Retour de la cour à Paris. — Marie de Médicis demande de nouveau l'éloignement de Richelieu. — Résistance du roi. — La reine-mère renouvelle sa demande. — Scènes violentes du Luxembourg. — Louis XIII quitte sa mère, va à Versailles et appelle auprès de lui Richelieu. — Journée des Dupes. — Confiance de Louis XIII dans le dévouement de son ministre. — Le roi réconcilie le duc d'Orléans avec Richelieu. — Portrait de Gaston. — Il fait alliance avec la reine-mère et quitte la cour en menaçant le cardinal. — Louis XIII déclare qu'il protégera son ministre même contre son propre frère. — Nouvelles intrigues de Marie de Médicis. — Louis XIII se décide lui-même à se séparer d'elle. — Le roi abandonne sa mère à Compiègne. — Elle quitte la France pour se réfugier en Flandre. — Louis XIII n'en éprouve aucun regret. — Constance de l'affection de Louis XIII pour Richelieu. — Campagne de 1636. — Invasion de la Picardie. — Consternation de la population de Paris. — L'affection de Louis XIII pour Richelieu ne se dément pas un seul instant. Tous les historiens sans exception, s'inspirant d'ailleurs les uns des autres, ont affirmé que Louis XIII, revenu à Paris en octobre 1630, sentait avec effroi le moment venu de choisir par un acte éclatant entre sa mère et son ministre, n'aimant ni l'un ni l'autre[1]. L'étude à laquelle nous nous sommes livré sur le caractère du fils d'Henri IV, et tous les faits que nous venons d'exposer, suffiraient déjà à détruire ce Louis XIII de convention que depuis deux siècles on nous impose, et qu'on nous représente comme rivé au cardinal par une lourde chaîne. Mais dégageons-nous des antécédents précédemment rappelés, dérobons-nous à l'influence qu'ils ont pu exercer sur notre jugement, pour étudier la journée des Dupes en elle-même, en tenant compte de la façon dont l'ont racontée les contemporains les plus hostiles à Richelieu. Fontenay-Mareuil nous apprend qu'aussitôt après l'arrivée de la cour à Paris, en octobre 1630, c'est Louis XIII lui-même qui instruit Richelieu des sentiments malveillants qu'éprouve à son égard Marie de Médicis. Il demande au cardinal en quels termes il pense être avec la reine-mère, et, comme celui-ci lui répond que, durant tout le voyage de Lyon à Paris, elle lui a fait bon visage, Louis XIII lui dit : Détrompez-vous, il n'y a rien de changé[2]. Est-ce là la conduite d'un souverain qui est à la veille de se séparer de son premier ministre ? Il est très-vrai que Marie de Médicis nourrissait de profondes illusions. Montglat raconte que, lorsque la nouvelle de la levée du siège de Cazal parvint à Paris, Marie de Médicis fit tirer des fusées dans la cour de son palais, moins pour fêter la délivrance du duc de Mantoue qu'elle n'aimait pas, que pour se réjouir de la ruine du cardinal, parce que, disait-elle, l'affaire d'Italie étant terminée, le roi, n'en ayant plus besoin, le chassera[3]. Mais le même Montglat ajoute que le succès de l'affaire de Mantoue eut un effet tout contraire à celui qu'en attendait Marie de Médicis, en affermissant le roi dans le dessein de garder son ministre et de se servir de lui ; qu'il fit connaître à sa mère sa résolution en lui refusant de l'éloigner, lui demandant pardon pour lui et l'assurant qu'il ne lui donnerait jamais sujet de se plaindre de sa conduite, mais qu'il aurait toujours pour elle le respect qu'il devait à sa maîtresse et à sa bienfaitrice[4]. Madame de Motteville qui n'est pas suspecte, car elle appartenait, on le sait, à l'entourage le plus intime d'Anne d'Autriche, avoue[5] que la reine mère fut étonnée de la résistance qu'elle rencontra chez le roi. Non-seulement il demanda du temps, mais encore il la pria instamment de pardonner au cardinal de Richelieu. Ainsi donc les contemporains sont unanimes à indiquer l'éloignement qu'avait Louis XIII à céder à la volonté opiniâtre de sa mère. Mais celle-ci, aussi tenace dans son désir que l'était Louis XIII dans sa résistance, tente de frapper un grand coup. Le 10 novembre, le roi vient au Luxembourg. Marie s'enferme avec lui ; mais presque aussitôt entre madame de Combalet, nièce de Richelieu[6]. Se jetant aux pieds de la reine, elle lui adresse les paroles les plus humbles et se confond en témoignages de soumission et de dévouement. Marie de Médicis ne se laisse pas toucher par cette attitude et elle accable la nièce de toute la haine qu'elle ressent pour le cardinal. C'est en vain que Louis XIII essaye d'intervenir. Sa mère ne l'entend pas. Folle de colère, elle cesse d'être maîtresse d'elle-même. Aux reproches succèdent les allusions amères, puis les injures les plus grossières, puis des termes qui, a dit le seul témoin de cette scène, Saint-Simon[7], ne sont connus qu'aux halles. Après cette explosion de fureur subie au milieu de larmes par madame de Combalet, celle-ci sort. Alors Marie de Médicis change d'attitude et de ton. Trouvant dans son cœur, trouvant dans sa haine les accents les plus émus, faisant tour à tour appel aux sentiments du fils et aux devoirs du souverain, elle adresse les supplications les plus pressantes et met Louis XIII dans la nécessité de choisir entre le cardinal et elle. Tout à coup Richelieu pénètre dans le cabinet où a lieu l'entretien. A sa vue la colère de Marie de Médicis redouble. Elle s'abandonne aux reproches les plus violents, se livre aux récriminations les plus amères. Ce n'est plus l'ancienne régente, auteur de la fortune scandaleuse de Concini, qui parle ; c'est la femme humiliée dans ses sentiments les plus intimes, froissée dans les espérances qu'elle avait fondées sur Richelieu ; c'est la femme outragée de l'abandon de celui qui l'a aimée, et qui peut-être est parvenu jadis au pouvoir par elle, comme plus tard Mazarin s'y maintiendra en s'emparant du cœur d'Anne d'Autriche. Tout ce que l'âme de la reine-mère renferme de ressentiments profonds, de fiel accumulé, d'amertumes longtemps contenues, déborde sans mesure. Elle dut être en ce moment véhémente et hautaine dans son indignation, vraiment émue et éloquente par l'amour méconnu. L'ambition déçue, de longs et habiles calculs déjoués, le souvenir d'un empire absolu exercé jadis sans conteste, la mémoire de tant de bienfaits prodigués à Richelieu et payés par lui d'une telle ingratitude, la vue de celui dont elle avait fait son conseiller le plus cher et le confident de tous ses secrets, tant de vains efforts tentés auprès du roi, la perspective désormais certaine d'une vieillesse abandonnée succédant à tant de grandeurs, tout dut contribuer à rendre impétueuses les plaintes de la reine-mère. On peut se représenter cette scène entre trois personnages animés de passions si diverses, et la reconstruire selon toute vraisemblance : Marie de Médicis exhalant les sentiments d'aversion que depuis plusieurs années elle dissimule, et, par l'expression libre de la vérité, se dédommageant enfin de tous les faux témoignages d'affection que par astuce elle a jusqu'à ce jour accordés à Richelieu ; celui-ci demeurant froid, silencieux, calme en apparence, gardant un maintien également éloigné de la soumission trop humble qui adhère aux reproches reçus et d'une hauteur insolente qui aurait mécontenté Louis XIII ; le roi, enfin, laissant cette véhémente colère se soulager en débordant, et bien résolu dans son dessein irrévocable de conserver le cardinal sans toutefois rompre avec sa mère, si c'est possible. Ce dessein était parfaitement arrêté. N'en eût-il pas été ainsi que l'excès même de la violence de l'accusatrice aurait servi l'accusé. Marie de Médicis alla, en effet, jusqu'à reprocher à Richelieu de vouloir enlever le pouvoir royal à Louis XIII pour le donner au comte de Soissons. C'était l'égarement de la passion, qui jamais ne fut plus mauvaise conseillère. L'Italienne jetait enfin la marque de duplicité, et abandonnait un instant l'emploi des moyens tortueux propres à sa race. La vue de son ennemi osant interrompre un entretien entre la mère et le fils avait vaincu sa nature. Quand même elle aurait pu triompher, ce qui était impossible, l'échec devenait inévitable après un tel débordement. Un réquisitoire aussi passionné valait pour Richelieu le plaidoyer le plus persuasif. Richelieu gardait le silence. Qu'aurait-il, en effet, pu dire qui lui fût plus favorable que le langage de son accusatrice ? Chacun des griefs exprimés par elle était, aux yeux du roi, un mérite de plus. Richelieu avait dû bien le servir et tout à fait tromper les espérances de l'ancienne régente pour être ainsi exécré. Marie de Médicis acheva ce jour-là de rendre inébranlable et indestructible l'autorité du cardinal. La grande scène, ou plutôt ce long monologue, car Marie fut presque seule à parler, se termina quand la lassitude eut triomphé de la passion. Louis XIII se retira, et, pour fuir un nouvel orage, se prépara à partir pour Versailles. L'auteur des Mémoires du duc d'Orléans dit[8] : Le roi sortit aussitôt et se retira à Versailles, où le cardinal se rendit à l'instant. Montglat raconte[9] qu'avant de partir pour Versailles le roi fit dire au cardinal de se retirer pour quelques jours à Pontoise, parce que, en son absence, la reine serait plus aisée à apaiser. L'explication donnée à cet ordre lui enlève, on le voit, tous les caractères d'une disgrâce. Mais hâtons-nous de dire que Montglat est seul à en parler. Bassompierre raconte, il est vrai, dans ses Mémoires, qu'étant allé voir ce jour-là le cardinal, on ne le reçut pas et on lui dit qu'il partait pour Pontoise[10]. Mais Bassompierre n'ajoute point, ce qui eût été pourtant d'une importance majeure, que ce voyage avait lieu par l'ordre du roi. Ni Fontenay-Mareuil, ni Brienne, ni l'auteur des Mémoires du duc d'Orléans, ne relatent un fait aussi essentiel. Nous allons voir la raison de ce silence. Le fait est faux, et jamais Louis XIII n'a eu la pensée d'envoyer Richelieu à Pontoise après la grande scène du Luxembourg. Cette scène, on ne saurait le contester, laissa Richelieu dans un assez grand découragement. Après Marie de Médicis, nul ne pouvait mieux que lui comprendre ce qu'il y avait de fondé et de naturel dans la colère de la reine-mère. Il avait été tout à elle et c'est par elle d'abord qu'il s'était élevé au pouvoir, Des trois personnages de la grande scène du 10 novembre, Marie de Médicis était la victime de l'ingratitude, Richelieu l'ambitieux ingrat, Louis XIII celui au profit de qui la première avait été abandonnée, Seul Louis XIII devait être et était complètement satisfait. D'autre part, nous l'avons dit, Richelieu avait l'âme haute, l'esprit hardi, mais le cœur timide. Plus il avait rencontré de difficultés pour atteindre le point culminant du pouvoir, plus il était tenté de s'exagérer les dangers qui, chaque jour, menaçaient de l'en précipiter. Loin d'être ébloui par l'éclat de son autorité, il était de ceux qui, plus haut ils montent, plus ils mesurent sans cesse la gravité de la chute possible. Richelieu avait un regard vers le but, un autre constamment tourné vers l'abîme ouvert à ses pieds. Qu'il ait été un moment accablé sous le poids des lourds reproches de Marie de Médicis, nous l'admettons. Qu'il ait songé à se rendre soit à Pontoise, soit au Havre, dont il avait le gouvernement, on peut le croire. Qu'il ait eu besoin, après une entrevue aussi pénible, des encouragements fortifiants du cardinal de la Valette, il n'y a rien là que de très-vraisemblable. Ce n'est pas le seul moment de défaillance que l'on remarque dans la vie du cardinal. Mais ce qu'il importe de connaître, et ce que nous avons
surtout pour but de mettre en lumière, ce sont les sentiments du roi. Or,
dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de l'Europe, le père
d'Avrigny raconte[11] que le roi, avant de partir pour Versailles, avait ordonné
à Saint-Simon d'envoyer dire au cardinal de se rendre près de lui. Cet ordre
fut porté au cardinal par un gentilhomme que Saint-Simon lui envoya, et dès
lors ce ministre comprit que le roi était résolu de le maintenir malgré la
reine-mère, et il se rendit à Versailles, où le roi lui déclara qu'il le
soutiendrait contre tous ses ennemis. Le père Griffet confirme ce fait
important en donnant quelques détails plus explicites. Il déclare tenir de la
bouche même de Saint-Simon, auteur des Mémoires et fils du favori de
Louis XIII, qu'en partant pour Versailles le roi
chargea son favori de faire dire au cardinal de s'y rendre aussitôt. Le
premier écuyer ne perdit pas de temps. Il envoya incontinent un de ses gentilshommes
porter à Richelieu cette agréable nouvelle. Le gentilhomme étant arrivé chez
le cardinal, on lui dit que son Éminence ne voulait voir personne. Comme il
connaissait l'importance de la commission, il ne se rebuta point. Il dit
qu'il venait de la part de M. de Saint-Simon et qu'il fallait absolument
qu'on le fît entrer. On avertit Richelieu, qui s'entretenait alors avec le
cardinal de la Valette. Le gentilhomme fut introduit dans le cabinet où il
n'eut pas plutôt exposé sa commission qu'il aperçut un changement
extraordinaire sur le visage du cardinal de Richelieu. Ce ministre passa tout
à coup d'une extrême tristesse à tous les transports de la joie la plus vive.
L'envoyé de M. de Saint-Simon fut comblé de politesses et de remercîments, et
le cardinal ne différa pas un moment de prendre la route de Versailles[12]. Ce récit, fait au P. Griffet par le fils du favori de Louis XIII, est pleinement confirmé par un appendice des Mémoires de Saint-Simon, dans lequel l'illustre écrivain expose, à son tour, tout ce qu'il a entendu raconter par son père sur ce point capital de l'histoire de Richelieu. Dans cette narration très-précise, et que M. A. Cochut a publiée le premier en 1834[13], quelques détails nouveaux, tels que le nom de l'envoyé de Saint-Simon, le jeune de Tourville, sont donnés ; mais au fond rien n'est changé et les confidences faites verbalement au P. Griffet sont entièrement conformes au récit laissé à la postérité. Il en ressort la preuve indéniable qu'en partant pour Versailles Louis XIII y entraîna Richelieu, et que jamais, en aucun moment, celui-ci n'a été en disgrâce. Il l'a craint, parce qu'il était timide et qu'il se sentait fort attaqué : incontestablement ses craintes étaient vaines Mais il est d'autres témoignages aussi décisifs qui, tous, établissent que Louis XIII a eu la volonté immuable de conserver son conseiller de génie. Madame de Motteville raconte que Richelieu, ayant alors offert à Louis XIII sa démission, celui-ci lui répondit[14] : Non, monsieur le cardinal, je vois que tout, se fait par cabale et que vous m'avez bien servi. Je ne serais pas juste si je vous abandonnais. Richelieu écrit le 12 novembre à Louis XIII, et cette lettre est une effusion de joie et de reconnaissance. Il m'est impossible, s'écrie-t-il[15], de ne témoigner pas à Votre Majesté l'entière satisfaction que je reçus hier de sa vue. Ses sentiments sont pleins de générosité. Les singuliers témoignages qu'il vous plut hier me rendre de votre bienveillance m'ont percé le cœur. Je me sens si extraordinairement obligé que je ne saurais l'exprimer. Objecterait-on qu'adressée au roi, une telle lettre peut être taxée d'exagération intéressée ? Nous répondrons que, le même jour, Richelieu exprimait des sentiments analogues à la marquise de Brézé, sa sœur, et au commandeur de la Porte, son oncle[16]. Plusieurs années après l'événement que nous racontons[17] ; le 23 octobre 1635, Richelieu adresse un Mémoire au roi sur la détention du comte de Cramail, et nous y trouvons cette phrase significative par le nom de celui qui devait le premier la lire : Ce fut lui — le comte de Cramail —, qui donna les conseils les plus violents à la journée des Dupes, et, entre autres, Votre Majesté ayant mené à Versailles le cardinal avec elle, il conseilla plusieurs fois à la reine d'y aller pour y faire un vacarme, et, armé de l'autorité de mère, tâcher de l'en tirer par violence[18]. En appelant Richelieu à Versailles, Louis XIII avait donné une nouvelle preuve de l'énergie de son caractère et de la constance de son affection. Il venait de rompre une fois de plus avec ceux qui voulaient ramener la France à la politique de Concini ; il venait de se maintenir avec éclat dans la glorieuse voie de son père, dans celle que suivront après lui Mazarin et Louis XIV. C'est la journée du 10 novembre 1630 et non celle du 11 que l'histoire aurait dû nommer la journée des Dupes, car c'est le 10 novembre que le roi a fait donner l'ordre à Richelieu de le suivre à Versailles. Quoi qu'il en soit, cette journée compte parmi celles qui honorent le plus Louis XIII. Mais Marie de Médicis ne se tint pas encore pour vaincue. Cette princesse, qui, à force de persistance dans ses désirs et d'habileté insidieuse pour les faire triompher, avait fini par entraîner la volonté hésitante d'Henri IV et par le déterminer à la cérémonie du sacre qu'il refusa d'abord, cette princesse qui avait régné d'une façon absolue pendant la minorité de Louis XIII et espéré conserver le pouvoir tant qu'elle vivrait, recourut, pour le ressaisir, après la journée des Dupes, à ses moyens ordinaires. La violence ayant échoué, elle revint à l'intrigue. La femme délaissée et profondément irritée avait un moment dominé en elle l'Italienne cauteleuse. Celle-ci prit bientôt sa revanche. Le roi avait réconcilié son frère et Richelieu, entre lesquels il avait ménagé une entrevue qui fut de part et d'autre des plus cordiales[19]. Mais on sait le fond que l'on pouvait faire sur Gaston d'Orléans. Plein d'esprit comme son père, dissimulé comme sa mère, mais n'ayant ni la finesse de celle-ci, ni la bravoure d'Henri IV ; faible et irrésolu ; aussi disposé à s'humilier devant ses ennemis qu'à être infidèle à ses amis qu'il a toujours abandonnés au moment du danger, entrant dans toutes les conspirations parce qu'il était incapable de résister à ceux qui l'y entraînaient, et en sortant toujours avec honte, parce qu'il n'avait pas la force de s'y maintenir ; placé, par le hasard de la naissance, à portée d'une couronne qu'il ne sut ni défendre ni saisir, ce prince, à qui il a été donné de recevoir de sa fille, la grande Mademoiselle, des leçons de courage, et de tous des leçons de dignité, n'a jamais eu le gouvernement de lui-même. Tour à tour sa mère, ses favoris, Richelieu, Louis XIII, Anne d'Autriche, le cardinal de Retz, l'ont dirigé à leur guise, car de telles natures s'offrent elles-mêmes au joug et ne manquent jamais de maîtres. C'est de son côté, qu'en décembre 1630, se retourna Marie de Médicis vaincue. Elle parvint aisément, avec ses amis, à le circonvenir et à le décider à rompre bruyamment avec Richelieu. Le 1er février 1631, Gaston se rend, en effet, chez le cardinal et lui annonce avec hauteur qu'il vient rétracter la parole qu'il lui a donnée d'être son ami, car il ne saurait aimer un homme qui jette ainsi la désunion dans la famille royale[20]. Richelieu, qui avait beaucoup de courage devant l'ennemi et d'inépuisables ressources d'esprit dans le conseil, mais qui manquait parfois de résolution dans les actes ordinaires de la vie, fut interdit et se laissa même envahir par la crainte en entendant proférer contre lui certaines menaces. Il ne fut un peu rassuré que lorsque Monsieur et ses gens sortirent de son logis. Ces appréhensions seraient d'ailleurs assez naturelles, s'il est vrai, comme il l'assure dans ses Mémoires, que l'on ait alors conseillé à Gaston d'ajouter l'action aux paroles et d'user de violence sur la personne même de Richelieu[21]. En apprenant cet éclat, que fait Louis XIII ? Aussitôt qu'il en a reçu avis, il quitte Versailles, où il se trouvait alors, accourt sur l'heure auprès du cardinal, lui prodigue les témoignages de l'affection la plus vive, affirme qu'il sera son second contre tous, même contre son propre frère, parce qu'il sait que la seule origine de cette haine est le dévouement de Richelieu au bien de l'État. Cette entrevue touchante, ce n'est pas seulement le cardinal qui la raconte dans ses Mémoires. Nous en trouvons le récit dans les Mémoires mêmes de Gaston[22]. Louis XIII manifeste un tel mécontentement que son frère se fait excuser auprès de lui, puis s'enfuit à Orléans, tandis que la reine-mère, plus avisée et moins lâche, envoie dire au roi qu'elle ignorait la démarche faite par Gaston, et qu'elle l'avait apprise avec le plus vif étonnement. Bientôt rassurée, Marie de Médicis reprend ses intrigues souterraines, et, avec cette habileté perfide dont elle a le secret, elle ne tarde pas à rendre la situation de Richelieu insoutenable. Louis XIII, lassé, assemble le conseil. Le cardinal y expose avec clarté l'état de la cour, les divisions qu'y entretient la reine-mère, et il indique cinq moyens de sortir d'embarras : Il faut, dit-il[23], ou s'accommoder avec l'étranger et signer la paix, ou se réconcilier avec Monsieur, ou avec la reine-mère, ou m'éloigner, ou enfin se résoudre à la disgrâce de la reine-mère, éloigner d'elle tous ceux qui l'excitent à intriguer, et la prier de se tenir durant quelque temps éloignée de la cour. Louis XIII n'hésita pas : il prit la parole à tour, et dit que, puisque, à son grand regret, sa mère était restée sourde aux remontrances et supplications qu'il lui avait faites, il choisissait le cinquième moyen, qui était de se séparer d'elle, afin que son esprit eût le loisir de se désabuser[24]. On voulut éviter que Paris fût témoin de l'éclat de la rupture : la cour se transporta à Compiègne, d'où, le 23 février, Louis XIII s'éloigna subitement, en y laissant sa mère, à laquelle le maréchal d'Estrées était chargé de donner l'ordre de se rendre à Moulins. Mais Marie de Médicis se refuse à exécuter cet ordre, demeure à Compiègne, y intrigue, s'y agite, prie, menace, tour à tour semble se soumettre, puis s'abandonne à de véhéments éclats de colère, mais toujours en vain. Enfin, convaincue de l'impuissance dans laquelle elle se trouve de fléchir son fils, elle s'adresse à l'Espagne, part de Compiègne le 19 juillet 1631, et se réfugie en Flandre[25]. Louis XIII n'essaya rien pour la retenir, et il n'éprouva aucun regret Bien au contraire, il donna, le 20 juillet, ordre au duc de Chaulnes de faire avancer des troupes vers la frontière du nord, pour la protéger contre les tentatives qu'à ce propos, et sous ce prétexte, pourraient faire les Espagnols du côté des Flandres[26]. Les espérances exagérées conçues par Marie de Médicis, et qu'elle avait aisément fait partager à son entourage, ont conduit les contemporains, dans leurs mémoires, et, à leur suite, la plupart des historiens dans leurs récits, à placer en l'année 1631 le point culminant de la fortune de Richelieu ; réduisant à néant ces espérances et les projets de ses ennemis. Il n'en est rien. La période que nous venons de raconter est celle où les adversaires du cardinal ont cru lui faire courir les plus grands dangers et ont poussé l'illusion à ses dernières limites ; mais elle ne marque pas le moment où Louis XIII a le plus soutenu son ministre, car, en réalité, il n'a pas cessé de l'aimer et d'avoir en lui une confiance entière. Aux faits significatifs que nous avons exposés, nous pourrions en joindre bien d'autres ; nous pourrions montrer que, dans l'adversité aussi bien que dans la prospérité, le roi s'est toujours appuyé sur Richelieu, parce qu'ils avaient une politique semblable, tendant à un but unique, et que, ce but admis par le roi, Richelieu, le poursuivant avec génie, n'avait plus rien à redouter de son maitre. Nous pourrions rappeler, par exemple, la campagne de 1636, qui fut d'abord si malheureuse, et durant laquelle on vit le prince de Condé échouer en Franche-Comté, Piccolomini pénétrer en Picardie, franchir la Somme, prendre Corbie et menacer Paris. Si l'ascendant exercé par Richelieu avait été dû seulement à ses succès, nul doute qu'il eût été alors fort compromis. La France murmurait sous le poids des impôts nouveaux qui l'accablaient ; le parlement refusait d'enregistrer les édits bursaux ; les mécontents relevaient la tête, Paris était dans la consternation, et des cris de fureur s'y élevaient contre le cardinal. Vit-on à ce moment Louis l'abandonner et se dérober à ce prétendu joug que lui aurait imposé précédemment le bonheur de Richelieu ? Jamais, au contraire, il ne se montra plus affectueux, plus confiant, plus résolu à le défendre. On aurait dit que la mauvaise fortune achevait de resserrer les liens qui unissaient ces deux esprits inégaux, mais pareillement dévoués au bien du pays et à l'agrandissement de l'autorité royale. |
[1] M. Henri Martin, Histoire de France, t. XI, p. 344.
[2] Mémoires de Fontenay-Mareuil, p. 230, col. 1.
[3] Mémoires de Monglat, p. 21, col. 1.
[4] Mémoires de Monglat, p. 21, col. 1.
[5] Mémoires de madame de Motteville, p. 27, col. 2.
[6] Elle devint plus tard duchesse d'Aiguillon.
[7] Le fils de Saint-Simon, l'illustre auteur des Mémoires, a réuni les confidences de son père dans un court et curieux fragment qui a été publié par M. A. Cochut dans le numéro du 15 novembre 1834 de la Revue des Deux-Mondes. Cette pièce a été également publiée par M. Ed. Fournier dans ses Variétés historiques et littéraires, tome IX, 1859, p. 309. Elle vient aussi d'être très-opportunément comprise dans les appendices de la nouvelle édition des Mémoires de Saint-Simon, publiée chez Hachette, tome XIX, p. 414 et suivantes.
[8] Mémoires du duc d'Orléans, collection Michaud, 2e série, t. IX, p. 580, col. 1.
[9] Mémoires de Montglat, p. 21, col. 2.
[10] Mémoires de Bassompierre, collection Michaud, 2e série, t. VI, p. 320, col. 1.
[11] Mémoires pour servir à l'histoire de l'Europe au dix-septième siècle, par le P. d'Avrigny, t. II, p. 79, édition de 1753.
[12] Le P. Griffet, Histoire de Louis XIII, t. II, p. 65.
[13] Revue des Deux-Mondes, numéro du 15 novembre 1834.
[14] Mémoires de Madame de Motteville, p. 45, col. 1.
[15] Papiers de Richelieu, t. IV, 11. — Nous n'avons pas voulu, comme argument, nous servir du récit, fort court d'ailleurs, que fait Richelieu dans ses Mémoires, parce qu'il aurait pu paraître suspect. Le voici, et tout à fait conforme à la version du P. d'Avrigny et du P. Griffet : Sa Majesté, dit-il, voyant qu'à quelque prix que ce fût, sa mère voulait le priver d'un serviteur qu'il avait éprouvé si utile, se résolut à le défendre contre la malice de ceux qui la portaient à ce mauvais dessein, prend congé d'elle, va à Versailles, commande au cardinal de le suivre, quelque instance qu'il lui fît de lui permettre de se retirer pour ne point déplaire à la reine sa mère. (Mémoires de Richelieu, p. 308, col. 2.)
[16] Papiers d'État et lettres de Richelieu, t. IV, p. 13 et 14.
[17] Nous avons tenu d'autant plus à remettre cet événement en lumière que Bazin, le plus récent historien de Louis XIII et le plus connu, consacre à cet épisode seulement une trentaine de lignes et n'aborde aucun des points essentiels qui en dépendent. Voir Histoire de Louis XIII, t. III, p. 100.
[18] Papiers d'État et lettres de Richelieu, t. V, p. 331.
[19] Mémoires de Bassompierre, p. 321, col. 2.
[20] Mémoires du duc d'Orléans, collection Michaud, 2e série, t. IX, p. 581, col. 2.
[21] Mémoires de Richelieu, livre XXI, t. II, p. 313, col, 1.
[22] Mémoires du duc d'Orléans, p. 582, col. 1.
[23] Mémoires de Richelieu, livre XXI, p. 316, col. 2.
[24] Mémoires de Richelieu, livre XXI, p. 319, col. 2.
[25] Mercure français, t. XVII, p. 342.
[26] Papiers de Richelieu, t. IV, p. 182.