L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE X. — LE LENDEMAIN DU COUP D'ÉTAT.

 

 

I

Le lendemain du 19 brumaire était un décadi, c'est-à-dire un dimanche républicain. A dix heures du matin, Bonaparte sortit de chez lui en voiture, vêtu d'habits civils, escorté seulement de six dragons, pour rejoindre ses collègues au Luxembourg et mettre sur pied le nouveau gouvernement. Après les bruits sinistres qui avaient couru sur son sort, on fut heureux de le revoir vivant et actif ; on l'a vu avec plaisir traverser la ville en voiture[1], dit un journal ; il n'est pas question d'autre ovation. Arrivé au Petit-Luxembourg, il se rendit d'abord dans l'appartement de Sieyès, avec lequel il s'enferma ; vers midi, les trois consuls traversèrent les cours pour gagner le grand palais et prendre séance dans la salle où avait siégé le Directoire. La garde était sous les armes ; les tambours battaient aux champs ; des curieux, amassés aux abords du palais et dans les cours, virent passer ces magistrats au titre nouveau, les Consuls, et les acclamèrent[2].

Les journaux avaient paru, racontaient en détail l'événement de la veille. Les journaux amis du coup d'État encensaient les vainqueurs ; les journaux jacobins s'abstenaient de commentaires ; l'un d'eux aurait le courage de dire que la prétendue blessure de Bonaparte avait été inventée pour les besoins de la cause[3]. Sauf d'interdire la distribution de certains journaux par la poste, la police n'avait pris aucune mesure contre la presse ; elle dédaignait d'inutiles rigueurs, évitait de contrarier les habitudes de la cité et le train ordinaire de la vie. Les boutiques étant fermées en ce jour légalement férié, les travaux suspendus, la population se promenait par les rues et circulait tranquille. Le temps était doux et pluvieux. On s'attroupait devant les murs blancs d'affiches, couverts de' plaidoyers officiels ou officieux en faveur du coup d'État ; la proclamation de Bonaparte donnait créance à la fable des députés assassins et à la légende des poignards ; une double proclamation de Fouché invitait à l'union, à la confiance : Que les bons se rassurent, ils sont avec les forts[4]. Les troupes continuaient d'occuper les points stratégiques, l'appareil militaire restait très visible. Le bruit courait que les Jacobins ne renonçaient pas à la lutte et préparaient un mouvement dans les faubourgs. Cette appréhension se dissipa bientôt ; la masse ouvrière se montrait sympathique à Bonaparte, sans prendre activement parti. Huit mois plus tard, il y aurait descente des faubourgs en faveur du premier Consul, — nous verrons dans quelles circonstances. Actuellement, les faubourgs demeuraient inertes ; sans aider en rien, ils laissaient faire.

A l'intérieur de la ville, la satisfaction se peignait à peu près sur tous les visages. C'était une détente, un allégement universels. Ces Jacobins qui depuis cinq mois circonvenaient et opprimaient le pouvoir, ces hommes d'anarchie et d'attentats, on jouissait de les voir brusquement comprimés, refoulés, renfoncés dans leur antre. Le Directoire ne laissait aucun regret, la constitution en laissait peu. Les amis sensés de la Révolution, les patriotes sages, voulaient croire que la République, sous l'inspiration de Sieyès et l'égide de Bonaparte, trouverait le salut dans une organisation meilleure ; leur adhésion se mêlait cependant de quelques réserves. L'accident de Saint-Cloud, l'intervention des baïonnettes, la dispersion des toges, froissaient leurs sentiments ; tels avaient été partisans de la première journée et l'étaient moins de la seconde ; pourvu, disaient-ils, que la réaction ne s'emparât point de l'événement et n'allât pas voir dans la mésaventure des députés une déroute de la Révolution tout entière.

Les intérêts matériels, les affaires, le commerce, se sentaient rassurés. Toutefois, Paris depuis dix ans avait passé par trop de crises et de changements violents, il avait vu trop de gouvernements s'élever avec fracas et s'abattre les uns pardessus les autres, il restait trop brisé de secousses meurtrières et d'espérances déçues, pour qu'un nouveau coup de force, même accompli par Bonaparte, parût immédiatement la solution. Cette fois, les talents de Sieyès et le génie de Bonaparte semblaient offrir de plus sérieuses garanties ; les gens d'opinion réfléchie et moyenne se raisonnaient pour espérer, ils y parvenaient, mais l'espoir n'allait pas jusqu'à une pleine et absolue confiance. Ainsi s'explique ce passage du premier rapport transmis par le bureau de police : Ce qui doit donner l'idée la plus satisfaisante de la situation des esprits, c'est que le contentement qu'inspire la révolution du 18 brumaire n'a ni l'exaltation ni l'enthousiasme qui naissent et meurent presque en même temps. C'est au fond des cœurs que ce contentement réside. C'est dans l'intérieur des familles qu'il se déploie le plus librement[5]. Une observatrice placée très près des événements constate l'allégresse générale, en posant toutefois une réserve : On se croirait revenu aux premiers jours de la liberté ; seulement l'expérience des dix dernières années se fait sentir, et la méfiance se mêle au contentement[6].

Il ne faudrait pourtant pas croire que la journée se soit écoulée sans manifestations extérieures, très significatives, des impressions qui dominaient Paris. Elles éclatèrent dans la soirée, dès que l'occasion leur en fut fournie et dès qu'il fut bien sûr que les Jacobins ne relevaient pas la tête. Les théâtres, toujours ouverts, toujours pleins, étaient l'un des endroits où l'opinion s'exprimait avec le plus de véhémence : les partis y bataillaient à coup d'allusions. Le 20 brumaire, il parut que toutes les âmes vibraient à l'unisson. Dans les pièces représentées, les passages susceptibles d'application à l'événement du jour, au triomphe de Bonaparte, furent avidement saisis, couverts d'acclamations. L'Opéra, alors théâtre de la République et des Arts, donnait la Caravane. Il y est question d'un personnage sauveur, celui qui

... par son courage,

De la mort, du pillage,

Nous a préservés tous.

Est-ce Saint-Phar, héros de la pièce ? Non, c'est Bonaparte, vainqueur de la faction abhorrée, et toute la salle d'applaudir, de crier bis, de redemander le couplet.

Sur d'autres scènes, on commençait à chansonner les députés qui avaient fait la culbute comme les cascades de Saint-Cloud. Au théâtre Favart des rimes improvisées célébraient comme une revanche de la liberté l'acte que l'on a dit plus tard avoir inauguré le despotisme :

Plus de tyrans et plus d'esclaves !

... Trop longtemps ma noble patrie

Ploya sous un joug détesté,

Et le courage et le génie

Ont reconquis la liberté[7].

Au dehors, les monuments publics s'étaient illuminés, des maisons particulières en avaient fait autant, sans qu'il y eût illumination générale. Des cortèges municipaux passaient dans les rues, à la lueur des flambeaux, et s'arrêtaient sur les places, dans les carrefours, devant les monuments ; là, un officier public annonçait les résultats définitifs et lisait les actes par lesquels le gouvernement nouveau se proclamait : Il n'y a plus de Directoire ; à la place du Directoire une commission consulaire exécutive, composée de Sieyès et Roger Ducos, ex-Directeurs, et de Bonaparte, général ; à la place des Conseils, deux commissions choisies parmi leurs membres et chargées de voter les lois ; cinquante députés au lieu de sept cent cinquante ; soixante et un représentants nominativement déchus. Alors le contentement populaire faisait explosion, enthousiaste et bruyant. Sur le passage des cortèges on criait continuellement : A bas les jacobins ! Vive Bonaparte ![8] Une lettre insérée dans un journal violemment hostile au Directoire raconte que l'on s'embrassait sur les places publiques avec une effusion qui tenait du délire[9], que chacun applaudissait à l'acte libérateur. Le peuple est en liesse, dit un témoignage plus impartial[10], et croit avoir reconquis la liberté.

Le procès-verbal du parcours nous a été conservé pour le cinquième arrondissement, quartier central, quartier de commerce et de petites gens. A neuf heures, devant l'édifice municipal brillamment éclairé, la colonne se forma dans l'ordre suivant : entre des détachements de cavalerie et de grenadiers, entre des pelotons de garde nationale, les membres du comité de bienfaisance, les commissaires de police, les juges de paix et leurs assesseurs, le commissaire d'arrondissement à cheval, flanqué de ses employés également montés, avec de nombreux porteurs de torches. Au bruit des tambours et des trompettes, tout ce monde se met en marche, s'enfonça dans le dédale des rues boueuses, tandis qu'une foule de citoyens emboîtaient le pas et prenaient la suite.

On suivit la rue Laurent, le faubourg Denis, les rues Neuve-Égalité, des Petits-Carreaux, Montorgueil, de la Grande-Truanderie, Denis, de Bondy, de Lancry, Martin et du faubourg Martin. Le rapport du commissaire s'exprime ainsi : C'est au milieu des acclamations générales, des cris mille fois répétés de Vive la République, de Bonaparte, de la paix, que le commissaire du pouvoir exécutif a fait la publication de la loi du 9 brumaire aux divers endroits et carrefours. Partout, une foule empressée et autour du cortège et aux croisées des maisons voulait entendre la publication et semblait respirer par l'espoir du rétablissement de l'ordre et de la prospérité, par l'espoir du bonheur. L'enthousiasme surtout était manifesté avec une sorte d'explosion à l'annonce des intentions du gouvernement régénéré pour la paix (une phrase avait été insérée à cet effet dans le texte proclamé), et plus d'une fois le commissaire, interrompu par les applaudissements et les cris de Vive la République, a été obligé de répéter cette disposition bienfaisante[11].

A bas les jacobins, à bas les tyrans, et la paix ! Voilà l'acclamation à peu près unanime qui salue Brumaire. La paix par Bonaparte, cette association d'idées qui nous stupéfie aujourd'hui subsistait au fond de tous les esprits, à raison des traits sous lesquels il était entré et s'était fixé dans l'imagination populaire. Les masses simplistes voyaient surtout en lui le militaire, le général, le héros, l'homme des exploits surhumains ; elles le concevaient protecteur de la République au dehors et au dedans ; elles ne se l'étaient jamais figuré chef d'État effectif. A le voir entré clans le gouvernement, elles l'applaudissent, parce qu'il leur apparaît resplendissant de gloire et de bonheur, parce qu'il les débarrasse des Jacobins ; mais leur espoir fondamental est toujours qu'il va premièrement s'occuper du dehors, réduire et désarmer la coalition par le seul brandissement de son épée. Cela est si vrai que, de tous les écrits composés à l'appui et en l'honneur du coup d'État, proclamations, manifestes, affiches, adresses, articles, brochures, couplets, vaudevilles, il n'en est pas un seul qui ne flatte l'universel désir ; tous mettent la paix en perspective. L'accession de Bonaparte au pouvoir se faisait au cri qui accueillerait en 1814 le retour des Bourbons : la paix.

 

II

Dans leur salle du Luxembourg, à la place encore chaude des Directeurs, les trois Consuls s'étaient mis à délibérer. Roger Ducos vivait depuis cinq mois dans l'ombre de Sieyès ; brusquement, il passa dans celle de Bonaparte. Il lui dit : Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence, elle vous appartient de droit. A ces mots, Sieyès fit la grimace. Bonaparte s'en aperçut et, d'un mouvement d'esprit prompt comme l'éclair, s'arrêta immédiatement à un parti qui marquait sa primauté et ménageait en même temps les susceptibilités de son collègue. Il prit le fauteuil, mais ce fut pour demander qu'il n'y eût point de présidence permanente. On décida qu'à tour de rôle et par ordre alphabétique chacun des trois gouvernants serait Consul de jour ; en cette qualité il présiderait la séance, signerait le premier les arrêtés, se tiendrait pendant vingt-quatre heures au Luxembourg en permanence, pour conférer avec les autorités et pourvoir aux mesures d'urgence. Bonaparte inaugura cette fonction ; après quoi, le roulement s'établit[12].

L'acte institutif des Consuls provisoires, la loi nocturne du 19 brumaire, ne les investissait nullement de la dictature. Ils succédaient simplement aux attributions exécutives du Directoire et obtenaient en plus l'initiative des lois. Tout acte ayant un caractère législatif devait être, sur leur proposition, voté par la commission des Cinq-Cents, ratifié par celle des Anciens, adopté par ces deux commissions appelées à maintenir, en face de l'Exécutif subitement concentré et grandi, une réduction et comme une miniature de parlement. Les commissions siégeraient quotidiennement dans les anciens locaux parlementaires, au Palais-Bourbon et aux Tuileries, sans que leurs séances fussent publiques, mais les comptes rendus de leurs délibérations seraient insérés dans les journaux ; les Consuls communiqueraient avec elles par messages.

Pour les Consuls, la première chose à faire était de trouver des ministres. Ils s'en occupèrent séance tenante, en procédant par remaniement plutôt que pu- transformation de l'ancien ministère. Trois ministres du Directoire furent maintenus ou plutôt renommés ; Cambacérès, qui avait donné des gages importants à l'ordre nouveau, conserva la justice ; Bourdon fut laissé provisoirement à la marine et Reinhard aux relations extérieures. Les ministres de la guerre, des finances et de l'intérieur, Dubois-Crancé, Robert Lindet et Quinette, furent très poliment congédiés, avec des remerciements et des lettres flatteuses[13].

A la guerre, Bonaparte fit mettre Berthier, son homme de confiance, incomparable agent de transmission et né chef d'état-major. Les papiers dont il a la garde, — disait de lui Bonaparte, — sont classés dans sa tête comme dans ses cartons[14].

Pour les finances, Sieyès fit savoir qu'il s'était mis sous la main l'homme de la chose, et qu'on le trouverait rien qu'à pousser une porte ; c'était Gaudin, spécialiste éprouvé, actuellement commissaire près l'administration des postes. Cinq mois auparavant, sous le vacillant Directoire, Gaudin avait reçu de Sieyès et décliné l'offre du portefeuille, se réservant pour le jour où l'existence d'un gouvernement sérieux permettrait de faire de bonnes finances. Ce jour était venu. Mandé de grand matin au Luxembourg par Sieyès, Gaudin avait été conduit et attendait dans un cabinet contigu à la salle des séances ; Sieyès l'y fut chercher et l'introduisit. Gaudin, qui ne connaissait pas Bonaparte, vit un petit homme très maigre, très actif, jaune de visage, au regard extraordinairement perçant, qui lui dit : Vous avez longtemps travaillé dans les finances ?Pendant vingt ans, général. — Nous avons grand besoin de votre secours, et j'y compte. Allons, prêtez serment, nous sommes pressés. Et il lui donna deux heures pour prendre possession du ministère et se mettre à l'ouvrage[15].

L'intérieur réclamait un plus grand nom. Comme ce département avait dans ses attributions l'instruction publique et toutes les choses de l'esprit, on voulut voir si un savant de premier ordre pourrait faire un bon ministre ; Laplace fut désigné. Il représenterait au pouvoir la science et la philosophie, le corps illustre dans lequel l'acte réformateur avait trouvé une assistance doctrinale et de hauts partisans. La nomination de Laplace fut la part donnée à l'Institut dans les profits de la victoire.

Le ministère de la police générale était le plus important de tous avec la guerre, puisque à lui ressortissaient le maintien de l'ordre intérieur, la surveillance des opinions dans toutes les parties de la République et spécialement dans la capitale. A la police, Fouché restait-il l'homme indispensable ? Sieyès, sachant peut-être que Fouché l'avait desservi avant le 18 au profit de Barras, se défiait de lui extrêmement et eût voulu l'évincer ; Bonaparte le fit maintenir. Il estimait que l'intérêt de Fouché serait le garant de sa fidélité, que d'ailleurs ses antécédents, ses accointances, ses attaches, loin de nuire, pourraient servir. Je sais qu'il n'a point rompu avec ses amis les terroristes, il les connaît ; sous ce point de vue, il nous sera utile[16]. Cet élément jacobin, introduit dans le gouvernement, servirait de préservatif contre ceux du dehors ; c'était le système de l'inoculation appliqué à la politique.

Il était spécialement nécessaire de pouvoir compter sur la police de Paris. Le bureau central, c'est-à-dire l'autorité en trois personnes préposée à cette partie, fut renouvelé et composé d'hommes sûrs. Quelques municipalités parisiennes d'arrondissement furent épurées. Dans les autres services, dans les administrations départementales, les Consuls ne prononcèrent encore aucune destitution ; ils estimaient que les fonctionnaires, y compris les plus jacobins, s'inclineraient devant le fait accompli si on ne leur demandait que le sacrifice de leurs opinions et non le sacrifice de leur place. A première vue, sur toute l'étendue du territoire, un seul point paraissait menaçant : la Haute-Garonne. On disait que les députés jacobins s'étaient donné le mot pour se rallier à Toulouse et s'y reformer en corps, sous la protection des autorités qui avaient déployé, pendant la dernière insurrection royaliste, un républicanisme militant. Est-ce que Toulouse allait s'opposer à Paris ? Le général Lannes fut invité à prendre la poste, à partir immédiatement pour Toulouse, où il se mettrait à la tête des troupes et répondrait de l'ordre.

Les Consuls choisirent comme leur secrétaire général Maret, auquel on adjoignit l'ex-secrétaire du Directoire, Lagarde, qu'il fallait récompenser d'avoir tourné le dos à ses anciens patrons. Enfin, avant de lever leur première séance, les Consuls rédigèrent une proclamation aux Français, pièce assez terne et de nature à ne froisser personne. Ils se glorifiaient moins qu'ils ne s'excusaient d'avoir détruit la constitution : elle était discréditée, faussée ; elle livrait la France e aux factions haineuses et cupides u ; c'est pourquoi tous les vrais patriotes s'étaient réunis dans l'intention d'opérer un changement. Les Consuls promettaient ensuite à la République raffermie des destinées meilleures[17]. Cette annonce modeste, qui ne posait aucun des problèmes à résoudre, n'avait rien d'un début à fracas.

 

III

Par suite des communications lentes et difficiles, on ne saurait pas avant plusieurs jours si les départements acceptaient le fait accompli, s'il ne se formait nulle part un centre de protestation et de résistance, si les armées adhéraient. En attendant, il fallait gouverner avec Paris et se fortifier sur place.

Le Consulat provisoire, humble germe d'où devaient éclore le principat consulaire et le formidable empire, naissait dans un dénuement complet ; autour de lui, ce n'était que ruine, décomposition, pestilence et misère. Les premières constatations des ministres étaient navrantes. Aux finances, Gaudin avait beau visiter les caisses, racler les tiroirs, il ne trouvait rien, absolument rien que le reliquat de l'avance faite l'avant-veille[18]. On comptait sur quelques rentrées pour le courant de la décade, mais combien rares et pénibles ! Les bureaux étaient une fourmilière indescriptible de fripons et de fainéants[19]. Dans tous les ministères, les employés n'avaient pas touché un sol depuis dix mois. Au bout de quelques jours, le ministre de l'intérieur vint dire que tous les services de son département étaient à la veille d'être paralysés par le manque de fonds[20].

A la guerre, c'était pis que tout, un chaos où il était impossible de se reconnaitre, une pénurie sans nom. D'après Bonaparte, on avait fait venir le ministre sortant, Dubois-Crancé, et on tâchait d'en tirer quelques renseignements : Vous payez l'armée. Vous pouvez au moins nous donner les états de la solde. — Nous ne la payons pas. — Vous nourrissez l'armée ; donnez-nous les états du bureau des vivres. — Nous ne la nourrissons pas. — Vous habillez l'armée ; donnez-nous les états du bureau de l'habillement. — Nous ne l'habillons pas[21]. Ce qui donne créance à ces dires, c'est que, Berthier étant venu rendre compte de l'état dans lequel il avait trouvé son département, le procès-verbal de la séance consulaire porte : Toutes les parties sont dans la plus grande désorganisation... Le service des fourrages, celui des fournitures, ceux des étapes, des hôpitaux, des transports, des casernements et lits et de la poste des armées, tout est désorganisé ; le désordre règne dans toutes les parties[22]. Dubois-Crancé avait bien mis à l'étude un plan de réorganisation générale, mais le premier résultat de ses bonnes intentions avait été de bouleverser ce que son prédécesseur avait cherché à faire et d'arrêter encore plus tous les rouages[23]. A l'intérieur comme à l'extérieur, les armées vivaient sur le pays, par réquisitions et violation des caisses. Le ministère n'exerçait aucun contrôle sur leur administration et ne les tenait pas en main ; on ne savait d'ailleurs ce qu'elles penseraient du coup d'État. Comme support matériel, on avait en somme les troupes de Paris, les trois demi-brigades, les dragons, les chasseurs, les grenadiers des Conseils et du Directoire, concentrés maintenant au Luxembourg sous le nom de garde des Consuls ; en tout, huit à neuf mille hommes, en face d'une population de huit cent mille âmes.

Dans ces conditions, le Consulat ne pouvait être un gouvernement à poigne ; pour vivre, il lui fallait se faire un gouvernement d'opinion. Il disposait d'une force énorme d'opinion, mais encore importait-il d'entretenir et d'aménager prudemment cette force, de rallier autant que possible les intérêts sans froisser les convictions.

Le Consulat devait avoir égard aux éléments divers qui avaient concouru à son élévation : l'élément parlementaire, qui formait les commissions législatives ; l'élément intellectuel et savant, qui avait son centre à l'Institut ; l'élément capitaliste, dont on attendait des secours ; il importait d'entretenir le dévouement des troupes, mais en évitant toute apparence de gouvernement par le sabre et de dictature militaire. Au bout de deux jours, Paris étant parfaitement calme, les troupes furent renvoyées dans leurs casernements, où elles cessèrent même d'être consignées ; Paris reprit sa physionomie ordinaire. Bonaparte ayant emménagé au Luxembourg avec Joséphine dans les anciens appartements des Directeurs Gohier et Moulin, ne parut plus qu'en costume civil, redingote verdâtre où flottait son corps grêle, chapeau rond ; c'était le costume dans lequel il s'était montré après son retour d'Égypte ; il le portait d'ailleurs très mal.

Une curiosité indicible s'attachait à lui, observait ses mouvements, ses gestes, ses sorties. Il sortait peu, se bornant à quelques démarches moins officielles que privées, marquées de tact souverain et de discrétion. Le 21, après qu'il eut terminé au Luxembourg ses premières vingt-quatre heures de service et de garde, il ne sortit que pour faire visite à l'Institut ; il se rendit à une séance particulière et y resta trois quarts d'heure, le temps de lire un rapport dont il avait été antérieurement chargé. Ce fut par lui que Laplace apprit sa nomination au ministère.

Les jours suivants, laissant aux généraux Berthier et Lefebvre le soin de rassembler les troupes et les gardes nationales afin de leur faire prêter serment, il se réserva aux vieux soldats mutilés, passa la revue des Invalides dans la cour de leur hôtel et s'enquit de leurs besoins. On sut aussi qu'il était allé au Muséum voir Daubenton malade, dont la longue existence achevait de s'éteindre. L'illustre naturaliste était bien près de radoter[24], mais l'attention parut un hommage très délicat rendu par Bonaparte à la science officielle. Et il faisait tout cela simplement, aisément, dignement, sans ombre d'ostentation, en vrai magistrat républicain. On ne le voyait point dans les endroits publics et élégants ; il s'éloignait des ovations, se dérobait aux foules, comme s'il eût attendu, pour entrer en contact avec les Parisiens, qu'ils l'eussent jugé sur ses actes. Les journaux annonçaient que l'Opéra préparait une grande fête en son honneur, avec ballets analogues aux circonstances ; la fête n'eut pas lieu[25].

Toutes ses paroles étaient d'une convenance et d'une habileté parfaites, profondément calculées pour aller au cœur de ceux qu'elles voulaient atteindre. Il ne bronchait que dans les occasions où quelque autorité constituée venait le visiter en corps, où il devait recevoir une députation, répondre à une adresse, improviser une façon de discours ; alors, son débit redevenait saccadé, balbutiant, pénible ; ses amis souffraient à l'écouter.

Les conversations intimes étaient au contraire son moyen de prise et de séduction. En particulier, il voyait beaucoup de monde. Il recevait le matin, retenait toujours à déjeuner quelques personnes ; après le travail avec les ministres, après la séance consulaire, après le travail de l'après-midi, avant celui de la nuit, il y avait chaque soir au Luxembourg réception très suivie, quoique dépourvue d'apparat. Là, dans le pêle-mêle révolutionnaire, commençaient à reparaître quelques survivants de l'ancien régime ; Joséphine avait amené sa société, et les Jaucourt, les Toulongeon, les Crillon, les Ségur s'étonnaient de franchir un seuil républicain[26]. Joséphine avait vite fait de transformer l'appartement du triste Moulin et d'y mettre un peu d'elle-même, luxe joli, tiédeur d'intimité qui réchauffait la froideur des salons officiels. Sous les doigts de la fée, tout s'était métamorphosé, embelli ; tout avait pris un air d'élégance et de raffinement. Les femmes s'extasiaient devant une magnifique table à thé[27] autour de laquelle vingt personnes pouvaient s'asseoir, devant une colonne en bois doré à socle de marbre, supportant des fleurs rares. Chuchotant entre elles sur le compte de Joséphine et énumérant les tares de sa vie, elles disaient cependant : L'esthétique a certainement gagné au 18 brumaire[28]. Bonaparte s'emparait des hommes, et tous subissaient l'ascendant de cet être qui ne ressemblait à personne.

Son physique malingre étonnait ; son regard domptait. Des joues creuses, un visage pâle, un front austère, paraissaient déceler un génie méditatif et ardent, redoutable aux ennemis de son pays[29], et avec cela il avait des loquacités, des familiarités câlines qui mettaient à l'aise, des fougues et des pétulances de petit Corse resté très près de la nature. Son verbe toujours original et direct tranchait sur la flasque phraséologie de l'époque. Curieux, questionneur, excellant à susciter des idées, à se les approprier et à les reproduire après les avoir marquées d'une touche supérieure, il s'instruisait infatigablement en donnant l'impression de tout savoir. Si parfois se trahissaient en lui des inexpériences, des gaucheries et d'âpres rudesses, un mot juste et profond les faisait vite oublier. De l'avoir écouté, chacun se sentait prodigieusement intéressé, réconforté et comme revivifié ; la surabondance de vie qui éclatait en lui se communiquait aux autres. Derrière son dos, des amis médisants avaient beau faire entendre qu'on ne devait pas trop se fier à lui et qu'il était indiscret, présomptueux, menteur, irascible, despote[30], etc. ; sa grâce sévère était la plus forte. Dans son accueil, dans son langage, il y avait quelque chose d'irrésistible et de très simple, de fier et d'aisé, de vibrant et de jeune ; il dira bientôt : Venez à moi ; mon gouvernement sera celui de la jeunesse et de l'esprit[31].

C'étaient aussi des sincérités pleines de finesse et des aveux qui déconcertaient la critique ; il était le premier à convenir des fautes commises à Saint-Cloud, à reconnaître qu'il avait mal parlé devant les Anciens, qu'il avait déclamé à tort et à faux, qu'il avait fini par une mauvaise phrase : la fortune et le dieu de la victoire sont avec moi... Les Français ont le tact des convenances, et à peine eussé-je prononcé ces paroles qu'un murmure me le fit sentir. Mais que voulez-vous ? Ils m'ont gâté le long de la route. Ils m'ont tant répété ces mots de Marseille (!) à Paris qu'ils me sont restés[32].

Ces propos et d'autres, colportés dans Paris, faisaient fortune. Parfois, en une phrase pittoresque, en une image, il exprimait tout un programme de gouvernement modéré et moyen ; d'un trait, il faisait justice des bruits ridicules, des exagérations et des sottises. Paris s'occupait beaucoup du costume que porteraient les nouveaux chefs de l'État, et des projets extravagants naissaient. Certains proposaient de leur donner l'habit à la française en velours blanc, avec l'épée, avec bottines de maroquin rouge, mais de leur infliger la coiffure révolutionnaire, le bonnet phrygien, la rouge estampille. Bonaparte aurait dit : Ni bonnet rouge, ni talons rouges[33].

Chez ce futur distributeur de couronnes à toute sa parenté, nul népotisme encore. Il ne voulait pas que le 18 brumaire parût un coup d'État de famille, l'avènement d'un clan, et il entendait d'ailleurs rapporter à soi seul l'honneur des deux journées. Le rôle de Lucien fut autant que possible obscurci, celui de Leclerc passé sous silence ; le nom de Joseph ne parut nulle part. Murat seul, qui n'était pas encore de la famille, étant simple aspirant à la main de Caroline, recevrait des récompenses : confirmation dans son grade de général de division, commandement de la garde des Consuls. Le groupe des généraux et officiers qui avaient participé aux journées, la famille militaire, restait au contraire l'objet de soins constants, et Bonaparte cherchait à se lier plus étroitement tous les grands chefs. Les journaux commençaient à parler d'un mariage entre l'une de ses parentes et Moreau. Un émissaire spécial, le frère de loger Ducos, avait été envoyé à Masséna en Suisse pour lui expliquer les événements et rapporter son adhésion. Brune, au retour de sa brève campagne en Batavie, serait très recherché. Par action discrète, Bonaparte accaparait personnellement la force matérielle, s'assurait du haut commandement, réunissait dans sa main tout le faisceau militaire, tandis qu'il partageait encore avec ses deux collègues l'exercice de la magistrature civile[34].

Il travaillait énormément, s'était mis tout de suite à la besogne d'État. De quelque nature qu'elles fussent, les affaires étaient par lui profondément étudiées, creusées, mais les décisions se prenaient en conseil et émanaient du triumvirat consulaire, réduit par l'insignifiance de Ducos à un duumvirat.

L'union de Bonaparte et de Sieyès survivrait-elle à l'épreuve du pouvoir exercé à deux et presque de la vie en commun. S'ils étaient à peu près d'accord sur les grandes lignes de la politique, Sieyès restait fort exclusif dans le choix des personnes, Bonaparte montrait une tout autre largeur d'esprit[35], et d'ailleurs les froissements résulteraient surtout de l'antipathie des caractères. Sieyès entier dans ses idées, imbu d'orgueil philosophique, quinteux, s'imaginant toujours qu'on voulait lui manquer, se tenait en défense, et l'impérieuse vivacité de Bonaparte s'irritait de se trouver sans prise sur cette nature rêche. Dès le 25 brumaire, à propos des termes d'une dépêche diplomatique, il y eut un premier heurt, qui retentit assez fâcheusement dans le public[36].

Sieyès et Bonaparte avaient cependant la volonté ferme de rester unis, parce qu'ils se sentaient indispensables l'un à l'autre ; si Bonaparte avait action sur la masse, dont toute la politique était de ne voir, de ne nommer que lui, de n'espérer qu'en lui[37], Sieyès restait l'homme de confiance de la classe politicienne, parlementaire, philosophe, sans laquelle on ne pouvait marcher, et son autorité morale s'exerçait toujours sur ce parti brumairien qu'il serait souverainement inexact d'appeler le parti bonapartiste.

Résolus à faire le meilleur ménage possible et se défiant de leurs aspérités naturelles, les deux Consuls sentirent le besoin de placer entre eux quelque chose de très souple, de moelleux et de velouté qui adoucirait le contact. Talleyrand leur parut le liant nécessaire ; pour l'avoir toujours entre eux, ils le firent rentrer dans le gouvernement[38]. Avant la fin de brumaire, le portefeuille des relations extérieures, ôté à Reinhard, fut replacé dans ses mains et devint le prix de son permanent courtage. Talleyrand, se tournant vers l'avenir, servirait surtout Bonaparte, sans en avoir l'air, et inclinerait Sieyès à la résignation tout en lui persuadant qu'il restait son meilleur ami. A mesure que les jours s'écoulèrent, Bonaparte tira peu à peu à lui l'autorité, mais il l'exerça sans afficher sa prééminence, ménageant ses collègues, consultant, tâtonnant parfois, recherchant les collaborations et les avis ; dans sa grande tâche ordonnatrice, il commença bien doucement.

Les premières mesures prises furent des actes de réparation et non de réaction. L'horrible loi des otages avait conduit à Paris des malheureux saisis dans leurs départements et arrachés à leurs foyers. Dans les derniers temps du Directoire, les Conseils assagis inclinaient à supprimer ces rigueurs ; ils en parlaient beaucoup, sans aboutir. Le Consulat agit sans parler, donnant l'impression d'une autorité qui sait vouloir et fait vite ce qu'elle veut. En une seule journée, le 22, la proposition de rapporter la loi des otages fut envoyée par les Consuls aux deux commissions, adoptée par elles, mise en forme de loi et promulguée. Bonaparte se rendit personnellement au Temple, prison d'État sous le Directoire, car la Révolution même constitutionnelle n'avait fait que déplacer la Bastille. Par son ordre et sous ses yeux, les otages furent mis en liberté : Une loi injuste, leur dit-il, vous a privés de votre liberté ; mon premier devoir est de vous la rendre[39]. Il visita ensuite les autres prisons, lieux de souffrance et d'épouvante, où se voyaient encore sur les murs des dessins tracés par les septembriseurs avec le sang des victimes. Il demanda la liste des détenus, qu'il interrogea et auxquels il promit justice ; partout où il passait, il faisait se lever une aube d'espérance.

Tout cela créait des sympathies, mais ne donnait pas de l'argent. En France, il n'y avait plus guère qu'une sorte de gens qui en eût ; c'était le groupe des financiers parisiens, banquiers et fournisseurs, manieurs d'affaires honnêtes ou suspectes. Vis-à-vis de ces hommes d'argent, dont plusieurs avaient fait les fonds du coup d'État et qui tous l'avaient appelé de leurs vœux, il existait un engagement au moins moral d'en finir avec la taxe spoliatrice, d'abolir l'impôt progressif qui traquait la fortune mobilière et pesait par contrecoup sur toutes les classes. C'était à ce prix seulement qu'ils consentiraient à des avances, faciliteraient des opérations de trésorerie, appuieraient un gouvernement réduit à se monter par souscriptions privées.

Les moyens de remplacer l'impôt progressif par une perception moins vexatoire et de rendement plus sùr furent immédiatement étudiés. Le ministre des finances Gaudin se mit à l'ouvrage et ne quitta point son bureau avant d'avoir établi un projet qui substituait à l'emprunt forcé une taxe de vingt-cinq centimes ajoutés au principal pour l'an VII des contributions foncière, mobilière et somptuaire. Le projet vint en discussion le 25 dans la commission des Cinq-Cents ; Cabanis l'appuya de sa haute autorité et prononça un discours fort curieux. On entendit ce républicain à principes, ce grand idéaliste, convenir franchement, quoique avec une certaine tristesse, que le gouvernement ne saurait se passer des financiers parisiens, bons ou mauvais, et attendait d'eux littéralement les moyens de vivre.

Après avoir.brièvement condamné l'impôt progressif au nom de la science économique et des saines doctrines, il demande la permission d'insister sur une considération toute pratique. Par l'effet de la guerre et des malheurs publics, le peu d'argent liquide et d'affaires qui subsiste dans le pays s'est concentré à Paris, autour du gouvernement, dans quelques mains qu'il ne faut pas toujours regarder de trop près. Il s'ensuit que dans toutes les mesures de finance il faut d'abord considérer leurs effets, soit matériels, soit d'opinion, sur les personnes qui ont de l'argent, des denrées ou du crédit à Paris... On peut avancer hardiment que, dans la situation où se trouve la République, un impôt qui causerait des dommages durables à l'agriculture et au commerce, mais qui ne serait pas un signal de sauve-qui-peut pour les capitalistes de Paris, aurait des effets moins funestes que celui qui, sans présenter les mêmes inconvénients, attaquerait l'opinion de ces capitalistes, car les circonstances forcent le gouvernement de recourir à eux presque chaque jour... Il est assurément très fâcheux de se trouver dans la main d'hommes qui n'ont pas ou qui peuvent croire ne pas avoir toujours des intérêts conformes à ceux de la chose publique, mais cela tient à des faits qu'on ne peut réparer en un instant... C'est à tirer le meilleur parti des hommes, des choses et des circonstances, tels qu'ils sont les uns et les autres, que consiste la sagesse du législateur, aussi bien que le talent de l'administrateur[40]...

Sur cette conclusion éminemment opportuniste, l'impôt progressif fut législativement abrogé le 28 brumaire. Le Consulat ne perdit pas un instant pour tirer de cette mesure un bénéfice palpable. Le 3 frimaire, les notables de la finance furent convoqués chez le consul Bonaparte. Les principaux banquiers, Perregaux, Davillier, Germain, Sévène, Fulchiron et autres étaient présents. Bonaparte leur promit un gouvernement de défense sociale, ami de l'ordre, respectueux de la propriété sous toutes ses formes, pacifique au dehors ; lorsqu'il eut terminé et se fut retiré, Gaudin tira la conclusion du discours en sollicitant une avance de 12 millions. Les banquiers souscrivirent pour cette somme, mais la confiance n'était pas suffisamment établie pour qu'ils jugeassent à propos de desserrer trop vite les cordons de leur bourse. L'avance effective se réduisit à trois millions ; pour le reste, il fallut recourir à une loterie que le syndicat des banquiers consentit à patronner, à organiser, et qui parait avoir procuré la somme[41]. Grâce à ces ressources et à quelques avances particulières, on put passer les premiers jours. Dans Paris, l'impression produite par l'abolition de la taxe progressive fut excellente. Les signes extérieurs de la richesse se cachèrent un peu moins. Le soir, aux abords des théâtres, des équipages de maitres reparurent ; on recommença d'aller à l'Opéra dans sa voiture[42].

Le Paris de la rue et des boutiques continuait à vivre dans une atmosphère d'enthousiasme. La publication solennelle des actes réparateurs, les défilés et spectacles militaires, le passage des régiments et des gardes nationaux allant prêter serment, donnaient motif chaque jour à ovations populaires. Le zèle des troupes se tenait à hauteur. Les dragons du Se envoyaient à Bonaparte une chaleureuse adresse, se félicitaient d'avoir figuré le 19 au premier rang, et ces soldats ennemis des tyrans s'imaginaient toujours que la journée avait été bonne pour la République. Les officiers de l'état-major partageaient la même ardeur à la fois républicaine et bonapartiste ; tout l'esprit de la Révolution militaire, tel qu'il se caractérisait alors, s'exprimait par la gaillardise de leur langage.

Eh bien, mon cher général, — écrivait Lefebvre à Mortier employé hors de Paris, — que dites-vous des journées des 18 et 19 brumaire ? Vous y applaudissez sans doute avec tous les Français, car je ne puis donner ce nom à un tas de factieux qui ne demandaient que plaies et bosses, et qui, en parlant de principes, renversaient même ceux respectés depuis des siècles.

Cette étonnante et salutaire révolution s'est faite sans aucune secousse, elle était bien urgente ; un gouvernement sans force, un Corps législatif méprisé, des lois détestées, soixante lieues de pays chouannisées, plus d'argent, plus de confiance, la crainte du retour de la Terreur, tout présageait h perte de la France, l'écroulement de la République. A ce tableau affligeant en a succédé un bien agréable. Aujourd'hui l'allégresse est générale. Les cris de : Vive la République, vive Bonaparte, se répètent partout, dans les rues, dans les places publiques, aux spectacles surtout. L'esprit public se prononce pour la liberté et retrace les plus beaux jours de la Révolution française, mas ce qui est consolant surtout, c'est le retour de la confiance, la hausse des fonds publics, que ne peuvent qu'augmenter les mesures déjà prises par le gouvernement.

Nous devons infiniment gagner à ce changement. Le militaire ne sera plus le jouet d'un tas de factieux, de voleurs, qui se jouaient de ses privations et de ses justes réclamations. J'ai passé en revue aujourd'hui la garde nationale sédentaire de cette immense cité, j'ai reçu d'elle le nouveau serment. Certes il n'en fut jamais donné avec autant d'acclamation, on n'y mit jamais plus d'énergie, je me croyais encore en 1789, dans les premiers jours de la Révolution. Pour le coup, Ça ira, je vous en réponds[43].

Au milieu de ce rajeunissement des volontés et des cœurs, qui se prolongerait quelques jours, les Jacobins exclus des Conseils, les frères et amis, les agitateurs de métier se faisaient invisibles. Par tradition révolutionnaire, par vieille habitude de traiter les vaincus en coupables, la police les pourchassait. Le 20, un ordre d'arrestation avait été lancé contre soixante personnes[44]. Parmi celles que l'on put empoigner, les journaux citèrent Lebois, auteur du Père Duchesne, Clemenceau, Geffon et sa femme, Lémery, médecin, Toussaint Vigoureux et sa femme[45]. Faute de pouvoir saisir Aréna, désigné comme le principal auteur de la tentative d'assassinat sur Bonaparte, on s'empara de son frère. Les individus arrêtés étaient conduits au Temple ; au bout de quelques jours, on les relâchait pour la plupart, le nouveau pouvoir se piquant moins de remplir que de vider les prisons, et Fouché tenant à épargner les terroristes comme individus, alors même qu'il les frappait comme parti. Il parut néanmoins indispensable de prendre contre les Jacobins une mesure d'ensemble, plus comminatoire qu'effective.

L'histoire de cette pseudo-proscription est curieuse. Sieyès craignait beaucoup un retour offensif des Jacobins, se retranchait au Luxembourg et avait peur la nuit. Il parlait de sévérités à exercer et jugeait qu'une proscription, une déportation eu masse, restait le corollaire obligé de toute journée bien conçue. Fouché, pour dissiper les défiances de ce Consul à son égard et capter ses bonnes grâces, se donna l'air d'acquiescer vivement à l'idée ; Sieyès lui en sut gré, Bonaparte laissa faire.

Une liste de proscrits fut immédiatement dressée. Avec une incohérence vraisemblablement volontaire, Fouché y mit pêle-mêle des noms infâmes et des noms glorieux : le hideux Mamin, qui se vantait d'avoir tué la princesse de Lamballe et de lui avoir arraché le cœur, et le vainqueur de Fleurus, Jourdan, dont les égarements n'avaient pu abolir les services ; plusieurs députés qui s'étaient signalés à Saint-Cloud par leurs fureurs, d'autres qui n'avaient même point paru à la séance. Les Consuls accueillirent tout en bloc et signèrent un arrêté condamnant à la déportation en Guyane trente-sept des individus signalés, vingt-deux autres à la déportation dans un lieu extracontinental de la Charente-Inférieure, Ré ou Oléron. Comme la plupart des condamnés n'étaient point en état d'arrestation, l'arrêté les obligeait à se livrer, en édictant que, jusqu'à leur arrivée au lieu d'embarquement, ils seraient dessaisis de l'exercice du droit de propriété, c'est-à-dire que leurs biens seraient mis sous séquestre et leurs familles réduites à la misère. Cette odieuse sanction s'inspirait des pires errements de la procédure révolutionnaire.

Le 26 brumaire, l'arrêté contenant la liste bâclée fut avant toute révision communiqué aux journaux, qui le publièrent. Plus tard, le Moniteur, qui n'était encore qu'officieux et restait surtout l'organe de Sieyès, déclarerait que la publication avait eu lieu prématurément et par erreur. Faut-il croire que le rusé Fouché, voulant ménager ses anciens amis tout en ayant l'air de sévir, avait lui-même commis l'indiscrétion, avec l'arrière-pensée de provoquer dans le public un mouvement d'improbation qui rendrait la mesure inexécutable[46] ?

Ce mouvement se produisit aussitôt dans l'opinion moyenne. On avait eu si souvent le spectacle des proscriptions et des violences, on en était tellement fatigué, dégoûté, écœuré jusqu'à la nausée, que tout en exécrant les Jacobins on n'admettait pas que leurs procédés fussent repris contre eux. A part les feuilles royalistes, tous les journaux protestèrent.

Dans le gouvernement même, les meilleurs esprits s'émurent. Cambacérès, ministre de la justice, avant de donner force pleinement exécutoire à l'arrêté en l'inscrivant au Bulletin des lois, vint présenter ses observations à Bonaparte. Celui-ci rejeta aussitôt sur ses collègues l'odieux de la mesure ; il n'avait cédé, disait-il, que par pure complaisance. Il fut convenu entre lui et Cambacérès que l'arrêté ne serait pas officiellement promulgué, ce qui le laisserait imparfait et révocable. Ainsi, après avoir souscrit aux rigueurs, Bonaparte en profitait pour se poser maintenant en modérateur de ses collègues, pour esquisser discrètement une politique personnelle, toute d'apaisement, prête à tenir compte des conversions et des repentirs, tendant à les provoquer. Il transformait un instrument de répression en moyen de ralliement[47].

Des soumissions individuelles se produisirent. Par lettre à Fouché, Jourdan se déclara prêt à partir pour la Rochelle, tout en rappelant assez dignement ses services. Le lendemain matin, il fut mandé dans le cabinet du ministre et s'y rendit assisté de Bernadotte. Fouché lui dit : Au moment où je reçus hier votre lettre, je la portai à Bonaparte ; après en avoir pris lecture, il s'est exprimé clans les termes suivants : C'est l'abbé Sieyès qui a fait rendre cet arrêté, et c'est lui et ses affidés qui ont dressé la liste. Je n'approuve pas cette mesure. Si j'avais voulu croire ces peureux, le sang aurait coulé. Dites à Jourdan qu'il peut se retirer où il voudra, et qu'il continuera à jouir de son traitement d'officier général jusqu'à ce que les circonstances me permettent de l'employer[48]. Le 1er frimaire, la radiation de Jourdan fut annoncée au Moniteur. Bonaparte répondit à sa soumission par une lettre pleine de sentiment, où il exprimait le désir de voir constamment le vainqueur de Fleurus sur le chemin qui conduit à l'organisation, à la véritable liberté et au bonheur[49].

D'autres radiations furent annoncées à la suite de démarches individuelles ou collectives. Chaque jour, les journaux contenaient l'adhésion de républicains extrêmes, de députés exclus, la plupart dictées par la peur ou l'intérêt, quelques-unes par le désir sincère, quoique un peu sceptique et lassé, de se prêter à l'expérience d'une république nouvelle. Un nommé Dubreuil osa seul protester dans un écrit et dénoncer l'approche du despotisme. Puisses-tu, disait-il en prenant à partie Bonaparte, être la dernière idole des Français ; cette voix isolée ne trouva point d'écho. Devant cet affaissement de l'opposition d'extrême gauche, les Consuls laissèrent dormir les rigueurs annoncées, sans les révoquer encore ; ils s'occupaient moins à frapper qu'à ramener les républicains dissidents, car le péril pour le Consulat se prononçait maintenant d'un autre côté et dans toute la France se levait à droite ; il provenait moins d'un mouvement d'opposition que d'un compromettant enthousiasme.

 

IV

Les nouvelles des départements arrivaient enfin, affluaient de tous côtés ; elles étaient bonnes, sans être absolument satisfaisantes. Dans l'accueil fait en province au coup d'État, il faut distinguer entre ce que l'on pourrait appeler le pays officiel, corps élus ou nommés, conseils locaux, juges, fonctionnaires, pour la plupart révolutionnaires prononcés et teintés de jacobinisme, et le pays réel, c'est-à-dire la population même ; entre les administrateurs et la masse des administrés.

Parmi les autorités, l'adhésion ne fut pas tout à fait unanime. Si l'immense majorité d'entre elles accepta la révolution toute faite qu'on leur expédiait de Paris, quelques protestations clairsemées surgirent. Le président du tribunal de l'Yonne, le citoyen Barnabé, qui refusa d'enregistrer la loi de Brumaire, ne fut pas seul à s'opposer. Dans le Pas-de-Calais, le commissaire du pouvoir central, Robert Crachet, essaya de mettre obstacle à la publication de la loi ; un administrateur du département démissionna. A Rouen, un agent municipal refusa de concourir à la publication[50]. Dans le Jura, les administrateurs du département jetèrent les hauts cris ; ils parlaient de mettre en mouvement une force armée et de faire marcher le Jura sur Paris. En certains endroits, l'adhésion des autorités, enthousiaste ou servile ailleurs, fut accompagnée de réserves, parfois boudeuse et grinchue. Quelques administrations départementales ne répondirent pas tout d'abord à la communication des actes. Mais ces velléités d'opposition tombèrent immédiatement devant l'adhésion non équivoque ou l'inertie des masses. Si au premier moment l'annonce d'une nouvelle révolution, alors que les victoires à l'extérieur avaient produit une sorte d'apaisement, causa dans la population un peu de surprise et d'émoi, l'acquiescement général succéda aussitôt. Ce qu'aucun document ne signale, ce qu'il est impossible de découvrir nulle part, dans une ville, un canton, une bourgade, un coin quelconque de la France, — nous ne parlons pas, bien entendu, des campagnes de l'Ouest en pleine guerre civile, — c'est un essai de résistance de la part des populations, un mouvement de vrai peuple ou de bourgeoisie pour défendre des institutions avilies et se lever contre la fortune de Bonaparte.

Quelques clubs, il est vrai, essayèrent de bouger, mais ces groupes isolés, exécrés de la population, sentirent aussitôt leur impuissance. D'ailleurs, les autorités militaires et les troupes prenaient vivement parti ; elles voulaient la République, mais la république de Bonaparte, et leur attitude en imposa. C'est ce qui arriva notamment à Toulouse, cette populeuse cité dont on craignait beaucoup. Aux premières nouvelles, le club avec lequel pactisait une partie des autorités civiles se mit en permanence et cria : Aux armes ! Mais le général commandant fit se prononcer énergiquement la troupe ; les autorités publièrent alors la loi, avec mauvaise grâce, il est vrai, et sans nul appareil[51]. Lannes arriva sur ces entrefaites, prit le commandement, parcourut la région, rassura les républicains honnêtes, et le calme se rétablit. Il en fut à peu près de même dans les autres villes et localités où les comités rouges dominaient. En somme, sur toute l'étendue du territoire, la résistance jacobine se réduisit presque à rien ; les clubistes, insurgés eu paroles depuis quatre mois, se turent devant l'acte de vigueur.

Par contre, dans la population des villes, des groupes tout opposés, également agités, bruyants, entraient en effervescence et témoignaient d'une joie agressive. C'étaient les réactionnaires militants, les associations de jeunes gens, les bandes de muscadins et de contre-révolutionnaires à gourdin qui avaient mené la lutte contre les résurrections successives du jacobinisme. La plupart d'entre eux étaient au fond royalistes, quoiqu'ils se posassent simplement en antijacobins et combattissent la Révolution au nom de ses principes. L'événement de Saint-Cloud, par son premier aspect contre-révolutionnaire, les enivra d'espoir. Ils crurent que leur jour arrivait et dans différentes villes prétendirent s'ériger à leur tour en faction dominante.

Bordeaux s'abandonnait à un transport de réaction. Les nouvelles de Paris étant arrivées le 24 brumaire, la première journée fut toute à la joie ; à la lecture des bulletins dans les endroits publics et les théâtres, il y eut explosion d'applaudissements, mêlés de huées à l'adresse des députés exclus. Le lendemain, on voulut faire chanter au théâtre des couplets de circonstance ; le commissaire de police s'y opposa ; là-dessus, cris, indignation, émeute de spectateurs ; pour rétablir l'ordre, il fallut que le général commandant cédât aux sommations du public et levât l'interdiction. La ville n'en restait pas moins frémissante et paraissait décidée à ne plus supporter les autorités établies[52]. Clermont-Ferrand vit des scènes du même genre ; on ne voulait plus entendre au théâtre la Marseillaise et on n'admettait que la Bonaparte[53]. A Nancy, une troupe de citoyens ferma d'autorité le club jacobin et apposa sur la porte un drap mortuaire. Dans la Haute-Saône, un commissaire du gouvernement écrivait : Les royalistes ne croient-ils pas s'approprier les fruits des 18 et 19 ? Déjà ils menacent les républicains, ils font trembler les acquéreurs de biens nationaux... ils parlent d'un roi et d'un ancien régime[54]. A Caen, il y eut comme un remous des partis, à la suite duquel les réactionnaires prirent le dessus. Dans une infinité de cantons et de bourgades, des manifestations tumultueuses, des attaques contre les fonctionnaires étaient signalées, et l'attitude de Paris, se prononçant depuis quelques jours, encourageait ce mouvement.

Presque partout, le gros de la population sympathisait avec ses auteurs ; par horreur du joug révolutionnaire, la population semblait se mettre à la remorque des royalistes. A voir tomber le gouvernement persécuteur, tous les Français — et ils se comptaient par centaines de milliers — qu'il avait menacés ou atteints dans leur sécurité, ruinés, traqués, humiliés, traités en ilotes, éprouvaient une joie de libérés ; ils applaudissaient à ceux qui se levaient furieusement contre les fonctionnaires oppresseurs et tarés, contre les pouvoirs officiels et occultes, contre les clubs et les comités, contre les rigueurs de la législation républicaine et ses puérilités vexatoires, contre toutes les formes de la tyrannie révolutionnaire, aujourd'hui déconcertée et chancelante. En 1789, on avait vu l'anarchie spontanée ; c'était aujourd'hui la réaction spontanée, menaçant de tourner à un autre genre d'anarchie, à un délire de représailles et de vengeances.

Bonaparte sentit immédiatement le péril, car il voulait éviter avant tout que son nom devint synonyme de réaction. Le plan qu'il avait conçu pour l'avenir était grand et sauveur ; c'était celui des rois et des politiques qui naguère avaient fait ou refait la France. Se dégageant des partis, laissant à sa droite et à sa gauche les exclusifs de tout genre, il irait droit au peuple, à la masse, aux millions de Français qui avaient des besoins plus que des opinions, qui aspiraient simplement à la paix intérieure, à la paix religieuse, à la paix au dehors ; il gagnerait leur fidélité en leur assurant ces biens ; il donnerait pour base à son gouvernement la satisfaction nationale et bâtirait sur ce tuf. Dans la masse conquise et ralliée, il ferait s'absorber et se fondre les hommes très nombreux qui s'étaient jetés dans les discordes civiles par souffrance ou colère, par exaltation momentanée plutôt que par principe préconçu ; il prendrait ainsi aux partis leur substance, leur force réelle, et n'aurait plus affaire qu'à des chefs sans troupes ou à des perturbateurs isolés. Se retournant alors contre ceux-là, il frapperait impitoyablement, frapperait encore, et réduirait à néant ce résidu des factions. Aux hommes utilisables de tous les partis, il commanderait l'oubli ; décrétant l'abolition du passé, il ordonnerait aux Français de se pardonner et leur désapprendrait la haine ; sur dix ans de crimes et d'horreurs, sur les injures réciproques, il passerait largement l'éponge ; c'est ce qu'on appellerait, dans le langage mythologique à la mode : Faire boire à la France l'eau du Léthé ! Appelant à lui des régions les plus extrêmes, il offrirait comme point de réunion un gouvernement fort et juste, assez ouvert, assez glorieux pour que tous les Français de bonne volonté puissent se réconcilier et se trouver à l'aise dans l'ampleur magnifique du régime.

Il écrivait au député Beyts, l'un des opposants de Saint-Cloud : Aucun homme de bon sens ne peut penser que la paix, que l'Europe réclame encore, puisse être le résultat des factions et de la désorganisation qui en est la suite. Ralliez-vous tous à la masse du peuple. Le simple titre de citoyen français vaut bien sans doute celui de royaliste, de clichien, de jacobin, de feuillant, et ces mille et une dénominations qu'enfante l'esprit de faction, et qui, depuis dix ans, tendent à précipiter la nation dans un abime d'où il est temps enfin qu'elle soit tirée pour toujours. C'est à ce but que tendront tous mes efforts. C'est là uniquement qu'est désormais l'estime des hommes pensants, la considération du peuple et la gloire[55].

Ce programme de salut, Bonaparte peut dès à présent le tracer ; il ne lui appartient pas encore de le réaliser d'autorité. Il peut recommander l'apaisement ; pour l'imposer, les moyens lui manquent, car il n'est pas assez sûr de cette masse nationale dont il a décidé de faire son point d'appui et le grand centre d'absorption ; il ne se sent pas suffisamment la France en main. Ce qu'il veut au moins, c'est d'empêcher que cette masse bien disposée en sa faveur, mais inconsistante et mobile, ne prenne une direction différente de celle qu'il entend lui donner et ne tourne à la réaction pure. Au contact des royalistes actifs, qui ne sont qu'une minorité, mais une minorité incarnant la haine prédominante, la population peut s'exalter et se fanatiser. Alors la France tombera d'un extrême à l'autre ; au lieu d'aller à l'ordre et au réconfort, elle ne fera que changer de misère. On verra se reproduire la poussée de réaction qui avant Fructidor a failli précipiter la France en arrière. On reverra peut-être le retour des excès qui ont ensanglanté le lendemain de Thermidor, les férocités de Lyon, les septembrisades de la Provence, car le Midi blanc, comme Paris rouge, a eu ses septembriseurs. Les intérêts issus de la Révolution s'émeuvent déjà ; ils vont s'affoler. Tous les hommes qui ont fait de la Révolution leur bien, leur affaire, leur carrière, leur passion ou leur gloire, les acquéreurs de domaines nationaux, les politiques, les philosophes, les militaires, vont se détacher de Bonaparte transfuge et chercher ailleurs le salut. S'il se laisse séparer de ces hommes dont les meilleurs ont été les fauteurs de son avènement, s'il se laisse arracher de cette base, comme l'opinion des masses n'est pas assez affermie pour le soutenir et le porter, il lui faudra se livrer au parti qui n'accepte en lui qu'un instrument temporaire et se faire le prisonnier de la réaction.

Sans doute, il sent la nécessité d'opérer la réaction dans ce qu'elle a de légitime et d'indispensable ; seulement, il entend la faire à son profit, à son temps, à son heure, en se réservant toujours de lui imposer certaines limites et de marquer le point d'arrêt. S'il la laisse agir d'elle-même, le mouvement va se précipiter en torrent. S'il se livre au courant, le flot va très vite le dépasser, le déborder et le rouler, l'emporter brisé aux pieds du Prétendant. Donc, il reste avec la Révolution, tout en s'efforçant de la faire conciliante et généreuse. Son gouvernement reste ouvert à droite et à gauche, mais surtout à gauche, au moins ostensiblement. Avant d'opérer la fusion de tous les Français, il veut opérer celle des révolutionnaires sur le terrain d'une république accueillante et cordiale ; modérant leurs passions, réprimant leur exclusivisme, il continuera longtemps de flatter leurs préjugés, leurs manies, leurs idolâtries ; il déclarera surtout leurs intérêts et leurs biens intangibles. Et désormais le mot d'ordre du Consulat provisoire, partout transmis, répété à Paris comme en province, sera celui-ci : pas de réaction.

 

V

A Paris, la réaction se faisait à la parisienne, c'est-à-dire par des vaudevilles et des chansons. Toute crise politique retentissait alors sur le théâtre et s'y transposait en pièces de circonstance, productions hâtives, éphémères, fugitives, dont l'actualité était le seul mérite. L'événement de Brumaire fit éclore en ce genre toute une littérature instantanée. Dès le 21, un théâtre modeste, celui des Jeunes Artistes, avait donné le signal, en représentant une bluette intitulée le Premier Rayon de soleil. Le 22, l'Opéra-Comique ou théâtre italien, très fréquenté, joua les Mariniers de Saint-Cloud, apothéose joviale de la journée de délivrance[56]. La pièce alla aux nues ; elle enchanta par une prodigalité de flatteries à l'adresse de Bonaparte, mais aussi par les traits lancés contre les députés chassés, contre les députés charlatans, intrigants, tyrans et brigands, contre leur secte et leur clique[57]. Le succès fut grand et prit les proportions d'une manifestation contre-révolutionnaire. Le branle étant donné, tous les théâtres suivirent, tous mirent en préparation des pièces antijacobin es, antiparlementaires.

Le gouvernement consulaire s'émut aussitôt et intervint par sa police. Comme il fallait tempérer la passion publique sans la heurter de front, comme il restait entendu que le pouvoir nouveau était avant tout tolérant et libéral, Fouché usa d'abord de moyens fort doux. Au lieu d'interdire la pièce, il essaya d'amener les administrateurs de l'Opéra-Comique à y renoncer bénévolement, à immoler leur succès d'argent sur l'autel de la concorde. Il leur écrivit une lettre où il s'élevait à de hautes et judicieuses considérations à propos d'un impromptu : Quand toutes les passions doivent se taire devant la loi, quand nous voulons immoler au désir de la paix intérieure tous nos ressentiments, et que la volonté de le faire est fortement exprimée par le peuple et par ses magistrats, quand ils en donnent le touchant exemple, il n'est permis à personne de contrarier ce vœu. Vous y obéirez, citoyens, et j'augure assez bien de votre patriotisme pour croire que vous ferez, sans que je vous en donne l'ordre, le sacrifice de votre pièce, puisque la tranquillité publique vous l'impose[58].

En même temps, le bureau central était invité à surveiller les théâtres, à prendre préventivement connaissance des pièces, à ne plus rien tolérer dans les spectacles qui pût dévier les esprits, alimenter les haines, prolonger des souvenirs douloureux[59].

Les administrateurs de l'Opéra-Comique ne voulurent pas obtempérer à l'exhortation ministérielle. Au lieu de supprimer leur pièce, ils se bornèrent à la communiquer au bureau central, afin qu'elle pût reparaître sur l'affiche après avoir subi quelques coupures ; ce moyen terme fut agréé par l'autorité. Le bureau avait fort à faire, car les manuscrits soumis à son approbation, comédies, vaudevilles, satires en vers et en prose, affluaient. La plupart de ces pièces étaient très vives, très expressives de l'état des esprits ; dans l'une, le Représentant postiche, un député figurait sous les traits d'un imbécile du dernier ordre ; dans d'autres, les ex-Conseils et le Directoire prenaient forme de personnages ridicules ou odieux, les Jacobins étaient désignés par de clairs homonymes : brigand, stylet, brise-tout[60]. Le bureau central biffait, raturait ; il interdit plusieurs pièces, mais il en laissa passer un assez grand nombre pour que le 28 brumaire le programme des spectacles fût ainsi composé : aux Italiens, les Mariniers de Saint-Cloud ; aux Troubadours : la Pêche aux Jacobins ou la Journée de Saint-Cloud ; au Vaudeville : la Girouette de Saint-Cloud ; au théâtre des Victoires-Nationales : le Dix-neuf brumaire ou la Journée de Saint-Cloud ; au théâtre Molière : la Journée de Saint-Cloud ou les Projets à vau-l'eau. Dans les pièces expurgées, le public cherchait quand même l'allusion et la découvrait ; c'étaient alors des tempêtes dé bravos et de cris, des huées vengeresses ; on s'en donnait à cœur joie d'insulter aux vaincus, à ces tyrans odieux et grotesques, émergés des bas-fonds, à ceux par qui la France avait tant souffert, et toute la gent jacobine, se sentant fouaillée, se démenait et hurlait.

La réaction sortit des théâtres et des endroits clos, se répandit dans la rue, se manifesta sous mille formes. Aux devantures des marchands d'estampes, voici qu'apparaît une floraison de caricatures, d'images coloriées, où les députés figurent en fâcheuse posture ; dans l'une, on voit le peuple représenté comme un pauvre homme de peine qui commence à respirer, parce qu'il est déchargé d'un lourd fardeau tombé de ses épaules à ses pieds, un amas de loques rouges, la défroque parlementaire, le paquet des toges ; pour légende, ces mots : Sept cent cinquante, c'est trop[61]. Qu'est cette affiche étalée sur tous les murs ? Les Adieux du Père Duchêne aux Français, le testament supposé du jacobinisme battu et déconfit. Dans les carrefours, des chanteurs ambulants entonnent à pleine voix l'air du jour, la Fanfare de Saint-Cloud ; d'autres traînent par les rues, jetant à tous les échos des couplets du même goût et la complainte du pauvre député jeté par les fenêtres.

Contre les légifères que l'on a vus si piteusement filer à travers bois, des quolibets et de grosses injures s'étalent dans certaines feuilles ; un journal suppose que l'un des représentants, dans sa course éperdue, a laissé tomber de sa poche un papier que l'on a ramassé et où figurait tout un plan d'instruction publique ; les qualités qu'il s'agissait d'inculquer aux enfants étaient l'ignorance, le vol, l'impiété, l'observation fidèle de la loi du plus fort[62]. De tous côtés, le tapage des huées redouble, houspille en paroles les fuyards de Saint-Cloud et fait à la galopade des députés une infernale conduite.

Les royalistes avérés s'en mêlaient et ne dissimulaient plus leurs espérances ; tout en prônant Bonaparte, ils affectaient de le considérer comme une transition vers un ordre plus assuré et définitif, comme un passage vers autre chose : ils l'appelaient le pont Royal[63]. Leurs journaux très nombreux profitaient de la longue lassitude du peuple et de la haine qu'il avait contre les hommes qui dominaient la législature[64], pour discréditer l'idée de toute représentation nationale : mieux vaudrait un pouvoir unique et concentré, autrement dit le Roi. Les catholiques parisiens réclamaient la restitution de plusieurs églises en dehors de celles que la Convention expirante leur avait parcimonieusement rouvertes. A. Notre-Dame, l'évêque constitutionnel loyer signalait le 18 brumaire comme le début d'une restauration religieuse. Les boutiques commençaient à se rouvrir le décadi et à se fermer le dimanche, protestant à leur façon contre l'intolérance à rebours qui avait déplacé le chômage obligatoire. Dans la ville, des libelles, des rumeurs circulaient, annonçant le retour aux vieux usages, l'abolition du nouveau système des poids et mesures, l'abolition du calendrier républicain et des fêtes décadaires, et le peuple s'imaginait qu'en même temps tomberaient les taxes d'octroi, odieuses entre toutes. Parfois le peuple suspendait d'autorité l'exécution des lois. Quelques désordres matériels éclatèrent ; dans la rue et le cloître Saint-Benoît, la foule ameutée arracha aux mains de la force publique un émigré en rupture de ban ; un officier de paix fut à peu près assommé et la police bousculée[65].

Les feuilles officieuses avaient beau déclarer qu'il n'y aurait point de réaction, elle apparaissait imminente à beaucoup d'hommes qui s'étaient ralliés d'abord à l'entreprise consulaire, aux amis de la veille comme aux résignés du lendemain. C'est que, derrière les manifestants de Paris et les tapageurs de théâtre, ils apercevaient de plus dangereux ennemis : les émigrés rentrés, prêts à sortir de leurs cachettes, les prêtres politiques ; plus loin encore, l'insurrection de l'Ouest toujours sur pied, les ligueurs de la Gironde et de la Charente, les bandes provençales, la contre-révolution armée et furibonde, qui n'avait jamais renoncé à tenir campagne et pouvait s'enhardir. Le 27 brumaire, l'organe jacobin par excellence, l'ex-Journal des hommes libres, élevait la voix pour dénoncer les éléments d'une réaction assassine ; il énumérait une quantité de sévices réellement ou soi-disant commis en province sur des républicains, et pendant plusieurs jours ses colonnes s'emplissaient d'épouvantables faits divers. Des journaux même très hostiles au jacobinisme craignaient qu'on ne rendit la main aux Jacobins de la réaction[66].

Ces inquiétudes de la presse se doublèrent d'une émotion parlementaire, dans ces commissions qui formaient un prolongement des Conseils. Le 26, à la commission des Cinq-Cents, le compte rendu de la séance porte : Plusieurs membres de la commission témoignent leur mécontentement des satires, des brocards que renferment les pièces de théâtre faites à l'occasion du 18 brumaire. Deux membres de la section d'inspection se rendront auprès du ministre de la police pour l'engager à défendre les pièces qui peuvent porter atteinte au respect dû à la représentation nationale[67].

Le pouvoir consulaire n'avait pas attendu cette espèce d'interpellation pour se déclarer plus nettement, par organe autorisé. Dès la veille, devant la commission, Cabanis, qui aimait à se poser en orateur et haut patron du gouvernement, avait solennellement répudié, au nom des Consuls et de leurs amis, toute idée de réaction. Il rappelle que le 18 brumaire a été et doit rester le coup d'État des modérés ; avec une complaisance un peu naïve, il félicite ce parti, dont il est l'un des coryphées, d'avoir fait preuve pour une fois d'initiative vigoureuse, et il semble oublier que le geste péremptoire de Murat et de Leclerc, que les baïonnettes et les tambours ont appuyé fort à propos une audace défaillante. Vous leur avez prouvé dit-il en parlant des factieux et fanatiques de tous bords que les modérés savent oser quand il le faut ; vous leur montrerez maintenant ce que doit être l'énergie de la modération après la victoire[68].

Le gouvernement ne se borna pas à ce manifeste, il y joignit des actes. A l'égard des théâtres, une mesure radicale fut enfin prise : interdiction de toutes les pièces dont le titre semblerait relatif aux événements de Brumaire, ordre de soumettre à l'examen préalable de l'administration toutes les pièces relatives à la Révolution, à quelque époque qu'elles aient été mises au théâtre[69]. La police fit disparaître des étalages les caricatures de députés ; le rapport par lequel le bureau central rendait compte de ses opérations porte même : Il a fait défendre aux chanteurs de vendre ni chanter dans les rues et les places publiques des chansons relatives aux événements de Brumaire et injurieuses à la représentation nationale[70]. Le silence fut prescrit sur les scènes de l'Orangerie et le déménagement des Cinq-Cents[71]. Il semblait que le Consulat voulût à tout prix faire oublier aux républicains formalistes la violence de son avènement et se laver de la tache initiale ; c'était la première fois qu'on voyait un gouvernement renier ses origines et défendre d'en parler.

Contre les attroupements réactionnaires, le général Lefebvre lança une proclamation sévère, ordonnant à la troupe de dissoudre ces rassemblements par la force, après avoir invité les citoyens honnêtes et les curieux à se retirer[72]. Les imprudences de la chaire furent réprimées, l'évêque noyer rappelé à la modération. Des avis affichés instruisirent les habitants que les lois républicaines demeuraient intégralement en vigueur, que les propagateurs de bruits contraires seraient traduits en justice. Enfin, pour bien montrer que le gouvernement restait à gauche et n'entendait plus trouver de coupables parmi les républicains, les Consuls révoquèrent leur arrêté de déportation contre les cinquante-neuf Jacobins, en le remplaçant par une simple mise en surveillance. Cette rétractation prit motif d'un rapport rédigé par Cambacérès, commandé par Bonaparte et concluant à l'oubli d'erreurs passagères. C'est à la justice, avait dit le Consul, à réparer les sottises de la police[73]. Il n'en restait pas moins que Fouché avait habilement mené son jeu, puisqu'il avait rassuré Sieyès en dressant une liste de proscrits et facilité à Bonaparte, par l'exagération des mesures prises, le moyen de les annuler et d'affirmer une politique de concorde républicaine.

Tous les actes destinés à enrayer le mouvement de réaction furent publiés presque à la fois, entre le 30 brumaire et le 6 frimaire, pour faire masse et mieux frapper Paris. En même temps, des paroles officielles s'adressaient à toute la France ; les ministres de l'intérieur et de la police envoyaient l'un et l'autre à leurs subordonnés et faisaient publier une circulaire portant garantie contre le retour des émigrés, contre la prédominance d'aucun culte.

La différence de langage entre les deux ministres était pourtant sensible. Laplace se maintenait sur le terrain de l'intransigeance philosophique ; il déclamait contre les religions : Ne négligez aucune occasion de prouver à vos concitoyens que la superstition n'aura pas plus à s'applaudir que le royalisme des changements opérés le 18 brumaire. Fouché, plus souple, plus politique, met dans sa prose officielle un mélange de fermeté et d'onction ; il déclare aux émigrés que la France les rejette à jamais de son sein, mais il leur souhaite de trouver, s'ils le peuvent, le repos et la paix loin de la patrie qu'ils voudraient asservir et détruire. Il dit aussi : Que ceux qui croient encore aux chimères du rétablissement de la royauté en France apprennent que la République est aujourd'hui affermie. Que les fanatiques n'espèrent plus faire dominer un culte intolérant ; le gouvernement les protège tous également sans en favoriser aucun. Le gouvernement les protège tous également ; cette parole, qui laissait espérer au catholicisme si odieusement persécuté paix et droit commun, c'était l'ancien profanateur d'églises, l'affreux iconoclaste de 1793 qui la proférait. Mais Fouché savait rester toujours l'homme de la situation ; avec une intelligence aiguë des temps, il était le premier à s'assimiler aujourd'hui l'esprit nouveau, l'esprit d'un gouvernement modérateur.

Dès le 29 brumaire, les Consuls avaient décidé de prendre contact direct avec les départements. La loi du 19 les autorisait à envoyer en province des délégués ; ils en nommèrent vingt-quatre, un par division militaire. Ces missi dominici reçurent une instruction rédigée sous forme d'arrêté des Consuls, complété par une note explicative[74]. Ils iraient présenter l'événement de Brumaire sous son véritable jour et l'interpréter comme le triomphe de la modération. Ils pourraient au besoin révoquer les fonctionnaires par trop odieux, fermer quelques clubs, mais ils n'étaient autorisés à user de cette faculté qu'avec une extrême circonspection, se bornant de préférence à s'enquérir sur l'esprit des administrations, sur l'esprit public, et à renseigner. Surtout, ils devaient recommander l'oubli des dénominations de parti et des appellations injurieuses, prêcher d'exemple par la douceur de leurs discours, travailler à l'extinction des haines, à la consolidation de la République par l'apaisement, éviter tout conflit avec les autorités militaires et se concerter autant que possible avec elles, se dispenser d'aller dans les départements où tout est tranquille et va bienet revenir le plus tôt possible.

Les délégués choisis furent d'anciens conventionnels et députés inféodés au parti brumairien, quoique assez divers de tendances ; Mallarmé, Fabre de l'Aude, Barré, Chasset, Lecointe-Puyraveau, Crochon, Jard-Panvillier, figurèrent sur la liste. Sieyès n'avait voulu que des hommes d'un passé franchement révolutionnaire[75]. Tous auraient à opérer sans fracas, sans ostentation, sans grand appareil ; on ne voulait pas qu'en eux rien rappelât les conventionnels en mission, ces potentats de terrible mémoire. Le manque d'argent obligeait d'ailleurs à faire très simplement les choses. Comme frais de tournée, on ne put allouer aux délégués que cent mille francs à se répartir entre eux. Quelques-uns prirent la poste, d'autres partirent bravement en diligence[76]. Ce train convenait assez aux représentants d'un pouvoir qui se posait moins en dominateur des partis qu'en conciliateur universel, assidu, pratique, et qui semblait vouloir faire le juge de paix entre tous les Français.

En certains pays, la tâche des légats consulaires serait difficile, car l'effervescence qui s'était manifestée dans les villes passait maintenant dans les campagnes, sous forme d'agitation presque antisociale. Comme une traînée de poudre, le bruit s'était répandu qu'aucune charge publique ne survivrait à l'existence politique des Directeurs : puisque Bonaparte, l'homme du miracle, avait chassé ces gens-là, tous les maux devaient cesser ; plus d'impôts à payer, plus de taxes de guerre, plus de réquisition, plus de conscription ; on s'ameutait contre les agents de l'autorité s'ils rappelaient que des lois existaient encore et qu'on leur devait obéissance.

Sur les points les plus divers, dans le Loiret, dans l'Oise, en Franche-Comté, dans la région du Nord, des symptômes d'anarchie rurale apparaissaient, et les administrateurs y voyaient la main des fauteurs de réaction[77]. En Belgique, les paysans des Deux-Nèthes rouvraient de force les églises, refusaient d'acquitter les droits de barrière et attaquaient les receveurs ; à Bruges, il fallut à deux reprises démentir officiellement le bruit d'après lequel le recouvrement des impôts était suspendu[78]. Jusqu'aux portes de Paris, des cantons se levaient contre l'impôt ; celui de Pierrefitte se désorganisait totalement. Le peuple, à qui la malveillance a persuadé que Bonaparte avait aboli tous les impôts, se refuse au payement de ses contributions...[79] Ailleurs, les villageois s'insurgeaient contre la taxe d'entretien des routes et maltraitaient les agents préposés à sa perception[80]. Ces paysans avaient peine à croire que la destruction du gouvernement oppresseur n'équivalait pas à la suppression de tout gouvernement ; dans le triomphe de Bonaparte, ils voyaient moins l'avènement d'un pouvoir réorganisateur que la chute d'une tyrannie, et ils la célébraient par de grossiers ébats, avec des brutalités de serfs déchaînés. Fait singulier et pourtant incontestable, l'apparition du grand faiseur d'ordre, considéré avant tout comme metteur en liberté des Français esclaves de la faction révolutionnaire, provoqua d'abord une recrudescence de désordre.

 

 

 



[1] Publiciste du 21 brumaire.

[2] La Gazette de France et le Propagateur, 22 brumaire.

[3] Journal des républicains, ex-Journal des hommes libres, numéro du 21.

[4] Moniteur du 19 brumaire.

[5] AULARD, Études et leçons sur la Révolution, 2e série ; le Lendemain du 18 brumaire, 223-225.

[6] Lettres de madame Reinhard, 99.

[7] Le Diplomate, 21 et 22 brumaire.

[8] Bulletin royaliste, 13 novembre 1799. Archives de Chantilly.

[9] Ami des lois, numéro du 23.

[10] Lettres de madame Reinhard, 98.

[11] Ce procès-verbal est tiré des précieuses archives de M. Gustave Bord.

[12] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS. Ainsi se concilie la version primitive, accréditée par Napoléon (Commentaires, IV, 45), et la version rétablie par M. Aulard d'après les pièces officielles : Registre des délibérations du Consulat provisoire, p. 5.

[13] Registre des délibérations du Consulat provisoire, publié par M. AULARD, p. 5-6.

[14] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[15] Mémoires de Gaudin, duc de Gaëte, I, 43.

[16] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[17] Correspondance de Napoléon, VI, 4391.

[18] Mémoires du duc de Gaëte, I, 134.

[19] Lettre de Thomas Lindet ; MONTIER, Robert Lindet, 367.

[20] Registre des délibérations du Consulat provisoire, AULARD, 56.

[21] Commentaires, IV. 42.

[22] Délibérations du Consulat provisoire, 25 brumaire. AULARD, 18.

[23] Archives de Chantilly, Bulletin du 20 novembre.

[24] Lettre de Necker du 1er janvier 1800. Archives de Coppet.

[25] Journaux de Paris du 21 au 30 brumaire.

[26] Archives de Chantilly, Bulletin des agents de Condé, 20 novembre.

[27] Lettres de madame Reinhard, 103.

[28] Lettres de madame Reinhard, 103.

[29] Brochure publiée par le sous-intendant Jullien, après une conversation avec Bonaparte

[30] Archives de Chantilly, Bulletin du 20 novembre.

[31] Mémoires d'Hyde de Neuville, I, 272.

[32] Publiciste du 23 brumaire.

[33] Publiciste du 6 frimaire ; Ami des lois, même date.

[34] Notes manuscrites de Grouvelle.

[35] Archives de Chantilly, Bulletin du 20 novembre.

[36] Lettres de madame Reinhard, 109. Cf. les rapports royalistes au 16 et du 20 novembre. Archives de Chantilly.

[37] Rapport royaliste du 20 novembre. Archives de Chantilly.

[38] Lettres de madame Reinhard, 108-111.

[39] Voyez les journaux du 26 brumaire.

[40] Moniteur du 28 brumaire.

[41] Voyez STOURM, les Finances du Consulat, 58 à 61.

[42] Le Publiciste, 30 brumaire.

[43] Lettre du 24 brumaire. Archives de Trévise.

[44] Archives nationales, F7, 6267.

[45] Publiciste du 26 brumaire.

[46] Cette conjecture est d'autant plus vraisemblable qu'en 1815 Fouché, ministre de Louis XVIII, essaya exactement du même procédé pour tempérer les rigueurs de la réaction royaliste. Invité à préparer une liste de proscription contre les hommes compromis pendant les Cent-Jours et ses plus intimes amis, il la fit si scandaleusement étendue que tout le monde se récria, même parmi les autres ministres. J'incline à croire, dit Pasquier, qu'il voulait rendre la mesure vainc, même ridicule, en la portant au delà de toutes bornes. Mémoires du chancelier Pasquier, III, 369.

[47] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS. Cf. FAURIEL, les Derniers Jours du Consulat, p. 6, note marginale.

[48] Notice de Jourdan sur le 18 brumaire.

[49] Correspondance, VI, 4397. Le nom de Jourdan ne figure pas sur la liste antidatée qui fut insérée au procès-verbal de la première séance consulaire, mais il est bien probable que ce procès-verbal, non signé d'ailleurs des Consuls, a été arrangé après coup et que l'on y a placé des décisions ultérieurement prises ou modifiées.

[50] Registre des délibérations des Consuls provisoires, 27 brumaire et 4 frimaire. AULARD, p. 21 et 41.

[51] MORÈRE, Établissement du Consulat à Toulouse, dans la Révolution française, t. XXXIII, p. 16 et suivantes.

[52] Rapport du substitut du commissaire du pouvoir exécutif près l'administration centrale de la Gironde, 27 brumaire. Ce fonctionnaire écrivait au ministre de l'intérieur : Je ne dois pas vous le dissimuler, citoyen ministre, aucune des autorités constituées de Bordeaux ne jouissant de la confiance publique, une réforme presque totale devient nécessaire, et les circonstances actuelles exigent que les changements attendus se fassent le plus tôt possible ; sans cette mesure prompte, l'autorité sera méconnue et tous ses actes frappés de nullité ; alors la tranquillité sera nécessairement troublée... Archives nationales, FIC, III, 8.

[53] Le Propagateur, 5 frimaire. Cf. l'arrêté pris le 27 par l'administration du département pour faire jouer alternativement l'Hymne des Marseillais, le Chant du départ, Ça ira, Veillons au salut de l'Empire et la Bonaparte. BONNEFOY, II, 319.

[54] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 467.

[55] Correspondance de Napoléon, t. VI, 4398.

[56] Moniteur, 3 frimaire.

[57] Napoléon et les théâtres populaires, par M. Maurice ALBERT ; Revue de Paris du 15 juin 1902. Cf. Napoléon et l'empire racontés par le théâtre, par. M. L.-Henry LECOMTE, 48-53.

[58] Journaux du 24.

[59] Archives nationales, AF, IV, 1329.

[60] AULARD, le Lendemain du 18 Brumaire, 226-227.

[61] Collection Frédéric Masson.

[62] L'Aristarque du 3 frimaire. Cf. le compte rendu des opérations du bureau central pour frimaire. Archives nationales, AF, IV, 1329.

[63] Archives de Chantilly, Correspondance des agents de Condé, 2 janvier 1800.

[64] Moniteur du 3 frimaire.

[65] Ami des lois, 29 brumaire.

[66] Ami des lois, 26 brumaire.

[67] Moniteur du 28 brumaire.

[68] Moniteur du 28 brumaire.

[69] Archives nationales, AF, IV, 1329.

[70] Archives nationales, AF, IV, 1329.

[71] Expressions du journal l'Aristarque, 3 frimaire.

[72] Moniteur du 3 frimaire.

[73] CAMBACÉRÈS, Eclaircissements inédits.

[74] L'arrêté figure dans la Correspondance de Napoléon, t. VI, 4396 ; la note a été publiée par M. AULARD, le Lendemain du 18 Brumaire, p. 240-241.

[75] Bulletin royaliste du 20 novembre. Un clichien avait été proposé par Chacal et agréé ; il avait fait toutes les bassesses convenables ; Sieyès l'a fait rayer injurieusement. Archives de Chantilly.

[76] Le Publiciste du 6 frimaire.

[77] Voyez notamment aux archives de la guerre, correspondance générale, les rapporte d'Orléans et d'Amiens des 23 et 24 brumaire. Cf. RŒDEDER, VI, 394.

[78] LANZAC DE LABORIE, la Domination française en Belgique, I, 307.

[79] Rapport cité par SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 474.

[80] Moniteur du 3 frimaire.