PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE III. — SOINS DIVERS DE PHILIPPE-AUGUSTE. - PRÉPARATIFS POUR LA GUERRE SAINTE.

 

 

Bannissement des juifs. — Chartes de communes octroyées par le roi. Chartes du roi sur les communes. — Embellissements de Paris. Mort.de Geoffroy Plantagenêt. — Regrets des Bretons. — Causes de guerre avec Henri II. — Les Français commencent les hostilités. — Siège de Châteauroux. — Trêve. — Naissance du prince Louis. Mort du comte de Dreux. — Désolation de l'Occident à la nouvelle de la bataille de Tibériade et de la prise de Jérusalem par Saladin. — Chants sur la croisade. — Assemblée de Gisors. — Les rois de France et d'Angleterre prennent la croix. — Dîme saladine. — Privilèges des croisés. — Pierre de Blois.

 

Philippe-Auguste s'était hâté d'accorder une paix avantageuse au duc de Bourgogne, dans la prévision que plus tard il aurait besoin du secours de ce feudataire contre le roi Henri, le plus formidable des vassaux de la couronne de France. C'est pour ce motif que le jeune monarque s'efforçait de ménager les grands, tout en les dominant, et surtout de conserver l'ancienne alliance de sa maison avec le clergé. Avant d'attaquer Hugues III, il avait réprimé les violences du comte de Châlons, du seigneur de Charonton, en Berri, et du sire de Beaujeu, qui s'étaient emparés de quelques terres appartenant aux églises. Aussi les évêques, qui trouvaient en lui un zélé protecteur, publiaient-ils que Dieu ne mettrait point de bornes au bonheur d'un prince dont le règne commençait avec tant de piété et de justice.

Dès les premiers mois de son règne, Philippe avait rendu, ainsi que nous l'avons rapporté, quelques édits sévères contre les blasphémateurs et les hérétiques, et ces édits lui avaient déjà concilié l'Église. Mais l'intérêt fiscal n'avait pas eu moins de part que l'intérêt politique à la persécution qu'il exerça vers le même temps contre les juifs, odieux au clergé à cause de leurs croyances, à la noblesse et au peuple à cause de leurs richesses. On lui avait d'ailleurs inspiré dans son enfance la plus grande aversion pour cette classe d'hommes. « En icelui temps du bon roi Philippe, habitoient juifs à Paris et partout, en trop grande multitude ; les plus sages et les plus grands de la loi de Moïse étoient venus en France et principalement à Paris. Ils y demeurèrent si longuement et s'y enrichirent si bien, qu'ils achetèrent près de la moitié de la cité, et, contre les décrets et l'institution de la sainte Église-, ils avoient sergents (serviteurs) et chambriers chrétiens vivant avec eux en leurs hôtels, qu'ils faisoient judaïser et départir de la foi chrétienne. Les bourgeois, les chevaliers et les paysans des villes voisines étoient en si grande sujétion vers eux par les grands deniers qu'ils leur devoient, que les Hébreux prenoient les meubles et possessions de ces pauvres chrétiens, ou les obligeoient à les vendre, ou enfin retenoient en leurs maisons les débiteurs comme captifs en chavires. De plus, lesdits juifs traitoient vilainement les ornements des églises qui leur étoient remis en gage pour les nécessités du peuple, comme texte d'or et calices, chapes, chasubles et autres, et si vilement les tenoient en la honte de la sainte Église, qu'il faisoient soupes au vin à leurs juitiaux (petits juifs) en calices. Ils en avoient à Paris plusieurs garniments d'autel, comme croix d'or et pierres précieuses ; toutes ces choses étoient mises en tas dans leurs maisons, sans égard pour leur sainteté. Quand le bon roi sut que la foi de Jésus étoit ainsi déprisée, il fut moult ému de pitié et de compassion, et se ressouvint avoir ouï dire maintes fois, aux enfants nourris avec lui au palais, que les juifs de Paris prenoient chaque année un enfant chrétien, le jour du saint vendredi, le menoient en des grottes sous terre, et le crucifioient en haine de Notre -Seigneur. Le roi Philippe alla donc consulter un certain ermite, du nom de Bernard, très-saint homme, lequel étoit alors correcteur des Bons-hommes du moutier de Grandmont, non loin du parc de Vincennes, dans la forêt de Saint-Mandé. « Frère, lui dit le roi, que me conseilles-tu à l'égard de ces mécréants et pour le profit de l'Église et des pauvres chrétiens ? — Sire roi, je te conseille de relâcher et quitter tous les chrétiens de ton royaume de tout ce qu'ils doivent aux juifs, de bouter tous les juifs hors dudit royaume, et de retenir pour ton usage la cinquième partie des créances de ces infidèles. — Je crois, dit Philippe à ses barons, que frère Bernard a raison. » Ses barons lui ayant répondu : « Beau sire, fais ce qu'il te plaît, » en l'an de l'Incarnation 1181, le roi ordonna que tous les juifs s'appareillassent (s'apprêtassent) de quitter le royaume de France, et qu'ils fussent tous dehors à la fête de Saint-Jean-Baptiste de l'année suivante. Ils eurent la permission de vendre seulement leurs meubles ; mais il retint les possessions qu'ils avoient achetées, comme maisons, champs, prés, vignes, granges et pressoirs. Aucuns alors se tirent baptiser, et le roi leur rendit leur bien : ceux qui restèrent aveuglés des yeux du cœur allèrent trouver les prélats et barons, et leur promirent bonne somme de deniers s'ils obtenoient du roi leur demeurante ; mais la grâce du Saint-Esprit confirma si fermement le prud'homme Philippe en son bon propos, que les princes et les prélats furent éconduits. Quand les Juifs virent qu'il ne pouvoit en être autrement et que le terme approchoit qu'ils devoient avoir la France vidée, ils commencèrent à vendre leurs meubles et garnisons à merveilleuse hâte[1]. » Le roi ne se contenta pas de ce bannissement : il entra un jour de sabbat dans la synagogue de Paris, suivi d'un grand nombre de gardes, et fit arrêter tous les israélites qu'il y trouva réunis (1182). « II les dépouilla de leur or et de leurs habits, comme au temps d'autrefois les Hébreux noient fait aux Égyptiens, et leur recommanda de se racheter pour dix mille marcs d'argent. Quand les juifs s'en furent allés et que la France fut vidée de la corruption de telle canaille, le bon roi ordonna qu'on nettoyât leurs synagogues, afin qu'elles fussent dédiées à églises, et que l'on y consacrât autels pour le service de Notre-Seigneur. »

Tous les vassaux ne suivaient pas l'exemple du roi. « Il y avoit dans la terre de Brie un château nommé Bray, et sur cette même terre la comtesse de Brie possédoit beaucoup de juifs, qui, selon leur usage, prêtoient de l'argent à usure. Or il arriva qu'un certain paysan, confesseur de notre foi, devoit à ces Juifs un grand nombre de sous, et comme il ne s'acquittoit pas de sa dette, la comtesse leur abandonna ce malheureux pour le punir à leur gré, principalement à raison de ce qu'il avoit fait de nombreux affronts à ces juifs ; livrant ainsi dans sa barbarie un membre du Christ à ses ennemis, avec une légèreté de femme et sans conserver aucune crainte de Dieu. Cet homme leur ayant donc été remis, les juifs le dépouillèrent à nu, placèrent sur sa tête une couronne d'épines, le conduisirent de village en village et dans les campagnes, l'accablèrent de soufflets et le frappèrent de verges, jusqu'à ce que, l'élevant sur une croix, ils lui percèrent le flanc d'une lance et ensanglantèrent avec des clous ses pieds et ses mains, afin de figurer complétement sur cet esclave la passion du Seigneur. A cette triste nouvelle le roi fut rempli d'une grande colère ; il se rendit d'une course rapide sur les terres de la comtesse de Brie, et autant de juifs qu'il trouva à Bray, autant il en fit jeter dans les flammes. Quatre-vingt-dix-neuf furent brûlés[2]. »

Philippe -Auguste employa des moyens plus légitimes pour se concilier l'affection de la bourgeoisie, et au milieu des développements rapides que prenaient les associations de défense mutuelle formées avec enthousiasme par les habitants des villes, il se laissa emporter par le mouvement, et ses premiers actes sont presque tous relatifs aux libertés communales. Ainsi nous le voyons confirmer et renouveler un certain nombre de chartes octroyées par son père et son aïeul, surtout celle de Soissons, dont l'histoire n'offre qu'une longue série de querelles entre la magistrature bourgeoise et les dignitaires des églises. Pour terminer quelques difficultés qui s'étaient élevées par rapport à la juridiction et aux privilèges de l'évêque, il rendit l'ordonnance suivante : « On veillera à ce que dans l'enceinte des murs et des tourelles de Soissons, chacun prête secours à l'autre comme dans une loyale commune. Les habitants seront tenus de faire crédit à l'évêque pour le poisson et la viande, et pendant quinze jours : s'il ne paie pas après ce temps, ils pourront s'en prendre sur ses biens. Les hommes de la commune devront demander à leur seigneur la permission de se marier ; si le seigneur la refuse et qu'ils s'unissent néanmoins avec une bourgeoise, ils seront quittes moyennant huit sous d'amende. Les jurés ou magistrats de la commune se saisiront de tout homme qui a fait injure à un autre, pour tirer vengeance de son corps, à moins qu'il n'ait payé le dommage et la forfaiture. Si celui qui a fait le dommage se réfugie sur la terre d'un seigneur, les hommes de la commune doivent s'adresser à ce seigneur et dire : « Beau sire, rendez-nous celui qui a fait l'injure à un de nos hommes ; » et si le seigneur la refuse, la commune pourra lui déclarer la guerre, et envoyer des archers sur ses terres. » — « Si un marchand vient dans la commune et qu'on lui fasse injure, il doit s'écrier : Aidez-moi ! de manière à ce que les maires et jurés l'entendent ; alors on lui donnera secours, à moins qu'il ne soit ennemi de la commune. S'il apporte son pain et son vin pour demeurer dans la ville, et qu'il s'élève une guerre entre son seigneur et la commune, il aura quinze jours pour vendre les denrées qu'il a dans sa maison, et pourra emporter son argent et ses autres effets. Si l'évêque vouloit maintenir dans la ville quelqu'un qui auroit forfait à la commune, les habitants pourront l'en expulser.« Aucun citoyen ne pourra prêter de l'argent aux ennemis de la commune ; ils n'auront même de rapport avec eux que sur la permission des gardiens et magistrats. Les jurés promettront sur l'Évangile de ne jamais déporter personne hors de la cité par haine ou par ressentiment. Dans les murs de la ville, aucun citoyen ne pourra être arrêté, si ce n'est de l'ordre du maire et des jurés[3]. »

Dans la commune de Noyon, « ni l'évêque ni le châtelain ne pourront rien recevoir pour les fossés et fortifications de la ville, si ce n'est un peu de vin ou quelque chose de tel. Tous les habitants qui possèdent une terre et une maison devront le guet et la garde. Le châtelain ne pourra demander la cire que les habitants lui don-noient chaque samedi, ni le droit perçu sous le nom de tonlieu sur les marchandises dont la -valeur n'excède pas huit deniers. Ceux qui sont dans la voie des saints (les religieux), les veuves qui n'ont pas de fils adulte et capable de porter les armes, les filles sans défenseurs, sont généralement dispensées des obligations de la commune. Les gens de Chaumont (en Vexin) seront exempts de toute taille et impôts injustes ; il y aura commune en la ville et les faubourgs, et si quelqu'un (châtelain ou prélat) nuit aux bourgeois, ils pourront se rendre justice par les armes. Toutes les dépenses municipales, telles que le guet, les chaînes des ponts-levis, l'entretien des fossés, seront supportés en commun, proportionnellement au besoin de chacun.

Les citoyens de Bourges avaient conservé leur vieux corps municipal ; Philippe leur accorda aussi quelques nouvelles franchises, ainsi qu'à ceux de Dun-le-Roi. « Tout citoyen de Bourges et de Dun-le-Roi qui sera arrêté, est -il dit dans l'ordonnance rendue à cet effet, pourra requérir sa mise en liberté, moyennant caution. Nous voulons que le prévôt royal ne puisse condamner les bourgeois que sur bon témoignage et sans jamais choisir pour témoins des hommes de sa table et de sa nourriture. Tout habitant sera libre de bâtir où bon lui semblera, même près des murs de la ville, pourvu qu'il ne les endommage en aucune manière. Personne, même les barons, hauts justiciers, ne pourra chasser à cheval ni à pied au temps des fruits, sous peine, pour le manant, d'avoir l'oreille coupée, et, pour le seigneur, de cinq sous d'amende, sans qu'il puisse recourir au combat singulier contre le maire ou le prud'homme. Par la même raison, si on les trouvoit ramassant des fruits, ils seroient l'un et l'autre soumis à une peine semblable. »

A Bois-Commun, en Gâtinais, « tout homme qui aura maison en la ville paiera six deniers de cens par année, moyennant quoi il sera exempt de tout impôt sur sa nourriture, sur le vin et le fourrage. Aucun d'eux ne sera requis pour le service militaire, à moins qu'il ne puisse revenir le soir même dans sa maison. Les marchands de Bois-Commun qui arriveront aux foires ne pourront être inquiétés par les justiciers du roi, s'ils n'ont commis un forfait dans la même journée ; ils ne seront traduits que devant les prud'hommes, même pour les crimes royaux. »

Philippe-Auguste, à son avènement, confirma la charte par laquelle son père avait affranchi en 1180 tous les serfs ou gens de corps d'Orléans et environs à cinq lieues à la ronde. Une autre ordonnance de 1183 déchargea de toute taxe et taille les habitants de cette ville et des alentours, promit de ne pas les mander dorénavant aux plaids du roi plus loin qu'Étampes, Yvri ou Lorris, et de ne saisir préalablement, en cas de procès, ni eux ni leurs femmes, fils ou filles, et réduisit le maximum des amendes à soixante sous d'argent. Quelques mois après, le roi leur accorda de nouveaux privilèges, moyennant une taxe de deux deniers par mesure de blé ou de vin, dont la répartition fut confiée à dix bourgeois élus, qui devaient agir de concert avec les sergents royaux. Fontainebleau obtint la même année une constitution de commune, et cinq ans plus tard, les petites villes de Pontoise, de Poissy et de Montreuil-sur-Mer, jouirent de la même faveur. La commune de Sens, traitée jadis avec tant de rigueur par Louis VII, semblait destinée à périr. Mais Philippe la rétablit ou plutôt la reconnut après quarante ans, durant lesquels la guerre n'avait point cessé entre les bourgeois et le clergé de la ville. « Dans l'intention de conserver la paix dorénavant, est-il dit dans l'ordonnance royale, nous avons octroyé que, sauf notre fidélité, une commune fût établie à Sens. Elle sera jurée par tous ceux qui habitent soit dans l'enceinte des murs, soit dans le faubourg, et par ceux qui entreront dans la commune, à l'exception des hommes et des femmes que nous avons rendus à l'archevêque, aux églises et aux clercs de Sens[4]. »

Outre ces concessions immédiates des libertés municipales, Philippe sanctionna plusieurs chartes octroyées par des barons et des abbayes à leurs vassaux, entre autres celle de Saint-Denis. « Les bourgeois de notre ville, » dit l'abbé Hugues dans l'Institution de Saint-Denis, « se sont présentés devant nous en nous suppliant dévotement de les exempter de toute rapine ; car il y avoit de bien mauvaises coutumes, par l'existence desquelles ils étoient sans cesse exposés à se voir enlever leurs marchandises ; de sorte que les gens du dehors craignoient de venir céans. Comme cela nous étoit aussi nuisible qu'à eux-mêmes, nous avons approuvé leur requête, et nous les exemptons, eux et leurs hoirs, de toute rapine, taille, prise, etc., moyennant le paiement annuel de cent vingt-huit livres de la monnaie de Paris, à nous et à nos successeurs ; plus, de soixante livres pour la pitance des frères (les moines de Saint-Denis) aux calendes de janvier. Le cens fixé se recueillera de la manière suivante : l'abbé, d'après le conseil des bourgeois, choisira dix hommes de bon témoignage, qui, après avoir prêté serment., feront la répartition du cens en même temps qu'ils en imposeront la levée. S'il y a retard d'un seul jour, les bourgeois paieront soixante sous d'amende, sauf l'exemption de nos servants de corps. »

Louis VI et Louis VIE étaient trop faibles pour intervenir entre les grands vassaux laïques et leurs sujets ; mais sous Philippe-Auguste la monarchie était en progrès, et Guy, comte de Nevers, d'Auxerre et de Tonnerre, mentionne le consentement du roi dans la charte qu'il accorde à ses bourgeois de Tonnerre, et par laquelle il les exempte à perpétuité de la taille qu'il avait coutume de recevoir au prix de la dîme annuelle de leur blé et de leur vin. 11 recevra leur blé en gerbe, s'il lui plaît, ou bien lorsqu'il aura été battu. Quant au vin, il le prendra à son choix dans les caves ou au cellier. « S'ils veulent construire une maison, ils paieront cinq sous ; les étrangers lui donneront une somme pareille ; mais les juifs en acquitteront vingt pour avoir fa permission de séjourner. » Les habitants de Dijon renoncèrent en 1183 à leur ancien régime municipal, pour adopter la charte de Soissons, qui jouissait alors d'une grande célébrité. Quoique leur comte dit consenti à ce changement, ils requirent la garantie royale, et Philippe-Auguste fit droit à leur demande par l'acte suivant : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous présents et à venir, que notre fidèle et parent Hugues, duc de Bourgogne, a donné et octroyé à perpétuité, et à ses hommes de Dijon, une commune sur le modèle de celle de Soissons, sauf la liberté qu'ils possédoient auparavant. Le duc Hugues et son fils Eudes ont juré de maintenir et de conserver inviolablement ladite commune. C'est pourquoi, d'après leur demande et par leur volonté, nous en garantissons le maintien sous la forme susdite, de la manière qui s'ensuit : Si le duc ou l'un de ses héritiers veut dissoudre la commune ou s'écarter de ses règlements, nous l'engagerons de tout notre pouvoir à les observer ; que s'il refuse d'accéder à notre requête, nous prendrons sous notre sauvegarde les personnes et les biens des bourgeois. Si une plainte est portée devant nous à cet égard, nous ferons dans les quarante jours, et d'après le jugement de notre cœur, amender le dommage fait à la commune par la violation de sa charte. »

Paris, la capitale du royaume, ne jouissait pas des privilèges républicains accordés aux communes ; mais, administré par un prévôt royal, il avait une juridiction de prud'hommes, et ses bourgeois formaient déjà de nombreuses corporations qui se groupaient autour de la plus puissante d'entre elles, la fameuse hanse ou compagnie de la marchandise de l'eau, c'est-à-dire du transit de la Seine. Cette ville fut redevable aux soins de Philippe-Auguste de grandes améliorations et de notables embellissements. Elle n'offrait encore que des masses de maisons irrégulièrement construites sur un dédale de rues tortueuses, infectes, et dans lesquelles les piétons ne pouvaient circuler qu'au milieu d'une boue noire et profonde. « Un jour que le bon roi Philippe alloit par son palais, raconte la chronique de Saint-Denis, pensant à ses besognes, car il était moult curieux de son royaume maintenir et amender, il se mit à une des fenêtres de la salle à laquelle il s'appuyoit aucunes fois pour regarder la Seine couler et prendre l'air. Il advint en ce moment que des charrettes qu'on charrioit parmi les rues vinrent à mouvoir si bien la boue et l'ordure dont les rues étoient pleines, qu'une pueur (puanteur) en issit (sortit) si grande, qu'elle monta vers la fenêtre où le roi étoit. Quand il sentit cette pueur si corrompue, il s'entourna de cette fenêtre en grande abomination de cœur, et, pour cette raison, conçut-il en son courage une grande et somptueuse œuvre, mais moult nécessaire, que tous ses devanciers n'avoient osé entreprendre ni commencer pour les grands coûts (dépenses) qu'il faudroit. Il manda le prévôt et les bourgeois de Paris, et leur commanda que toutes les rues fussent pavées, bien et soigneusement, de grès gros et fort. »

Les intentions du roi ne furent cependant pas exécutées à l'égard des deux cent trente - six rues, obstruées de hideuses masures, que comptait la capitale. On pava seulement en grandes pierres carrées les deux principales rues qui, traversant la ville, se joignaient au centre, et que, pour ce motif, on appelait la Croisée de Paris. Une somme de onze mille marcs d'argent, donnée par un riche particulier, Gérard de Poissy, contribua beaucoup à ce travail, alors regardé comme prodigieux (1184). Vers le même temps, Philippe avait fait bâtir cieux grandes halles bien fournies et couvertes, « où les marchands pussent être quand il pleuvoit ; il les fit clore et bien fermer pour que les marchandises qui demeuroient là pendant la nuit pussent être gardées. » La place des Innocents, qui servait à la fois de cimetière et de marché, et qui n'avait été jusqu'alors qu'un cloaque infect, fut uniquement consacrée aux sépultures, et entourée de fortes et hautes murailles de grosses pierres.

Sous le règne de Philippe, l'aspect de Paris changeait sensiblement : des édifices de tout genre, des collèges, des hôpitaux, des aqueducs se construisaient. Au temps de Hugues Capet, la ville ne s'étendait pas au delà de la Cité, où s'élevait le palais du roi, exposé aux fréquentes dévastations des Normands. Le pieux Robert avait réparé ses ruines, ainsi que celles de Saint-Germain-des-Prés et de Saint- Germain -l'Auxerrois, les plus anciennes églises de Paris, et situées à cette époque hors de son enceinte crénelée. Une partie des deux faubourgs du nord et du sud avait été entourée de murailles par Louis le Gros. Outre plusieurs halles, le même prince avait fait construire, à la tête du Grand-Pont de la Cité et à celle du Petit-Pont, les deux tours du Châtelet, destinées à protéger les murs de la capitale, souvent exposée aux incursions des sires de Montmorency et de Montlhéry. En face de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, Philippe commençait en ce moment, sur la rive droite de la Seine, le célèbre château du Louvre, pour servir de prison d'État ; tandis qu'au dehors, comme à l'intérieur de la ville, s'élevaient des constructions importantes, telles que les églises Saint -Lazare, Saint-Latran, Saint-Médard et la vaste forteresse du Temple, située à peu de distance de l'abbaye Saint-Martin - des - Champs, monument de la puissance et de l'orgueil des templiers, dont les richesses et la splendeur devaient exciter plus tard l'envie de la royauté. Puis la Cité voyait grandir chaque année un majestueux ornement qui semblait la protéger de son ombre, Notre -Dame de Paris, où l'art se plaisait à prodiguer toutes ses magnificences, où se peignaient dans toute leur merveilleuse poésie les idées, les sentiments et la foi vive de cette époque. Les fondements de cet édifice gothique, l'un des plus anciens qui aient été élevés en deçà des Pyrénées, avaient été jetés vers 1163 par l'évêque Maurice de Sully. Interrompue à plusieurs reprises, sa construction ne fut achevée que deux siècles après.

Au milieu de ces soins divers, Philippe ne perdait pas de vue son véritable adversaire, le roi des Anglo-Normands, et n'oubliait point les causes nombreuses de rivalité qui existaient entre la. France et l'Angleterre. Des occasions de discorde se présentaient chaque jour, malgré le désir que manifestait Henri de vivre en bonne intelligence avec son suzerain. Le vieux roi ne pouvait voir, en effet, sans douleur et sans inquiétude pour l'avenir son jeune rival favoriser publiquement la révolte de ses fils et leur offrir, pendant la paix et pendant la guerre, un asile à sa cour. La réconciliation que la mort de Henri Court- Mantel avait opérée entre le monarque anglais et ses autres fils n'avait pas été de longue durée. Peu reconnaissant pour la douceur avec laquelle il était traité, Geoffroy demanda le comté d'Anjou, qu'il voulait réunir à son duché de Bretagne. Sur le refus du roi il passa en France, où, en attendant l'occasion de susciter de nouveaux ennemis à son père, il se livra, au milieu d'un brillant baronnage, à tous les amusements de la cour. Mais l'accueil plein de magnificence qu'il y trouva lui devint funeste. Renversé de son coursier dans le tumulte d'un tournoi, il fut foulé sous les pieds des chevaux des autres combattants. On l'emporta presque sans vie du milieu de l'arène. En proie à une fièvre violente et maudissant sa fatale destinée, il mourut quelques jours après, à l'âge de vingt-huit ans, entre les bras du roi de France (19 août 1186). Philippe donna des larmes à ce prince, que regretta peu son père, et le fit inhumer avec une pompe extraordinaire[5].

Les Bretons pleurèrent amèrement Geoffroy ; car ils l'aimaient sincèrement et attendaient de lui le rétablissement de la gloire de l'ancienne Bretagne. En 1177 il avait rendu une ordonnance qu'ils regardaient comme un grand bienfait pour les vassaux des terres seigneuriales. Elle interdisait sous des peines sévères aux créanciers des seigneurs la faculté, dont ils avaient joui jusqu'alors, de faire saisir les biens des sujets de leur débiteur, et leur accordait seulement la saisie des rentes que les sujets devaient au seigneur. Une autre loi, qui réglait qu'à l'avenir les héritages nobles seraient recueillis en totalité par les aînés, sous la condition imposée à ces derniers de faire une provision sortable à leurs cadets, n'avait pas moins contribué à lui concilier l'amour des Bretons. Cette loi remédiait au prompt affaiblissement de la noblesse de Bretagne, résultat du partage des propriétés. Elle avait été donnée un an avant la mort du prince, dans une assemblée de barons, dont la mémoire s'est conservée sous le nom d'assise du comte Geoffroy.

Privé d'un utile auxiliaire, le roi de France se tourna du côté de Richard Cœur-de -Lion, pour lequel il affecta encore plus d'amitié que Louis VII n'en avait autrefois témoigné à Henri Court-Mantel. Richard s'empressa de répondre aux avances de Philippe, et vint le visiter à Paris. Chaque jour l'amitié des deux princes semblait devenir plus étroite. Afin de prouver qu'il se regardaient comme frères, « ils mangeaient à la même table et au même plat, et, la nuit, ils couchaient dans le même lit[6]. » Cette intimité causait de vives alarmes au vieux Plantagenêt, dans un moment où de graves contestations s'élevaient entre lui et Philippe. En effet, ce dernier réclamait de Henri la restitution de Gisors et du Vexin normand, accordés en dot par Louis VII à sa fille Marguerite, épouse de Henri le Jeune, mort sans enfants, et qui devaient revenir à la France. Mais le roi d'Angleterre n'était pas d'humeur à s'en dessaisir. Pour être fondé à les retenir, il imagina l'expédient de les demander comme dot d'Alix, autre sœur de Philippe, fiancée dès l'an 1167, à l'Age de six ans, 'au prince Richard, son second fils, et envoyée en Angleterre, où elle devait être élevée auprès de son futur époux. Le roi de France y consentit, tout en pressant la conclusion du mariage de sa sœur Alix avec le comte de Poitiers. Maintenant Henri II ne voulait plus cette union, et paraissait vouloir garder la jeune princesse comme otage. Il la retenait captive dans un de ses châteaux d'Angleterre ; elle était inaccessible pour tout le monde, même pour Richard. De là certains bruits que Richard n'osait approfondir. Selon quelques historiens, le vieux monarque aimait éperdument Alix, et, dans le temps de la guerre contre ses fils, il avait résolu de l'épouser et de répudier Éléonore ; mais la cour de Rome n'avait point voulu consentir au divorce sollicité avec les plus vives instances.

Un autre objet de discussion divisait Philippe et Henri. La veuve de Geoffroy, Constance de Bretagne, était mère d'une fille du nom d'Éléonore et âgée de trois ans. Après la mort de son époux, elle rentra dans l'exercice de ses droits et de l'autorité en Bretagne, où Geoffroy lui-même n'avait régné qu'au nom de sa femme. Les rois de France et d'Angleterre prétendaient néanmoins tous deux au gouvernement de ce pays, sur lequel ils désiraient conserver leur influence, et se disputaient la tutelle de la jeune Éléonore. Mais Constance se déclara enceinte ; dès lors les droits d'Éléonore à la succession de sa mère devinrent incertains, et, le débat resta quelque temps suspendu.

Les Bretons se flattaient que Constance mettrait au monde un prince qui ferait revivre son père, qu'ils avaient tant aimé. Leurs espérances ne furent point trompées ; car, le 30 avril 1187, Constance donna le jour à un fils, qu'attendait une destinée bien malheureuse. Sa naissance répandit parmi eux une joie universelle et patriotique. Le roi d'Angleterre, choisi pour être son parrain, vint à Nantes et voulut lui donner son nom. Mais les Bretons, s'imaginant que cet enfant était réservé à faire revivre la gloire de leur nation, le supplièrent de le nommer Arthur, en mémoire du fameux Arthur, le héros de toutes les légendes de la Table ronde et le compagnon de leur roi Hoel le Grand. La minorité du prince ne supprima pas tous les motifs du débat entre les rois de France et d'Angleterre. Le premier, se fondant sur ce que Henri lui-même avait placé le duc Geoffroy, sa femme et son pays, sous la protection de la France, s'empressa de réclamer la garde du duché. Le second prétendait qu'elle lui appartenait de plein droit, comme au tuteur naturel de son petit-fils. Quant à Constance, elle soutenait que la tutelle de son fils devait lui être confiée, puisqu'elle était souveraine de la Bretagne et qu'elle y régnait de son propre chef. Une assemblée des seigneurs du pays décida en faveur de la mère d'Arthur et mit fin au différend. Cependant les deux rivaux ne purent s'entendre sur la reddition du -Vexin, et bientôt les hostilités éclatèrent.

Philippe convoqua le ban de ses vassaux à Bourges, place importante du Berri. « A sa voix, dit Guillaume le Breton, les hommes se rassemblent pour le combat : les servants d'armes aussi bien que les chevaliers, les grands et les ducs s'élancent volontairement. Leur affection pour le roi et leur bravoure naturelle les poussent à se jeter au milieu des dangers, sans qu'il soit besoin d'aucune violence ni même d'aucun ordre pour les entraîner, tant ils sont pleins du désir de vaincre pour l'honneur du roi. » Philippe sut mettre à profit l'ardeur guerrière de ses cohortes. « Il part d'une marche rapide de la ville de Bourges, il entre sur le territoire de Châteauroux, réduit dès le premier choc le noble château d'Issoudun et soumet toute cette contrée riche et puissante, qui se suffit à elle-même et ne regrette aucun de ces avantages dont tant d'autres pays s'affligent d'ètre privés. Les trésors de Cérès l'enrichissent ; Bacchus l'inonde de ses faveurs de telle sorte qu'on est forcé de transporter beaucoup de vins dans de lointains climats, et plus on le transporte, plus il se fortifie, et si l'on en boit imprudemment, il enivre tous ceux qui négligent de le mêler avec de l'eau.

Après avoir enlevé en peu de jours aux hommes du roi anglais Graçay et plusieurs autres châteaux, dévasté les campagnes et les bourgs remplis d'habitants et de richesses, Philippe arriva enfin devant Châteauroux, l'une des plus fortes places de cette contrée. « Les portes sont aussitôt fermées, et les jeunes gens s'élancent sur les remparts, disant qu'ils aiment mieux succomber, pour défendre leur patrie, que de se rendre vaincus et sans résistance. Le roi, de son côté, se prépare au combat, se dispose aux plus grands efforts, et ajoute à ses forces de nouvelles forces, afin de parvenir à expulser les assiégés de la place qui les enferme. »

Protégée par des tours, des murailles très-élevées et des fossés profonds, la ville semblait en sûreté contre tout ennemi et vraiment inexpugnable ; car elle était puissante par ses armes et fière de ses nombreux citoyens, sans compter les troupes auxiliaires que le roi Henri lui avait envoyées. « Philippe cependant, ayant dressé ses bannières, ose l'investir de toutes parts avec ses chevaliers armés de casques. Ni le nombre des guerriers défenseurs de la place, ni la position même du lieu, ni les traits lancés du haut des remparts, ni la nouvelle que le roi des Anglais accourt en toute hâte, ne peuvent effrayer Philippe, l'empêcher d'attaquer les ennemis et de les presser le jour et la nuit. Il fait élever des madriers et entrelacer une tortue, afin que, sous l'abri de ces machines, les mineurs puissent aborder le pied des murailles et les entailler dans leurs fondations, en dressant leurs boucliers au-dessus de leur tête. Un pierrier tournant à force de bras lance d'énormes blocs de pierre ; un bélier frappant à coups redoublés attaque de front, pour briser les grandes portes toutes doublées de fer ; des tours mobiles, formées de claies et de pièces de bois travaillées, s'élèvent plus haut que les murailles mêmes, afin que de là les Français puissent lancer des traits de toutes sortes. Pendant ce temps, les balistes et les arcs ne cessent de jouer ; ceux-ci lancent une pluie de flèches, les autres des carreaux. La fronde aussi jette de petites pierres et des balles rondes. Les échelles sont dressées contre les murs ; les servants d'armes s'élancent d'une course légère ; mais tandis qu'ils se précipitent imprudemment, beaucoup d'entre eux sont, renversés ; d'autres se tiennent encore de leurs mains fortement accrochés au sommet des remparts ; mais l’ennemi leur résiste avec beaucoup de valeur, combattant ainsi pour son salut et pour sa patrie. L'un est frappé à la tête d'une lance ou d'une massue ; à l'autre une hache à deux tranchants fait jaillir la cervelle loin de la tête ; mais ni la hache, ni l'épieu, ni la lance, ni le glaive ne produisent aucun résultat décisif ; les jeunes gens du dehors et ceux de l'intérieur sont animés d'une égale fureur ; rien ne peut les arrêter lorsqu'ils s'élancent pour accomplir leurs destinées[7]. »

La défense vigoureuse des assiégés donna le temps au roi d'Angleterre et à son fils Richard de venir à leur secours. Tous deux étaient accompagnés de nombreux chevaliers, dont les bannières brillaient dans la plaine. Ils dressèrent leurs tentes non loin du camp des Français. Aussitôt des trompettes sonnent, et les messagers de Henri, introduits en présence du suzerain, lui remettent des lettres conçues en ces termes : « Ou tu nous abandonneras en entier notre patrimoine et te retireras promptement avec tes Français dans le pays qui t'appartient, ou bien tu verras quelle est notre valeur à la guerre. Point de milieu, il faut absolument combattre ou se retirer : que les coureurs, les valets de l'armée et les torches incendiaires soient écartés ; qu'un seul jour mette un terme à ces longues querelles ; que la fortune et nos bras décident enfin du juste et de l'injuste. » Philippe accepte la bataille sans aucune hésitation ; il lève le siège et « dispose ses troupes en ordre régulier, afin que chaque compagnie soit placée sous le commandement de son chef et sous sa bannière ». Déjà les armées étaient en présence, et la querelle des deux rois allait se décider par des torrents de sang. Tous n'avaient qu'une seule pensée, celle de déployer toutes leurs forces, de vaincre ou d'être vaincus. On n'entendait aucune voix, aucun cri : tous attendaient que la trompette retentissante donnât le signal du combat, lorsque de nobles prélats interposèrent leur médiation pour détourner un si funeste événement. Le roi d'Angleterre craignait, sur la fin de ses jours, de recevoir quelque plaie sanglante, et d'ailleurs il se reprochait son injustice. IL envoya donc au camp des Français son fils Richard, à qui Philippe avait sans doute fait partager son ressentiment contre le geôlier d'Alix, et qui traitait, dit-on, secrètement avec le jeune roi. Le prince sollicita de la part de son père une trêve de deux ans, au prix de la cession d'Issoudun pour les frais de la guerre. De plus, le vieux Plantagenêt offrait de s'en rapporter au jugement que rendrait la cour des pairs sur le Vexin, et de faire épouser Alix au comte son fils. Une entrevue pour traiter de la paix fut aussi indiquée dans une plaine située entre Trie et Gisors, près d'un grand orme qui était planté sur la frontière des deux Vexins, et avait souvent ombragé de ses rameaux les conférences politiques du roi de France avec les ducs de Normandie. Philippe-Auguste eût préféré terminer par les armes ses différends avec Henri II ; mais le désir de la paix s'était emparé des chevaliers, du clergé et du peuple ; il accorda sans difficulté cette trêve, dont Richard se rendit caution.

La joie que toute la France ressentit de voir éloigner le péril d'une guerre dangereuse fut encore augmentée par la naissance d'un héritier de la couronne, auquel la reine donna le jour (5 décembre 1187). La nation se félicita d'avoir un prince issu du sang de Charlemagne, dont la mémoire lui était toujours chère. Étienne, évêque de Tournay, le plus pieux et le plus savant prélat du royaume, le tint sur les fonts sacrés. Il le nomma Louis, en l'honneur du roi son aïeul. La ville de Paris célébra la naissance de cet enfant par des illuminations et des fêtes qui durèrent huit jours. Philippe envoya des ambassadeurs à tous les souverains ses alliés, pour les inviter à partager sa joie. Les fêtes et les réjouissances dont la cour devint le théâtre à cette occasion, furent troublées un instant par la mort du vieux comte de Dreux, Robert Ier, oncle du roi. Ce prince avait fini ses jours dans son comté de Braire, après avoir laissé celui de Dreux à son fils aîné, Robert II, que distinguaient entre tous ses frères son mérite et ses vertus.

Cependant le roi d'Angleterre ne se pressait point de remplir sa promesse à l'égard de la jeune Alix, et de produire à la cour des pairs les titres dont il s'appuyait, afin d'éviter la restitution du Vexin. Philippe-Auguste souffrait impatiemment ce retard. D'un autre côté, ses liaisons avec Richard alarmaient Henri, et tout portait à croire que les deux rivaux n'attendraient pas l'expiration de la trêve pour recommencer la guerre, lorsque de tristes nouvelles d'Orient causèrent dans l'Europe entière une révolution qui triompha des passions et des intérêts des princes.

Depuis la désastreuse expédition de l'empereur Conrad et du roi Louis le Jeune, les conquérants chrétiens de la Syrie et de la Palestine éprouvaient chaque jour de nouveaux revers. Leurs divisions intérieures augmentaient encore leur faiblesse, tandis que les populations musulmanes d'Égypte, de Syrie, d'Irak-A raby et du Kourdistan étaient réunies sous le sabre du prince le plus accompli qu'eût encore produit l'islamisme. Ce nouvel adversaire que la fortune suscitait aux chrétiens était Saladin, fils d'Ayoub et neveu du vaillant Schiracoub. Né parmi les tribus errantes et sauvages du Kourdistan, Saladin avait appris l'art de la guerre avec son père et son oncle, qui s'étaient attachés au service des Atabeks. Par son courage à foute épreuve, l'austérité de sa dévotion, la sagesse de sa politique et l'élévation de son génie, il avait pris l'ascendant sur les émirs ses égaux, auxquels il inspirait le respect. Après avoir recueilli l'héritage du sultan turc Noureddin, renversé le khalife fatimite du Caire, il se fit proclamer, avec la sanction du khalife de Bagdad, sultan de Damas et du Caire, et dirigea ensuite tous ses efforts contre les colonies chrétiennes. L'état déplorable auquel se trouvait réduit le royaume de Jérusalem favorisait les projets de Saladin. Guy de Lusignan, monté sur le trône par son mariage avec Sibylle, sœur de Baudouin IV, n'avait point les talents nécessaires pour éloigner le péril dont il était menacé. Sa lâcheté et son inexpérience, sa faiblesse et sa présomption inspiraient de vives inquiétudes aux barons et aux seigneurs. Il faisait alors la guerre au plus puissant de ses vassaux, à Raymond de Toulouse, comte de Tripoli, que les chrétiens accusaient d'entretenir avec le sultan des relations criminelles, afin de satisfaire sa haine implacable contre le roi qui lui avait été préféré.

Encouragé par les discordes de ses ennemis, le terrible Saladin envahit la terre sainte à la tête d'une armée de quatre-vingt mille hommes. A la nouvelle de ses premiers succès et de la défaite du brave Renaud de Châtillon, Guy de Lusignan et Raymond se réconcilièrent tardivement, et jurèrent, après s'être embrassés, de réunir leurs efforts contre les infidèles. Les deux princes se mirent bientôt en marche avec cinquante mille chrétiens, parmi lesquels on comptait toute la chevalerie des templiers et des hospitaliers, et présentèrent la bataille à l'ennemi auprès de Tibériade. Au moment d'en venir aux mains, le perfide Raymond prit la fuite, également méprisé des deux partis. Excités par les exhortations des prêtres et par le sentiment du danger, les chrétiens combattirent pendant deux jours avec une valeur que le sultan ne put s'empêcher d'admirer ; mais, enveloppés de toutes parts, ils furent vaincus, et les Sarrasins en firent un carnage épouvantable. Ils prirent la vraie croix, qu'on portait à la tête des armées, et qui jusqu'alors avait semblé être un gage de la victoire. Dans cette funeste journée, Lusignan perdit trente mille hommes et tomba lui -même au pouvoir des musulmans avec le prince d'Antioche, le comte d'Édesse, Conrad de Montferrat prince de Tyr, le grand maitre des templiers, et plusieurs autres des principaux seigneurs du royaume (2 juillet 1187). Le lendemain, deux cent trente chevaliers de l'Hôpital furent conduits devant Saladin, qui, du haut de son trône entouré d'émirs et d'oulémas, ordonna le massacre de ces intrépides champions et martyrs de la foi.

Le vainqueur ne s'arrêta point dans le cours rapide de ses succès. Bientôt Ptolémaïs, Naplouse, Jéricho, Ramla, Césarée et quelques autres villes de l'intérieur et de la côte maritime lui ouvrirent leurs portes ou furent emportés d'assaut. Peu de jours après la sanglante bataille de Tibériade, le sultan parut à la tête de son armée aux portes de la ville sainte et dressa ses tentes à l'endroit même où jadis avait campé Godefroy de Bouillon. Jérusalem renfermait alors soixante mille chrétiens, et pouvait encore opposer une longue résistance. Mais la reine Sibylle tremblait pour elle et pour son mari prisonnier, et les dissensions particulières des barons et des chevaliers semblaient hâter la ruine générale. On fit cependant quelques préparatifs de défense, et de nombreux soldats réunis sous la bannière d'Ibelin de Baléan, vieux guerrier dont l'habileté inspirait la confiance, parurent déterminés à vaincre ou à mourir. Cependant tous leurs efforts devinrent impuissants contre les travaux et les redoutables machines de Saladin, qui ouvrirent bientôt une large brèche. Afin de prévenir les horreurs d'un dernier assaut, la ville offrit de se rendre, et le -vainqueur, dans la crainte de la réduire au désespoir, en accepta la soumission, en lui promettant de ne point verser de sang. Les chrétiens grecs et orientaux obtinrent la liberté de vivre sous son gouvernement ; mais tous les Francs et les Latins durent évacuer Jérusalem sous quarante jours et s'embarquer dans les ports de l'Égypte et de la Syrie. Le sultan donna la vie et vendit la liberté aux hommes pour dix pièces d'or, aux enfants pour deux, aux femmes pour cinq. Un perpétuel esclavage était réservé à ceux qui ne pouvaient se racheter (octobre 1187).

Lorsque tous les bannis eurent quitté Jérusalem, Saladin y fit son entrée triomphante au son d'une musique guerrière, précédé de ses glorieux étendards, suivi de l'infortuné Lusignan, des plus grands seigneurs du royaume et de vingt mille captifs. La grande mosquée d'Omar, que les chrétiens avaient convertie en église, fut purifiée avec de l'eau de rose apportée de Damas. Les molsems osèrent abattre et traîner dans la boue la croix d'or qui brillait sur le dôme de ce majestueux édifice.

La funeste bataille de Tibériade, la perte de la vraie croix, la ruine de la ville sainte et du royaume fondé par le grand Godefroy, couvrirent l'Europe chrétienne d'une morne consternation. Le pape Urbain III en mourut de douleur. Grégoire VIII, dont le pontificat ne dura que deux mois, publia une bulle pour exhorter les fidèles à détourner la colère du Ciel par la pénitence et les bonnes œuvres, et à prendre la croix. Les cardinaux, ajoute un auteur du temps, promirent de renoncer à toutes les richesses et aux délices, de ne plus recevoir aucun présent, de ne point monter à cheval tant que la terre sainte ne serait pas reconquise, de se croiser les premiers, et d'aller demandant l'aumône à la tête des pèlerins[8]. Clément III, qui monta sur le trône pontifical après Grégoire VIII, accabla de messages les princes de la chrétienté et s'efforça de leur inspirer le zèle qui l'enflammait. Il nomma légat du Saint-Siège l'éloquent archevêque de Tyr, Guillaume, récemment arrivé en Occident, afin de solliciter les secours de l'Europe. Il lui donna pour collègue Henri, cardinal, évêque d'Albano, dont le mérite et la réputation étaient connus dans toutes les cours.

Tandis que des prédicateurs et des missionnaires parcouraient les châteaux et les manoirs, se rendaient aux assemblées des grands et des riches pour engager les barons et les chevaliers à préparer leurs armures et à s'enrôler sous la bannière du Christ, les troubadours et les ménestrels, renonçant aux lais amoureux, aux sirventes satiriques, ne faisaient plus entendre que le chant de la guerre sainte. « Seigneurs chevaliers, par nos péchés la puissance des Sarrasins s'est accrue ; Saladin a pris Jérusalem, et on ne l'a point encore recouvrée ! Laissons là nos héritages, allons contre ces chiens de mécréants, pour ne pas encourir la damnation. Barons de France et d'Allemagne, et vous, chevaliers anglais, bretons, angevins, béarnais, gascons et provençaux, soyez sûrs qu'avec nos épées nous trancherons leurs chefs (têtes) maudits ! Ces chiens seront mis à mort, et Dieu sera honoré et sanctifié dans les lieux où Mahomet est servi[9]. » — « Barons de France et d'Aquitaine, s'écriait le troubadour Pons de Capduel, riche seigneur du Puy, allons dans la Palestine pour venger les outrages que les infidèles font à Dieu. Le vicaire du Christ l'ordonne ; en prenant la croix, les pécheurs se laveront de leurs crimes, sans être obligés de revêtir leurs corps de cilice et de bure. Le paradis à ceux qui partiront ; l'enfer à vous tous qui restez parmi les plaisirs et les distractions de ce monde ! Que les malades et les vieillards donnent d'abondantes aumônes, puisqu'ils ne peuvent suivre l'étendard de la croix[10]. » — « Adieu, France, chantait Guillaume Faidit, que la dame de Ventadour avait obligé de se croiser ; adieu, France, douce patrie ; adieu, beau Limousin, je vais servir Dieu avec les pèlerins sous l'étendard de la croix. Et vous, rois Henri et Philippe ; cessez d'imprudentes querelles, quittez vos cours plénières pour marcher au secours du saint tombeau. »

Mais parmi les discours populaires qui roulaient tous sur la croisade et les hymnes belliqueux de cette époque, aucun n'excita plus d'enthousiasme que le chant composé en vers latins par un clerc d'Orléans et répandu jusqu'en Angleterre, où il entraîna une foule de vaillants hommes à la guerre sainte. Il nous a été conservé par le chroniqueur Roger de Hoveden

— « Le bois de la croix est la bannière de notre chef, celle que suit notre armée.

« Nous allons à Tyr : c'est le rendez -vous des braves ; là doivent aller ceux qui s'épuisent en vains efforts pour acquérir le renom de chevalerie.

« Le bois de la croix, etc.

« Mais pour cette guerre il faut des combattants robustes, et non des hommes amollis ; ceux qui soignent leurs corps à grands frais n'achètent point Dieu par des prières.

« Le bois de la croix, etc.

« Qui n'a point d'argent, s'il a la foi, c'est assez ! Le corps du Seigneur doit suffire comme pain de voyage au défenseur de la croix !

« Le bois de la croix, etc.

« Le Christ, en se livrant au supplice, a fait un prêt au pécheur : pécheur, si tu ne veux mourir pour celui qui est mort pour toi, tu ne rends pas ce que Dieu t'a prêté.

« Le bois de la croix, etc.

« Prends donc la croix, et dis en prononçant ton vœu : Je me recommande à Celui qui est mort pour moi, qui a donné pour moi son corps et sa vie !

« Le bois de la croix, etc. »

Tel était l'état des esprits en France et en Angleterre : dans les châteaux et les manoirs, dans les villes et les campagnes, la croisade était l'unique objet des entretiens. Aussi, lorsque Philippe -Auguste et Henri annoncèrent que dans l'assemblée de Gisors il serait délibéré sur les mesures à prendre pour la délivrance de la terre sainte, tous les grands et les barons de France, d'Angleterre et d'Aquitaine s'empressèrent-ils de se rendre au parlement des deux rois. Il fut entièrement réuni le jour de Sainte-Agnès (21 janvier 1188). Philippe, Henri et leurs barons recommençaient à se quereller sur les hommages et les redevances, sur les possessions de Fréteval, de Gisors et du Vexin, quand on vit s'avancer dans la plaine Guillaume, archevêque de Tyr, et le cardinal évêque d'Albano. Ces vénérables prélats étaient précédés de la croix pontificale, en qualité de légats du pape, et suivis de quelques vieux chevaliers de l'ordre du Temple, échappés à la catastrophe de Jérusalem. Ils furent accueillis avec un pieux enthousiasme, et à leur aspect toutes les discussions cessèrent. Aussitôt on se pressa autour d'eux en silence, et l'archevêque de Tyr, témoin oculaire de la plupart des calamités de la Palestine, exposa dans une harangue tout à fait lamentable le désastre dont le royaume de Godefroy avait été accablé. Il représenta l'esclavage d'une foule de chrétiens, la désolation des provinces et les gémissements de cette sainte Jérusalem, consacrée par la mort du Christ. Enfin il fit une peinture si touchante de la situation de l'Église d'Orient et des maux qui la menaçaient encore, que dans l'assemblée, déjà préparée à ces impressions religieuses, un cri général se fit entendre : « La croix ! la croix ! » Les deux rois, ajournant leurs propres différends, s'embrassèrent, se conjurèrent comme frères d'armes pour la cause de Dieu, et reçurent le signe du pèlerinage des mains de l'évêque d'Albano. Le roi d'Angleterre se précipita le premier aux genoux du légat, pour le demander, contre le respect qu'il devait à Philippe, son suzerain. Cette action, que les barons de France attribuaient au désir d'une préséance injurieuse, aurait pu avoir des suites funestes, si le jeune monarque n'en eût habilement dissimulé la conséquence. Il ne voulut y voir qu'un excès de zèle pour la délivrance de la terre sainte, et non une entreprise contre les droits de sa couronne. Il se croisa donc ensuite avec Richard Cœur-de-Lion, duc d'Aquitaine et comte de Poitou ; Philippe, comte de Flandre ; Hugues, duc de Bourgogne ; Henri, comte de Champagne ; Thibaud, comte de Chartres et de Blois ; Robert, comte de Dreux, et Rotrou, comte du Perche. Entraînés par l'exemple des rois et par l'espoir d'obtenir la rémission de tous leurs péchés, les comtes de Nevers, de Soissons, de Bar, de Clermont, de Beaumont ; le vicomte de Narbonne, les sires de Montmorency, des Barres, de Coury, et une foule d'autres seigneurs des deux royaumes, prirent aussi la croix et se couvrirent du sac de pénitent. Les archevêques de Rouen et de Cantorbéry, les évêques de Beauvais et de Chartres, se joignirent aux princes, afin de les diriger et de les conduire. Tous paraissaient, animés du zèle le plus ardent, tous étaient fiers de porter sur leurs habits le symbole de leur vœu. Pour distinguer leurs sujets pendant l'expédition, chacun des chefs choisit un signe différent : le roi de France et ses hommes adoptèrent la croix rouge ; le roi d'Angleterre et les siens, la croix blanche ; le comte de Flandre et ses gens, la croix verte. Avant de se séparer, Philippe et Henri firent le serment de respecter mutuellement leurs fiefs héréditaires et se jurèrent une amitié éternelle. Par leur ordre, une croix fut ensuite dressée dans le lieu où l'assemblée s'était réunie ; ils le nommèrent le Champ-Sacré, et y fondèrent une église. Convaincus des suites heureuses de la croisade, les légats passèrent en Allemagne, afin d'exhorter les peuples de cette contrée à concourir au succès de cette sainte entreprise. Dociles à leur voix, l'empereur Frédéric Barberousse et la plupart de ses barons se revêtirent du signe de la rédemption.

Philippe-Auguste, portant la croix rouge sur l'épaule, se rendit à Paris, où fut assemblé un concile national pour le dimanche de la Quadragésime. Tous les prélats, les princes et les barons du royaume assistèrent à cette assemblée, et une multitude de chevaliers et de gens de pied -vinrent y prendre la croix. On régla tout ce qui concernait l'exécution de la croisade. Il fut décidé : 1° qu'un délai de deux ans, à compter de la fête prochaine de la Toussaint, serait accordé à tous les croisés pour acquitter leurs dettes, et que durant l'expédition les intérêts de toutes dettes seraient suspendus ; 2° que tous ceux qui ne se croiseraient pas, quels qu'ils fussent, clercs ou laïques, seraient obligés, sous peine d'excommunication, de livrer la dixième partie de leurs revenus et de leurs biens meubles ; mais que de cette décimation universelle seraient exceptés seulement les trois ordres de Cîteaux, des Chartreux, de Fontevrault, et les maladreries de lépreux. Cette subvention prit le nom de saladine, parce qu'elle était levée pour combattre Saladin. Le concile consacra aussi quelques séances à des règlements de discipline : il défendit aux croisés les jurements, les dés ou autres jeux de hasard, les habits somptueux et le luxe de la table.

Dans une assemblée tenue au Mans pour délibérer sur les moyens de subvenir aux frais de la guerre sainte, le roi d'Angleterre avait également établi la dîme saladine dans tous les pays soumis à sa domination. Il en excepta cependant les armes, les chevaux et les vêtements des chevaliers ; les chevaux, les livres, les habits et tous les ornements des prêtres ; plus les joyaux et les pierres précieuses des uns et des autres. Les clercs, les chevaliers et les sergents d'armes qui prirent la croix furent exempts de cette dîme et reçurent celle de leurs vassaux ; mais les bourgeois et les paysans qui se joignirent à l'armée sans la permission de leurs seigneurs, durent la payer. Les archevêques et les évêques lancèrent un arrêt d'excommunication contre quiconque refuserait sa quote-part aux percepteurs de l'impôt. Afin d'offrir aux habitants quelque garantie d'impartialité et de justice, la collecte se fit dans chaque paroisse par des commissaires entre lesquels étaient le prêtre desservant, un templier, un hospitalier, un sergent du roi, un clerc de sa chapelle, un officier et un chapelain du seigneur du lieu[11].

La levée de la dîme saladine rencontra quelques difficultés de la part de plusieurs membres du clergé, attentifs à maintenir les privilèges de l'Église. Ils prétendirent que les ordonnances des deux rois violaient toutes les lois et la discipline ecclésiastiques. Le célèbre théologien Pierre de Blois, archidiacre de Bath, écrivit à cette occasion une longue épître à l'évêque d'Orléans, Henri de Dreux, cousin germain de Philippe-Auguste. Après l'avoir exhorté à remontrer au prince que les clercs devaient être exempts de cette subvention : « Il est temps de parler, lui disait- il, et vous ne devez pas suivre l'exemple des autres évêques qui flattent votre roi. Si le respect vous retient, prenez avec vous quelques-uns de vos confrères qui soient poussés par l'esprit de Dieu, et parlez avec une force mêlée de douceur. Si le roi de France et ses ministres ont résolu d'aller outre-mer, ce n'est point avec les dépouilles des églises et la sueur des pauvres qu'ils doivent payer les dépenses de leur pèlerinage. Qu'ils y emploient leurs revenus particuliers ou les dépouilles des ennemis, dont on devait enrichir l'Église, loin de la piller elle-même sous prétexte de la défendre : le prince ne doit exiger des évêques et du clergé que des prières continuelles pour lui. Représentez au vôtre qu'il a reçu le glaive des mains de l'Église pour la protéger, et que, s'il a maintenant besoin de ses prières, il en aura encore plus grand besoin après sa mort, à laquelle s'évanouira toute sa puissance. » Comme la majorité des prélats réunis au concile de Paris avait sanctionné le nouvel impôt, les plaintes et les menaces de Pierre de Blois ne produisirent que peu d'effet, et les officiers du roi continuèrent à percevoir la dîme sur les églises et les monastères.

 

 

 



[1] Rigord, Chronique de Saint-Denis, ann. 1181 et 1182.

[2] La Philippide, chant Ier.

[3] Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 219.

[4] Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 262.

[5] Patri quidem, cui minus officiosus exstiterat, modicum, Francis veto, quibus multum placuerat, ingentem luctum reliquit. GUILLAUME DE NEUBRIGE, lib. III, cap. VII.

[6] Roger de Hoveden, p. 634 et 635.

[7] Guillaume le Breton, Philippide, chant Ier.

[8] Fleury, Histoire ecclésiastique.

[9] Le troubadour Geoffroy Rudel. — Raynouard, t. V.

[10] Millot, Histoire des troubadours, t. I, p. 355.

[11] Roger de Hoveden.