Si nos pensées sont essentiellement nous-mêmes, il y a aussi beaucoup de nous mêmes dans la manière de les exprimer, dans cet ordre et cet arrangement avec lesquels nous les classons, dans ce mouvement que nous savons leur imprimer et dans cette vie que nous parvenons à leur communiquer. Puisque, en effet, nos pensées sont notre essence même, puisque nous leur donnons un corps par le langage, il est impossible que ce corps ne garde pas notre empreinte et que dans sa forme, dans ses traits, dans ses allures, il ne porte pas les traces de son origine. Le style est l'homme. Cette corrélation naturelle entre l'esprit et la parole se montre surtout dans la forme que prennent les idées et le tour qu'on leur donne. Le caractère de l'homme, le genre de sujet qu'il traite,, la situation du personnage qu'il fait parler ou de celui qu'il revêt lui même, l'impression plus ou moins vive qu'il reçoit des faits racontés, s'exercent comme autant d'influences sur ce que j'appellerai cette malléabilité du style, qui le rend susceptible d'être façonné à la ressemblance de l'écrivain. Or toutes ces influences se réunissent pour faire du style de Retz, le style le plus transparent, le plus personnel, et, en quelque sorte, le plus imprégné des idées et des sentiments de Fauteur. C'est lui-même qui est en scène ; ce sont des actes d'un intérêt très-vif, même pour ceux qui y sont étrangers, qu'il raconte, et il les évoque de nouveau avec cette ardente imagination qui, après avoir égaré la conduite de l'homme en le poussant par des voies périlleuses à la poursuite d'un but chimérique, illumine le style de l'écrivain, lui donne le souffle et la vie, et fait revivre Retz, tel qu'il a été, dans son œuvre immortelle. Tout ce qu'il a fait, il le revoit, et aussitôt il le reproduit avec une telle vivacité de langage, que non-seulement le lecteur voit à son tour, mais encore ne peut pas ne point voir. Les récits brillent éclatants et lumineux, et le style a si complètement conservé la chaleur et la force de l'écrivain, que le lecteur en reçoit malgré lui le contact entraînant : il s'anime, il prend feu ; le bruit de l'émeute l'agite, l'odeur de la poudre lui monte à la tête ; il devient presque séditieux par contagion[1]. L'imagination est à ce point la qualité principale du style de Gondi, que, si elle cesse de le conduire, lorsque lui même n'est plus en scène et qu'il nous expose quelques tableaux où il ne figure pas, son langage s'obscurcit tout à coup ; la nuit se fait dans l'œuvre ; on ne voit, on n'entend plus ; tout est froid et lourd, on cherche à tâtons le sens des mots et on ne le trouve pas ; l'intérêt manque avec la vie : on est presque tenté d'abandonner sa lecture. Mais heureusement ces sombres et obscurs passages sont courts et rares dans la voie que nous fait suivre Gondi, et il ne tarde pas à reparaître lui-même. La lumière nous arrive alors comme par enchantement ; la vie reprend, tout redevient brillant et splendide, et nous ne conservons, de ces obscurités momentanées, qu'un souvenir confus qui nous rend plus agréable encore la clarté présente. Retz obéit à l'imagination, cette maîtresse impérieuse qui l'entraîne. Lorsqu'elle lui rappelle un tableau, il a hâte de le reproduire comme s'il craignait de le voir disparaître, et sa plume impétueuse se précipite sans s'arrêter à la suite de sa pensée qui court et vole. Dans ces moments, il se sert de tout pour rendre cette entraînante pensée, trouvant l'expression sans beaucoup la chercher, la créant même quand elle lui manque. Veut-il indiquer en deux mots la rapidité avec laquelle Mazarin sut asseoir sa puissance, il dira que ce le premier ministre fit si bien qu'il se trouva sur la tête de tout le monde dans le temps que tout le monde croyait encore l'avoir à ses côtés. Veut-il peindre en deux traits le caractère du duc de Brissac ou la fatalité attachée au duc de La Meilleraye, il dira de celui-ci : le maréchal tout pétri de contre-temps ; de l'autre : c'était un homme de cire plus susceptible qu'aucun que j'aie jamais connu des premières impressions. Puis il nous montrera le parlement incidentant sur la manière de le juger, Laigues qui était l'homme du monde qui s'incapriciait le plus facilement, la plupart des frondeurs sensibles à des pointilles de gloire et la cour touchée à la prunelle de l'œil par la révocation des intendants. On le voit, sa préoccupation constante est moins de parler avec une correction irréprochable qu'avec une clarté éblouissante. Il sacrifie quelquefois à cette qualité les premiers principes même de la langue, et, à ses yeux, bien écrire est avant tout exprimer exactement sa pensée et la rendre aussi éclatante au lecteur qu'elle l'est pour lui-même. Nous l'avons vu mettre beaucoup d'art dans certaines parties de sa composition, surtout quand il s'agissait de justifier une faute. Mais, dans le récit, il ignore tout ce qui trahit l'apprêt et la recherche. A ces artifices du langage, à ces nuances fines et délicates, à ces tours ingénieux et souvent forcés qui plaisent comme le spectacle de toute difficulté vaincue, Retz préfère le naturel, ce charme suprême qui enchante le lecteur et lui fait lire sans effort ce qui paraît avoir été écrit sans peine. Les images lui sont familières comme elles doivent l'être à un peintre d'un tel génie, mais il les exclut quand elles ne sont qu'ornement ; il ne les emploie que pour mieux fixer sa pensée et pour l'enfoncer en quelque sorte dans l'esprit de ceux qui le lisent. Le roi, dit-il, revint de Normandie, tout couvert de lauriers ; la senteur en entêta un peu trop le cardinal et il parut à tout le monde à son retour beaucoup plus fier qu'il n'avait paru avant son départ. Et ailleurs : Mazarin se faisait un grand mérite de ce qu'il avait fait évanouir avec un peu de poudre d'alchimie cette nuée de prétentions. Vous verrez par la suite qu'il eût fait sagement d'y mêler un peu d'or. Ce désir d'être compris ne le conduit point à être prolixe, et il ne sacrifie jamais à ce besoin de clarté le mouvement et la rapidité du style. Il ne cherche pas à expliquer sa pensée pour la faire bien connaître, il la rend par un trait vif, saisissant, concis, mais sans jamais revenir sur ce qu'il a déjà dit. Son imagination l'entraîne, il ne saurait s'arrêter. Je ne fus jamais persuadé, s'écrie-t-il, que Mazarin se pût résoudre, je ne dis pas à me donner le chapeau, mais même à le laisser tomber sur ma tête. — Il n'était pas, ajoute-t-il, de la dignité de la reine d'élever au ministériat un homme encore tout chaud et tout fumant de la faction. Et qu'on ne croie pas que dans cette rapide composition, des tours communs et anciens soient seuls employés par l'écrivain qui se hâte. Bien souvent, du choc de tant de pensées se heurtant les unes aux autres, naissent des expressions neuves, originales et d'une heureuse hardiesse. Mais elles ne se présentent sous sa plume, et c'est là ce qui prouve encore le peu d'apprêt de sa composition, que malgré lui, pour ainsi dire ; elles ne sont point, comme il arrive d'ordinaire, le résultat d'une longue et laborieuse combinaison à laquelle assiste le lecteur qui les voit ainsi venir de fort loin, mais elles sortent toutes trouvées de l'esprit de l'écrivain de génie, et elles nous apparaissent telles qu'elles se sont produites, dans leur beauté native et quelquefois un peu inculte. Après qu'il a dit que le président Molé est tout d'une pièce, il ajoute : Le président de Mesmes, qui était pour le moins aussi bien intentionné pour la cour que lui, mais qui avait plus de vue et plus de jointure, lui répondit, etc. Ailleurs, parlant du duc d'Orléans, Monsieur, dit-il, faisait en toutes choses comme font la plupart des hommes quand ils se baignent : ils ferment les yeux en se jetant dans l'eau. Caumartin, qui connaissait son humeur, me conseilla de les lui tenir toujours ouverts par des peurs modérées, mais successives, et entre lesquelles je ne laissasse guère d'intervalle. Il est évident que Gondi ne s'est pas servi, à l'égard de Molé, de cette expression homme tout d'une pièce, ni, à l'égard de Gaston, de cette figure du baigneur fermant les yeux en se jetant dans l'eau, tout exprès pour avoir le droit de dire ensuite de Mesmes qu'il a plus de jointure, et de caractériser si admirablement l'état de méfiance perpétuelle dans lequel il maintenait le duc d'Orléans. Mais il a su, en étendant le sens d'une expression commune et en développant une image usée, fixer sa pensée de la manière la plus saisissante et la plus originale. C'est là le propre du génie de pouvoir s'approprier ce qui depuis longtemps est à la portée de tous, de l'employer d'une manière inattendue et nouvelle, et de le faire sien en lui donnant sa forte et vigoureuse empreinte. Retz n'est pas toujours aussi heureux dans son improvisation, et, si le plus souvent il a le pouvoir de saisir en courant les traits les plus propres à peindre sa pensée, quelquefois des images prétentieuses viennent tout à coup choquer le lecteur et se mêler disgracieusement à d'innombrables beautés de langage. Écrivain de premier jet, il n'est point revenu sur ses pas pour corriger ces défauts ; il nous a laissé son œuvre telle qu'il l'avait d'abord conçue et écrite. Nous ne saurions nous en plaindre beaucoup, car ces imperfections elles-mêmes, ces répétitions d'un même mot dans la même période, ces tournures quelquefois embarrassées, ces phrases restées incomplètes, attestent que nous avons en réalité une œuvre première, une œuvre de génie et non de travail. Elles ressemblent à ces taches précieuses que certains amateurs considèrent comme une preuve infaillible de l'authenticité d'an tableau et en quelque sorte comme une seconde signature du peintre, et, si elles empêchent de classer les Mémoires de Retz parmi les monuments les plus parfaits de notre langue, elles nous permettent du moins d'apprécier la force d'invention de ce puissant créateur et d'admirer cette vigueur naturelle qui aurait peut-être été énervée par une révision trop approfondie et trop minutieuse. Heureux du reste les auteurs dont les écrits n'ont de défauts que ceux qu'une seconde et attentive lecture leur aurait permis d'éviter ! C'est ce qui distingue si complètement Gondi d'un de ses adversaires dans l'action, devenu plus tard son rival comme écrivain. Il y a, entre les deux principaux auteurs des Mémoires de la Fronde, la même différence qu'entre leurs caractères, et, si je ne craignais de revenir sur cette liaison qui existe et doit nécessairement exister entre le style et l'homme, je dirais que nuls plus que La Rochefoucauld et Retz ne peuvent en donner un éclatant exemple. Timide[2], froid, élégant et délicat, La Rochefoucauld a écrit des Mémoires d'un style froid comme lui-même, plein de grâce et d'élégance, correct jusqu'au raffinement, mais sans effort apparent et relevé aux yeux du grand seigneur qui ne voudrait pas paraître homme du métier par une négligence affectée et qui lui semble du meilleur ton. Il n'a jamais été homme de parti : son caractère irrésolu et incertain l'en a détourné. Il n'a porté volontiers dans les luttes de la Fronde que cet admirable esprit d'observation d'où il tirera plus tard ses sévères et immortelles maximes, mais instinctivement il a toujours eu de la répugnance pour les cabales de son époque, au milieu desquelles il n'a d'ailleurs joué le plus souvent qu'un rôle secondaire. Aussi son œuvre est-elle un pâle et aride exposé que, seules, les exquises élégances de la forme peuvent faire supporter. On y suit l'auteur sans s'intéresser à lui, car on l'y voit vain, sec et égoïste, mais on est retenu malgré soi par la savante régularité du langage, par les ornements dont la pensée est embellie et par le grand air que respirent ces aristocratiques confidences. Les impressions qu'on ressent à la lecture de Retz sont exactement contraires. Impétueux et bouillant, il attache à lui, dès le début, le lecteur qui s'intéresse même à ses fautes et qui est obligé de vaincre de trop favorables dispositions pour pouvoir sainement juger celui qui le ravit. Né, avant tout, homme de faction, il s'est toujours complu dans la lutte, même lorsqu'il l'a racontée. Aussi son œuvre est elle un tableau vivant qui nous transporte dans les lieux qu'il décrit et qui nous fait toucher du doigt tous les personnages qu'il met en scène. Chez lui, tout est génie : seuls, le soin et l'étude ont manqué. Les défauts de la forme sont quelquefois choquants, mais ils ne sauraient faire oublier cette force de la pensée et cette attachante vivacité que rendent au contraire plus saillantes tantôt la rudesse, tantôt le laisser-aller du langage. Le style de Retz n'a une certaine analogie et comme un air de famille qu'avec celui de Voltaire. C'est la même clarté brillante, la même facilité gracieuse ; c'est cette heureuse simplicité plus naïve chez Retz, plus correcte chez l'écrivain du XVIII e siècle ; c'est la même fluidité dans les expressions, le même procédé rapide et courant ; c'est surtout la même variété dans les tons et leur parfaite convenance avec le sujet. Car c'est là un des plus grands mérites du style de Gondi, que je ne saurais oublier. Aussi complexe, aussi varié que le génie de l'auteur lui-même, le style de Retz revêt toutes les formes et se prête aux transformations les plus inattendues. Noble et presque majestueux quand l'écrivain, apercevant tout a coup, comme par une échappée lumineuse, les destinées d'un grand peuple, s'élève aux plus hautes considérations ; léger et badin lorsqu'il peint d'un trait ou avec une anecdote les personnages qu'il met en scène ; vif et rapide quand Gondi raconte, grave et profond quand il pénètre et juge l'intention des hommes, gracieusement familier dans les détails d'une confidence, son style passe tour à tour et avec une étonnante facilité d'un genre à l'autre, et l'auteur habile parvient le plus souvent à éviter dans son langage, s'il est familier, une bassesse vulgaire, s'il est élevé, une trop pompeuse magnificence. Et pourtant, chose merveilleuse, malgré ces infinies variétés de ton, son style est un et n'a en réalité qu'un caractère, c'est la force. Retz est bien de son temps ; il fait partie, et il en est digne, de cette admirable et robuste génération du commencement du XVIIe siècle, à laquelle appartiennent Descartes, Corneille, Molière, Pascal, Bossuet, qui presque toute a grandi sous les yeux de Richelieu, s'est en partie développée pendant la Fronde, et a puisé dans l'esprit du temps cette libre allure, cette fierté dans la pensée, cette hardiesse dans le langage, ces rudes et primitives qualités, auxquelles, vingt ans plus tard, seront ajoutées la suprême distinction, l'exquise politesse et l'élégante régularité que Louis XIV mettra surtout en honneur. Or Retz, retiré à Commercy et éloigné delà cour, a échappé à cette influence heureuse sans nul doute, mais peut-être aussi énervante ; son génie un peu inculte n'en a pas reçu cette dernière perfection qui a élevé si haut tant d'illustres contemporains, mais il n'en a que plus aisément conservé ce qui caractérisait cette glorieuse époque : la mâle vigueur. II Il y a autant de différence, dit Retz, entre un récit que l'on fait sur des mémoires, quoique bons, et une narration de faits que l'on a vus soi-même, qu'il y en a entre un portrait auquel on ne travaille que sur des ouï-dire et une copie que l'on tire sur les originaux. Retz a encore ici raison, et les mémoires l'emporteraient incontestablement sur l'histoire, si le seul mérite d'un récit était la vie et la force, et si l'on ne se préoccupait dans ses lectures que de son agrément. Mais, aux yeux de ceux qui veulent s'instruire et qui recherchent avant tout la vérité, d'immenses et de particuliers avantages sont assurés à l'historien. Pouvant confronter l'un à l'autre les divers témoins des événements, il compare leurs dépositions et se rend compte des influences auxquelles ils ont obéi ; embrassant d'une manière plus complète un grand fait, il en détermine plus sûrement la signification, parce qu'il sait quelles en ont été les conséquences ; vivant à une grande distance des personnages dont il retrace la vie, il voit bien mieux que s'il les avait coudoyés la place réelle qu'ils occupent dans leur époque ; exposant et jugeant tout d'ailleurs alors que les passions sont amorties, les grands intérêts réglés et les intérêts privés oubliés, il peut dans les événements établir avec certitude la part de l'homme et celle de la fortune, éclairer un fait par ceux qui le suivent comme par ceux qui le précèdent, et faire servir le passé à l'instruction de l'avenir. En revanche, l'écrivain qui se met lui-même en scène, soit qu'il ne nous parle que de ses émotions, qui intéressent souvent bien plus que des actes, soit qu'il raconte le rôle joué par lui dans l'histoire, exerce toujours une espèce de séduction et comme un attrait particulier sur le lecteur. Dans le premier cas, en effet, tout en ne voulant peindre que lui-même, il est presque constamment le peintre de l'homme, qui ne change jamais. En racontant ses doutes, ses scrupules, ses anxiétés, il ramène ceux qui le lisent sur eux-mêmes, par ce retour si naturel et toujours si intéressant pour quiconque a vécu en se rendant compte de ses sensations. C'est là le charme suprême de Rousseau et surtout de l'auteur des Essais, charme d'autant plus irrésistible chez Montaigne, qu'il ne l'a pas recherché, et que, dans ses œuvres où il se met toujours, tout est nature, rien ne paraît art. Dans le second cas, et lorsque l'auteur nous fait assister à tous les grands événements dont il a été témoin, outre ces précieux aveux que, involontairement, il pourra laisser échapper sur sa personne et qui seront fidèlement recueillis, nous aimons encore en lui cette parfaite connaissance des temps qu'il a traversés, d'une langue qu'il a parlée, de mœurs qui ont été les siennes, cette odeur du passé qui, se dégageant de son livre, nous transporte dans ce passé et nous rend un moment les contemporains de l'auteur. Nous lui envions surtout d'avoir vu, d'avoir fréquenté^ d'avoir entretenu ces grands personnages, éternels objets de notre curieuse admiration, et qu'il semble que nous devons chercher à bien connaître auprès de ceux qui ont eu la fortune de vivre dans leur intime société. Or les Mémoires de Retz offrent tous ces attraits, et, quelque importance qu'il s'y soit donnée, quelque soin qu'il ait mis à disposer les faits dans le seul intérêt de sa vanité, il a su aussi faire briller d'une vive lumière les personnages qu'il a rencontrés sur sa route, s'incliner devant les grandes figures, signaler les vices et les travers, et les couvrir de ridicule ; il a su enfin peindre soit les mœurs de son temps, soit l'homme lui-même, par quelques-uns de ces traits vifs et précis qui appellent l'attention et se fixent dans l'esprit par leur énergique brièveté. Pour apprécier sainement le mérite de maximes enchâssées dans le récit, il suffit de les retirer de la place qu'elles occupent. Appliquées, en effet, aux cas pour lesquels l'écrivain les a conçues, elles ne sauraient manquer de leur aller fort juste, puisqu'elles sont faites à leur mesure. Mais, détachées de ce cadre qui les motive et les relève, elles apparaissent avec leur valeur substantielle et peuvent seulement alors être soumises à un examen sérieux. Les maximes du cardinal de Retz résistent presque toutes à celte épreuve décisive, et, si elles avaient été séparées des mémoires dans lesquels elles se trouvent, et publiées isolément comme celles de La Rochefoucauld, la gloire de pénétrant moraliste se serait ajoutée, pour Retz à celle de grand narrateur. Mais, toutes parfaites qu'elles sont, elles s'adaptent si complètement au récit, dont elles n'interrompent presque jamais la marche, et elles se confondent si bien avec lui, qu'on les lit avec admiration sans cependant trop s'y arrêter, tant on est entraîné par le mouvement de l'écrivain. Et pourtant comme elles ont une beauté qui leur est propre et qui les suit partout, et, quand on veut céder au plaisir d'en donner des preuves, quel embarras on éprouve à choisir au milieu de tant d'égales vérités ! L'irrésolution n'a jamais plus d'incertitude que dans la conclusion, dit Retz à propos du comte de Soissons. — Ce qui est fort extraordinaire, fait-il observer plus loin, ne paraît possible à ceux qui ne sont capables que de l'ordinaire qu'après qu'il est arrivé. Et, complétant ailleurs cette première pensée : Ce qui a le plus distingué les hommes, s'écrie-t-il, est que ceux qui ont fait de grandes actions ont vu devant les antres le point de leur possibilité. Quelquefois il est légèrement paradoxal, comme lorsqu'il
assure que rien ne persuade tant les gens qui ont
peu de sens que ce qu'ils n'entendent pas. D'autres fois, ses paroles
sont dans une étrange contradiction avec ses actes, comme lorsqu'il dit qu'il est d'un plus grand homme de savoir avouer une faute
que de savoir ne la pas faire. Mais le plus souvent ses maximes ont
trait à ce qui a été la constante préoccupation de sa vie, à la conduite d'un
parti. Soit que, se souvenant des fautes commises, il avoue qu'il n'y a rien de si malhabile que de se faire croire
capable des choses dont les exemples sont à craindre ; soit que, se
rappelant les inconvénients et les embarras de la cabale, il déclare que dans les partis on a plus de peine à vivre avec ceux
qui en sont qu'à agir contre ceux qui y sont opposés, ou bien que le pouvoir dans les peuples est fâcheux en ce point qu'il
vous rend responsable même de ce qu'ils font malgré vous ; c'est
presque toujours à la sédition qu'elles se rapportent, et, réunies avec soin,
elles formeraient un code qui, dicté par une expérience chèrement acquise, ne
manquerait ni de justesse, ni surtout d'utilité. Il en est tellement ainsi que quelques-unes de ces sentences seraient presque des contre-sens si l'on ne se rappelait à quel point de vue la plupart ont été écrites. En fait de calomnie, dit-il, tout ce qui ne nuit pas sert à celui qui est attaqué. Dans un sens absolu, cette pensée n'est point exacte et se trouve en opposition avec le mot éternellement vrai de Beaumarchais. Mais, si l'on se place au milieu des luttes et de l'intrigue, si l'on songe combien est précaire la position d'un factieux qui a échoué dans une de ses artificieuses manœuvres et quel immense avantage est alors assuré à son adversaire que fortifie ce succès indirect, on partagera l'avis du cardinal, qui, ici et presque partout d'ailleurs, est d'autant plus vrai qu'il ne fait que se souvenir, et, comme La Rochefoucauld, érige en maxime ce qu'il a vu pratiquer autour de lui, ou par lui-même. Si les sentences de l'ingénieux Gondi ont la justesse qui est la condition fondamentale de ces sortes de pensées, on y trouve aussi la clarté qui les fait entrer immédiatement dans l'esprit, et la concision qui les y retient. Le trait est vif et bref ; quoique lié à ce qui précède, il fait saillie sur ce qui l'entoure et se détache en quelque sorte du papier pour attirer plus promptement l'attention et se graver profondément dans la mémoire. Les portraits que trace Retz ont le même mérite ; ils tranchent sur l'œuvre entière, comme dans certains grands tableaux ces figures que fait ressortir ce qui les entoure et qu'a traitées le peintre avec un soin particulier : ils ont autant de relief que de couleur. Gondi évoque tour à tour Anne d'Autriche, Condé, Beaufort, Mathieu Mole, Turenne, Conti, La Rochefoucauld, madame de Longueville, madame et mademoiselle de Chevreuse, madame de Montbazon, et nous voyons passer devant nous tous ces personnages qui désormais nous sont si bien connus que leur nom prononcé nous représentera aussitôt un être vivant. L'écrivain a abusé, a-t-on remarqué avec raison, des oppositions et des contrastes ; l'antithèse lui est familière et il y a bien un peu d'enluminure dans ces éclatantes images. Eh ! qu'importent les procédés ? Il a pleinement réussi ; ses figures vivent, parlent, marchent et sont merveilleusement animées ; que faut-il de plus ? Peut-on être sévère pour les moyens en présence d'un pareil résultat, et faut-il, devant un admirable tableau, analyser toutes les couleurs tirées de la palette du peintre ? Aussi ressemblants que pleins de vie, les portraits de Retz sont pour la plupart tracés avec exactitude, même quand un ennemi pose devant lui. Il a trouvé pour caractériser Condé, La Rochefoucauld, Turenne et Beaufort, des traits que ceux qui sont venus après lui ont été contraints de reproduire, et il a eu d'ailleurs le mérite et la bonne fortune de montrer, dans la suite de ses Mémoires, les actes de ceux qu'il avait peints presque toujours conformes aux tendances qu'il leur avait d'abord assignées. Par là frappent encore davantage les saisissantes figures que l'habile observateur avait placées au début de son livre. C'est ainsi qu'après avoir fait de Mathieu Mole un magnifique portrait et s'être écrié : Si ce n'était pas une espèce de blasphème de dire qu'il y a quelqu'un dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave et M. le prince, je dirais que ça été Molé ; il fait voir le premier président traversant l'émeute pour se rendre au Palais-Royal ; s'y trouvant exposé aux menaces du peuple irrité, conservant toujours et dans ses paroles et sur son visage la dignité du magistrat ; marchant à petits pas et sans trouble comme si sa vie ne courait pas les plus grands dangers ; répondant à un bourgeois qui appuie un mousqueton sur sa poitrine : Quand vous m'aurez tué, il ne me faudra que six pieds de terre, et le désarmant par cette tranquillité sublime ; déployant la même énergie à soutenir auprès de la reine les griefs légitimes du peuple qu'à défendre sur la place publique et dans le parlement les véritables intérêts du roi ; empêchant par sa seule influence les frondeurs d'en venir aux mains dans le palais ; ouvrant les portes de sa maison à une populace furieuse, devant laquelle il se présente seul et sans armes et qu'il chasse par sa parole éloquente ; maintenant les prérogatives de son rang jusqu'auprès des princes du sang, et sachant aussi bien résister aux séductions de la cour qu'aux intrigues delà noblesse ; enfin sacrifiant ses intérêts privés, dans un temps où seuls ils servaient de mobiles, chérissant et respectant le pouvoir royal dans un temps où il a été humilié même par ceux qui approchaient le plus du trône, et préférant à toutes choses le bien de l'État et la prospérité de son pays. Grande et respectable figure sur laquelle on aime à reposer la vue, dont on retrouve quelques traits disséminés dans tous les écrits de l'époque, mais qu'on ne voit nulle part aussi ressemblante, aussi animée, aussi noble que dans les Mémoires du cardinal de Retz ! Bel hommage rendu à un grave personnage qui ne s'est préoccupé que de l'intérêt public, par un turbulent factieux qu'a constamment guidé sa vanité, mais que cette éloquente admiration pour des vertus qui n'ont pas été les siennes grandit et purifie, car c'est presque les posséder que les comprendre et les louer de la sorte ! III Mais, quand on écrit l'histoire de la Fronde, on a beaucoup plus encore à jeter du ridicule et à exercer sa verve qu'à prodiguer des éloges et à faire preuve d'admiration, surtout quand l'écrivain, ayant vécu auprès de ceux qu'il met en scène, a pu pénétrer jusqu'au fond de leur cœur et a su, avec la liberté vive et étendue que permettent des mémoires, initier le lecteur aux moindres secrets et aux plus particulières confidences. Retz a admirablement rempli la tâche réservée à l'historien des frondeurs. Cette profonde connaissance du cœur humain, qui lui a été si utile dans ses intrigues, qui explique si bien l'extraordinaire importance du rôle joué par lui, qu'il a montrée même dans les moments les plus critiques, et grâce a laquelle il a pu être en réalité l'âme de la Fronde en faisant son complice l'amour-propre d'autrui, Gondi l'a conservée dans la peinture de ses habiles manœuvres, et il a mis autant de génie a exposer dans son livre le caractère de ses contemporains, qu'a le pénétrer dans la lutte et à le diriger dans l'action. Pour lui, comme pour La Rochefoucauld, le cœur de l'homme n'a pas de secret. Ces deux pénétrants esprits ont su, aussi bien l'un que l'autre, démêler les véritables mobiles de bien des actes : mais l'un l'a fait en observateur et, pour ainsi dire, sans autre intention que de constater plus tard le résultat de ses études ; l'autre a approfondi l'homme afin de le dominer et n'a analysé les travers et les défauts d'autrui que pour atteindre plus aisément le but poursuivi par son ambition. Cette différence dans le point de départ explique et rend naturelle la différence qui existe aussi dans les résultats. Tandis que le premier, ne voyant dans la triste nudité de ceux qui posent devant lui qu'un argument de plus à l'appui de son système, l'a exagéré, et l'a poussé jusqu'à une sévérité désespérante, l'autre, qui employait ces travers et qui parvenait toujours à les tourner à son profit, a mis à les raconter moins de passion, tout en les peignant avec vigueur. En un mot, l'un, en ne donnant que la substance de ses observations, a quelquefois épouvanté son lecteur dans l'esprit duquel entre souvent un doute qui affaiblit l'effet des plus exactes maximes. L'autre a toujours su ménager et la vérité, et aussi la vraisemblance qui est l'apparence de la vérité, en montrant les vices et les ridicules en action et en les faisant, pour ainsi dire, passer pleins de vie et dans toute leur réalité sous les yeux de ceux qui le lisent. Est-il possible, en effet, de mieux nous rendre compte d'un travers et peut-on avoir le moindre doute relativement à son existence, quand, avec Retz, on assiste à une des délibérations des frondeurs ? Après qu'une opinion entièrement contraire à la sienne a été avancée, on voit l'habile coadjuteur faisant adroitement entrer dans l'esprit des membres les plus influents du conseil un projet dont il désire l'adoption, leur laissant discrètement le mérite de l'avoir inventé pour les y intéresser davantage et les en rendre en quelque sorte les patrons, le discutant et l'appréciant comme s'il n'en était pas l'auteur, et finissant par l'emporter parce qu'il a su établir sur l'orgueil de ceux qui l'entourent le succès de son entreprise. Est-il possible de ne pas croire à la fidélité de ses peintures, quand il nous retrace une de ses entrevues avec le pape Alexandre VII, qui, craignant de se compromettre soit avec Louis XIV, s'il soutenait trop ouvertement un ennemi de Mazarin, soit avec le conclave, s'il abandonnait un cardinal, prenait tour a tour le parti du roi et celui de Retz, selon qu'il se trouvait avec les ambassadeurs français, ou avec les princes de l'Église ? J'allai le voir, dit Gondi dans une page qui est un chef-d'œuvre, et je le suppliai de prendre un parti : le Pape battit beaucoup de pays pour me tirer, ou plutôt pour se tirer lui-même de la décision que je lui demandais. Je demeurai fixe et ferme. Il courut, il s'égaya, ce qui est toujours facile aux supérieurs. Il me répéta plusieurs fois que le roi était un grand monarque. Il me dit d'autres fois que Dieu était encore plus puissant que lui. Tance tôt il exagérait les obligations que les ecclésiastiques avaient à conserver les libertés et les immunités de l'Église ; tantôt il s'étendait sur la nécessité de ménager, dans la conjoncture présente, l'esprit des rois. Il me recommanda la patience chrétienne ; il me recommanda la vigueur épiscopale. Il blâma le cérémonial, auquel l'on était trop attaché à la cour de Rome ; il en loua l'observation comme étant nécessaire pour le maintien de sa dignité. Le sens littéral de tout son discours était que, quoi que je pusse faire, je ne pourrais rien faire qu'il ne pût dire m'avoir défendu. Mais Retz a déployé toutes les ressources de son puissant génie, quand il s'est agi de présenter dans ses Mémoires ce prince dissimulé, irrésolu, plein d'esprit, dépourvu d'honnêteté comme de courage ; s'humiliant devant ses ennemis, infidèle à ses amis qu'il abandonne au moment du danger et laisse périr sur l'échafaud ; entrant dans toutes les conspirations, parce qu'il ne peut pas résister à ceux qui l'entraînent, et en sortant toujours à sa honte, parce qu'il n'a pas la force de s'y maintenir ; placé par sa naissance à deux pas du trône et ne réussissant ni à le défendre, ni à l'ébranler ; recevant de sa fille des leçons de courage et de tous des leçons de dignité, et, après qu'il a été délivré de la servitude dans laquelle le tenait Richelieu, restant sous la domination de ses favoris, car des caractères comme le sien ne manquent jamais de maître. Or, parmi ces favoris qui le dominent, nul ne pouvait mieux le faire connaître que Gondi ; qui, pendant cinq longues années, l'a entièrement dirigé et gouverné, tout en ménageant son orgueil ombrageux. Gaston d'Orléans apparaît, dans les Mémoires du coadjuteur, comme le type éternellement vrai de l'homme faible, car c'est sur lui que Retz a étudié, sous toutes ses faces et dans toutes les circonstances, la faiblesse. C'est tantôt en la tournant à son profit, tantôt en en subissant lui-même les préjudices, qu'il l'a analysée et approfondie, et c'est ainsi que l'étude de ce défaut tient autant de place dans ses Mémoires que l'étude de l'orgueil dans l'œuvre de La Rochefoucauld. On dirait que ces deux impitoyables observateurs se sont assigné à chacun une tâche, et que, parmi les nombreuses défectuosités de la nature humaine, ils ont voulu choisir, se sentant capables de les flageller, les deux vices les plus désespérants, parce qu'on ne peut s'en corriger, l'orgueil qui empêche le sage gouvernement de soi-même, la faiblesse qui fait tomber sous la dangereuse domination d'autrui. Les gens irrésolus, dit Retz,
prennent toujours avec facilite et même avec joie
toutes les ouvertures qui les mènent à deux chemins et qui par conséquent ne
les pressent point d'opter. Aussi avec quelle habileté Gondi applique-t-il
à Gaston cette maxime qui ordonne de faire à ceux
qui sont faibles toutes sortes d'abîmes parce que c'est le vrai moyen de les
obliger à se jeter dans le premier chemin qu'on leur ouvre. — Monsieur, fait-il observer quelque part, pensait tout et ne voulait rien, et, quand par hasard il
voulait quelque chose, il fallait le pousser en même temps, ou plutôt le
précipiter pour le lui faire exécuter. — Il y
avait dans sa faiblesse, dit-il ailleurs, bien
des étages. Il y avait très-loin de la velléité à la volonté, de la volonté à
la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à
l'application. Mais, ce qui était le plus extraordinaire, il arrivait, même
assez souvent, qu'il demeurait tout court au milieu de l'application. Et
il achève de le peindre par un trait bref et énergique, lorsque, passant en
revue les conséquences qu'aurait pu avoir l'arrestation du coadjuteur,
projetée par Condé, il dit : Rien n'était mieux imaginé
: Monsieur, qui eût été atterré du coup, y eût donné des éloges. Mais que l'on connaîtrait peu Gaston, si on ne lisait pas les admirables scènes où se dévoile à nu ce caractère et dans lesquelles Retz, rivalisant non plus avec le Molière du Malade imaginaire, mais avec l'auteur du Tartuffe et du Misanthrope, a mis en scène un personnage aussi vrai, aussi profondément étudié, aussi vivant que le sont Alceste et Tartuffe ! Retz apprend tout à coup que la reine, ne pouvant plus se prêter à la situation où on l'a réduite, doit pendant la nuit même faire une seconde fois sortir de Paris le roi. Il court aussitôt avec mademoiselle de Chevreuse chez Gaston. Le premier mot de celui-ci est : Que faut-il faire ? — Il n'y a qu'un parti, répond Gondi, c'est de s'emparer des portes de Paris. — Le moyen à l'heure qu'il est ! reprend Monsieur. C'est alors que Retz donne le spectacle le plus saisissant de ce singulier caractère et note toutes les observations, tantôt fines, tantôt profondes, que ce spectacle lui suggère, car chez lui, quelle que soit la gravité des circonstances, l'observateur ne disparaît jamais. Il remarque que les hommes en cet état parlent presque toujours par monosyllabes. Il montre mademoiselle de Chevreuse et la duchesse d'Orléans faisant des merveilles et se surpassant pour l'aider à obtenir du duc une détermination el a lui faire abandonner ces demi-moyens qui compromettent sans conduire à des résultats. Cependant le temps presse, la nuit s'avance : dans une heure il sera peut-être trop tard. Monsieur hésite toujours et il siffle comme il le fait chaque fois qu'il ne sait plus que dire. Madame, honteuse de tant de faiblesse, prend alors la plume et écrit l'ordre nécessaire au coadjuteur. Mais Monsieur l'arrache de ses mains et le déchire, et, comme il a entendu la princesse ordonner à Gondi de passer outre, et qu'il voit celui-ci se précipiter vers la porte pour obéir : Au moins, je vous en prie, lui crie-t-il, sachez que je ne veux pas me brouiller avec le parlement ! Ailleurs, et montrant ce caractère sous une nouvelle face
tout aussi vraie et tout aussi ressemblante, Retz amène le lecteur chez
Gaston au moment où celui-ci vient de recevoir une lettre du roi qui lui
annonce son intention de rentrer à Paris sans publier d'amnistie. Je le trouvai, dit Gondi, dans
le cabinet de Madame qui le catéchisait, ou plutôt qui l'exhortait, car il
était dans un emportement inconcevable, et l'on eut dit, delà manière dont il
parlait, qu'il était à cheval arme de toutes pièces et prêt à couvrir de sang
et de carnage les campagnes de Saint Denis et de Grenelle. Madame était
épouvantée, et je vous avoue que, quoique je connusse assez Monsieur pour ne
me pas donner avec précipitation des idées si cruelles de son discours, je ne
laissais pas de croire qu'il était, en effet, plus ému qu'à son ordinaire.
. . . . . . . . . Je ferai demain la guerre, dit Monsieur d'un ton guerrier ; je la ferai et plus facilement que jamais. Demandez-le à M. le cardinal de Retz. Il croyait que j'allais lui disputer cette thèse. Je m'aperçus qu'il le voulait pour pouvoir dire après qu'il aurait fait des merveilles si on ne l'avait retenu. Je ne lui en donnai pas lieu, car je lui répondis froidement et sans m'échauffer : Sans doute, Monsieur. — Le peuple n'est-il pas toujours à moi ? reprit Monsieur. — Oui, lui repartis-je. — M. le Prince ne reviendra-t-il pas si je le mande ? ajouta-t-il. — Je le crois, Monsieur. — L'armée d'Espagne ne s'avancera telle pas si je le veux ? continua-t-il. — Toutes les apparences y sont, lui répliquai-je. On attend après cela ou une grande résolution, ou du moins une grande délibération ; rien moins, je ne saurais mieux expliquer l'issue de cette conférence qu'en rappelant ce qu'on a vu à la Comédie italienne. La comparaison est très-irrespectueuse, et je ne prendrais pas la liberté de la faire si elle était de mon invention. Ce fut Madame elle-même à qui elle vint dans l'esprit aussitôt que Monsieur fut sorti du cabinet, et elle la fit moitié en riant, moitié en pleurant. Il me semble, dit-elle, que je vois Trivelin qui dit à Scaramouche : Que je t'aurais dit de belles choses si tu n'avais pas eu assez d'esprit pour ne me pas contredire ! Cependant le roi s'installe au Louvre, et le premier acte de son gouvernement est d'exiler à Limours Gaston d'Orléans. Nous voyons alors celui-ci, qui aurait certainement pu, en prenant une détermination énergique, éviter cet exil, appeler tour a tour tous ses conseillers pour avoir le prétexte de délibérer et se complaire a réfuter leurs arguments et à demeurer dans l'inaction ; tantôt feignant une agitation et une colère menaçantes, tantôt retombant dans sa torpeur habituelle ; s'imaginant que toutes les mousquetades que l'on tire pour fêter le retour du roi, sont celles du régiment des gardes qui marche pour l'investir ; envoyant à la découverte tous ceux qui l'entourent et ne croyant pas en leur véracité quand ils lui rapportent que tout est paisible, mettant à chaque instant la tête à la fenêtre pour mieux entendre si le tambour ne bat pas, et, après avoir fait compromettre la plupart des frondeurs en les engageant à une résistance dont il disait devoir prendre la direction, s'enfuyant à Limours dès le lendemain. Quel admirable développement de ce caractère, et comme Gaston est tristement conforme à lui-même depuis qu'il apparaît en scène jusqu'à ce qu'il en sorte ! Avec quelle vigueur Retz a su venger tous ceux qui l'ont précédé dans l'intimité de ce prince, en le plaçant tel qu'il a été dans son livre immortel et en le condamnant ainsi aux moqueries méprisantes de la postérité ! Ces coups impitoyables ne corrigent, il est vrai, personne, et Juvénal pas plus que Molière n'ont diminué le nombre des travers et des vices qu'ils ont poursuivis. Mais est-ce à dire pour cela que leur œuvre ait été complètement inutile ? Ridiculiser le vice, n'est-ce pas honorer la vertu ? Et, pour revenir à Retz, les magnifiques éloges qu'il décerne à Mole seraient-ils aussi saisissants, si le blâme infligé à presque tous les autres acteurs de la Fronde ne faisait pas ressortir et ne rendait pas plus brillante la conduite de cet homme ferme et juste ? En un mot, Molé serait-il suffisamment récompensé de son désintéressement et de son courage, si, se contentant de le louer, l'historien de la Fronde n'avait pas attaqué la corruption et la faiblesse de ceux qui l'entouraient ? Cette fidélité dans la peinture du cœur humain et cette rigueur dans les jugements ajoutent à la ressemblance qu'a Retz avec cet écrivain si original et si sévère qui, mécontent de son peu d'importance sous Louis XIV, auprès duquel l'effaçaient des courtisans qui ne le valaient pas, s'est dédommagé de ses froissements par ses récits, a vengé les blessures de son orgueil par ses mordantes appréciations, et, portant la lumière dans les recoins les plus retirés et les plus sombres de cette cour si brillante à la surface, en a montré les pompeux ridicules et les misères cachées. Les Mémoires de Saint-Simon et ceux de Retz ont été, pour l'un et pour l'autre, comme le refuge dans lequel ils se sont retirés, se séparant d'un monde où ils ne pouvaient plus se plaire. Aussi, seuls avec leur œuvre, y sont-ils tout entiers. C'est dans les deux livres la même vivacité de langage, la même force entraînante, et souvent la même crudité dans l'expression. C'est, chez les deux peintres, une admirable vérité dans les portraits, et une effrayante profondeur dans l'étude de l'homme, avec un peu plus de verve chez l'historien de la Fronde, et un peu plus de fiel chez l'acerbe grand Seigneur de la cour de Louis XIV. Les monuments qu'ils ont laissés, si semblables déjà par leur origine, ont eu le même sort jusqu'à la fin : ils n'ont paru au jour que devant une génération assez éloignée des temps qu'ils ont décrits pour être étrangère aux passions qu'ils ont remuées. Mais l'un, plus spectateur qu'acteur, peintre sans pareil de tableaux incomparables par la couleur comme par le relief, a presque complètement disparu devant les personnages qu'il a représentés ; l'autre, se tenant toujours en scène, a attiré principalement sur lui une attention qui lui a été souvent funeste. En retour, il y a bien plus de force dans son récit, bien plus de vie dans son style, bien plus de rapidité dans sa marche, et, si son livre est la condamnation de sa conduite, il renferme en même temps sa plus éclatante défense, et l'on est presque tenté de lui pardonner ses actes, puisqu'il les a racontés lui-même. FIN DE L'OUVRAGE |