Ce livre est une étude d'histoire politique. Son objet est de montrer comment Bonaparte s'empara du pouvoir, dans la France révolutionnée, et comment, affranchissant les Français de la tyrannie jacobine sans les courber encore sous la lourdeur de son despotisme, il posa les premières bases de la réconciliation et de la reconstitution nationales. Son élévation ne se fit point d'un seul coup et par subit assaut ; ce fut une ascension graduelle, dont le retour d'Égypte, les journées de Brumaire, le développement de l'institution consulaire et Marengo marquent les étapes. Bonaparte débarquant près de Fréjus n'est que le général - extraordinaire en qui les Français placent l'espoir d'une régénération républicaine et d'une paix victorieuse ; après Brumaire, il n'est que l'un des trois consuls provisoires ; à la veille de Marengo, il n'est qu'un premier magistrat civil, très soucieux de ménager les formes constitutionnelles et républicaines ; au lendemain de Marengo, il est et se sent maître de la France. C'est à partir de ce moment qu'il peut vraiment et qu'il sait tout faire. Alors, il va se tourner plus délibérément vers quelques-unes des grandes survivances du passé en les conciliant avec les intérêts nés de la Révolution et avec certaines idées révolutionnaires, devenues profondément nationales ; dans la France ainsi pacifiée, puissamment ordonnée, il érigera une monarchie formidable que les fatalités et les frénésies de sa politique extérieure rendront éphémère. Jusque-là, il a beaucoup et incessamment agi, mais il a aussi observé, hésité, tâtonné. Il ne se sent sûr ni de lui-même ni de la France. On ne sait encore s'il se fera chef d'une république resplendissante, fortement commandée, ou fondateur d'empire. Les circonstances et son action sur elles ne l'amenèrent que progressivement à décider dans quel sens il orienterait la France. C'est ce grand tournant de notre histoire, occupant avec ses abords l'espace d'un peu plus d'une année, s'étendant entre juin 1799 et septembre 1800, que nous avons entrepris d'observer. La Révolution française n'est pas terminée, car Bonaparte échoua finalement dans son œuvre politique, s'il réussit clans son œuvre administrative et civile. La France vit aujourd'hui dans le cadre administratif et sous les lois civiles qu'il lui a léguées, mais les problèmes politiques et sociaux subsistent à peu près tels que la Révolution les a mis en suspens ; ils remontent presque tous à cette coupure de nos destinées et portent la marque de ce grand fait indélébile. Cependant, dans ce qui s'est passé depuis, dans nos crises successives, dans nos conflits aigus ou traînants, rien ne ressemble, comme allure et mouvement des circonstances, à cette convulsion sans pareille, où tout fut démesuré, formidable et court. D'ailleurs, si les événements se prolongent et se survivent en leurs conséquences, les situations ne reparaissent en aucun temps identiques à elles-mêmes ; c'est pourquoi il faut demander à l'histoire des enseignements, des leçons, des exemples, et jamais des modèles. On ne saurait comprendre la Révolution si on l'isole de la mise extérieure dont elle fut constamment environnée et cernée. Toutefois, nous avons écarté, comme dépassant notre cadre, le détail des négociations et des guerres, le récit des événements extérieurs, en nous bornant à montrer combien leur répercussion à l'intérieur fut continue et profonde, comment elle se fit sentir sur les gouvernants, sur les partis et sur l'opinion. L'étude de l'esprit public, qui nous donne le ton et le sens d'une époque, doit prendre dans l'histoire une place de plus en plus considérable. Autant qu'il nous a été possible, nous avons cherché à démêler les aspirations des différentes classes, leurs besoins, l'instinct des finasses ; nous avons écouté les plaintes des ateliers et des chaumières, le bavardage des boutiques, autant que les cris du forum et les discussions des assemblées. Nous avons eu à constater sous le Directoire la fatigue des volontés, l'écœurement universel, la stagnation et comme l'interruption de la pensée publique ; puis, à mesure que le Consulat s'élève, à discerner la voix d'abord indécise et bientôt approbative des foules, ensuite la clameur des grands enthousiasmes, et à réveiller, autour des événements de politique ou de guerre qui ont été longtemps seuls à retentir dans l'histoire, ces sonorités puissantes. Il faut remonter aux derniers temps du Directoire pour observer la genèse de l'établissement consulaire. L'idée précéda l'homme ; Bonaparte se l'appropria et la fit prévaloir en l'exagérant selon son tempérament, en la poussant aux plus glorieuses et aux plus abusives conséquences, mais il eut des précurseurs immédiats, civils ou militaires, qui rêvèrent avant lui d'organiser et de terminer la Révolution, en concevant le rôle d'une autre façon. Dans l'ordre politique, autant que dans l'ordre purement physique, la nature ne procède point par innovations brusques ; elle s'essaie d'abord en ébauches, en esquisses, en conceptions rudimentaires, avant d'aboutir à ses pleines réalisations, et ainsi se crée une ambiance de faits et d'idées favorable à leur éclosion. S'il est vraisemblable qu'en 1799 rien n'eût pu se faire sans Bonaparte, parce qu'il était alors le seul homme dont le génie fût adéquat aux circonstances, son génie et sa volonté ne firent pas tout ; il se trouva le terrain admirablement préparé. L'ordre ancien avait péri ; l'ordre nouveau n'arrivait pas à se fonder. Le Directoire avait hérité à l'intérieur de tout le passif de la Révolution ; entouré de difficultés immenses, il n'en surmonta durablement aucune. Sa tâche était lourde, mais il fut déplorablement inférieur à sa tâche. Il ne sut rien réparer et rien établir ; il ne donna aux Français ni l'ordre ni la liberté. La faute en fut aux institutions, aux hommes et aux circonstances. La constitution de l'an III, œuvre à la fois de principes et de circonstance, avait eu pour but d'organiser la Révolution et la République. Conçue sous l'inspiration de faux principes, elle mit partout le conflit et ne créa nulle part l'autorité. Le régime établi par elle se disait représentatif, sans être ce que nous nommons aujourd'hui parlementaire. Un corps électoral censitaire, délégué par la masse citoyenne, nommait les deux Conseils et les renouvelait tous les ans par tiers. Les Conseils exerçaient le pouvoir législatif dans sa plénitude, les Cinq-Cents votant d'abord la loi et les Anciens la sanctionnant. Les Conseils élisaient en outre le Directoire exécutif, composé de cinq membres, et le renouvelaient tous les ans par cinquième. Dans l'ordre exécutif, le Directoire était à la fois souverain et renfermé ; il choisissait librement les ministres qui ne formaient pas un conseil et ne dépendaient point des assemblées, mais il n'avait ni l'initiative des lois ni le droit de dissolution. L'Exécutif et le Législatif se trouvant dépourvus de prise légale l'un sur l'antre, aucun arbitre n'existant pour les départager, tout conflit entre eux les acculait à la violence. En réalité, par la façon dont le régime fut d'abord aménagé au profit exclusif des révolutionnaires, par la façon dont la constitution fut ensuite violée, torturée, faussée, le gouvernement du Directoire et des Conseils, pendant la majeure partie de son existence, ne fut pas autre chose que la tyrannie posthume de la Convention. On doit attribuer ce mal pour une forte part aux révolutionnaires, à leur incapacité gouvernementale, à la violence sectaire de leurs passions, à l'ignominie foncière d'une grande quantité d'entre eux. H faut l'imputer aussi à la persistance de la guerre étrangère et de la guerre civile, l'une nourrie par l'autre. Le Directoire ne se trouva jamais en face d'une opposition purement légale, constitutionnelle et ne remettant pas en question la forme du gouvernement ; il s'y mêla toujours des machinations subversives. Parmi ceux que la Révolution avait dépouillés de leurs privilèges et de leurs biens, parmi ceux qu'elle avait meurtris, persécutés, torturés, désespérés, beaucoup ne renonçaient pas à rentrer violemment en possession de la France. Ligués avec l'étranger, ils provoquaient des invasions et des descentes, fomentaient des complots, troublaient les villes, agitaient les campagnes, maintenaient l'Ouest en feu, inondaient le Midi de bandes assassines. Il y avait simultanément terreur rouge et terreur blanche. Ainsi voyait-on se prolonger, sous un régime soi-disant constitutionnel, les maux de l'état révolutionnaire. Disputée à main armée entre deux peuples issus d'une même race, entre partisans et adversaires militants de la Révolution, la France, malgré le luxe dévergondé qui avait surgi dans sa capitale, restait un sol de bataille, un champ de désolation, un sanglant chaos. Sous le conflit perpétué des factions, la masse de la nation gisait inerte, morte aux grands enthousiasmes, morte à toute foi politique. On était loin de ces temps de patriotisme exaspéré et furieux où l'amour de la République s'était confondu vraiment avec l'amour de la France. Il semblait que la force, la chaleur et la richesse du sang gaulois se fussent réfugiées dans les armées qui continuaient à défendre la République et dans les groupes guerroyants qui travaillaient à la détruire. Si la Révolution avait fait surgir à l'intérieur la plus immonde écume qui eût jamais moussé et fermenté à la surface d'un peuple, elle avait développé tout autour de nos frontières une frange d'héroïsme. Lors du grand spasme, l'énergie accumulée au fond des générations françaises, façonnée à la virile discipline de l'ancien régime, soulevée brusquement par l'idée, s'était produite en une terrifiante explosion. Depuis, par la continuation de la guerre, par le déplacement de son objet, par les enivrements et les profits de la conquête, l'héroïsme d'abord désintéressé s'était fait carrière, métier, poursuite ininterrompue de gloire et de lucre. En avant de ruines amoncelées, l'institution militaire restait debout ; la Révolution l'avait envahie de ses passions, mais elle avait dû l'excepter de ses destructions, parce qu'il lui avait fallu d'abord vaincre pour vivre et qu'elle avait ensuite vécu de la guerre ; elle avait dû entasser dans le cadre des vieux régiments ses volontaires et ses recrues, utiliser les restes de l'ancien corps d'officiers, exalter les vertus militaires, honorer la discipline, glorifier la bravoure, et elle avait pénétré tout cela d'une grande flamme stimulatrice. Certes, ses troupes ne ressemblaient guère à notre organisme militaire actuel, à cet outil de précision, indéfiniment élaboré ; elles étaient mal pourvues, organisées à la diable, tumultueuses, enfiévrées, faméliques et ardentes, dénuées de tout et fières pourtant de leur pittoresque uniforme, empanachées et déguenillées ; mais l'esprit militaire, ce feu vital des armées, s'y était prodigieusement accru. L'esprit militaire devenait une forme de l'esprit révolutionnaire et finirait par sauver la Révolution en la dominant. Dans la population civile, les jeunes gens refusent d'aller à l'armée, c'est-à-dire à la guerre et au carnage ; enrôlés de force et saisis clans l'engrenage, ils subissent la contagion de l'exemple, l'ascendant de chefs prestigieux ; ils s'éprennent d'amour pour cette armée toute nationale qui s'est déjà fait une tradition de victoires et une épopée, et ces enfants qui ne sont jamais sortis de chez eux, ces hommes de terroir, fondus dans la grande unité qui combat aux frontières, acquièrent l'idée d'une communauté plus large et apprennent la patrie. Ils acquièrent aussi l'orgueil et l'arrogance de leur rôle ; ils se sentent ce qu'il y a de plus indispensable, de meilleur et de plus français dans la France d'alors. Ainsi s'explique que l'institution militaire demeurât très forte, envahissante, dans un pays qui avait pris la guerre en horreur et qui se dérobait au service. La France continuait donc d'opposer à l'étranger un front de vivantes et frémissantes armées, mais à l'intérieur tout était décomposition, abattement, langueur, et la nation moins épuisée encore que lassée, atteinte d'une effroyable courbature, ne sentait plus que ses maux. Ces maux étaient de différentes sortes ; nous aurons à les reconnaître. Ils ne pesaient pas également sur toutes les classes de la population, sur toutes les parties de la France. La Révolution ne s'était point comportée de même dans chaque département, et on ne saurait pas plus l'apprécier en bloc dans l'espace que dans le temps. On retrouvait cependant en tous lieux, quoique à des degrés divers, les violences des partis, l'avilissement de l'autorité, une lèpre de corruption, un abominable arbitraire, l'anéantissement du crédit et la ruine des affaires, l'insécurité des personnes, l'insécurité des biens. Ces maux se mélangeaient de vitalités accrues, mais latentes ou désordonnées, de germes féconds, déposés pour l'avenir, car cette nation, gui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde[1]. Sous les crimes et les horreurs de la Révolution, révolution se poursuivait sourdement vers un avenir amélioré en bien-être, en liberté et en justice, mais on n'en avait pas conscience, parce qu'on avait devant soi l'abjection du présent et l'incertitude du lendemain. En dehors de quelques individus et de quelques groupes, les intérêts survivaient aux principes, mais ces intérêts se sentaient eux-mêmes universellement lésés ou menacés. Les gens qui avaient gardé quelque chose craignaient de le perdre ; ceux qui avaient acquis quelque bien n'en jouissaient pas ou en jouissaient mal ; ils désiraient en jouir. La Révolution, qui avait créé un grand nombre de possédants nouveaux et qui n'avait pas entièrement dépouillé tous les anciens possesseurs, mais qui laissait les uns et les autres dans l'inquiétude, aboutissait en fin de compte à développer parmi nous le sens matériellement conservateur, sans que cet âpre instinct sût trouver sa formule et se procurer sa garantie. La France avide de repos, avide de sécurité, livrée à un pullulement de tyrannies et d'anarchies diverses, demeurait impuissante à se libérer par elle-même et à s'organiser, prête à recevoir un chef ou un maitre, incapable de se le donner, et d'autre part les pouvoirs révolutionnaires, quoique animés eux-mêmes d'un féroce esprit de conservation personnelle, étaient à la fois trop violents et trop faibles pour se stabiliser dans leur forme présente. Les hommes qui depuis le 9 thermidor s'étaient emparés de la Révolution restaient faction, au lieu de se constituer gouvernement ; ils se maintenaient brutalement en place sans s'y consolider, et la série de leurs vicissitudes explique comment les plus intelligents d'entre eux en viendraient finalement à chercher, à invoquer, contre l'institution établie, un homme assez puissant pour se faire le garant de leurs intérêts et le restaurateur de l'État. |