces mots revenaient à chaque instant sous leur plume exaspérée. L'apathie des masses leur était sujet de désolation. Ils sentirent la nécessité de reculer leurs tentatives jusqu'au commencement de l'été, c'est-à-dire jusqu'à l'époque où la reprise des hostilités aux frontières, avec ses chances toujours incertaines, remettrait en trouble l'esprit public. Actuellement, il ne s'agissait plus que de réserver ses moyens. Une lettre écrite par d'André montre bien pour quelles raisons l'effort royaliste mollit et s'ajourne : La douceur apparente du gouvernement, la catastrophe de la Vendée, l'absence de nos princes, le silence des puissances sur le rétablissement de la monarchie, tout décourage l'intérieur abattu[65].

 

 

 



[1] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4499.

[2] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4499.

[3] Paroles insérées dans la Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4527.

[4] Le Publiciste du 22 nivôse. — Cf. MADELIN, Fouché, I, p. 312.

[5] Moniteur du 23.

[6] Procès-verbaux des séances consulaires. Archives nationales, AF, IV, 4. Séances des 1er et 2 pluviôse.

[7] Le procès-verbal de cette réunion a été publié dans la Révolution française, janvier 1903.

[8] Stanislas DE GIRARDIN, Journal et Souvenirs, III, p. 316.

[9] Moniteur du 29.

[10] Correspondance des agents de Condé, 21 janvier 1800. Archives de Chantilly, série Z.

[11] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4523.

[12] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4523.

[13] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4536.

[14] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4547.

[15] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4548.

[16] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4580.

[17] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4532.

[18] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4523.

[19] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4590.

[20] Archives nationales, F7, 6248. Bourmont à Hyde de Neuville, 28 décembre 1799.

[21] Archives nationales, FIC, III, rapports départementaux.

[22] Archives nationales, F7, 6249, documents de police.

[23] Archives nationales, F7, 6270, affaire Husson.

[24] Archives nationales, AF 7, 6270, signalement de Hyde.

[25] Lettre citée par LEBON, l'Angleterre et l'émigration française, p. 267-269, 25 janvier 1799.

[26] Archives nationales, F7, 6247.

[27] HYDE DE NEUVILLE, Mémoires, II, p. 284.

[28] Archives nationales, F7, 4980.

[29] Archives nationales, F7, 6227, 6247.

[30] Lettres de Hyde ultérieurement saisies et publiées par le gouvernement consulaire. Mémoires de Hyde, II, p. 289.

[31] Lettre à Monsieur insérée dans les Mémoires de Hyde, II, p. 264.

[32] Archives nationales, F7, 6270.

[33] Archives nationales, F7, 6249, renseignements fournis par le nommé Butler.

[34] Lettres inédites du comte d'Avaray à Madame Danjou, 29 juin 1800. Cette Mme Danjou, type de Chouanne au dévouement passionné et bourru, vivait pauvrement à Paris ; c'était cependant l'une des rares personnes qui communiquassent directement avec Mitau. Elle était en correspondance continue avec le comte d'Avaray, et le Roi l'appelait sa chère Henriette. Connaissant à fond les dessous de la Chouannerie et du royalisme, elle disait son fait au parti et ne lui mâchait pas les vérités.

[35] DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 412-415.

[36] DAUDET, Histoire de l'émigration, II.

[37] D'Avaray à Mme Danjou, 17 décembre 1800.

[38] Archives de Chantilly, série Z.

[39] Archives nationales, F7, 6247.

[40] Archives nationales, F7, 7247.

[41] Ces rapports, dont plusieurs exemplaires subsistent, ont été publiés par M. G. Bonn dans la Revue de la Révolution, juin-août-octobre 1888. Toutes les citations qui suivent sans référence spéciale sont extraites de ces rapports.

[42] Rapports de Dupérou.

[43] Archives nationales, F7, 6249, affaire Clément.

[44] Archives de Chantilly, série Z, correspondance des agents de Condé, 13 janvier 1800.

[45] Rapport de police, AULARD, Paris sous le Consulat, I, p. 140.

[46] Rapports de police, AULARD, I, p. 99-129.

[47] Archives nationales, F7, 6227. Rapport aux Consuls, bureau particulier.

[48] Archives nationales, F7, 6227. Rapport aux Consuls, bureau particulier.

[49] Archives nationales, F7, 6227, rapport d'un agent de première classe du ministère de la police générale.

[50] Archives nationales, F7, 6227.

[51] Archives nationales, F7, 6227, rapport aux Consuls, bureau particulier.

[52] Archives nationales, F7, 6227.

[53] Archives nationales, F7, 6227.

[54] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4589.

[55] Voyez Commentaires de Napoléon Ier, IV, p. 163.

[56] CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, p. 528-530.

[57] CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, p. 536-555.

[58] CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, p. 538.

[59] Lettre de Bernier à Hédouville, 30 pluviôse. — CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, p. 573-574.

[60] Rapports départementaux. Archives nationales, FIC, III.

[61] LEBON, l'Angleterre et l'émigration française, p. 284.

[62] Mme Danjou écrivait d'eux : Ils sont bien à Londres, n'y manquent de rien, quand Monsieur y est presque aux expédients... Ils font les entendus, les importants, jouent un rôle qui satisfait leur petite vanité, et contents de faire la contre-révolution par de longs raisonnements et des plans qui n'ont pas le sens commun, sans sortir de leurs appartements, ils en confient l'exécution au hasard, préfèrent la fumée de Londres à celle de la poudre à canon... Ils préféreraient sûrement jouer le même rôle à Versailles, mais on voudrait y arriver sans peines, risques, fatigues. — Lettre à d'Avaray, 8 mai 1800.

[63] Lettres de Mme Danjou, 1er avril et 8 mai.

[64] Correspondance des agents de Condé, 2 janvier 1800. Archives de Chantilly, série Z.

[65] DAUDET, les Émigrés et la Seconde coalition, p. 260.