L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE PREMIER. — BONAPARTE ET LES ROYALISTES.

 

 

I

Lorsque Bonaparte se proclama premier Consul par anticipation sur le résultat total du plébiscite, le 4 nivôse an VIII-25 décembre 1799, il avait trente ans et quatre mois. Ses traits creusés et sa mine ravagée n'indiquaient pas l'âge. Sa taille au-dessous de la moyenne se courbait un peu ; son corps restait d'une excessive maigreur. Il avait le visage long, le front vaste sous les cheveux ramassés en courte broussaille, les tempes creuses, des yeux extraordinaires, admirablement placés sous l'arcade sourcilière, pleins de pensées et pleins d'éclairs, la bouche d'un beau dessin, les joues hâves, le menton sec. Lorsqu'il voulait charmer et séduire, un sourire d'une grâce singulière illuminait ce visage âpre. Son teint tantôt jaune et tantôt Gris déplaisait particulièrement. Sa parole était pittoresque et crue, abondait en saillies originales ou en expressions marquées du signe héroïque. Ou le voyait plus souvent debout et marchant qu'assis. Il avait le geste vif, animé, parfois heurté ; assez souvent son épaule droite se relevait par un mouvement involontaire, signe d'émotion. Il soignait beaucoup sa personne, mais se montrait dans ses habits d'une négligence extrême, se condamnait encore au vêtement civil et portait ordinairement un frac de drap olive, passablement usé. Pour sortir, il endossait une redingote de drap gris dont il croisait frileusement les revers sur sa poitrine.

Les femmes de l'ancienne société le trouvaient étrangement laid. La foule parisienne ne s'intéressait qu'à lui dans le gouvernement, s'extasiait tour à tour devant ses actes et frondait. Les dithyrambes officiels l'appelaient éperdument le héros ; jusqu'au fond des provinces, les populations le surnommaient avec une familiarité attendrie ou narquoise : le petit caporal. Les hommes qui l'approchaient se sentaient en face d'un phénomène de puissance mentale et de volonté.

Les soixante à quatre-vingts journaux de Paris parlaient quotidiennement et assez librement de cet être devant lequel l'Europe se tenait en suspens. Dans la presse, c'était toujours le ton républicain, une affectation de simplicité et de sans-gêne. Les journaux ne désignaient guère le chef de l'État sous son titre officiel ; ils disaient Bonaparte tout court, comme ils avaient dit : Sieyès, Barras et Robespierre. Nulle part ne figurait sou exotique prénom, que bien peu de personnes eussent été capables d'énoncer ou d'épeler. Mais les journaux, dans leur partie placée sous la rubrique Paris et où se succédaient en alinéas détachés les nouvelles du jour, ne tarissaient pas en détails sur sa personne. A tirer de leur poussière ces feuilles élimées, mal imprimées, d'un format modeste en comparaison de nos journaux, on peut se donner l'impression d'entendre parler de Bonaparte comme (l'un personnage d'actualité parisienne, présent, immédiatement contemporain, que chacun pouvait voir et qui passait clans la rue, avec son escorte de grenadiers à cheval galopant autour de sa voiture lancée au grand trot.

.Les journaux le suivaient dans son cabinet du Petit-Luxembourg, citaient de lui des mots, des traits de caractère. On lui reconnaissait une simplicité antique. A l'égard des éloges et des critiques, c'était une indifférence superbe. Le ministre de la police lui apporte une liasse de pamphlets saisis ; il les prend et les jette au feu : Voilà le cas que j'en fais, dit-il, et il dédaigne de punir[1]. Autour de lui, dans ce palais du Luxembourg où le nouveau pouvoir s'était provisoirement campé, nul apparat : des domestiques quelconques, sans galons ni livrée ; un seul maître d'hôtel ; çà et là au détour d'un couloir, une figure d'Égyptien en costume surgissant soudain, d'étranges serviteurs à mine de janissaires ; un va-et-vient d'officiers. Les ministres se présentaient à tour de rôle, négligés dans leur mise comme tout le monde l'était alors, en frac uni et bottes. A toutes les issues, devant les postes, des grenadiers en grande tenue montaient la garde ; devant eux passait la foule des gens en place et des solliciteurs qui venaient saluer, reconnaître et implorer la puissance.

Le matin, Bonaparte tenait à peu près table ouverte et retenait à déjeuner beaucoup de gens : C'est à table, dit-on, que Bonaparte observe les caractères et les talents de ceux qu'il ne connaît pas. Nous pourrions citer beaucoup de tribuns et plus encore de membres du Corps législatif qui n'oseront jamais dîner avec lui[2].

Dans la journée, le défilé des visiteurs, les hommages à recevoir et les réponses à faire l'importunaient visiblement ; il variait peu ses formules ; c'est ce que constatait de façon assez perfide le gazetier Caltais, dans sa feuille intitulée le Diplomate : On reproche au consul Bonaparte de mettre peu de dignité et trop de sécheresse dans ses réceptions. Nous pensons, nous, qu'il n'y met que des convenances. Que voulez-vous qu'il réponde à six cent mille compliments par jour que lui adressent, sans sincérité, des hommes qu'il n'a jamais vus ou des hommes qu'il n'estimera jamais ! Bonjour, citoyen ; Citoyen, je vous remercie ; Ah ! c'est vous, citoyen, c'est à peu près tout ce qu'on peut adresser de civil à ces bas courtisans qui ne l'entourent que pour le tromper[3]. Cependant, depuis qu'il avait traversé la passe angoissante des discussions constitutionnelles, depuis qu'il avait pu s'affirmer par des actes qui faisaient espérer un règne éclatant de force et de justice, son visage semblait un peu détendu, apaisé.

Malgré l'hiver, sa distraction était d'aller assez souvent à la Malmaison, ce domaine de bourgeois riche qu'il avait acquis avant son départ pour l'Égypte et avec lequel il n'avait pas eu le temps de faire connaissance. Là il réunissait volontiers tin certain nombre d'invités. On donnait quelques concerts, avec virtuoses de toutes les classes[4], et la société se montait parfois à quatre-vingts personnes.

C'est à ces parties hors Paris et aux réceptions du soir chez Joséphine que le ménage consulaire[5] bornait sa représentation. Joséphine, mise à ravir, habile à improviser autour d'elle un décor d'élégance, plaisait par son empressement à obliger et sa façon d'obliger. Les hommes de sa société la déclaraient certainement la femme la plus simple, la plus affable de tout Paris[6]. Les républicains ombrageux lui reprochaient des attaches suspectes et des velléités de dévotion. Le bruit avait couru qu'elle rendrait un de ces jours le pain bénit clans l'église de Rueil, et ce bruit avait fait scandale. Le Journal des Hommes libres, organe officieux du ministère de la police et du jacobinisme domestiqué, opposait un démenti doublé d'une explication[7]. Joséphine ne voyait encore qu'un petit nombre de femmes. Lorsqu'une nouvelle venue était présentée au Luxembourg, on l'invitait à dîner pour l'un des jours suivants. A table, Bonaparte la plaçait à sa droite et employait avec elle le ton de l'ancienne société. Après le diner, s'il plaisait à sa femme d'emmener la nouvelle invitée à l'Opéra, avec les dames de la famille, lui restait à causer ou à travailler.

Le second consul Cambacérès, qui le voyait tous les jours et vivait à ses côtés, lui trouvait beaucoup d'esprit, une grande fierté intérieure, un amour-propre extrême, une mobilité d'imagination qu'il était presque impossible de fixer. Ses moyens n'étaient pas façonnés par l'éducation et l'instruction ; il le savait et ne voulait pas qu'on s'en aperçût. Il voulait être ou paraitre souvent savant, et ne manquait jamais une occasion de s'instruire[8].

Il avait plus d'idées que de notions. Il connaissait mal ce monde politique dans lequel il était brusquement tombé, s'embrouillait dans les noms et les écorchait. Ses jugements sur les personnes restaient mal assurés. Confiant et défiant tour à tour, il avait des moments d'abandon, puis se reprenait, se remettait en défense. Il n'était pas insensible à la flatterie. On lui voyait des indulgences et des facilités, des colères terribles qu'il regrettait ensuite, une impétuosité contenue, une ambition qui s'armait de finesse et allait doucement à son but ; au fond, l'intime conviction qu'hommes et choses devaient tôt ou tard céder à sa volonté ; par-dessus tout, une avidité de gloire, le brûlant désir de porter jusqu'aux extrémités de l'avenir le retentissement de son nom[9].

Dans les premiers jours, lorsqu'il avait tenu séance avec ses deux collègues et terminé le travail d'État, il les retenait longuement auprès de lui afin qu'ils lui donnassent de véritables leçons de politique et d'histoire. Il s'enquérait sur les événements intérieurs des dix dernières années, sur les partis, sur les hommes ; il se faisait raconter et expliquer la Révolution[10].

Sa volonté annoncée était de la finir, de clore l'ère des troubles. Dans cette vue, il s'érigerait au-dessus des partis et gouvernerait pour la France, pour toute la France : Je ne prendrai jamais la couleur d'un parti[11], répétait-il insatiablement. Quant aux moyens pratiques d'obtenir l'apaisement, dès qu'il se trouvait aux prises avec les questions à débattre, à résoudre, sa fougue naturelle se mettait au service d'un souverain bon sens. Il montrait une impatience de solutions justes, mesurées, moyennes, et une ardente sagesse. Chez lui, une surabondance et une pléthore d'idées déconcertaient un peu ses collègues, mais toutes ses idées évoluaient autour d'un point fixe, autour de ce dessein fermement arrêté, ancré dans son esprit : instituer la paix des partis, la paix des consciences, la paix des intérêts ; tourner vers l'activité extérieure et le rehaussement de la puissance française les forces rassemblées de la patrie, et substituer ô l'esprit de faction, dévorateur de la substance des peuples et gaspilleur d'énergie, un esprit véritablement national.

Au dire de Cambacérès, jamais un mot ne décelait en lui une arrière-pensée, le désir de s'élever au-dessus de sa fonction présente et de se faire autre chose que le chef d'une république magistralement ordonnée. Républicain, il l'était à la façon des ouvriers et des soldats, c'est-à-dire de ceux qui concevaient la République comme une France sans roi et victorieuse des rois, fortement gouvernée, se croyant libre parce qu'elle se placerait sous l'invocation (lu mot de liberté, portant partout la terreur de ses armes, l'empire de ses lois, et obligeant les archaïques puissances à s'humilier devant celui qui représentait la nation supérieure. Il n'aimait pas les véritables principes de la Révolution, mais il en partageait les passions, les enthousiasmes ; il l'aimait sous sa forme militante et guerrière, conquérante et romaine.

Comme elle, il restait obsédé de Rome et de la Grèce, telles qu'ils les avait apprises dans les livres et les histoires. L'antiquité classique demeurait pour lui modèle de toute vertu. Volontiers, il se voyait dans le personnage d'un grand citoyen des républiques anciennes, protecteur et législateur de la cité, défendant les faibles, consultant les sages, aspirant à déposer après l'accomplissement de sa tache le fardeau du pouvoir, étonnant le monde par sa supériorité austère, son désintéressement, et laissant ample matière aux Plutarques de l'avenir. Par contre, son tempérament foncièrement despotique, le sens reconstituant qui était en lui, son intuition des réalités, les impressions de l'ancien régime qui lui était apparu comme la seule forme de société assise qu'il eût jamais connue, l'incitaient sourdement à stabiliser l'État en sa personne, à le réorganiser d'après les données de l'expérience française et à rentrer dans la tradition royale ll avait l'imagination républicaine et l'instinct monarchique. Ce désaccord intime le faisait double, empêchait qu'il vit clair en lui-même et qu'il eût l'intention préméditée de ce qu'il accomplirait. Se sentant de force à reculer les limites du possible, il se demandait néanmoins ce qu'il pourrait et voudrait faire ; s'il s'appropriait l'avenir en espérance, il ne le concevait pas sous une forme déterminée. A ce Bonaparte croyant en sa fortune et incertain de ses destinées, confiant en son étoile et ignorant où le conduirait l'astre miraculeux qu'il voyait monter dans des cieux obscurs, une proposition très nette fut subitement faite, dans les trois jours qui suivirent sa prise de possession. Quelques royalistes lui proposèrent de renouer la chaine des temps et de rappeler le Roi.

 

II

Dans la France surprise par le coup d'État de Brumaire et confusément docile aux faits accomplis, informe chaos de débris et de germes, à côté de certaines résistances jacobines et d'une assez vaste effervescence réactionnaire, un seul parti restait debout, armé ; c'étaient les royalistes de l'Ouest. Ils détenaient un cinquième de la France, les campagnes de Vendée, de Bretagne, de l'Anjou, du Maine et de la basse Normandie. Quelques semaines avant la chute du Directoire, ils avaient renouvelé une prise d'armes générale et porté des coups hardis. Au lendemain de Brumaire, ils avaient accepté un armistice qui les laissait maitres de leurs positions et de leurs forces.

Depuis lors, ils se tenaient vis-à-vis de Bonaparte en état d'observation. Les pourparlers de paix continuaient entre les principaux chefs, réunis dans la région de la basse Loire, et le général Hédouville, qui exerçait à Angers le commandement de l'armée républicaine. Les royalistes élevaient des prétentions littéralement séparatistes, qui eussent fait de l'Ouest une nation à part, pourvue d'une véritable autonomie et de nombreux privilèges : liberté religieuse pleine et entière, remise des impôts arriérés, exemption de toute levée militaire[12]. En formulant ces prétentions exorbitantes, les chefs avaient moins pour but de régler d'une façon stable les rapports entre l'Ouest et les autres parties de la France que de pressentir Bonaparte. Si le Consul acquiesçait A ces demandes, s'il laissait une France blanche se juxtaposer à l'autre et s'affirmer contre elle, c'était le signe qu'il inclinait, ainsi que beaucoup de personnes le supposaient, A préparer une restauration. Le plus acharné et le plus intelligent peut-être d'entre les chefs royalistes, le comte de Frotté, disait, en parlant des articles proposés : Si tous passent, c'est qu'on nous veut du bien ; sinon, bataille ![13]

Ils voulurent s'éclairer plus directement sur les intentions de Bonaparte et en avoir le cœur net. Un des leurs, Fortuné d'Andigné, qui commandait dans la région d'Angers, reçut d'eux commission verbale de se rendre secrètement A Paris et de poser au Consul la question de royauté ou de république. S'étant glissé dans Angers à la faveur de l'armistice, il obtint d'Hédouville des passeports pour Paris et partit dans la diligence. A Paris, son premier soin fut de s'aboucher avec Hyde de Neuville, chargé de recomposer dans la capitale une agence, un bureau, un groupement royaliste. Le contraste était frappant entre ces deux hommes : d'Andigné vrai type de gentilhomme guerroyeur et rural, fruste, véhément, mâchoire forte, solide carrure ; Hyde de trempe phis fine, plus délié, rompu aux intrigues de Paris et aux manèges de la politique. Ils avisèrent ensemble aux moyens d'aborder Bonaparte.

L'affaire s'entama clans les dessous, mystérieusement et avec un air de complot. Hyde se découvrit dans le gouvernement un ami, un compatriote de la Nièvre, le citoyen Hourgoing, ex-baron de Bourgoing, qui avait pris du service dans la diplomatie républicaine. Bourgoing était en intimité avec Talleyrand, ministre des relations extérieures, et se chargea de faire parler par lui à Bonaparte. Tout parut d'abord marcher à souhait. Le 23 frimaire au matin, à l'heure même ois s'imprimait la nouvelle constitution républicaine, la fameuse constitution de l'an VIII, Hyde s'étant absenté de son domicile, rue Saint-Honoré, trouva en rentrant ce billet que Bourgoing avait laissé à sa porte :

Je venais vous dire, mon cher pays, que notre affaire est battue chaud. Hier au soir, notre organe auprès de B... me fit dire de passer chez lui entre neuf et dix. J'en viens. Le résultat de notre entretien est aussi signifiant que je pourrais le désirer. J'ai tout dit, tout révélé sur vous, sur eux. On n'est pas d'accord sur tout, mais on est disposé à tout entendre... En conséquence, je suis chargé de vous amener à quatre heures précises aujourd'hui même chez T... À trois heures trois quarts il y aura une voiture à votre porte. Si je n'y suis pas, je serai déjà remis (depuis plusieurs heures) chez T... et à quatre heures précises je descendrai de mon bureau pour vous attendre dans le salon et vous introduire... Au reste, si avant notre réunion vous voyez les intéressés, assurez-les bien qu'il y a pour eux de la part de T..., de la part de B..., la sécurité la plus complète, qu'on leur donnera à cet égard toutes les cautions, toutes les garanties que la loyauté, que l'ancien honneur français peuvent désirer et accorder, que B... y met une partie de sa gloire ; qu'ainsi vous, moi, eux devant lui seront aussi en sûreté qu'au sein de leur famille. A trois heures trois quarts donc aujourd'hui[14].

Hyde fut ainsi mis en rapports avec Talleyrand. Celui-ci parla plus amplement au Consul et le résultat fut cette nouvelle lettre écrite par Bourgoing à Hyde, le 26 frimaire :

J'ai revu la personne ce malin ; elle a parlé au C... (consul). Celui-ci, déjà abusé par de semblables aventures très récentes qui ont fini par se dissiper en fumée, demande avant tout qu'on lui fournisse une garantie qui ne lui laisse pas le moindre doute sur l'authenticité de la source, sur la légalité des propositions qu'on fera, qui lui donne la certitude que celles qu'il pourrait faire iront directement à leur adresse. Cette certitude une fois acquiseet on n'a pas oublié que vous vous êtes fait fort de la fournirl'entrevue non seulement avec vous, mais avec ceux dont vous êtes l'organe, aura lieu sans délai. J'ai promis réponse catégorique pour demain avant une heure. Tâchez donc que nous nous voyions auparavant. Je vous attendrai jusqu'à midi, et si vous voulez porter vous-même cette garantie ou l'assurance qu'elle est à la veille d'être donnée, je vous conduirai où nous avons déjà été. Vale et fave[15].

Si surprenante que paraisse cette lettre au premier abord, on ne saurait en inférer que Bonaparte voulût traiter avec les princes représentés par un mandataire autorisé. Sou but était de brusquer la paix avec l'Ouest et de ramener ce pays sous les lois de la République, en s'abouchant avec un homme muni de pleins pouvoirs non par les princes, mais par les chefs insurgés. D'Andigné avait-il ces pouvoirs. ? Il fallait qu'il les eût. C'est en ce sens que Bonaparte entendait le mot de garantie. Cette exigence du Consul retarda l'entrevue. Au bout de quelques jours, d'Andigné put se procurer une lettre des principaux chefs l'accréditant auprès de Bonaparte, sans lui donner expressément pouvoir de conclure, et il rédigea une demande d'audience. Hyde se chargea de la porter ; le 5 nivôse-26 décembre, Talleyrand l'alla prendre dans sa voiture, à un endroit convenu sur la place Vendôme, et le conduisit au Luxembourg[16].

On était au fort de l'hiver. Le temps était glacial ; au Luxembourg comme ailleurs, la froidure du dehors se faisait sentir dans les appartements mal chauffés. Pour trouver un peu de chaleur, il fallait se tenir tout près du feu qui flambait dans les cheminées. Talleyrand fit introduire son compagnon clans un petit salon du rez-de-chaussée et l'y laissa. Au bout d'un moment, un homme assez petit entra, vêtu d'un mauvais frac verdâtre, la tête baissée, l'aspect presque minable ; Hyde le prit pour un domestique. L'homme s'approcha de la cheminée et s'adossant releva la tête. Alors, il parut tout d'un coup grandi, extraordinairement grandi, et la flamme de son regard, subitement dardée, signala Bonaparte[17].

Quoique étreint d'émotion, Hyde soutint le tête-à-tête et ne se tira pas mal de ce premier entretien, qui fut bref. Bonaparte lui posa quelques questions et lui permit de revenir avec d'Andigné le surlendemain.

Le 7, Talleyrand servit encore une fois d'introducteur, les deux émissaires étant venus le chercher an ministère, où ils restèrent quelque temps dans le salon d'attente à se chauffer devant le feu coude à coude avec Sieyès, qui ne les connaissait point. Au cours de ces allées et venues, Talleyrand dit à Hyde quelques paroles de courtoisie à l'adresse du comte d'Artois : Qu'il sache que, tout en ne pouvant servir le prince, je n'en demeure pas moins tout dévoué à sa personne ; il n'y a pas d'homme plus aimable et plus digne d'être aimé ; sur Bonaparte, ce mot profond : S'il passe une année, il ira loin[18].

Au Luxembourg, ce fut d'abord comme une répétition de la scène de l'avant-veille : les arrivants conduits dans une petite pièce, précédant une salle plus vaste ; entrée presque furtive de Bonaparte ; chez d'Andigné, nulle attention d'abord à cette entrée. Quand Hyde l'avertit, il éprouva un tressaillement de surprise.

Bonaparte débuta courtoisement, en homme du inonde parlant à des gens de son espèce. Il rendit hommage à la valeur des chefs de l'Ouest, loua l'énergie des populations. On avait bien fait, disait-il, de s'insurger contre un gouvernement oppresseur. A présent que les choses étaient changées et qu'il n'y avait plus de raisons pour se battre, la paix pouvait se faire en cinq minutes[19]. Pour la conclure, point n'était besoin de signer un traité ou de présenter une loi au Corps législatif ; sa parole devait suffire. Et il affectait toujours de considérer les gens de l'Ouest comme s'étant soulevés uniquement pour la défense de leurs franchises religieuses et civiles.

L'entretien s'établit sur les conditions de la paix, d'Andigné discutant pour la forme et Bonaparte plaçant là le fond du débat. Il parlait par phrases brèves, hachées, avec des expressions fortes et colorées qui éclataient soudain, avec des lueurs subites et des phosphorescences. Au reste, nul lien, nulle transition entre les idées : une conversation qui sautait d'un objet à l'autre et revenait au premier, puis se lançait dans des digressions ; une déconcertante mobilité ; un tourbillon traversé d'éclairs. Il fit des aveux inattendus. Comme on parlait de la religion : Moi aussi, dit-il, je veux de bons prêtres...[20] La religion, je la rétablirai, non pas pour vous, mais pour moi. Il ajouta en fils du siècle qui avait lu Voltaire : Ce n'est pas que, nous autres nobles, nous ayons beaucoup de religion, mais elle est nécessaire pour le peuple, et je la rétablirai. Nous autres nobles, quel trait de lumière sur l'obscur fond de gentilhomme corse qui subsistait en lui ! Quoiqu'il se sût en face de parlementaires ennemis, il ressentait comme une satisfaction et une aisance à se retrouver avec eux entre gens de sa classe et gens de race.

D'Andigné cherchait à insinuer dans la conversation le véritable objet de sa venue, le grand objet. Il avait déjà parlé plusieurs fois du Roi quand Bonaparte l'interrompit, avec un peu d'impatience : Vous me parlez toujours du Roi ; vous êtes donc royaliste ?Depuis dix ans, je combats pour la restauration de la monarchie française. Comment, d'après cela, pourriez-vous soupçonner que je ne suis pas royaliste !Mais moi je ne suis pas royaliste. — Je voudrais que vous le fussiez. Il sourit et ne s'offusqua point.

Il se mit cependant à critiquer avec véhémence la conduite des princes : Ils n'ont rien fait pour la gloire ! Lorsque tant de braves gens s'exposaient pour leur cause, ils s'étaient toujours tenus loin des combats : que n'étaient-ils en Vendée, lors de la grande guerre ; leur place était là D'Andigné et Hyde rejetaient la faute sur la politique des puissances, sur l'égoïste Angleterre qui avait empêché les princes de passer : Il fallait se jeter sur un bateau de pêche, fit Bonaparte avec un accent profond. Il reprochait aux princes d'avoir perdu le goût des prouesses et des aventures d'épée qui jadis avaient fait la fortune de leur maison. Maintenant, l'épée, la vivante et victorieuse épée, c'était lui ; les hommes de cœur et d'esprit vaillants, les jeunes, devaient se rallier au courage, à la fortune, il la gloire, à l'avenir. Les deux royalistes alléguaient le principe.

Il essaya de les tenter par des offres matérielles : Que voulez-vous être ? Voulez-vous être général, préfet ? Vous et les vôtres, vous serez ce que vous voudrez. Puis, dédaignant ces moyens bas et parlant un langage plus noble : Rougiriez-vous de porter un habit que porte Bonaparte ?[21] Il vantait à tout propos sa force et ses succès, dissimulait les difficultés de sa position, affirmait sa facilité à traiter avec les puissances de l'Europe et Cachait visiblement d'en imposer à ses interlocuteurs. Au bout de quelque temps, s'apercevant qu'il ne gagnait rien sur ces âmes obstinées, il se fit agressif et fonça durement ; les autres tinrent bon. Ce fut comme une vive passe dans un duel, un ferraillement de paroles acérées, d'attaques redoublées et de solides ripostes.

BONAPARTE. — Si vous ne faites pas la paix, je marcherai sur vous avec cent mille hommes.

D'ANDIGNÉ. — Nous tâcherons de vous prouver que nous sommes dignes de vous combattre.

BONAPARTE. — J'incendierai vos villes.

D'ANDIGNÉ. — Nous vivrons dans les chaumières.

BONAPARTE. — Je brûlerai vos chaumières.

D'ANDIGNÉ. — Nous nous retirerons dans les bois. Du reste, vous brûlerez la cabane du cultivateur paisible, vous ruinerez les propriétaires qui ne prennent aucune part à la guerre, mais vous ne nous trouverez que lorsque nous le voudrons bien, et avec le temps nous détruirons vos colonnes en détail.

BONAPARTE. — Vous me menacez !

D'ANDIGNÉ. — Je ne suis pas venu pour vous menacer, mais tout au contraire pour vous parler de paix. En causant, nous nous sommes écartés de notre sujet. Quand vous le voudrez, nous y reviendrons.

Bonaparte se radoucit, se remit à discuter les articles de la pacification, tâchant de capter et d'engager ses interlocuteurs, préjugeant l'entente, affirmant qu'on était d'accord sur les grands points, montrant une hâte extrême à conclure, tout entier à cette affaire et ne voulant pas qu'on le dérangeât.

Au plus fort de l'entretien, la porte du salon s'ouvrit et l'huissier de service annonça : Le ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte. — Qu'il attende, cria Bonaparte, et Lucien, qui s'avançait déjà se renfonça vivement dans l'ouverture de la porte, disparut comme une ombre.

Bonaparte continuait de parler, marchant avec animation d'un bout à l'autre de la pièce et refaisant vingt fois le même tour, devant ses interlocuteurs debout. Une deuxième fois, la voix officielle de l'huissier interrompit : Le second Consul de la République, Cambacérès. — Qu'il attende, lança d'abord Bonaparte, puis se ravisant aussitôt et tenu de ménager un collègue : Non, qu'il passe. Et sans bruit, à pas muets, les yeux fixés droit devant lui, Cambacérès traversa le petit salon pour passer dans la pièce voisine, si rapidement que les mèches de sa perruque s'ébouriffaient sur sa tête.

A la fin, Bonaparte mit d'Andigné eu demeure de conclure. Ce fut au tour du Chouan de se dérober, puisque ses commettants ne l'avaient envoyé qu'en reconnaissance. Il demanda deux jours pour les consulter : Deux jours, s'écria le Consul d'un ton qu'il s'efforçait de rendre terrifiant, jamais je ne ferai dans deux jours ce que je puis faire dans deux heures, dût-il m'en coûter cent mille hommes. Sur ce mot de mélodrame, il rompit l'entretien. Il s'inclina — raconte d'Andigné — et me quitta.

On se séparait à la façon d'adversaires qui, après avoir inutilement conféré au cours d'une trêve, s'en vont reprendre leurs positions de combat. Avant de repartir, d'Andigné écrivit à tête reposée et adressa au Consul une lettre où étaient résumés les arguments en faveur d'une restauration. Bonaparte n'y répondit point, mais prépara une réponse à la lettre des chefs de l'Ouest, pour leur promettre des lois plus douces. Ainsi apparaissait le désaccord foncier. Bonaparte offrait à l'Ouest de se réincorporer à la France dégagée des iniquités révolutionnaires et de se rallier à une république impartiale ; il n'accordait pas autre chose. D'Andigné, Hyde et les royalistes de leur trempe n'admettaient pas la paix sans le Roi ; ils résolurent de continuer la guerre.

Leur ardeur s'aiguisait du sentiment amer d'avoir récemment frôlé le but et de l'avoir manqué. Dans l'été de 1799 et au commencement de l'automne, alors que Souvorof et ses alliés battaient nos années et pressaient nos frontières, alors que le gouvernement du Directoire se décomposait, alors que la réaction se prononçait de tous côtés, un coup de force à Paris, concordant avec des insurrections régionales et avec le débarquement d'un prince, eût pu livrer la France aux amis du Roi. Ceux-ci avaient laissé aux armées républicaines le temps de rompre la mauvaise fortune par les victoires de Zürich et de Bergen ; les diversions de l'Ouest et du Sud-Ouest s'étaient opérées trop tard, et au lieu d'un Bourbon, c'était Bonaparte, surgi à l'improviste, qui avait fait le coup. Voyant la France à prendre, il s'en était saisi. Contre ce ravisseur, la haine des royalistes se tournait d'autant plus qu'il les avait déçus deux fois, déçus en les gagnant de vitesse, déçus en repoussant leurs avances. Ils ne se résignaient pas à rester sur cette déconvenue et essaieraient d'employer contre un gouvernement nouveau, prestigieux, fascinateur, mais encore mal établi, les moyens qu'ils n'avaient pas réussi à coordonner contre le Directoire agonisant.

 

III

Le royalisme disposait de l'Ouest ; il comptait également soulever le Midi. De ce côté, une vaste entreprise se préparait. L'idée maîtresse était de tourner en guerre réglée le grand brigandage du Midi et surtout d'employer contre la République les déserteurs de ses armées. Notre armée d'Italie, acculée à l'Apennin et aux Alpes Maritimes, s'effritant misérablement, versait continuellement sur le Midi français son déchet : une tourbe vagabonde, des milliers de déserteurs qui rôdaient par bandes armées, vivaient dans les bois et les montagnes, infestaient les routes. Ces errants, ces désespérés, il serait facile sans doute de les enrôler au service de la cause royale ; on leur donnerait une organisation, une solde, des chefs ; on les unirait aux bandes de révoltés et de criminels qui terrorisaient le pays, et avec tous ces éléments on formerait une armée de rébellion.

Un ex-général républicain passé au service des princes, Willot, qui se croyait le Pichegru du Midi, avait conçu ce plan. Il avait commandé en Provence avant Fructidor et y avait organisé la réaction ; il y conservait de nombreuses intelligences ; on s'imaginait que son nom entrainerait beaucoup de monde. Proscrit et fugitif depuis Fructidor, Willot errait en Europe à travers les différentes colonies d'émigrés ; il s'était mis en rapports avec l'agence royale de Souabe et lui avait fait adopter son projet.

Dès à présent, les moyens se disposaient ; le marquis de Puyvert s'en allait à Marseille tout préparer ; il arrivait secrètement avec des instructions et des fonds, créait à Marseille un comité central, créait partout des comités locaux, revivifiait les organismes anciens, désignait des lieux de rassemblement pour les futurs contingents. A la fin de l'hiver, Willot filant par la Suisse et le -Piémont traverserait les Alpes, se jetterait en France, se glisserait inaperçu jusqu'à Marseille ; là il se découvrirait, et à sa vue tout s'ébranlerait.

Prenant son centre en Provence, l'insurrection devait rayonner en tous sens et se ramifier. Et d'abord, poussant droit devant elle, s'élevant au Nord, elle remonterait la vallée du Rhône, remettrait en feu l'Ardèche et les régions de la Haute-Loire exaspérées par neuf ans de persécution religieuse, tâcherait de réveiller le royalisme de Lyon, peut-être de se raccorder aux groupements de Franche-Comté. Par sa gauche, elle s'allongerait sur le littoral et prendrait contact avec les débris de la grande révolte languedocienne et pyrénéenne qui six mois auparavant avait menacé Toulouse. Dans la Haute-Garonne et les départements limitrophes, les populations restaient encore chaudes de la guerre civile ; il suffirait d'un choc communicatif pour la rallumer. Par le Sud-Ouest soulevé, par Bordeaux et la Guyenne où les affiliations étaient nombreuses, par cet immense circuit, on se relierait à l'Ouest proprement dit, à la grande masse insurgée, afin d'établir partout l'accord et la corrélation des mouvements. Depuis les Alpes jusqu'à la Bretagne, en passant par le littoral des deux mers, les régions frontières se lèveraient contre l'intérieur. C'était toujours même idée, même stratégie : refaire autour des parties centrales de la République la grande courbe royaliste, un enveloppement de révoltes, une fédération de provinces insurgées[22].

En dehors même des régions excentriques, dans les pays relativement calmes, c'est-à-dire dans la majorité des villes et des campagnes, sous l'immobilité lasse de la nation, à côté de l'affiliation jacobine qui cherchait suivant les lieux à s'imposer ou à s'opposer au gouvernement, des intrigues royalistes grouillaient. Il y avait un pullulement d'agences, un entrecroisement de fils, un écheveau de correspondances secrètes ; des groupes communiquaient par voies clandestines, s'écrivaient en langage convenu et à l'encre sympathique ; ils disposaient de retraites, de dépôts d'armes, de toute sorte de moyens que se grossissait l'imagination du parti. Le parti royaliste avait contre lui ses éternelles illusions ; ses chimériques, ses brouillons, ses faiseurs, ses bavards, ses traitres ; ses divisions intestines et ses compétitions de personnes ; la masse des convictions et des intérêts attachés à la Révolution le prestige de Bonaparte ; l'immense besoin de repos et de détente qu'avaient fait naitre dix ans de convulsions et auquel les premiers actes des Consuls promettaient satisfaction. Il avait pour lui la vaillance des guerroyeurs de l'Ouest, la ténacité de certaines populations : il avait surtout pour lui l'énorme courant de réaction qu'avaient produit les forfaits révolutionnaires et que Bonaparte n'avait pas encore eu le temps de détourner à son profit, en instituant un régime d'ordre et de sécurité.

Le grand malheur des royalistes insurgés et conspirants était de se confondre avec le parti de l'étranger. L'Angleterre gouvernait leurs projets. Les circonstances, plus que la faute des hommes, avaient créé cette situation.

De toutes les puissances, l'Angleterre était la seule, avec l'Autriche, qui continuât effectivement la lutte contre la France révolutionnaire ; puissance riche, c'était la dispensatrice nécessaire des subsides. De plus, vu l'éloignement du prétendant obligé de quitter Vérone, puis Blaukenberg, et de demander asile an Nord, les ressorts de l'action royaliste avaient été presque tous accaparés par son frère et le parti d'Artois, restés à proximité de nos côtes. Le comte d'Artois, ses fils, le duc de Bourbon, leur entourage, vivaient en Angleterre. Le gouvernement britannique disposait ainsi de la personne même des princes ; s'il consentait à les jeter sur quelque point de la France, ce serait en choisissant le lieu d'après ses convenances politiques ou stratégiques. Les insurgés de l'Ouest restaient subordonnés à ses étroits calculs. Même l'émigration active d'outre-Rhin, l'agence de Souabe, dirigée par d'André et Vézet, avait dû, par besoin d'argent, se placer dans la main de l'Angleterre. C'était entre d'André et Wickham, renvoyé par son gouvernement à Augsbourg, que se tramait foute l'affaire du Midi. Les Anglais semblaient vouloir porter de ce côté le principal effort, promettaient un débarquement, une armée de secours, parce que l'insurrection de la Provence et du Sud-Est ferait diversion sur les derrières de nos armées de Ligurie et de Suisse, parce qu'elle obligerait la République à se dessaisir de ses dernières conquêtes, parce qu'elle ouvrirait nos frontières aux armées autrichiennes, reporterait chez nous la guerre civile et. la guerre étrangère, jusqu'au jour où la nation épuisée, de discordes, lasse de souffrir, subirait un roi qui consentirait à régner sur une France déchue. Le parti royal, ainsi entretenu, soldé, tour à tour stimulé et contrarié par le ministère britannique, restait aux mains des Anglais une machine à déchirer la France.

Cependant, à six cents lieues de distance, près des bords de la Baltique, l'héritier des rois semblait comme exclu de son propre parti. Dans la froide ville de Mitau, Louis XVIII vivait pauvrement et dignement. Il n'avait point de conseil et point de cour, à peine une maison, et avait un ami, le comte d'Avaray. S'il fondait encore et à tort un peu d'espoir sur l'appui désintéressé de Paul lev, il détestait la politique anglaise et autrichienne, car il se rendait compte qu'elle tendait a l'abaissement de la France plus qu'à la restauration de la dynastie et ne pouvait qu'avilir et dénationaliser le parti royaliste. Il ne conservait guère d'illusions sur la valeur des agents politiques du parti d'Artois. Laissant se continuer l'insurrection de l'Ouest et se préparer celle du Midi, il n'avait qu'une confiance relative dans l'efficacité de ces entreprises retardataires ou prématurées.

Ce prétendant sage n'était pourtant pas un prétendant résigné. Il avait la religion de son droit, qui lui tenait lieu de toute autre. Par un contraste étrange, sa foi en son principe égalait son scepticisme sur les moyens de le faire prévaloir. Il croyait à sa cause et ne croyait guère à son parti. Ses lettres toutefois le montrent souffrant de son inaction ; il regrettait que le malheur des temps l'eût obligé de se dessaisir entre des mains malhabiles et de consentir à une délégation trop étendue. Il s'efforçait de conserver avec l'intérieur quelques intelligences, de retenir ou de renouer quelques fils. Son rêve eût été de se constituer en France un parti à lui, soustrait autant que possible aux ingérences de l'étranger : un parti vraiment royaliste et français, capable, suivant les cas, de traiter opportunément avec Bonaparte ou de le combattre.

Autour du prince, l'exemple de la maison de Stuart restaurée jadis par l'un des chefs militaires de la République tournait les têtes. A la recherche de Monk : ainsi pourrait s'intituler toute une partie de l'histoire du royalisme français. Monk, cette ombre médiocre, transfigurée par l'éloignement, obsède depuis plus d'un siècle en France l'imagination des partis en détresse et des dynasties déchues ; c'est l'une des formes de l'hallucination historique.

Pour découvrir le Monk français, on avait tâté successivement tous les généraux qui s'étaient acquis sous les drapeaux républicains renom et gloire. Après l'institution du Consulat, toute sorte de gens s'offrirent à Mitau pour faire parler à Bonaparte. On le disait accessible de plusieurs côtés : par sa femme, car Joséphine restait incontestablement royaliste d'inclinations et de goûts ; par son collègue Lebrun, dont les relations avec certains membres du parti ne faisaient mystère pour personne ; par son ministre de la guerre, Berthier, royaliste d'origine et officier d'ancien régime. Quand on avait pour soi dans un gouvernement la femme du chef, le troisième personnage et le ministre de la guerre, fallait-il renoncer à utiliser ces ressources ?

Louis XVIII sentait l'extrême difficulté de traiter avec un personnage du caractère de Bonaparte : si le Consul se dessaisissait jamais, ce ne serait qu'après avoir reconnu l'impossibilité de se maintenir en place et de gouverner l'ingouvernable Révolution. Le Roi se prêta néanmoins à utiliser les voies qui semblaient s'ouvrir. On se réserva d'agir auprès de Joséphine par Mme Hue, femme du digne serviteur de Louis XVI, et par d'autres personnes[23]. Une royaliste zélée, Mme de Pracomtal, dut entamer Lebrun[24]. Plus positivement, au moment où d'Andigné et Hyde exécutaient spontanément leur tentative, Louis XVIII rédigea pour le premier Consul une lettre que Pott tacherait de faire passer par l'intermédiaire de Berthier. Il l'écrivit en roi et en lettré, digne, très soignée dans la forme, fleurie d'antithèses, oratoire et même éloquente :

Vous ne pouvez penser, général, que j'aie appris avec indifférence les graves événements qui viennent de se passer. Mais vous ne pouvez être en cloute sur le sentiment qu'ils ont excité en moi ; c'est celui d'un juste et ferme espoir. Dès longtemps mes yeux sont fixés sur vous ; dès longtemps je me suis dit que le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d'Arcole, le conquérant de l'Italie, de l'Égypte, sera le sauveur de la France ; amant passionné de la gloire, il la voudra pure ; il voudra que nos derniers neveux bénissent ses triomphes. Mais, tant que je vous ai vu n'être que le plus grand des généraux, tant que la fantaisie d'un avocat a suffi pour changer vos lauriers en exprès, j'ai dit renfermer nies sentiments en moi-même. Aujourd'hui que vous réunissez le pouvoir aux talents, il est temps que je m'explique, il est temps que je vous montre les espérances que j'ai fondées sur vous... Si je m'adressais à tout autre qu'à Bonaparte, j'offrirais, je spécifierais des récompenses. Un grand homme doit lui-même fixer son sort, celui de ses amis ; dites ce que vous désirez pour vous, pour eux, et l'instant de ma restauration sera celui où vos vœux seront accomplis...[25]

Le marquis de Rivière, ancien capitaine des gardes, reçut mission de porter cette lettre à Londres. Là, on croyait qu'un certain abbé de La Marre pourrait s'en charger ; franchissant le détroit, il la ferait parvenir à destination. Or, lorsque M. de Rivière toucha Londres, il se trouva que l'abbé s'en était spontanément absenté ; il était à Paris, d'où il allait repartir pour Mitan. Cet incident fit différer la remise de la lettre, qui fut rapportée à Mitau par Rivière[26]. Louis XVIII la reprit en portefeuille, mais ne renonça pas à en faire ultérieurement usage, en choisissant son heure, car on croyait savoir que Bonaparte, qui se cabrait contre les tentatives sommaires et les démarches ex abrupto, ne repoussait pas certaines insinuations prudentes. Le fait est que le Consul prenait soin d'établir, dans ses appréciations privées, une différence entre le parti soldé par l'Angleterre et le prince circonspect qui vivait à Mitau ; il ne décourageait pas les royalistes patients, permettait à son entourage des contacts discrets avec eux, d'imperceptibles frôlements, et ne semblait pas leur fermer absolument l'avenir.

 

IV

Au parti qui entendait lui disputer violemment la France, il opposerait ce qui restait de force publique à l'intérieur et plus efficacement sa politique ; au parti des représailles, le système de la réconciliation nationale. Dans ses premières proclamations, il avait indiqué quatre bases à son gouvernement : ordre, justice, force, modération. Dans des instructions particulières, il précise l'application de ces principes aux régions particulièrement troublées ou menaçantes.

Sans connaitre ce qui se trame contre lui dans le Midi, il n'ignore pas que ces pays restent embrasés de passions et de haines, affreusement déchirés entre blancs et rouges. Il écrit au général Saint-Hilaire, commandant à Marseille la 8e division militaire : Éclairez le peuple, faites sentir à tous les citoyens que le temps des partis et des déchirements est passé... Dans le pays où vous êtes, on a la tête chaude ; que toute cette chaleur se tourne vers le rétablissement du commerce, la gloire de nos armées, de notre marine, et tout ce qui peut rendre le nom français recommandable aux yeux de l'univers, et notre génération sera chère aux générations futures. Toutes les mesures extrêmes qui caractérisent un gouvernement faible et vacillant ne doivent plus exister... Dites souvent aux gardes nationales et aux différents citoyens que la Révolution est finie ; que, s'il est quelques ambitieux qui ont besoin de haines, s'il en est qui veulent déchirer le pacte social, les rênes de l'État sont dans des mains fermes et accoutumées à surmonter tous les obstacles. Répétez-leur fréquemment que si, dans des circonstances difficiles, l'indifférence pour la chose publique est blâmable, la modération est la plus grande vertu de l'homme[27]. Il écrira bientôt au commandant de l'Ouest : Les partis sont, dans ce pays-là poussés à l'extrême plus que dans aucune autre partie de la France ; restez le plus possible au milieu[28]. Par ces mots, il se caractérisait tel qu'il allait être durant la plus belle période de son gouvernement : le bon sens impérieux, le juste milieu s'appuyant sur la force, une volonté inexorable aux service d'idées larges, un modéré autoritaire. Entre les partis encore acharnés à s'entre-détruire, entre les violences et les exagérations de tout genre, entre les fauteurs d'anarchie révolutionnaire et les réacteurs forcenés, voici que s'élève le grand modérateur à poigne.

Vis-à-vis de l'Ouest foncièrement et opiniâtrement catholique, il juge nécessaire d'affirmer ses intentions de tolérance. Dans l'Ouest, si les chefs sont royalistes, la masse est avant tout catholique ; c'est cette masse qu'il s'agit d'apaiser. Bonaparte lui a déjà rendu ses églises, ses offices, sous la condition que les prêtres promettront fidélité à la constitution. L'Ouest voudrait plus ; il voudrait que les prêtres ne fussent plus obligés à un engagement quelconque, que les biens curiaux non vendus fussent destinés au salaire des prêtres, qu'ils pussent faire des processions hors des églises[29]. Bonaparte juge ces concessions encore prématurées, mais il ajoute que, plus tard, si les prêtres se conduisent bien et secondent l'œuvre pacificatrice, il pourra alors faire davantage pour eux[30].

Dès à présent, par un de ces actes ostentatoires au moyen desquels il excelle à frapper l'imagination des peuples, il se met en contraste avec ses prédécesseurs. Le pape Pie VI était mort à Valence prisonnier du Directoire ; vivant, ou l'avait odieusement torturé ; mort, on lui avait refusé une sépulture décente. Le 6 nivôse, les Consuls prirent l'arrêté suivant : Les Consuls de la République, considérant que, depuis six mois, le corps de Pie VI est en dépôt dans la ville de Valence sans qu'il lui ait été accordé les honneurs de la sépulture ; que si ce vieillard, respectable par ses malheurs, a été un moment l'ennemi de la France, ce n'a été que séduit par les conseils des hommes qui environnaient sa vieillesse ; qu'il est de la dignité de la nation française et conforme à la sensibilité du caractère national de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers rangs sur la terre, arrêtent :

ARTICLE PREMIER. — Le ministre de l'intérieur donnera des ordres pour que le corps de Pie VI soit enterré avec les honneurs d'usage pour ceux de son rang.

ART. 2. — Il sera élevé, sur le lieu de sa sépulture, un monument simple qui fasse connaître la dignité dont il était revêtu[31].

Cet arrêté, pris spécialement à l'intention de l'Ouest, répandu à profusion dans ces contrées, imprimé et affiché à des milliers d'exemplaires, devra faire connaître aux populations que le gouvernement rompt avec des errements sacrilèges et ne se fait plus un jeu d'indigner les consciences.

Sous le rapport politique, Bonaparte n'admet pas autre chose que la rentrée de l'Ouest dans le droit commun, amélioré déjà et susceptible d'améliorations prochaines : pour les simples soldats de l'insurrection, amnistie, oubli total, à condition qu'ils rendront leurs armes et ne se conserveront pas frauduleusement les moyens de recommencer la guerre ; pour les chefs portés sur la liste des émigrés, amnistie sous forme de radiation au profit de quarante d'entre eux. S'il est des Chouans pour qui la vie de guerre et d'aventure soit devenue un besoin, on pourra les admettre dans les armées de la République en corps spéciaux, retournés contre l'étranger et moralement rapatriés. Tous les habitants sans distinction jouiront de l'ordre rétabli, et de la justice et de la vraie liberté... — Dites bien à vos concitoyens, écrit Bonaparte aux signataires de la lettre apportée par d'Andigné, que les lois révolutionnaires ne viendront plus dévaster le beau sol de la France, que la Révolution est finie, que la liberté de conscience sera entière et absolue, que la protection sera égale pour tous les citoyens et indépendante de toute espèce de préjugés, et qu'en mon particulier je serai sensible et saurai reconnaître les soins qu'on se donnera pour la paix et la tranquillité[32].

Cette espèce d'ultimatum aux gens de l'Ouest fut spécifié plus amplement sous forme d'instructions dictées pour Hédouville le 8 nivôse[33]. On ne saurait pas avant douze ou quinze jours si les chefs se verraient contraints à la paix par l'abandon de leurs soldats ou si les hostilités reprendraient à l'expiration de la trêve. En vue de ce dernier cas, Bonaparte avait mis en marche vers l'Ouest toutes les demi-brigades, toutes les colonnes disponibles. Dans ce moment, un autre objet réclamait son attention. Le Corps législatif et le Tribunat allaient se réunir ; pour la première fois depuis Brumaire, le Consul allait se trouver en face d'assemblées délibérant publiquement et investies de prérogatives constitutionnelles ; ce serait pour son gouvernement une première épreuve à subir et un cap à doubler.

 

 

 



[1] Journal le Publiciste, 14 nivôse.

[2] Aristarque français, 11 nivôse.

[3] Numéro du 21 frimaire. Extrait inséré dans la grande publication de M. AULARD, Paris sous le Consulat, t. I, p. 48.

[4] Lettre de Bourgoing, 22 pluviôse an VIII, Documents inédits.

[5] Lettre de Bourgoing, 22 pluviôse an VIII, Documents inédits.

[6] Lettre de Bourgoing, 22 nivôse.

[7] Il n'est pas vrai que la citoyenne Bonaparte doive rendre le pain bénit dimanche prochain. Cette circonstance eût été vraie qu'elle ne prouverait que la piété particulière de la citoyenne Bonaparte, qui est aussi libre qu'une autre de faire ce qui lui convient à cet égard, sans qu'on en doive tirer les conséquences espérées. Numéro du 14 nivôse.

[8] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[9] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[10] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[11] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[12] Voyez l'ouvrage documentaire de CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, p. 499-504.

[13] Comte DE MARTEL, la Pacification de l'Ouest, p. 37.

[14] Archives nationales, F7, 6247.

[15] Archives nationales, F7, 6247.

[16] Mémoires de Hyde de Neuville, II, p. 268.

[17] Mémoires de Hyde de Neuville, II, p. 269.

[18] Mémoires de Hyde de Neuville, II, p. 273-274.

[19] Cette citation et toutes celles qui suivent jusqu'à la fin du chapitre, sont tirées, sauf celles qui font l'objet d'une référence spéciale, des Mémoires du général d'Andigné, publiés par M. Edmond BIRÉ, p. 417-423.

[20] HYDE DE NEUVILLE, II, p. 273.

[21] HYDE DE NEUVILLE, II, p. 272.

[22] Voyez Ernest DAUDET, les Émigrés et la seconde coalition, p. 216, 217, 246 et suivantes, et Histoire de l'émigration, II, p. 391-395 ; LEBON, l'Angleterre et l'émigration française, p. 278-285 : Mémoires inédits du marquis de Puyvert ; ROCQUAIN, État de la France au 18 brumaire, p. 67.

[23] MABICOURT, Souvenirs du baron Hue, p. 232, note. DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 369.

[24] Lebrun vit plusieurs fois Mme de Pracomtal et parut disposé à servir aux transmissions. Lettre d'un correspondant de l'agence de Souabe, 24 décembre 1799, Archives Bord. — Cf. la lettre de Saint-Priest du 13 décembre 1799, Archives des affaires étrangères, France, 607.

[25] DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 370-71.

[26] DAUDET, Histoire de l'émigration, II, p. 371-374, 401-402.

[27] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4493.

[28] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4744.

[29] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4477. — Cf. CHASSIN, III, p. 501.

[30] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4477.

[31] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4484.

[32] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4488.

[33] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4478.