Avedick est d'abord enfermé dans les prisons de l'Arsenal. — De Marseille il est conduit au mont Saint-Michel. — Description du mont Saint-Michel. — Traitements auxquels est soumis Avedick. — Ses vaines protestations contre un tel abus de la force. — Émotion universelle excitée dans tout l'Orient. — Plaintes du divan. — Impudence de Ferriol. — Terribles représailles exercées sur les catholiques. — Les faux Avedick. — Expédients auxquels est réduit Ferriol. — Inquiétudes de la cour de Rome. — Duplicité du gouvernement de Louis XIV. — Avedick est transféré à la Bastille. — Suggestions dont il est l'objet. — Il abjure et est rendu à la liberté. — Il meurt à Paris rue Férou. — Acte mensonger dressé à propos de cette mort. — Parts de responsabilité qui incombent à chacun des auteurs de l'enlèvement. Ce n'est point à Marseille qu'Avedick fut retenu
prisonnier, ni à Messine, ni aux îles Sainte-Marguerite, comme on l'a dit,
qu'il fut envoyé, puis détenu. Louis XIV était trop prudent, et sa vigilance
trop en éveil, pour laisser dans un port de la Méditerranée un personnage que
ses coreligionnaires, soutenus par la Porte ottomane, réclamaient
énergiquement et recherchaient avec une inquiète sollicitude. Dès que le
gouvernement de Louis XIV eut été instruit du retentissement qu'avait eu en
Orient la disparition du grand patriarche, un exempt fut envoyé à Marseille,
à M. de Montmor, intendant des galères, pour retirer Avedick des prisons de
l'Arsenal, et le conduire sous bonne et seure garde,
à l'autre extrémité de la France. En même temps, on enjoignait à tous gouverneurs, maires, syndics et autres officiers de
donner à l'exempt toute protection, secours et main-forte en cas de besoin[1], précaution bien
inutile envers l'inoffensif et faible vieillard. Près de l'ancienne limite de la Bretagne et de la Normandie[2], s'élève un rocher étroit environné de tous côtés par la mer, ou par des sables mouvants laissés à découvert par la mer lorsqu'elle se retire à chaque marée. Ces sables, qui s'étendent jusqu'à la terre ferme sur une longueur de trois mille mètres, sont rendus fort dangereux à traverser par l'embouchure de plusieurs cours d'eau[3]. Sur ce rocher, empreint d'une sauvage grandeur, quelques moines avaient, dés le huitième siècle[4], construit un monastère où ils vivaient isolés du reste du monde, dont les séparaient tantôt de vastes grèves sablonneuses, tantôt l'eau de la mer aux retours réguliers, mais rapides. C'est là, c'est dans cette abbaye du mont Saint-Michel, occupée par des bénédictins se consacrant tour à tour au travail et à la prière, que fut conduit le grand patriarche des Arméniens. Le prieur de l'abbaye reçut l'ordre de garder étroitement le prisonnier qu'on lui amenait, sans permettre qu'il eût communication avec qui que ce soit, de vive voix n'y par escrit[5], précaution encore bien superflue à l'égard d'un Arménien dont personne ne connaissait la langue, qui ignorait la nôtre, et se trouvait au milieu de moines à qui, dès son arrivée, on apprit à le maudire. On leur présenta, en effet, comme un détestable persécuteur des catholiques[6] cet homme trois fois exilé, deux fois déposé par eux, arraché violemment de son pays, tantôt jeté sur les côtes de Syrie et enfermé dans un cachot où l'eau pénétrait, tantôt emmené sur une terre étrangère, à mille lieues de sa patrie, loin de laquelle il devait, durant cinq années, traîner une misérable existence, puis mourir. Objet d'horreur pour les moines, doublement exilé dans ce lieu d'exil, comme eux séparé du monde par des obstacles presque infranchissables, et séparé d'eux par la répulsion qu'il inspirait, plus malheureux encore que dans sa première prison, où du moins il respirait l'air de son pays, Avedick ne pouvait même plus conserver l'espérance d'être délivré. Cette consolante perspective, que lui avait permis d'entrevoir la rencontre de Spartaly à Gênes, il était maintenant contraint d'y renoncer ; car, en supposant que ses lettres fussent parvenues à la Porte ottomane[7], nul ne devait songer à venir le chercher sur une côte aussi éloignée et aussi déserte. Si loin que s'étendissent ses regards, il ne pouvait s'attendre à voir apparaître un vaisseau libérateur. Que la mer recouvrît les grèves, ou qu'elle s'en retirât, c'était la même affreuse solitude, le même morne silence rompu tour à tour par les mugissements des vagues venant frapper le rocher, ou par les chants paisibles et monotones des moines. Pendant dix mois il entendit leurs prières sans qu'il lui fut permis d'y prendre part, et il vécut dans l'isolement le plus absolu. Mais le 15 juillet 1707, Pontchartrain manda au prieur du mont Saint-Michel qu'il pouvait faire entendre la messe au prisonnier, et même l'admettre à la confession. Le roy, ajoutait-il[8], ne prétend pas le priver des secours qu'il pourrait trouver dans ce sacrement, et Sa Majesté a seulement pensé que vous deviez, avant de l'y admettre, le faire examiner avec d'autant plus de soin qu'on pourrait craindre, par ce qui s'était passé, que sa dévotion n'était que feinte et apparente pour tromper, et engager à le garder avec moins d'attention. Crainte singulière d'une fuite impraticable en elle-même, et du reste impossible à prolonger longtemps dans un pays où tout lui était étranger et hostile ! Pontchartrain demanda au général des bénédictins, à Rome, d'envoyer au mont Saint-Michel un religieux instruit dans les langues orientales, et à qui l'on prescrirait la discrétion la plus absolue sur les confidences qu'il pourrait recevoir d'Ave-click hors de la confession[9], mais qui ne devaient pas être un secret pour le prieur chargé de les transmettre au ministre. C'est ainsi qu'on ne se contente pas de détenir la personne du patriarche : on essaye de pénétrer jusqu'au fond de son âme, afin de s'éclairer sur les véritables sentiments[10], et peut-être sur les projets du prisonnier. La première parole qu'il prononce et qui peut être comprise est une protestation de la raison contre la force. Qu'on me juge, dit-il[11], et que l'on me condamne à la peine que je mérite. Ou bien, si je suis innocent, que ce soit proclamé et que l'on me rende libre ! Il ne fut ni jugé ni rendu à la liberté ; et sa protestation, transmise par le prieur à Versailles, fut étouffée dans le cabinet de Pontchartrain. Il est vrai qu'à la même époque parvenaient au ministre les plus alarmantes nouvelles de Constantinople, et tant de la cour du Vatican que de l'ambassade française près de la Porte, les plus pressantes instances pour isoler et garder plus étroitement encore le prisonnier. Dès la nouvelle de sa disparition, les officiers du divan et le grand vizir lui-même, justement émus, avaient fait demander à Ferriol ce qu'était devenu Avedick. L'ambassadeur français répondit avec assurance qu'on ne lui avait pas donné ce personnage en garde, mais que sans doute le bâtiment sur lequel on l'avait embarqué pour l'envoyer en exil avait été pris par ces corsaires anglais ou hollandais que le Grand Seigneur tolérait jusqu'aux Dardanelles, au préjudice de ses douanes et des intérêts de sa souveraineté[12]. Cet essai de diversion ne réussit pas longtemps. Les Anglais et les Hollandais, interrogés à leur tour, n'ayant pu rien répondre de satisfaisant, le vizir fait donner la question au chiaoux qui a conduit Avedick à Chio, et, au milieu des tourments, lé malheureux avoue toute la vérité[13]. Aussitôt le vizir envoie solennellement le chiaoux-bachi à l'ambassade française pour réclamer Avedick, comme étant un sujet du Grand Seigneur. Le premier interprète du divan, Maurocordato, se présente quelques minutes après pour joindre ses instances à celles du chiaoux-bachi et demander le renvoi immédiat à Constantinople du personnage enlevé. La netteté et l'énergie de la demande ne troublent pas Ferriol, et, avec une grande présence d'esprit : J'ignore tout ce qui s'est passé, répond-il, et je ne puis vraiment m'en rapporter aux dépositions du chiaoux chargé de conduire Avedick. Il a déclaré, en revenant à Constantinople, qu'il a été pris par un corsaire. Qui m'assure que la seconde déposition, faite dans les tourments de la question, est plus certaine que la première ? D'ailleurs, si le capitaine français a emmené par la force Avedick en Italie ou en France, il sera puni. Mais ne se peut-il pas que l'ancien patriarche, craignant la mort dans son troisième exil, ait engagé le capitaine à le conduire dans un lieu de sûreté ? Peu satisfait de cette réponse, Maurocordato menace Ferriol, au nom du sultan, de persécutions générales contre les Arméniens catholiques. Si Avedick est en France, réplique Ferriol[14], j'écrirai, afin qu'on l'en fasse revenir. Mais le Grand Seigneur est le maître de ses sujets. Il peut faire mourir indifféremment tous les Arméniens sans qu'une telle menace me détermine à avouer ce que j'ignore. La menace fut exécutée, et les catholiques, dans le prétendu intérêt desquels Avedick avait été enlevé, furent l'objet d'affreuses vengeances. Un khatti-chérif ordonnant l'arrestation des principaux Arméniens du rit latin[15] ; parmi eux neuf échappant à la mort par l'apostasie et trois confessant intrépidement leur foi, et mourant martyrs près de la porte Pama-Capou[16] ; plusieurs Arméniens mis à la question et interrogés dans les tourments sur le sort d'Avedick[17] ; toute propagande interdite aux jésuites et l'imprimerie qu'ils ont fondée renversée ; les deux patriarches arméniens, qui ont autorisé à prêcher dans leurs églises les missionnaires catholiques, arrêtés et jetés au bagne ; un barat du sultan appelant de nouveau Avedick au grand patriarcat ; son vékil, ou lieutenant, Joanès, désigné pour remplir son intérim[18], et, dès son élévation au pouvoir, multipliant les mesures de rigueur et les proscriptions[19] ; tous les catholiques contraints de fuir ou de se cacher ; contre eux un déchaînement universel, parmi eux la désolation et la ruine : telles furent à Constantinople et dans tout l'empire turc les immédiates et terribles conséquences de l'enlèvement d'Avedick. Tant il est vrai que la violence a toujours amené la violence, et qu'un abus de la force est tôt ou tard suivi de représailles que l'on déplore, mais que l'on ne peut entièrement flétrir, car elles ont sinon leur excuse, du moins leur explication dans une loi immuable, de tous les pays et de tous les temps ! L'exaspération contre les catholiques n'avait d'égale que l'affection profonde inspirée par leur infortunée victime. Dans toutes les églises, des prières étaient dites chaque soir pour son prompt retour. Un moment on croit qu'elles sont exaucées[20]. La nouvelle se répand à Constantinople qu'Avedick est à Rodosto, ville distante de trente lieues. Aussitôt quelques Arméniens courent à sa rencontre, afin de le ramener en triomphe. Mais ils ne trouvent qu'un imposteur qui a réussi à tromper un très-grand nombre de schismatiques et à réunir, en aumônes, une somme considérable, en exploitant l'enthousiasme partout excité par le nom seul du grand-patriarche[21]. Tout ce qui intéresse le sort de ce chef aimé est recueilli avec avidité et accepté avec une crédule, mais touchante confiance. Un jour un Arménien assure l'avoir vu en Hollande, et reçoit un magnifique présent pour cette heureuse nouvelle, puis disparaît avant qu'on ait reconnu qu'elle est fausse[22]. Plus tard deux Turcs esclaves, qui arrivent de Malte, affirment qu'Avedick s'y trouve et y est détenu. Ils parviennent par cet artifice à faire payer leurs rançons, et le faux avis, qu'ils ont apporté, n'étant pas dénué de vraisemblance, détermine deux riches Arméniens à fréter un bâtiment et à aller à Malte, afin d'y réclamer le prisonnier. Ferriol, sommé par eux de leur donner une lettre de recommandation, et pour Malte et pour Rome, où ils devaient continuer leurs recherches, le fait ostensiblement. Mais, en secret, il expédie, par une autre voie, au cardinal de la Trémouille, ambassadeur de France près du Saint-Siège, une dépêche particulière[23] dans laquelle sont recommandées la plus grande circonspection, et une surveillance incessante à exercer sur les deux Arméniens. A l'égard du divan, dont les instances continuent à être nettes et fermes, Ferriol, réduit aux expédients, imagine des ruses toujours nouvelles pour apaiser les ressentiments du grand vizir[24]. Tantôt il promet d'envoyer à la recherche d'Avedick un des officiers de l'ambassade. Tantôt le bruit s'étant répandu que celui-ci est détenu à Messine, il s'engage à supplier le roi de France de demander à son petit-fils, Philippe V, roi d'Espagne, la liberté et le renvoi du grand-patriarche[25]. Mais toujours il affirme qu'il est resté étranger à l'enlèvement et qu'il ignore d'une manière absolue le lieu où se trouve Avedick. Sur ce dernier point, mais en cela sen-ment, il était sincère. Le gouvernement de Louis XIV avait caché, même à son représentant à Constantinople, l'envoi du prisonnier au mont Saint-Michel, et Ferriol, très-instruit des moindres circonstances du transport d'Avedick à Marseille, avait été prudemment laissé dans l'ignorance la plus complète des décisions ultérieures. Mais, s'il ne les a pas connues, du moins les a-t-il inspirées par son insistance haineuse, par son acharnement à poursuivre son ennemi jusque dans sa chute la plus profonde et la plus irrémédiable. Il veut bien ne pas demander la mort du pécheur, dit-il, mais il faut qu'il fasse pénitence, et que jamais il ne soit mis en liberté. — Si Avedick est dans les prisons du Saint-Office, lisons-nous dans une autre dépêche, il n'en sortira jamais. S'il est en France, je vous supplie d'ordonner de le faire mettre dans une chambre noire, d'où il ne voie jamais le jour. — Quelque pénitence, dit-il ailleurs, qu'il puisse faire de ses crimes et de la persécution qu'il a faite aux Latins, elle ne saurait jamais être assez grande[26]. De Borne aussi parvenaient à Louis XIV les instances les
plus vives, les recommandations les plus pressantes de
resserrer encore davantage le prisonnier[27]. Deux fois le
ministre des relations extérieures, le marquis de Torcy, chargeait le
cardinal de la Trémouille de dissiper les inquiétudes de la congrégation du Saint-Office.
Les ordres ont été renouvelés, écrivait
Torcy, pour redoubler l'attention et la
surveillance. Il n'est vu que par celuy qui luy sert à manger. Ils ne
s'expliquent que par signes, et, lorsqu'il entend la messe, les festes et les
dimanches, on le met dans un lieu séparé. En même temps[28], le ministre
apprenait au cardinal que les Arméniens, venus à Marseille, en étaient
repartis sans avoir pu trouver les traces d'Avedick. Nous
avons su, ajoutait-il[29], que le valet du patriarche va se rendre de Livourne en
France, afin de rechercher lui aussi ce qu'est devenu son maître. Mais, dès
son arrivée, il sera arrêté et retenu dans une étroite prison. Ces
dépêches étaient, on le voit, de nature à rassurer entièrement le Saint-Office[30], et Louis XIV se
montrait gardien aussi vigilant de la personne d'Avedick qu'il avait été, par
son ambassadeur, auteur principal, et, dans ses dépêches, approbateur sans
réserve de l'enlèvement. Il fit plus encore, et, s'engageant à son tour dans cette
voie de la duplicité où depuis longtemps l'avait devancé Ferriol, Louis XIV
manda à son représentant près de la Porte : Il nous
est impossible de satisfaire aux demandes du grand vizir au sujet d'Avedick.
Il n'est plus en état qu'on puisse le renvoyer vivant à Constantinople[31]. Louis XIV
ajoutait que la nouvelle de cette mort lui avait été
donnée, au moment où, pour être agréable au Grand Seigneur, il faisait
rechercher en Espagne et en Italie le patriarche, afin de le rendre à son
souverain légitime. Ce prisonnier, encore assez menaçant et redoutable du fond de son cachot pour que Rome, comme Versailles, s'inquiétassent ainsi de son sort, ce vieillard, objet de tant de préoccupations, et, dans tout le Levant, de regrets qu'il n'avait même pas la consolation de connaître, on ne le crut pas assez sûrement isolé par les grèves et la mer qui entourent le mont Saint-Michel. Les fossés, les lourdes portes et les tours de la Bastille furent jugés nécessaires. Le 18 décembre 1709, dit Dujonca dans son journal[32], est entré un prisonnier très-important duquel on ne dit pas le nom. C'était Avedick, dont la plupart des Arméniens pleuraient depuis longtemps la mort, annoncée par Louis XIV. Les mêmes recommandations qu'avait reçues le prieur du mont Saint-Michel furent faites à M. de Bernaville, gouverneur de la prison d'État, et on lui défendit de permettre la moindre communication entre son nouveau prisonnier et qui que ce fût[33]. Toutefois Louis XIV ne tarda pas à autoriser une exception à cette règle. Un projet, depuis longtemps caressé par le gouvernement du roi, et dont l'exécution devait à jamais mettre Avedick dans l'impossibilité de retourner à Constantinople, allait se réaliser. L'instruire dans la religion catholique, le déterminer à se soumettre à l'autorité du Saint-Siège, et le conduire ainsi à se décréditer à jamais auprès de ceux de ses coreligionnaires qui doutaient encore de sa mort, tel était le but pour la poursuite duquel un religieux avait été placé auprès du patriarche pendant les deux années de son séjour au mont Saint-Michel. A la Bastille, les suggestions devinrent plus pressantes, et on lui donna des livres arméniens[34], dans lesquels il apprit les doctrines catholiques, et put se convaincre combien était courte la distance qui séparait les Arméniens latins des schismatiques. Cette distance, il la franchit, et, le 22 septembre 1710, il abjura entre les mains du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, par un acte écrit dans la langue arménienne, et dont les trois traductions latines furent remises l'une au cardinal, l'autre au ministre des relations extérieures et la troisième à Avedick lui-même[35]. Quelques jours après il était ordonné prêtre dans l'église Notre-Dame. Cette abjuration était pour lui le seul moyen de recouvrer la liberté, et Avedick, abattu par tant d'orages, céda, après cinq années de dure captivité, au naturel désir de respirer un air libre durant le peu d'années qui lui restaient à vivre. Dans les premiers mois de 1711, on voyait sortir tous les matins d'une petite maison de la rue Férou, où il habitait avec son interprète[36], un vieillard, courbé par l'adversité plus encore que par les années, le visage sillonné de rides profondes, l'œil presque éteint. Ayant conservé dans son costume quelques restes des vêtements arméniens, étranger par son langage et par ses allures, soutenant à l'aide d'un bâton son corps affaibli, il attirait l'attention, et on le suivait du regard jusqu'à l'église Saint-Sulpice, à laquelle il était attaché comme prêtre et où il disait chaque jour la messe[37]. C'était là le chef religieux, le protecteur civil de plusieurs millions d'Arméniens, l'ennemi de Ferriol et des jésuites, le vaincu de la longue lutte soutenue contre eux. Il ne jouit pas longtemps de sa liberté. Dix mois après être sorti de la Bastille, le 21 juillet 1714, il mourut sans parents, sans amis, ayant demandé et reçu les consolations et les sacrements de cette Église romaine[38] dont les ardents missionnaires avaient causé tous ses maux. Ainsi se termina cette vie commencée dans l'obscurité et la misère, continuée sur le trône patriarcal, traversée de catastrophes, remplie d'élévations inespérées et de chutes soudaines, et tristement achevée dans l'exil. Louis XIV, épuisant les précautions, et poussant l'imposture et la dérision à leurs dernières limites, fit dresser, par le lieutenant de police d'Argenson, un acte dans lequel étaient attestés la douleur du roi apprenant cette mort, et l'empressement qu'avait mis le monarque à rendre la liberté au prisonnier dès que l'étranger avait pu faire entendre quelle était sa qualité. Par un singulier euphémisme, Avedick y était nommé un disgracié, et Louis XIV déclarait n'avoir jamais approuvé les voyes de violence et encore moins les attentats qui pouvaient avoir été commis en Turquie, à l'insceu de sa Majesté, sur la personne du défunt[39]. Cet acte mensonger devait être envoyé à Constantinople dans le cas où la Porte réclamerait Avedick, d'une manière trop menaçante. Mais cet envoi ne fut pas nécessaire. Plusieurs changements de grands vizirs contribuèrent à ralentir et à rendre moins pressantes les réclamations. De loin en loin le nom de l'ancien patriarche revint encore dans les conversations du premier ministre ottoman et de l'ambassadeur français[40] ; puis, peu à peu, on ne s'en occupa plus dans le divan. Le souvenir d'Avedick y était moins profondément enraciné que dans le cœur reconnaissant des Arméniens. Mais ce n'est point là le dénouement complet de ce drame. A l'époque même où la victime de Ferriol se mourait, celui-ci revenait de Constantinople fou, et depuis deux ans remplacé dans son poste que, par une extravagante prétention[41], il s'était pourtant refusé jusque-là à quitter. Il fallut en quelque sorte employer la force pour le contraindre à s'embarquer[42]. Depuis longtemps il avait reconnu la faute énorme commise par lui, et, le 6 janvier 1709, il avait écrit à Torcy : Je ne say qu'une chose sur quoy on pourrait me reprendre, c'est l'enlèvement d'Avedick[43]. Mais ce ne fut point la cause de son rappel, qui est tout entière dans les signes trop certains de sa démence[44]. Louis XIV[45], on ne saurait le contester, approuva la violation du droit des gens dont fut victime Avedick, et de ce crime, si les missionnaires catholiques furent responsables par leurs suggestions, et Ferriol par les ordres transmis à Chio, le gouvernement de Louis XIV ne l'est pas moins pour en avoir prolongé et aggravé les conséquences par le traitement infligé au prisonnier. |
[1] Ordre de Louis XIV daté de Versailles, le 10 novembre 1706. Correspondance administrative du règne de Louis XIV, t. IV, p. 255.
[2] Gallia christiana, t. XI, p. 310. In confinio Britonum ac
Normannorum, medio in mari.
[3] Tels que la Sée, la Célune et le Coësnon.
[4] XVII calend. novembris 709. Gallia christiana, t. XI, p. 511.
[5] Lettre de Louis XIV au prieur du mont Saint-Michel, du 10 novembre 1706. Correspondance administrative du règne de Louis XIV, t. IV, p. 204 et 205.
[6] On l'a dépeint au roy comme un très-grand scélérat et un persécuteur outré des catholiques. Lettres du comte de Pontchartrain au prieur du mont Saint-Michel, des 15 juillet 1707 et 22 août 1708. Correspondance administrative du règne de Louis XIV, t. IV, p. 264 et 265.
[7] Nous avons vu précédemment (ch. XII) qu'elles furent détournées et envoyées à Ferriol.
[8] Lettre de Pontchartrain au prieur du mont Saint-Michel, du 13 juillet 1707.
[9] Lettre de Pontchartrain au prieur du mont Saint-Michel, du 13 juillet 1707.
[10] On peut changer à tous moments, porte la dépêche de Pontchartrain, qui espérait déjà une conversion.
[11] Lettre du comte de Pontchartrain au prieur du mont Saint-Michel, du 22 août 1708.
[12] Dépêche inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 1er juin 1706. Affaires étrangères, Turquie, 45.
[13] Dépêche inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 5 juillet 1706. Turquie, 47.
[14] Dépêche inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 6 juillet 1706.
[15] La Motraye, ouvrage déjà cité, p. 381.
[16] Dépêche inédite de Ferriol à Louis XIV, du 10 juillet 1706. Affaires étrangères, Turquie, 43. Ce qui a encore irrité le grand vizir, ajoute Ferriol dans cette dépêche, c'est la déposition d'un homme convaincu d'avoir assassiné son maître et de luy avoir volé trois mille escus. C'est le docteur Spoletty, médecin vénitien fort estimé à la Porte, qui n'est pas encore mort de ses blessures. Son domestique a déclaré qu'il n'avait entrepris cette action que par le conseil du supérieur des Pères de Sainte-Marie, qui sont sous la protection de la Hollande. Le grand vizir l'a envoyé chercher par des chiaoux. Il a trouvé moyen de se retiter chez son ambassadeur qui a promis cependant de le faire comparaître demain au grand divan. Cette conjoncture est très-fascheuse pour les catholiques et semble donner des armes au grand vizir contre eux.
[17] Dépêche inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 10 juillet 1706. Le grand vizir a fait donner la question à cinq Arméniens pour sçavoir le sort d'Avedick. Martiros, patriarche de Constantinople, a été du nombre. Il n'a rien dit parce qu'il ne sçavait rien. Un des cinq Arméniens s'est fait Turc au milieu des tourments. Le muphti a refusé son fesfa disant qu'un chrétien n'était pas admis à se faire Turc par la force des tourments. Le vizir a passé outre et l'a fait circoncire.
[18] Dépêche inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 3 juillet 1706. Affaires étrangères, Turquie, 45.
[19] Lettres inédites de Ferriol au pape, du 30 novembre 1707 ; de Ferriol au cardinal la Trémouille, du 4 novembre 1707, et de Ferriol au marquis de Torcy, du 5 décembre 1707.
[20] Lettre inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 6 juillet 1706. Affaires étrangères, Turquie, 45.
[21] On arrêta ce faux Avedick et on l'emprisonna à Constantinople, d'où il parvint à s'évader en se servant des aumônes recueillies, pour corrompre ses gardiens.
[22] Lettre inédite de Ferriol à Pontchartrain, du 15 mai 1707. Turquie, 45.
[23] Voici les deux dépêches datées du même jour et envoyées par des voies différentes : Péra, le 16 novembre 1707. — Monseigneur, le grand vizir désirant faire revenir à Constantinople le patriarche des Arméniens schismatiques Avedick, qu'on dit avoir passé en chrétienté, envoye deux Arméniens à Malte, nommés Ilazadour, fils de Margos, et Ponabit, fils de Yartan, pour chercher ledit patriarche Avedick et le ramener à Constantinople, deux Turcs esclaves cy-devant à Malte ayant assuré au grand vizir l'y avoir veu depuis deux mois et demi. Comme je n'ay rien tant à cœur que de faire plaisir au grand vizir, j'ay donné des passe-ports aux Arméniens et une lettre de recommandation pour M. le bai lly de Tincourt, afin qu'ils puissent, avec toutes sortes de libertés, chercher et amener icy ledit patriarche Avedick, et revenir à Constantinople quand bon leur semblera, sans qu'il leur soit fait aucune difficulté ny empêchement ; qu'au contraire on leur donne toute sorte d'assistance. Mais comme les Turcs qui étaient esclaves à Malte disaient que ledit patriarche Avedick devait passer à Rome, je supplie très-humblement Votre Éminence de rendre toutes sortes de services aux Arméniens, de leur faciliter la recherche du patriarche Avedick et de leur donner les moyens de le ramener à Constantinople en toute seureté.
Voici maintenant la dépêche secrète : Péra, le 16 novembre 1707. — Monseigneur, comme les deux Turcs ont dit qu'Avedick devait passer à Rome, j'ay donné aux Arméniens, à la prière du grand vizir, une lettre de recommandation pour Votre Éminence. Elle peut juger du caractère de ces personnages. Il est toutefois important qu'ils ne soient pas maltraités, et qu'après avoir cherché Avedick, il leur soit permis de retourner à Constantinople. Mais on doit observer toutes leurs actions, de manière à ce qu'ils ne puissent ny se plaindre ny faire à leur retour de nouvelles intrigues. Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 15.
[24] Lettres inédites de Ferriol à Pontchartrain, des 1er septembre 1706 et 19 février 1707. Turquie, 45.
[25] Lettres inédites de Ferriol à Pontchartrain des 18 juillet et 16 septembre 1706.
[26] Lettres inédites de Ferriol à Pontchartrain, des juin et 16 septembre 1706 et 19 février 1707. Il est à remarquer que c'est depuis l'enlèvement surtout que Ferriol accuse avec véhémence Avedick de terribles persécutions. Les extraits de ses dépêches écrites avant l'enlèvement, et que nous avons données dans le ch. xii, montrent que cette accusation était beaucoup moins fondée que ne voulait le faire croire l'ambassadeur français, dans l'intention évidente de justifier l'enlèvement du patriarche.
[27] Dépêche inédite du cardinal de la Trémouille à Torcy, du 21 juillet 1708. Archives des affaires étrangères, Rome, 491
[28] Lettres inédites de Torcy à la Trémouille, des 17 août et 6 septembre 1708. Rome, 484 et 492.
[29] Archives des affaires étrangères, Rome 492.
[30] Seuls un très-petit nombre d'initiés savaient à Rome qu'Avedick était en France, et encore ignoraient-ils le lieu précis où il était détenu. Mais les autres cardinaux n'avaient à cet égard que des renseigne :- monts vagues et inexacts, ainsi que le prouve une lettre écrite de Rome le 27 juillet 1706, et dans laquelle on raconte qu'Avedick est prisonnier à Messine. Archives de l'Empire, Monuments historiques. XI, Négociations. K, 1515-1526.
[31] Lettre du 14 février 1707. Archives des affaires étrangères, Turquie, 44.
[32] Manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal. Journal de Dujonca, Registres des entrées. Ce nouvel extrait de ce journal en prouve une fois de plus la parfaite authenticité, puisque la date en est corroborée par la lettre au gouverneur qui va être relatée.
[33] Lettre de Louis XIV à M. de Bernaville. A Marly, le 18 décembre 1709. Correspondance administrative du règne de Louis XIV, t. IV, p. 285.
[34] Déclaration authentique de M. Pétis de la Croix, secrétaire-interprète du roi en langues arabe, turque et autres orientales, du 24 août 1711. Archives du ministère des affaires étrangères.
[35] Profession de foy et réunion d'Avedick, patriarche arménien, à la sainte Église romaine, du lundi 22 septembre 1710. Archives des affaires étrangères.
[36] Pétis de la Croix, Déclaration authentique, etc., déjà citée.
[37] Registres des convoys et enterrements à l'église paroissiale à Saint-Sulpice, à Paris. Extrait délivré par le s. Joachim de la Chétardye, curé de Saint-Sulpice, le 14 août 1711.
[38] Registres des convoys et enterrements à l'église paroissiale à Saint-Sulpice, à Paris. Avedick fut enterré au cimetière de l'église Saint-Sulpice.
[39] Dépêches du comte de Pontchartrain au lieutenant de police d'Argenson, des 22 et 30 juillet 1711. — Correspondance administrative du règne de Louis XIV, t. IV, p. 292 et 293. — Procès-verbal de M. d'Argenson contenant enqueste sur la vie et la mort de monseigneur Avedick, patriarche des Arméniens à Constantinople, du 15 septembre 1711. — Manuscrits de la bibliothèque de l'Arsenal, Papiers d'Argenson.
[40] Lettres du comte Desalleurs, ambassadeur de France à Constantinople, au marquis de Torcy, des 16 juin 1710 et 1er août 1713.
[41] J'ai sur cette fin et sur les scènes fort curieuses qui remplirent les dernières années passées par Ferriol à Constantinople, une foule de dépêches des plus intéressantes. Peut-être les utiliserai-je un jour. Mais les lois de la proportion m'empêchent de le faire ici et m'obligent à ne pas prolonger ce récit après la mort du principal personnage. — Depuis son retour en France, où il avait emmené cette belle esclave circassienne devenue célèbre sous le nom de mademoiselle Aïssé, Ferriol vécut clans l'obscurité, bien malgré lui d'ailleurs. Car il ne cessa pas de solliciter son renvoi à Constantinople comme ambassadeur et de nier sa folie, mais avec une véhémence et un excès de paroles qui la rendaient très-vraisemblable.
[42] Dépêches inédites du roi au comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople après Ferriol, du 25 septembre 1710, et du marquis de Torcy au même, du même jour. Archives des affaires étrangères, Turquie, 48.
[43] Affaires étrangères, Turquie, 48.
[44] Dépêches inédites du roi à M. de Fontenu, consul de Smyrne, du 19 septembre 1709 ; de Torcy à Ferriol, du 5 novembre 1709 ; du roi à Ferriol, du 27 mars 1710 (Turquie, 48), et de Ferriol à Torcy, du 23 may 1711 (Turquie, 49).
[45] Nous croyons inutile de le démontrer après ce récit circonstancié. Qu'il suffise d'ajouter : 1° que Louis XIV paya les dépenses occasionnées par l'enlèvement et qui, pour un seul consul, s'élevaient à 105 onces d'or (dépêches inédites de Ferriol à Pontchartrain, des 25 juin 1706 et 8 novembre 1707. Turquie, 45) ; 2° que la première dépêche adressée par le roi à Ferriol, le 17 octobre 1706, après qu'était parvenue à Versailles la nouvelle de l'enlèvement, loin de renfermer un blâme, porte ce qui suit : Versailles, 17 octobre 1706. — J'approuve l'attention que vous avez à procurer aux esclaves chrestiens qui sont dans la Crimée, les secours spirituels dont ils ont esté jusques à présent privez, et comme vous connaissez mes sentiments sur la protection que je veux accorder en toutes occasions à la religion catholique dans l'empire ottoman, vous ne pouvez me rendre aucun service plus agréable que de continuer à en faire ressentir les effets, soit publiquement, ou par des voyes secrètes, à tous ceux qui la professent et qui se trouvent opprimés par les officiers du Grand Seigneur, soit qu'ils soient ses sujets ou de quelque nation qu'ils puissent estre, et plus vous remarquerez que la persécution est violente contre eux de la part du vizir, plus vous devrez estre attentif à leur procurer avec les ménagements convenables le soulagement qu'ils doivent attendre de vostre part (Affaires étrangères, Turquie, 43) ; 3° que, dans les instructions transmises au comte Desalleurs, successeur de Ferriol à Constantinople, la conduite de Ferriol est approuvée (Affaires étrangères, Turquie, 47) ; 4° que le rappel de Ferriol est postérieur de trois années à l'enlèvement et tient uniquement aux preuves de folie données par lui et apprises à Louis XIV par les premiers officiers de l'ambassade.