I Le 19 brumaire au matin, le temps s'était rasséréné, quoique le sol restât humide et l'air frais[1]. Un mouvement de troupes traversait la ville ; des escadrons de dragons et de chasseurs filaient vers Saint-Cloud en tenue de campagne, manteaux roulés[2] ; le général Lefebvre et son état-major chevauchaient en tête. Les grenadiers de la représentation nationale quittaient leur caserne des Capucines[3]. Il parait que cette troupe inspirait toujours quelque défiance ; d'après le récit d'un député[4], les chefs auraient opéré un triage entre leurs hommes, laissé en arrière et consigné les moins sûrs ; le fait est que l'on n'emmena que cinq à six cents hommes sur plus de douze cents, la valeur d'un bataillon. A la tête des détachements d'infanterie qui occupaient Auteuil, Passy, le Point-du-Jour, le général Sérurier allait se porter en avant pour prendre le commandement à Saint-Cloud et pourvoir aux préparatifs nécessaires ; des postes, des réserves resteraient en arrière, afin d'assurer la route ; Leclerc fut chargé de hâter ces dispositions. La curiosité, l'émotion de Paris, se tournaient vers Saint-Cloud. Dans les gazettes matinales, on cherchait des renseignements, des détails, des pronostics. Aucun journal n'avait été supprimé ; ceux du bon parti prêchaient le calme et garantissaient la sécurité des personnes. Ces feuilles montraient le mouvement dirigé contre le péril jacobin ; pour rassurer les intérêts, elles annonçaient des actes réparateurs, l'abolition des mesures atroces et des lois pillardes. L'organe des Jacobins, le Journal des hommes, se bornait à relater les faits de la veille sous la rubrique : Révolution. Le violent journal de Poultier, l'Ami des lois, frappé récemment par ordre du Directoire et obligé de changer son titre, reparaissait exultant, furibond II s'acharnait sur Barras, Gohier et Moulin à coups d'épithètes ordurières et frappait ignoblement ces vaincus. Ces insultes étaient lâches, car tout semblait possible, sauf la résurrection du Directoire. Un journaliste avisé, rédacteur de l'Espiègle, croyait soutenir et achalander sa feuille éphémère en lui donnant ce sous-titre alléchant : le Télégraphe de Saint-Cloud. Entre les initiés au complot, c'étaient des allées et venues un peu anxieuses, des visites en voiture, les colloques de la dernière heure. Benjamin Constant tâchait de joindre Sieyès et commençait à critiquer[5] ; la proclamation de Bonaparte aux troupes lui paraissait d'un ton répréhensible. Cambacérès se rendit de grand matin chez Chazal et lui demanda si, oui ou non, la conférence tenue clans la soirée aux Tuileries avait abouti, si l'on s'était mis d'accord sur quelque chose. Chazal fut obligé de convenir que non, ayant lui-même rédigé un projet, mais n'étant pas arrivé à le faire adopter par la réunion ; il ne dissimulait pas ses inquiétudes[6]. On n'est fixé sur rien, disait-il ; je ne sais trop comment cela finira. Cambacérès augura décidément mal d'une journée si peu préparée et prit ses précautions en conséquence. L'essentiel était de ne laisser, en aucun cas, retomber Paris aux mains des Jacobins et de leurs détestables bandes. Sans désemparer, Cambacérès s'en fut trouver deux des chefs militaires laissés à Paris et, d'accord avec eux, organisa comme un coup d'État suppléant, un triumvirat éventuel, qui se substituerait au triumvirat Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos, pour le cas où celui-ci, aventuré à Saint-Cloud, disparaitrait dans la tourmente. Comme l'existence de Bonaparte ne fut jamais qu'une lutte contre les plus tragiques vicissitudes de la politique et de la guerre, l'idée de tenir derrière lui un gouvernement de rechange, destiné à sortir de la coulisse et à se pousser brusquement en scène dans l'éventualité d'une catastrophe, hanta presque continuellement l'esprit de ses plus avisés partisans. Par intervalles, cette trame se laisse reconnaître et saisir. Les historiens l'ont relevée en 1809, après l'avertissement d'Essling, en 1808, après les premiers revers de la guerre espagnole, et déjà en 1800, pendant la campagne de Marengo. A mesure que les dessous de l'histoire napoléonienne s'éclairent mieux, on s'aperçoit qu'il faut reporter plus haut, toujours plus haut, l'origine de cette prévoyance ; elle apparaît dès le matin du 19 brumaire. Fouché restait à Paris, chargé de surveiller et de maintenir la population. Cette fonction lui plaisait, car elle le laissait en utile posture, sans trop le compromettre. Il prit de fortes mesures, s'entendit de son côté avec l'autorité militaire, concentra ses moyens de police, se renferma dans la préservation de l'ordre matériel. Le premier qui remuera, disait-il, sera jeté à la rivière[7]. Maîtrisant ainsi Paris, il se gardait, quoi qu'il pût arriver, une assiette solide et une base. Il n'avait pas tout prévu. Son secrétaire général Thurot avait été détaché à Saint-Cloud pour représenter la police. Journaliste de métier, écrivain alerte, fonctionnaire intermittent, Thurot était homme d'esprit et d'intrigue. Il semble bien que sa mission à Saint-Cloud lui ait inspiré l'ambition de se pousser dans les hautes charges[8] ; à Saint-Cloud, il pourrait se rendre personnellement utile à Bonaparte, se faire valoir aux dépens de son chef, de son ministre, resté en arrière, et pourquoi ne réussirait-il pas au retour à l'évincer, à se faire donner la place ? Il méditait d'opérer son petit coup d'État au ministère de la police. Mal lui en prit, car Fouché n'était pas homme à se laisser supplanter de la sorte. Après les événements, instruit de l'intrigue, il la ferait paver cher à Thurot, qui perdrait sa place pour avoir visé plus haut ; ce serait le point de départ entre eux d'une inimitié qui aurait dans la presse un long retentissement. Chez Bonaparte, une armée de généraux était déjà sur pied. Par mots brefs, le général distribuait des ordres, faisait des recommandations[9] ; il défendait aux chefs de corps de bouger sans ordre des positions assignées, quoi qu'ils pussent apprendre. Il se retournait ensuite vers les visiteurs civils, vers Cambacérès, qui était venu lui communiquer ses craintes, vers Le Couteulx, auquel il offrit le portefeuille des finances dans le gouvernement futur. Le vain débat de la nuit semblait l'avoir averti sur les parlementaires et dégoûté d'eux : Dans ces Conseils, il y a peu d'hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée ; que de pauvretés, quels vils intérêts ! Et déjà sans doute se formait en lui, sous les leçons de la veille, l'intention de s'en remettre le plus tôt possible à la force des armes et de militariser la journée. Il s'en défendait pourtant : Êtes-vous donc de ceux qui croient que nous allons nous battre ? Mais il disait à Lannes, qui demandait à l'accompagner : Non général, vous êtes blessé, nous serons longtemps à cheval... Non, mon ami, restez ici. Berthier, vous viendrez avec moi ; vous aussi, gros papa (en frappant sur le ventre du gros général Gardanne). Mais vous, Berthier, qu'avez-vous ? Vous souffrez. — BERTHIER. J'ai un clou qui perce et je suis couvert d'un cataplasme. — BONAPARTE. Eh bien, restez. — BERTHIER. Non, certes, dussé-je me traîner et souffrir l'enfer, je ne vous quitte pas. Quand le moment du départ approcha, on vint lui dire que Joséphine désirait encore le voir et lui parler ; ce rappel parut lui faire plaisir. A la bonne heure ! J'y monterai, mais cette journée n'est pas une journée de femmes. Lorsqu'il reparut, comme Le Couteulx lui offrait sa maison d'Auteuil pour y coucher le soir, à proximité de Saint-Cloud, il ne déclina pas l'invitation, ri mais pas de femmes ; l'affaire est trop grave. Partons[10]. Il partit en voiture, avec ses aides de camp, escorté par un détachement de cavalerie. Dans Paris, la population le saluait[11]. En traversant Auteuil, il passa près de la maison où battaient pour lui des cœurs nobles et tendres, où Mmes Helvétius et de Condorcet, entourées de leurs amis, se tiendraient toute la journée, aspirant aux nouvelles[12]. Un enfant de dix ans, qui serait Ambroise Firmin-Didot, était monté sur un banc près de l'entrée et se souviendrait plus tard d'avoir vu, dans un jour de grande émotion, passer le général Bonaparte. Le reste de l'état-major civil et militaire suivait. L'aide de camp Lavalette et Bourrienne firent le trajet en voiture. En traversant la place de la Concorde, en passant sur le lieu des supplices, Bourrienne dit à son compagnon : Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici[13]. Sieyès n'admettait pas absolument cette alternative et s'était ménagé une troisième éventualité ; la voiture qu'il ferait tenir à Saint-Cloud constamment attelée, en lieu discret, pour l'emporter au besoin et faciliter sa fuite, allait devenir l'un des accessoires célèbres du drame. Parmi les députés les plus compromis, quelques-uns avaient fait délibérément le sacrifice de leur vie ; l'un feux, Villetard, emmenait avec lui son fils et un neveu confié à sa garde, deux enfants, ses plus chers trésors ; il les cacherait dans un endroit écarté du parc, derrière des buissons, et leur dirait de l'attendre jusqu'au soir. Si je ne reviens pas, sauvez-vous comme vous pourrez, c'est que je serai mort[14]. La route de Paris à Saint-Cloud, qui traversait alors le Bois, se sillonnait d'équipages, s'encombrait de cavaliers et de piétons. Véhicules de tout genre, berlines de poste, grandes caisses roulantes, attelages légers, équipages à postillons et à jockeys, cabriolets de maitre ou de place, voituraient tout le monde politicien et militaire. Dans ce défilé rapide passaient des figures de législateurs et de fonctionnaires, des officiers en tenue ; auprès d'eux, des comparses, des figurants ou de simples curieux ; toutes les variétés d'acteurs et de spectateurs, les convaincus, les ardents, les timides, les sceptiques, les désabusés ; ceux qui allaient livrer la bataille, ceux qui rôderaient autour d'elle pour en tirer parti, ceux qui voulaient simplement voir[15]. Chaque personnage important amenait avec soi ses amis, ses acolytes. Sieyès et son inséparable Ducos étaient dans la même voiture, avec Lagarde, secrétaire du Directoire. Lucien amenait son fidèle Sapey[16]. Talleyrand amenait son ex-grand vicaire, Desrenaudes, et les deux Rœderer, le père et le fils. Joseph Bonaparte s'était mis à même de rejoindre son frère. Benjamin Constant et d'autres politiciens à côté accompagnaient le gros du parti ; Arnault le poète servait en volontaire et en voltigeur, courant de côté et d'autre, poussant des reconnaissances, portant des nouvelles ou des ordres. Beaucoup de Parisiens connus faisaient le voyage en amateurs, en habitués de tous les spectacles, attirés par l'imprévu des scènes annoncées et cette nouveauté d'une révolution à la campagne[17]. Puis la grande et énigmatique figure de Bonaparte rehaussait l'événement : qu'était au juste ce jeune homme impérieux ? Ambitieux profond ou patriote supérieur, allait-il usurper la tyrannie ou fonder la liberté ? C'était sur quoi beaucoup d'hommes discutaient, vaticinaient, philosophaient dans le jargon à la mode, avec des exemples empruntés à l'histoire et des réminiscences classiques ; le chevalier de Satur, vieux gentilhomme lettré, avait dit le matin : Il sera ce soir au-dessous de Cromwell ou au-dessus d'Épaminondas[18]. La curiosité féminine n'abdiquait pas ses droits, et Mme de Staël, tout en restant chez elle, avait fait en sorte que son salon fiât informé heure par heure des péripéties de la journée[19]. Des moyens de correspondance, des services par exprès s'organisaient ; la plupart des journaux avaient envoyé des chercheurs ou faiseurs de nouvelles, des rédacteurs de comptes rendus parlementaires. Un peintre, Sablet, ami de Leclerc, était venu prendre des croquis et observer le pittoresque des scènes[20]. II A Saint-Cloud, tout ce monde s'agitait, remuait, grouillait, et chacun, en attendant le moment de prendre sa place et l'ouverture du spectacle, cherchait à prendre des forces, se sustentait rapidement. On déjeunait de tous côtés. Les auberges, les guinguettes, nombreuses en ce lieu de plaisance, étaient assaillies. Dans cette invasion en pleine saison morte, les traiteurs de Saint-Cloud voyaient une aubaine ; c'est l'un d'eux qu'une pièce satirique composée sur l'événement de Brumaire, la Girouette de Saint-Cloud[21], prendrait pour personnage principal et montrerait changeant de conviction à mesure que tournait le vent[22]. On mangeait aussi chez le suisse du château[23]. Dans le village d'aspect encore très rustique, à travers les rues montantes et les verdures flétries, l'entassement des voitures dételées, le tumulte des postillons et des cochers, les repas improvisés, faisaient penser à une grande partie de campagne, à un immense pique-nique ; seul, l'appareil militaire éveillait des idées plus graves. Les amis cherchaient à se réunir et se formaient par groupes. Collot avait loué d'avance à Saint-Cloud une maison, par ordre de Bonaparte. Talleyrand, qui n'avait plus de rôle officiel à jouer, bénéficia de la précaution ; il s'installa dans la petite maison pour toute la journée et s'en fit un observatoire, d'où il pourrait envoyer des avis et surveiller les événements[24]. Il y installa toute une société : Rœderer et son fils, Desrenaudes, Collot, Duquesnoy, l'avocat Moreau de Saint-Méry et le célèbre Montrond, gentilhomme d'industrie, brasseur d'affaires, amant en titre de Mme Hamelin l'étrange créole, spirituel et drolatique conteur, merveilleux de désinvolture. Je l'aime, disait de lui Talleyrand, parce qu'il n'est pas infiniment scrupuleux. — Et moi, répliquait Montrond, j'aime Talleyrand parce qu'il n'est pas du tout scrupuleux[25]. Montrond avait fait provision de verve et de belle humeur ; Collot avait songé au solide et tenait en poche cinq cents louis, qui pourraient servir. Il serait curieux de connaître ce qui se dit dans cette réunion[26]. On sait que Moreau de Saint-Méry pesait les circonstances avec toute la prud'homie d'un bailli d'opéra-comique[27]. Desrenaudes affichait des principes et s'apitoyait sur le sort de la constitution mise à mal. Au début, on le plaisanta ; plus tard, ses doléances impatientèrent ; on le fit taire. A petite distance, le château se peuplait rapidement. La Révolution l'avait démeublé, sans le dévaster ; les dorures, les peintures subsistaient intactes ; çà et là, le soleil de Louis XIV fulgurait au milieu d'une ornementation massive, avec son altière devise. Sous le Directoire, des bals publics s'étaient donnés dans le château, avec illumination des jardins ; des danses avaient couru l'Orangerie[28]. Puis la dureté des temps, l'inconstance de la mode, avaient tout emporté Aujourd'hui, dans le palais vide, froid comme les locaux inhabités, c'étaient tous les pouvoirs publics qui venaient s'établir en camp volant. Les parlementaires commençaient d'affluer, sans trouver encore à se caser. Une nuée de décorateurs et de tapissiers étaient à l'œuvre, préparant les salles des séances, une salle pour les inspecteurs, une autre pour l'état-major. Les grenadiers du Corps législatif faisaient à l'intérieur le service d'ordre et occupaient les postes ; le gros de leur troupe se tenait rangé dans la cour d'honneur en double haie, quelques pelotons de grenadiers de ligne ayant été placés derrière eux[29]. Beaucoup d'officiers circulaient ; des gens de tout habit et de toute classe se mêlaient à eux, car il avait fallu observer jusqu'au bout les formes, respecter la publicité des séances et admettre un certain nombre de spectateurs. Les meneurs de l'entreprise, a-t-on dit, auraient recruté de faux hommes du peuple et composé une figuration ; il est certain, d'autre part, que les Jacobins eurent dans le public des gens à eux[30]. Autour du palais, des habitants du pays et des environs, avec quelques Parisiens, tâchaient d'approcher pour voir ; devant les grilles gardées, ils mettaient une rumeur de curiosité et un bruissement de foule. Plus bas, dans l'avant-cour, sur l'avenue montante, dans les environs du château, des troupes de toutes armes s'établissaient[31]. Des tentes avaient été dressées ; les fusils furent mis en faisceaux, des bivouacs s'installèrent. Les soldats au repos se laissaient regarder par les curieux, causaient avec le bourgeois. Ils paraissaient très montés contre le régime qui depuis tant de mois les laissait en souffrance. Quelques-uns, en grommelant, montraient les marques de leur pénurie, souliers crevés, uniformes rapiécés ; avec cela, disaient-ils, la solde en retard, peu de pain, point de tabac. Parmi les hommes d'une compagnie, une pipe unique passait de bouche en bouche, et chacun à son tour en tirait mélancoliquement quelques bouffées : la pipe de la compagnie[32]. Ces soldats dénués accusaient de leurs maux les avocats et faiseurs de discours ; leur colère contre les assemblées s'exprimait militairement : Il est temps de f... dehors ces orateurs ; avec leur bavardage, ils nous laissent depuis six mois sans solde et sans souliers ; nous n'avons pas besoin de tant de gouvernants. — Ah ! si Bonaparte était le maître[33]. — C'étaient surtout ces mots qui circulaient et s'entendaient distinctement. Par contre, un officier de la garde disait à un représentant : Soyez tranquille et comptez sur nous[34]. En tout, le nombre des troupes n'était pas considérable ; sans compter le bataillon des gardes, huit à dix compagnies de ligne, tirées pour la plupart de la 79e ; un escadron représentant le régiment de Sébastiani, le régiment corse ; un escadron du 8e dragons, un escadron de chasseurs à cheval, une ou deux compagnies d'artillerie ; c'est-à-dire un détachement et comme un échantillon de tous les corps composant la division de Paris. Un peu plus tard, les grenadiers à cheval du Directoire, quatre-vingts à cent hommes, arrivèrent ; les hauts bonnets à poil s'alignèrent. Les dragons, avec plusieurs compagnies d'infanterie, vinrent se placer dans l'avant-cour, à proximité du château ; les autres troupes surveillèrent les approches, s'échelonnèrent vers le pont et la rive. Une voiture entourée de dragons et de grenadiers à cheval débouche au delà du pont, oblique à gauche, s'élève par l'avenue, atteint l'entrée des cours et s'arrête ; un groupe d'officiers en sort et monte au château, Bonaparte et son état-major ; lui vif et preste, un peu fébrile, ses compagnons manquant de prestige, Gardanne obèse, Berthier éclopé. Ils furent accueillis par des cris de : Vive Bonaparte ! auxquels se mêlèrent des cris de : Vive la constitution ! poussés par des députés et par d'autres personnes. Sieyès et Ducos arrivaient de leur côté[35]. Sur le passage de Bonaparte, toutes les troupes s'étaient mises en bataille ; de jeunes soldats l'observaient curieusement et certaines particularités s'incrusteraient dans leur mémoire : Il avait un petit chapeau et une petite épée[36]. Entré au palais, il interroge les généraux, visite les postes, circule, s'enquiert : tout est-il prêt pour l'ouverture des séances, fixée à midi ? Rien n'est prêt ; le déménagement du mobilier parlementaire, l'appropriation des locaux, ont demandé plus de temps qu'on ne l'avait supposé, et ce mécompte va occasionner un énervant retard. Pour comprendre les dispositions adoptées et le placement des assemblées, il faut se figurer l'ensemble des lieux, la configuration générale du sol et des bâtiments : une esplanade plus longue que large, émergeant de l'admirable parc, enfermée entre des terrasses superposées, des pentes boisées et d'âpres ressauts ; sur ce terre-plein, le château et le jardin ; le bâtiment principal et les deux ailes saillantes encadrant la cour d'honneur, qui se prolongeait en une terrasse d'où la vue, dominant la Seine et les bois, découvrait au loin Paris, ce grand Paris inerte que l'on se disputait ; en avant de la cour et un peu sur la droite, la cour extérieure, servant d'accès ; derrière le château, le jardin masqué par les bâtiments, un jardin à la française, s'ouvrant sur de profondes perspectives de verdure, bordé d'un côté par une longue construction et de l'autre par une allée de hauts arbres qui subsistent encore. Le château était de dimensions médiocres, la cour assez resserrée, le jardin peu vaste ; c'était en cet espace que tiendrait toute la scène, toute la bataille, enfermée et comme étouffée entre de hautes parois de pierre, des charmilles et des futaies[37]. La plus belle salle du château était située dans la longueur de l'aile droite, au premier étage, et avait été réservée aux Anciens ; c'était la galerie d'Apollon, décorée par Mignard et fastueusement peinte. Le salon de Mars la précédait. La majesté de ce vestibule, l'imposante perspective de la galerie, la splendeur des ors et le déroulement des allégories, l'estrade présidentielle et la tribune largement drapées, le correct alignement des sièges, des portières de tapisserie rapidement apposées, donneraient à la séance un air de haute tenue et d'apparat. Par mesure exceptionnelle, des grenadiers, l'arme au bras, seraient mis en faction contre la principale porte, à l'intérieur de la salle. Pour loger les Cinq-Cents, on n'avait trouvé que l'Orangerie, annexe perpendiculaire à la façade du château regardant le jardin. Invisible de la cour, ce vaste parallélogramme de pierre, cette longue halle se projetait sur la partie des bâtiments située en arrière de l'aile droite. Les Cinq-Cents se trouveraient ainsi placés sur le prolongement des Anciens, en recul et dans le fond. C'était l'Orangerie qui bordait d'un côté le jardin et faisait pendant à la haute allée d'arbres, les parterres s'espaçant au milieu ; de l'autre côté, elle avoisinait un chemin étroit, resserré, encore existant, au delà duquel s'élèvent des rampes brusques. L'aspect de la salle était d'une grise nudité, malgré les colonnes qui s'espaçaient régulièrement et supportaient un pesant décor, de grand style Louis XIV[38]. Douze fenêtres hautes et larges, prenant vue sur le jardin, s'ouvraient dans la longueur un peu au-dessus du sol et éclairaient le local ; une porte centrale, s'ouvrant également sur le jardin, paraît avoir été condamnée ; l'autre grand côté était plein. L'extrémité la plus éloignée du château avait accès sur le parc et sur des dépendances diverses. L'extrémité avoisinant le palais était percée d'une porte qui servit d'entrée. Le bâtiment de l'Orangerie et le palais n'adhéraient pas complètement, mais un passage couvert, une espèce de tambour, que l'on était en train de draper de tapisseries, assurait la communication[39]. Un poste d'honneur y fut placé. Les députés arrivant de la cour pourraient se rendre dans leur salle sans s'exposer de nouveau à l'air, en obliquant à travers des corridors, des vestiaires et aussi des escaliers, car le rez-de-chaussée du palais, par suite de la déclivité du terrain, était en contrebas du jardin et de l'Orangerie. Au tiers environ de la salle à partir de la porte, en avant de la quatrième fenêtre, l'estrade présidentielle se dressait ; à droite et à gauche, deux tables plus basses pour les secrétaires ; au-dessous, une tribune avec double escalier[40]. Dans le reste de la salle, des sièges disparates s'alignèrent, banquettes, chaises de style dépareillées, et les rangées de sièges furent disposées de manière à laisser entre la porte et la tribune une sorte d'allée, permettant l'accès. Aux deux bouts, d'étroits espaces furent ménagés pour loger environ deux cents spectateurs, placés de plain-pied avec les députés, mais séparés d'eux par une balustrade recouverte d'étoffe. Pour orner un peu le glacial ensemble, on posait çà et là et notamment contre le bas des fenêtres quelques tentures, on fixait des tapis. Tout s'opérait hâtivement, bruyamment, dans le va-et-vient des ouvriers et le tapage des marteaux. Bonaparte voulut inspecter lui-même l'état des travaux, parcourut la salle avec ses officiers. Dans un coin, des poêles ronflaient ; quelques députés étaient entrés pour se chauffer ; l'un d'eux, en voyant passer le général, marmotta entre ses dents : Ah ! brigand ; ah ! scélérat ![41] Au dehors, dans les jardins, dans les allées, dans les cours, les membres des deux Conseils se promenaient sous la bise, mêlés, désœuvrés ; ils erraient ou stationnaient par groupes. Les conversations s'engageaient fiévreusement, et c'est alors que les inconvénients et le danger du retard commencèrent à se signaler[42]. Les révoltes, les doutes, les anxiétés eurent le temps de se produire et de se propager. Les Cinq-Cents prennent contact avec les Anciens ; les plus résolus pérorent et s'indignent. Ah ! il veut être un César, un Cromwell, il faut que cela se décide[43]. La présence des troupes, ce palais cerné, celte profusion d'uniformes, leur fournissent de beaux thèmes à déclamation. D'autres interrogent les Anciens, s'enquièrent des motifs réels de la translation ; beaucoup d'Anciens qui ont suivi le mouvement sans apercevoir le but ne savent que répondre et se demandent eux-mêmes avec appréhension où ils se laissent conduire. Les hommes que l'on suppose informés sont pressés de questions. Les initiés commencent à dévoiler le dessein, avec précaution, pour tâter les esprits, mais leurs insinuations n'obtiennent pas tout le succès désirable. La majorité des Anciens paraît en disposition moins ferme, n'offre plus qu'une sympathie molle et troublée. Un assez grand nombre de membres, alarmés dès la veille par les allures dictatoriales de Bonaparte et ce subit éclat d'autorité, craignent de se trouver pris au piège qu'ils ont eux-mêmes dressé ; ils voudraient se dégager et trouver quelque moyen de rentrer dans la ligne constitutionnelle, de concilier la réforme du gouvernement avec la légalité. D'autres, plus hardis, se rallient aux forces de résistance ; de simples constitutionnels se rejettent vers les Jacobins. Dans cette espèce de congrès en plein air qui se tient entre députés des deux chambres, un vent d'opposition violente se lève çà et là, grossit, va souffler en tempête. III Midi, midi et demi, une heure sonnent ; le local des Cinq-Cents est enfin prêt. Les législateurs costumés de rouge s'engouffrent dans le froid hangar ; Lucien monte au fauteuil et, au milieu de l'agitation universelle, déclare la séance ouverte. Émile Gaudin, l'un des députés affiliés, paraît à la tribune. Il demande qu'une commission soit nommée pour vérifier le danger public et proposer des mesures, qu'en attentant son rapport toute délibération demeure suspendue. C'est un stratagème parlementaire ; il sera plus facile d'agir sur une commission que sur une assemblée, de l'incliner à la solution consulaire ; puis, en s'effaçant, les Cinq-Cents laisseront aux Anciens le temps de poursuivre leur initiative de la veille et de prendre la direction de la journée. Mais les Jacobins comprennent où Gaudin veut en venir, et tout de suite l'orage se déchaîne. Ces cris : Point de dictature ! A bas les dictateurs ! Vous sommes libres ici ; les baïonnettes ne nous effraient pas ! retentissent furieusement. Des interruptions, des insultes couvrent la voix de l'orateur et le forcent à descendre de la tribune[44]. Les amis de Sieyès et de Bonaparte se trouvent du premier coup paralysés ; parce qu'ils sont les modérés, ils deviennent immédiatement les plus faibles ; la masse flottante, celle qui fait la majorité, se rallie aux voix tonitruantes, aux poumons solides, aux gosiers sonores, à la vigueur et à la poigne jacobines, et voilà ce parti maitre de l'assemblée. Le président Lucien est hué, menacé ; il multiplie en vain les rappels à l'ordre ; malgré sa rare présence d'esprit et son courage avisé, il lutte très difficilement contre le torrent. Une foule de députés assiègent le bureau, hurlant : La constitution ou la mort ! Ces Jacobins qui depuis plusieurs mois méditent d'attenter à la constitution et de la remplacer par une dictature démagogique, se cramponnent maintenant à elle et en font l'arche sainte. Ils ne veulent entendre parler d'aucun changement : pas de république à l'américaine, pas de constitution à l'anglaise : Ce n'est pas pour vivre sous de tels gouvernements que nous avons fait depuis dix ans tous les sacrifices imaginables, que nous avons épuisé nos fortunes. Le sang français coule depuis dix ans pour la liberté ; ce n'est pas pour avoir une constitution semblable à celle des États-Unis ou un gouvernement comme celui de l'Angleterre. Le citoyen Delbrel demande que tous les députés renouvellent individuellement le serment à la constitution ; un tonnerre d'applaudissements accueille ses paroles. Cependant un Jacobin plus politique que ses collègues, Grandmaison, le tacticien du parti, tout en appuyant la proposition, voudrait en même temps autre chose ; il demande que l'assemblée invite immédiatement et par message les Anciens à s'expliquer sur les faits qui ont motivé le changement de résidence, à justifier leur décret, à fournir des preuves du prétendu complot anarchiste ; comme nul n'est en mesure de fournir ces preuves, ce sera un moyen de démasquer le vrai complot, celui qui s'est tramé entre les Anciens et Bonaparte, et de confondre ses auteurs ; un moyen pour les Cinq-Cents de se poser tout de suite en vengeurs de la vérité et de la légalité outragées. Mais les assemblées de la Révolution avaient le goût des scènes à effet et des attitudes pathétiques ; rien ne leur plaisait autant que de se draper dans un serment. On demande d'aller aux voix, et le Conseil décide que la prestation de serment se fera sur-le-champ ; aucun membre n'ose se lever à la contre-épreuve. Lucien n'a produit aucune objection, car il n'est pas fâché de voir que les Cinq-Cents, au lieu de s'essayer à rompre par une contre-attaque la machination formée contre eux, vont s'immobiliser dans une attitude théâtrale. Le serment devait se prêter, selon l'usage, par appel nominal, les députés venant à tour de rôle se placer à la tribune et tragiquement, le bras tendu, répéter la formule. Cette lente opération exigerait plus de temps qu'à l'ordinaire, vu l'état de l'assemblée. Comme elle était tout entière debout et en mouvement, extraordinairement émue, comme les députés allaient et venaient, sortaient, rentraient ou s'absorbaient en de véhéments conciliabules, beaucoup d'entre eux ne répondaient pas tout de suite à l'appel de leur nom ; il fallait les quérir, les attendre ; ils arrivaient pourtant, et tous obéissaient à l'impulsion, accomplissaient le rite, les modérés comme les violents, les anticonstitutionnels comme les autres. Le président avait donné l'exemple. Quand il eut juré : Secrétaire, écrivez, clama une voix, prenant acte. Un seul député refusa de prêter le serment et donna publiquement sa démission ; il s'appelait Bergang. L'assemblée d'ailleurs était presque au complet, Jourdan, Augereau et leurs séides s'étant seuls abstenus de paraître, et le défilé à la tribune se prolongeait, fastidieux, interminable, sans qu'aucune formalité fût omise. Il était de règle dans les appels, quand on arrivait au nom de Roberjot, l'un des malheureux plénipotentiaires de Rastadt, que le président répondît d'une voix caverneuse : égorgé par la maison d'Autriche ; Lucien n'y manqua point[45]. Il était aussi d'usage que la place des victimes fût occupée par leur toge, leur toque, leur écharpe, voilées d'un crêpe ; nous ne savons si ce bizarre cérémonial fut observé à Saint-Cloud. Dans les tribunes, le public calculait que, pendant les cinq premières minutes, trois serments seulement avaient été prêtés[46]. A ce train, il eût fallu plus que la journée pour épuiser la liste. Ces supputations étaient fausses ou le défilé s'accéléra par la suite, car l'opération s'acheva un peu avant quatre heures, ayant occupé seulement le gros de l'après-midi. Les Anciens eussent pu employer ce temps à constituer le pouvoir consulaire, à le faire reconnaitre par les troupes et à placer les Cinq-Cents, avant qu'ils eussent terminé leur protestation anticipée, en face du fait accompli. Les Anciens étaient entrés dans leur salle posément, dignement, avec le cérémonial accoutumé. Le Conseil — dit le compte rendu — entre dans le lieu de sa séance, précédé de sa musique, qui exécute l'air : Allons, enfants de la patrie[47]. A peine était-il installé qu'un incident se produisit. Quelques-uns des membres non convoqués la veille protestent contre cette exclusion. Au nom des inspecteurs mis en cause, Fargues répond que tous les avis ont été régulièrement lancés, remis à des porteurs dont l'exactitude est au-dessus de tout soupçon. La fausseté de cette assertion apparaît trop évidente, et le parti du coup d'État ne sort pas à son avantage de cette première escarmouche. La majorité, quoique indulgente à ce parti, n'ose interrompre les récriminants et commence elle-même à perdre du temps. Enhardie, la minorité dissidente pousse plus vivement sa pointe, en conservant toutefois la gravité et la retenue qui caractérisent les débats de la haute assemblée. Savary, Guyomar, Colombel, prient les inspecteurs de s'expliquer plus positivement sur les raisons qui ont amené à proposer le transfert : en quoi consiste au juste ce formidable péril dont la République et la liberté seraient menacées ? Au lieu de phrases, on voudrait des faits. Ces faits, les inspecteurs seraient fort en peine de les produire, ayant négligé de se procurer même une apparence de preuve ; maintenus sur la sellette, ils tâchent de s'évader en paroles embarrassées et confuses. Pour couper court à ce dangereux débat, un orateur ami, Cornudet, ne trouve qu'un moyen, c'est de faire observer que le Conseil ne peut délibérer valablement qu'autant que les Cinq-Cents l'auront averti par message qu'ils sont eux-mêmes constitués à Saint-Cloud en majorité, que le décret de translation est parfaitement exécuté. Or, tout occupés à prêter serment, les Cinq-Cents n'ont pas encore donné officiellement signe de vie. Cornudet demande aussi que les Anciens se notifient eux-mêmes par message aux Cinq-Cents, qu'ils se notifient au Directoire, à ce pouvoir qui n'existe plus ; on va voir la raison de ce formalisme. Les Anciens décident l'envoi du double message ; après quoi, en attendant les réponses, ils suspendent leur séance ; il est trois heures un quart. A trois heures et demie, le président Lemercier rouvre la séance pour lire une communication ; c'est une lettre de Lagarde, secrétaire du Directoire. Lagarde fait connaitre que le message n'a pu arriver à destination, attendu qu'il n'y a plus de Directoire ; quatre de ses membres ont donné leur démission, et le cinquième a été mis en surveillance. Le nombre des démissions était exagéré, puisque Gohier et Moulin avaient fermement refusé la leur. Cette communication fallacieuse, provoquée par Cornudet, concertée avec Bonaparte, avait évidemment pour but de stimuler les Anciens ; c'était une invite à créer un gouvernement que cette façon de produire l'acte de décès officiel du Directoire. Pour instituer de nouvelles autorités, il eût fallu que les Anciens se missent carrément hors de la constitution et procédassent par usurpation flagrante, leur rôle légal consistant uniquement à discuter les résolutions émanées de l'autre assemblée, à les ratifier ou à les rejeter. Par eux-mêmes, ils n'avaient droit de faire qu'une chose, — déplacer le Corps législatif, — et ils l'avaient faite ; ce droit d'initiative tout exceptionnel, ils l'avaient épuisé en l'exerçant. Vont-ils maintenant dépasser avec audace la limite de leurs attributions ? Avant de franchir le pas, comme pour reprendre haleine, ils suspendent de nouveau la séance. A travers cette délibération tâtonnante, ces arrêts et ces reprises, ces pauses, ces haltes, il est facile de suivre les fluctuations des Anciens et le progrès de leur incertitude. Par défaut de plan entre les meneurs, par défaut d'entente et de prévoyance, le choc impulsif ne s'était pas fait sentir dès le début, et la masse des représentants, déconcertée par des incidents inattendus, prise de scrupules honnêtes ou de terreurs inavouées, flottait indécise. Tandis que la majorité des Cinq-Cents, redevenue jacobine, se raidit et s'exaspère, celle des Anciens, bien disposée en principe, se trouble et vacille. Entre partisans et adversaires de l'entreprise, un tiers parti se dessine vaguement, incline aux solutions bâtardes. Dans les groupes, dans les conversations particulières, l'idée d'un replâtrage fait des progrès ; la tendance qui paraît prévaloir serait de recomposer simplement le Directoire avec Bonaparte, Sieyès et deux ou trois de leurs amis, de renouveler le personnel sans toucher aux institutions ; c'eût été s'arrêter à mi-côte et laisser la France en détresse. Ces hommes ont pourtant traversé la Révolution et ses fureurs ; ils ont dû se durcir à ce feu ; ils ont, pour la plupart, vu la série des derniers coups de force et en ont bénéficié. Ils ont été thermidoriens, fructidoriens, mais toujours, en Thermidor, en Vendémiaire, en Fructidor, un ou plusieurs hommes se ont rencontrés, proconsuls terroristes ou généraux j'aventure, les Tallien, les Reubell, les Barras, pour substituer leur vigueur et leur brutalité individuelle à l'impuissance collective, pour frapper le coup devant lequel les assemblées se sont immédiatement prosternées. Aujourd'hui que la procédure adoptée oblige les purs parlementaires à imprimer le mouvement, ils fléchissent dans l'exécution. Parmi eux, où est l'homme propre à communiquer l'élan, à insuffler l'énergie ? Sauf Sieyès, qui n'aimait pas l'action, mais qui savait agir dans les grands cas, sauf Sieyès, qui n'avait pas entrée et voix dans les assemblées, sauf Lucien, dont le rôle allait grandir et s'affirmer tout à l'heure, sauf Boulay et deux ou trois autres, les députés brumairiens étaient avant tout hommes de plume et de cabinet ; c'était la révolution dogmatique, littéraire et philosophante. Ils travaillaient depuis plusieurs mois contre la constitution, s'étaient donné pour tâche d'élaborer l'avenir national ; ils avaient combiné des formules, édifié des abstractions ; mis aujourd'hui aux prises avec la réalité, ils n'osent l'aborder franchement ; le saut dans l'illégalité les épouvante. Dans l'une et dans l'autre assemblée, ils s'effacent et laissent les violents ou les médiocres occuper la scène. Les théoriciens, les penseurs, les savants, les lettrés, Daunou, Cabanis, Chénier, Andrieu, étaient là et se tenaient cois ; l'Institut était en train de manquer son coup d'État. IV Bonaparte, les deux Directeurs complices, leurs agents, tous ces gouvernants en expectative, se tenaient dans les appartements du premier étage, non loin des Anciens[48]. Quand on avait gravi l'escalier d'honneur et que l'on tournait à main gauche, une enfilade de hauts salons dorés et démeublés se présentait : deux d'abord, emplis d'allées et venues, puis un troisième, réservé aux généraux et aux officiers de l'état-major ; à côté de cette pièce, séparés par une porte, Bonaparte, Sieyès et Ducos conféraient dans le futur cabinet de l'Empereur. Des députés de leur bord venaient à tout instant leur communiquer des avis ou recevoir des directions. Dans le salon d'attente, les officiers se tenaient debout, serrés, tassés, mal à l'aise dans ce tumulte civil et commençant à s'inquiéter. Ils réfléchissaient qu'en somme la journée s'annonçait fâcheusement ; rien n'avançait, et en conspiration ne pas avancer, c'est reculer ; une angoisse sourde, croissante, indéfinie, minait les âmes, et chacun sentait au fond de soi comme un écroulement. Les impressions s'échangeaient d'un coup d'œil, d'un mot jeté à voix basse, sans s'exprimer ouvertement. Le fait est, dit Thiébault[49], que l'on se regardait, mais on ne parlait pas ; on semblait ne pas oser s'interroger et craindre de se répondre. Des dévouements avaient déjà fait demi-tour, regrettant de s'être trop pressés ; des figures aperçues la veille ou le matin ne reparaissaient plus. Par moments, la porte s'ouvrait, et Bonaparte paraissait sur le seuil ; sa silhouette étriquée et volontaire passait dans l'entrebâillement. Visiblement nerveux, il parlait d'une voix coupante, trompait son impatience en se confinant dans la minutie des dispositions militaires, veillait aux détails, s'emportait contre les sous-ordres, faisait des exécutions ; un chef de bataillon a déplacé un poste sans sa permission : qu'on l'arrête. Thiébault prit motif ou prétexte de cette brutalité pour se scandaliser et se retirer[50]. Le reste du temps, Bonaparte demeurait dans le grand cabinet. La pièce était nue et glaciale, pourvue de deux fauteuils pour tout mobilier ; un feu de fagots n'arrivait pas à la réchauffer. Sieyès, assis près du foyer, grelottant, trouvait le local incommode et activait le feu avec un morceau de bois, faute de tisonnier ; Bonaparte se promenait de long en large, avec assez d'agitation. De dix en dix minutes, l'aide de camp Lavalette, qui se tenait posté dans une tribune des Cinq-Cents, apportait des nouvelles. Quand il annonça que les députés prêtaient serment : Eh bien, vous voyez ce qu'ils font, dit Bonaparte. — Oh ! oh ! reprit Sieyès, jurer une partie de la constitution, passe, mais toute la constitution, c'est trop[51]. D'autres nouvelles inquiétantes circulaient. Des émissaires seraient partis des tribunes de l'Orangerie, lancés par les Jacobins, pour organiser un mouvement à Paris et insurger les faubourgs. A Saint-Cloud, des gens de mauvaise mine, des tricoteuses, des habitués du Manège, commençaient d'apparaître, cherchaient à se faufiler dans les enceintes ; c'était l'armée du désordre qui venait prêter main-forte[52]. Fait plus grave, Jourdan, Augereau et leurs fidèles, qu'on croyait immobilisés à Paris et résignés, venaient d'arriver. S'ils arrivaient, malgré leur décision première, c'était signe qu'ils savaient la situation de Bonaparte compromise et se jugeaient la partie belle. Ils n'étaient pas allés s'enfourner dans l'Orangerie, mais rôdaient aux alentours, examinant les troupes, écoutant les conversations, prenant le vent ; sous leur houppelande civile, certains prétendaient avoir distingué des broderies d'uniformes et des épaulettes faisant bosse, prêtes à se montrer par brusque changement à vue ; on disait qu'ils avaient à Saint-Cloud des chevaux tout sellés. 11 était remarqué aussi que des députés se tenaient continuellement aux portes de l'Orangerie, regardant au dehors comme s'ils attendaient quelqu'un. Était-ce Bernadotte sur lequel ils comptaient ? Mais Bernadotte restait chez lui et attendait la fortune, au lieu d'aller à elle et de la violenter. De leur côté, Jourdan et Augereau ne songeaient nullement à rétablir le Directoire et à sauver la constitution ; ils espéraient vaguement se servir de la résistance jacobine sans la laisser aller jusqu'aux extrêmes violences, se poser en régulateurs, en arbitres, et faire eux-mêmes un gouvernement, avec ou sans Bonaparte[53]. Augereau s'était introduit auprès de lui ; sur un ton d'intérêt et d'affectueuse remontrance, qui contrastait avec ses platitudes de la veille, il lui conseillait de renoncer au mandat inconstitutionnel dont les Anciens l'avaient investi. Le vin est tiré, il faut le boire ; tiens-toi tranquille, répondit Bonaparte, et se tournant vers Joseph, qui était alors à ses côtés : Il est venu me sonder, ajouta-t-il[54]. En réalité, parmi les chefs dissidents, chacun cherchait moins à écarter qu'à partager la dictature ou à supplanter le dictateur ; ce qui fit la complication de cette journée, c'est qu'il y eut conflit de coups d'État. Bonaparte sent qu'il n'a plus un seul instant à perdre ; il se sent distancé peut-être et mis en grave péril s'il n'intervient personnellement, s'il ne rallie ses amis dans les deux Conseils, s'il ne ressaisit l'affaire qui s'enlise. Puisque la machine parlementaire, au lieu de prendre son jeu régulier, fonctionne à faux et grince, c'est à lui de l'actionner. Entre trois heures et demie et quatre heures, il s'adjoint ses aides de camp, traverse les appartements et, par le salon de Mars, pousse droit à l'assemblée des Anciens ; c'est la pièce maîtresse qui doit s'ébranler sous sa main, sous sa pression souveraine, et emporter tout le reste. La séance des Anciens restait suspendue, mais tous les représentants se remirent spontanément en place à l'annonce du général. La séance ne fut pourtant pas déclarée reprise, et ce fut d'abord comme une conférence officieuse, sauvant l'irrégularité de la démarche, car nul n'était admis à pénétrer dans les enceintes législatives sans y avoir été positivement mandé. Bonaparte entre, précédé d'un introducteur, pour s'établir au centre de l'assemblée et en face de l'estrade présidentielle, au lieu qui figure la barre ; mais il ne trouve à se placer qu'un peu sur la droite, ce qui l'empêchera de parler au président en face et gênera son débit. Berthier et Bourrienne se mettent à ses côtés ; ses aides de camp, quelques fidèles, Joseph entre autres, l'ont suivi, mais sa splendide escorte de la veille n'est plus là pour l'appuyer et le soutenir. Puis, il ne s'agit plus pour lui de prononcer une harangue (l'apparat devant une assemblée composée d'avance et triée ; il lui faut affronter la discussion, argumenter, convaincre, se faire propulseur d'énergie parlementaire, chef et moteur de majorité, et ce rôle lui est absolument nouveau. Plus habile que quiconque à s'emparer des âmes individuelles, à soulever par la magie de ses proclamations les foules militaires et plébéiennes, il n'a pas la pratique des assemblées, ignore les mots qui portent sur ces foules spéciales, l'art de les manœuvrer et de les conduire ; d'ailleurs, cet homme qui porta au suprême degré dans ses écrits les entraînements du style oratoire et la puissance du verbe, n'avait pas le don de parler en public. Devant les législateurs immobiles, devant ces hommes rouges qui le regardent, les yeux braqués sur lui, l'esprit tendu et aspirant à ce qu'il va dire, une gêne insurmontable, l'angoisse de l'acteur novice qui se sent paralysé dans toutes les facultés de son être, le saisit et l'étreint. Il parle, et sa voix mal posée détonne[55] ; il parle, et les mots lui restent dans la gorge ou affluent incohérents. Des phrases ronflantes qui portent à faux et manquent leur effet, comme des fusées mal réglées ; des formules apprises par cœur, plaquées sur un fond de paroles hachées, sans suite et sans lien : voilà toute sa harangue. Il veut être chaleureux et entraînant, il n'est qu'emphatique et diffus. Vous êtes sur un volcan... Permettez-moi de vous parler avec la franchise d'un soldat... J'étais tranquille à Paris, lorsque vous m'avez appelé pour me notifier le décret de translation et me charger de l'exécuter... Je rassemble mes camarades, nous avons volé à votre secours... On m'abreuve déjà de calomnies, on parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire... Le gouvernement militaire, si je l'avais voulu, serais-je accouru prêter mon appui à la représentation nationale ?... Les moments pressent ; il est essentiel que vous preniez de promptes mesures... La République n'a plus de gouvernement... il ne reste que le Conseil des Anciens... Qu'il prenne des mesures, qu'il parle ; me voici pour exécuter. Sauvons la liberté ! sauvons l'égalité. — Et la constitution ! interrompt une voix, celle du représentant Linglet. Bonaparte s'arrête court, se recueille un moment, dit l'officielle version, puis reprend : La constitution ! Vous l'avez vous-même anéantie. Au 18 fructidor, vous l'avez violée ; vous l'avez violée au 22 floréal, vous l'avez violée au 30 prairial. Elle n'obtient plus le respect de personne. Je dirai tout. Va-t-il dévoiler enfin le fameux complot jacobin, fournir des preuves, articuler des allégations précises ; la majorité intéressée l'espère, car elle ne demande au fond qu'à se laisser entraîner, à trouver dans les paroles du général un prétexte pour s'arracher à ses propres irrésolutions, pour s'enhardir aux mesures de salut public. Bonaparte accuse, mais accuse vaguement : les factions ont
tâché de le circonvenir ; elles lui ont livré leur secret, et ce secret est
horrible. Les hommes de sang et de rapine voudraient arracher des Conseils tous ceux qui ont des idées libérales. Les
partisans de l'échafaud s'entourent de leurs complices et se préparent à
exécuter leurs affreux desseins. Voilà ce qu'il trouve à dire pour préciser
le projet d'attentat. Et il tombe dans des redites : J'ai
craint pour la République, je me suis uni à mes frères d'armes. Il n'y a pas
de temps à perdre ; que le Conseil des Anciens se prononce. Il revient
à se disculper : Je ne suis point un intrigant ;
vous me connaissez. Je crois avoir donné assez de gages de mon dévouement à
ma patrie... Si je suis un perfide, soyez
tous des Brutus... Je déclare que, ceci fini,
je ne serai plus rien dans la République que le bras qui soutiendra ce que
vous aurez établi... Ses amis dans le Conseil cherchent alors à intervenir et à le tirer de peine, à lui épargner d'impossibles explications. Ils se lèvent en signe d'assentiment, entrainent une partie de l'assemblée et voudraient conclure par un vote. Comme ce vote ne peut être rendu qu'en délibération régulière, ils font lever la suspension ; Bonaparte est officiellement invité à prendre séance. Vous l'avez entendu, — s'écrie aussitôt Cornudet qui prend le rôle de compère, — vous venez de l'entendre ; celui devant qui l'Europe et l'univers se taisent d'admiration est là ; c'est lui qui vous atteste l'existence de la conspiration ; sera-t-il regardé comme un vil imposteur ? Et Cornudet s'efforce de provoquer un mouvement d'enthousiaste adhésion, d'échauffer, d'enlever l'assemblée. Il annonce que si les Cinq-Cents tardent à proposer des mesures, il demandera de suppléer à leur inaction. Mais des députés opposants ou indécis se jettent à la traverse, reviennent au fameux complot, exigent des faits, des noms : Citez les noms ! Bonaparte cite Barras et Moulin, qui lui auraient confié des projets subversifs. Beaucoup de députés réclament aussitôt un comité général, c'est-à-dire une séance secrète, afin que l'on puisse tout dire. Non, non, répondent d'autres ; il faut que tout se dise à la face de la France. Les interruptions, les exclamations se croisent ; le représentant Duffau essaie de rappeler ses collègues au calme et ne reconnaît plus la grave assemblée. Au milieu de cette houle, Bonaparte continue à discourir, sans que ses paroles portent. Comme il se sent décidément mauvais, il devient violent, outre ses effets, recourt aux pires procédés ; il cherche à faire peur, à s'environner de foudres et d'éclairs. Une phrase qu'il a lancée au divan du Caire lui revient à la mémoire ; il la replace : Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la victoire et du dieu de la guerre.[56]. Cette phrase a prosterné naguère les longues barbes de l'Islam et les docteurs de la loi musulmane ; elle réussit mal auprès de législateurs français ; un murmure d'improbation se fait entendre. Pour exciter les Anciens contre l'autre assemblée, Bonaparte dénonce celle-ci comme un foyer de passions incendiaires : Je n'ai compté que sur le Conseil des Anciens ; je n'ai pas compté sur le Conseil des Cinq-Cents, où se trouvent des hommes qui voudraient vous rendre la Convention, les comités révolutionnaires et les échafauds, où les chefs de ce parti viennent prendre séance en ce moment. C'est en vain qu'il suscite ces épouvantails ; entre son auditoire et lui, le contact moral, le courant ne s'établit point. Dans son isolement, il cherche où s'appuyer et se reprendre, aperçoit les grenadiers du poste se tenant près de l'entrée et les interpelle : Et vous, mes camarades, qui m'accompagnez, vous, braves grenadiers, que je vois autour de cette enceinte... si quelque orateur, soldé par l'étranger, ose prononcer contre votre général les mots Hors la loi, que le foudre de la guerre l'écrase à l'instant. Cette invocation au pouvoir militaire, loin de déterminer l'assemblée, l'indispose et la froisse. Le président Lemercier tâche de modérer cette dangereuse emphase ; il voudrait ramener le débat à la question, au grand complot jacobin ; il espère peut-être que Bonaparte tient en réserve et va produire quelque apparence de révélation décisive. Bonaparte reste dans les généralités : agitation et intrigue universelles, la constitution décriée, discréditée, n'opposant plus aux factions qu'une digue insuffisante, grandeur du rôle dévolu aux Anciens. Si la liberté périt, vous en serez comptables envers l'univers, la postérité, la France et vos familles. A la fin, pour se soustraire à une discussion qui tournait à l'interrogatoire, il se retira. Il n'avait pas voulu formuler lui-même le projet consulaire, laissant ce soin à son parti, qu'il croyait avoir galvanisé. Le peu d'instants que dura toute cette scène dut paraître terriblement lourd à ses amis. Vont-ils néanmoins dégager la conclusion et proposer d'effectives mesures ? L'impulsion ayant été mal donnée, le mouvement demeure faible et oblique. Cornudet et Lemercier attaquent de biais la constitution ; ils prétendent établir une distinction entre les bases fondamentales, qui doivent demeurer intangibles, et certaines dispositions réglementaires, qu'il n'est pas interdit de modifier : sans toucher aux principes, ne peut-on réorganiser les pouvoirs ? Dalphonse défend la constitution ; il la défend tout entière et y montre l'ancre de salut où doit se rattacher la République battue des orages. Entre les deux opinions, la majorité hésite à prendre parti. Les paroles de Bonaparte n'ont pas réussi à dégager, à faire jaillir l'étincelle qui soulève les assemblées par commotion électrique et les jette aux résolutions fortes. V Au dehors de la salle, Bonaparte reprit ou affecta un grand calme, chargea Bourrienne d'envoyer un exprès à Joséphine pour lui dire que tout irait bien, s'enfonça dans les dégagements qui séparaient les deux assemblées. Comme il passait par un escalier intérieur, un escalier tournant, Arnault le rejoignit, expédié par Talleyrand, qui trouvait le temps long. Patience, répondit Bonaparte, tout s'arrangera[57]. Et très délibérément il se porta vers le couloir tapissé qui conduisait à l'Orangerie, à la salle des Cinq-Cents. Qu'allait-il faire dans une assemblée qu'il venait d'insulter si gravement ? D'après ses confidences ultérieures, il comptait citer les propos que Jourdan, au nom de tout un parti, lui avait tenus dans leur conversation récente, prouver ainsi que les plus notables Jacobins répudiaient eux-mêmes la constitution et y voyaient un instrument hors d'usage, diviser par ce moyen ses adversaires, susciter entre les jureurs de tout à l'heure un conflit, une scission violente, et par cette brèche rouvrir passage à l'effort de ses amis[58]. Plus positivement, ne voulait-il pas faire tomber l'assemblée dans une impuissance furieuse, dans une démence de cris et de discordes qui donnerait tous droits contre elle et qui la montrerait aux Anciens comme un élément d'obstruction et de hideux désordre, bon à écarter, à supprimer au besoin ? Sa présence va sans doute provoquer la crise, l'explosion ; tant mieux, car cette crise peut dégager l'atmosphère, faciliter et précipiter le dénouement. Il s'attendait certainement à des luttes, à des violences, à des révoltes, car il eut soin de prendre avec soi, en plus de ses officiers, quelques grenadiers sûrs. D'après son récit, deux de ces soldats l'avertirent. Vous ne les connaissez pas, lui dirent-ils en parlant des députés ; ils sont capables de tout[59]. Mais était-il homme à reculer devant un tapage d'avocats, après avoir affronté les plus solides armées ! Au cours de son héroïque carrière, il s'était vu dans des passes périlleuses, et toujours une manœuvre improvisée à temps, avec une opportunité souveraine, avait rompu ou déconcerté l'adversaire, frayé le chemin à la victoire. Il se jugeait dans un moment pareil. Augereau, avait-il dit à son compagnon des guerres d'Italie, souviens-toi d'Arcole[60]. Comme au pont d'Arcole, il se croyait à l'instant où le chef doit se lancer en avant de sa troupe, saisir le drapeau ou plutôt se faire drapeau lui-même et signe de ralliement. Obéissant à son tempérament d'homme de guerre, à son instinct d'offensive, il fonçait sur l'obstacle, mais c'était moins avec l'espoir de l'emporter d'un coup que de le dissoudre et de le bouleverser. Il avait tout prévu, sauf une prise de corps immédiate, une expulsion de vive force ; ce fut pourtant ce qui arriva. L'assemblée restait dans une surexcitation extrême : beaucoup de députés debout, changeant continuellement de place, obstruant les allées de circulation. On avait lu la lettre de Barras, parlé de le remplacer immédiatement, de dresser une liste de candidats, de reconstituer l'autorité directoriale, de lancer une proclamation aux Français. Bigonnet avait repris la proposition de Grandmaison tendant à l'envoi aux Anciens d'un message interpellatif ; Grandmaison lui-même venait de remonter à la tribune. Lucien malgré tout ne désespérait pas encore d'user cette ardeur et d'amener la majorité à quelque compromission. Un bruit d'armes cependant retentit d'à côté ; c'est le poste qui prend les armes en voyant Bonaparte et son escorte s'engager dans le couloir qui sert de vestibule. Dans ce boyau resserré, la foule, la presse, sont telles que le général et les siens avancent difficilement. Ils atteignent enfin et dépassent la porte[61]. Beaucoup de députés ne voient pas tout d'abord Bonaparte, qui s'est détaché de son escorte, laissée sur le seuil, et qui se glisse entre les groupes, seul, découvert, pour s'approcher de la tribune. Soudain, un grand tumulte près de la tribune, des cris effroyables : A bas le dictateur ! A bas le tyran ! Hors la loi ! Et l'assemblée presque entière se dresse indignée contre l'homme botté, éperonné, en grand habit de guerre, qu'elle voit violer son enceinte et en qui elle reconnaît César. Il est déjà aux prises avec les plus vigoureux Jacobins, qui ont l'habitude de se placer près de la tribune, afin de la tenir comme bloquée[62]. Ces hommes de main, ceux-là mêmes qui dans la séance du 27 fructidor ont attaqué à coups de poing les députés du parti adverse, viennent de se jeter sur le général pour le repousser. D'autres s'élancent de tous les points de la salle, franchissent les banquettes, entourent Bonaparte et le pressent ; plusieurs le saisissent au collet et le secouent terriblement. Sous la pesée de leurs corps, sous l'attouchement de leurs mains brutales, sous le souffle de leurs bouches qui crachent l'injure et qui lui poussent au visage leur haleine de fièvre, le petit César grêle, nerveux, impressionnable, qui eut toujours horreur du contact matériel des foules, éprouve une défaillance physique[63]. Sa poitrine s'oppresse, sa vue se trouble ; il n'a plus qu'une perception confuse et indistincte des choses. Plus tard, il se rappellera seulement qu'un grand député l'opprimait de sa haute taille et le serrait de très près, poitrine contre poitrine ; il a déclaré pourtant que ce n'était pas Aréna, celui qui fut officiellement accusé d'avoir voulu l'assassiner[64]. A. l'aspect du général en péril, les soldats restés près de la porte ont foncé dans la salle, les officiers aussi. Murat, Lefebvre, Gardanne, le commissaire ordonnateur d'Albon, jouent des poings. Les spectateurs des tribunes, épouvantés, se précipitent pour sortir et obstruent l'entrée. D'autres, qui s'étaient logés dans l'embrasure des fenêtres, sautent par les baies ouvertes derrière eux et s'enfuient dans le jardin[65]. Des spectateurs des deux sexes, ayant enjambé la balustrade de leur tribune, se trouvent pris dans la mêlée. La bagarre devient universelle, le tumulte inouï. Il y a des poussées, des trépignements, des vêtements saisis et lacérés, des cris discordants. Une femme glapit : Vive Bonaparte ![66] et ce cri trouve écho dans les groupes populaires. Députés et soldats se collettent ; un député se prend les pieds dans les plis d'un tapis et tombe de tout son long ; le grenadier Thomé a la manche de son habit déchirée du haut en bas. Bonaparte reste en proie au grand député, Destrem, qui lui crie dans la figure : Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ?[67] En même temps, la main du Jacobin retombe lourdement sur son épaule, et un coup de la main de Destrem vaut un coup de poing d'un autre[68]. Ce n'est pas la scène d'une horreur tragique qu'a inventée après coup la légende, qu'a popularisée la gravure : le vainqueur de l'Italie et de l'Égypte entouré d'assassins en toge, qui lèvent sur lui leurs poignards ; c'est une lutte à mains plates, une scène de basse et confuse brutalité. Les soldats finissent par arracher Bonaparte à l'étreinte des forcenés ; ils le couvrent, lui font rempart de leurs corps. Un officier le prend par les épaules et manœuvre pour le diriger vers la porte. Quatre grenadiers protègent le mouvement, marchant à reculons, tandis que Destrem le colosse les bourre de coups de poing à l'adresse du général. Finalement, Bonaparte est entraîné dehors ; on le voit sortir soutenu par deux grenadiers, affreusement pale, les traits bouleversés, la tête penchée sur l'épaule, suffoquant, presque évanoui[69]. Hors la loi ! hors la loi ! crient des centaines de voix après cette piteuse sortie. Hors la loi, c'est l'appel homicide, le décret proscripteur qui jadis a précipité la chute de Robespierre ; écho d'un temps où les mots tuaient, il n'a pas entièrement perdu son pouvoir d'anathème ; lancé contre Bonaparte par vote de l'assemblée, il peut faire autour du réprouvé le vide, l'isolement, l'horreur, retourner contre lui une partie des troupes. Selon leur coutume, les Jacobins veulent emporter le vote d'assaut et haut la main, et les voici refluant vers l'estrade présidentielle, escaladant les marches ; des coups frappés sur le bureau, des poings tendus, des gestes péremptoires somment le président Lucien de faire voter. Contre cette irruption, Lucien merveilleux de sang-froid, couvert, très digne, se défend ; par un miracle d'énergie, il parvient à contenir les assaillants, à dégager même la position, à dominer un instant le tumulte et à se faire entendre[70]. Il parle alors, habilement, modérément. Le mouvement qui vient d'avoir lieu dans le Conseil prouve ce que tout le monde a dans le cœur, ce que moi-même j'ai dans le mien. Il était pourtant naturel de croire que la démarche du général n'avait pour objet que de rendre compte de la situation des affaires ou de quelque objet intéressant la chose publique. — Un membre : Aujourd'hui, Bonaparte a terni sa gloire, fi ! Un autre membre : Bonaparte s'est conduit en roi ! A ce moment, les interruptions, les motions se heurtent ; les coryphées ordinaires du jacobinisme, Bertrand du Calvados, Briot, Talot, Grandmaison, réclament la parole. L'assemblée veut les entendre ; Lucien s'attend à des motions frénétiques, mais ne reste pas à court d'expédients. Après avoir parlé comme président, il a droit de parler comme député ; abandonnant le fauteuil à Chazal, ancien président, il descend pour s'établir à la tribune. Les Jacobins l'occupent déjà ; il doit leur céder la priorité, mais il s'empare du côté droit de la tribune, s'y place, s'y fixe et, sans que d'incessantes poussées lui fassent lâcher prise, attend son tour de parole. Au reste, par cela même qu'elle a rouvert une espèce de débat, l'assemblée vient de reculer. C'est qu'au fond de tous ces hommes, le premier transport d'indignation passé, une peur renaît. Ils se sentent environnés de troupes hostiles, cernés de baïonnettes ; la terreur du coup d'État militaire, qui les hante depuis cinq mois, revient plus puissamment les étreindre. Avant de frapper, ils voudraient d'abord se garantir eux-mêmes, ressaisir et affirmer leur autorité légale sur une partie des troupes, sur leur garde, et ils agitent tumultueusement des mesures préparatoires qui ne sont que des demi-mesures. Digneffe demande qu'avant tout le Conseil se mette en défense et spécifie les lieux sur lesquels il a droit de police. Oui, oui, appuyé, crient beaucoup de voix. Bertrand du calvados précise le point de droit : Lorsque le Conseil des Anciens a ordonné la translation du Corps législatif en cette commune, il en avait le droit constitutionnel ; quand il a nommé un commandant en chef, il a usé d'un droit qu'il n'avait pas. Je demande que vous commenciez par décréter que le général Bonaparte n'est pas le commandant des grenadiers qui composent votre garde. — Appuyé, appuyé... C'est donner le signal d'un combat, objecte un timide. Mais Talot n'admet pas qu'on doute de la loyauté d'aucune fraction des troupes ; il se chargerait au besoin de les exhorter. Parce qu'il a servi dans la garde nationale, il se croit ancien militaire et homme du métier ; parler à ses compagnons d'armes, émouvoir ces baves, c'est son affaire, sa partie, et il place un discours qui s'adresse moins aux députés qu'aux soldats postés aux abords de la salle. Je ne crains pas les soldats qui nous entourent ; ils ont combattu pour la liberté ; ce sont nos parents, nos fils, nos frères, nos amis. Nous avons été nous-mêmes dans leurs rangs, et moi aussi j'ai porté la giberne de la patrie ; je ne puis craindre le soldat républicain dont les parents m'ont honoré de leurs suffrages et m'ont appelé à la représentation nationale, mais je déclare qu'hier la constitution a été outragée... Vous devez retourner à Paris ; marchez-y revêtus de votre costume, et votre retour sera protégé par les citoyens et les soldats ; vous reconnaitrez à leur attitude qu'ils sont les défenseurs de la patrie. Je demande qu'à l'instant vous décrétiez que les troupes qui sont actuellement dans cette commune font partie de votre garde. Je demande que vous adressiez un message au Conseil des Anciens pour l'inviter à rendre un décret qui nous ramène à Paris. Une foule de députés acclament ces propositions, Grandmaison, Destrem, Blin, insistent. Les amis de Bonaparte se sont pourtant quelque peu ressaisis. Crochon soulève des objections et cherche à gagner du temps ; Lucien toujours à la tribune maintient son droit de parler. Mais l'effort d'obstruction est trop visible ; des voix protestent : On nous amuse, on veut nous faire perdre le temps, et grossièrement, avec le tutoiement révolutionnaire, elles interpellent le président Chazal : Allons, président, marche, mets aux voix les propositions. On vote sur quelque chose, au milieu d'un désordre et d'un vacarme tels qu'il est très difficile de savoir si le vote est acquis. L'idée de déclarer non avenue la nomination de Bonaparte, de se montrer aux troupes, de rentrer à Paris, domine alors les esprits, mais l'assemblée reste trop éperdue pour passer à l'acte ; elle parle de sortir en masse et ne s'y décide ; furieusement, stérilement, elle se démène sur place. Bonaparte était rentré dans les appartements du premier étage. Sieyès, Ducos, les généraux, ses alliés, ses fidèles, l'environnèrent et l'assistèrent. D'après quelques témoignages, il serait resté d'abord à proférer des paroles incohérentes, reconnaissant à peine les gens. A Sieyès, il eût dit : Général, ils veulent me mettre hors la loi. — Ce sont eux qui s'y sont mis, lui aurait répondu l'ex-abbé[71]. Son affaissement physique dura peu. Faut-il croire qu'il y eut plus longtemps syncope de sa volonté ? En réalité, il paraît s'être vite ressaisi à l'idée qui l'avait vraisemblablement conduit aux Cinq-Cents ; il veut profiter du tumulte qu'il comptait certainement susciter, mais qui a dépassé toutes ses prévisions, pour se faire donner un titre exécutoire contre l'assemblée et alors l'expulser. Chez lui toutefois, la machine nerveuse, ébranlée par un choc violent, ne reprend pas immédiatement son jeu normal et son aplomb. Il agira d'abord par impulsions saccadées, avec des hésitations et des fureurs, des lenteurs et des élans déréglés. Autour de lui, d'énergiques conseils s'affirment : puisque l'affaire est parlementairement manquée, il faut la reprendre aussitôt sous une autre forme et la relever à la pointe de l'épée, procéder par pur coup de force. Murat et Leclerc, les futurs beaux-frères, qui se sont associés pour toute la journée et se feront les principaux moteurs de l'action militaire, veulent qu'on se confie aux troupes. Sieyès répète fermement que le moment est venu de trancher clans le vif et de sabrer. Bonaparte brûle d'anéantir les Cinq-Cents, mais peut-on frapper d'emblée et sans préparation, recourir tout de suite à l'illégalité flagrante et nue ? Est-on absolument sûr de toute la troupe ? En bas, les grenadiers crient, s'agitent ; vont-ils marcher ? L'attentat commis sur le général en chef parait les avoir bouleversés. Néanmoins, étant données l'origine et la composition mélangées de cette troupe, iront-ils jusqu'à exécuter l'une des assemblées qu'ils ont mission de défendre ? L'accoutumance à la discipline, l'habitude d'obéir au commandement, la renommée de Bonaparte, suffiront-elles à les entraîner tous contre des représentants du peuple qui se soulèvent au cri de : Vive la République ! Parmi eux, des scissions, des défaillances, des résistances peuvent se produire. Devant leur hésitation, sera-t-il nécessaire de faire avancer la troupe de ligne, comme au 18 fructidor, et au besoin de leur passer sur le corps, de risquer un atroce conflit[72]. Cependant, qu'on leur présente un acte émané de l'autre Conseil, un décret rendu par ces Anciens en qui réside ‘i la sagesse nationale r, que ce décret investisse Bonaparte de l'autorité civile, de la fonction gouvernementale, ils ne regarderont pas à la validité, à la régularité constitutionnelle de l'acte ; ils subiront encore une fois le prestige des mots, l'illusion des formules, et fonceront sur les récalcitrants. II faudrait un lambeau de légalité pour y raccrocher l'emploi de la force. Le représentant Fargues se charge d'aller trouver les Anciens ses collègues et de les déterminer au vote nécessaire, en leur faisant un récit épouvantable de la scène de l'Orangerie[73]. Bonaparte et les autres attendent dans le salon central, donnant sur la cour au-dessus de la porte d'entrée. Cependant les nouvelles des Cinq-Cents semblent plus pressantes qu'elles ne le sont en réalité. Duquesnoy et Moutrond, dépêchés par Talleyrand, viennent dire que le Hors la loi est décidé. A ces mots, Bonaparte hagard porte la main à son épée, dégaine, s'approche des fenêtres ouvertes, crie : Aux armes ! — Aux armes ! le cri se répète de tous côtés, se répercute et se prolonge[74]. En bas, autour des grenadiers qui se replacent en position militaire, le public s'affole. Mais au delà de la cour, sur le pavé extérieur, sur la terrasse, les dragons de Sébastiani, les détachements de soldats de ligne apparaissent rangés, en avant du vaste horizon, et dans la confusion générale, dans l'immense brouhaha qui enveloppe tout le château, ces escadrons hauts casqués, ce déploiement d'infanterie, cet alignement de jambes guétrées, d'habits bleus à parements rouges et de plumets écarlates, mettent une image d'ordre et de force. Bonaparte redescend avec son état-major pour se montrer aux troupes et les haranguer. On se presse autour de lui. Qu'ordonnez-vous ? — Mon cheval[75]. Mais le cheval qu'on lui amène, celui de l'amiral, épouvanté par le bruit, se cabre, bondit, fait de violents écarts. Bonaparte éprouve beaucoup de peine à se mettre, à se maintenir en selle, à se présenter en ferme et imposante posture : encore un effet manqué. Il parvient pourtant à maîtriser le malencontreux animal et s'avance entre les grenadiers[76] : Soldats, puis-je compter sur vous ? Les grenadiers restaient perplexes. Sieyès, qui regardait par une fenêtre, croyait apercevoir dans leurs rangs un flottement suspect, comme un mouvement pour envelopper Bonaparte et lui sauter dessus[77]. Il envoya quelqu'un avertir le général. Celui-ci, continuant d'avancer, dépassait la cour d'honneur. Il s'élance rapidement sur la terrasse et tourne vers la cour extérieure, vers les dragons et les compagnies de ligne, vers ces hommes bien à lui, comme pour chercher auprès d'eux sa sûreté et sa force. A sa vue, parmi ces troupes, une tempête d'acclamations s'élève ; il impose silence, et s'adressant aux officiers, s'adressant aux hommes, éclate en paroles furibondes[78]. Comme il est réellement exaspéré, comme il a recouvré ses facultés de ruse et d'astuce, il dénonce les Cinq-Cents avec la dernière violence et leur impute des forfaits imaginaires. Avant de lancer contre eux la troupe, il les investit d'outrages et de calomnies : ce sont des misérables, des traîtres, des suppôts de l'étranger, des stipendiés de l'Angleterre. J'allais leur indiquer les moyens de sauver la République, et ils ont voulu m'assassiner[79]. L'accusation est fausse, puisque les Cinq-Cents ne l'ont que malmené et à demi étouffé ; à supposer que certains d'entre eux fussent armés, ils n'ont pas cherché à le poignarder, car l'ayant tenu quelques instants à leur merci, ils l'eussent fait, s'ils l'avaient voulu. N'importe ! il est bon de grandir l'événement en le poussant au tragique. Bonaparte semble hors de lui. Les troupes le voient passer et repasser par galops brusques, avec des à-coups et des arrêts, gouvernant difficilement sa monture, criant toujours qu'on a voulu l'assassiner. A ce moment, il est d'aspect sinistre[80]. Par suite des affections dont il souffrait, la peau de son visage était échauffée, irritée, semée de boutons ; pendant les instants d'impatience mortelle qui venaient de s'écouler, il se l'était égratignée, lacérée de ses ongles, et il y avait maintenant du sang sur sa peau. Cette particularité accrédite la fable des poignards, qui naît par improvisation soudaine, et le bruit que Bonaparte est blessé au visage circule de tous côtés, se propage, s'étend jusqu'à Paris[81]. Les généraux, les membres de l'état-major entouraient le chef et amplifiaient ses paroles. Murat ne le quittait pas et tâchait de le ramener au lieu de l'action principale. Leclerc était partout. Sérurier, qui commandait dans la cour extérieure, répétait le mot d'ordre : Les Anciens se sont réunis à Bonaparte, les Cinq-Cents ont voulu l'assassiner[82], et parcourant les rangs, il racontait des choses affreuses. Puis, quand il voyait les soldats bien montés, prêts à éclater, il avait soin d'ajouter, en vieil officier finaud : Ne bougez pas, attendez qu'on vous donne des ordres[83]. Il savait que, pour aviver l'ardeur des hommes, il convient parfois d'avoir l'air de les retenir. Soldats, puis-je compter sur vous, reprenait Bonaparte. — Oui, oui ! et les acclamations redoublaient, partaient par salves prolongées[84]. Les soldats s'indignaient, piétinaient de rage, serraient convulsivement leur arme ; leur haine des avocats s'exaspérait ; contre les députés assassins, c'étaient des explosions de fureur, des imprécations. Je vais les mettre à la raison, dit alors Bonaparte. Il rentra seulement dans la cour d'honneur et là se remit à parler. A chaque phrase, presque à chaque mot, les officiers, les grenadiers de ligne l'appuyaient de leurs cris. Les grenadiers du Corps législatif, qui formaient à cet endroit le corps principal, hésitaient toujours ; une anxiété les rivait au sol. Sollicités par les principaux chefs, des incitations leur venaient en sens contraire. Il ne faut pas se figurer la scène comme nettement coupée en deux : sur le devant, c'est-à-dire aux portes du château, toute la garde immobile ; derrière le château, dans l'enfoncement de l'Orangerie, dans son local clos, l'assemblée se débattant et hurlant. Entre la salle et le dehors, c'étaient des allées et venues effarées. Les Cinq-Cents cherchaient à dégager leur voix du local où on avait voulu les claquemurer, à se faire entendre, à prendre contact avec leur garde. Après la sortie du général, plusieurs grenadiers étaient restés auprès de l'enceinte ; un grand nombre de députés les avaient vivement apostrophés, avaient tâché de leur faire honte et de se les rallier[85]. L'écho des paroles de Talot était répété, colporté au dehors ; après qu'il eut parlé, un officier de la garde vint s'offrir au Conseil, croyant sa troupe en même disposition[86]. Des députés sortaient, s'efforçaient de percer jusqu'à la cour ; d'autres se montraient aux fenêtres de l'Orangerie[87], gesticulaient, agitaient les bras dans leur toge déployée, tâchaient d'ameuter leurs affidés. Dans le jardin, dans les passages intérieurs ouverts maintenant à tous venants dans la cour, des groupes d'opinion opposée se bousculaient, s'interpellaient, se jetaient des cris adverses. Autour des grenadiers, il y avait des oscillations de foule et des remous. Au milieu de cette incohérence et de ces mouvements fous, les minutes, les quarts d'heure se passent. Il est près de cinq heures ; le jour baisse rapidement. L'intérieur du château s'obscurcit. Au dehors, la brume de novembre s'élève des parterres, monte sous les arbres décharnés, brouille les lointains. Encore quelques instants, et la journée indécise va sombrer dans la nuit. Chacun sent que le dénouement ne doit plus tarder. Parmi les amis de Bonaparte, les poltrons, les incertains, ont pris de l'espace ; les braves, les déterminés, ceux qui se sentent irrévocablement compromis, viennent rejoindre le chef de file[88]. Lavalette, qui se tenait sur le perron encombré de monde, prétend avoir reconnu alors dans un groupe Talleyrand, sorti de son observatoire, montrant son visage pâle, ferme pourtant et beau joueur. Lavalette lui-même convient que si à ce moment un chef dissident et audacieux se fût présenté a aux soldats de l'intérieur, c'est-à-dire aux gardes, il eût été impossible de savoir comment les choses auraient tourné pour l'instant. Mais Jourdan errait indécis, tantôt entrant dans la salle et tantôt restant à se promener le long de la grille, appuyé au bras d'un aide de camp[89] ; Augereau, malgré ses airs de capitan, ne retrouvait plus son audace. Cependant Bonaparte revenait à cheval près du perron, entouré de ses officiers, cachant mal sous ses traits crispés, sous sa face sanguinolente, la tempête de son âme. Fargues ne lui apporte pas le décret des Anciens. Fargues a trouvé ses collègues inertes sur leurs sièges, épouvantés par les cris, les mouvements précipités qu'ils entendent au-dessous d'eux et le grand tumulte d'en bas[90]. En termes pathétiques, il leur raconte la tentative d'assassinat ; il les consterne et n'arrive pas à les décider. Finalement, se mettant en comité secret, ils aboutissent à la plus parlementaire et à la plus inefficace des solutions ; au lieu d'instituer un gouvernement, ils nomment une commission. Une commission de cinq membres est chargée de faire un rapport, de proposer des mesures ; c'est vouloir renouveler un débat sans issue et décréter le néant. Il apparait de plus en plus que les Anciens ne feront rien par eux-mêmes ; on leur demande de donner l'impulsion ; ils l'attendent. Aux Cinq-Cents, la situation s'aggrave de nouveau. Les meneurs jacobins savent que la garde est sous les armes, mais qu'elle ne bouge ; leur fureur s'enhardit. Lucien pourtant a obtenu de parler[91]. Je dois faire observer qu'ici les soupçons paraissent s'élever avec bien de la rapidité et peu de fondement. Un mouvement même irrégulier aurait-il déjà fait oublier tant de services rendus à la liberté. — On ne les oubliera pas, disent quelques membres. — LUCIEN. Je demande qu'avant de prendre une mesure vous rappeliez le général. — Nous ne le reconnaissons pas. — ... Quand le calme sera rétabli dans cette enceinte, quand l'inconvenance extraordinaire qui s'est manifestée sera calmée, vous rendrez justice à qui elle est due. — Au fait, au fait, hurlent les Jacobins, et ils réclament frénétiquement le Hors la loi. Les pugilistes parlementaires se remettent à l'œuvre. L'un d'eux se prend d'altercation avec Boulay au pied de la tribune et lui porte les poings au visage. Haché d'interruptions, le discours de Lucien se perd au milieu de violences croissantes[92]. Désespérant de se faire entendre, Lucien recourt alors au geste, à la mimique, et invente un grand jeu de scène. Brusquement, il se dévêt de sa toge ; il la jette sur le bois de la tribune, avec sa toque, son écharpe frangée d'or, et donnant à sa voix naturellement un peu sourde un extraordinaire éclat : Je dois renoncer à être entendu, crie-t-il, et n'en ayant plus le moyen, je déclare déposer sur la tribune, en signe de deuil, les marques de la magistrature populaire. Ce coup de théâtre stupéfie un instant l'assemblée. Des conciliateurs s'élancent vers Lucien, voudraient qu'il reprenne ses insignes et remonte au fauteuil. D'autres membres, pour prévenir à tout prix le dénouement fatal, jettent ces mots à la traverse : La liberté a été violée ; il n'y a plus de Conseil ; président, levez la séance. Mais les voix jacobines dominent toujours, donnent le ton, et la discorde des clameurs, des injures, se fond en un immense et grossissant : Hors la loi ! Depuis quelques instants, Lucien n'avait plus d'espoir qu'en une intervention du dehors. Ayant reconnu, parmi les députés qui haletaient autour de la tribune, un inspecteur de la salle, le général Frégeville, homme sûr, il s'était penché vers lui et lui avait jeté ces mots, en le chargeant de les porter à son frère : Avant dix minutes, il faut interrompre la séance ou je ne réponds plus de rien[93]. Frégeville s'est glissé hors de la salle et s'est acquitté de la commission. A-t-il fallu ce signal de détresse pour faire jaillir en Bonaparte l'inspiration décisive, l'illumination soudaine ? Quoi qu'il en soit, le général a trouvé enfin la manœuvre à opérer. Il a compris tout le parti qu'il pourra tirer près des grenadiers de l'autorité présidentielle, s'il réussit à extraire Lucien de la fournaise, à s'adjoindre ce chef légal des Cinq-Cents ; en un instant, l'enlèvement de Lucien est préparé, machiné, accompli. Un capitaine de grenadiers reçoit ordre de prendre avec soi dix hommes et d'entrer dans la salle. En entrant, il crie fortement : Vive la République ! Ce cri saisit agréablement l'assemblée ; c'est sans doute l'armée qui vient se mettre à la disposition de la loi ; une brève détente se produit[94]. Le capitaine arrive sans difficulté au pied de la tribune, suivi de ses hommes armés de leur fusil ; il franchit les marches d'une enjambée, adresse d'abord quelques mots au président Chazal qu'il voit au-dessus de lui, puis se retourne vers Lucien toujours cramponné à la tribune, et l'invite à le suivre. Lucien, succombant de lassitude et d'épuisement, ne semblant pas comprendre de quoi il s'agit, reste immobile ; l'officier insiste ; Lucien se laisse faire. L'officier, se plaçant alors derrière lui, le prend par-dessous les bras, le soulève presque de terre, l'enlève comme un corps saint et le dépose au pied de la tribune, entre les dix grenadiers. Ceux-ci tirent le président hors de la salle ; ils l'emmènent à travers le château pour le faire ressortir dans la cour et le remettre à son frère. L'assemblée reste interloquée, consternée de cette disparition. Un député se précipitant du dehors signale l'imminence du danger ; il vient d'entendre des appels, il a vu des soldats courir[95]. En effet, autour de Bonaparte, des voix énergiques attirent et rallient les forces ; dans la première cour, Sérurier l'épée à la main ameute les troupes ; les dragons, les compagnies d'infanterie s'avancent du bord de la terrasse comme pour faire irruption, et déjà autour des gardes tout s'anime terriblement dans la cour d'honneur, quand soudain Lucien y débouche, dans son peloton de grenadiers, accueilli par une immense clameur. Lucien apparaissant aux côtés de son frère, le président réuni au général, c'est le moyen de dénouement qui surgit ; c'est la légalité qui se déplace aux yeux des gardes assemblés. Que Lucien leur parle et les requière, ils se figureront que le Conseil des Cinq-Cents vient à eux dans la personne de son représentant autorisé, qu'il les adjure, qu'il invoque leur bras contre une minorité de factieux qui l'opprime, qui le tyrannise, qui le tient sous la terreur et les poignards. Assurer la liberté et la sécurité des débats, c'est partie intégrante de leurs attributions ; épurer une assemblée, retrancher le membre pourri qui gangrène le corps entier, c'est chose conforme à toutes les traditions, à tous les précédents, chose admise dans le rituel révolutionnaire. En suspendant d'autorité la séance, en faisant momentanément place nette, afin que les bons puissent se séparer des méchants et reprendre ensuite leur discussion avec calme, les soldats croiront libérer l'assemblée et non la dissoudre ; ils croiront moins renverser la constitution qu'accomplir une opération de police parlementaire. Tout cela fut conçu en moins de temps qu'il ne faut pour l'exprimer ici. Au grand air, Lucien se reprit immédiatement ; pour jouer le rôle qu'il reçut ou assuma, il retrouva tous ses moyens ; il y fut vraiment extraordinaire et beau. Il demande un cheval de dragon, l'enfourche et, se poussant avec son frère vers les rangs des grenadiers, crie de toutes ses forces : Le président du Conseil des
Cinq-Cents vous déclare que l'immense majorité de ce Conseil est pour le
moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiègent la
tribune, présentent la mort à leurs collègues et enlèvent les délibérations
les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute
soldés par l'Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des
Anciens et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de
l'exécution de son décret. Je vous déclare que ce petit nombre de furieux se
sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats contre la liberté de ce
Conseil... Je confie aux guerriers le soin de
délivrer la majorité de leurs représentants. Généraux, et vous soldats, et
vous tous, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs en France que
ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui persisteront à rester
dans l'Orangerie, que la force les expulse !... Ces brigands ne sont plus les
représentants du peuple, mais les représentants du poignard.[96]. Les représentants du poignard, beau titre de mélodrame, bon à faire effet sur des imaginations frustes ! Lucien montre alors le visage de son frère, l'apparence de blessure, le sang coagulé sur la peau[97]. Il trouve enfin le geste décisif, la pantomime irrésistible. Il se fait donner une épée nue, dont il tend la pointe vers la poitrine de Bonaparte, et dans cette pose tragique, avec une intonation à la Talma, jure qu'il tuera de sa main son frère, si celui-ci attente jamais à la liberté des Français[98]. Les gardes sont rassurés, saisis ; comme en même temps ils sentent derrière eux la poussée des hommes de la 7 96 et des enragés dragons, comme ils sentent tout contre eux les grenadiers de ligne frémissants, le mouvement se communique ; ils ne demandent qu'à marcher ; enfin ! Bonaparte peut donner l'ordre ; il le donne ; des officiers lèvent leur sabre, font signe aux tambours[99]. Autour des gardes et derrière eux, la charge bat ; les coups se succèdent, répétés, détachés, précipités ; c'est le rythme enlevant et sinistre, qui sonne l'assaut. Murat forme une colonne de grenadiers et commande qu'on le suive. Dans le jour tombant, les hommes s'ébranlent, accélèrent le pas ; la foule s'écarte avec effroi, mais des voix crient : Bravo ! à bas les Jacobins ! à bas les 93 ! c'est le passage du Rubicon ![100] L'horreur qu'inspirent les politiciens révolutionnaires, la hâte d'en finir avec ces honteux tyrans, font acclamer César libérateur. Conduits par des officiers de différentes armes, les grenadiers escaladent le perron, s'engagent dans le bas du château et obliquent vers l'entrée de l'Orangerie. Au dedans, le son du tambour perçant l'épaisseur du château a retenti, et une angoisse a serré les cœurs. Ce pas de charge que l'on entend, n'est-ce pas le glas d'un régime, le signe que la troupe marche et que l'affaire est décidée ? L'assemblée se sent perdue et ne pense plus qu'à bien mourir. C'est alors une suite d'actions précipitées et confuses : une nouvelle fuite des spectateurs, leur dégringolade effarée par les fenêtres, beaucoup de députés montant sur leurs bancs et criant à tue-tête : Vive la République ! vive la constitution de l'an III ! d'autres se jetant vers la tribune pour finir sur un beau geste, sur un mot historique. Et le bruit du tambour se rapproche par les corridors et les escaliers, vient, menace, éclate tout près de la salle[101]. La porte se rouvre, les baïonnettes paraissent. Le chef de brigade Dumoulin s'avance sur le seuil, suivi des tambours et de grenadiers qui se présentent l'arme portée[102]. Dans le tumulte, des sommations sont lancées[103]. Murat et d'autres chefs déterminés se jettent en avant, foncent vers la tribune. Derrière eux, la colonne des grenadiers s'allonge en file assez mince, et peu à peu grossissant, débordant par l'étroite entrée, occupe la partie antérieure de la salle, puis s'arrête. Le tumulte ne cessait pas. Des députés déguerpissaient déjà et donnaient le signal du sauve-qui-peut, mais dans l'espace demeuré libre, dans la profondeur de la galerie, la masse résistait, se resserrait, se pelotonnait, et des vociférations épouvantables partaient de cette masse. Des députés à la tribune interpellaient les soldats : Soldats ! vous ternissez vos lauriers. Murat et les officiers hurlent : Citoyens ! vous êtes dissous. Un officier surgit auprès du fauteuil présidentiel et renouvelle au nom du général Bonaparte l'injonction de sortir. Les tambours frappent sur leur caisse à tour de bras ; c'est maintenant un roulement continu, étouffant les clameurs. Un second groupe de soldats, sous Leclerc, a rejoint le premier. Grenadiers, en avant ! crient des voix de commandement, et Murat plus crûment, se retournant vers ses hommes, conclut par ces mots : F...-moi tout ce monde-là dehors ! La troupe, croisant la baïonnette, s'avance alors contre les députés. Devant ce hérissement de pointes aiguës qui marche, qui vient sur eux, les légiférants cèdent à la force. La tribune se dégage. A mesure que la colonne avance, la masse rouge se dissout, disparaît par le fond ou reflue sur les côtés pour s'échapper par toutes les issues. Dans le fracas des sièges renversés et des banquettes bousculées, les grenadiers activent la sortie ; ils serrent de près les toges sans frapper, font leur besogne en policiers tranquilles. En cinq minutes, au milieu de l'obscurité croissante, la salle se vide, se dégorge de députés. Quelques récalcitrants se fixent sur leurs sièges ; les soldats les prennent à bras-le-corps, comme on fait d'enfants indociles, et les déposent dehors. Les soldats nettoient ensuite de députés et de curieux les abords, les dégagements, occupent militairement tous les locaux. Et le tambour bat toujours, impérieux, brutal, dominateur. Ainsi s'accomplissait, après dix ans, la parole de Mirabeau ; les députés sortaient par la force des baïonnettes. C'est que la volonté nationale, qui à Versailles les avait faits intangibles, ne les soutenait plus à Saint-Cloud ; elle s'était retirée d'eux et ne se reconnaissait plus en ce ramas grouillant, issu de coups d'État successifs et d'une triple violation du droit électoral. La force morale, cette force qui se crée par la sourde coalition des volontés individuelles, était maintenant du côté des baïonnettes, et la Révolution, périssant de ses aberrations et de ses excès, n'avait plus, pour se sauver, qu'à se réfugier sous la main du pouvoir essentiellement ordonnateur et disciplinant. La plupart des députés s'étaient laissés pousser dehors assez dignement, encore qu'il y ait eu des sauts par les fenêtres basses, des sorties éperdues et grotesques[104]. Au dehors, ils ne sont plus qu'un troupeau qui roule et moutonne à l'aveugle, dans l'épaississement de la brume. Se heurtant aux troupes qui affluent de tous côtés et débordent en avant, entourés d'officiers furieux ou goguenards, d'épées nues et de bicornes farouches, ils se sentent ridicules dans leur accoutrement romain, empêtrés, humiliés, bafoués, perdus, et c'est la panique, la débandade. Sous les huées, toute cette gent enjuponnée se faufile à travers les troupes, se sauve par les jardins et les cours, s'enfonce dans le brouillard, disparaît dans la nuit. On vit beaucoup de députés descendre l'avenue après avoir prestement franchi les grilles ouvertes ; les plus hardis voulaient courir à Paris, où ils espéraient trouver appui et réconfort ; les plus nombreux cherchaient simplement asile à Saint-Cloud, pour se garer momentanément de la bourrasque. D'autres coupaient à travers bois, dévalaient sur les pentes, s'enfuyaient à toutes jambes sous les halliers envahis de ténèbres. Quelques-uns avaient perdu dans la bagarre leur toge, leur toque, leurs insignes, ou les jetaient en courant. A cette défroque gisant à terre, traînant dans les sauts de loup, accrochée aux arbustes, lamentable et flétrie, on put suivre à la trace la grande déroute parlementaire. VI Le coup frappé sur les Cinq-Cents détermina chez les Anciens un sursaut d'obéissance. Un des députés chassés, plus brave que les autres, était allé se plaindre à eux, dénoncer l'attentat. Survient aussitôt Lucien pour couper la parole au plaignant. Il explique l'événement, affirme que les troupes n'ont fait qu'obéir à son réquisitoire, glisse sur l'exécution militaire, insiste sur les excès des Jacobins et leurs abominables desseins ; les misérables, les cannibales, ils voulaient l'obliger de mettre hors la loi son frère, son propre frère : quelle offense aux sentiments les plus sacrés, à la nature ! et sa voix tremble, se mouille de larmes ; toute la phraséologie sentimentale de Rousseau vient sur ses lèvres ; cet homme joua vingt rôles en une journée. Les Anciens étaient d'ailleurs convaincus d'avance, résignés à tout voter. Ils interrompirent une scène pénible en décidant de ne plus entendre aucun membre de l'autre assemblée, puis se misent à la besogne. La commission nommée tout à l'heure se réunit dans une galerie. Quatre membres seulement sur cinq sont présents ; n'importe ! trois sont d'accord et font la majorité. Au pied levé, un rapporteur, Cornudet, est nommé, un rapport bâclé. Les conjurés ont osé enfin sortir un projet ferme : nomination de trois Consuls provisoires, Bonaparte, Sieyès, Roger Ducos, ajournement des Conseils jusqu'au P' nivôse, création d'une commission législative intermédiaire, choisie parmi les Anciens. Cornudet mit tout cela sous forme de dispositif et le fit passer en décret vers sept heures, un seul membre, Dalphonse, s'étant opposé. Pour pallier l'illégalité de leur initiative, les Anciens firent semblant de croire que l'autre Conseil s'était spontanément dissous, dispersé, évanoui. Attendu la retraite des Cinq-Cents, c'était aux Anciens qu'il appartenait de pourvoir aux destinées provisoires de la République. Dès qu'ils l'eurent fait, comme épuisés par cet effort, impatients d'ailleurs d'échapper à l'atmosphère viciée de la salle, de se rafraîchir et de se détendre, d'aller aux nouvelles, ils suspendirent leur séance, sans la lever encore ; sa reprise fut annoncée pour neuf heures. Au dehors, il faisait nuit noire. Dans le bas des jardins, quelques-uns des Cinq-Cents erraient encore, ombres tristes. Réal, rencontrant un représentant, lui dit avec un gros rire : La farce est jouée[105]. Près des grilles, des soldats montaient la garde, chargés de repousser tout retour offensif ; ils disaient à qui se présentait : On sort, mais on n'entre pas[106]. Dans le château mal éclairé, les vainqueurs campaient en désordre sur les positions conquises. Bonaparte était rentré à l'intérieur ; Lucien s'y trouvait également, très complimenté. Il ne faudrait pourtant pas croire que Lucien ait véritablement sauvé son frère et emporté à lui seul le succès. A supposer qu'il n'eût pas réussi à retarder le Hors la loi, à supposer qu'il n'eût point paru à temps pour lever l'hésitation des gardes, il est probable que ceux-ci eussent fini par céder à la pression des autres troupes. En tout cas, ces autres troupes, plus nombreuses, bien décidées, sentant derrière elles la France, eussent très vraisemblablement marché et tout bousculé sur leur passage. Lucien n'avait fait que déterminer le mode de solution, abréger et simplifier les choses, avec une prestigieuse habileté. Au reste, dépouillant son rôle, il se montrait maintenant d'assez mauvaise humeur, bien qu'il dût se poser plus tard en héros de la journée. C'est qu'il avait rêvé d'être ce héros d'une tout autre façon. Il aurait voulu se maintenir sur le terrain parlementaire et le dominer, présider à une transaction entre les Anciens et les Cinq-Cents, à une sorte de compromis, qui l'eût laissé devant son frère en très forte posture[107]. Acculé à l'abîme, il avait dû se rejeter vers la solution militaire et avait merveilleusement contribué à la procurer ; il comprenait néanmoins qu'en provoquant l'intervention des troupes, il avait fait contre lui-même, politicien et parlementaire, le jeu du grand soldat. Les autres conjurés restaient un peu émus, étourdis de la bagarre, soulagés pourtant d'un grand poids et sentant que la journée était acquise, non sans peine. Il faut dîner, dit alors Talleyrand[108]. Bonaparte, Lucien, Sieyès, les grands chefs, les généraux, dînèrent on ne sait où et comme ils purent. Talleyrand s'était ménagé un gîte discret et moelleux, une soirée confortable. Une de ses amies, Mme Simon, possédait une jolie habitation à Sèvres ; là, un tiède foyer, un bon souper, l'attendaient. Il emmena avec lui quelques-uns de ses intimes ; à table, on se remémora les événements de la journée. Montrond raconta comment il avait vu Bonaparte pâlir sous le coup du Hors la loi et décida que le grand homme avait manqué de tenue. Général Bonaparte, répétait-il, général Bonaparte, cela n'est pas correct. Les nouvelles de Paris étaient bonnes : les faubourgs parfaitement immobiles, nulle part un rassemblement, une velléité quelconque de résistance. Partout, l'attente, la curiosité, l'émoi même, l'empressement aux nouvelles, étaient grands, mais ne se manifestaient par aucun trouble. Les états-majors qui se tenaient en permanence aux Tuileries, aux Invalides, à l'École militaire, à l'hôtel de la Place, recevaient fréquemment des nouvelles de Saint-Cloud ; après avoir conçu un moment de grandes inquiétudes, ils se rassérénaient mainte nant. Fouché se conduisait très bien ; dès qu'il avait appris la dispersion de l'assemblée, il avait envoyé des agents couper au besoin la retraite aux fuyards et surveiller les barrières ; il les eût fermées à Bonaparte, si Bonaparte avait eu le dessous. De Saint-Cloud, Thurot avait envoyé également aux barrières, espérant devancer Fouché et dégoter son patron[109] ; les agents de Fouché arrivèrent premiers. Dans l'intérieur de la ville, le péril couru par Bonaparte et sa prétendue blessure suscitaient des réprobations indignées, des imprécations contre la faction assassine : quels monstres que ces Jacobins ! Les théâtres s'ouvrirent pourtant comme à l'ordinaire, vers cinq heures. Pendant la représentation, des ordonnances à cheval apportèrent une proclamation du ministre de la police ; Fouché y donnait l'estampille officielle à la fable de l'assassinat manqué, mais rassurait en même temps les Parisiens et les invitait à reposer en toute confiance sous la garde de l'invincible épée. Les Conseils étaient réunis à Saint-Cloud pour délibérer sur les intérêts de la République et de la liberté, lorsque le général Bonaparte, étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer des manœuvres contre-révolutionnaires, a failli périr victime d'un assassinat. Le génie de la République a sauvé ce général ; il revient avec son escorte. Le Corps législatif a pris toutes les mesures qui peuvent assurer le triomphe et la gloire de la République[110]. Dans chaque théâtre, un acteur lut la proclamation sur la scène ; de grandes acclamations s'élevèrent. Paris tranquillisé s'endormit sur ces nouvelles, sans savoir sous quel régime il se réveillerait le lendemain. VII A Saint-Cloud, les vainqueurs passèrent la nuit à compléter, à régulariser leur succès. Leur joie n'était pas sans mélange. Comment le public prendrait-il la dispersion brutale des Cinq-Cents ? Il était difficile de rester sur cet acte par trop décisif ; il serait bon de pouvoir le présenter comme un incident et non comme le dénouement de la journée. En manière de clôture, on avait, il est vrai, le décret voté par les Anciens et instituant le Consulat provisoire ; mais la pseudo-légalité qu'il avait créée resterait incomplète et boiteuse tant que le concours au moins fictif des deux assemblées ne l'aurait pas remise sur pied. Dès le premier moment, Lucien avait eu l'idée de recomposer quelque chose qui ressemblerait au conseil des Cinq-Cents. Beaucoup des députés chassés vers Saint-Cloud ne demandaient sans doute qu'à se rallier au fait accompli ; ils ne devaient pas être loin ; en se mettant à leur recherche, on arriverait à les réunir en nombre suffisant pour former un tronçon, un simulacre d'assemblée, qui se proclamerait majorité. Les Anciens retireraient alors leur décret, dont il serait parlé le moins possible ; les Cinq-Cents épurés et matés prendraient l'initiative de le voter, et l'autre Conseil reviendrait à son rôle de chambre d'enregistrement. Tout s'accomplirait ainsi selon les rites, et le régime de l'an III se suiciderait dans les formes. Des huissiers, des racoleurs lancés par Lucien, se répandirent dans Saint-Cloud, en quête de députés à tout faire. Ils en découvrirent dans les cabarets, les guinguettes, les maisons particulières, et les invitèrent à revenir. On visitait les voitures qui partaient pour Paris ; quand des députés s'y trouvaient, on les faisait descendre[111]. Ils se laissèrent facilement ramener et rabattre vers le château. A tâtons, dans le froid et dans la nuit, ils remontaient par les chemins où avait passé leur fuite éperdue, allaient vers les lumières qui clignotaient là-haut. Dans le palais, les auteurs de la journée disposaient tout pour la mise en scène finale, réglaient les détails et se partageaient les rôles. A mesure que les députés arrivaient, on les poussait dans leur salle. Combien étaient-ils ? Trente, cinquante, cent ou plus. Paris les appellerait malicieusement le Conseil des Trente ; ils furent certainement plus nombreux, car le gouvernement consulaire eut à replacer dans ses assemblées cent quatre-vingts des Cinq-Cents ; une bonne partie d'entre eux avaient dû participer à la séance de nuit et donner ce premier gage. L'aspect de la réunion fut étrange : la salle presque obscure, des banquettes encore renversées, le désordre à peine réparé. Quelques chandelles posées sur le bureau, sur la tribune, jetaient une lueur fumeuse et éclairaient vaguement des formes avachies : des députés harassés, recrus, qui semblaient s'être installés moins pour siéger que pour dormir ; quelques-uns couchés sur trois banquettes, l'une servant de siège, l'autre de marchepied, la troisième d'oreiller. Çà et là, des garçons de salle, des domestiques, entrés pour se chauffer, faisaient nombre[112]. Quelques meneurs s'étaient chargés à eux seuls de remplir, de faire la séance, ne demandant autour d'eux qu'un muet acquiescement. Lucien infatigable monte au fauteuil, et très grave, solennel, débute par une allocution pleine de dignité[113]. Chazal propose le Consulat provisoire, l'ajournement des Conseils pendant six semaines, tout ce qu'ont voté les Anciens, avec cette différence qu'au lieu d'une commission législative on en nommerait deux, représentatives des deux assemblées[114]. Comme il fallait s'astreindre aux règles et éviter toute précipitation malséante, le projet fut renvoyé à une commission. Tandis qu'elle délibérait, pour amuser le tapis, Lucien prononça contre les Jacobins un réquisitoire en règle, prélude aux mesures d'exclusion qui allaient être demandées ; il parut également bon de faire voter par les Cinq-Cents un témoignage de reconnaissance nationale envers ceux qui les avaient proprement mis dehors ; il fut décrété que les officiers généraux et particuliers, les soldats et spécialement les grenadiers avaient bien mérité de la patrie. A onze heures, Boulay présenta le rapport au nom de la commission. Le sincère Cabanis prit ensuite la parole. Leurs discours ont ceci de remarquable qu'ils précisent, avec des nuances diverses, la pensée des brumairiens parlementaires. Ces hommes ne sont nullement des césariens : ils n'entendent pas se donner un maître ; ce sont des révolutionnaires voulant avant tout conserver l'œuvre de la Révolution et la solidifier, voulant se conserver eux-mêmes au pouvoir, mais avertis et corrigés par l'expérience, désireux de reconstituer l'autorité sans verser dans le despotisme, aspirant à substituer aux incohérences du plus monstrueux arbitraire un régime à la fois mieux ordonné et plus libéral. Boulay constate qu'il n'y a en France ni liberté publique ni liberté particulière, qu'il n'existe, d'autre part, qu'un fantôme de gouvernement. La nécessité qui s'impose, c'est de restaurer en France la notion de gouvernement, avec l'idée de force réglée, d'action continue et de stabilité que le mot implique. Seul, un gouvernement limité par de sérieuses garanties, mais assez fort, assez indépendant pour se soutenir autrement que par tyranniques violences, peut pacifier à l'intérieur et au dehors, traiter sérieusement avec l'étranger, concilier en France l'ordre et la liberté, résoudre l'éternel problème ; seul, il peut consolider et élargir la République, et Boulay s'élève très fortement contre l'intolérance des Jacobins, contre leur folie d'exclusivisme et leur achoppement de grossiers sectaires. Nous voulons la liberté pour tous, et ils ne la voudraient que pour eux. Nous voulons nationaliser la République, et eux ne la placent que dans leur parti... Cabanis apportait dans la conception brumairienne plus
d'idéal et de sentiment, avec une nuance de mélancolie. Ce qu'il invoque, ce
qu'il appelle de tous ses vœux, c'est un retour aux principes. Le peuple français a-t-il dans l'état présent une
véritable république ? Chacun de vous me prévient ; vous répondez unanimement
: non. Sans doute, il serait injuste de rendre les constituants de
l'an III responsables de cette perversion de leur œuvre ; leurs intentions
étaient pures ; ils ont posé des bases excellentes, mais l'aménagement
défectueux des pouvoirs, la fréquence excessive de leurs renouvellements, ont
instauré l'incertitude et la mobilité perpétuelles. Dès lors, la République
trop faiblement constituée n'a pu se soutenir que par coups d'arbitraire ;
pour la soustraire aux entreprises des factieux, les républicains sages, les patriotes conservateurs ont dû s'associer à ces
violences, en les déplorant. Il est résulté de ces secousses un état que
Cabanis juge mortel à la vitalité française, et il faut retenir les termes
dans lesquels ce républicain honnête résume les effets du gouvernement des
révolutionnaires. Je me résume ; il est impossible
que la constitution de l'an III, telle qu'elle est, n'entraine point très
rapidement la ruine de la liberté, et notre état actuel la dissolution de la
nation française elle-même. Auparavant, il a reconnu que, devant la continuation des excès, l'idée de république et celle de brigandage et d'oppression se sont liées dans beaucoup de têtes. Si cette désolante conviction persiste, le peuple se jettera vers la réaction ou appellera la dictature, qui n'est aux yeux de Cabanis qu'un expédient désastreux : bientôt il périrait sans doute, le tyran qu'un aveugle enthousiasme aurait investi d'un pouvoir arbitraire, mais c'en serait fait pour toujours de la grande nation. Pour sauver la Révolution et lui faire porter ses fruits, il n'est qu'un moyen : réformer les lois organiques en confiant ce soin à un gouvernement provisoire qui puisse élaborer l'œuvre avec maturité et sagesse ; c'est la suprême expérience à tenter. Alors Lucien, l'air inspiré, le regard en extase, salue l'aurore des temps nouveaux, l'ère de félicité qui va s'ouvrir. Chabaud-Latour dit que la séance de Saint-Cloud sera aussi mémorable que celle du Jeu de Paume à Versailles. Lucien trouve la comparaison belle et la reprend à son compte, en l'amplifiant. La liberté née dans le Jeu de Paume de Versailles s'est tramée jusqu'à vous en proie tour à tour à l'inconséquence, à la faiblesse, aux maladies convulsives de l'enfance ; elle vient aujourd'hui de prendre la robe virile. Au milieu de ces métaphores, le projet institutif du gouvernement provisoire fut voté ; on le renforça d'un acte qui excluait nominativement du Corps législatif soixante-deux députés, désignés par leur réputation de Jacobins notables ou choisis au hasard parmi les vaincus de la journée. Les Anciens, de leur côté, s'étaient remis en séance. Après avoir rapporté leur décret, en attendant le vote des Cinq-Cents, ils crurent convenable et très digne d'expédier les affaires courantes, afin d'attester la tranquillité de leur âme dans ces heures de crise. Leur premier soin fut de repousser le projet suspensif des délégations et de maintenir aux fournisseurs un droit de prélèvement sur les ressources publiques. Le rapporteur Lebrun, d'abord favorable au projet, avait changé d'avis[115] ; dans ce revirement significatif et dans le vote, on peut soupçonner l'indice d'une espèce de pacte passé entre les faiseurs du coup d'État et les compagnies de finance. Les Anciens s'occupèrent ensuite d'objets sans rapport avec la révolution en cours. Le législateur Cailly vanta la beauté du spectacle : Rien n'est plus digne des législateurs d'un grand peuple que de s'occuper des intérêts privés des citoyens au milieu des plus grands dangers, de conserver leurs droits, de garantir leurs propriétés. Occupons-nous de ces objets dans les lacunes que nous laissent les mesures exigées par les circonstances, et terminons l'organisation du notariat. Chacun pourtant avait hâte d'en finir et trouvait que les Cinq-Cents se montraient bien formalistes. Quand après minuit la résolution votée et la liste d'exclusion furent apportées, l'enregistrement de ces actes fut l'affaire d'un instant. Deux Anciens seulement jugèrent que l'on n'articulait point contre les exclus des charges suffisamment précises et refusèrent de condamner sans entendre. Avant de se séparer, les Conseils votèrent une adresse aux Français, dont le fond et en partie le texte furent empruntés au discours de Cabanis. On y remarquait cette phrase : Il est temps de donner des garanties à la liberté des citoyens, à la souveraineté du peuple et à l'indépendance des pouvoirs constitutionnels, à la République enfin, dont le nom n'a servi que trop souvent à consacrer la violation de tous les principes...[116] C'était le manifeste des révolutionnaires assagis, c'était aussi leur confession. Il restait une formalité à remplir. Après chaque changement légal ou violent, la Révolution faisait jurer fidélité à l'ordre de choses institué ou renouvelé ; il eût paru malséant de déroger aujourd'hui à l'usage sacramentel. Une difficulté toutefois se présentait ; le Consulat n'était que provisoire, l'ancienne constitution n'existait plus, la nouvelle constitution n'existait pas encore ; à quoi pourrait-on bien prêter serment ? Les auteurs de la journée se tirèrent d'embarras en faisant décréter un serment à la République une et indivisible, et à des principes abstraits, liberté, égalité, système représentatif ; les trois Consuls furent invités les premiers à le prêter. Ils se rendirent d'abord aux Cinq-Cents. La salle maintenant s'emplissait de monde. Des amis du pouvoir naissant étaient accourus de Paris pour faire preuve d'empressement. D'intrépides curieux étaient restés ou arrivés, ne voulant pas manquer le dénouement de la pièce qui se jouait à Saint-Cloud et le dernier acte de ce tragi-vaudeville. Paulette Leclerc, sœur du général Bonaparte, était là ; des femmes étalaient l'élégance débraillée de l'époque. On apercevait des militaires entrés sans façon[117], des figures de gens à la mode, des complaisants, des domestiques toujours et même des députés. A deux heures du matin, le tambour battit aux champs, les Consuls firent leur entrée. Le prodigieux général, l'ex-abbé et l'ancien juge de paix se placèrent devant le président Lucien, qui les harangua et lut la formule du serment ; tous trois ensemble, étendant le bras, répondirent alors : Je le jure[118]. Des députés s'embrassaient, croyant sincèrement qu'en cette nuit la République et la liberté se fondaient. Le reste de l'assemblée criait machinalement : Vive la République ! Derrière les trois jureurs, il y avait des poussées de curiosité, des bruissements de jupes, des cliquetis d'armes, un monde bruyant et très mêlé qui se pressait pour voir, et ce fut l'interlope début du plus grand gouvernement qu'ait connu la France. La répétition de la même scène devant les Anciens donna lieu à un surcroît d'effusion ; après le serment, les trois Consuls montèrent auprès du président et l'embrassèrent[119]. Le dépouillement du scrutin pour la nomination des commissions législatives prit encore beaucoup de temps. Il fallut aussi arranger pour l'impression les discours prononcés, les allocutions aux troupes, le compte rendu des séances[120]. Bonaparte data de onze heures du soir une proclamation d'un grand style. Il y affirmait cette vérité, qui allait se développer dans la suite : Je n'ai voulu être l'homme d'aucun parti. Il insistait sur la valeur reconstituante de l'acte accompli, mais se posait surtout en restaurateur de la modération, en représentant de ceux qui se sont intitulés de nos jours conservateurs libéraux ; ces mots mêmes figurent dans le texte : Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits. Dans les passages précédents, il avait fait un récit véhément des péripéties de la journée, arrangeant les faits à sa façon, transformant toujours en assassins de simples furieux. Je me présente au Conseil des Cinq-Cents, seul, sans armes, la tète découverte, tel que les Anciens m'avaient reçu et applaudi... Les stylets qui menaçaient les députés sont aussitôt levés sur leur libérateur. Vingt assassins se précipitent sur moi et cherchent ma poitrine. A l'appui de la version définitivement concertée, on affecterait de produire des preuves, des pièces à conviction ; il serait écrit dans les journaux que les grenadiers, en faisant évacuer la salle, avaient ramassé des poignards, que ces poignards étaient déposés chez les généraux Berthier et Lefebvre. D'ailleurs, comme pièce à conviction, n'avait-on pas la plus probante de toutes, l'habit du grenadier Thomé, l'habit à la manche déchirée ? L'estafilade ne pouvait provenir que d'un coup de poignard destiné à Bonaparte et que Thomé aurait reçu en se jetant généreusement au-devant du fer. Thomé serait donc officiellement désigné comme le sauveur de Bonaparte, et comblé d'honneurs, pensionné, invité deux jours de suite à la table du général, choyé et embrassé par Joséphine qui lui passerait au doigt une bague de grand prix, cité dans les journaux, reconnu dans les théâtres, applaudi par la foule, représenté sur la scène, il soutiendrait le rôle gaillardement et se laisserait faire, très étonné au fond de passer héros. Quand les événements eurent été ainsi transfigurés, quand on eut rajusté et recousu pour le public les scènes incohérentes d'où allait sortir la restauration de la France, il parut que la besogne initiale était accomplie et que chacun pouvait rentrer chez soi. Vers la fin de la nuit, Saint-Cloud se vida ; le château fut abandonné à son délabrent glacial ; les voitures filèrent au grand trot sur Paris. Bonaparte retourna rue Chantereine avec Bourrienne[121] ; pendant le trajet, il ne dit mot, absorbé dans ses pensées. Sieyès et Ducos revinrent coucher au Luxembourg, non loin du pauvre Gohier toujours consigné dans ses appartements, où figurait en place d'honneur, par un sarcasme du sort, le buste de Bonaparte[122]. Moreau, établi gardien du Luxembourg, n'avait pas bougé de la journée ; sans s'occuper de ce qui se passait au dehors, il était resté à fumer sa pipe, à fumer obstinément, et il avait fini par se coucher et s'endormir, au milieu d'une âcre atmosphère de tabac qui empestait les appartements. Moulin trouverait le lendemain moyen de s'échapper ; on le laisserait courir. Dans les divers quartiers, les députés portés sur la liste d'exclusion évitaient de regagner leur domicile, cherchaient refuge chez des amis, et ces vaincus ne pensaient plus qu'à se cacher[123]. Pendant ce temps, dans la nuit froide, sur la route de Saint-Cloud, les troupes défilaient, infanterie, cavalerie, garde des Conseils, garde du Directoire, pour rentrer dans leurs quartiers. Tandis que leur pas rythmé battait le sol, de rudes chants s'élevaient. Pour tromper l'ennui de la marche, les hommes répétaient leurs refrains habituels, les airs les plus révolutionnaires, y compris le Ça ira, ce cri d'optimisme exalté que toute la France avait poussé au début de la grande subversion et qui s'était associé aussitôt à des scènes d'horreur. Ah ! Ça ira, chantaient les soldats à pleine voix, ça ira, les aristocrates à la lanterne, ça ira, on les pendra ! Ils s'en revenaient contents, leur conscience de révolutionnaires à l'aise, persuadés qu'ils avaient sauvé la Révolution et la République[124]. En fait, ils ne se trompaient qu'à demi ; ils avaient ouvert à Bonaparte le chemin du pouvoir absolu, dictatorial et plus que royal ; toutefois, en lui permettant de créer une légalité révolutionnaire qui durerait quatorze ans et qui, s'écroulant à son tour au milieu des catastrophes, laisserait cependant la France refaite, reconstruite, riche d'un immense patrimoine de gloire, ils avaient opposé à tout retour complet du passé un insurmontable obstacle ; ils avaient frappé à mort la République et sauvé la Révolution. |
[1] D'après l'espèce de bulletin météorologique précité, il ne tomba pas de pluie le 19.
[2] Mémoires de Ségur, édition de 1894, 2.
[3] Archives de la Guerre, état des troupes formant la 17e division militaire du 15 au 30 brumaire (avec indication des lieux de casernement).
[4] SAVARY, Mon Examen de conscience sur le 18 brumaire, 26. Les Mémoires historiques (p. 65) disent que l'on n'emmena que quatre à cinq cents hommes.
[5] Le Couteulx, lettre à sa femme, dans LESCURE, II, 224.
[6] Sur le colloque avec Chazal et le coup d'État de rechange, Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS. Ce qui prouve que Chazal avait bien rédigé le plan institutif du Consulat provisoire, c'est qu'il finit par le présenter et le faire adopter dans la séance nocturne du 19, après la bagarre de la journée.
[7] Mémoires d'un sexagénaire, partie reproduite dans LESCURE, II, 260. Cf. Mémoires de Fouché, I, 137.
[8] Mémoires d'un sexagénaire, LESCURE, II, 270. Après sa disgrâce, Thurot prit la direction de la Gazette de France. Ses violentes polémiques avec le Journal des Hommes libres, devenu le journal de Fouché, prouvent l'acrimonie des haines respectives.
[9] Le Couteulx, lettre citée, 224-225.
[10] Le Couteulx, lettre citée, 226-227.
[11] Dans les Souvenirs d'un nonagénaire, p. 178, François-Yves Bernard dit : Je me permis de le saluer, ce à quoi il voulut bien répondre, quoiqu'il parût être livré à de profondes rêveries.
[12] Le Salon de madame Helvétius, par Antoine GUILLOIS, 2.
[13] BOURRIENNE, III, 82.
[14] Renseignement particulier, communiqué par la famille.
[15] Sur le voyage à Saint-Cloud, Mémoires de Fouché, I, 137 ; Mémoires de Thiébault, III, 67-68.
[16] Mémoires historiques sur le 18 brumaire, 66.
[17] RŒDERER, III, 301.
[18] Mémoires de Thiébault, III, 67.
[19] Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, II, 233.
[20] Sablet peignit un tableau représentant la scène finale, la prestation de serment par les Consuls provisoires. Ce tableau est conservé au musée de Nantes.
[21] Sur la Girouette de Saint-Cloud, Voyez L.-Henry LECOMTE, Napoléon et l'Empire racontés par le théâtre, 45-50.
[22] THIEBAULT, III, 68.
[23] Un journal prétendit que plusieurs députés jacobins s'étaient animés à la bataille par de copieuses libations. Destrem surtout s'était complètement enluminé ; avant la séance, il entra dans la salle la toque sur l'oreille, regardant insolemment de côté et d'autre, en disant comme Danton : Voyez, j'ai encore ma tête sur mes épaules. — Ce n'est pas ce que tu as de mieux, lui répondit son collègue M... (L'Ami des lois, 27 brumaire.)
[24] RŒDERER, III, 301. Souvenirs d'un sexagénaire, dans LESCURE, II, 263.
[25] Mémoires anecdotiques du général marquis de Bonneval, 245.
[26] RŒDERER, III, 301.
[27] Souvenirs d'un sexagénaire, 264. RŒDERER, III, 301.
[28] GONCOURT, Histoire de la Société française sous le Directoire, 208.
[29] BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire, XXXVIII, 220. Mémoires historiques sur le 18 brumaire, 65.
[30] Sur l'aspect de la cour l'honneur, Voyez le Publiciste du 20. Cf. les Cahiers du capitaine Coignet, 76.
[31] Mémoires historiques sur le 18 brumaire, 74, 75 ; BUCHEZ et ROUX, 220. Ces auteurs ont certainement consulté les Mémoires historiques, mais ils ont ajouté quelques détails.
[32] Incident de la pipe. Les auteurs des Mémoires historiques certifient avoir vu la chose de leurs yeux, p. 75.
[33] Mémoires historiques, p. 75, et BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire, XXXVIII, 220.
[34] SAVARY, Mon Examen de conscience sur le 18 brumaire, 824.
[35] Mémoires historiques, 65, 66. Cf., aux Archives de la Guerre, l'historique des 79e et 96e de ligne.
[36] Cahiers du capitaine Coignet, 76.
[37] La restitution des lieux dans l'état où ils existaient, des emplacements occupée par les deux assemblées et par les différents corps de troupes, nous a paru indispensable à l'intelligence de l'événement; elle explique bien des choses. Pour ce travail, indépendamment de visites attentives sur les lieux, nous avons eu recours aux vues et plans anciens du château, à tous les documents graphiques que noue avons pu recueillir, en les rapprochant continuellement des divers récits.
[38] Sur le décor de la salle, Voyez les estampes de l'époque.
[39] Cette disposition est très nettement indiquée sur le plan reproduit dans l'ouvrage du comte FLEURY, Histoire du palais de Saint-Cloud, 230. Cf. BOURRIENNE, III, 152.
[40] Parmi les estampes qui représentèrent la scène de l'Orangerie et dont plusieurs sont de pure convention, la meilleure est celle dessinée par Monnet, gravée par Hetman, an X ; il en existe un exemplaire au musée Carnavalet. On y voit l'estrade présidentielle et la tribune placées au devant de la quatrième fenêtre, ce qui correspond à cette indication de la Notice sur le 18 brumaire, attribuée à COMBES-DOUNOUS : La distance entre la porte et la tribune n'était que le tiers de la longueur de la salle, p. 35.
[41] Notice sur le 18 brumaire, p. 24.
[42] Sur les effets du retard, tous les témoignages concordent.
[43] Mémoires historiques, 67.
[44] Sur les discours et incidents de séance antérieurs à l'entrée de Bonaparte, nous suivons le compte rendu du Moniteur, 20 brumaire.
[45] Décisions prises par les Cinq-Cents après l'attentat de Rastadt.
[46] LAVALETTE, I, p. 350.
[47] Compte rendu du Moniteur, 21 brumaire. C'est d'après ce compte rendu que nous citons ou analysons les discours des Anciens; nous y avons trouvé aussi l'indication de l'heure pour les interruptions et reprises de séance.
[48] THIÉBAULT, III, 68. LAVALETTE, I, 350. Commentaires, IV, 26.
[49] THIÉBAULT, III,
68.
[50] THIÉBAULT, III,
68.
[51] LAVALETTE, I,
350.
[52] Commentaires, IV, 27. Jourdan dit dans sa Notice que lui et ses amis arrivèrent vers quatre heures.
[53] Il nous répugnait, dit Jourdan dans sa Notice, de défendre un gouvernement qui avait conduit l'État au bord du précipice et des institutions dont nous reconnaissions l'insuffisance. Et il regrette de n'avoir pu avec ses amis détourner le mouvement vers une solution de leur goret. Cf. les Mémoires de Joseph, I, 76.
[54] Mémoires de Joseph, I, 79.
[55] Sur la diction incohérente et saccadée de Bonaparte, Bourrienne entre dans beaucoup de détails que confirment tous les témoignages. Le texte du discours inséré dans la Correspondance (VI, 4388) d'après le Journal militaire, et le texte du Moniteur ont été certainement régularisés après coup. Nous n'en prenons que les phrases saillantes qui furent dites vraisemblablement sans suite et sans lien.
[56] SYBEL, Histoire de l'Europe pendant la Révolution française, traduction Dosquet, VI, 276.
[57] BOURRIENNE, III, 91. Mémoires d'un sexagénaire, dans LESCURE, II, 264.
[58] Jourdan écrit dans sa Notice : Bonaparte m'a assuré, dans diverses occasions, qu'en entrant au Conseil des Cinq-Cents il avait l'intention de lui rapporter notre conversation (celle du 15 brumaire), pour lui prouver que, parmi les représentants qui jouissaient de la réputation d'excellents patriotes, il s'en trouvait qui étaient convaincus de la nécessité de modifier la constitution.
[59] Commentaires, IV, 30.
[60] Commentaires, IV, 27.
[61] BOURRIENNE, IV, 153. LAVALETTE, I, 350.
[62] Notice sur le 18 brumaire (COMBES-DOUNOUS), 24.
[63] Qui eut toujours horreur du contact matériel des foules. Le 20 mars 1815, quand la troupe forcenée des officiers à la demi-solde le porte à bout de bras jusqu'aux appartements des Tuileries, il se laisse porter, les bras en avant, les yeux fermés, un sourire fixe aux lèvres, cousine en état de somnambulisme. H. HOUSSAYE, 1815, I, 363.
[64] Dans la dictée du manuscrit de Sainte-Hélène, Napoléon avait d'abord dit que le député qui le serrait de plus près n'était pas Aréna ; cette phrase fut ensuite biffée. Nous avons eu sous les yeux le texte raturé.
[65] La Notice sur le 18 brumaire (COMBES-DOUNOUS) fait un tableau détaillé et caractéristique de la scène, 33-37. Cf. le récit de Delbrel, celui de Jourdan, celui de Bigonnet, celui des Mémoires historiques, 73, celui de la brochure intitulée Bonaparte à Saint-Cloud, 35.
[66] Bonaparte à Saint-Cloud, 35.
[67] Gazette de France, 22 brumaire. Mémoires historiques, 73.
[68] Gazette de France, 22 brumaire.
[69] Sur La sortie de Bonaparte, Voyez SAVARY, près duquel il passa : Mon Examen de conscience sur le 18 brumaire, 37.
[70] Sur le discours de Lucien après l'expulsion, sur les harangues, interruptions et motions subséquentes, Moniteur du 20.
[71] THIÉBAULT, III, 70. RŒDERER, III, 302, et les Notes de GROUVELLE confirment les paroles de Sieyès, mais non celles de Bonaparte.
[72] Notes de GROUVELLE : On annonce que la garde du Corps législatif hésitait et ne voulait pas l'abandonner pour un général qu'elle ne connaissait pas.
[73] Moniteur du 21.
[74] RŒDERER, III, 302. Notes de GROUVELLE.
[75] Mémoires historiques, 70.
[76] RŒDERER, III, 301. Buchez et Roux disent que le général tomba d'abord de cheval. P. 217.
[77] Notes de GROUVELLE.
[78] Mémoires historiques, 70.
[79] M. Aulard a démontré définitivement la fausseté de la légende des poignards. Révolution française, XXVII, p. 113 à 127. Dans un ouvrage intitulé l'Empereur Napoléon et le duc de Rovigo et signé seulement d'initiales, A. Année rapporte que l'un des députés, Enjubault, était armé de pistolets ; au moment de l'expulsion, Enjubault laissa tomber à terre ses pistolets, qui devinrent un arsenal.
[80] Mémoires historiques, 70 : Sa figure et son accent indiquaient l'émotion que lui avait dû nécessairement causer la scène terrible dont il sortait. Cf. le récit de Jourdan.
[81] Récit de Sapey, conservé par tradition de famille. Ainsi s'explique que les journaux aient annoncé que Bonaparte était blessé à la figure.
[82] Mémoires historiques, 71.
[83] Mémoires du duc de Raguse, II, 99.
[84] Mémoires historiques, 70-71. BUCHEZ et ROUX, 219.
[85] Compte rendu du Moniteur, 20 brumaire.
[86] BUCHEZ et ROUX, 214. Mémoires historiques, 214. Le fait y est certifié d'après témoin oculaire.
[87] LAVALETTE, I, 352.
[88] LAVALETTE, I, 352.
[89] Mémoires historiques, 73.
[90] Moniteur du 21.
[91] Moniteur du 20.
[92] Notice sur le 18 brumaire, 38.
[93] LUCIEN, dans LESCURE, II, 148. Il est très vraisemblable que Lucien fit passer des avis au dehors pour signaler l'imminence du péril. Il n'est pas vrai, malgré son affirmation, qu'il ait requis la force armée pour le délivrer. Les circonstances de son enlèvement prouvent que la chose se fit par surprise et presque malgré lui.
[94] La Notice sur le 18 brumaire (p. 38) est bien ici le récit d'un homme qui a de ses yeux vu la scène. Les journaux donnent aussi à la sortie de Lucien l'aspect d'un enlèvement plus que d'une libération attendue : Vingt grenadiers entrent, se portent vers le bureau, arrêtent Lucien Bonaparte, le placent au milieu d'eux et sortent ensemble de la salle. Propagateur du 20. D'après Buchez et Roux, p. 214, Lucien aurait cru d'abord que la garde venait l'arrêter par ordre des députés; il leur aurait crié : Vous me parlez de conciliation et vous me faites arrêter. Le récit de Lucien est en ce point infidèle.
[95] Mémoires historiques, 73.
[96] Le texte que nous donnons est celui de LUCIEN, 152-153, et des journaux.
[97] Récit de Sapey.
[98] BOURRIENNE, III, 97. GOHIER, I, 310.
[99] L'historique de la 79e et celui de la 96e, conservés aux Archives de la Guerre, portent que les détachements de ces corps concoururent à déterminer le mouvement. L'historique de la 96° porte : Les grenadiers de la 96e concoururent à l'expulsion des députés de la salle de l'Orangerie. Roch-Godard, qui commandait la 79e et avait eu à envoyer à Saint-Cloud un bataillon, a écrit que les tambours de ce bataillon, battant la charge, avaient déterminé les grenadiers à entrer. Mémoires de Roch-Godard, 75-76.
[100] Mémoires historiques, 74.
[101] Compte rendu du Moniteur, 20 brumaire.
[102] Le colonel Dumoulin, attaché à l'état-major de Brune, était arrivé depuis peu à Paris. Les Commentaires (IV, 32) et les Mémoires de Lavalette (352) parlent de son rôle, tout en défigurant son nom. Il existe aux Archives de la Guerre, dans son dossier, une lettre de lui écrite de Cadix au ministre de la guerre le 25 vendémiaire an X ; il y revient sur le passé et se plaint amèrement de Leclerc : ... Je me suis adressé à quelques officiers de l'état-major du général Leclerc qui m'ont avoué que ce général m'avait éloigné de l'armée, parce que j'ai dit chez lui que j'étais monté dans l'Orangerie de Saint-Cloud le 18 brumaire à la tête des grenadiers, tandis que c'était lui qui avait dispersé les Cinq-Cents. Certes, je ne désavouerai cette journée... Oui, je suis monté à la tête des grenadiers à Saint-Cloud... Leclerc a dit que celui qui avait marché sur le Sénat, sans être lié par le sang à Bonaparte, méritait la mort. Non, je n'étais pas lié par le sang à Bonaparte, mais je l'étais par des sentiments d'honneur et de grandeur d'âme que Leclerc ne connut jamais. Sur la lettre figure cette mention de Berthier : Lui donner l'ordre de revenir en France. Il avait été fait général par Bonaparte après les événements, en nivôse an VIII ; il eut une carrière accidentée et mourut général de division sous la Restauration.
[103] Sur la scène à l'intérieur de la salle et l'expulsion, le récit attribué à Combes-Dounous (39-40) est le plus véridique. Il s'accorde avec les comptes rendus des journaux et particulièrement avec celui du Propagateur, auquel la grave Décade philosophique donne ce brevet de véracité : En lisant son numéro du 20, on croit assister à la séance. Cette note est d'un témoin oculaire. La Décade du 30 brumaire. Cf. pour quelques circonstances BUCHEZ et ROUX, 215-216, Les paroles finales de Murat nous ont été communiquées par renseignement particulier.
[104] La Notice sur le 18 brumaire (40), et DULAURE, Esquisses historiques sur les principaux événements de la Révolution française, 26e livraison, disent que la plupart des députés, avant de fuir, purent se débarrasser de leur toge dans les vestiaires. Il n'en reste pas moins qu'une partie d'entre eux perdirent leurs insignes en sautant par les fenêtres ou en fuyant. Les journaux constatent que la toge d'Aréna ou d'un autre fut retrouvée dans un saut de loup. Mme Reinhard écrit le 20, d'après le récit d'un secrétaire envoyé par son mari à Saint-Cloud : Teulor (c'était ce secrétaire) revint après être resté l'un des derniers dans la salle des délibérations, avoir vu les Cinq-Cents se disperser, profiter de toutes les issues pour s'élancer dehors, laissant des lambeaux de leurs costumes accrochés aux branches des orangers. Ils erraient piteusement dans le parc ; un fort brouillard les empêchait de s'orienter, et la peur les affolait. P. 96. Coignet écrit dans ses Cahiers : Après, nous voyons des gros messieurs qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient par terre; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. P. 77. La Notice attribuée à Combes-Dounous dit des députés : La fuite de plusieurs fut marquée par des circonstances tout à fait plaisantes. P. 40.
[105] BUCHEZ et ROUX, 212.
[106] SAVARY, 33.
[107] Dans son récit, Lucien laisse échapper le mot de transaction entre les deux Conseils, LESCURE, II, 147. Cf. MASSON, Napoléon et sa famille, I, 295-96.
[108] RŒDERER, III, 302.
[109] LAVALETTE, 333. ARNAULT, 267.
[110] La Bibliothèque nationale possède un exemplaire adressé aux administrateurs de l'Opéra-Comique. N. A. Fr. 3087. On lut aussi la proclamation dans les principaux cafés.
[111] Mémoires historiques, 76.
[112] Bourrienne, IV, 159, d'après le récit de Collot.
[113] Pour les discours prononcés dans la séance de nuit, Voyez le Moniteur du 20 et du 21 et le texte plus complet à certains égards donné par BUCHEZ et ROUX, 224-255.
[114] Lorsque plus tard Chazal fut anobli par l'Empereur, il fit mettre dans son blason deux branches d'oranger, en mémoire de l'Orangerie de Saint-Cloud.
[115] Sur le changement d'avis de Lebrun, voyez Delbrel, manuscrit déjà cité et publié dans la Révolution française.
[116] Le texte de l'adresse figure notamment dans BUCHEZ et ROUX, 249-250.
[117] MASSON, Napoléon et sa famille, I, 304. Sébastiani dit : La salle était remplie d'officiers. VATOUT, 271.
[118] Mémoires historiques, 107.
[119] Mémoires historiques, 107.
[120] La proclamation figure dans la Correspondance de Napoléon, VI, 4389.
[121] BOURRIENNE, III, 105.
[122] Mémoires de Gohier, I, 344.
[123] Le procès-verbal dressé par l'un des commissaires a été publié, d'après les archives de la préfecture de police, par M. Jean DESTREM : Documents sur les déportations du Consulat, Revue historique (mai-août 1878).
[124] Récit du journal le Diplomate, reproduit par M. AULARD dans son recueil : Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, V, 789.