À PROPOS DU MASQUE DE FER

 

LE CORRESPONDANT, 10 JUIN 1869.

L'HOMME AU MASQUE DE FER D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS, PAR M. MARIUS TOPIN.

ÉTUDES RELIGIEUSES, HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES, PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS - LIVRAISON D'AOÛT 1869.

 

 

I

Dans une série d'articles publiés par le Correspondant, M. Marius Topin examine la question de l'homme au masque de fer. Il prétend, à l'aide de documents inédits, être parvenu à trouver le mot de cette énigme qui a tant préoccupé nos pères et que généralement on s'accordait aujourd'hui à regarder comme indéchiffrable. Mais il faut avouer qu'il met passablement à la torture l'esprit de ceux qui s'obstinent à suivre le cours de ses déductions. Voici déjà trois longs articles qui ont paru, et rien ne fait encore soupçonner qu'on approche de la révélation inespérée. Au contraire, le but semblerait s'éloigner indéfiniment. M. Topin procède par voie d'élimination : il examine successivement les titres de tous les personnages que certains auteurs avaient cru pouvoir identifier avec l'homme au masque de fer. Ainsi, dans le numéro du 10 avril, le comte de Vermandois, les ducs de Monmouth et de Beaufort comparaissent devant M. Topin et sont écartés. L'histoire d'un seul prétendant suffit à remplir l'article que nous voulons examiner aujourd'hui, et l'on ne s'explique pas bien pourquoi il s'est vu l'objet d'une telle préférence. Il s'agit cette fois d'un patriarche arménien de Constantinople[1], Avedick, transporté en France par les ordres du marquis de Ferriol, ambassadeur à la Porte. Cette insistance à s'occuper d'un tel personnage ne semble guère en rapport avec la valeur que la Biographie universelle de Michaud attribue à l'opinion qui voit dans Avedick le masque de fer : De tous les récits fabuleux auxquels a donné lieu ce mystérieux personnage, nous dit Michaud jeune, celui-là n'est pas le moins remarquable : et il est difficile de ne pas sourire de pitié lorsqu'il y est dit sérieusement qu'il n'était autre qu'un patriarche des Arméniens schismatiques qui fut enlevé par les Jésuites[2].

Voilà l'opinion de Michaud ; mais telle ne parait pas être celle de M. Topin, puisqu'à propos de cette hypothèse qui fait sourire de pitié, et il nous donne trente-cinq longues pages sur Avedick : il est vrai que des documents absolument inédits, et d'une authenticité irréfragable, vont lui permettre de mettre en lumière[3] toute l'histoire d'Avedick. Nous le ferons, ajoute-t-il, avec la seule passion de la vérité, et sans chercher à exagérer ni à amoindrir la responsabilité de chacun des auteurs de ce crime[4]. Belles et fières paroles, magnifique programme ! nous verrons bientôt comment il a été rempli.

Une première raison que semble alléguer M. Topin pour justifier la place considérable que l'histoire d'Avedick occupe dans son travail sur le masque de fer, parait être la valeur des écrivains qui ont embrassé ce système. Faut-il voir en lui — Avedick — le mystérieux prisonnier des iles Sainte-Marguerite, comme l'ont affirmé Taulès et le grave historien allemand Hammer ?[5] Ainsi voilà les deux seules autorités invoquées par M. Topin, Taulès et le grave historien allemand Hammer. Nous avons donc eu recours à la traduction de la première édition de Hammer, et au texte allemand de cette même édition (1831. Pest. Hartleben). Nous nous attendions à trouver chez un auteur si grave quelques raisons sérieuses.

Vain espoir ! Hammer dit, en passant, qu'Avedick était vraisemblablement le masque de fer et en note il se borne à citer Taulès. Vraiment on serait tenté de partager l'opinion commune aujourd'hui, même en Allemagne, qui considère Hammer comme un compilateur sans autorité. Dans la traduction de la seconde édition, par M. Dochez, on a supprimé la phrase où il est question du masque de fer ; en est-il de même dans l'original allemand de la seconde édition que nous n'avons pu nous procurer, nous n'osons l'affirmer, Hammer s'étant plaint souvent de l'infidélité de ses traducteurs français. Dans tous les cas il reste bien établi que les deux autorités invoquées par M. Topin, Taulès et le grave historien Hammer, se réduisent à une seule, Taulès, dont nous nous occuperons dans un instant. Nous avouerons ingénument qu'en voyant Hammer ne donner aucune raison et se borner à renvoyer à Taulès, nous n'avons pu nous défendre d'un soupçon. Un écrivain aussi sérieux que M. Topin n'aurait pas cité comme indépendantes deux autorités qui n'en font absolument qu'une. Il peut donc se faire qu'il n'ait point consulté lui-même Hammer et qu'il se soit borné à le citer d'après l'indication d'une note de M. Ubicini[6]. Ce qui semble confirmer ce soupçon, ce sont les termes qu'emploie Hammer, ce grave historien allemand, pour caractériser Avedick. Nous citons la traduction de M. Dochez, qui sur ce point est parfaitement fidèle, comme nous le reconnaissons après l'avoir confrontée avec l'original de la première édition : entraîné par ces pères, Ferriol fit saisir à Scio le patriarche Avedick, qui après avoir été porté à sa dignité par les Jésuites mêmes, s'était montré ensuite leur ennemi le plus ardent, leur persécuteur le plus acharné[7]. Sans nul doute, M. Topin n'agissant que par la seule passion de la vérité, n'aurait pas manqué de nous dire plus bas, lorsqu'il représente Avedick comme une victime innocente, comme un vieillard inoffensif, que le grave historien allemand Hammer ne partageait pas ses vues sur les vertus admirables de son héros.

Nous n'avons pu trouver aucune trace de la part que les Jésuites auraient prise à la nomination d'Avedick ; nous ne la nions pas cependant ; elle prouverait seulement deux choses : la première, qu'ils savaient oublier les injures, puisque Avedick les avait cruellement persécutés, même avant de siéger sur le trône épiscopal de Constantinople, comme nous l'établirons plus bas ; la seconde, qu'ils étaient loin, en dépit de leur réputation de finesse, d'avoir toujours la main heureuse : ce serait une seconde édition de l'histoire de l'archevêque de Sens, Louis-Henri de Gondrin[8].

Nous voici donc en face de Taulès, seul et unique soutien de l'opinion à laquelle nous devons l'introduction d'Avedick dans le travail de M. Topin. Citons d'abord intégralement le titre de son ouvrage, que M. Topin n'a pas donné, sans doute pour de bonnes raisons : L'homme au masque de fer, mémoire historique, où l'on réfute les différentes opinions relatives à ce personnage mystérieux, et où l'on démontre que ce prisonnier fut une victime des Jésuites, par FEU le chevalier de Taulès, ancien consul général en Syrie. (Paris, imprimerie de Gautier-Laguionie, Hôtel des Fermes. 1825.) — Nous avons donc sous les yeux un ouvrage posthume, sans autre éditeur responsable que l'imprimeur ; quelle valeur sérieuse peut avoir une semblable production ? Nous avons déjà entendu Michaud jeune nous dire qu'il est impossible de ne pas sourire de pitié en le lisant : nous nous sommes condamné à cette lecture, quand nous l'avons vu cité si souvent par M. Topin, et d'un bout à l'autre  nous avons été sous le poids du dégoût et de l'ennui le plus accablant. Pour faire comprendre jusqu'où va la haine que cet écrivain porte aux Jésuites, il suffira de rappeler ce fait cité du reste par M. Topin[9]. Il adresse en 1783 un mémoire à M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, dans lequel il prétendait prouver l'identité d'Avedick et du masque de fer. Le ministre lui fait répondre qu'Avedick, étant encore en Turquie en 1706, ne peut être confondu avec le mystérieux prisonnier mort à la Bastille le 19 novembre 1703. Cette communication jeta d'abord Taulès dans une grande perplexité ; mais il se remit vaillamment de Ce coup fatal, et pour se délivrer d'une manière triomphante de la pièce funeste qui a causé son malheur, il entreprend contre toute vraisemblance, contre tout bon sens, d'établir que ce sont les Jésuites et en particulier le P. Griffet, aux vertus et à la science duquel tout le monde rend justice, qui ont falsifié le journal de Dujonca, lieutenant de la Bastille, et il poursuivra ce travail d'Hercule pendant plus de cent longues pages. Hâtons-nous de le reconnaître, M. Topin veut bien abandonner Taulès sur ce dernier point ; il pulvérise sans la moindre peine les misérables arguments de Taulès, et lave les Jésuites de cette accusation aussi puérile qu'odieuse[10]. Nous ne nous croyons pas cependant tenu à une grande reconnaissance envers M. Topin, et cela pour deux raisons : la première, qu'il était parfaitement inutile de ressusciter des arguments que personne n'avait jamais pris au sérieux, pour se donner le facile honneur de les renverser ; la seconde, qu'il était essentiel an but que se propose M. Topin, la révélation du masque de fer, de détruire toutes les opinions qui ont pro cédé sa merveilleuse découverte.

De plus, M. Topin qui n'a que des duretés pour Ferriol, et qui le traite de la manière la plus outrageante, n'a au contraire que de tendresses pour Taulès. lls étaient cependant tous les deux diplomates, avec cette différence toutefois que Ferriol a été ambassadeur à la Porte, tandis que Taulès a toujours végété dans les derniers rangs. Son bâton de maréchal a été en effet le consulat général de Syrie. Oui, mais Ferriol a toujours soutenu les catholiques et les odieux Jésuites en particulier, tandis que Taulès, voltairien, les a eus en une telle exécration qu'il n'a pas craint de se rendre ridicule au suprême degré par les ineffables exagérations de sa haine[11]. Fût-ce cette rage inexplicable de Taulès qui inspire à M. Topin tant d'affection pour lui ? Nous ne faisons que poser la question : c'est un mystère que nous abandonnons à la sagacité de nos lecteurs, mais dont le secret parait plus facile à pénétrer que celui du masque de fer.

Il est toutefois dans la carrière diplomatique de Taulès une circonstance sur laquelle M. Topin a gardé un silence prudent,  et dont nous voulons faire part à nos lecteurs. Elle nous est révélée par le biographe anonyme de Taulès[12]. Nommé capitaine de dragons en 1768, il fut envoyé en Pologne par Choiseul avec de grosses sommes d'argent destinées à soutenir les efforts de cette malheureuse nation luttant pour son indépendance. Le rôle de Taulès lui inflige une cruelle responsabilité devant l'histoire : c'est à lui que revient le triste honneur d'avoir découragé les velléités d'intervention de la France. Dans une dépêche insultante, où la grossièreté de la ferme le dispute à la plus complète absence de grandes vues politiques, il annonce ainsi son retour à Choiseul : Comme je n'ai pas trouvé dans ce pays-ci un seul cheval digne d'entrer dans les écuries du Roi, je retourne en France avec mon argent que je n'ai pas cru devoir employer à acheter des rosses. Cette dépêche d'un prétendu maquignon, ajoute le biographe anonyme, divertit beaucoup M. de Choiseul. Rien en effet de plus divertissant : il s'agissait simplement de l'égorgement d'une nation de chevaliers, qui pendant des siècles avait été le boulevard de l'Europe contre la -barbarie musulmane : il s'agissait d'empêcher le démembrement de cette héroïque contrée, dont les malheurs ont amené ces bouleversements redoutables de la carte de l'Europe, et créé une situation pleine de dangers qui ne font que grandir tous les jours depuis cette époque mémorable. Oh ! oui, il y avait lieu de se divertir, et il est particulièrement instructif de voir Choiseul et Taulès, ces deux ennemis mortels des Jésuites, se livrer de concert à ces accès de malséante hilarité.

Mais du moins, aux yeux de M. Topin, il y a dans la physionomie de Taulès un trait qui peut racheter bien des défauts. C'est une magnifique indépendance de caractère. Il avait traversé le premier empire sans vouloir rentrer dans les affaires, et consacré aux études historiques les loisirs que lui avait créés son indépendante fierté[13]. Il y a là une allusion délicate à certaines fiertés indépendantes qui sous le second empire s'occupent d'études historiques ; à Dieu ne plaise que nous prétendions faire une comparaison entre les glorieuses célébrités de notre époque et l'auteur de l'indigeste pamphlet qui a pour titre L'homme au masque de fer ! Du reste Tanks avait présenté en 1783 la première partie de son mémoire à M. de Vergennes ; et il est difficile d'admettre qu'il ait attendu le premier empire pour composer la seconde partie de son libelle. Il ne serait donc rien sorti de ces études historiques auxquelles il avait, d'après M. Topin, consacré sous le premier empire cc les loisirs que lui avait créés son indépendante fierté. Il y a dans ces paroles une pointe d'opposition, assez à la mode au moment où nous écrivons ; mais nous nous demanderons si on est bien autorisé à prêter à Taulès cette magnifique indépendance. Le biographe anonyme est encore plus catégorique que M. Topin : Il est mort, il y a quelques années, dans un état fort éloigné de l'opulence, après avoir refusé plusieurs emplois importants sous le gouvernement impérial[14]. Ce témoignage parait bien positif : regardons cependant. L'homme au masque de fer est suivi de la correspondance de Taulès avec Voltaire, ce qui prouve que nous ne l'avons pas calomnié en le traitant de voltairien il n'y a qu'un instant : or cette correspondance s'ouvre par une lettre de Taulès sous le pseudonyme de Bareau, datée de 1752[15]. Il y est question d'observations sur le Siècle de Louis XIV de Voltaire : on ne peut admettre que ce fût un simple jouvenceau qui se permit de critiquer l'un des chefs-d'œuvre du coryphée du XVIIIe siècle, et cela rend très-probable la date de 1725, assignée par Michaud à la naissance de Taulès[16]. Il aurait eu alors 27 ans. Le biographe anonyme nous apprend qu'en 1779 la santé de M. de Taulès, qu'un climat brûlant avait extrêmement dérangée, le mit dans la nécessité de demander sa retraite[17]. En supposant donc que le lendemain de la proclamation de l'empire, la première préoccupation du ministre des affaires étrangères ait été de rattacher Taulès au régime nouveau, c'était à un jeune diplomate de soixante-dix-neuf ans, en retraite depuis vingt-cinq ans, qu'il aurait adressé ses pressantes sollicitations. Mais il y a plus ; transcrivons le commencement de l'article de Michaud jeune sur Taulès, en remarquant le ton affirmatif qui y domine : Taulès — Jean de —, connu dans le monde sous le nom de chevalier, sans que l'on sache précisément ce que furent son origine et ses moyens d'existence. Ce qui est sûr, c'est qu'il naquit en 1725, on ne sait dans quel lieu, et qu'il mourut en 1800, à Paris.

Répétons donc avec confiance : il avait traversé le premier empire sans vouloir rentrer dans les affaires, et consacré aux études historiques les loisirs que lui avait créés son indépendante fierté ! ! !

 

II

Le nom et le mérite des écrivains qui ont identifié Avedick avec le masque de fer ne saurait donc autoriser M. Topin à le faire intervenir dans l'étude qu'il consacre au mystérieux prisonnier. L'un, le grave historien allemand Hammer, s'il n'a pas supprimé dans sa seconde édition ce qu'il a dit dans la première, ne s'appuie que sur Taulès ; l'autre, c'est-à-dire Taulès lui-même, est aussi oublié qu'il était absurde. Pue M. Topin eût écrit une étude particulière sur Avedick, il le pouvait certainement : mais elle était, surtout avec de si larges développements, parfaitement déplacée dans un travail sur le masque de fer. Voilà ce que nous avons prétendu montrer jusqu'ici.

M. Topin serait-il de ces catholiques qui n'ont rien de plus à cœur que de dénigrer le Saint-Siège, les institutions catholiques, et les Jésuites en particulier ? C'est là le ton dominant de son article, et c'est à ce point de vue qu'il nous fut signalé de tous côtés. Nous le lûmes donc, et nous fûmes surpris de trouver dans le Correspondant un travail que n'auraient désavoué ni le Siècle ni l'Opinion nationale. S'il eût été publié en pareil lieu, nous aurions laissé passer les injures et méprisé cette attaque. Mais le Correspondant est un recueil catholique ; il est reçu dans un grand nombre de familles respectables où se sont conservées sous l'égide de l'antique foi les vertus les plus pures : nous devions à ces familles, parmi lesquelles nous avons l'honneur de compter de nombreux amis, à la France, à la religion, de ne pas laisser passer de semblables accusations dans une Revue qui ne nous a pas habitués à ces procédés. Nous primes donc la résolution de répondre à M. Tapin ; ce n'était pas bien difficile, et les matériaux se pressaient sous notre main. Mais il avait enrichi son ouvrage d'un luxe de dépêches et de relations officielles conservées aux archives des affaires étrangères ; quelle que fut la valeur de nos arguments, il était toujours à craindre que M. Topin ne nous opposât une fin de non-recevoir, dans le cas où n'aurions pas consulté ces documents d'une autorité irréfragable. La marche à suivre se trouvait donc naturellement indiquée : obtenir communication des pièces officielles. Mais ici se dressait devant nous une difficulté presque insurmontable. Comment un obscur jésuite parviendrait-il à pénétrer dans cette mystérieuse retraite, dont, si on s'en rapporte aux bruits qui courent, tant d'éminents personnages s'étaient vus écartés ? Tout ce que nous entendions dire, n'était nullement fait pour nous rassurer. Nous appuyant cependant sur la bonté de notre cause, — car, après tout, nous étions incriminés d'après les documents des archives, et il semblait dur d'interdire à des accusés la connaissance des pièces à leur charge, — nous nous rendîmes au ministère. Nous nous adressâmes à M. Faugère, directeur des archives et de la chancellerie, et nous devons reconnaître, que dès ses premières paroles, toutes nos craintes s'évanouirent comme par enchantement : il voulut bien accueillir toutes nos demandes avec une courtoisie si parfaite, avec une obligeance si délicate que nous ne saurions en être trop reconnaissants. Il reçut de nous une liste de toutes les dépêches que nous avions besoin de consulter, et nous promit de nous les faire transcrire. C'est à l'aide de ces copies des dépêches officielles, révisées et collationnées par M. Faugère lui-même, que nous ferons bientôt l'examen des assertions de M. Topin, et nous les tenons à la disposition de quiconque se sentirait porté à révoquer en doute les résultats de nos recherches.

Mais la transcription di ces documents a demandé nécessairement un temps considérable ; voilà pourquoi, à notre grand regret, il nous a été impossible de faire paraître notre réponse à N. Topin dans notre livraison du mois de juillet nous avons dû nécessairement attendre jusqu'au mois d'août ; mais afin de prévenir de sinistres interprétations datte l'intervalle, nous insérâmes dans notre numéro de juillet une protestation[18]. Plusieurs journaux de Paris et de la province se sont empressés spontanément d'insérer cette protestation dans leurs colonnes : qu'il noua soit permis de leur offrir ici le témoignage de notre gratitude pour leur accueil si fraternel et si chrétien.

Nous disions dans cette protestation : A quoi est arrivé M. Topin ? à prouver sans aucun doute qu'Avedick n'est pas le masque de fer, mais aussi à maintenir cette assertion de Taulès, qu'il a été une victime des Jésuites. Or c'est contre cette assertion que nous protestons de la manière la plus solennelle. Si l'on retranche en effet les insinuations malveillantes, il ne reste plus aucune preuve sérieuse de la culpabilité des Jésuites dans l'Affaire d'Avedick. Quiconque voudra lire sans passion le réquisitoire de M. Topin en demeurera convaincu, et du reste nous nous réservons de mettre cette Vérité en pleine huilière dans notre prochain numéro.

C'est cette promesse que nous venons remplir ; et voilà le plan que nous nous proposons de suivre. Nous ferons connaître Avedick à nos lecteurs, non plus seulement d'après le portrait fantastique qu'en a tracé M. Topin, mais d'après l'histoire éclairée par les pièces officielles ; et puis nous répondrons en détail à toutes les accusations articulées contre les Jésuites. Auparavant débarrassons-nous de certaines questions importantes, nécessaires à traiter, mais qui entraveraient la marche de notre discussion.

Le Correspondant, disions-nous, est un recueil catholique. M. Topin aura probablement trouvé piquant de glisser sous la couverture jaune qui s'est montrée pour lui-si hospitalière, un joli petit article où le gouvernement de Louis XIV, son représentant à la Porte, les empiètements de la cour de Rome[19], l'église catholique et ses missionnaires, et par-dessus tout les Jésuites, sont représentés sous les plus noires couleurs. Mettre toutes ces belles choses sous les yeux de catholiques tout étonnés de les trouver dans une Revue qu'ils recevaient depuis longtemps à cause du dévouement qu'elle montre pour les intérêts religieux, était une tentation séduisante. On s'explique du reste très-facilement comment cet article a pu tromper la vigilance de la rédaction : toute la France était en feu, la fièvre des élections à son paroxysme, la lutte électorale absorbait les directeurs du Correspondant, un examen aussi sérieux que de coutume se trouvait par là même impossible[20].

Quoi qu'il en soit de cette explication, on doit reconnaître que M. Topin dans le commencement de son article a fait quelques louables efforts, bien que le succès n'y ait pas toujours répondu, pour prendre le langage du lieu où il se trouvait. Il essaie de parler comme pourrait le faire un catholique. Aussi ignorait-il — le musulman — et ne pouvait-il comprendre cette charité admirable dans son principe, bien que parfois exercée jusqu'à l'abus, qui anime le missionnaire catholique, lui inspire une abnégation sublime, et le détermine à quitter son pays, à traverser les déserts, à souffrir, à mourir pour sauver une seule âme, et la faire participer aux consolations et aux espérances de la foi[21]. Cette phrase est à peu près irréprochable, sinon au point de vue de la logique, — car est assez difficile de comprendre comment après la mort on peut faire participer une âme aux consolations et aux espérances de la foi, mais la pensée vaut mieux que la manière dont elle est rendue, — du moins à celui de l'orthodoxie, si on veut bien ne pas attribuer une trop grande importance à l'incise que nous avons soulignée et qui parait introduite à dessein. Oui, c'est bien là ce que se propose le missionnaire catholique : sauver des âmes à tout prix. Et cela, qu'il s'agisse de sauvages, d'idolâtres, d'hérétiques, de schismatiques, car toutes les âmes ont le même prix devant Dieu et ne peuvent être sauvées que par la même foi. Partout en effet il faut un égal dévouement ; partout les dangers, les fatigues, les souffrances, le martyre peuvent être le partage de l'héroïque apôtre. Si nous voulions faire la récapitulation de tout ce que ces Jésuites missionnaires du Levant dont M. Topin exagère à plaisir la puissance, ont eu à souffrir dans ces mêmes missions pendant le cours du XVIIIe siècle, il y aurait de quoi effrayer nos lecteurs. Que d'avanies, d'amendes, d'emprisonnements, de bastonnades !

Mais ici M. Topin nous arrête : sauver des idolâtres, après tout, cela peut être toléré ; mais des schismatiques ! son cœur et sa raison s'y refusent également. Il va nous le dire dans un langage qui n'appartient qu'à lui, et où le libre penseur commence à percer sous le masque catholique. Cette ardeur de propagande, si éminemment profitable à l'humanité, quand elle sert à répandre la belle morale de l'Évangile chez les nations où elle n'a pas encore pénétré, le Saint-Siège l'appliqua de bonne heure à soumettre à son autorité spirituelle non pas seulement les idolâtres, mais les chrétiens que de très-légères divergences dans le dogme séparaient de la communion romaine[22]. Voilà ce que M. Topin ne peut ni comprendre ni souffrir ; Et cependant cette propagande est encore éminemment profitable à l'humanité ; car il suffit d'ouvrir les yeux. Qu'est devenu l'Orient depuis que le schisme l'a dévasté ? M. Topin cite souvent M. Ubicini ; qu'il lise donc dans ses Lettres sur la Turquie, ouvrage que du reste nous sommes loin d'approuver entièrement, ce qui est dit du clergé schismatique et de la religion du peuple qui le suit ; il verra si les efforts du Saint-Siège pour ramener les schismatiques à l'unité ne sont pas le seul moyen sérieux de régénérer ces populations si brillantes autrefois, mais qui ont perdu toute vie spirituelle par leur déplorable scission avec Rome. Et d'ailleurs quand bien même cette propagande ne serait pas profitable aux intérêts temporels de l'humanité, elle servirait ses intérêts éternels, les seuls qu'envisage le Saint-Siège. Néanmoins M. Topin ne peut pas être de cet avis, et pour nous montrer ces envahissements redoutables de la cour de Rome — c'est un mot qui revient souvent sous sa plume et qui suffit à mettre en évidence ses sentiments —, il va se livrer à des recherches d'une érudition profonde. Dès 1587, Sixte-Quint, désireux de faire disparaître ces divergences, avait envoyé près de toutes les églises arméniennes l'évêque de Sidon qui échoua dans sa tentative[23]. Cette tentative ne fut pas, notons-le en passant, aussi complètement stérile que le veut M. Topin, puisque M. Ubicini, chez qui M. Topin paraît avoir puisé ce détail, reconnaît que le Patriarche de Sis signa la profession de foi catholique[24]. Depuis lors il y eut toujours des arméniens catholiques unis au siège de Rome, et en 1829 le général Guilleminot, ambassadeur de France, obtint de la Porte l'émancipation

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les Arméniens orthodoxes, avides de renouer avec l'Église romaine l'union si fatalement brisée par le schisme. N'oublions pas d'abord les deux conciles œcuméniques de Florence (1439) et de Lyon (1273). Le roi d'Arménie, Léon III, fut invité à ce dernier concile. Puis viennent les conciles d'Adana (1316), de Tarse (1177), de Chiraguan (862), de Carny ou Erzeroum (622), convoqués par les patriarches arméniens pour rétablir l'union avec l'Église romaine. Et au sommet de la hiérarchie arménienne nous apercevons saint Grégoire l'Illuminateur, établi par le pape saint Sylvestre (314), premier patriarche d'Arménie, et pendant les deux cents premières années, sous vingt et un patriarches, l'Arménie reste inviolablement unie à l'Église romaine. Cet heureux état ne persiste pas sans doute ; mais s'imaginer que le schisme est resté dominant depuis la première séparation de l'Église arménienne, serait une erreur historique des plus graves. Il y a eu de longues intermittences lorsque les patriarches d'Échmiadzin étaient orthodoxes, et le fait s'est présenté bien des fois, souvent pendant des périodes assez longues. Ainsi pendant tout le XIIIe siècle l'Arménie resta unie à l'Église de Rome, et l'histoire nous montre en outre les rapports intimes avec l'Arménie des Souverains Pontifes : Nicolas IV (1288), Clément IV (1265), le B. Grégoire IX (1227), Innocent III (1198), Grégoire VIII (1187), Eugène III (1145), Innocent II (1130), et enfin l'un des plus glorieux et des plus intrépides vicaires de Jésus-Christ, et pour cela seul un des plus calomniés, saint Grégoire VII (1073)[25]. Sans doute des démarches si pressantes et si multipliées n'ont pas amené le résultat désiré. Mais qu'importe ? L'Église, c'est le plus éloquent défenseur du catholicisme dans nos assemblées délibérantes qui l'a proclamé avec une incomparable énergie, l'Église est une mère, et une mère ne peut se lasser de rappeler ses enfants égarés !

M. Topin parle ensuite de l'établissement de la Propagande, et dans une note, à propos des croyances arméniennes, il fait une nouvelle découverte, non plus cette fois en histoire ecclésiastique, mais en théologie. Nous croirions faire tort à nos lecteurs en les privant de ce résultat inattendu. Le monophysisme, tel que l'ont enseigné Eutychès et ses adhérents, qui ne reconnaissaient en Jésus-Christ que la nature divine[26]. Ce qui serait nier de prime abord l'Incarnation. Telle n'a point été l'hérésie d'Eutychès. Archimandrite d'un monastère voisin de Constantinople, il se signala par son zèle contre l'hérésie du patriarche Nestorius, qui admettait en Jésus-Christ deux personnes, et qui fut condamné au concile d'Éphèse. Mais ce zèle exagéré dans sa réaction contre l'erreur de Nestorius ne tarda pas à l'entraîner dans une hérésie diamétralement opposée. Pour détruire toute possibilité de retour à la multiplication des personnes en Jésus-Christ, il imagina son système, qui consistait à supposer que les deux natures, divine et humaine, en Jésus-Christ, s'étaient tellement mélangées, compénétrées, fusionnées, qu'elles n'avaient plus formé qu'une nature unique, d'où le nom de monophysites donné à ses adhérents. C'était anéantir par une voie détournée le mystère même de l'Incarnation, car la nature humaine, nécessairement finie, devait alors être absorbée dans la nature divine, essentiellement infinie, bien plus encore qu'une goutte d'eau douce dans l'Océan. Voilà pourquoi il fut condamné dans le concile de Chalcédoine. C'est là une vérité élémentaire, qui se trouve partout, jusque dans le symbole qui porte, le nom de saint Athanase, et que l'Église récite dans son office à l'heure de Prime, le jour de la Trinité et tous les dimanches de l'année. Unus omnino, non confusione substantiæ, sed unitate personæ. Nam sicut anima rationalis et caro unus est homo, ita Deus et homo unus est Christus. Tant il est vrai que, suivant l'axiome si connu de saint Célestin[27], legem credendi statuit lex supplicandi, la loi de la foi nous est tracée par la sainte liturgie.

Ce mot de liturgie nous conduit à signaler une autre erreur capitale de M. Topin, non plus théologique cette fois, mais canonique. A l'occasion de la défense faite aux arméniens catholiques de fréquenter les églises hérétiques, il s'exprime ainsi : Ils — les missionnaires — vinrent se heurter avec une intempestive insistance contre les questions de liturgie. Or, s'agissait-il de liturgie dans la controverse dont nous nous occupons ? Ouvrons le dictionnaire de l'Académie ; bien qu'il ne soit pas une autorité ecclésiastique, il l'est pourtant dans une certaine mesure pour la langue ; cherchons le mot liturgie, nous trouvons : Liturgie, l'ordre des cérémonies et des prières qui composent le service divin. Ce n'est donc point, même d'après l'Académie, de liturgie qu'il est question, mais bien de la loi canonique qui interdit à tous les fidèles la communication in divinis avec les hérétiques ou schismatiques ; loi dont l'Église peut restreindre ou exiger l'observation, suivant les cas, les temps et les lieux.

Avant de passer à la discussion des points historiques, qu'il nous soit permis d'exprimer un regret : c'est de voir un écrivain comme M. Topin, qui ne manque pas de valeur, se fourvoyer, d'une manière aussi palpable toutes les fois qu'il vient à toucher aux matières religieuses. Nous venons de le convaincre d'ignorance en fait d'histoire ecclésiastique, de théologie et de droit canon, car il n'est pas permis de rester étranger à des notions aussi élémentaires, quand on traite des sujets qui tiennent à la religion. Je ne suis pas tenu, nous dira-t-il peut-être, à étudier ces sciences purement ecclésiastiques. D'accord, mais dans ce cas veuillez vous interdire les questions religieuses ; sans cela vous tomberez dans les erreurs les plus grossières, et malgré votre passion de la vérité, vous serez entraîné par la force des choses à ne pu être aussi juste qu'il semblerait désirable.

 

III

Quel était cet Avedick dont M. Topin 'a si longuement raconté l'histoire dans son travail sur le masque de fer ? Il nous le représente comme une victime de la haine du marquis de Ferriol, ambassadeur de France. M. Topin parle de l'inimitié implacable[28] du diplomate français : il se jette éperdument dans le parti de la violence[29] : il se fait l'exécuteur des vengeances de quelques missionnaires[30] ; mais ainsi que ses inspirateurs, il conçut dès lors un ressentiment implacable[31] : il saisit le premier prétexte pour le renverser[32]. En un mot Avedick est, suivant le titre d'une pièce larmoyante fameuse, la victime innocente, malheureuse et persécutée, poursuivie par un tyran cruel, barbare et jaloux. Aussi M. Goumy[33] nous dit-il dans la Revue de l'instruction publique : Les Arméniens avaient alors pour patriarche un nommé Avedick, homme très-digne et très-ferme, absolument dévoué aux intérêts de ses coreligionnaires : fort d'une immense popularité dans tout l'empire, Avedick se déclara l'adversaire décidé des prétentions de la redoutable compagnie. Au fond, M. Goumy rend ici passablement l'impression produite à première vue par le travail de M. Topin. On pourra apprécier dans quelques instants la dignité du caractère d'Avedick, et surtout son dévouement aux intérêts... si on veut, de ses coreligionnaires. M. Goumy termine pieusement son article par ces paroles : C'est un drame tout fait, et un drame très-moral, car il est difficile qu'il ne dépose pas dans les âmes les plus sceptiques et les plus froides un trésor de haine contre le fanatisme, la violence et le mensonge[34]. Nous souscrivons pleinement à cet arrêt ; mais nous nous permettrons de faire observer à M. Goumy, que ce n'est pas seulement un draine, mais bien un mélodrame de la bonne époque, où va se montrer sous les traits les plus accentués le traître traditionnel le plus noir qu'ait jamais pu inventer l'imagination féconde de feu M. de Pixérécourt.

Avedick avait débuté de bonne heure dans le rôle de persécuteur. En 1688, les PP. Roche et Beauvoilier, Jésuites, soutenus par M. de Guilleragues, ambassadeur à la Porte, avaient fondé une mission arménienne à Erzeroum L'évêque schismatique du diocèse, qui cherchait de bonne foi la vérité, l'embrassa dès qu'elle lui eut été présentée ; plusieurs vartabieds — docteurs — et prêtres suivirent son exemple, et une chrétienté nombreuse se forma bientôt sous leurs auspices. Mais deux vartabieds schismatiques, dont run était Avedick, soulevèrent contre la nouvelle mission une furieuse tempête. Forts de l'appui de Feizoulah-Effendi, alors cadi d'Erzeroum, Avedick et son complice commencèrent à 'décrier publiquement la doctrine des missionnaires, à les excommunier ; bientôt ils ajoutèrent à ces excès la calomnie, les accusant de vouloir faire révolter les Arméniens contre la Porte, d'être de connivence avec la Russie, qui devait envahir l'Arménie, grâce à leur coopération, et d'avoir préparé à cet effet un immense dépôt d'armes. Bientôt Feizoulah-Effendi eut dispersé la nouvelle mission ; les prêtres fidèles furent condamnés au bâton, les Arméniens catholiques rançonnés sans merci, l'un des Jésuites mis aux fers, l'autre chassé. M. Ubicini parle de cette destruction de la mission d'Erzeroum ; mais il est dans l'erreur lorsqu'il la fixe à 1702[35]. Car la plainte contre les excès d'Avedick fut adressée à M. de Guilleragues, et ce fut seulement M. de Castagnères, prédécesseur de Ferriol, qui put obtenir le rétablissement de la mission d'Erzeroum et le châtiment des persécuteurs[36].

Les dépêches de Ferriol présentent certaines lacunes ; et il ne faut pas trop s'en étonner, car outre les difficultés des communications à cette époque, Ferriol accuse Avedick d'avoir intercepté ses courriers : Il avoit eu la témérité d'intercepter les lettres du Roi, rompant par là le cours des affaires : la Porte m'avoit obligé de prouver ce crime par le témoignage de plusieurs personnes que j'envoyai à Andrinople à mes dépens, et quand il fut question de punir Avedick, le Moufty (sic) demanda sa grâce[37]. M. Topin aurait donc pu se demander si réellement Ferriol n'avait avant la première déposition d'Avedick d'autres griefs contre lui que les propos irrespectueux tenus contre Louis XIV[38], et le détournement de ses dépêches[39]. Il aurait pu consulter l'histoire, il ne l'a pas fait, nous suppléerons à cet oubli.

Nous allons donner l'abrégé des pages consacrées à Avedick par Michel Tchamitche, le grand historien de l'Arménie[40]. Homme d'une érudition vaste, qui a voulu résumer tout ce qui avait été dit par les historiens précédents. Son style lucide et correct donne un nouveau mérite à cet ouvrage, qu'on peut regarder comme la mine la plus abondante pour tous les documents historiques relatifs à ce pays[41]. Tout ce qui regarde Avedick dans cet ouvrage est tiré d'une collection des histoires contemporaines qui se trouvent dans les archives de Saint-Lazare à Venise[42]. Remarquons que les Mekhitaristes n'ont jamais passé pour être hostiles aux schismatiques, et qu'à l'époque où écrivait Tchamitche (1785), les Arméniens catholiques n'étaient pas encore séparés des schismatiques ; par conséquent, si quelque soupçon pouvait planer sur l'impartialité reconnue de cet auteur, ce serait plutôt d'avoir adouci les teintes de son tableau qui n'a été l'objet d'aucune réclamation ni d'aucune condamnation de la part des patriarches schismatiques.

En 1701, Avedick était évêque d'Erzeangan dans la petite Arménie ; il se rendit à Constantinople au moment de la persécution suscitée aux Arméniens catholiques par le patriarche schismatique Ephrem. La nation arménienne était divisée en deux camps, les catholiques d'un côté, et de l'autre les schismatiques. Aussi astucieux dans la combinaison de ses plans qu'indifférent sur la moralité des moyens qui en assureront le succès, Avedick provoque parmi les Arméniens la formation d'un tiers-parti qui inscrira sur ses bannières, de la manière la plus solennelle, la paix dans la nation, et s'en fait proclamer le chef. Bientôt, par la faveur du grand Muphti Feizoulah-Effendi, qui, ne l'oublions  pas, a été son complice dans la persécution d'Erzeroum, il se fait nommer vicaire du Patriarche. A peine six semaines se sont-elles écoulées qu'il dénonce à la Porte Ephrem comme partisan des Francs, le fait destituer et exiler à Echmiadzin, et s'empare du Patriarcat. Il établit sa résidence à Andrinople, séjour actuel du Sultan, pour intriguer à son aise avec son digne ami le grand Muphti. Il lance sa première lettre pastorale où il se pose en pacificateur ; mais bientôt il adresse une seconde lettre à Minas vartabied, patriarche arménien de Jérusalem ; cette lettre est marquée au coin de la plus profonde humilité : il était bien loin, dit-il, d'aspirer à l'honneur qui est venu le chercher dans son obscurité ; s'il l'a accepté, c'est dans les intérêts de la paix et pour mettre sa puissante influence au service du Patriarcat de Jérusalem alors fort obéré. Minas répond amicalement aux ouvertures d'Avedick, et lui recommande dans sa réponse de se tenir en garde contre les rapports calomnieux que quatre prêtres qu'il a dû interdire ne manqueront pas de lui faire. Bientôt les prêtres coupables arrivent à Andrinople ; Avedick les accueille avec transport, les présente lui-même au Sultan et appuie leurs accusations contre Minas. Puis, toujours par l'influence du grand Muphti, il obtient la destitution de Minas et se fait adjuger ses dépouilles. C'est de cette élévation d'Avedick au double Patriarcat de Constantinople et de Jérusalem que M. Topin nous dit galamment : Assez puissant pour choisir et renverser les grands-vizirs, ce premier dignitaire de la foi musulmane — le grand Muphti — le fut assez pour faire de son ami le patriarche de Constantinople et de Jérusalem[43]. Rappelons à ce sujet une lettre de Ferriol au cardinal de Janson sur l'élévation d'Avedick à la dignité patriarcale : Il y a quelques années que j'avois obtenu un commandement de la Porte, pour faire exiler un archevêque arménien nommé Avedick pour avoir tenu quelques discours contre le Roi ; j'étois pour lors à l'armée, et M. de Castagnères m'avoit écrit que l'exil de cet archevêque étoit nécessaire ; il est connu du moufty qui l'a vu à Erzerum dans le temps qu'il y étoit cady ; il l'a fait venir ioi, et depuis quinze jours on lui a donné le patriarchat, et Ephraün a été déposé. L'autorité du Moufty l'a emporté sur mes réclamations... Le Moufty veut apparemment se servir de cet homme pour renouveler la persécution des Arméniens latins[44]. Ces dernières paroles de Ferriol, omises par M. Topin, sont, hélas ! trop prophétiques.

Avedick, ainsi porté par l'intrigue et la calomnie a au faite des honneurs et à la plus haute dignité[45], ne tarda pas à donner la mesure de ce qu'on pouvait attendre de lui. Il envoie lui-même arrêter Minas, le fait mettre aux fers ainsi que Soukias, archevêque de Brousse, dont il redoutait l'influence, et ne consent à les rendre à la liberté qu'après en avoir exigé des sommes énormes. Car Avedick, profond politique, a parfaitement compris que l'argent est le levier avec lequel il soulèvera son petit monde, les Arméniens et les Osmanlis. Aussi tout le temps de son pouvoir sera-t-il signalé par des violences qui aboutissent toujours à d'iniques spoliations. Il revient alors à Constantinople, et débute par interdire tous les prêtres arméniens qui ont perdu leurs femmes, et qui, ne pouvant se remarier aux termes de la loi canonique orientale, ressembleraient par leur célibat aux prêtres latins ; il fait arrêter les uns après les autres tous les notables de la nation, leur fait donner la bastonnade, les jette dans les fers, et ne les relâche qu'après avoir obtenu ce qu'il recherche avant tout, l'argent qui lui servira à étendre son influence et à soudoyer ses complices. Il attaquait indifféremment tous les Arméniens dans les rues, pourvu qu'ils fussent en état de payer largement. Schismatiques ou catholiques, peu lui importait : il les traitait de Francs, c'est-à-dire de factieux rebelles à la Porte, qui n'attendent qu'une occasion pour secouer le joug ; et c'est avec cette désignation, inventée par lui pour perdre les catholiques, qu'il va soulever contre eux le fanatisme musulman. Une dépêche de Ferriol confirme ce fait : On continue à traiter tous les latins du nom de Francs qu'Avedick a inventé en matière de religion, ce qui a été la source de toutes les persécutions[46]. Il va sans dire que M. Topin, qui a vu toutes les dépêches, s'est bien gardé de citer celle-ci, indiquée pourtant et reproduite en partie par Taulès. La nation arménienne, outrée de toutes ces exactions, éleva la voix, et demanda au grand-vizir de mettre Avedick en jugement. Mais, grâce à la protection dont le Muphti l'environnait, la protestation ne put aboutir. Alors un des membres les plus honorables du clergé arménien de Constantinople se présenta au palais patriarcal pour, faire entendre avec le plus grand respect quelques représentations sur la manière inouïe dont Avedick traitait les fidèles. Avedick le fit arrêter et mettre aux fers, ainsi que trois autres prêtres qui avaient appuyé cette réclamation. Puis il retourna à Andrinople y continuer ses intrigues et travailler à obtenir de nouveaux khatti-chérifs contre les latins. La dépêche de Ferriol à Torcy, que M. Topin a omise avec tant de prudence, nous révèle encore ce fait : Il avoit fait donner au grand seigneur vingt hatchérifs contre nos missions par le moyen de Fethzoula-Effendy, ce Moufty qui fut mis en pièces à la dernière révolution d'Andrinople[47]. Pendant ce temps, le vicaire d'Avedick à Constantinople élargit les quatre prisonniers après en avoir extorqué de grosses sommes d'argent ; car c'est toujours là qu'il en faut revenir dans l'histoire de ce patriarche très-digne et très-ferme, et absolument dévoué aux intérêts... de ses coreligionnaires, comme M. Goumy le remarque si judicieusement.

Avedick, furieux de cet élargissement intempestif, revient à Constantinople et fait chercher partout ses victimes ; mais elles lui échappent, et les trois prêtres dont nous avons fait mention en dernier lieu, pour se procurer une retraite sûre, se réfugient avec un certain vartabied, nommé Mekhithar[48], dans le couvent des capucins français à Péra. Cette maison était bien choisie. Une dépêche du marquis de Bonnac, non citée par M. Topin, nous apprend qu'elle était contiguë au palais de l'ambassade et que ces religieux en desservaient la chapelle[49]. Il n'était pas facile de forcer cet asile, surtout dans le terrible voisinage de Ferriol, et cependant Avedick tenait à avoir les quatre fugitifs, surtout Mekhithar qui, converti au catholicisme par les Jésuites d'Alep[50], menaçait par ses talents et son influence de porter au schisme quelque coup dangereux. Le loup se fait donc agneau, ou plutôt renard sous une peau d'agneau. Il comble de prévenances le supérieur des capucins, l'invite plusieurs fois à sa table, lui parle longuement de la paix et de l'union qu'il a à cœur d'établir entre les deux églises. Le digne supérieur est ravi d'une si surprenante conversion, et demande au Patriarche de lui faire connaître les conditions qui permettront d'atteindre un si enviable résultat. Rien de plus facile : deux conditions seulement qu'Avedick donne par écrit au bon religieux. Comme les Turcs, par suite des khatti-chérifs dont nous avons parlé, ont pris part à la persécution, il faut de l'argent, beaucoup d'argent, car il y a bien des fonctionnaires à acheter. Avedick se chargera de conclure avec eux ce marché ; et il peut le promettre de manière à 'être cru, il a une si vieille habitude d'acheter des Osmanlis tout ce qu'il désire. Et puis, pour donner une preuve de son amour de la paix, Avedick fournira généreusement la moitié de la somme qu'il a pris soin de faire monter à un chiffre respectable ; mais les capucins devront fournir l'autre moitié, qui sera versée entre ses mains, puisqu'il doit se charger de conclure l'affaire avec les Turcs. Voilà la première condition. Les capucins se mettent en quête, et parviennent après bien des efforts à réunir la somme désirée qu'Avedick s'empresse de mettre en lieu sûr. La seconde condition, c'est que Mekhithar et ses trois compagnons pour lesquels lui, Avedick, ressent la plus vive et la plus touchante affection, lui seront remis afin qu'il puisse.la leur témoigner de la manière la plus éclatante. Ce projet si artificieusement conçu est pleinement adopté par le respectable supérieur des capucins, qui jugeait des autres par sa propre innocence, et communiqué par lui à Ferriol, qui l'approuve hautement. Mais il s'agissait de vaincre les répugnances de Mekhithar et de ses compagnons. Pour en triompher, une lettre du Patriarche est apportée à Mekhithar par le drogman même de Ferriol[51]. Cette lettre, où Avedick avait déployé son talent de persuasive câlinerie, était pleine des éloges les plus affectueux ; il parlait avec feu des talents et des grandes qualités de Mekhithar et lui faisait les promesses les plus solennelles et les plus bienveillantes. Toutefois Mekhithar ne voulut jamais croire à ces protestations. Le Père supérieur déclara alors qu'il ne pouvait plus garder les fugitifs dans son couvent après ce qu'il avait promis à Avedick. Mekhithar s'échappa pendant la nuit et trouva le moyen de passer à Smyrne, revêtu d'un costume de négociant. Avedick ayant appris son évasion, envoya à Smyrne des soldats pour l'arrêter ; mais Mekhithar averti à temps se réfugia dans la maison des Jésuites, et, peu après, s'embarqua sur un navire vénitien qui le conduisit à Zante[52]. Les trois malheureux compagnons de Mekhithar, ayant eu la simplicité de croire aux paroles de l'indigne Avedick, quittèrent le couvent des capucins et furent se présenter au Patriarche dont ils espéraient le plus paternel accueil. Quelle fut leur amère déception lorsqu'ils se virent chargés de fers, traînés à Andrinople et jetés dans une affreuse prison ! Voilà où aboutirent les promesses d'Avedick, et son projet d'union à l'Église romaine. Tout s'était évaporé en fumée, à l'exception des espèces.

Cependant cette arrestation de prêtres estimés, parfaitement innocents, faite au mépris des promesses les plus solennelles, avait irrité le peuple : la nuit même qui suivit, une émeute éclate à Andrinople, les Arméniens se portent aux prisons, en brisent les portes, et mettent en liberté les victimes d'Avedick. Celui-ci, exaspéré de les voir lui échapper, s'adresse au grand-vizir, il accuse les fugitifs de rébellion contre le gouvernement de la Porte, et déclare qu'il ne les avait flot arrêter que pour les livrer à la justice ottomane. Le vizir lui reproche alors aigrement de les avoir fait saisir de son propre chef, et l'envoie à son tour en prison ; mais Avedick en sort bientôt après avoir payé une bonne somme d'argent pour obtenir sa liberté.

Le peuple de Constantinople, las de la tyrannie qui l'accable et de la terreur qu'Avedick fait peser sur lui, adresse au grand-vizir une protestation foudroyante contre le Patriarche ; à force d'argent, Avedick parvient à calmer les premiers mouvements de la colère du ministre, puis il convoque le peuple à l'église de Sainte-Marie, s'y rend lui-même, et d'une voix tonnante : Que ceux qui sont les vrais fils de saint Grégoire l'Illuminateur se rendent chez le grand-vizir et y fassent une démonstration en ma faveur, sans quoi je les excommunie tous, s'écrie-t-il[53]. La lie du peuple, effrayée de ces anathèmes, se porte en masse chez le vizir, qui ne veut pas céder et intime à Avedick l'ordre de retourner à Andrinople ; là son procès s'instruit ; mais grâce à l'intervention du Muphti, la sentence demeura suspendue pendant un an. Durant cet intervalle, le vicaire qu'il avait laissé à Constantinople, fidèle à marcher sur ses traces et à exécuter les ordres menaçants qui lui arrivent continuellement d'Andrinople, ranime la persécution à l'instigation d'Avedick. Les bastonnades, les emprisonnements et surtout les extorsions se succèdent avec un entrain merveilleux, et ces dignes personnages, le Patriarche et son vicaire, s'en partagent le produit.

Pendant l'été de 1703, Avedick revint à Constantinople ; ce fut à ce moment qu'éclata l'insurrection formidable qui se termina par le meurtre du Muphti, la déposition de Mustapha III et l'élévation au trône du sultan Achmet III[54]. Avedick, privé de son protecteur, se vit bientôt arrêté par ordre du caïmacan, déposé du Patriarcat et renfermé aux Sept Tours.

Voilà donc l'histoire des deux années du premier patriarcat d'Avedick. Le récit de M. Topin ne dit pas un mot de toutes ces persécutions, de ces exactions, de ces roueries, de ces crimes dont nous n'avons donné cependant qu'une faible partie, pour ne pas fatiguer la patience du lecteur. C'est de cette époque si tourmentée qu'il écrit avec un calme olympien : Avedick exhorte ses coreligionnaires à la paix, et durant plusieurs années, les deux églises se maintiennent dans une concorde parfaite[55]. M. Topin n'a pas sciemment faussé l'histoire sur ce point. Nous ne voulons pas en douter ; nous sommes plutôt porté à croire qu'il n'a agi de la sorte que par légèreté, étourderie si l'on veut, et besoin instinctif de plier les faits à une hypothèse préconçue. Doué d'une puissance d'imagination contre laquelle tout historien sérieux devrait avant tout chercher à se prémunir, il s'est figuré avoir découvert dans Avedick une victime innocente de Louis XIV, de Ferriol et des Jésuites, et il a agi, il a écrit sous cette impression. Il faut avouer aussi que la tentation était bien alléchante. Voilà plus de trois siècles que les ennemis de l'Église accusent les Jésuites de tous les crimes ; seulement, on se contente ordinairement de généralités ; car, vient-on à articuler un fait distinct, presque toujours l'impossibilité et l'absurdité de la supposition sont mises dans le jour le plus éclatant. M. Topin venait de mettre la main sur un bon petit crime, bien obscur, bien inconnu, à l'aide de pièces officielles qu'il avait lieu de croire inaccessibles ; qu'y a-t-il d'étonnant que, cédant à la tentation, il ait placé les faits sur un lit de Procuste pour les adapter à son système ? Il s'est vu tellement obsédé de cette sorte de fascination, qu'il n'a même plus su lire certaines dépêches, comme nous en administrerons plus d'une preuve curieuse.

Nous avons laissé Avedick aux Sept-Tours : il y passa cinquante et un jours, et de là fut envoyé en exil à Abratadas. M. Topin accuse Ferriol d'avoir.cru nécessaire de faire enfermer sa victime dans un cachot plein d'eau et d'où elle ne pût voir le jour[56]. D'abord nous ne pouvons plus appeler Avedick la victime de Ferriol : nous savons à quoi nous 'en tenir sur la moralité et l'innocence de ce chef aimé des Arméniens, comme parle M. Topin. Il méritait et au delà tout ce qu'il avait à souffrir, et Ferriol était strictement dans son droit d'ambassadeur du Roi de France, protecteur des catholiques dans le Levant, en exigeant de la Porte la déposition, l'exil et l'emprisonnement de cet acharné persécuteur des latins. Il a bien demandé que sa prison fût la plus dure possible ; mais ce n'est point à lui que revient l'invention du cachot plein d'eau, elle est du fait des Turcs. Nous citerons la dépêche à laquelle M. Topin fait allusion : Les Arméniens ont fait tout ce qu'ils ont pu pour retirer Avedick de son exil à Abratadas qui est un petit écueil auprez de Tripoly de Sirie, mais le visir a toujours déchiré leurs requestes, j'ay donné les ordres nécessaires pour rendre la prison dudit Avedick la plus dure qu'il est possible. Il est enfermé dans un cachot plein d'eau d'où il ne voit pas le jour[57]. Jusqu'à présent il n'y a qu'une nuance, assez appréciable toutefois, entre le récit de M. Topin et la dépêche : c'est le commencement du phénomène dont nous parlions tout à l'heure : nous le verrons s'accentuer de plus en plus.

Les Arméniens s'agitaient donc à Constantinople pour obtenir le retour d'Avedick ; c'étaient ses créatures qui regrettaient le chef aimé dont ils partageaient les rapines ; ils se donnèrent à cet égard beaucoup de mouvement, mais le vizir restait sourd à leurs requêtes, Ferriol vient de nous le dire tout à l'heure. Pour réussir dans leur dessein, ils imaginent de circonvenir ceux de leurs concitoyens qui dans le temps avaient porté plainte au divan contre Avedick ; ils promettent que tout sera oublié, ils s'engagent au nom d'Avedick à respecter désormais les droits des catholiques ; enfin, après bien des débats, des promesses, des engagements, des intrigues de toute espèce, ils finissent par obtenir que toute la nation se réunira pour demander son retour. On verse à la Porte la somme énorme réclamée par ce gouvernement qui fait argent de tout, et Avedick rentre à Constantinople fin décembre 1701. Il est de nouveau reconnu patriarche par le vizir, et Ferriol écrit à Pontchartrain : Il s'est joint avec les Grecs, et je prévois des persécutions terribles contre les catholiques[58]. — Et aussitôt, dit M. Topin avec l'accent de l'indignation, avant de s'assurer si ces craintes sont fondées[59]. Que M. Topin, qui attribue les persécutions exercées par Avedick contre les catholiques, au ressentiment qu'a dû lui causer son exil d'Abratadas, parle de la sorte, ce n'est qu'une conséquence de sa première étourderie ; mais nos lecteurs qui ont vu Avedick persécuteur à Erzeroum, et se livrant pendant son premier patriarcat à toutes les fureurs dont nous avons donné une faible esquisse, seraient en droit d'accuser Ferriol du plus honteux aveuglement, s'il n'avait pas parlé de la sorte.

Toutefois, dans les premiers temps qui suivirent son retour à Constantinople, Avedick crut prudent et habile de dissimuler. C'est le moment où Ferriol écrit à Pontchartrain ces dépêches rassurantes sur lesquelles M. Topin s'étend avec complaisance[60]. Nous ne pouvons cependant, et nos lecteurs seront de notre avis, partager l'impression de M. Topin en voyant Ferriol écrire : J'espère qu'il se précipitera lui-même, et je ne perdray pas une occasion de le détruire  et je ne lui donneray pas un instant de repos le connoissant pour un très-méchant homme et capable d'une grande dissimulation[61]. Toutes ces paroles alléguées par M. Topin comme des preuves de l'acharnement de Ferriol sur son innocente victime, perdent le caractère odieux qu'elles présentent à des esprits distraits, quand on connaît le personnage.

C'est ici que se place la visite solennelle d'Avedick à l'ambassade de France, le t6 décembre 1705. Écoutons le récit de M. Topin qui cite à l'appui la dépêche de Ferriol à Pontchartrain, du décembre de la même année : Il ne s'y présente ni pour supplier ni pour braver. Entouré de ses trois cents Arméniens considérables par leur situation, il vient proposer au représentant de la religion catholique dans le Levant de proscrire dans ses églises les anathèmes lancés contre certains hérétiques, et il demande que les jésuites qui depuis longtemps ont reçu l'autorisation de prêcher en langue turque dans les temples arméniens, le fassent sans passion et avec mesure[62]. Mettons maintenant en regard la dépêche officielle. Le patriarche des Arméniens, nommé Avedic, a eu la hardiesse de me venir voir ; comme je luy avons donné la ceinture d'assurance, je ne l'ay pas fait arrêter. Il m'a promis qu'il ne tourmenteroit plus les Arméniens catoliques — il les avait donc tourmentés, M. Topin ; voici une dépêche officielle avant l'enlèvement —, et qu'il deffendroit de prononcer dans leurs églises l'anathème qu'ils prononçoient ordinairement contre saint Léon et le concile de Calcédoine, et qu'on n'invoqueroit plus Dioscore et les autres hérétiques qu'ils honnorent comme des saints, et je l'ay assuré que lorsqu'il auroit exécuté touttes ces paroles, nous serions les premiers à inviter les Arméniens catoliques pour retourner dans leurs églises[63]. Voici un exemple curieux de cette préoccupation que nous avons signalée chez M. Topin. Que nous dit-il en effet : Qu'Avedick propose de proscrire dans ses églises les anathèmes lancés contre certains hérétiques ; et d'après la dépêche officielle contre qui lance-t-on des anathèmes dans les églises des Arméniens schismatiques ? Contre saint Léon et le concile de Chalcédoine, comme du reste tout le monde le sait. M. Topin prend-il donc saint Léon et le concile œcuménique de Chalcédoine pour des hérétiques ? Alors qu'il le dise, et nous aurons une nouvelle preuve de son savoir en histoire ecclésiastique. Il est bien question dans la dépêche officielle de Dioscore et autres hérétiques, mais ici il ne s'agit point d'anathèmes, on propose seulement de supprimer la pratique hérétique qu'avaient les Arméniens d'invoquer publiquement comme des saints des hérétiques notoires condamnés comme tels par l'Église. M. Topin avait pris son parti de la parfaite innocuité qu'il supposait à la liturgie arménienne — cette fois nous sommes en plein dans la liturgie, ce qui ne manquera pas de lui faire plaisir —, et de l'énorme outrecuidance du P. Braconnier, que nous retrouverons plus loin sans chercher à éviter le débat ; il a lu cette dépêche de Ferriol sans la comprendre et y a trouvé ce que nous répétons pour l'édification de nos lecteurs : il propose de supprimer dans ses églises les anathèmes lancés contre certains hérétiques. Du reste, comme on le voit dans la dépêche de Ferriol, pas un mot relatif aux prétendues excentricités de langage des Jésuites dans leurs sermons en langue turque, qui était l'idiome habituel des Arméniens. Il n'y est pas question non plus de ce cortège de trois cents Arméniens ; mais cette parole de Ferriol je ne l'ai pas fait arrêter, par laquelle il semble s'excuser auprès de Pontchartrain, parce qu'il lui avait donné la ceinture d'assurance, parerait signifier que Ferriol avait en ce moment contre Avedick quelque grief important, peut-être l'affaire du drogman dont il va être question. Toutefois nous ne donnons ceci que comme conjecture, pour essayer de faire disparaître le scandale de M. Topin à l'occasion de cette parole de l'ambassadeur français.

Ferriol qualifie aussi de hardie une démarche fière, mais non provocatrice, où le patriarche ne venait ni pour supplier, ni pour braver[64]. Nouvelle occasion de scandale. Désireux autant que possible de faire cesser le scandale de notre prochain, nous reprenons le récit de Michel Tchamitche, qui est bien fait pour dessiller les yeux. Avedick, délivré de la contrainte qu'il s'était imposée dans les premiers temps qui suivirent sa seconde exaltation, et ayant ranimé le zèle de ses partisans, revient à ses anciens errements. Les bastonnades, les emprisonnements et surtout les amendes, moyen certain de popularité parmi les siens, recommencent à l'envi. Parmi les Arméniens catholiques atteints par ces mesures vexatoires, se trouve un drogman de l'ambassade de France. Ferriol adresse une protestation au patriarche et demande que la somme extorquée à son drogman soit restituée. Non-seulement Avedick n'obtempère pas à cette réclamation, mais il menace d'exiger le double de là somme perçue, sur quoi Ferriol proteste et demande justice au vizir. Trente Arméniens notables, qui ont été les victimes d'Avedick, profitent de la circonstance et adressent, eux aussi, leurs réclamations à la Porte. Le grand vizir mande Avedick et, après l'avoir soumis à la bastonnade, le fait incarcérer dans la prison des condamnés à Kanle-Kouyou. Bientôt après le sultan intervient, destitue Avedick du Patriarcat pour la seconde fois et l'envoie une troisième fois en exil.

Le 20 avril 1706, dit M. Topin, il quittait Constantinople qu'il ne devait plus revoir, et ses chers Arméniens dont il se séparait cette fois pour toujours, et pour qui il allait être durant toute leur vie l'objet d'anxieuses préoccupations, de constants regrets, et d'incessantes autant qu'infructueuses recherches[65]. Ferriol, par sa dépêche du 1er juin 1706, dépêche que Taulès a donnée, mais à laquelle M. Topin se borne à faire allusion parce qu'elle contrariait son plan, va nous donner l'explication de ces funèbres lamentations. Avedic, le tiran des Latins, celuy qui trafiquoit notre religion avec les Turcs et qui préchoit dans ses églises qu'il valoit mieux se faire Turc que Romain, ce patriarche arménien qui étoit abandonné à toutes sortes de crimes et d'abominations, après avoir été déposé et envoyé en exil, est enfin tombé entre mes mains, je l'ay fait passer en France pour y recevoir la punition de ses fautes ; je donnay mes ordres pour ce sujet au sieur Bonnal, V. consul de Chio, qui les exécuta avec toute la diligence et l'habileté possible ; il fallut corrompre le chiaoux qui étoit chargé de la conduite d'Avedic, et faire plusieurs autres intrigues qui ont réussy, et Avedic sera bientôt à Marseille, si le capitaine qui le porte n'est pas pris par les corsaires : il est très-important qu'il soit resserré de si près qu'il ne puisse pas écrire en Turquie : car les Turcs, qui me l'ont déjà demandé, ne manqueroient pas de m'en faire une affaire. J'ay cru ne pouvoir faire une œuvre plus agréable à Dieu, ny rendre un plus grand service à la religion dont il estoit le persécuteur, je l'ay adressé à Marseille, à M. de Montmor[66].

Ainsi Ferriol fait enlever Avedick pendant qu'on le conduit en exil et l'envoie en France. Tel est l'acte qui excite au plus haut point l'indignation de M. Topin. C'est alors, nous dit-il[67], qu'afin de rendre définitive cette chute, et pour se débarrasser à jamais de son ennemi, Ferriol imagina l'acte le plus violent, le plus étrange, en plein dix-huitième siècle, qu'un représentant d'une nation civilisée ait jamais osé commettre. Faut-il souscrire entièrement à ce verdict passionné ? Nous ne le pensons pas. Sans doute Ferriol eut tort de violer le droit des gens ; mais n'y a-t-il pas eu bien des circonstances qui ont dû atténuer la gravité de cette faute ? Il s'agissait d'une cour où le droit des gens était peu es honneur ; il s'agissait d'un misérable, persécuteur forcené des catholiques pendant toute sa vie, porté au faîte des honneurs par l'intrigue, la calomnie, la violence, la vénalité, condamné trois fois à l'exil, déposé deux fois du Patriarcat, et nous avons vu que ce n'était pas pour satisfaire cette haine imaginaire de Ferriol sur laquelle M. Topin a échafaudé tout son système, mais pour des crimes multipliés et criants. On conçoit que Ferriol craignant, dans un pays où tout était vénal, où les révolutions de palais si fréquentes remettaient tout en question, de le voir revenir une troisième fois persécuter les catholiques avec un redoublement de rage, ait songé de bonne foi à se garantir d'une façon définitive contre une semblable éventualité. Ajoutons encore la position particulière où se trouvait le représentant de la France : protecteur officiel et reconnu des catholiques du Levant, que les rois de France s'étaient habitués à considérer à peu près comme leurs sujets, et dont ils épousaient énergiquement la cause, il a pu se croire autorisé à servir ainsi leurs intérêts. Encore une fois, nous n'approuvons pas, nous nous bornons à expliquer, mais nous ne croyons pas que Ferriol mérite toutes les violentes objurgations de M. Topin. Il avait sans doute quelque chose de raide et d'excessif dans le caractère ; il se souvenait trop d'avoir été mousquetaire et d'avoir fait vaillamment les guerres de Crète et de Hongrie. Mais il avait l'esprit chevaleresque et portait fièrement le drapeau de la France. M. Topin cite Saint-Simon pour déprécier Ferriol, mais il se garde bien de parler d'un fait rapporté par le même Saint-Simon, et qui, selon nous„ fait honneur à l'ambassadeur français. Fériol, ambassadeur du roi à Constantinople, s'y brouilla fort sur la fin de cette année (1708). Le grand vizir, mécontent du ministre de Hollande, lui fit plusieurs menaces suivies de mauvais traitements faits à ses domestiques, qui lui firent craindre de n'être pas en sûreté chez lui, dans un pays où tant d'expériences ont appris, même aux ambassadeurs des premières têtes couronnées, que leur caractère et le droit des gens est peu respecté. Ce ministre de Hollande voulut se réfugier chez l'ambassadeur d'Angleterre. Sa surprise fut grande du' refus absolu qu'il fit de le recevoir, malgré l'union si étroite des deux nations, et si conjointement alliées dans la guerre contre la France. Le Hollandais, ne sachant que devenir, espéra trouver plus de générosité dans l'ennemi que dans l'allié. Il s'adressa à Fériol, qui le reçut chez lui et prit sa protection, en quoi il mérita louange et approbation, mais avec une hauteur sur les plaintes du grand vizir qu'il aurait dû éviter, et qui lui attira beaucoup de dégoûts dont il se tira avec la même hauteur. Il arriva en ce temps-ci un aga pour s'en plaindre de la part de la Porte[68]. Il y a sans doute de l'excès, mais comme c'est noble et français !

Quant à nous, n'en déplaise à M. Topin, nous ne pouvons oublier la protection efficace que Ferriol donna aux catholiques pendant tout le temps de son ambassade ; et, comme Jésuites, nous ne perdrons jamais le souvenir de ce qu'il a fait pour nous. Entre autres faits, rappelons qu'il fonda de ses propres deniers nos missions de Crimée et de Salonique. Pauvre Ferriol ! Si, au lieu de vous en prendre à un rachis. malique, vous eussiez fait mettre à la Bastille l'archevêque catholique de Constantinople, tous nos libres penseurs battraient des mains ; si vous aviez fait mettre dans un cul de basse fosse le P. Braconnier, le P. Tarillon, le P. Hyacinthe, et autres Jésuites, on vous regarderait comme un bienfaiteur de l'humanité ; votre nom ne serait prononcé qu'avec respect, comme celui de ce ministre de Portugal qui devait, un demi-siècle plus tard, sans forme de procès, faire pourrir dans les cachots de Saint-Julien à l'embouchure du Tage, tant de Jésuites de tout âge, panai lesquels, au mépris du droit des gents, se trouvaient tant de religieux français, allemands et italiens.

Avedick arriva donc à Marseille, fut transféré au mont Saint-Michel et de là à la Bastille. Il finit par faire son abjuration ; rendu alors à la liberté, il se retira sur la paroisse Saint-Sulpice, et mourut rue Férou, le 24 juillet 1711.

Nous n'avons pas besoin de nous étendre sur ce qui suivit l'enlèvement d'Avedick à Constantinople. Les partisans de ce Patriarche, animés de son esprit, renouvelèrent une atroce persécution contre les catholiques ; ils firent bien des démarches pour tâcher de retrouver leur digne chef, démarches qui n'amenèrent aucun résultat, par suite de l'habileté diplomatique de Ferriol et du cabinet qu'il représentait. On peut en voir le détail un peu dramatisé dans l'article de M. Topin.

M. Topin reproche amèrement à Louis XIV et à son gouvernement leur participation à l'enlèvement d'Avedick. Une fois ce triste personnage dépouillé des couleurs flatteuses dont on l'avait paré à dessein, il ne reste plus que la violation du droit des gens, que nous n'approuvons sans doute pas ; mais que de circonstances atténuantes, comme nous l'avons montré en parlant de Ferriol ! Ajoutons qu'Avedick lui-même reconnaît les égards dont il est entouré. La Bibliothèque impériale possède en effet plusieurs manuscrits arméniens copiés par Avedick pendant son séjour en France, et une note de sa main atteste sa reconnaissance pour les bontés du Roi.

M. Topin qualifie Avedick de vieillard pour les besoins de sa cause. Il l'appelle l'inoffensif et faible vieillard, p. 835, ce qui se rapporte à l'année de son enlèvement (1706) ; ce vieillard, objet de tant de préoccupations, p. 842 (1709) ; enfin, p. 843, il trace de ce cher Avedick un portrait fantastique dont nous ne voulons pas priver nos lecteurs : Un vieillard, courbé par l'adversité plus encore que par les années — c'est adroit, comme nous le verrons tout à l'heure —, le visage sillonné de rides profondes, l'œil presque éteint. — Avedick ne parvint jamais à la vieillesse ; il mourut, dit son extrait mortuaire que nous avons fait relever exactement, à l'âge de cinquante-quatre ans, ou environ. Toute cette poésie sentimentale est donc de trop. Notons en passant que sur l'extrait mortuaire, l'interprète chez qui demeurait Avedick et que M. Topin nomme Petit de la Croix, signe Pétis et non Petit.

Avant de clore ce chapitre que nous avons été forcé, bien malgré nous, de consacrer à ce repoussant Avedick, signalons encore une distraction de M.. Topin, qui lui fera sentir une fois de plus l'inconvénient de s'occuper de matières religieuses, sans se donner la peine de les étudier. Il dit, après avoir parlé de l'abjuration d'Avedick : Quelques jours après il était ordonné prêtre dans l'église Notre-Dame[69]. Comment n'a-t-il pas senti le ridicule de cette assertion, lorsqu'il s'agit d'ordonner prêtre un archevêque ? Nous allions lui demander s'il a oublié son catéchisme ; bornons-nous à lui rappeler qu'aux termes du catéchisme catholique, l'Ordre est un sacrement qui imprime caractère, et qui, par conséquent, ne peut pas être réitéré. Les Arméniens n'étant au fond séparés des catholiques que par de légères différences de dogme, comme M. Topin le répète a satiété, l'Église a toujours reconnu la validité des ordinations arméniennes, comme de celles de toutes les autres sectes schismatiques de l'Orient. Par conséquent, dire qu'Avedick fut ordonné prêtre à Notre-Dame, c'est attribuer au cardinal de Noailles une monstruosité. L'éminent prélat n'était certes pas un aigle en théologie ; il l'a bien prouvé par l'approbation qu'il donna aux trois premières éditions des Réflexions morales de Quesnel, comme son neveu, le duc de Noailles, le lui reproche[70] ; mais il était absolument incapable d'une telle énormité, et d'ailleurs il ne manquait pas alors à Paris de théologiens consommés qui ne lui auraient jamais laissé accomplir un acte aussi absurde.

Nous étions parvenu à ce point de notre travail, lorsque la fantaisie nous vint de vérifier si, dans la déclaration authentique de Pétis de la Croix — qui signe encore ici avec cette orthographe, et non Petit, comme l'appelle par trois fois M. Topin —, il ne se trouvait pas quelque mot qui eût pu l'induire en erreur sur le fait de l'ordination. Nous en écrivîmes à M. Faugère, car le temps ne nous permettait plus de retourner au ministère, mie priant de vouloir bien vérifier ce fait par lui-même. Au lieu de se borner à cela l'extrême obligeance de M. Faugère le porta à nous envoyer une copie authentique et collationnée de cette déclaration. Je ne vois qu'un seul passage qui aurait pu suggérer cette étrange idée à M. Topin, et pour cela, il a fallu toute sa préoccupation et son extrême inexpérience en fait de choses ecclésiastiques. Il est dit dans cette déclaration qu'après l'abjuration d'Avedick, le cardinal lui donna l'absolution et le réconcilia avec la sainte Église catholique, apostolique et romaine, dont ledit seigneur Avedick a témoigné une grande satisfaction et une consolation singulière. En toutes lesquelles visites et conférences j'ay servi d'interprète[71]. Est-ce là une ordination ?

Cette première découverte à propos de la déclaration nous donna la pensée de la confronter avec le récit de M. Topin, et nous avons sujet de nous applaudir de cette résolution, tant la manière dont cet écrivain lit les pièces Officielles conduit à des résultats inattendus. M. Topin dit à propos de la conversion d'Avedick : A la Bastille, les suggestions devinrent plus pressantes, et on lui donna des livres arméniens... et il cite en note : déclaration authentique de M. Petit de la Croix, secrétaire interprète du Roi en langues arabe, turque et autres orientales. Voyons le récit de Pétis de la Croix : Mgr Avedick... me demanda quelques livres arméniens, dans lesquels il pût s'instruire de la religion catholique romaine. Que M. l'abbé Renaudot, qui le voioit souvent pour lui avoir esté recommandé et auquel je servois d'interprète, lui a dit plusieurs fois qu'on ne lui prétoit ces livres que pour satisfaire sa curiosité, non pas pour entreprendre de luy rien persuader contre sa conscience. Qu'il a étudié et copié ces livres avec soin et qu'il m'a ensuitte prié de déclarer au dit sieur Renaudot que lui, Avedick, n'avait pas connu auparavant la religion catholique romaine, comme il la connoissoit alors[72]. Ainsi voilà l'endroit de la déclaration où M. Topin lit : Les suggestions devinrent plus pressantes, tandis que Pétis de la Croix dit qu'Avedick demanda lui-même les livres, et qu'on lui a dit plusieurs fois qu'on ne les lui donnait que pour satisfaire sa curiosité, non pas pour entreprendre de lui rien persuader contre sa conscience. Quelle puissance d'interprétation ! Notons en passant cette parole d'Avedick : qu'il n'avait pas connu auparavant la religion catholique romaine. Voilà la seule cause de la persistance du schisme pour les âmes de bonne volonté : l'ignorance, ignorance d'autant plus profonde que toutes les liturgies orientales, arménienne, grecque, slave et autres sont pleines des témoignages les plus formels en faveur de la primauté du Pape, comme tout le monde le sait, et que les schismatiques les chantent ou les récitent sans en avoir conscience.

M. Topin nous dit plus bas : on le suivait du regard jusqu'à l'Église Saint-Sulpice, à laquelle il était attaché comme prêtre et où il disait chaque jour la messe[73].  Ici deux distractions nouvelles en si peu de mots : il cite à l'appui la déclaration authentique ; que dit-elle en effet ? Allant tous les jours à la paroisse de Saint-Sulpice, et assistant très-dévotement au service de l'Église, et les dimanches célébrant lui-même la sainte messe selon le rit arménien catholique dans la chapelle particulière du monastère des Révérends Pères Carmes déchaussés, et moy la lui répondant[74]. Ainsi, c'est chez les Carmes, et non à Saint-Sulpice, qu'il disait la messe, première distraction ; il la célébrait tous les dimanches, et non pas tous les jours, seconde distraction. Et du reste, si M. Topin avait eu la moindre connaissance des choses ecclésiastiques, il aurait su que dans les rits orientaux les prêtres ne disent pas tous les jours la messe, et il se serait tenu en garde contre l'erreur involontaire où il est tombé.

Il est très-beau assurément d'écrire d'après des documents absolument inédits, et d'une autorité irréfragable ; mais enfin, il serait utile de les lire correctement et de ne pas leur faire dire ce qu'ils ne disent pas.

 

IV

Nous arrivons enfin à la question qui nous a déterminé à prendre la plume pour répondre à M. Topin, la part qu'il assigne aux Jésuites dans tout l'ensemble de l'histoire d'Avedick, et les accusations qu'il fait peser sur eux. Il nous est parfaitement démontré par toute la suite de son travail que nous n'avons pas le bonheur d'être dans ses bonnes grâces ; mais après tout, on peut en prendre son parti, en songeant à l'impartiale austérité de caractère de cet écrivain qui n'écrit qu'avec la seule passion de la vérité, sans chercher à exagérer ni à amoindrir la responsabilité de chacun des auteurs de ce crime. Nous venons de donner une preuve éclatante de cette haute impartialité en faisant l'histoire des rapports de Ferriol et d'Avedick ; nous espérons que cette dernière question que nous examinons nous en fournira une démonstration non moins évidente.

M. Topin procède contre les Jésuites surtout par voie d'insinuation. Sur ce terrain nous renonçons à le suivre ; nous saisirons seulement toutes les accusations qu'il parait appuyer sur des semblants de preuves, et nous en montrerons le peu de solidité. Pour donner une idée de la modération que lui inspire sa passion de la vérité, bornons-nous à citer cette phrase : D'un autre côté, les Jésuites avaient accru de plus en plus l'importance de leur rôle, et à l'influence directe que la cour de Rome exerçait sur l'ambassadeur français par ses dépêches pressantes, ils ajoutaient les effets de leurs récriminations continuelles, de leur fiévreuse et turbulente activité, de leurs envahissements audacieux. Instruisant à leur guise le Saint-Siège et inspirant ses ordres ; dominant Ferriol par Versailles autant que par Rome ; prêts à le calomnier s'il cessait d'être leur instrument, et assez forts pour le renverser ; partout présents et influents, ils étaient en réalité maîtres de la situation, et leur responsabilité devant l'histoire est aussi incontestable que leur puissance[75]. Et pour soutenir ces accusations odieuses, pas l'ombre d'une preuve, pas le moindre de ces documents d'une authenticité irréfragable dont il prétend avoir les mains pleines ! Hâtons-nous de nous transporter sur un terrain plus sérieux.

Avant tout, faisons disparaître une confusion qui règne dans tout le travail de M. Topin. Il parle souvent de missionnaires, mais il ne nomme jamais que les Jésuites. Est-ce légèreté, étourderie, habileté, calcul ? le lecteur peut choisir. Toujours est-il que s'il a cru sérieusement qu'il n'y avait dans le Levant d'autres missionnaires que les Jésuites, il est tombé dans la plus grossière erreur. On ne comprend même pas comment un écrivain qui a compulsé toutes les dépêches officielles, n'a pas vu qu'à chaque page on parle d'ordres religieux différents des Jésuites. Les instructions données par Louis XIV à Ferriol lorsqu'il partit pour son ambassade, et que nous examinerons tout à l'heure, nomment les Jésuites, les capucins, les réformés de Saint-François et autres missionnaires. La dépêche de M. de Bonnac que nous avons déjà citée et dont M. Topin n'a point parlé, nous dit : Il y a sept maisons de différents ordres dans cette ville, qui sont toutes sous la protection de Votre Majesté[76], et il les nomme : deux maisons de capucins, l'une à Péra, l'autre à Galata ; une de Dominicains, et quatre maisons appartenant aux différentes branches de l'ordre de Saint-François. Les Jésuites étaient alors quatre en tout à Constantinople ; ils ne formaient donc qu'une imperceptible minorité. Tous ces ordres religieux établis à Constantinople avaient encore de nombreuses maisons dans le Levant, et en outre il y avait des Carmes, des Théatins, des Augustins, des Lazaristes, fixés en divers points de l'Orient. Aujourd'hui encore, où le nombre des religieux a diminué, on est tout étonné, en se promenant dans les rues de Péra, de la quantité de frocs monastiques de diverses couleurs qu'on y rencontre. Lors donc que les dépêches mettent quelque fait à la charge des missionnaires, sans désignation plus particulière, il serait d'une souveraine injustice de ne voir en eux que les Jésuites, M. Topin n'a pas fait ou n'a pas voulu exprimer cette distinction capitale qui contrariait diamétralement ses vues, et il est tombé par là dans de nouvelles distractions dont nous relèverons quelques-unes. Ainsi il raconte d'après une dépêche de Ferriol du 10 juillet 1706, l'assassinat du docteur Spoletty, Vénitien de naissance : Son domestique a déclaré qu'il n'avait entrepris cette action que par le conseil du Supérieur des Pères de Sainte-Marie qui sont sous la protection de la Hollande[77]. Le lecteur qui n'a vu que les Jésuites nommés dans le travail de M. Topin, doit nécessairement conclure qu'ils sont désignés sous le nom de Pères de Sainte-Marie. Or, ce mot de Sainte-Marie, indique le vocable de l'église de ces Pères, comme la chose est évidente ; mais l'église des Jésuites à Constantinople était dédiée à Saint-Benoît ; aussi sont-ils appelés quelquefois dans les relations les Pères de Saint-Benoît. De plus, ces Pères sont désignés dans la dépêche comme étant sous la protection de la Hollande, tandis que les Jésuites étaient sous celle de la France. Puis M. Topin, qui a décidément une manière particulière de lire les pièces officielles, aurait trouvé dans les instructions mêmes données Ferriol la clef dont il a besoin ; Louis XIV se plaint de la mauvaise conduite des Réformés de Saint-François ; hâtons-nous, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, d'indiquer que la mauvaise conduite incriminée par le grand Roi consiste à avoir eu recours à la protection de la Hollande, puissance hérétique, au lieu de celle du protecteur-né des catholiques dans le Levant. Voilà donc les Pères de Sainte-Marie qui sont sous la protection de la Hollande. Et par le fait, aujourd'hui même l'Église de Sainte-Marie de Péta est tenue par les Soccolants, réforme italienne des Franciscains, qui l'occupent depuis un temps très-reculé. Il va sans dire que nous ne nous sommes pas livré à cette discussion pour faire retomber sur ces Pères l'odieux de la déposition de l'assassin, — on sait ce que valent les affirmations de pareils misérables ; — mais pour montrer la fausseté des conclusions où conduisent les réticences étourdies ou calculées de M. Topin.

Pour incriminer les Jésuites, M, Topin part des instructions mêmes données à Ferriol à son départ pour la Porte : Tout aurait dû le déterminer à persévérer dans cette politique de ménagement dont les instructions reçues de Louis XIV, le caractère des Arméniens schismatiques et les excès condamnables des Jésuites lui faisaient également un devoir. Sa Majesté vous ordonne, avait-il été mandé à Ferriol, d'accorder aux Pères Jésuites une protection conforme au zèle qu'ils font paraître pour la religion ; à leur désintéressement et à la régularité de leurs mœurs. Néanmoins vous devez prendre garde au zèle inconsidéré que quelques missionnaires font quelquefois aller trop loin, et souvent la religion souffre plus de préjudices par des entreprises imprudentes ou par des demandes faites à contre-temps, qu'elle ne retirerait de véritables avantages du succès[78].

Ceci parait concluant à première vue contre les excès condamnables des Jésuites. Eh bien ! c'est pourtant en lisant ce passage, que la première idée du don particulier de M. Topin pour lire les pièces officielles s'est présentée à notre esprit, et nous n'avons pas eu de repos que nous n'eussions entre les mains la copie de toute la partie des instructions données à Ferriol qui regarde les affaires religieuses. Non, nous disions-nous, au XVIIe siècle, — elles sont datées du 28 mai 1699 ; on savait le français : il est impossible que le ministre du grand roi lui fasse dire dans la seconde phrase le contre-pied de la première. Notre prévision fut complètement vérifiée, la première phrase est correcte, sauf un mot important omis par M. Topin. — et il est difficile, avec la meilleure volonté du monde, de voir cette fois dans cette omission une distraction involontaire, mais passons légèrement sur ce point, qui rend le contraste encore plus choquant entre la première phrase et la seconde. Sa Majesté vous ordonne PARTICULIÈMENT d'accorder aux Pères Jésuites[79].....  Il serait étrange qu'après avoir recommandé à l'ambassadeur une protection spéciale des Jésuites dans la première phrase, on le prémunit contre leurs excès condamnables dans la seconde. Et cependant la seconde phrase citée par M. Topin est également correcte. Seulement, tandis que M. Topin réunit étroitement ces deux phrases sans même prendre la précaution d'intercaler entre elles des points suspensifs, qui indiquent une solution de continuité et montrent un rapprochement fait à dessein, elles sont séparées dans l'original par plus de deux grandes pages in-folio. Il est question dans ces deux pages de bien des points concernant la religion, plusieurs ordres religieux y sont nommés, et enfin Louis XIV conclut par un conseil de prudence auquel nous sommes les premiers à souscrire, mais qui ne regarde pas plus les Jésuites que les autres, malgré toutes les assertions, toutes les réticences, toutes les distractions volontaires ou involontaires de M. Topin.

Si, en effet, cet écrivain était un peu au courant des matières qu'il traite, s'il n'y avait pas chez lui un parti pris de faire des systèmes a priori, sans s'inquiéter de leur accord avec les faits, il aurait su qu'à l'époque dont il s'occupe, le monde entier retentissait de plaintes formulées contre les Jésuites, où on les accusait de se plier dans leurs missions avec trop de complaisance aux usages des nations qu'ils évangélisaient. Qui n'a entendu parler de la question des rites chinois et malabares qui s'agitait avec tant de chaleur au moment même de l'ambassade de Ferriol ? Dans leurs rapports avec toutes les nations chrétiennes ou infidèles, les Jésuites avaient pris pour devise cette parole de saint Paul : Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous[80]. Aux Indes, où la division des castes opposait un obstacle infranchissable à l'Évangile, il y eut des Jésuites qui se condamnèrent à passer toute leur vie au milieu des Pariahs pour relever ces créatures dégradées, et à rester séparés de leurs frères qui travaillaient à la conversion des castes plus élevées. A la Chine, où ils n'avaient pu introduire le christianisme que sous le passeport des sciences, pendant que quelques Jésuites savants faisaient à Pékin partie du tribunal des mathématiques — et leur valeur scientifique est loin d'être à dédaigner[81] — d'autres de leurs frères, répandus dans les provinces, travaillaient à l'extension du règne de Jésus-Christ, grâce à la faveur dont le Fils du Ciel entourait ses mathématiciens, ses peintres et ses artistes étrangers. La cour de Rome blâma quelques-unes des pratiques de ces Jésuites, qui instruisaient à leur guise le Saint-Siège et inspiraient ses ordres[82], comme allant trop loin dans la voie de ces ménagements habiles, de cette influence lente, mais certaine, d'une action persuasive[83] ; et les Jésuites se soumirent respectueusement. Comment ces hommes, qui se montraient trop tolérants pour les idolâtres, seraient-ils devenus si acerbes, si exigeants, si passionnés ; comment se seraient-ils portés à ces procédés violents, aux résolutions les plus violentes et les plus tyranniques à l'égard de ces chrétiens que de très-légères divergences dans le dogme séparaient de la communion romaine ? Vraiment il semble impossible de l'admettre. M. Topin a lu, ou parcouru du moins — si toutefois il ne s'est pas borné, comme peut-être dans d'autres occasions, à citer de confiance, sur la foi d'autres auteurs —, la lettre du P. Monier au P. Fleuriau sur l'Arménie. Cette lettre est fort considérable et n'occupe pas moins de cent cinquante pages ; le chapitre VII a pour titre : Manière de traiter avec les Arméniens, et elle expose les règles suivies par les Jésuites dans leurs rapports avec cette nation si intéressante. Il a dû y trouver tous ces ménagements habiles, tous ces procédés inspirés par la charité qui vont infiniment au delà de tout ce que sa sagacité lui a permis d'entrevoir, pour rapprocher doucement les muni et les esprits[84]. Aussi plusieurs Arméniens distingués que nous avons l'honneur de connaître, nous ont-ils témoigné de la manière la plus positive, que de tous les missionnaires catholiques, ceux qui se sont montrés les plus tolérants pour les Arméniens, leurs usages et leurs rites, sont incontestablement les Jésuites.

Tout cela peut être, dira M. Topin ; mais il y a un fait accablant, celui du P. Braconnier, qui, lui, du moins, était un Jésuite, si tant d'autres missionnaires du Levant ne l'étaient pas.

Arrivons donc au fait du P. Braconnier, supérieur, au temps de Ferriol des missions des Jésuites dans le Levant et fondateur de la mission de Salonique, et complétons le récit de M. Topin. Il s'agissait de ce qu'il nomme une question de liturgie, mais en réalité de la communication in divinis avec les schismatiques : on avait interdit aux Arméniens catholiques de fréquenter les temples hérétiques, et on avait eu mille fois raison. Ferriol nous a dit, dans sa dépêche du 1er juin 1706, citée plus haut in extenso, qu'Avedick prêchait dans ses églises qu'il valait mieux se faire Turc que Romain ; et il est bien probable que le fougueux Éphrem, prédécesseur d'Avedick, sous le patriarcat duquel arriva le fait que nous examinons, ne montrait pas plus de ménagement. Mais de plus, comment des catholiques pouvaient-ils assister de sang-froid aux anathèmes lancés contre le Pape saint Léon et le concile de Chalcédoine, aux invocations adressées à Dioscore et autres hérétiques notoirement condamnés par l'Église, comme Ferriol nous l'a appris dans sa dépêche du décembre 1705, si étrangement défigurée par M. Topin ? Il était évident qu'un pareil état de choses ne pouvait être toléré, et qu'on devait soustraire les fidèles au danger de la perversion, en leur interdisant la fréquentation des temples hérétiques. M. Topin, pour les besoins de sa cause, a lu cette dépêche de Ferriol comme nous l'avons montré plus haut, et l'a rendue inintelligible, tandis qu'elle fait parfaitement comprendre la position quand on la cite en entier.

Ferriol apprend donc par le Caïmacan que les hérétiques estoient sur le point d'obtenir un Ratchérif par lequel il serait ordonné que tous les Arméniens retourneroient dans leur Église sous peine de galères, et que ceux qui iraient dans les francques seroient condamnés à une amende de mille écus applicable à la Mecque[85]. Premier détail important omis par M. Topin, bien qu'il soit tiré de la lettre de Ferriol au P. Fleuriau, citée plusieurs fois à l'occasion du P. Braconnier. Mais il faisait si bien connaître la tolérance et la douceur de ses chers Arméniens schismatiques ! Les catholiques aux galères, et cette amende de mille écus applicable à la Mecque, comme cela est touchant, chrétien, et savamment calculé pour intéresser les Osmanlis à la persécution ! Ferriol, qui au fond a les meilleures intentions, se voyant à bout de moyens, adresse des menaces aux schismatiques, et, comme d'autres diplomates de notre connaissance, cherche de la meilleure foi du monde à établir un modus vivendi entre des intérêts inconciliables. On convient de quelques articles qui doivent être approuvés de la cour de Rome et du grand patriarche d'Arménie[86]. Il est souvent utile de relire les dépêches après M. Topin. Il dit carrément que l'accord fut approuvé par le grand patriarche d'Arménie, tandis que Ferriol parle au futur. La préoccupation de M. Topin, qui veut absolument voir dans Avedick le grand patriarche d'Arménie, tandis qu'il s'agit ici de celui d'Echmiadzin, seul nommé le grand patriarche, qui lui a fait cour mettre cette nouvelle distraction ; mais nous ne sommes pus encore au bout.

Ferriol continue : Et comme tous les points qu'on a traictés ont été approuvés par M. l'archevêque — latin évidemment — et par les Supérieurs des maisons religieuses et austres théologiens, il y a lieu de croire que la Sacrée Congrégation les approuvera[87].  Seconde distraction de M. Topin, toujours à propos de cette même lettre de Ferriol au P. Fleuriau : il parle bien de l'approbation de l'archevêque latin, mais non de celle des Supérieurs des maisons religieuses. C'est dans l'intérêt du P. Braconnier, dira-t-il. Oui ; mais cela contrariait le fameux système des Jésuites uniques missionnaires du Levant, qu'il n'articule formellement nulle part, mais qui s'impose nécessairement à l'esprit par la lecture de son travail ; il aura donc omis sciemment ce détail, ou bien il ne l'aura pas vu.

Ce qui m'a fasché dans cette occasion, ajoute Ferriol, c'est que le P. Braconnier n'a jamais voulu entendre parler d'accommodement, disant que l'Église avoit souffert de plus grandes persécutions, que les Arméniens devoient souffrir, qu'ils en seraient quittes pour de l'argent et que la persécution cesseroit tôt ou tard. J'ay eu beau lui faire voir qu'elle étoit générale dans tout l'Empire, que le Grand Seigneur pourroit y ajouter des ordres plus sévères, et qui pourroient porter un coup mortel à la Religion par le peu de fermeté des catholiques, et qu'il étoit permis d'arrester une persécution quand on le pouvoit sans intéresser la Religibn et sans l'offenser... Le P. Braconnier a toujours esté du sentiment que les catholiques ne pouvoient plus retourner dans les Églises arméniennes, n'y avoir aucune communication avec leurs frères, et qu'ils devoient plutôt souffrir toutes les persécutions du monde[88].

Voilà ce qui a trait à la résistance invincible du P. Braconnier. Il était dans le vrai. On conçoit la mauvaise humeur de Ferriol qui s'est engagé à faire un accommodement et qui voit ses efforts frustrés. Mais, pour un théologien, la position était claire : fréquenter les temples arméniens, participer aux anathèmes-et aux invocations sacrilèges des schismatiques, était incompatible avec la profession de foi catholique. Du reste rien n'était conclu. On devait consulter Rome, ce qui explique la diversité des avis, et comme à Rome on ne transige jamais sur les principes, la décision du Saint-Siège dut évidemment confirmer l'avis du P. Braconnier, puisque nous voyons par la dépêche de Ferriol du 27 septembre 1705, que les catholiques ne retournèrent pas dans les églises des hérétiques. Supposons un instant qu'au lieu de maintenir les principes, le P. Braconnier eût ouvert l'avis contraire, avec quelle dignité flétrirait-on cette capitulation de conscience, qui rappelle si bien les contes popularisés avec tant d'insistance sur la prétendue morale relâchée des Jésuites ? L'histoire nous présente le P. Braconnier maintenant avec intrépidité les droits imprescriptibles des principes les plus élémentaires, et on condamne sans pudeur sa courageuse résistance.

M. Topin cite ensuite une dépêche de Ferriol à Torcy, du 5 avril 1701, où il se plaint des missionnaires : La plupart des missionnaires ne s'en tiennent point ici à leurs fonctions : ils veulent tous passer pour des ministres ; ils se croient plus éclairés que les ambassadeurs, et l'ordre de chaque état est ainsi renversé. Ces bons Pères, qui ne devroient aller qu'au bagne et chez les crestiens établis dans le pays, ne laissent pas de voir les puissances, et d'imposer à tout le monde en matière de politique : lorsqu'un ambassadeur veut les réduire dans les bornes qui semblent leur estre prescrites, ils le traitent d'homme sans religion qui sacrifie tout à son ambition[89]. Cette dépêche de Ferriol trouve grâce devant M. Topin, ordinairement si sévère pour le diplomate dauphinois. Que prouve-t-elle après tout ? D'abord Ferriol parle des missionnaires en général, et, par conséquent d'après l'observation que nous avons faite plus haut, il est parfaitement injuste de voir uniquement les Jésuites sous cette désignation. Et puis on leur reproche de se croire plus éclairés que les ambassadeurs, il n'y a pas là d'impossibilité manifeste ; de voir les puissances, c'est-à-dire les ambassadeurs étrangers ou les ministres ottomans, quand ils n'ont pas pu obtenir par l'intermédiaire du représentant de la France ce qu'ils désiraient ; où est donc le crime si noir ? Dans cette même dépêche, Ferriol accuse le P. Braconnier d'être un grand ami de l'Empereur, nous ne le dissimulerons pas, bien que M. Topin n'en ait point parlé, afin de lui montrer toute la loyauté que nous apportons dans notre travail, où nous ne voulons rien laisser dans l'ombre. Il s'agit de l'Empereur d'Allemagne, qui seul à cette époque portait ce titre en Europe ; mais qu'est-ce que cela signifie ? Probablement, car nous en sommes réduits à de pures hypothèses, le P. Braconnier se sera adressé à l'ambassadeur impérial pour obtenir ce que Ferriol lui aura refusé. Doit-on voir dans cet acte quelque chose de bien condamnable ? Alors il faudrait, nous aussi, comme Louis XIV dans ses instructions à Ferriol, qualifier de mauvaise la conduite des Franciscains réformés de Constantinople et de Smyrne qui ont obtenu, par le moyen du résident de Hollande, un terrain pour bâtir une église ! Quel forfait que celui-là ! Ceci me remet en mémoire un fait contemporain qui n'est pas assez connu. Lors de la quadruple alliance qui déconcerta si complètement la politique française en Orient sous le ministre Thiers, nous avions une mission italienne au mont Liban[90] ; le P. Ryllo, jésuite polonais qui en était alors le supérieur, imagina pour protéger ses maisons de les couvrir du pavillon anglais, à ce moment où la politique française semblait hostile à la Porte. Cet acte, dicté par l'instinct de conservation et qui n'avait nulle portée politique, fut immédiatement interprété de la manière la plus sinistre ; une dénonciation fut adressée au Conseil d'État et on s'y occupa gravement de l'hostilité des Jésuites à l'influence française dans le Liban. Des faits semblables se présentent journellement dans les missions : ainsi l'année dernière, une de nos missions de Chine avait eu à souffrir du mauvais vouloir d'un mandarin ; la localité, théâtre de ce fait, était près d'une ville où il n'y avait qu'un consul anglais, tandis que le consul français était fort éloigné ; pour obtenir une plus prompte réparation on fit appel au bon vouloir du consul anglais ; celui-ci, énergique et digne gentleman, comme l'Angleterre en possède tant dans son corps consulaire, prit vigoureusement en main les intérêts catholiques, bien que protestant lui-même. — Je ne suis pas consul fiançais, disait-il avec cette pointe d'humour qui sied si bien à. ses compatriotes, mais consul catholique. — On aurait pu, si les mêmes passions eussent été aussi vivaces, représenter cet acte si simple des missionnaires comme hostile à la France ; mais, hâtons-nous de le dire, cette pensée n'a traversé l'esprit de personne ; grâces à Dieu, si l'on excepte quelques demeurants d'un autre âge, le bon sens tend à reprendre ses droits.

Dans tout le reste de son travail, M. Topin ne nomme plus, pour les incriminer, que deux Jésuites, le P. Hyacinthe et le P. Tarillon ; occupons-nous d'abord de ce dernier. La présomption que M. Topin fait planer sur lui n'est pas extrêmement grave : il l'accuse seulement d'avoir aidé le vice-consul français Bonnal à faire embarquer Avedick à Selo sur le bâtiment qui doit le conduire à Marseille. Il y a quelque chose de singulier dans cette assertion de M. Topin. Il s'appuie pour cela sur un mémoire de M. de Bonnac, d'où Taulès a tiré le passage sur lequel il a construit tout son système. Le hasard, dit Taulès[91], fit tomber entre mes mains, il y a quelques années, un manuscrit abandonné, perdu, dans lequel je trouvai l'article qu'on va lire. Ce qu'il y a de surprenant, c'est que dans ce passage, comme dans tout le reste de son pamphlet, Taulès n'accuse point Ferriol d'avoir participé à l'enlèvement d'Avedick, — entre diplomates on se doit des égards, — mais seulement les Arméniens catholiques et les Jésuites, aux efforts combinés desquels est attribué cet enlèvement. Il ne fait allusion à Ferriol qu'à la fin du morceau : Il n'est pas sûr que M. de Ferriol ait eu d'abord connaissance de ce projet, qui est certainement l'ouvrage des Arméniens conduits par les Jésuites ; mais il est vrai que la chose ayant réussi, ils lui conseillèrent de se mettre à couvert des suites, de s'en faire honneur, et qu'il le fit[92]. L'auteur du manuscrit, ajoute plus bas Taulès, est M. de Bonnac : il l'écrivait à la fin de son ambassade, c'est-à-dire vers 1724. — D'abord il est faux que M. de Bonnac l'ait écrit ; il n'est point de sa main ; les corrections faites sur ce manuscrit par une main différente de celle de l'écrivain, ne sont pas non plus de M. de Bonnac, comme nous nous en sommes convaincu de concert avec M. Fougère, en les confrontant minutieusement avec un autographe authentique du marquis de Bonnac ; il n'est point signé et ne porte non plus aucun titre qui indique véritablement l'origine qu'on lui attribue. Il nous semble que la pièce qui se trouve aux archives doit être le manuscrit même perdu, abandonné, dont parle Taulès. Nous trouvons en effet, à la page 60 de son ouvrage, une note où il s'exprime ainsi : J'ai mon titre, et je le garde soigneusement, quoiqu'on ait usé de quelque ruse pour m'engager à en faire don à M. de Vergennes ou aux affaires étrangères. Ce n'est donc pas dans tous les cas une pièce officielle adressée par l'ambassadeur à sa cour. Taulès dit dents une autre note, à la même page : J'en ai fait présent depuis à M. Dengosse, arrière-petit-fils du marquis de Bonnac. Il aura probablement ensuite été donné aux archives ou acheté par les soins des directeurs, et ce qui confirme cette supposition, c'est qu'il est relié dans un volume aux armes de Louis-Philippe, tandis que les dépêches que nous avons citées se trouvent placées sous la couleuvre tortillée en pal d'azur, insigne de Colbert. La présence de cette pièce dans les archives, ne démontre pas non plus son authenticité, car, M. Topin nous dit, en parlant d'un document qu'il repousse, et nous sommes vraiment heureux de nous trouver sur ce point d'accord avec lui : quant à la présence de ce document. Dans les archives des affaires étrangères, il n'y a point lieu de s'en étonner. Elle s'explique, d'anime la présence dans nos archives de tant d'autres documents, par la saisie de papiers de grands personnages faite après leur mort, ou, plus ordinairement encore, par l'envoi d'un des ambassadeurs français habitant le pays où circulaient des pièces apocryphes. Mais, le lien où elles se trouvent ne leur donne aucune authenticité. De tout temps, et aujourd'hui encore, les ambassadeurs envoient à leurs gouvernements la copie de mémoires anonymes, de pamphlets, de pièces diverses, qui reste jointe à leurs dépêches, mais à laquelle on ne saurait attribuer aucune valeur historique[93]. On ne saurait mieux dire, et M. Topin est souvent aussi heureux quand il se trouve sur son terrain, nous devons le reconnaître. Mais qui ne voit que ces observations si judicieuses s'appliquent avec bien plus de force à ce manuscrit perdu, abandonné, tombant on ne sait comment entre les mains de Taulès, sans titre et sans signature, ne présentant aucun signe d'authenticité, ne se trouvait pas aux archives du temps de M. de Vergennes, et finissant par y aborder enfin sans qu'on en ait conservé le souvenir ?

Hâtons-nous de le dire : M. Topin n'adopte pas la donnée fondamentale de ce manuscrit, l'enlèvement d'Avedick par les Arméniens et les Jésuites, qui est en contradiction manifeste avec les dépêches officielles qu'il a données ; cependant il retient quelque chose de ce document, le nom du P. Tarillon. C'est en effet la seule pièce où ce Père soit incriminé comme ayant participé à l'enlèvement d'Avedick. On s'explique, sans l'approuver, cette nouvelle distraction qui a bien son mérite. Tout le factum de M. Topin est dirigé contre les Jésuites, et il n'a pu saisir que deux noms propres, le P. Braconnier, nous avons vu avec quel succès, le P. Hyacinthe, dont nous ne tarderons pas à nous occuper ; il rencontre par hasard dans un document dépourvu d'authenticité, dont il rejette toutes les autres données, le nom du P. Tarillon, l'arrête avidement au passage, le cloue avec les deux autres au pilori qu'il croit leur dresser. Et nous n'inventons point : M. Topin ne nous cite à l'appui de ses dires au sujet du P. Tarillon, que le prétendu mémoire de M. de Bonnac[94]. Ajoutons à ce qui précède que ce même marquis de Bonnac parle du P. Tarillon dans une dépêche au roi, du 12 novembre 1716, que nous allons citer : Le P. Tarillon, jésuite, a étendu considérablement, à ce que j'aperçois, la mission de Salonich et de Scopolis : il y est nécessaire qu'il s'y tienne et que ses supérieurs ne l'envoient pas à Constantinople ; car les Arméniens qui l'ont soupçonné d'avoir eu part à l'enlèvement du patriarche Avedic, qui est mort en France, ne manqueroient pas de lui susciter quelque persécution s'il parroissoit encore dans cette ville, je l'ay déclaré à ses supérieurs et j'espère qu'ils y auront égard, d'autant plus qu'il s'emploie fort utilement dans l'endroit où il est, et qu'il est important pour le service de votre Majesté de faire oublier une entreprise aussy extraordinaire que celle de l'enlèvement d'un sujet du grand seigneur dans ses propres estats, qui fut conduitte par l'ambassadeur de Votre Majesté à l'instigation du P. Tarillon, à ce qu'on prétend[95]. M. Topin n'a point cité cette dépêche : nouvelle distraction à ajouter à tant d'autres qui, par un pur hasard, tendent toutes au même but. Non, M. de Bonnac n'a pas pu écrire le document apocryphe dont nous avons parlé ; autrement il aurait énoncé franchement dans sa dépêche officielle la part supposée du P. Tatillon à l'enlèvement d'Avedick, et elle aurait singulièrement corroboré les motifs qu'il allègue pour que le P. Tarillon, auquel il donne d'ailleurs des éloges, fût maintenu à Salonique. Il parle de soupçons vagues et il n'énonce qu'un fait, celui d'avoir été, encore à ce qu'on prétend, l'instigateur de la détermination de Ferriol. Nous retrouverons tout à l'heure ce prétendu instigateur sous la plume de Ferriol, et ce n'est point le P. Tarillon.

On n'a peut-être pas oublié la dépêche de Ferriol au Roi, du 1er Juin 1706, par laquelle il annonce à Louis XIV l'enlèvement d'Avedick. Dans cette dépêche il loue la diligence et l'activité du consul Bonnal, chargé de l'embarquement. Si le P. Tarillon a pris à cet embarquement la part que M. Topin lui attribue indûment, pourquoi Ferriol n'en parle-t-il pas ? A ses yeux ce serait un mérité, et l'on ne comprendrait pas cet oubli ; rien n'était plus facile que d'écrire : j'ai donné mes ordres au sieur Bonnal et au P. Tarillon, et ils s'en sont acquittés avec toute la diligence et l'habileté possible ; — on ne peut se figurer qu'il y eût manqué, si la complicité du P. Tarillon eût eu d'autres fondements que les préoccupations de M. Topin. Non, il est impossible d'impliquer sérieusement le P. Tarillon dans l'affaire d'Avedick ; nous en sommes bien fâché d'autant plus que cela nous impose la nécessité d'adresser une observation grave à M. Goumy, de la Revue de l'instruction publique. Nous avions félicité, on s'en souvient, M. Goumy, de la manière dont il avait rendu l'impression produite par la lecture du livre de M. Topin ; nous disions que c'était bien là ce qu'on ressentirait à première vue. Mais pourquoi un si heureux début est-il suivi d'une déplorable chute ? M. Goumy a contracté en effet la maladie de M. Topin. Nous avons constaté que par suite de ses préoccupations, ce dernier avait mal lu certaines dépêches, pourquoi faut-il que M. Goumy lise M. Topin si peu correctement ? M. Topin avait dit en parlant du P. Tavillon : Bonald, aidé du P. Tardieu, jésuite, a, selon les injonctions de Ferriol, frété ma petit bâtiment de commerce commandé par un Français qui reçoit l'ordre de se rendre à Marseille. Dès son arrivée à Chio, le chiaoux vendu livre le grand personnage confié à sa garde, et le représentant de Louis XIV, accompagné du jésuite Tarillon, s'empare du sujet du sultan et l'emprisonne sur le bâtiment français[96]. C'était déjà bien assez, et nous venons de prouver à M. Topin qu'il n'avait aucun droit d'impliquer dans cette affaire le P. Tarillon ; mais comment M. Goumy a-t-il lu Topin ? Voici ses paroles : Pendant la relâche, le patriarche est livré à cet agent, nommé Bonnal, qui l'embarque sur un navire frété ad hoc, et le confie à la garde sûre d'un jésuite nommé Tarrillon (sic). Ce misérable amène son prisonnier à Marseille[97]. Maintenant, nous voulons espérer que M. Goumy reconnaîtra ingénument sa distraction. Il a fait faire gratuitement au, P. Tarillon un terrible voyage et lui a donné une mission de confiance à laquelle M. Topin lui-même n'avait pas songé. Il voudra donc bien reconnaître, nous aimons à nous le persuader, l'erreur qu'il a commise, et surtout retirer cette épithète de misérable que rien n'autorise et dont a eu la triste pensée de flétrir sans raison un innocent.

Ainsi des trois jésuites nommés, le P. Braconnier est parfaitement innocent, puisqu'il n'a fait que soutenir les vrais principes de l'Église sur la communication avec les hérétiques ; il n'y a aucune raison sérieuse d'impliquer le P. Tarillon dans le fait que M. Topin lui impute sans preuve de quelque valeur. Reste à examiner l'affaire du P. Hyacinthe. C'est ici le triomphe de M. Topin. Écoutez plutôt : Ce fut lui, Ferriol, qui eut le triste honneur d'en concevoir le projet ; mais une dépêche accablante pour les missionnaires catholiques prouve jusqu'à l'évidence que leurs excitations entraînèrent Ferriol à croire cet acte indispensable, et que ne cessant pas d'exposer aux yeux de l'ambassadeur les prétendus dangers qu'offrait encore le patriarche exilé et impuissant, ils déterminèrent la résolution d'un enlèvement[98]. Et pour montrer qu'ici, aux yeux de M. Topin, il s'agit bien de Jésuites, rapprochons cette phrase d'une autre qui indique clairement sa pensée. Il s'est arrêté à discuter dans de longues pages la prétendue falsification du journal de Dujonca, attribuée au P. Griffet par le cerveau malade de Taulès afin d'étayer par cette audacieuse hypothèse son misérable système, et voici la conclusion magistrale de M. Topin. Il n'en est rien. Dans cet épisode douloureux du règne de Louis XIV, les jésuites n'ont leur part de responsabilité que par la pression qu'ils ont exercée sur Ferriol, et ils sont entièrement innocents du faux dont on les a accusés[99]. Qui, on ? Quels auteurs ont donc parlé de ce faux ? Taulès tout seul, au mépris de tout bon sens. Or, comme dans la dépêche accablante Ferriol nomme le seul P. Hyacinthe, le P. Hyacinthe est pour M. Tapin un vrai jésuite en chair et en os.

Gitons d'abord la dépêche accablante telle qu'elle est rapportée par M. Topin. Je me suis examiné avec attention, et si quelqu'un m'a porté à une résolution violente contre Avedick, je dirai que c'est le seul P. Hyacinthe qui m'exagérait tous les jours sa méchanceté et ses crimes[100]. Il fallait du reste que le Père. Hyacinthe eût une belle puissance d'imagination pour exagérer la méchanceté et les crimes d'Avedick ; nous avons fait connaître ce très-digne et très-ferme personnage, absolument dévoué aux intérêts.... de ses coreligionnaires[101], et nous confessons ingénument que nous serions embarrassé pour exagérer sa méchanceté et ses crimes.

Revenons donc à la dépêche accablante. Nous avouerons qu'elle nous surprit, lorsque nous la lûmes pour la première fois, non pas à cause du P. Hyacinthe, comme M. Topin pourrait se l'imaginer, mais parce qu'elle dérangeait nos idées sur Ferriol. Nous avons été le premier à reconnaître ce qu'il y avait d'excessif dans son caractère, mais nous nous plaisions à trouver en lui une sève chevaleresque, exubérante si l'on veut, au milieu de ses écarts, et la dépêche de M. Topin nous le montrait peu généreux. Il n'est pas délicat en effet de rejeter tout l'odieux sur le P. Hyacinthe, quand on n'en a rien dit dans les dépêches antérieures, et vraiment il semblait peu séant de l'incriminer seulement à cause des embarras qu'une démarche hasardeuse a créés. Dans cette perplexité nous avons eu recours à notre procédé infaillible : relire les dépêches après M. Topin. Voici donc la dépêche de Ferriol à Pontchartrain en date du 2 février 1708, dépêche d'où M. Topin a extrait avec son art particulier la phrase accablante. Je prens sur moy tout ce qu'on a fait contre Avedik et je pourrois en espérer quelque mérite devant Dieu d'avoir éloigné le persécuteur de son troupeau ; c'est moi seul qui l'ai entrepris, et je dois seul en porter la peine, si ma conduite est condamnée ; cependant comme il paroit que vous avez quelque soupçon que j'ay suivi un conseil étranger, je me suis examiné avec plus d'attention, et si quelqu'un m'a porté à une résolution violente contre Avedik, je diray qué c'est le seul P. Hyacinthe qui m'exagéroit tous les jours sa méchanceté et ses crimes[102]. Nous ne nous étions donc pis trompé, notre gentilhomme dauphinois ne se décharge pas sur un autre de la responsabilité qui lui incombe : je prends sur moi tout ce qu'on a fait, c'est moi seul qui l'ai entrepris, et je dois seul en porter la peine. Non, pauvre marquis de Ferriol, si indignement traité par M. Topin, vous aviez sans doute des défauts, — qui n'en a pas ? — mais vous étiez incapable d'une lâcheté, l'épée ou la plume à la main. Toutefois, ajoute-t-il, comme il paroit que vous avez quelque soupçon, je me suis examiné avec plus d'attention. C'est donc uniquement pour répondre aux soupçons manifestés par Pontchartrain, qu'il s'est examiné avec plus d'attention, et que le nom du P. Hyacinthe est venu au bout de sa plume.

Quel était donc ce P. Hyacinthe ? Un Jésuite instigateur de Ferriol dans toute l'affaire d'Avedick ? Voyons cependant.

1° Nous possédons la liste de tous les Jésuites français morts pendant le XVIIIe siècle. Point de P. Hyacinthe.

2° Mais le P. Hyacinthe ne serait-il pas un Jésuite étranger à la France appliqué aux missions du Levant ? Nous possédons dans nos archives de Paris la liste officielle de tous les Jésuites employés aux missions du Levant pendant l'ambassade de Ferriol. Point de Père qui porte le nom d'Hyacinthe comme nom de baptême ou comme nom de famille. Nous tenons ces deux documents à la disposition de M. Topin, quand il le voudra.

3° Nos lecteurs n'auront pas oublié, nous aimons à l'espérer, le supérieur des capucins de Péra, si indignement joué par Avedick. Nous n'avons pas alors indiqué son nom, nous nous réservions de le faire connaître à ce moment précis. Eh bien ! c'est le P. Hyacinthe ; l'historien arménien, Michel Tchamitche, le désigne formellement en toutes lettres. Faut-il être bien sévère pour ce bon religieux, victime d'une semblable rouerie, quand il en aurait conservé quelque souvenir ?

4° Enfin, M. Topin n'aimant que les pièces officielles, nous allons le servir à souhait. Il y a une certaine dépêche du marquis de Bonnac, du 12 novembre 1716, qu'il s'est bien gardé de citer, et à laquelle nous avons déjà fait un emprunt ; complétons notre citation : Il y a sept maisons de différents ordres dans cette ville qui sont toutes sous la protection de Votre Majesté, sçavoir : deux de capucins ; la première qui est jointe au palais de Votre Majesté, et qui en dessert la chapelle, a pour custode[103] le PÈRE HYACINTHE de Paris, qui est un ancien missionnaire fort zélé, mais auquel un long séjour dans ce pays a appris la discrétion avec laquelle il faut s'y conduire.

Tout cela est péremptoire : le P. Hyacinthe N'ÉTAIT PAS JÉSUITE.

Ainsi donc, des trois Jésuites incriminés nommément par M. Topin le premier, le P. Braconnier, est irréprochable au point de vue des lois de l'Église ; le second, le P. Tarillon, est accusé sans preuve d'une complicité imaginaire ; le troisième, le P. Hyacinthe, est un CAPUCIN.

Magnifique résultat ! et comme il était logique, pour ne rien dire de plus et ne pas employer envers M. Topin les expressions violentes dont est prodigue à notre égard, comme il était logique d'invectiver pendant trente-cinq longues pages contre les Jésuites !

Résumons donc en quelques mots cette longue étude : M. Topin, sans autre raison que ses préventions, a introduit l'histoire d'Avedick dans un travail où elle était parfaitement déplacée, puisqu'en dernière analyse l'opinion qui voit en lui le masque de fer n'a d'autre soutien que Taulès, et nous savons sur quelles misérables calomnies celui-ci a prétendu appuyer son système : il a fait d'Avedick une victime innocente, et de Ferriol un monstre ; tandis que la vérité est que le premier fut un misérable tant qu'il habita l'Orient, et qu'on n'a à reprocher au second qu'un caractère un peu excessif, relevé toutefois par de belles et grandes qualités. Nous désirerions qu'un diplomate entreprit de nous faire connaître la vraie physionomie de cet ambassadeur de Louis XIV ; car les anecdotes réunies avec tant de bonheur par M. Topin, qui semble prendre un plaisir peu français à charger un compatriote pour élever aux nues l'innocent Avedick, sont presque toutes tirées de ce fameux mémoire attribué à M. de Bonnac, dépourvu, nous l'avons vu, de toute authenticité.

Et cette tâche que M. Topin s'est bénévolement imposée, le dénigrement systématique de Louis XIV et de Ferriol, de l'Église catholique et des Jésuites, en même temps que l'exaltation dés schismatiques, et surtout du grand patriarche Avedick, se poursuit pendant trente-cinq longues pages au milieu d'un pêle-mêle d'erreurs de tout genre, de dépêches supprimées, tronquées, mal comprises ! Nous avons présenté de nombreux spécimens de tout ce que nous avançons dans cette récapitulation, et nous ne serions pas embarrassé d'en trouver davantage. Nous ne voulons pas cependant prononcer le mot de mauvaise foi ; considérons tout cela comme des distractions un peu nombreuses, un peu fortes, il est vrai, et n'allons pas plus loin.

 

L. TURQUAND.

 

 

 



[1] Nous continuerons à nommer Avedick patriarche, à l'exemple de M. Topin qui du reste ne fait en cela que suivre les pièces officielles. Nous ferons remarquer cependant que les Arméniens n'ont jamais eu de Patriarche proprement dit résidant à Constantinople. Le grand patriarche d'Arménie, nommé aussi Patriarche des colombes, est celui d'Echmiadzin : il y a encore des patriarches à Sis dans la Cilicie, à Agthamar, petite ville située au milieu du lac de Van, dans une lie du même nom, et enfin à Jérusalem. Il n'y a en réalité à Constantinople qu'un archevêque arménien, qui a pris le titre de patriarche, afin de s'égaler de tous points au Patriarche grec. Mais il n'a de juridiction spirituelle que sur la ville impériale. (M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, IIe partie, p. 274-278. Lettres édifiantes. Mém. du Levant, t. III. Lettre du P. Monier au P. Fleuriau, passim.)

[2] Biographie universelle de Michaud, suppl. t. LXXXIII, art. Taulès.

[3] Correspondant, 10 juin, p. 810.

[4] Correspondant, 10 juin, p. 810.

[5] Correspondant, 10 juin, p. 809.

[6] M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, 2e partie, p. 2Z6.

[7] Hammer, Hist. de l'empire ottoman, trad. de M. Dechez, t. III, liv. LXII, p. 334. Paris. Parent-Desbarres, 1842.

[8] Louis-Henri de Gondrin avait été élève des Jésuites. Entré dans l'état ecclésiastique, il avait le plus grand désir d'être nommé coadjuteur de son oncle maternel, Octave de Bellegarde, archevêque de Sens. Le vieillard refusait : Gondrin s'adresse à ses anciens maîtres, les priant d'agir dans ce sens auprès de lui.  Vous ne le connaissez pas comme moi, répondit le vénérable archevêque, et puis il finit par se rendre à leurs instances. A peine Louis-Henri de Gondrin eut-il succédé à son oncle, qu'il se montra l'un des plus fougueux coryphées du jansénisme, et persécuta à toute outrance ses anciens maîtres et ses bienfaiteurs.

[9] Correspondant, 10 juin, p. 829.

[10] Correspondant, 10 juin, p. 829-835. Six pages pour réfuter de semblables bagatelles, c'est vraiment un peu long.

[11] Toutefois il conserva un reste de prudence diplomatique. Tant qu'il vécut, son pamphlet demeura en portefeuille : ce ne fut que quelques années après sa mort, suivant l'expression du biographe anonyme qui nous a donné sur lui quelques détails en tête de L'homme au masque de fer, que cette triste production vit le jour. C'était en 1825, date fameuse par l'éclosion presque spontanée de tant de libelles calomnieux contre la Compagnie. Il est remarquable, dit l'éditeur de Taulès dans sa préface, p. VII, que cette révélation faite au public au moment où le rétablissement des Jésuites alarme tant de bons esprits, est un nouvel acte d'accusation contre cette société célèbre. Bien remarquable, en effet !

[12] L'homme au masque de fer, p. XII.

[13] Correspondant, 10 juin, p. 828.

[14] L'homme au masque de fer, p. XIX. Notons pour mémoire que ceci se publiait en 1825 et qu'il importait d'insinuer que Taulès était un royaliste de vieille souche.

[15] L'homme au masque de fer, p. 203.

[16] Biographie universelle de Michaud, t. LXXXIII, art. Taulès.

[17] L'homme au masque de fer, p. XVIII.

[18] Études religieuses, historiques et littéraires, juillet 1869, p. 142.

[19] Correspondant, 10 juin, les empiètements de Rome et les exigences des Jésuites, p. 819.

[20] Qu'il y ait eu ou non une certaine espièglerie dans l'insertion de cet article, toujours est-il que M. Topin s'en est permis une autre d'un goût beaucoup plus douteux. Une certaine gravelure ne lui déplaît pas, du moins dans ses notes. Ainsi dans l'article que nous examinons p. 813, n. 3, il donne comme de Saint-Simon une note sur la famille de Ferriol, à laquelle il a ajouté de son cru certains traits de haut goût. Dans l'article du 25 février, toujours sur le masque de fer, p. 603, n. 2 et 3, il cite deux dépêches italiennes où la crudité la plus révoltante le dispute à l'invraisemblance. Or, le Correspondant figure dans les salons d'un grand nombre de familles chrétiennes. Peut-on exposer des enfants, des jeunes filles à lire des horreurs aussi dégoûtantes ? Nous connaissons pour notre part de respectables mères de famille qui ont dû faire dispersive les numéros où se trouvaient ces joyeusetés rabelaisiennes. Mais c'est de l'italien, dira-t-on ? comme si la connaissance de la langue italienne était si rare parmi nous, comme si le français et le latin n'en donnaient pas suffisamment la clé. Si c'était encore de l'arménien !

[21] Correspondant, 10 juin, p. 817.

[22] Correspondant, 10 juin, p. 817.

[23] Correspondant, 10 juin, p. 817.

[24] M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, 2e partie, p. 2535.

[25] Rohrbacher, Hist. universelle de l'église catholique, passim. Lettres édifiantes. Mém. du Levant, t. III. Lettre du P. Monier au P. Fleuriau.

[26] Correspondant, 10 juin, p. 848, n. 2.

[27] Correspondant, 10 juin, p. 848.

[28] P. 812.

[29] P. 819.

[30] P. 820.

[31] P. 822.

[32] P. 822.

[33] Revue de l'instruction publique, 24 juin 1869, p. 194.

[34] Revue de l'instruction publique, 24 juin 1869, p. 194.

[35] M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, p. 255.

[36] Lettres édifiantes. Mém. du Levant, t. III. Mémoire de la mission d'Erzeron (sic).

[37] Ferriol à Torcy, 6 janvier 1709. Archives des affaires étrangères.

[38] Correspondant, 10 juin, p. 821.

[39] Correspondant, 10 juin, p. 832.

[40] Michel Tichamitche, Histoire universelle de l'Arménie, 3 in-4°. Venise, 1785. Edition Mekhitariste, t. III, l. VI, c. XLI, p. 732-769, en arménien.

[41] M. Eugène Boré, Le couvent de Saint-Lazare à Venise, ou histoire succincts de l'ordre des Mekhitaristes arméniens, p. 87.

[42] Saint Lazare de Venise est le chef d'ordre des Mekhitaristes.

[43] Correspondant, 10 juin, p. 821.

[44] Ferriol au cardinal de Janson, 10 avril 1692. Archives des affaires étrangères. Castagnères était, on ne l'a pas oublié, le prédécesseur de Ferriol, et lui aussi jugeait l'exil d'Avedick nécessaire, ce que M. Topin s'est bien gardé de noter. Castagnères connaissait Avedick par la persécution d'Erzeroum.

[45] Correspondant, 10 juin, p. 809.

[46] Ferriol à Torcy, 6 janvier 1709. Archives des affaires étrangères.

[47] Même dépêche.

[48] Ce nom, obscur alors, est devenu grandement célèbre plus tard. Mekhithar est le fondateur de cette congrégation de religieux arméniens catholiques qui a donné à l'Église tant de saints missionnaires et de remarquables savants. On doit aux Mekhitaristes cette renaissance de la littérature arménienne qui jette un si vif éclat et dont le couvent de Saint-Lazare à Venise est le foyer principal. Paris a le bonheur de posséder une colonie de ces religieux aussi modestes que capables ; ce sont eux qui dirigent le collège Moorat, 12, rue Monsieur.

[49] Bonnac au roi, 12 novembre 1746. Archives des affaires étrangères.

[50] M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, p. 253.

[51] Nous espérions pouvoir mettre cette fameuse lettre sous les yeux de nos lecteurs. Nous en avons fait demander la copie à Saint-Lazare de Venise où se conserve l'original, mais elle ne nous est pas encore parvenue.

[52] On trouve dans la Biographie universelle de Michaud, article Mekhithar, les traits principaux de la persécution d'Avedick qui y est nommé positivement. M. Eugène Boré, dans sa notice sur le couvent de Saint-Lazare, parle bien des persécutions que Mekhithar eut à endurer de la part des schismatiques, mais ne nomme pas Avedick, p. 19-23.

[53] Si M. Topin était étonné de ce singulier usage de l'excommunication, il trouvera dans les Lettres sur la Turquie de M. Ubicini des détails incroyables sur la fréquence des excommunications parmi ses chers schismatiques. Que ne sont-ils catholiques ? on verrait alors des flots d'une généreuse indignation s'élancer de sa poitrine oppressée par la passion de la Vérité.

[54] Correspondant, 10 juin, p. 822-823.

[55] Correspondant, 10 juin, p. 822-823.

[56] Correspondant, 10 juin, p. 823.

[57] Ferriol à Pontchartrain, 12 juin 1704. Archives des affaires étrangères.

[58] Ferriol à Pontchartrain, 16 décembre 1704. Archives da affaires étrangères.

[59] Correspondant, 10 juin, p. 824.

[60] Correspondant, 10 juin, p. 824.

[61] Dépêches citées par M. Topin, p. 825.

[62] Correspondant, 10 juin, p. 825.

[63] Ferriol à Pontchartrain, 21 décembre 1702. Archives des affaires étrangères.

[64] M. Topin, p. 825.

[65] Correspondant, 10 juin, p. 826.

[66] Ferriol au roi, 1er juin 1706. Archives des affaires étrangères.

[67] Correspondant, 10 juin, p. 825.

[68] Mémoires du duc de Saint-Simon, édition Chéruel, t. IV, p. 254.

[69] Correspondant, 10 juin, p. 843.

[70] Correspondance administrative de Louis XIV, t. IV, p. 268.

[71] Déclaration authentique, etc. Archives des affaires étrangères.

[72] Déclaration authentique, etc. Archives des affaires étrangères.

[73] Correspondant, 10 juin, p. 843.

[74] Déclaration authentique.

[75] Correspondant, 10 juin, p. 819-820.

[76] Bonnac au roi, 12 novembre 1746. Archives des affaires étrangères.

[77] Correspondant, 10 juin, p. 838, n. 4.

[78] Correspondant, 10 juin, p. 815.

[79] Instructions du roi su sieur de Ferriol, 28 mai 1699. Archive des affaires étrangères.

[80] Omnibus omnis Deus sum, ut omnes facerem salvos. I Cor., IX, 22.

[81] Abel Rémusat, Mélanges asiatiques.

[82] M. Topin, p. 820.

[83] M. Topin, p. 818.

[84] Lettres édifiantes. Mémoires du Levant, t. III, p. 144.

[85] Lettre de Ferriol au P. Fleuriau, 4 novembre 1704. Archives des affaires étrangères.

[86] Lettre de Ferriol au P. Fleuriau, 4 novembre 1704. Archives des affaires étrangères.

[87] Correspondant, 10 juin, p. 829-830.

[88] Lettre de Ferriol au P. Fleurieu déjà citée.

[89] Ferriol à Torcy, 5 avril 1704. Archives des affaires étrangères.

[90] Cette mission a été confiée aux Pères français quelques années après le fait dont nous parlons.

[91] Taulès, L'homme au masque de fer, p. 19.

[92] Taulès, L'homme au masque de fer, p. 21.

[93] Topin, L'homme au masque de fer. Correspondant, 10 avril, p. 6, note.

[94] Correspondant, 10 juin, p. 826.

[95] Archives des affaires étrangères.

[96] Correspondant, 10 juin, p. 826.

[97] Revue de l'instruction publique, 24 juin 1869, p. 194.

[98] Correspondant, 10 juin, p. 825-826.

[99] Correspondant, 10 juin, p. 832.

[100] Correspondant, 10 juin, p. 825, n. 7.

[101] M. Goumy, Revue de l'instruction publique, loc. cit.

[102] Archives des affaires étrangères.

[103] Supérieur.