État d'esprit de Louis XIII et de Richelieu pendant les derniers temps de leur vie, — Illusions constantes de Marie de Médicis à l'égard de Louis XIII. — Triste existence de la reine mère dans l'exil. — Sa misère profonde. — Elle meurt abandonnée de tous. — Caractère inquiet et soupçonneux de Richelieu. — Le cardinal demande à Louis XIII le renvoi de la cour de cinq officiers des gardes. — Premiers refus du roi. — Il cède enfin par affection pour Richelieu. — Affaiblissement de la santé du cardinal. — Il engage Louis XIII à déclarer le duc d'Orléans indigne d'occuper aucun emploi dans l'État. — Succès des armées françaises. — Dernière maladie de Richelieu. — Phases diverses de cette maladie. — Tranquillité d'âme du cardinal devant la mort. — Témoignages d'affection donnés par Louis XIII au cardinal pendant la crise suprême. — Piété de Richelieu. — Sa mort. Nous semblerions douter de l'intérêt inspiré par nos deux principaux personnages, si, après avoir suivi pas à pas Richelieu et Louis XIII durant tout le ministère du premier et pendant la vie tout entière du second, nous ne tracions pas de leur mort un tableau qui sera comme le couronnement de cette longue étude. Il n'est pas inutile d'ailleurs à l'objet que nous nous sommes proposé. Jusque dans les derniers jours du ministre et de son royal maître, on les voit tels qu'ils ont toujours été, intimement associés l'un à l'autre dans la bonne fortune comme ils l'ont été dans le malheur, étroitement unis pour le plus grand bien de l'État, se continuant l'un par l'autre après la mort du cardinal et léguant tous les deux à la France un continuateur commun qui poursuivra l'œuvre entreprise pour transmettre à son tour le lourd fardeau à Louis XIV, car, dans cette glorieuse époque, les grands hommes ne manquaient pas aux grandes choses à accomplir. D'autre part, on éprouve une ardente curiosité à suivre jusqu'au dernier instant ces esprits lumineux et vigoureux dont les conceptions puissantes ont agité le monde. On veut savoir comment ils se sont détachés de leurs grandeurs, s'ils ont soutenu d'un regard calme la mort qui approche, s'ils ont traversé avec dignité ce passage où se nivellent tous les hommes, où les coupables se révèlent, où les pusillanimes tremblent. En ce moment solennel où le souverain d'un grand royaume se sent appelé à comparaître devant le même juge que le plus humble des sujets, les masques tombent, l'homme reste embrassant d'un seul coup d'œil son existence entière et se voyant non plus dans les yeux adulateurs de ses courtisans, mais tel qu'il est en réalité et dépouillé de toutes les fausses grandeurs de cette terre. Cette épreuve redoutable et décisive pour tous, Louis XIV devait la subir avec une si profonde humilité, et en montrant un tel regret de ses fautes, qu'il apparaît plus humainement grand sur son lit, de mort qu'il ne l'avait jamais été sur son trône. Richelieu et Louis XIII, qui n'avaient jamais dévié de la poursuite du but qu'ils s'étaient proposé, n'eurent à s'humilier que comme chrétiens. La beauté de leur mort est tout entière dans la tranquille sérénité du croyant sincère et dans la résignation touchante avec laquelle il renonce à tant de grandeurs. Ce n'est pas que les derniers mois de leur vie n'aient été troublés, pour l'un et pour l'autre, par de cuisantes inquiétudes. En Louis XIII, le fils dut souffrir cruellement des circonstances qui venaient de marquer la mort de Marie de Médicis. L'ambitieuse Italienne, qui avait cru ne pouvoir mieux s'assurer la domination qu'en élevant Richelieu, lequel n'avait pas tardé à la détromper, l'altière princesse qui avait vu volontiers dans son fils aîné un roi dont la minorité devait se prolonger jusqu'à sa mort, avait poursuivi ses desseins bien au-delà du jour où il ne lui était plus permis de conserver la moindre illusion. Longtemps encore, après la journée des Dupes, elle s'était efforcée de regagner la confiance de Louis XIII et de détruire l'influence de Richelieu, et elle avait prolongé la lutte alors même que le triomphe était impossible. Puis, réduite à renoncer à ses tentatives directes, sinon à ses espérances, exilée, presque sans ressources, elle avait erré de ville en ville, en quelque sorte à l'aventure, portant partout avec elle l'amertume de ses regrets et l'accablement de son désespoir. Chassée d'Angleterre comme catholique, puis des Pays-Bas comme Française, vivant au jour le jour, ne pouvant même pas payer le salaire d'une suite fort réduite par la disgrâce, persistant toujours à. s'adresser à. son fils, mais en vain, elle avait abaissé son orgueil jusqu'à implorer cet ancien protégé qui, d'ami intime, était devenu un intermédiaire entre la mère et le fils, puis avait abandonné la mère dont il était resté l'inexorable ennemi ; Richelieu fut sourd à cet appel. La reine mère, partout rebutée, tomba jusqu'à la plus profonde misère. Dans les derniers mois de sa vie, elle parut vouloir étaler son dénuement. A l'approche de sa mort, à Cologne, on la vit montrant à tous ses vêtements déchirés, sa chambre vide de meubles, et la veuve d'Henri IV, l'ancienne régente de France, la mère d'un roi dont le nom était grand à l'étranger, la femme qui comptait quatre de ses enfants parmi les souverains de l'Europe, mourut abandonnée dans une misérable chambre d'auberge, sans être sûre que ses dettes seraient payées. L'histoire n'offre pas d'exemple plus saisissant de l'ambition châtiée. Mais quand une mère est ainsi punie par son fils, c'est pour lui qu'est le châtiment. Quelles qu'aient été les fautes de Marie de Médicis, et sa persistance à se joindre jusqu'à la fin à ceux qui prenaient les armes contre le roi de France, quelques criminels projets qu'elle ait un moment formés en faveur de Gaston et au détriment de Louis XIII, celui-ci dut profondément gémir de s'être montré implacable, et le tableau d'une si triste mort a sans doute souvent hanté ses nuits d'insomnie et de souffrances. Les derniers jours de l'existence de Richelieu ne furent pas moins cruels pour l'homme. Non-seulement sa santé délabrée et son corps épuisé lui faisaient pressentir une fin-prochaine ; mais aux souffrances physiques vinrent s'ajouter de véritables tortures morales, Si les témoignages irrécusables que nous venons de produire établissent la continuité de la confiance et de l'affection de Louis XIII pour son ministre, il n'en est pas moins certain que celui-ci, extrêmement ombrageux et méfiant, n'a jamais cessé de mettre en doute des sentiments qui pourtant se manifestaient sans interruption. C'est parce que le roi connaissait bien cette nature inquiète et soupçonneuse à l'excès, qu'il a toujours multiplié les preuves de son dévouement inaltérable et de son inébranlable amitié. Mais Richelieu considérait comme non avenus les témoignages donnés, et, négligeant le passé, il tenait constamment les yeux fixés sur l'avenir qui lui apparaissait de plus en plus sombre. Ce fut là le tourment de sa vie et comme l'expiation de son admirable génie. Car les hommes les plus éminents, ceux qui semblent placés hors de pair par les dons qu'ils ont reçus de Dieu et par leur haute situation, expient toujours par quelque côté leur supériorité. Dans le milieu de l'année 1642, Richelieu succombait sous la crainte incessante d'une chute. Plus haut il était monté, plus la catastrophe d'une disgrâce lui semblait imminente. Sur le sommet, en apparence inaccessible, où il s'était élevé, il ne pouvait détourner son regard de l'abîme. Ce vertige moral, espèce de monomanie invincible, le minait lentement. Comme toutes les terreurs chimériques que, dans le principe, on n'a pas su dompter, celle-ci s'était accrue avec le temps et devenait une véritable torture. Ce grand homme, sur lequel l'Europe avait les yeux fixés et dont l'esprit puissant agitait le monde, payait ainsi son tribut à l'humaine faiblesse. Celui qui avait réussi dans toutes ses entreprises, parce qu'il avait tout fait converger vers le but poursuivi, celui dont la politique. triomphait partout, et qui voyait son œuvre accomplie, les frontières de la France agrandies, la noblesse paralysée, l'autorité royale restaurée, les finances réorganisées, l'Espagne abattue ; celui qui tenait dans ses mains vigoureuses toutes les forces vives de la nation, qui s'était rendu maitre de tout ce qui a de l'influence sur la société, qui avait à ses ordres même l'opinion publique qu'il dirigeait par ses poètes et ses gazetiers, avait perdu tout repos. Agité par des craintes imaginaires, ses nuits s'écoulaient sans sommeil, il croyait sans cesse avoir à disputer sa vie à des assassins, A son âme troublée apparaissaient constamment non les échafauds que sa politique inexorable avait fait dresser — Richelieu ne regrettait rien de ce qu'il avait accompli pour le bien de l'État —, mais ses ennemis conjurés pour le perdre et préparant des trames nouvelles. A un moment ses terreurs furent telles, et le délire de son imagination malade l'entraîna si loin, que Louis XIII montra une réelle irritation. Richelieu, dont les gardes dévoués veillaient à toutes les portes de son palais et l'accompagnaient jusque dans ses visites chez le roi, alla jusqu'à exiger de son maitre le renvoi de cinq officiers de la garde royale, lesquels il soupçonnait d'un projet d'attentat contre ses jours[1]. Louis XIII, qui sait l'injustice de ces soupçons, résiste. Le cardinal veut alors se retirer dans son gouvernement du Havre, car là seulement, dit-il, il se croira en sûreté. Le roi céda et ses cinq officiers furent sacrifiés. Ce ne fut pas la moindre preuve d'affection qu'il donna à son ministre. Louis XIII sentait bien qu'il commettait un acte injuste. Son cœur le lui imposa. Il eut pitié de l'état lamentable de Richelieu, et il satisfit le caprice d'un malade. Mais son esprit si droit, si équitable, en fut froissé. Il en eut quelque honte et il dédommagea par des dons considérables ceux qu'il éloignait iniquement de sa personne. Si courte qu'eût été la lutte, l'acharnement avec lequel Richelieu avait impérieusement exigé l'exil de ses prétendus ennemis acheva d'épuiser ses forces. Abreuvé d'inquiétudes, torturé par des soucis qu'il se créait à lui-même, bien plus malade d'esprit que de corps, et fournissant sans cesse des aliments nouveaux à son imagination ardente, Richelieu se tuait lentement. Ce pouvoir suprême qu'il redoute tant de se voir arracher, c'est de ses propres mains qu'il va l'anéantir, en hâtant encore la fin d'une vie qui s'échappe. Il n'avait pas supporté sans de vives souffrances le long voyage qu'il dut accomplir pour se rendre de Tarascon à Lyon, puis de Lyon à Paris. Porté dans une confortable litière sur les bras de ses gardes jusqu'à Roanne, et s'acheminant à petites journées, ayant ensuite descendu la Loire jusque près de Bourbon-Lancy, puis jusqu'à Briare, dont il suivit le canal qui le conduisit à Nemours, il s'était fait ensuite porter à Fontainebleau, puis à Valvein, d'où, s'embarquant sur la Seine, il se dirigea sur Paris[2]. Partout il avait reçu les marques du plus profond dévouement. Le roi s'était empressé de venir l'attendre à Fontainebleau et lui avait prodigué les témoignages les plus incontestables d'une vive affection. Dès l'arrivée du cardinal à l'hôtel d'Albret, Louis XIII vint l'y voir. Il l'embrassa étroitement par deux fois et ils furent tous deux assez longtemps sans parler, ce qui s'attribua à l'excès de la joie[3]. Après deux entretiens en tête à tête, lesquels se prolongèrent chacun durant trois heures, Louis XIII fit ses adieux à Richelieu et ait tout haut : Je me porte bien maintenant que j'ai vu monsieur le cardinal en bonne santé[4]. A Rueil, où Richelieu se rendit dès son retour à Paris, il reçut la visite d'Anne d'Autriche[5], qui se montra pleine d'égards envers le grand ministre dont elle commençait à apprécier les éminents services et à oublier l'ancienne hostilité. Gaston d'Orléans, qui avait bu toute honte en livrant ses complices à l'échafaud, achevait de se déshonorer en adressant à Richelieu les lettres les plus humbles et les plus respectueuses. Le cardinal, insensible à cette nouvelle attitude dont il savait le peu de sincérité, et ayant d'ailleurs l'âme trop élevée pour ne pas accueillir avec mépris un tel abaissement, demanda à Louis XIII de dresser et de faire enregistrer au parlement une déclaration par laquelle le duc d'Orléans était, dans tous les cas, exclu de la régence pendant la minorité des enfants du roi. Louis XIII consentit à cet acte par devoir et Gaston le subit par lâcheté. Du côté donc de la famille royale, Richelieu n'apercevait aucun obstacle. Sur les frontières, les armes françaises étaient partout victorieuses. La prise de Perpignan et de Salces, la conquête du Roussillon tout entier, au nord les Espagnols réduits à l'impuissance, dans la Franche-Comté la prise de Ray-sur-Saône, du côté du Rhin Jean de Wert battu par le maréchal de Guébriant, en Italie, Verrue, puis Tortone enlevées aux Espagnols, furent autant d'exploits qui remplirent les mois de septembre, d'octobre et de novembre, et qui jetèrent un éclatant rayon de gloire sur la fin du règne : Il faut que l'Italie sente, aussi bien que tous les autres Estats de la maison d'Autriche, que le chapelet d'Espagne est défilé, écrivait avec une légitime fierté Richelieu le 4 novembre 1642[6]. C'est là l'un des derniers témoignages écrits de sa pensée. Le cardinal, qui s'était installé à Rueil le 26 octobre, avait quitté, le 4 novembre, cette résidence qui lui était si chère et qu'il ne devait plus revoir. Le quatrième dudit mois, dit la Gazette de France du 8 novembre 1642, le cardinal-duc retourna de Ruel en cette ville (Paris), laquelle, avec toute la France, a converti en une extrême joie les vœux continuels qu'elle avait faits pour sa santé, la voyant aujourd'hui en un point qui console autant tout ce royaume et ses alliés comme il rend confuse l'importance des gazettes d'Anvers et du parti qui les suggère. Le dépérissement de la santé de Richelieu semblait en
effet s'être ralenti, quand, dans la nuit du 28 au 29 novembre, le samedi
matin, il fut saisi de frissons accompagnés de fièvre, et il ressentit une
vive douleur au côté[7]. Cette douleur
ayant persisté, il fut saigné deux fois le dimanche 30. La duchesse
d'Aiguillon, sa nièce, et les maréchaux de Brézé et de la Meilleraye, ses
parents, vinrent aussitôt loger au Palais-Cardinal, où le roi accourut de
Saint-Germain et fit éclater à tous les yeux son désespoir[8]. Le lundi, la
matinée fut bonne, et l'on conçut quelque espoir ; mais, vers trois heures de
l'après-midi, un long crachement de sang et une extrême difficulté à respirer
ranimèrent tout à, coup les inquiétudes. Il demanda lui-même à se confesser à
l'évêque de Chartres, qui, dans la nuit du lundi au mardi, célébra la messe
devant le lit du cardinal et le communia[9]. Dans toutes les
églises de Paris des prières publiques étaient dites et Louis XIII vint une
seconde fois de Saint-Germain[10]. Un peu soulagé
par deux nouvelles saignées, le malade put-il entretenir longuement avec son
royal maître[11].
Sa voix, auparavant devenue très-faible, se raffermit pour cet entretien
suprême. Sire, dit-il, voici le dernier adieu. En prenant congé de Votre Majesté,
j'ai la consolation de laisser votre royaume dans le plus haut degré de
gloire et de réputation où il ait jamais été, et, tous vos ennemis abattus et
humiliés. La seule récompense de mes peines et de mes services, que j'ose
demander à Votre Majesté, c'est qu'elle continue à honorer de sa protection
et de sa bienveillance mes neveux et mes parents, Je ne leur donnerai ma
bénédiction qu'à la charge qu'ils ne s'écarteront jamais de l'obéissance et
de la fidélité qu'ils vous doivent et qu'ils vous sont vouées pour toujours[12]. Le roi le
promit à Richelieu, qui lui recommanda les ministres alors en fonction et en
particulier Mazarin, dont il dit qu'il ne savait personne plus digne que lui
de le remplacer. Louis XIII s'engagea à suivre, en cela comme en toutes
choses, les avis du cardinal, et, comme on apportait au malade deux jaunes
d'œuf, le roi voulut les lui présenter lui-même et le servit de ses propres
mains[13]. Le soir venu, le mal ayant redoublé et deux nouvelles saignées ayant été jugées nécessaires, il demanda aux médecins combien de jours il avait encore à vivre ; et comme ils hésitaient à lui répondre, Monsieur Chicot, dit-il en s'adressant à l'un des médecins du roi, je vous conjure, non comme médecin, mais comme mon ami, de me parler à cœur ouvert. — Monseigneur, répondit le médecin, je crois que dans vingt-quatre heures vous serez mort ou guéri. — C'est parler comme il faut, répliqua Richelieu. Je vous entends[14]. Au milieu de la nuit du mardi au mercredi, vers deux heures du matin, le malade voulut recevoir l'extrême-onction. Sa chambre est remplie de maréchaux, d'évêques, d'abbés, de gentilshommes, et les personnes de sa maison s'y introduisent aussi, avides d'assister à cette scène solennelle. Le curé de la paroisse de Saint-Eustache, portant les saintes huiles, entre à son tour. Il fait observer au malade que le rang qu'il occupe dans l'Église dispense de lui adresser toutes les questions habituelles. Mais Richelieu supplie qu'on le traite comme le commun des chrétiens. Après l'énumération des principaux articles de la foi, le prêtre lui demandant s'il les croit : Absolument, répondit Richelieu, et plût à Dieu avoir mille vies, afin de les donner pour la foi et pour l'Église. — Pardonnez-vous à tous vos ennemis ? lui est-il demandé. — De tout mon cœur. Je prie Dieu qu'il me condamne si j'ai eu d'autre intention que le bien de la religion et de l'État[15]. Pressé par le prêtre de supplier Dieu de lui rendre la vie et la santé. A Dieu ne plaise, répondit-il, je ne demande ni l'un ni l'autre, mais sa seule volonté. Comme le curé de Saint-Eustache le prie de donner sa bénédiction à l'assemblée, le malade s'y refuse en disant : Hélas ! je n'en suis pas digne[16]. Puis il se recommande aux prières de tous les assistants qui ne peuvent lui répondre que par leurs cris et leurs larmes[17]. Le mercredi 3 décembre, les médecins renoncèrent à toute espérance. Mais un empirique, nommé Lefèvre, et qui venait de Troyes, prétendit sauver le cardinal. Il lui fit prendre une potion et avaler une pilule qui, en effet, soulagèrent beaucoup le malade[18]. Celui-ci put s'entretenir longuement avec de Noyers et de Chavigni et montrer sa lucidité et sa pénétration ordinaires en traitant plusieurs affaires de l'État[19]. Vers quatre heures, il reçut de nouveau la visite du roi qui ne crut pas à la réalité d'une guérison et témoigna de nouveau une vive douleur. Louis XIII, qui no devait plus revoir son ministre, s'éloigna fort affligé, et, avant de quitter le Palais-Cardinal, il se rendit auprès de la duchesse d'Aiguillon, à laquelle il témoigna de ses sentiments d'affliction[20]. Cependant, une seconde pilule, donnée vers le soir par l'empirique, produisit encore un si bon résultat, que le bruit du rétablissement du cardinal se répandit dans Paris. La nuit ne fut pas mauvaise. Tandis que Richelieu reposait assez paisiblement, plusieurs de ses serviteurs priaient et communiaient dans la chapelle du palais, où se disaient à la fois deux messes, Pure d'action de grâces, l'autre pour les agonisants[21]. Celle-ci seule avait sa raison d'être. La matinée du jeudi 4 décembre parut d'abord justifier les espérances conçues la veille. Le malade put recevoir, sans en être fatigué, la visite du Père le Mairat, supérieur des jésuites, qui lui apporta des reliques[22]. Il vit aussi, vers dix heures, des gentilshommes envoyés par Monsieur et par la reine, lesquels il entretint avec une présence d'esprit et une netteté de vue remarquables. Puis peu à peu chacun se retira pour aller prendre du repos et il ne resta auprès du malade que sa nièce et le maréchal de Brézé. Vers onze heures, il tomba tout à coup dans une grande faiblesse. Ma nièce, dit-il d'une voix encore fort nette, épargnez-vous la douleur de me voir mourir. Retirez-vous, je suis bien mal[23]. La duchesse d'Aiguillon s'étant éloignée tout en pleurs, un carme, le Père Léon, est introduit par le maréchal de Brézé, et, se jetant au pied du lit, Monsieur, dit-il au malade, me reconnaissez-vous encore ? — Oui, mon père. Il était un peu plus de onze heures du matin. L'agonie commençait. Peu à peu, dans la chambre du moribond, et sur la sinistre nouvelle, ont pénétré les officiers de la garde, les gentilshommes, les évêques, les serviteurs, tous se pressant les uns les autres et contemplant une dernière fois le cardinal. Trois quarts d'heure durant, le Père Léon lui adresse les exhortations suprêmes. Voulez-vous recevoir la dernière absolution ? lui dit-il ensuite. Oui, lui est-il répondu d'une voix qu'on entend à peine. — Monsieur, ajoute le carme, pour signe à moi et à cette compagnie que vous êtes en un véritable repentir de tous les péchés et infidélités de votre vie passée, serrez-moi la main. Richelieu la lui serre fortement et à plusieurs reprises[24]. Pendant que se poursuit l'entretien suprême entre le carme et le cardinal, l'un exhortant le moribond, l'autre répondant par signes, l'évêque de Chartres, debout au milieu des assistants agenouillés, récite les prières des agonisants. A ce moment le spectacle est vraiment sublime. La voix monotone et grave de l'évêque est couverte par les sanglots de l'assemblée Non-seulement la chambre du malade, mais les pièces avoisinantes sont envahies et obstruées. Partout des cris, des larmes, le désespoir. Seul le mourant reste calme. Il s'efforce seulement de suppléer par le regard et le geste à la voix qui lui manque. Sa tête allongée et merveilleusement fine continue à avoir cette double expression de distinction et d'énergie qui la caractérise. Son visage toujours altier ne porte aucun signe avant-coureur de la mort. Sa bouche ne grimace pas ; son menton, que prolonge une royale, n'est nullement déformé ; son regard, encore expressif, se porte tour à tour vers les assistants et vers le ciel. A ce moment suprême, lorsque le cerveau demeure intact comme il est demeuré chez Richelieu[25], et que c'est le reste du corps qui entraîne vers la tombe, la vie se déroule tout entière en un instant, et, au moment de disparaître, on embrasse d'un seul coup d'œil tous les actes de son existence. Ce grand génie vit-il alors l'image des échafauds qu'il avait fait dresser ? Regretta-t-il sa politique implacable, sa sévérité sanglante ? Maudit-il cette main de fer qui avait courbé sous le joug les plus hautes têtes ? Non, car jamais son regard n'est demeuré plus calme et son visage plus tranquille[26]. Il dut contempler l'œuvre accomplie et remercier Dieu de lui avoir donné le temps de l'achever. Il dut, sans forfanterie et avec un légitime orgueil, revoir la France agrandie et forte, un pouvoir central solidement établi, la bourgeoisie substituée déjà à la noblesse, l'Espagnol vaincu, la Lorraine et la Savoie annulées, le Portugal séparé de l'Espagne, la Catalogne conquise. Il s'humilia, mais seulement comme un chrétien plein de foi qui va comparaître devant son juge. Vers midi, au moment où le Père Léon paraphrase l'in manus tuas, Domine, un premier hoquet se fait entendre[27]. On croit que c'est la fin. Mais le malade s'étant agité, le carme reprend l'invocation dernière. Aussitôt un second hoquet très-faible, presque un soupir, annonce que cette grande âme a rompu ses liens. |
[1] Ces cinq officiers étaient Tréville, Beaupuy, Tilladet. la Salle et des Essarta. Voir, au sujet de cette affaire, que l'histoire a démesurément grossie, plusieurs mémoires adressés par Richelieu au roi et publiés dans le tome VII, pp. 155. 163, 168 et 173 des Papiers d'État, lettres et instructions diplomatiques de Richelieu. Voir aussi les lettres adressées à Richelieu par Chavigni pendant tout le mois de novembre. (Même volume, pp. 178, 179, 180 et 181.)
En appréciant cet incident, M. Avenel a vivement blâmé Richelieu, ce qui est naturel. Mais nous nous étonnons que le savant éditeur ait ajouté : On comprend les résistances et l'impatience du roi : n'avait-il pas fait assez en abandonnant la tête de son favori ? En laissant punir Cinq-Mars, Louis XIII n'avait fait que son devoir de roi. Cinq-Mars, traître à la France et vendu aux Espagnols, méritait la mort. Pourquoi présenter sa condamnation comme un sacrifice fait par le souverain aux vengeances du ministre ? Il faut laisser aux romanciers le soin de faire de Cinq-Mars une touchante victime de la haine du cardinal et un favori immolé par un roi qui l'aimait. Nous avons vu qu'une première inclination de Louis XIII s'est changée en répulsion, dès que se sont révélés les projets ambitieux de l'inconsidéré .jeune homme. Louis XIII n'a eu, en réalité, aucun sacrifice à faire en le laissant condamner.
[2] Gazette de France du 18 octobre 1642.
[3] Lettres d'Henri Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, au président Barillon. (Bibliothèque nationale, manuscrite, fonds français, t. 20635, copies. Lettre du 19 octobre 1642.)
[4] Lettres d'Henri Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, au président Barillon. (Bibliothèque nationale, manuscrite, fonds français, t. 20635, copies. Lettre du 19 octobre 1642.)
[5] Gazette de France du 1er novembre 1642.
[6] Gazette de France du 5 novembre 1642. Relation de la prise de la ville et du château de Verrue.
[7] Journal de ce qui s'est fait et passé à la maladie et à la mort de feu monseigneur l'Éminentissime cardinal-duc de Richelieu, et les dernières paroles qu'il a proférées, envoyé à Mgr de Fontenay-Mareuil, ambassadeur du roi à Rome. (Bibliothèque nationale. Lb-36, n° 3315.)
[8] Récit de ce qui s'est passé un peu avant la mort de Mgr le cardinal de Richelieu, arrivée le jeudi 4 décembre 1642, sur le midi. (Bibliothèque nationale, manuscrits. Fonds Dupuy, t. 590, f. 296 à 300.)
[9] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 2.
[10] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 2.
[11] Récit de ce qui s'est passé un peu avant la mort, etc., f. 297, r°.
[12] Lettre d'Henri Arnauld, du 6 décembre 1642. V. aussi l'Histoire de Louis XIII, par le P. Griffet, t. III. p. 575.
[13] Récit de ce qui s'est passé un peu avant la mort, etc., f. 297, r°.
[14] Récit de ce qui s'est passé un peu avant la mort, etc., f. 298, r°. Le P. Griffet, t. III, p. 576.
[15] Récit de ce qui s'est passé, etc., f. 298, r°. Cette réponse de Richelieu est évidemment l'origine du mot : Je n'ai point eu d'autres ennemis que ceux de l'Etat, mot que l'on commence à trouver dans les mémoires de Madame de Motteville (collection Michaud, p. 42), et dans ceux de Monglat. (Idem, p. 133.) Il en a été de ce mot comme de tant d'autres qui ont été condensés après coup pour exprimer une pensée dont le fond seulement appartient à celui à qui on les attribue. Nous avons préféré la version contenue dans un récit qui a été rédigé le lendemain même de la mort de Richelieu, aux affirmations d'auteurs qui ont écrit longtemps après l'événement.
[16] Journal de ce qui s'est passé, etc., pp. 2 et 3.
[17] Journal de ce qui s'est passé, etc., p. 4.
[18] Histoire de Louis XIII du P. Griffet, t. III, p. 577.
[19] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 3.
[20] Récit de ce qui s'est passé, etc., f. 300, r°.
[21] Deux religieux, lisons-nous dans le Journal déjà relaté, dirent deux messes bien différentes : l'un d'actions de grâces, l'autre pour les agonisants ; ce dernier s'étant trouvé contraint, malgré lui de dire à toutes, les trois collectes ces oraisons de l'agonie. (Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 4.)
[22] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 4.
[23] Récit de ce qui s'est passé, etc., fol, 299, r°.
[24] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., p. 5.
[25] On fit l'autopsie de Richelieu, et on lui trouva le poumon gâté et deux abcès dans la poitrine, mais le cerveau en excellent état. C'est, sans doute, ce qui fut l'origine de ce bruit populaire et absurde que rapporte Auberi dans son histoire, et selon lequel on aurait constaté chez le cardinal des organes de l'entendement doubles et triples, ce qui, ajoute le naïf écrivain, passa, dans l'opinion des plus habiles anatomistes, pour un prodige de nature et comme une cause nécessaire de cette force de Jugement extraordinaire que l'on avait admirée en sa conduite. On voit par là que l'anatomie était alors dans le même état d'infériorité que la médecine.
[26] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., pp 6 et 7.
[27] Journal de ce qui s'est fait et passé, etc., pp 6 et 7 et Récit de ce qui s'est passé, etc., f. 300, v°.