Conduite de Charles IV, duc de Mantoue, envers son ancien ministre. — Ses véritables sentiments à son égard. — Précautions particulières prescrites à Villebois et à Laprade pour les prisonniers laissés par Saint-Mars à Pignerol. — Changement dans la situation de Louis XIV en Italie. — Transfèrement des prisonniers de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite. — Instructions données au maréchal de Tessé. — Redoublement de la surveillance de Saint-Mars. — Mystère qui entoure les trois prisonniers. — Importance plus grande de l'un d'eux. — C'est lui qui a été l'Homme au masque de fer. Matthioly avait été laissé par Saint-Mars à Pignerol, et le long silence gardé sur lui par Louvois et Saint-Mars depuis le départ de celui-ci pour Exiles, reçoit de la sorte sa naturelle explication. Dès que j'eus acquis cette certitude, je recherchai dans les archives du ministère de la guerre toutes les dépêches adressées soit par Louis XIV, soit par le ministre, au sieur de Villebois, commandant du donjon ; puis au sieur de Laprade qui, après la mort de Villebois, arrivée en avril 1692, le remplaça dans ces fonctions. Or, non-seulement j'ai trouvé dans ces dépêches la confirmation de la présence de Matthioly à Pignerol, mais encore de nouvelles preuves des précautions toutes particulières dont les prisonniers laissés dans cette citadelle continuaient à être l'objet. On s'est souvent demandé pourquoi et comment le duc de Mantoue est resté indifférent au sort de son ancien favori, et ne s'est pas enquis de lui auprès de Louis XIV, qu'il devait savoir seul en état de lui donner de ses nouvelles. Les dépêches de là cour de Mantoue publiées jusqu'ici, soit par Niort, soit par d'autres, ne renfermant pas le nom de Matthioly depuis le moment de son arrestation, on a expliqué ce silence par l'indifférence frivole du jeune duc ; et il faut reconnaître que cette explication était rendue très-vraisemblable par le caractère de ce prince. En outre, ce silence a contribué pour sa part à réduire de beaucoup l'importance du comte Matthioly, et l'on a dit bien des fois qu'elle ne peut pas être bien considérable, la situation d'un personnage qui disparaît soudainement sans que son maître songe tout au moins à s'informer de ce qu'il a pu devenir. Il n'en est rien. Si léger, si insouciant que fût Charles IV, il s'est préoccupé du sort de Matthioly ; mais, bien loin d'essayer de le délivrer, il redoutait comme un danger sa mise en liberté. En rompant en effet, par son abandon, le projet de cession de Casal, Matthioly n'avait pas seulement joué Louis XIV, mais encore profondément courroucé le duc de Mantoue, qu'il livrait ainsi aux récriminations ardentes et peut-être, plus tard, à la vengeance des autres princes italiens. Si Louis XIV ne l'eût pas fait enlever, Charles IV lui-même se serait chargé de ce soin, et aurait fait disparaître le témoin incommode de ses intrigues avec la cour de Versailles, l'agent qui avait débattu le prix de la vente d'une des clefs de l'Italie, le confident dont l'existence était un reproche, dont la parole était une accusation toujours menaçante, un témoignage précieux pour les ennemis du duc de Mantoue. M. de Mantoue, écrit, le 10 juin 1679, l'abbé d'Estrades à Pomponne, me témoigne de l'inquiétude sur ce que peut être devenu Matthioly, dont il blâme la conduite... Je luy mande sur Matthioly que bien que je ne sache point oit il est, et que depuis deux mois je n'en aye aucune nouvelle, je ne laisse point de l'assurer qu'il ne pourra point du tout traverser notre négociation, et qu'il n'en aura pas même le moindre soupçon ; qu'il peut se mettre l'esprit en repos de ce côté-là, et que je luy en donne ma parole[1]. Deux ans après, au moment de se rendre à Mantoue, auprès de Charles IV, afin de renouer le projet de cession, l'abbé Morel, ambassadeur de France, écrit de Turin à Louis XIV : Turin, 9 août 1681. Je ne doute pas qu'à mon retour à Mantoue, M. le duc ne me questionne sur la destinée de Matioly après l'exécution du traité. Peut-être serait-il à propos de me donner un mot d'information là-dessus. Et Louis XIV répond lui-même de manière à calmer les inquiétudes de Charles IV, mais toujours sans révéler le lieu de détention de Matthioly : Fontainebleau, du 21 août 1681. Je vous ay desjà fait sçavoir que vous pouvez assurer le duc de Mantoue que Mathioly ne sortira point du lieu où il est sans le consentement de ce prince ; et, s'il y a d'autres mesures à prendre pour sa satisfaction, vous m'en informerez. Sur ce, etc. Peut-on douter des vrais sentiments du duc de Mantoue en lisant la dépêche suivante ? L'ABBÉ MOREL À LOUIS XIV. Mantoue, 12 septembre 1681. M. le duc de Mantoue a appris avec beaucoup de joy et de sentiments d'une vive reconnaissance ce qu'il a plu à Votre Majesté m'ordonner de lui témoigner au sujet de Matthioli. Il avait dessein de m'en faire lui-même ce soir ses remercîments dans une audience qu'il me vouloit donner ; mais il m'a esté impossible, d'y aller, à cause d'un très-fâcheux rhumatisme sur le col qui me fait garder le lit depuis trois jours[2]. Cette joie de Charles IV, en apprenant qu'il n'a plus à redouter l'apparition de son complice, est tristement significative. Il pouvait traiter de nouveau avec Louis XIV, sans craindre que son ancien ministre, trop instruit n'allât. insister auprès des autres princes sur les conditions auxquelles un duc de Mantoue avait adhéré, en consentant à se placer sous l'entière dépendance du plus dangereux ennemi de l'Italie. Tout conspirait donc pour perpétuer la détention du malheureux ministre, et l'intérêt de Charles IV autant que l'orgueil de Louis XIV exigeaient que celui qui avait trompé l'un et humilié l'autre fût à jamais enlevé au monde. Il le fut. Avec quel mystère, avec quelle abondance de précautions et de soins minutieux, nous l'avons vu. Villebois fut chargé de le garder à Pignerol, après le départ de Saint-Mars pour Exiles. Pas une seule fois Villebois ne se sépare de son prisonnier. Le 22 mars 1682[3], saisi d'un scrupule analogue à ceux dont était souvent envahi Saint-Mars, Villebois demande au ministre à qui, s'il tombait malade, il devrait confier la garde de ses prisonniers. Et Louvois lui répond : À celui en lequel vous avez le plus de confiance. — Le roy trouve bon, écrit le ministre le 13 avril 1682, que vous prestiez aux prisonniers de lagarde desquels vous estes chargé les livres de dévotion qu'ils vous demandent, en prenant les précautions nécessaires pour que cela ne puisse servir à leur faire avoir des nouvelles[4]. — À l'esgard du prestre que les prisonniers demandent, lisons-nous dans une dépêche du 11 décembre 1683, je dois vous dire qu'il ne faut les faire confesser qu'une fois l'an[5]. — J'ay reçeu vostre lettre du 14 du mois passé, écrit Louvois le 1er mai 1684, par laquelle j'ay veu l'emportement qu'a eu le valet — il y avait ensuite de chambre, mais ces deux mots ont été effacés — du sieur Matthioly envers vous, et la manière dont vous l'en avez puni, laquelle l'on ne peut qu'approuver, et vous devez toujours en user de même en pareille occasion. — Le 26 novembre 1689, Louvois apprend que l'on est venu de nuict à une porte du bastion de Pignerol où sont les appartements des prisonniers, en intention d'y entrer, et il prescrit à Villebois de ne rien oublier pour essayer de descouvrir ceux qui l'ont fait[6]. Le 28 juillet 1692, au moment où le sieur de Laprade prend possession du commandement laissé vacant par la mort de Villebois, Barbezieux lui écrit qu'il ne sçauroit prendre trop de précautions pour la seureté des prisonniers de la garde desquels il est chargé. Les mêmes recommandations lui sont adressées le 31 octobre suivant[7]. Malgré ces précautions incessantes, malgré la vigilance dont il est l'objet, Matthioly essaye pourtant encore de donner de ses nouvelles, et ce n'est que sur les doublures de ses poches qu'il peut écrire quelques mots. Mais il est découvert, et le ministre mande à Laprade, le 27 décembre 1693 : Vous n'avez qu'à brusler ce qui vous reste des petits morceaux des poches sur lesquelles le nommé Matthioly et son homme ont escrit, et que vous avez trouvés dans la doublure de leurs justeaucorps où ils les avoient cachés[8]. Ce soin de faire disparaître tout ce qui pouvait révéler la présence de Matthioly à Pignerol devenait alors surtout fort nécessaire. Ce n'était plus seulement, comme en 1679, l'orgueil de Louis XIV qui exigeait que le plus grand mystère enveloppât l'existence de sa victime. Depuis lors, depuis l'époque de l'enlèvement, la face des choses avait changé en Italie : le roi de France n'y parlait plus en maître ; ses armées avaient cessé d'être constamment victorieuses, et il expiait son impolitique et inopportune intervention dans les affaires de la péninsule. Ce petit duc de Savoie que nous avons vu, douze années auparavant, se soumettre, en le maudissant, au joug de son impérieux voisin, était, en 1693, parvenu à exercer sur la marche des événements une influence bien plus grande que ne le comportait l'étendue de ses États. Ce prince avait réussi à contrebalancer la faiblesse de sa situation par sa duplicité dans le changement de ses alliances, par la dissimulation de son langage et son heureuse promptitude à saisir les circonstances favorables. Il n'avait pas cessé de préférer en politique les moyens habiles aux actes honnêtes, et il trompait tour à tour, et avec une égale perfidie, Louis XIV et les ennemis du roi de France. Louis XIV désirait la paix afin de porter tous ses efforts, toute son attention sur la succession d'Espagne, prête à s'ouvrir, et la paix dépendait presque uniquement de Victor-Amédée, d'abord si humble, longtemps si dédaigné, et qui prenait sa revanche. Nous sommes glorieux, et voulons nous servir de la nécessité où nous connaissons bien que le roi est de nous pour faire la paix générale, disait au comte de Tessé le marquis de Saint-Thomas[9], ministre de Savoie. Aussi n'était-ce plus seulement la restitution des conquêtes faites dans le Piémont et l'abandon de Casal que demandait Victor-Amédée, mais la possession de ce Pignerol, précieuse acquisition de Richelieu, ville française depuis soixante ans, et dont l'abandon, auquel finit par se résigner Louis XIV, fut une juste expiation de ses ambitieux projets d'agrandissement. Il avait voulu, possédant déjà une des clefs de l'Italie, acquérir l'autre, et tenir ainsi sous sa domination le duc de Savoie, resserré entre deux places formidables, et il était maintenant contraint de lui céder Pignerol et de retirer ses troupes de Casal. Matthioly, qui avait joué le principal rôle dans les premières négociations relatives à cette place, subit au fond de sa prison le contre-coup du revirement des affaires d'Italie ; car il fut l'un des trois prisonniers d'État que, le 19 mars 1694, le roi de France fit transférer de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite. Non pas que son nom ait été alors prononcé. Depuis la dépêche du 27 décembre 1695, concernant ce qu'il avait écrit sur les poches de son justaucorps, on cesse de le nommer. Plus que jamais, en effet, il importe de dissimuler à tous cette victime d'un audacieux et inexcusable attentat contre le droit des gens. Le mécontentement de l'Europe étant des plus vifs contre Louis XIV, et les intérêts de sa politique lui commandant de calmer à tout prix ce mécontentement si légitime, il était, alors surtout, essentiel de couvrir d'un impénétrable mystère une existence qui rappelait à la fois l'ambition menaçante, l'audace et aussi l'échec d'un grand roi. Aussi jamais peut-être, pour un voyage de cette nature, n'ont été imposées tant de minutieuses précautions. En même temps que Laprade recevait les instructions les plus circonstanciées et les plus précises au sujet du transfèrement, le marquis d'Herleville ; gouverneur de Pignerol, et le comte de Tessé, commandant les troupes françaises dans cette place, avaient l'ordre de pourvoir aux escortes et de donner tout l'argent nécessaire pour la dépense du voyage. Il était recommandé à Tessé de ne point chercher à savoir le nom des prisonniers et de rejeter absolument toute tentation de curiosité dangereuse[10]. La dépêche inédite suivante en est une preuve : LE MARÉCHAL DE TESSÉ À BARBEZIEUX Turin, 27 mars 1694 Je ne vous rends point compte de ce que vous me faites l'honneur de me mander de votre main à l'occasion des prisonniers du donjon, sinon que je me conduirai, suivant vos ordres et vos instructions, avec le dernier secret, une entière circonspection et toutes les mesures possibles pour la sureté de ces prisonniers, sans que de ma part j'ay seulement la tentation de la moindre petite curiosité[11]. Mais, si grandes qu'aient été les précautions prises, si réservés que se soient montrés depuis lors Barbezieux et Saint-Mars dans leurs dépêches, elles renferment quelques mots révélateurs, et le fil qui va nous permettre de suivre Matthioly jusqu'à sa mort, quelque fin qu'il soit, est néanmoins visible. Les prisonniers, remis par Laprade à Saint-Mars, étaient d'anciens détenus que celui-ci avait déjà gardés à Pignerol. Cela ressort jusqu'à l'évidence : 1° d'une dépêche du 11 janvier 1694, dans laquelle le ministre demande à Saint-Mars le nom d'un des prisonniers de Laprade, qui vient de mourir[12] ; 2° de la fin de la première dépêche annonçant à Saint-Mars la prochaine arrivée des détenus de Pignerol : Je ne vous en mande pas le nombre, persuadé que vous le sçavez[13] ; 5° de cette phrase significative que nous avons déjà extraite de la seconde dépêche relative à l'envoi ,de ces prisonniers : Vous sçavez qu'ils sont de plus de conséquence, au moins un, que ceux qui sont présentement aux îles ; vous devez, préférablement à eux, les mettre dans les lieux les plus sûrs[14]. Or, il est non moins indubitable qu'au moment de son départ de Pignerol pour Exiles, Saint-Mars, Fouquet étant mort et Lauzun mis en liberté, n'avait d'autre prisonnier considérable que Matthioly. Remarquons encore que c'est à Villebois qu'il en laisse la garde, à Villebois qui avait été, avec Catinat, chargé de la mission d'arrêter Matthioly sur la route de Turin[15]. Quand Villebois meurt, c'est un autre lieutenant de confiance de Saint-Mars, le sieur de Laprade, que l'on envoie des îles pour commander le donjon de Pignerol[16]. Saint-Mars — et c'est un point essentiel à constater — n'a donc pas cessé de connaître le sort de Matthioly, et ce sont ses lieutenants qui momentanément l'ont remplacé dans la garde de ce prisonnier. Nous avons montré, dans le chapitre qui précède, l'évidente obscurité de l'insignifiant prisonnier amené par Saint-Mars d'Exiles aux îles Sainte-Marguerite. Ses meubles et ses effets valent treize écus ; son gardien le quitte sans scrupule ; on le désigne sous le nom de merle. Pour lui rien que les précautions générales et propres à tous les détenus. Le nouveau prisonnier, de plus de conséquence que les autres, arrive aux îles. Depuis ce moment, Saint-Mars ne les quitte plus. Il imagine aussitôt de nouvelles mesures pour la sûreté de ses prisonniers, et, le 20 juillet 1694, le ministre les approuve[17]. C'est à cette époque que nous voyons apparaître dans les dépêches officielles le nom du sieur Favre, que la tradition la plus constante représente comme ayant été aumônier de la prison à l'époque où y était détenu le Masque de fer[18]. Barbezieux, qui jusqu'alors n'avait pas eu cette préoccupation, pense tout à coup à ce qui pourrait arriver si Saint-Mars tombait malade, et, avec une sollicitude inquiète, il lui demande aussitôt de quelle manière on aviserait le cas échéant[19]. Le 15 janvier 1696, nous trouvons une nouvelle dépêche de Barbezieux exprimant, au nom du roi et en son propre nom, la satisfaction éprouvée en apprenant les précautions prises[20]. Le 29 octobre 1696, le ministre fait envoyer de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite les serrures du donjon de Pignerol pour rendre plus sure encore la réclusion des détenus[21]. Mais voici une dépêche plus significative encore. On en avait d'abord révélé, puis contesté l'existence, et la critique historique avait fini par ne plus y croire et la rejeter. Elle existe cependant, et la voici intégralement reproduite : BARBEZIEUX À SAINT-MARS Versailles, le 17 novembre 1697. J'ay receu avec vostre lettre du 10 de ce mois la copie de celle que mons. de Pontchartrain vous a escrite concernant les prisonniers qui sont aux îles Sainte-Marguerite sur des ordres du roy signés de lui ou de feu mons. de Seignelay. Vous n'avez point d'autre conduite à tenir à l'esgard de tous ceux qui sont confiés à vostre garde que de continuer à veiller à leur seureté, sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'a fait vostre ancien prisonnier[22]. Ces mots : vostre ancien prisonnier, n'ont grammaticalement qu'un sens, à savoir : le prisonnier que vous aviez autrefois sous votre garde et qui de nouveau vous a été confié. Au surplus, si l'on doutait de ce sens, je ferais remarquer que cette phrase ne saurait nullement s'appliquer au prisonnier amené d'Exiles par Saint-Mars, car il est arrivé dans l'île en avril 1687. Or, comment pourrait-on admettre que les habitants de Sainte-Marguerite eussent attendu dix années pour se préoccuper de la cause de sa détention ? Cette curiosité investigatrice des habitants de l'ile, cet étonnement, source première de la légende qui s'est formée dans le pays, s'expliquent très-naturellement par l'arrivée des prisonniers de Pignerol, entourés d'une forte escorte, gardés par les hommes de confiance de Saint-Mars, placés , l'un du moins, dans la prison la plus sûre, et dont l'importance était attestée par les préparatifs, les réparations, les achats alors exécutés par Saint-Mars. Bien de saillant dans le traitement du prisonnier amené d'Exiles, rien qui pût exciter la surprise, et, dans tous les cas, certitude évidente que cette surprise se serait produite au moins dans les premières années de son séjour aux îles Sainte-Marguerite. Or Pignerol a. été rendu au duc de Savoie peu de temps après l'arrivée aux îles des nouveaux prisonniers. J'ai recherché durant les dix années (1698-1708) qui ont suivi le départ de Saint-Mars pour la Bastille, toutes les dépêches échangées entre Lamothe-Guérin, son successeur aux îles, et la cour de Versailles[23]. Aucune ne porte le nom de Matthioly ni ne fait mention d'un prisonnier important laissé par Saint-Mars. Matthioly était encore à Pignerol le 27 décembre 1693, quelques mois avant le transfèrement des trois prisonniers aux îles Sainte-Marguerite. Ils étaient tous d'anciens détenus, autrefois confiés à Saint-Mars. Celui-ci, nous l'avons vu, ignorait la cause de la détention de chacun d'eux, sauf de Matthioly. La conclusion logique de tout ce qui précède est que ces mots : Sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'a fait vostre ancien prisonnier s'appliquent à ce que le gouvernement de Versailles appelait la trahison de Matthioly. S'il est admis — et nous espérons qu'aucun doute à cet égard ne peut s'élever chez nos lecteurs, — s'il est admis que la dépêche du 17 novembre 1697 s'applique à Matthioly, le seul prisonnier, nous ne saurions trop le répéter, dont Saint-Mars connût la faute, l'identité de l'Homme au masque de fer est établie. En effet, le 1er mars 1698, Barbezieux propose à Saint-Mars sa nomination au gouvernement de la Bastille[24]. Saint-Mars accepte cette offre et, le 17 juin 1698, le ministre lui répond : BARBEZIEUX À SAINT-MARS. Versailles, le 17 juin 1698. J'ay esté longtemps sans respondre à la lettre que vous avez pris la peine de m'escrire le 8 du mois passé, parce que le roy ne m'a pas expliqué plus tôt ses intentions. Présentement je vous diray que Sa Majesté a veu avec plaisir que vous vous soyez déterminé à venir à la Bastille pour en estre gouverneur. Vous pouvez disposer toutes choses pour estre prest à partir lorsque je vous le manderay et amener avec vous en toute seureté vostre ancien prisonnier. Je suis convenu avec Mons. Saumery qu'il vous donneroit deux mil escus pour vostre dédommagement du transport de vos meubles. Le 19 juillet suivant, Barbezieux écrit de nouveau[25]. BARBEZIEUX À SAINT-MARS. Marly, le 19 juillet 1698. J'ay receu la lettre que vous avez pris la peine de m'escrire le 9 de ce mois. Le roy trouve bon que vous passiez des isles Sainte-Marguerite pour venir à la Bastille avec vostre ancien prisonnier, prenant vos précautions pour empescher qu'il ne soit veu ny conneu de personne. Vous pouvez escrire par avance au lieutenant de S. M. de ce chasteau de tenir une chambre preste pour pouvoir mettre ce prisonnier à vostre arrivée. Nous retrouvons donc, à ce moment si important où Saint-Mars va entreprendre son voyage à travers toute la France, nous retrouvons dans les deux dépêches qui lui sont envoyées à la veille de son départ pour la Bastille, ces mêmes mots caractéristiques : Vostre ancien prisonnier. Ce n'est pas tout. Ce que j'appellerai la concordance, l'adaptation entre le prisonnier qui a pénétré le 18 septembre 1698 à la Bastille, et Matthioly, est encore rendue plus complète, plus exacte par le seul des documents sur l'Homme au masque de fer, autre que les dépêches, que jusqu'à ce jour on ait admis sans conteste. Que porte, en effet, le journal de Dujonca, sinon ces mêmes mots : Du jeudi 18 de septembre, à trois heures après midy, monsieur de Saint-Mars, gouverneur du chasteau de la Bastille, est arrivé pour sa première entrée, venant de son gouvernement des îles Sainte-Marguerite-Saint-Honorat, aient mené avecque lui dans sa litière un ensien prisonnie qu'il avet à Pignerol. À la Bastille, on le nomme seulement le prisonnier de Provence[26], parce que c'est en Provence qu'il a été confié à Saint-Mars, et Dujonca n'est pas moins exact en le qualifiant d'ancien prisonnier de Pignerol, puisque Matthioly avait été durant deux années à Pignerol, sous la garde de Saint-Mars. De tous les détenus dont Saint-Mars a été le gardien, Matthioly est donc le seul qui rende conciliables les deux traits, en apparence contradictoires, de l'Homme au masque de fer, qu'une certaine tradition représente comme ayant été amené à Saint-Mars aux îles, et que des documents incontestables montrent ayant été aussi enfermé à Pignerol. L'erreur générale a été de vouloir faire aller le Masque de fer de Pignerol à Exiles, dont le nom n'a jamais été prononcé par Dujonca, et de ne pas assez tenir compte de ce fait que la tradition, aussi bien que les rares documents contemporains, n'assignent que trois prisons, et non quatre, au mystérieux détenu : Pignerol, les îles Sainte-Marguerite et la Bastille. |
[1] Dépêche inédite d'Estrades à Pomponne, du 10 juin 1679. (Affaires étrangères. Savoie, 68.)
[2] Trois dépêches inédites. (Archives des affaires étrangères. Mantoue, 15.)
[3] Dépêche inédite de Louvois à Villebois, du 30 mars 1682. (Archives du ministère de la guerre.)
[4] Dépêche inédite de Louvois à Villebois, du 13 avril 1682. (Archives du ministère de la guerre.)
[5] Dépêche inédite de Louvois à Villebois, du 11 décembre 1683. (Archives du ministère de la guerre.)
[6] Dépêches inédites de Louvois à Villebois, des 1er mai 1684 et 26 novembre 1689.
[7] Dépêche inédite de Barbezieux à Laprade, du 28 juillet 1692.
[8] Dépêche inédite de Barbezieux à Laprade, du 27 décembre 1693.
[9] Lettre de Tessé à Barbezieux, décembre 1693. (Archives de la guerre, 1271.) Donnée par M. Rousset, t. IV, p, 531.
[10] Dépêches inédites de Barbezieux à Laprade, du 20 mars 1691, et de Louis XIV au marquis d'Herleville, du 19 mars 1694.
[11] Dépêche inédite du maréchal de Tessé à Barbezieux, du 27 mars 1691. (Archives du ministère de la guerre.)
[12] Le sieur de Laprade, mande le 11 janvier 1694 Barbezieux à Saint-Mars, le sieur de Laprade, à qui le roy a confié la garde des prisonniers qui sont détenus par ordre de S. N. dans le donjon de Pignerol, m'escrit que le plus ancien est mort, et qu'il n'en sçait pas le nom. Comme je ne doute pas que vous ne vous en souveniez, je vous prie de me le mander en chiffre. Le plus ancien était Eustache d'Auger, incarcéré, nous l'avons vu, en 1669. Dans tous les cas, ce ne pouvait être Matthioly, puisque nous avons donné, quelques pages plus haut, une dépêche de Laprade, du 27 décembre 1693, dans laquelle il cite son nom, à propos de ce qui avait été écrit sur les doublures de son justaucorps. Or, comment aurait-il songé à demander, en janvier 1694, le nom d'un prisonnier qu'il connaissait en décembre 1693 ?
[13] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 26 février 1694.
[14] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 20 mars 1694.
[15] Dépêche de Catinat à Louvois, du 3 mai 1679, — Donnée par Delort, p. 212.
[16] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 5 mai 1692. (Archives de la guerre.)
[17] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 20 juillet 1694. (Archives de la guerre.)
[18] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 5 décembre 1694. (Archives de la guerre.)
[19] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 20 décembre 1695. (Archives de la guerre.)
[20] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 15 janvier 1696.
[21] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 29 octobre 1696.
[22] Archives du ministère de la guerre. Je l'ai delà donnée dans le chapitre V.
[23] J'ai lu une à une, et de 1698 à 1708, toutes les dépêches adressées par les ministres Chamillart et Voysin (successeurs de Barbezieux au ministère de la guerre) à Lamothe-Guérin, et rien n'y rappelle Matthioly.
[24] Dépêche inédite de Barbezieux à Saint-Mars, du 1er mars 1698. La voici intégralement reproduite :
À Versailles, le premier mars
1698,
Je commence par vous faire mon
compliment sur la mort de voire beau-frère dont vous ne doutez point que par
ses services et l'amitié que j'avais pour lui je ne sois très-fasché.
Je vous escris aussi pour la
proposition d'eschanger votre gouvernement des Isles Sainte-Marguerite contre
celuy de la Bastille. La responce que vous lui avez faicte m'a esté remise
depuis sa mort. Le revenu de ce gouvernement consiste sur les estais du roy en
15,168 livres, outre deux mille autres que M. Bezemaux retirait des boutiques
qui sout autour de la Bastille et bateaux du passage qui dépend du gouvernent'.
Il est vray que sur cela M. Bezemaux estait obligé de payer un nombre de sergents et de soldats pour la garde des prisonniers à son service, mais vous sçavez par ce que vous retirez de vostre compagnie à quoy ces despenses montent. Après vous avoir fait une énumération de ce que vaut ce gouvernement, je vous diray que c'est à vous à connaître vos intérêts, que le roy ne vous force point à l'accepter, s'il ne vous convient pas, et en même temps je ne doute point que vous ne regardiez sous compte le profict qui se fait ordinairement sur ce que le roy donne pour l'entretien des prisonniers, lequel profict peut devenir considérable. Il y a encore le plaisir d'estre à Paris avec sa famille et ses amis au lieu d'estre confiné au bout du royaume. Si je puis vous dire mon sentiment, cela me paraît fort avantageux et je croy que vous ne perdriez pas à l'eschange pour toutes les raisons ci-dessus. Je vous prie cependant de me mander sur cela naturellement votre advis. (Archives du ministère de la guerre.)
[25] Dépêches inédites de Barbezieux à Saint-Mars, des 17 juin et 19 juillet 1698. J'ai déjà donné une partie de celle du 19 juillet dans le chapitre XIII.
[26] Le comte de Pontchartrain à Saint-Mars, le 5 novembre 1698 : Le roy trouve bon que vostre prisonnier de Provence se confesse et communie toutes les fois que vous le jugerez à propos.