L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE VI. — BONAPARTE À PARIS.

 

 

I

Bonaparte revenait avec l'intention d'en finir avec le Directoire et de s'approprier l'État. Après avoir observé l'ivresse populaire et entendu l'appel des masses, il jugea inutile de prolonger l'expérience et poussa droit au centre. Au sortir de Lyon, se détournant vers le Bourbonnais et coupant au plus court, il fila sur Paris comme une flèche. Joséphine partie à sa rencontre, sachant tout ce qu'elle avait à se reprocher et tremblant de l'entrevue, mais aimant mieux aller au-devant de l'orage que de l'attendre, cherchait le général sur la route de Dijon et s'en fut inutilement jusqu'à Lyon. Joseph et Lucien, mieux avisés ou mieux informés, le rejoignirent en chemin et l'entreprirent, sans ralentir sa course. Le 24 vendémiaire-16 octobre au matin, trois jours après l'annonce de son débarquement, sans bruit, sans escorte, il se glissait à Paris et rentrait rue Chantereine, dénommée depuis deux ans à cause de lui rue de la Victoire. Il y arrivait dénué de tout ; ses effets, ses bagages, qui à partir de Fréjus l'avaient suivi à quelque distance, avaient été pillés aux environs d'Aix par une troupe de brigands[1].

Il retrouva la maison où il avait abrité après la campagne d'Italie sa gloire errante, dans un quartier neuf et tranquille, à peine bâti, égayé de verdures : le petit hôtel possédé naguère par Julie Talma, entre cour et jardin ; la première pièce en forme de demi-rotonde, le salon à peintures pompéiennes, le cabinet donnant sur le jardin, un jardin assez beau, où les arbres se dépouillaient, où la pâleur des vases antiques se détachait sur la rouille des feuillages. Il revit l'appartement conjugal, son mobilier d'un goût extravagant et héroïque, les tambours faisant tabourets, le lit en forme de tente, le dossier des sièges s'arrondissant en arc guerrier, flanqué de carquois, et partout des recherches et des bizarreries d'ameublement, un luxe quelque peu frelaté, un pêle-mêle d'objets d'art et de futilités, rappelant Joséphine et portant sa marque.

Mais avait-il encore une femme ? Elle le cherchait sur les grandes routes, pour tâcher de se disculper. Sa famille, à lui, s'était éparpillée au-devant de sa fortune ; Lucien et Joseph, après avoir tenté de l'accaparer, revenaient d'un train moins rapide ; Louis, — le préféré, — qui s'était joint aux deux autres, était tombé malade à Autun et restait en détresse. Pauline accourait de la campagne avec Leclerc. Jérôme était en pension, Caroline chez Mme Campan avec Hortense, Elisa à Marseille. Dans ce grand Paris plein de lui, où chercher la tiédeur du foyer ? De tous les siens, il ne trouva d'abord que la femme rigide qui avait appris à se défier de la destinée et qui assisterait impassible à l'épique aventure ; il trouva sa mère.

Paris apprit son arrivée le lendemain par les journaux. Il est descendu chez lui rue de la Victoire, où il a trouvé sa mère, qui n'a que quarante-sept ans. Il avait avec lui Berthier, Monge et Berthollet ; il était extrêmement fatigué[2]. Il se reposa tout le jour et le soir se rendit un instant au Luxembourg, chez Gohier, président du Directoire. Le lendemain, très correctement, il s'en fut faire au Directoire en corps sa visite officielle.

Le Directoire lui avait envoyé l'avis de revenir avec son armée, avis qui l'avait rejoint en Provence ; il ne l'avait nullement autorisé à revenir seul, sans armée, par fugue subite et évasion. La façon dont il avait esquivé la quarantaine augmentait l'irrégularité de son cas. En le faisant arrêter et juger, le gouvernement n'eût point excédé son droit. Des républicains ombrageux qui flairaient l'usurpateur, des collègues jaloux, des ennemis personnels préconisaient ce parti ; qui eût osé le prendre ? Aux yeux du public, cette mesure légale eût semblé sacrilège ; le peuple n'eût pas admis qu'on touchât à l'épée de la République et plaçait déjà Bonaparte au-dessus des lois. Le Directoire se résigna de bonne grâce à enregistrer l'absolution nationale.

Il se mit en séance publique pour recevoir l'arrivant. Une foule de citoyens et de soldats, prévenus de son approche, envahirent les cours et les salles. Il parut dans un costume très singulier, moitié civil, moitié militaire et quelque peu oriental : chapeau rond, c'est-à-dire chapeau de feutre en forme de tube, redingote verdâtre avec cimeterre turc, attaché à la ceinture par des cordelettes de soie. A sa vue, la garde prit les armes ; de vieux soldats pleuraient ; il en reconnut plusieurs et leur serra la main. Le président Gohier lui donna l'accolade au nom de ses collègues et lui souhaita la bienvenue avec une emphase un peu troublée ; Bonaparte déclara qu'il ne tirerait jamais l'épée que pour la défense de la République et de son gouvernement. Il sortit accompagné d'une foule immense qui se pressait pour l'apercevoir. Pourtant ce favori de la gloire, cet homme qu'environnait une auréole de noms fameux et qui semblait s'avancer dans un vol de victoires, cet homme était malheureux ; une souffrance aiguë lui torturait le cœur.

Il avait aimé Joséphine d'un amour ardent et éperdu, qui avait éveillé naguère toutes les sensibilités et exalté toutes les puissances de son âme. Il était parti pour l'Égypte amoureux encore et jaloux ; pendant l'expédition, les désordres de Joséphine, les scandales du présent s'ajoutant aux tares du passé, avaient retenti jusqu'en Égypte, meurtri cruellement Bonaparte au milieu de ses triomphes et de ses épreuves. Les Anglais avaient intercepté des lettres où il s'épanchait, publié partiellement ces lettres ; l'infortune était patente. Bonaparte n'ignorait rien quand il avait touché la côte provençale. De plus, Joseph et Lucien, lors de l'entrevue qu'ils s'étaient ménagée, avaient insisté sur des faits déjà criants, étalé des preuves, plaidé la nécessité du divorce ; ils avaient torturé leur frère pour éloigner une influence rivale. Et il était arrivé à Paris plein de colère et de douleur, le cœur misérable, presque décidé à repousser Joséphine lorsqu'elle reviendrait, à la répudier et à la chasser.

Elle revint ; on sait la scène qui suivit : la porte du général obstinément fermée, elle pleurant, gémissant, implorant, s'affaissant en attitudes brisées et repentantes ; Eugène et Hortense montant et tâchant d'intercéder pour leur mère ; la porte toujours fermée, la crise se prolongeant pendant des heures ; enfin la porte brusquement ouverte, la réconciliation, le pardon. Bonaparte aimait encore ; il n'avait pas réussi à écarter de lui l'obsession des souvenirs, l'image des félicités connues et regrettées, Joséphine enfin, sa grâce de fine créole, la mutinerie de son sourire, la cadence de ses mouvements, l'harmonie de ses gestes, tout ce qui en cette femme lui avait donné ravissement des cens et plaisir d'artiste. Elle était pleine de grâce, a-t-il dit, pour se mettre au lit, pour s'habiller. J'aurais voulu qu'un Albane la vît alors pour la dessiner[3].

Il avait aussi réfléchi et calculé, craint un scandale privé à la veille du jour où il allait monter en acteur décisif sur la scène politique. Enfin, Joséphine lui serait utile ; par sa naissance et ses relations, elle touchait à des milieux où lui-même n'avait point accès ; elle pourrait créer autour de lui une atmosphère de charme et de sympathie, favoriser la grande entreprise de ralliement qui entrait déjà dans ses desseins. Cédant à cette complexité de passions et de mobiles, après d'âpres combats contre lui-même, il avait pris son parti comme il savait le faire, c'est-à-dire irrévocablement et grandement, prononcé l'abolition du passé et décidé d'oublier[4]. Ce fut comme une nouvelle union ; il refit de Joséphine la compagne de sa chair, la douceur de son foyer, son habitude, son affection fondamentale ; il en fit également son associée.

Il fut dès lors tout à la politique et à l'ambition. Il n'eut pas à rechercher les concours ; les espoirs les plus divers se précipitaient vers lui, toutes les ambitions semblaient se fondre en la sienne. Sa maison était assiégée de visiteurs. Civils et militaires, députés, fonctionnaires, savants, journalistes, fournisseurs, hauts intrigants et bas faiseurs, manieurs d'hommes et tripoteurs d'argent, ceux qui voyaient s'élever le salut de la France et ceux qui flairaient une énorme affaire, tous se présentaient. Talleyrand, Rœderer, Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, furent parmi les premiers reçus. Peu à peu Maret l'ancien constituant, l'amiral Bruix, Boulay de la Meurthe, Réal, s'agrégèrent. Ils vinrent en conseillers et en tentateurs. Vous croyez donc que la chose est possible ? dit Bonaparte. — Elle est aux trois quarts faite[5]. Il eut ainsi un conseil intime et ne chercha point à se faire un parti ; c'était sa force que de n'en pas avoir ; il serait l'homme de la France et non l'homme d'une faction.

Lucien et Joseph étaient revenus, s'efforçaient de l'attirer dans la combinaison toute formée. Fouché parut ; ce ministre de la police connaissait le chemin de la maison, ayant travaillé pendant la campagne d'Égypte à s'assurer de familiers accès auprès de Joséphine dans l'espoir d'en tirer des nouvelles ; il la tenait vraisemblablement par l'argent, prélevant sur les fonds de la police de quoi pourvoir aux besoins de l'effrénée gaspilleuse. Il vit, observa, étudia Bonaparte et reconnut en lui l'homme le plus propre à créer aux révolutionnaires un avenir. Il favoriserait l'incubation de l'entreprise consulaire, sans qu'il dût — on verra pourquoi — participer à l'éclosion. Trois Directeurs sur cinq, Barras, Gohier, Moulin, s'étaient mis tout de suite en rapports assidus avec Bonaparte et semblaient transférer chez lui le gouvernement.

Les officiers de la place, les adjudants de la garde nationale, chefs de quartier dont beaucoup avaient été placés par Bonaparte alors qu'il commandait l'armée de l'intérieur, demandaient à lui rendre leurs devoirs. En outre, Paris regorgeait d'officiers de toutes les armées, accourus sans permission à la faveur du désordre général ; désœuvrés, besogneux, aspirant à l'aventure fructueuse, ils l'attendaient de Bonaparte et venaient instinctivement à l'ordre. Ce général sans armée, sans commandement, placé sous le point de vue légal dans une situation incorrecte et fausse, n'en apparaissait pas moins chef universellement reconnu, chef de fait et virtuellement généralissime ; pour sa famille, pour ses amis, pour le public, c'était le général, le seul, l'unique ; il n'y en avait plus d'autre.

Il se gardait pourtant de transformer sa maison en centre militaire ou politique, repoussait les visites collectives, les hommages publics. Les officiers de la garnison s'étant rendus chez lui en corps, le commandant de place à leur tète, ne furent pas reçus. En dehors des intimes, les viseurs qui parvenaient jusqu'à lui le trouvaient très simple, se montrant volontiers en négligé quasi bourgeois, capote grise et casquette[6], faisant le guerrier au repos, l'homme d'intérieur et de famille. Lui parlait-on de la chose publique, il ne répondait pas d'abord, se laissait provoquer, se faisait désirer, attendait les propositions, recueillait les doléances, afin de pouvoir dire, lorsqu'il lèverait son épée, qu'il obéissait à l'universelle pression.

Il plaignait les militaires de vivre sous un gouvernement qui n'entendait rien aux choses du métier et qui se souciait peu de récompenser les services rendus à la patrie. Lorsqu'il avait affaire aux politiciens, il jouissait de leurs basses rivalités, de leurs mesquineries et de leurs traîtrises, toutes matières exploitables ; il saurait dépasser leurs astuces, fourbe supérieur. Chez chaque interlocuteur, il excellait à découvrir la passion maîtresse, haute ou basse, bonne ou mauvaise, la corde à toucher, et par elle prenait l'homme tout entier. D'un mot jeté dans la conversation, il liait le visiteur, l'engageait pour l'avenir, et puis très poliment le reconduisait. Devant la maison, des groupes de gens divers stationnaient, guettant ses sorties et espérant le voir ; quelques Jacobins grinchus se mêlaient parfois à ces curieux, protestaient contre cet hommage rendu à un homme et ce culte idolâtre ; les autres les mettaient rudement à la raison, et des rixes s'ensuivaient.

Il sortait peu, se bornant à quelques démarches convenables ou touchantes. On sut qu'il s'était inscrit à la place, considérée comme le domicile commun de tous les officiers de la garnison, et qu'il était allé aux Invalides visiter les vieux soldats mutilés, revoir d'humbles compagnons de gloire. Il évitait de se montrer dans les endroits publics et les théâtres. Le 1er brumaire, le théâtre Favart donnant la pièce d'Ariodant, le bruit se répandit que le général était dans la salle, caché au fond d'une loge grillée ; un afflux de spectateurs, poussant des acclamations, se porta du côté où on le soupçonnait ; il avait déjà disparu. Il cherchait moins à satisfaire qu'à surexciter la curiosité publique, à énerver Paris, à le mettre dans une fièvre d'impatience et d'attente.

Les personnes qui l'avaient aperçu étaient interrogées curieusement ; Paris s'intéressait aux changements survenus dans son physique. Il a adopté les cheveux courts et sans poudre, répétaient tous les journaux. On se disputait ses compagnons de retour, Lannes blessé et marchant sur des béquilles, Murat qui avait reçu un coup de pistolet dans la mâchoire, tous hâlés, basanés, desséchés, à l'air d'Africains. A lui, on retrouvait la peau plus brune encore qu'à son départ, le fond du teint toujours brouillé et verdâtre, les yeux caves, les joues creuses, la poitrine rentrée, l'air chétif. De fait, il était assez mal portant ; le brusque changement de climat, les premières froidures, l'humidité de l'automne parisien l'éprouvaient. Mais son âme de feu le soutenait et, perçant à travers la grêle enveloppe ; mettait autour de lui une splendeur. Une flamme brillait dans ses yeux et parfois les faisait luire d'un insoutenable éclat. Parfois aussi son regard devenait rêveur, profond, mélancolique, le regard de l'homme marqué par la fatalité et prédestiné à l'extraordinaire. Tout en lui attirait l'attention et le distinguait. Il était glorieux et étrange ; sa peau brûlée par le soleil et tannée par le vent de mer, son accent corse, les bizarreries de son accoutrement, ce cimeterre pendant à sa ceinture, jusqu'à l'orthographe encore mal précisée de son nom que les uns écrivaient Buonaparte ou Buona-Parté et les autres Bonaparte, lui donnaient quelque chose d'exotique, et derrière sa maigre silhouette on croyait voir tout un horizon de lumineux pays conquis, de rouges escadrons renversés, d'ennemis fuyants et de villes prises, de victoires remportées très loin, sous des cieux ardents.

 

II

Tandis que les partis tournaient autour de lui et tâchaient de le circonvenir, il cherchait à se reconnaître dans ce monde politique où il était brusquement tombé et où il se sentait un peu dépaysé. La plupart des événements survenus depuis son départ lui étaient mal connus ; c'était l'histoire de France depuis dix.-huit mois qu'il lui fallait apprendre. Surtout, il étudiait l'opinion, l'état des partis. Il s'était fait abonner à tous les journaux de Paris : ce serait une terrible tâche, disait l'un d'eux, s'il se condamnait à les lire tous[7].

Dans la presse et à la tribune, la lutte se poursuivait entre Jacobins et néo-modérés. L'organe des premiers, le Journal des hommes, prenait toujours à partie Sieyès, représentatif de l'oligarchie révolutionnaire ; il attaquait la validité de son élection comme Directeur, l'accusait de préparer les voies à une monarchie bourgeoise, stigmatisait son système oligarchico-royal[8] ; l'expression était barbare, mais la pensée ne manquait pas de justesse. Aux Cinq-Cents, les orateurs du parti modéré disaient d'excellentes choses, reprochaient aux Jacobins leur folie d'agitation et de désordre. Quelques journaux commençaient une campagne en faveur de la paix qui semblait facilitée par nos victoires. Les Jacobins tonnaient contre toute idée de paix médiocre, qui ne restituerait pas à la République la totalité de ses conquêtes. Ces polémiques recouvraient toujours de part et d'autre des arrière-pensées de violence matérielle. En face de Sieyès et de ses amis munis de leur plan de coup d'État, les députés jacobins persistaient à comploter contre l'ordre ou plutôt contre le désordre établi ; les chefs et surtout les généraux du parti, des autoritaires tels que Jourdan, Augereau et Bernadotte, aspiraient à remplacer le Directoire par un gouvernement plus fort, plus concentré, bruyamment patriote, à la fois ultra-démocratique et militaire.

Par delà ces menées discordantes, le royalisme restait à l'horizon. L'insurrection générale de l'Ouest, depuis si longtemps prévue et annoncée, surgissait enfin ; à mesure que nos frontières continentales prenaient un aspect plus rassurant, toute une série de mauvaises nouvelles arrivait de l'Ouest ; on parlait de grosses villes surprises, de trente à quarante mille soldats du Roi tenant la campagne, et sur toute la Bretagne, sur la Vendée, sur l'Anjou et le Maine, sur la basse Normandie, on voyait monter et s'étendre la grande marée blanche. Il ne paraissait pas pourtant que cette insurrection retardataire, si grave qu'elle fût, pût dépasser l'Ouest, les armées d'York et de Souvorof n'étant plus là pour lui tendre la main, et qu'elle mit sérieusement en péril l'institution républicaine.

Dans le reste de la France et à Paris notamment, une remarquable détente s'était opérée, depuis Zurich et Bergen, chez un grand nombre d'esprits. Les victoires avaient répandu dans l'air quelque chose de moins âpre et de plus doux. Après dix ans de tempête, après la recrudescence d'agitation qui avait signalé les derniers mois, un besoin, un immense désir d'apaisement naissaient ; beaucoup de Français semblaient las de haïr. Cette velléité de conciliation se manifestait jusque dans les milieux mêlés ou confinant à la politique ; certains journaux disaient : On assure que nos victoires ont déjà produit l'heureux effet de rapprocher beaucoup de représentants du peuple que la différence d'opinion sur les moyens de sauver la patrie avait divisés. La masse intermédiaire croissait aux dépens des partis tranchés, aux dépens des factions conspirantes. Des hommes que l'imminence du péril national avait rejetés vers les Jacobins et les moyens extrêmes revenaient maintenant du côté modéré ; d'autre part, tous les modérés n'étaient pas acquis aux idées de Sieyès et au remède opératoire. Beaucoup d'entre eux, s'ils reconnaissaient que la République restait mal et ignominieusement gouvernée, ne désespéraient pas d'améliorer pacifiquement le régime. Le vent soufflait moins en somme aux mesures violentes, et il est certain qu'à ce moment précis, malgré l'attente universelle soulevée par Bonaparte, malgré la persuasion où l'on était que, lui présent, une modification allait s'opérer, le sentiment public n'appelait pas un coup de force.

On avait trop vu de ces interventions brutales, trop vu de ces journées soi-disant sauveuses et qui n'avaient fait que rejeter la France à de pires calamités, pour qu'on ne craignit pas d'être encore une fois sauvé de cette façon. Les campagnes de Masséna et de Brune venaient de préserver la France des atteintes de l'étranger ; le retour d'Égypte, en lui rendant Bonaparte, consacrait son invincibilité au dehors et semblait lui offrir l'occasion de se modérer enfin à l'intérieur, de se régulariser et de s'asseoir. Pour arriver à ce résultat, était-il nécessaire de passer par une nouvelle secousse ? Est-ce que le gouvernement actuel, agissant sous l'égide et peut-être sous la haute inspiration de Bonaparte, ne pourrait se débarrasser de personnages par trop odieux, rompre avec l'arbitraire et les mesures d'exclusion, reprendre par suite un peu de consistance et de popularité ? La constitution était moins discréditée qu'on ne l'a dit ; un assez grand nombre d'esprits estimaient que mieux appliquée, dégagée des lois d'exception qui l'avaient voilée et faussée, elle finirait par assurer aux Français l'ordre, la paix, les bienfaits de la Révolution. Mais les gens mieux informés, ceux qui étaient admis à observer de plus près l'intérieur du gouvernement, à constater l'usure profonde et la dislocation de la machine, croyaient toujours à la nécessité d'une réforme organique et d'une révision constitutionnelle[9].

Ceux-là même ne désiraient nullement un pouvoir à poigne, précisément parce qu'ils en avaient trop vu. Depuis ses débuts, la Révolution avait contredit ses principes par ses actes ; elle n'avait présenté qu'une série de despotismes. Les pouvoirs issus d'elle successivement avaient fait passer sur la France une domination scélérate ou incohérente, toujours précaire ; ils avaient tyrannisé sans gouverner. On désirait un gouvernement, c'est-à-dire une autorité qui fût assez forte pour pouvoir être modérée, un régime à la fois libérateur et reconstituant, capable d'assurer aux Français la sécurité des personnes, celle des biens, et aussi ces garanties proclamées en principe, sans cesse promises et perpétuellement ajournées.

L'instinct génial de Bonaparte lui fit démêler cette disposition des hommes réfléchis et pensants, qui correspondait à l'obscur sentiment des masses, et la traduire en actes. Il recueillit dans l'air l'idée ambiante, l'idée régénératrice et féconde, et se proposa de la constituer réalité ; c'est en cela que, pendant la première et la plus belle partie de son Consulat, il innoverait et fonderait réellement ; en politique, les grands créateurs ne sont pas ceux qui conçoivent, ce sont ceux qui exécutent.

Bonaparte reconnaissait la nécessité d'arriver au pouvoir par un parti, mais le projet d'élever ensuite un gouvernement en dehors et au-dessus des partis, un gouvernement impartial et tolérant, qui ferait appel aux bonnes volontés et aux concours sans distinction d'origine, qui rassemblerait et unifierait moralement la nation, qui referait une France riche de tous ses trésors et forte de tous ses enfants, la France en un mot, toute la France, s'instituait dans sa pensée. Pour atteindre ce résultat, une dernière révolution lui paraissait indispensable ; seulement, arrivé au lendemain et non au milieu d'une crise, il comprenait que les circonstances ne l'appelaient pas d'elles-mêmes à trancher dans le vif ; se rendant compte à quel point le public était dégoûté des violences, il rêvait une révolution en douceur et qui s'opérerait presque d'elle-même, par triomphe de l'opinion s'imposant aux partis. Il conviendrait que les troupes, appelées à coopérer au mouvement, n'agissent qu'à la dernière extrémité et sur réquisition des autorités civiles, que l'illégalité se fit insidieuse et voilée, que la transition entre le régime à détruire et le régime à fonder fût d'abord à peine sensible, se révélant ensuite par l'autorité de ses bienfaits.

 

III

Sa première pensée fut de se faire nommer membre du Directoire, quitte ensuite à dominer et à dissoudre ce faible corps ; il lui serait plus facile de frapper le coup après s'être situé à l'intérieur du gouvernement que d'avoir à opérer de l'extérieur. Parmi les cinq Directeurs, il s'en trouverait bien un pour céder sa place à l'homme désigné par la clameur de tout un peuple. Dans ce cas, la légalité n'eût reçu qu'une très légère atteinte ; la constitution exigeait l'âge de quarante ans pour être Directeur, et Bonaparte en avait trente.

Le désir de s'assurer dès à présent une autorité moins partagée, peut-être les scrupules constitutionnels de Gohier et de Moulin Firent abandonner ce projet, et Bonaparte résolut de s'établir d'autorité dans le gouvernement, en réduisant toutefois la violence et l'effraction au minimum possible. Il semblait que cette disposition dût le porter à traiter tout de suite avec ceux des Directeurs et des députés qui depuis cinq mois méditaient un coup d'État réorganisateur et en disposaient les éléments. Ces personnages déjà introduits dans la place avaient écarté les obstacles, éloigné des compétiteurs dangereux, travaillé la haute assemblée, empêché l'autre Conseil de prendre des mesures de défense et de salut, détruit à Paris tout centre de résistance ; ils tenaient prêt, au moins pour les premières heures, un personnel de gouvernement. L'homme propre à opérer le dénouement leur avait manqué jusqu'alors ; cet homme apparaissant, ils consentiraient sans doute à lui faire cession et transport des moyens par eux rassemblés, à condition de rester dans l'affaire et d'en partager les bénéfices. Quelques-uns étaient venus spontanément à Bonaparte, mais la plupart se réglaient sur Sieyès et s'en rapportaient en tout à ses consultations ; c'était avec leur patron qu'il paraissait indispensable de s'entendre. Lucien ne demandait qu'à servir de trait d'union. Les journaux du parti préconisaient l'accord ; dès le débarquement en Provence, ils avaient publié des notes tendancieuses : Fréjus, où est abordé Buonaparte, est aussi la ville natale de Sieyès ; heureux préjugé des opinions qu'il aura en arrivant à Paris[10]. Ces journaux laissaient apercevoir en perspective un duumvirat qui présiderait aux destins de la République régénérée, un sauveur en deux personnes.

Bonaparte pourtant hésitait. Faut-il croire que l'obstacle à l'accord se rencontrait uniquement chez lui dans une antipathie personnelle pour Sieyès ? Esprit tout de clarté et de lumière, il ne pouvait aimer l'homme qui s'enveloppait d'un nuage. Il l'avait vu avant et après la campagne d'Italie, et le dogmatisme du pontife constituant, son ton sibyllin, son pédantisme autoritaire, lui avaient paru la marque d'un esprit purement spéculatif et peu maniable ; mais s'arrêtait-il à de premières impressions, quand son intérêt et son ambition lui commandaient de passer outre ?

D'autres raisons sans doute le retenaient. Pour s'emparer de la République, il lui fallait s'identifier à elle, s'identifier à la grandeur et à la fierté nationales, par conséquent ne laisser planer aucun doute sur sa sincérité républicaine et son brûlant patriotisme. Or, toute une partie des propos qu'il entendait dénonçaient Sieyès comme orléaniste sournois et patriote suspect, mêlé à de louches tractations avec l'étranger. Parmi les premiers donneurs d'avis accourus rue Chante-reine, il s'en était trouvé tout de suite pour déclarer Sieyès de contact compromettant, pour le montrer en exécration non seulement aux Jacobins, mais à tous les républicains exaltés, aux purs, avec lesquels il fallait compter. Dans le conseil de Bonaparte, deux partis se dessinaient déjà, dont la lutte se prolongerait sous le gouvernement consulaire, une droite et une gauche, et la dissidence d'opinion s'accusait sur cette question : le général devait-il, pour commencer son mouvement, s'appuyer sur la droite ou sur la gauche des républicains ? Haïssant les Jacobins et sentant l'impossibilité de gouverner avec eux, Bonaparte ne méconnaissait pas pourtant que ce parti excellait aux besognes de vigueur et s'entendait mieux qu'aucun autre à culbuter un régime[11].

Par tous ces motifs, il se plaça d'abord vis-à-vis de Sieyès sur une réserve extrême. De son côté, Sieyès s'estimait à trop haut prix pour s'offrir d'emblée. Loin de courir rue Chante-reine à l'exemple de trois de ses collègues, il se montrait dégoûté de cette platitude et jugeait que la première visite lui était due ; Bonaparte ne la lui fit point. Sieyès très susceptible, tenant beaucoup aux égards, s'offusqua de cette irrévérence envers l'un des chefs de l'État ; à Cambacérès qui avait reçu la visite du général, il disait d'un ton aigre : Bonaparte vous a traité mieux que moi ; je ne l'ai vu que dans le cabinet du gouvernement[12]. Au lieu de prévenir les avances, il les attendait, et Roger Ducos, pour ne pas faire autrement que lui, s'immobilisait également. Pendant trois jours, trois longs jours, les 27, 28 et 29 vendémiaire, les gens intéressés au rapprochement furent très inquiets, remarquant des deux côtés une égale résistance à faire le premier pas ; le bruit de cette querelle d'étiquette en plein régime républicain parvenait aux oreilles du public.

En attendant, Bonaparte voyait Barras. Puisqu'il lui fallait un point d'appui dans le gouvernement, prendrait-il celui-là ? Si Rœderer l'en détournait, Fouché l'y poussait beaucoup, et Joséphine tirait certainement du même côté, tout au moins par secrètes accointances avec Fouché et par horreur de ses beaux-frères, unis à Sieyès. Si Barras était choisi, il serait plus difficile de rallier autour de la combinaison tous les républicains organisateurs, car la réputation du personnage, sa versatilité, ses habitudes de traîtrise, son dégoûtant entourage, éloigneraient beaucoup de ces hommes d'esprit posé et de tenue correcte. Sieyès avait derrière lui un parti ; Barras n'avait qu'une cour, et quelle cour ! Par contre, il offrait sur Sieyès l'avantage de s'être rendu moins odieux aux Jacobins et aux républicains extrêmes, avec lesquels il fallait compter. Puis, il y avait entre lui et Bonaparte trop de passé pour qu'il ne subsistait point dans leurs rapports, à défaut d'amitié, une familiarité qui faciliterait les épanchements et abrégerait les préliminaires. Ils se tutoyaient ; Bonaparte avait repris l'habitude d'aller sans façon le soir au Luxembourg chez le fastueux Directeur ; celui-ci prétend même dans ses Mémoires que Bonaparte l'avait mis au courant de ses chagrins domestiques, entretenu de Joséphine et consulté sur le parti à prendre ; Barras l'aurait détourné du divorce en lui faisant observer que la chose n'était point entrée dans les usages du beau monde et ne se faisait pas entre personnes de la première société[13]. Il est tout au moins certain qu'une intimité préexistante semblait favoriser entre eux un rapprochement politique.

Aux avantages que le Prétendant lui offrait, Barras continuait à préférer un poste éminent dans une république consolidée et paisible. Il ne demandait pas mieux que d'aider à une refonte brusque des institutions, admettait une sorte de république à l'américaine, avec un président, mais sa vanité refusait d'abandonner à Bonaparte le premier rang et de lui céder le pas. Il ne pouvait se faire à l'idée que ce petit homme qu'il avait connu obscur et minable, auquel il avait mis le pied à l'étrier, voulût aujourd'hui, invoquant les droits du génie, le primer dans le gouvernement de la France. Son désir était, après le coup fait, de reléguer Bonaparte dans le commandement des armées et de ne lui laisser ouverte que la carrière de la gloire, en se réservant à soi-même les commodités et les profits de la plus haute situation civile.

Bonaparte ne tarda pas à démêler ces dispositions, qui ne concordaient nullement avec les siennes. Puis, à mesure qu'il s'éclairait davantage sur l'état des esprits, il comprenait mieux à quel point Barras était décrié, perdu, coulé dans l'opinion[14] ; il aspirait à briser avec l'homme en qui se personnifiait toute la corruption d'un régime et à se dégager de cette pourriture. lu contraire, il reconnaissait autour de Sieyès les membres les moins discrédités du personnel gouvernant, des hommes manquant pour la plupart d'énergie dans les heures de crise, mais capables de bien servir le lendemain, désireux de recréer l'État pour y loger plus sûrement leur fortune et y mieux déployer leurs talents, et il sentait que là était après tout la force reconstituante.

Il inclinait donc à voir Sieyès, quand un incident faillit tout brouiller et finalement avança les choses. Un aide de camp de Bonaparte, par ordre ou par méprise, se présenta chez Sieyès pour lui annoncer que son chef viendrait le lendemain à telle heure. Sieyès était absent ; à son retour, instruit de la démarche et ne voulant pas marquer trop d'empressement à qui lui en avait montré si peu, il envoya son frère dire à Bonaparte que l'heure choisie pour le lendemain était celle du conseil. Devant cette façon de l'ajourner, Bonaparte eut un mouvement d'orgueilleuse rage, désavoua l'aide de camp, prétendit que celui-ci avait agi sans ordres : il ne faisait de visite à personne, c'était à lui qu'on en devait... il était la gloire de la nation !Tout cela devant une foule nombreuse de militaires et d'autres personnes[15]. Mais Talleyrand, averti de cette déplorable sortie, courut chez le général et lui parla très sérieusement ; il lui reprocha sa folie et le conjura de la réparer sans retard[16]. Il fit si merveilleusement l'entremetteur que le résultat de ses offices fut d'aboucher les deux puissances..

Bonaparte s'exécuta, laissant à Talleyrand, en sa qualité de diplomate, le soin de régler les démarches respectives et ce que nous appellerions aujourd'hui le protocole. Les journaux publièrent presque aussitôt les notes suivantes : 2 brumaire : Bonaparte est allé hier faire une visite particulière aux Directeurs Sieyès et Roger Ducos ; 3 brumaire : les Directeurs Sieyès et Roger Ducos ont rendu à Bonaparte la visite particulière qu'ils en avaient reçue.

Il parait que la première entrevue aurait assez mal débuté[17]. On raconta aussi que Bonaparte, changeant bientôt de ton, aurait pris en plaisantant la pique survenue et, avec une aisance gracieuse, l'eût comparée à la querelle de deux duchesses se disputant le tabouret. Quoi qu'il en soit, la glace fut rompue et l'on put causer. On convint que la France n'était ni gouvernée ni administrée, que la situation de la République appelait un changement constitutionnel. Bonaparte vanta son pouvoir, mais déploya en même temps toutes ses ressources de séduction. Sieyès s'offrit à le seconder franchement, pourvu que le but poursuivi en commun fût seulement de sauver la patrie et de fonder la liberté. Sieyès ajouta même qu'il tenait en réserve un plan d'action et qu'il pourrait le communiquer. On s'en tint là pour le moment, et l'on continua d'affecter en public une froideur marquée, tandis que des amis communs servaient de porte-paroles, Talleyrand avisant toujours aux convenances à ménager, aux précautions à prendre, et s'occupant de la forme, Rœderer se chargeant du fond.

Bonaparte traitait ainsi par ambassadeurs sans trop se prononcer lui-même, car durant ces premiers jours de brumaire il n'était pas entièrement fixé ; traitant avec Sieyès, il se réservait encore du côté de Barras, se demandant s'il le prendrait tout au moins pour l'un de ses associés ou le prendrait pour dupe. Auprès de lui, sans parler de Fouché, Réal insistait vivement pour qu'il ne rompit pas avec Barras, et cet ex-terroriste tenait le raisonnement suivant : Barras était un de ces hommes que l'on peut toujours avoir ; en s'assurant de lui en même temps que de Sieyès et de Ducos, en les maîtrisant tous les trois, Bonaparte disposerait d'une majorité certaine dans le Directoire et de toutes les ressources de l'Exécutif ; au lieu de faire intervenir une partie des Conseils, il pourrait se débarrasser à la fois des deux assemblées et les jeter dehors. Autrement, on ne ferait jamais que mauvaise besogne, car il faudrait, au lendemain du succès, se retrouver comme après Prairial en face des parlementaires avec lesquels on aurait opéré et retomber dans la pétaudière[18].

Mais un dernier incident acheva d'éclairer Bonaparte sur Barras et le dégoûta définitivement du personnage. Un soir, le 7 ou le 8, il dînait au Luxembourg ; il n'y avait que deux autres invités, une espèce de majordome et le ci-devant duc de Lauraguais qui amusait Barras par ses bouffonneries, le fou du roi. Après dîner, l'entretien se mit sur la politique et l'avenir. Barras essaya de faire luire aux yeux de Bonaparte la perspective de victoires nouvelles et d'une inépuisable moisson de lauriers à cueillir ; il faisait en même temps le dégoûté et le désintéressé, jouait la comédie de l'abnégation. Quand on en vint à la présidence future de la République et au choix d'un titulaire, comme il voulait écarter Bonaparte, comme il cherchait à se faire désigner lui-même et n'osait se proposer, il usa d'un subterfuge misérable et produisit un nom inadmissible, celui du général Hédouville. Bonaparte garda le silence, mais son regard se posa si méprisant sur Barras que celui-ci perdit contenance et bégaya d'inintelligibles explications. Le général sortit au bout d'un instant et s'en fut retrouver ses amis, auxquels il rapporta sans commentaires le propos de Barras. La sottise de ce grossier finasseur les confondit. Ah ! la bête ! la bête ! dit crûment son ami Réal[19].

Le parti de Bonaparte était pris ; il marcherait avec Sieyès et la fraction bien disposée des Conseils. D'après son propre récit, en quittant Barras et avant de rejoindre ses amis, il eût passé dans le salon de Sieyès, qui recevait dans une autre partie du Luxembourg, et lui eût porté la parole d'alliance ; il la lui fit tout au moins passer. Sieyès sentit que l'instant de se montrer approchait, et le métaphysicien s'arma de résolution. Comme il voulait rester à la hauteur du général et marcher de pair avec lui, il n'hésiterait pas, malgré son passé ecclésiastique, à monter à cheval. Depuis quelque temps, il s'y préparait à tout hasard, avant fait installer un manège au Luxembourg et prenant des leçons d'équitation.

Ce n'était point qu'il s'abusât totalement sur les intentions de Bonaparte et son tempérament d'autocrate. Par moments, il pressentait l'homme qui d'un coup de coude rejetterait loin derrière lui, après le succès, ses partenaires actuels. La verve dominatrice du général, la hardiesse et l'originalité de ses idées, l'arrogance d'ambition qui parfois se décelait en lui, étourdissaient un peu le froid Sieyès. Seulement, ce penseur subtil, très sensible aux qualités de l'esprit, restait en admiration devant la force de calcul qu'il voyait s'unir en Bonaparte à une volonté de trempe supérieure. Cela le changeait des autres généraux ; chez ceux-là, tout au plus exit-on trouvé une volonté emportée, se jetant droit devant elle comme un boulet de canon, quitte à manquer le but ou à se briser contre l'obstacle, et Sieyès savait combien l'armée, débordante d'héroïsme et de vertus guerrières, restait pauvre en cerveaux organisés pour la politique et les grandes combinaisons ; c'est le seul, disait-il en parlant de Bonaparte, chez lequel la partie intellectuelle balance la volonté[20]. Un double raisonnement en somme primait tous les autres : puisque Bonaparte était là, formidable de popularité, que pouvait-on faire sans lui ? S'il n'eût pas été là, on en eût très difficilement trouvé un autre capable de comprendre et d'assumer le rôle. Il n'y avait que lui dont on pût se servir[21]. Se tournant définitivement vers Sieyès, Bonaparte s'était résolu à éliminer Barras ; il ne traiterait plus avec lui que pour le tromper et aussi pour ne point paraître se l'aliéner. Si décrié qu'il fût, Barras restait un personnage de quelque ampleur ; depuis trois ans, il se maintenait en place au milieu du continuel changement des hommes et des choses ; c'était le seul point fixe qui apparût dans ce tourbillon ; cette stabilité relative lui avait valu auprès des fonctionnaires, auprès de certains agents civils et militaires, une manière de prestige ; à leurs veux, il représentait plus que quiconque le gouvernement. Comme il était bon de faire coopérer ces hommes, la tactique adoptée fut de leur affirmer que Barras était dans l'affaire. Le plus merveilleux fut qu'on le lui fit croire à lui-même.

Il n'était pas très difficile d'ailleurs de garder le contact avec cet homme qui tâtait toutes les voies et tenait à se conserver la main dans toutes les intrigues. Dans la journée qui suivit la conversation du Luxembourg, d'après une double affirmation de Bonaparte, Barras torturé par le sentiment de sa maladresse serait arrivé rue Chantereine et eût fait éperdument de plates offres de service[22]. Il prétend au contraire que Bonaparte vint lui renouveler les assurances de son tendre attachement[23]. Au moins est-il certain que les communications se maintinrent par personnes interposées ; Murat, Eugène, Talleyrand continuèrent de fréquenter le Luxembourg. Les deux premiers s'invitaient à déjeuner familièrement chez les aides de camp de Barras, portaient sa santé, proclamaient inséparables les intérêts et la cause de leurs maîtres respectifs. Talleyrand dissertait élégamment sur les nouvelles institutions à donner au pays et sur la meilleure des républiques. Rœderer et Réal feignaient de se donner rendez-vous, pour nouer leurs intelligences, dans le salon de Barras ; comment se fût-il défié de gens qui venaient conspirer chez lui ! En tout, on manœuvra de façon à convaincre ce Directeur qu'il serait prévenu au cas que Bonaparte cédât aux importunités dont il était accablé[24] et risquât l'aventure.

Ce jeu réussit d'autant mieux que Barras ne supposait point qu'en matière d'opérations violentes on pût se passer de sa compétence ; qui savait mieux que lui emporter le succès d'une journée ? Point de bon coup d'État sans l'homme de Thermidor, de Vendémiaire et de Fructidor. Aussi devait-il rester dans une pleine sécurité jusqu'au dénouement[25]. Il se persuada que, quoi que l'on tramât, on viendrait à lui au dernier moment pour solliciter son concours et lui faire sa part. En attendant, il laissait se poursuivre les préliminaires, évitant d'assurer la défense des institutions par des mesures de vigueur qui eussent été d'ailleurs au-dessus de sa volonté avachie ; se disant malade et l'étant réellement, usé par le pouvoir et les excès, vieilli avant l'âge, ce jouisseur fatigué s'affala dans une confiance inerte.

Au-dessous de l'appartement où il continuait à recevoir nonchalamment ses complaisants et à parader, dans l'appartement d'en bas, chez Sieyès, d'efficaces colloques se poursuivaient. Par deux fois, une voiture amena le soir à la porte du Petit-Luxembourg Talleyrand et Rœderer. Talleyrand descendait le premier, laissant Rœderer dans la voiture, et s'en allait en éclaireur pour voir si Sieyès, qui n'osait fermer sa porte par crainte d'éveiller les soupçons, n'était pas en proie à d'importuns visiteurs. Après s'en être assuré, Talleyrand faisait appeler Rœderer ; l'entretien prenait un tour plus sérieux et la négociation progressait[26]. Les frères de Bonaparte furent aussi d'utiles agents de conclusion. Tant que le général avait cru à la possibilité de s'entendre avec Barras, il s'était caché de Lucien, qui était l'allié de Sieyès au moins autant que le sien. Dans les derniers temps, Lucien prit au contraire un rôle considérable et actif ; ce fut en sa présence et chez lui, dans son petit hôtel de la rue Verte, que pendant la nuit du 10 Bonaparte et Sieyès se virent enfin secrètement, se virent à loisir ; ils eurent une conversation d'une heure et en sortirent plus expressément complices[27].

Sieyès avait prévenu ses amis. Dans l'alliance, il amenait son collègue Roger Ducos, le groupe directeur des Anciens, une fraction des Cinq-Cents, toutes ses forces parlementaires. Ce parti n'était à vrai dire qu'une importante coterie, mais il se croyait sûr d'entraîner à sa suite toute la haute assemblée, sauf une minorité négligeable, et il espérait surprendre la majorité dans l'autre Conseil ; il y comptait d'autant plus qu'il disposait déjà du président Lucien et des inspecteurs, les modérés ayant réussi lors du dernier renouvellement du bureau à faire passer toute leur liste. Au dehors, le parti sentait derrière soi la classe établie et possédante, âpre à conserver le bien révolutionnairement acquis, à le défendre contre les affamés de gauche et les spoliés de droite, contre ceux qui voulaient le prendre ou le reprendre.

Ainsi fut passé le pacte entre Bonaparte et les révolutionnaires nantis, avec de mutuelles réticences. On s'accorda sur le but immédiat, on réserva le but final. Sieyès travaillait au profit d'une oligarchie exclusive qu'il comptait acheminer dans les voies de l'orléanisme ou de quelque chose d'approchant. Plusieurs brumairiens pensaient comme lui et s'imaginaient que Bonaparte passerait la main à un roi de leur façon ; certains d'entre eux auraient même consenti au rétablissement d'un Bourbon, pourvu qu'on n'eût point choisi le nouveau monarque dans la famille régnante, mais aucun d'eux n'aurait osé exprimer ce qui n'était pas encore à l'ordre du jour[28]. Quelques-uns des conjurés restaient très sincèrement républicains ; ils croyaient de bonne foi sauver et régénérer la République, en changeant sa forme.

Bonaparte voulait la France ; il la voulait impétueusement et entendait la garder, mais il sentait que le meilleur moyen de la faire sienne serait de gouverner largement et grandement. Depuis trop d'Ailées, on avait toujours gouverné contre quelqu'un ; l'avenir était à celui qui gouvernerait pour tout le monde. Bonaparte le comprenait ; c'est pourquoi il n'irait pas s'enchaîner totalement aux meilleurs même parmi les révolutionnaires bourgeois ; plus aristocrate à la fois et plus peuple qu'eux, il était loin de leurs préjugés, loin de leur exclusivisme ; les fragiles barrières dont on voulait l'entourer, il les ferait voler en éclats ; l'étroit édifice où on prétendait l'enclore, il comptait l'élargir, l'aérer, le faire assez spacieux et assez haut pour que la France entière pût y trouver abri, et la masse nationale, qui déjà ne voyait que lui, se sentirait, par l'élévation de son héros, rentrer dans ses droits.

La conception brumairienne n'en resta pas moins, dans son principe, politicienne et parlementaire ; les troupes même ne seraient là que pour parer aux accidents et donner au besoin le coup d'épaule décisif. L'idée première, la combinaison vint des révolutionnaires nantis agissant avec Bonaparte, des politiciens désabusés, avides de repos, fatigués des orages, aspirant à trouver le port d'arrivée ou au moins de relâche ; l'un d'eux dit le mot de la situation : Nous en sommes arrivés à ce point de ne plus songer à sauver les principes de la Révolution, mais les hommes qui l'ont faite[29].

A ces réalistes de la politique se joignirent les doctrinaires de la Révolution, les membres de l'Institut, ceux qui s'érigeaient en représentants de l'intelligence et de la pensée françaises. Bonaparte les enjôla supérieurement. Il avait entrepris tout de suite cette conquête morale. Le premier billet qu'il écrivit après son retour fut un remerciement à Laplace, l'illustre géomètre, l'une des gloires de l'Institut, pour l'envoi de son traité sur la Mécanique céleste. Je reçois avec reconnaissance, citoyen, l'exemplaire de votre bel ouvrage que vous venez de m'envoyer. Les six premiers mois dont je pourrai disposer seront employés à le lire. Si vous n'avez rien de mieux à faire, faites-moi le plaisir de venir dîner demain à la maison. Mes respects à Madame Laplace[30]. Le 1er brumaire, il se rendit à l'Institut pour assister à une séance ordinaire et reprit très simplement sa place parmi ses confrères. Il y retourna le 5. Il y a pris la parole et donné des détails sur l'état où se trouvent maintenant l'Égypte et ses anciens monuments. Il a assuré que le canal de Suez qui joignait les deux mers a existé, qu'il est même très possible de le rétablir sur les débris qui en restent, et qu'il a fait prendre les plans et les nivellements nécessaires à ce grand travail[31]. Ses confrères furent ravis de retrouver en lui cet esprit tourné aux préoccupations scientifiques et ces aptitudes de conquérant civilisateur.

Monge demanda ensuite la parole pour compléter ses explications et les faire valoir. Dans l'Institut, Monge et Berthollet, ses compagnons d'Égypte, Volney, Cabanis, lui servirent à organiser la propagande. Il avait pris Volney par sa vanité d'homme de lettres, en le complimentant sur ses descriptions de l'Orient, dont il avait pu vérifier l'exactitude. La haute vertu de Cabanis et la sainteté de sa vie paraissaient lui inspirer une extrême déférence. Il usa envers ces derniers Encyclopédistes de politesses assidues et de cordialités félines, s'appropria leur langage, parut s'assimiler leurs idées et prit part à leurs dévotions. On le vit faire pèlerinage chez Mme Helvétius, à la petite maison d'Auteuil, ce doux nid des idéologues[32]. Devant le jardin calme, propice aux entretiens philosophiques et aux douces confidences, devant ces lieux dédiés au culte de l'amitié et des souvenirs, il vantait le bonheur de la retraite, la paix de la nature et ses harmonies profondes, faisait le Cincinnatus qui aurait lu Rousseau.

Les savants, les métaphysiciens le jugèrent un des leurs. Sa façon de ménager leur intransigeance philosophique et de flatter les préjuges de la secte les mit en confiance. S'ils l'eussent cru capable de restaurer le catholicisme et de traiter avec Rome, eussent frémi d'épouvante ; le dédain qu'il affectait pour l'antique superstition nationale, ses fameuses proclamations à l'armée d'Égypte, ses professions de foi quasi musulmanes les rassuraient[33]. Ils l'eussent mieux aimé Turc que chrétien. Ils lui surent gré également de se montrer aussi peu soldat que possible, de dédaigner les prestiges de l'uniforme ; on sait le mot célèbre : De tous les militaires, c'est encore le plus civil[34]. Il se fit le général des idéologues, et par opposition à ce chef respectueux des prérogatives et des ambitions de la pensée, c'étaient Jourdan, Augereau, Bernadotte, qui paraissaient représenter un militarisme grossier et le parti de la soldatesque. Les idéologues s'imaginèrent que Bonaparte allait créer, loin du peuple, un gouvernement selon leurs vœux, progressif et scientifique, ami de la philosophie et des lumières. Il n'est guère croyable pourtant qu'aucun d'eux n'ait senti qu'en se livrant à l'homme qui portait au côté une flamboyante épée, ils risquaient de se donner un maitre. Seulement, pour le parti dont ils revendiquaient la direction morale, il fallait en passer par là ou périr. Contre le torrent d'impopularité qui menaçait leurs principes, leur influence et leurs places, ils se réfugièrent dans la popularité du grand et astucieux soldat. Bonaparte était la dernière carte de la Révolution ; les révolutionnaires de gouvernement la jouèrent : serait-ce Washington qui sortirait ? Ce fut César.

 

 

 



[1] Lettre du commissaire des Bouches-du-Rhône, 27 vendémiaire. Tous les effets du général Bonaparte ont été la proie des brigands royaux qui se sont dits brevetés par le prince Charles. Archives nationales, FIC, III. Cf. ROUSTAM.

[2] Journaux parisiens des 25 et 26 vendémiaire.

[3] GOURGAUD, Journal de Sainte-Hélène, II, 277.

[4] Sur toute cette scène, voir MASSON, Napoléon et les femmes, dans la collection Guillaume, 89-100.

[5] RŒDERER, Œuvres, III, 296.

[6] Mémoires du général Sarrazin, p. 110.

[7] Le Publiciste, 11 brumaire.

[8] Numéro du 14 brumaire.

[9] Voyez l'article publié le 10 brumaire par la Décade philosophique, organe de l'Institut, sur les réformes à introduire dans la constitution.

[10] Publiciste du 24 vendémiaire.

[11] Commentaires de Napoléon, IV, 14.

[12] Éclaircissements de CAMBACÉRÈS.

[13] Mémoires de Barras, IV, 33.

[14] Paroles de Bonaparte, rapportées par Le Couteulx de Canteleu, LESCURE, Journées révolutionnaires, II, 216.

[15] Notes manuscrites de Grouvelle.

[16] Notes manuscrites de Grouvelle.

[17] D'après Grouvelle, le général se serait offusqué d'abord de trois particularités : à son arrivée au Luxembourg, les tambours de la garde n'avaient point battu aux champs ; on l'avait fait attendre ; on n'avait pas ouvert la porte à deux battants.

[18] LE COUTEULX, 221.

[19] Journal de Sainte-Hélène, I, 469.

[20] LE COUTEULX, 219.

[21] Notes manuscrites de Grouvelle.

[22] Commentaires, IV, 15, et Journal de Gourgaud, I, 469.

[23] Mémoires, IV.

[24] Éclaircissements de CAMBACÉRÈS.

[25] Éclaircissements de CAMBACÉRÈS.

[26] RŒDERER, III, 296 ; LE COUTEULX, 220.

[27] Lucien, dans sa Révolution de brumaire, ne parle aucunement des négociations avec Barras et des difficultés avec Sieyès.

[28] Éclaircissements de CAMBACÉRÈS.

[29] Mme DE STAËL, Dix ans d'exil, 359.

[30] Correspondance, VI, 4384.

[31] Le Publiciste, 8 brumaire.

[32] Voyez Antoine GUILLOIS, le Salon de madame Helvétius, 126.

[33] LA FAYETTE, V, 160.

[34] Mémoires de Joseph, I, 77.