LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE VI. — NOUVEAUX DÉMÊLÉS ENTRE LA COUR ET LE PARLEMENT. - DÉCLARATION DU 24 OCTOBRE.

 

 

Résultats des barricades. — Embarras du coadjuteur. — Le parlement continue ses assemblées. — Bruits répandus par les émissaires de Gondi. — Pamphlets. — Plaintes de la reine au parlement. — La cour quitte Paris. — Exil du marquis de Châteauneuf et emprisonnement du comte de Chavigni. — Arrivée du prince de Condé. — Remontrances du parlement. — La reine le menace. — Il se prépare à la guerre. — Conférences de Condé et du coadjuteur. — Conduite du prince. — Conférences de Saint-Germain. — Article de la sûreté publique. — Déclaration du 24 octobre. — Joie causée par cette déclaration. — Le duc d'Orléans se brouille avec la reine. — Retour du roi à Paris. — Réconciliation entre la reine et le duc d'Orléans — Nouveaux débats à la rentrée du parlement. — Assemblée de curés convoquée par le coadjuteur. — Pamphlets. — Paul de Gondi et Mazarin se disputent l'alliance de Condé. — Le prince se détermine pour la cour. — Le coadjuteur lui oppose sa famille. — La cour quitte Paris.

 

Les journées des barricades avaient porté un coup funeste à l'autorité royale ; elle avait voulu recourir à la violence, et sa résistance avait été brisée par celle du parlement et du peuple. Son éclatante défaite avait montré sa faiblesse, et semblait inviter à de nouveaux excès les factieux de toutes les classes. Si elles avaient imprimé un amer ressentiment et le désir de la vengeance dans le cœur de la régente humiliée, elles avaient inspiré aux magistrats et aux bourgeois un orgueil intraitable. Au milieu de l'agitation le peuple avait proclamé des principes séditieux ; il avait révélé une force immense dont il- n'avait pas su profiter, faute de chef habile. Le parlement avait tellement exagéré ses prétentions, qu'il se croyait institué, comme autrefois les éphores, pour mettre un frein à la puissance absolue des rois. Sa grande autorité, née des circonstances seules et non des vieilles lois de la monarchie, allait servir de ralliement à toutes les hostilités désordonnées. Un de ses membres, Broussel, était devenu « le maître de Paris ; » mais ce vieillard, plus que septuagénaire, de mœurs simples et retirées, était incapable de tirer parti de la popularité que les barricades avaient attachée à son nom. Elle était sans bornes ; et dans leur enthousiasme longtemps plein de force, les Parisiens rendirent souvent à leur idole des honneurs peu en rapport avec le mérite et les lumières de celui qui en était l'objet. Ainsi ils firent « son portrait en taille douce, qu'on vendait par les rues, où il y avait écrit : Pierre Broussel, père du peuple[1]. » Les bourgeois proposèrent, comme autrefois les Romains pour les filles de Scipion, de doter chacune de ses trois filles, le jour de leur mariage, par de magnifiques présents de noces. Mais cette puissance ne pouvait toujours durer. Un caprice l'avait élevée, un caprice devait la renverser.

Un autre homme avait tout conduit, tout ordonné dans la seconde journée : c'était le coadjuteur. Pendant le tumulte, Anne d'Autriche l'avait envoyé prier plusieurs fois « d'employer son crédit pour apaiser la sédition. » Il avait répondu avec une feinte modestie qu'il n'avait plus assez d'empire sur l'esprit du peuple, à qui ses efforts de la veille l'avaient rendu odieux ; mais dans la société de ses amis il ne se montrait pas si dissimulé, et savourait avec plaisir les louanges que méritait sa vengeance concertée avec tant d'adresse. Cependant Gondi, réfléchissant sur ce qui venait de se passer, craignait pour lui-même les suites de son audace. La reine l'envoya chercher le lendemain des barricades. Elle le reçut avec toutes les marques possibles de bonté et même de confiance, le remercia des bons avis qu'il lui avait donnés dans cette occasion, et lui dit que si elle l'avait cru, elle ne serait point tombée dans les embarras où elle se trouvait ; « que Chavigni était l'unique cause de ce malheur par ses pernicieux conseils, auxquels elle avait plus déféré qu'à ceux de M. le cardinal. »

Mazarin, que l'archevêque alla voir ensuite pour le consoler, renchérit encore sur la régente. Il l'embrassa avec un élan de tendresse inexprimable et lui dit en face « qu'il n'y avait que lui en France qui fût un homme de bien, que tous les autres étaient des flatteurs infâmes, et qu'il voulait désormais ne se conduire que par ses avis. » Il s'empressa même de lui donner connaissance des dépêches étrangères. Le coadjuteur comprit au langage de la reine et du ministre que ses menées étaient découvertes, et qu'en attendant l'occasion favorable pour l'en faire repentir, on cherchait à endormir sa vigilance. Mais il n'était pas homme à se laisser surprendre, et le choix d'un plan de conduite lui présentait seul quelques difficultés. Car s'il connaissait toutes les ressources que pouvait lui assurer le concours du parlement, il n'ignorait pas que cette compagnie était un appui fort incertain dans une intrigue, et que, revenant sur ses pas après avoir été poussée trop loin, elle était capable de faire le procès à ceux mêmes qui l'auraient excitée à des écarts. Se concerter avec les ennemis de l'État, comme le voulait Saint-Ibal, son parent, avec les Espagnols toujours attentifs à profiter de nos discordes, c'était un parti extrême auquel Gondi croyait n'avoir pas encore besoin de recourir. Il prit donc la résolution de se mettre sous l'étendard d'un prince du sang, dont la renommée donnerait du poids et du crédit à ses entreprises, du vainqueur de Rocroi et de Lens, avec lequel il était lié d'amitié, et qu'il instruirait « de la grandeur du mal et de la nécessité du remède. » Il espérait séduire facilement ce prince jeune et accoutumé à la domination par le commandement des armées, en lui présentant les moyens de concentrer toute l'autorité dans ses mains. Il attendait donc avec une vive impatience le retour de Condé à Paris.

Condé, que le manque absolu d'argent empêchait de poursuivre les 'avantages remportés sur l'ennemi, avait l'intention de se rendre dans la capitale pour s'y délasser de ses travaux guerriers. Peu favorable au parlement, qui coupait les vivres à son armée et l'empêchait ainsi de recueillir le fruit de sa dernière victoire, il avait écrit à Mazarin, en date du 1" septembre, une lettre par laquelle il offrait « de venir servir la reine en tout ce qu'elle ordonnerait. » Après avoir inutilement essayé d'exploiter l'effet moral de la victoire de Lens, Anne d'Autriche était d’avis d'accepter l'épée du prince et le secours de son armée victorieuse. Cette proposition lui avait causé une satisfaction d'autant plus vive que la situation de la cour pouvait exciter quelques mouvements d'espérance dans le cœur du duc d'Orléans, qui ne lui semblait plus aussi dévoué à ses intérêts que par le passé. Mais le cardinal montra alors une étrange petitesse d'esprit : craignant que Condé ne cherchât les moyens d'attirer à lui toute l'autorité, et ne trouvant pas d'ailleurs en lui assez de bienveillance pour sa personne, il ajourna plutôt qu'il ne pressa le retour d'un protecteur aussi redoutable. Il obtint encore de la régente une modération qu'elle blâmait, et ce fut sans doute par ses conseils qu'elle remercia les capitaines des quartiers « d'avoir préservé la ville du pillage. » Habile dans l'art de la dissimulation, « elle fit venir aussi les bourgeois et corps des marchands, à qui elle dit de douces paroles, quoiqu'en effet elle eût un grand sujet -de s'en plaindre. »

Mais il n'était guère possible de vivre en paix avec le parlement, toujours opiniâtre dans son système d'opposition au pouvoir. Dès le lendemain des barricades il avait repris ses assemblées. Les premiers jours il ne s'occupa que du paiement des rentes de l'hôtel de ville et du règlement du tarif. Le 3 septembre il présenta à la régente des remontrances précédemment arrêtées sur la déclaration du 31 juillet. Il recommençait ainsi ses persécutions ordinaires, et le coadjuteur le poussait lui-même dans cette voie, car il s'était introduit dans les assemblées secrètes tenues par quelques-uns de ses membres. Il y faisait décider quelles seraient les matières présentées aux chambres réunies, et de quelle manière on les proposerait, afin d'alimenter l'activité de la compagnie. Il employait d'autres moyens pour agir efficacement sur le peuple. Ses émissaires ne cessaient point de répandre des nouvelles alarmantes. Ainsi, la reine avait fait limer les chaînes des rues ; elle n'avait point abandonné le dessein d'assiéger Paris, et les troupes destinées à cette expédition étaient déjà dans les environs. L'un avait - vu des cavaliers à figures effrayantes ; un autre des Flamands et des Suisses, soldats sans pitié dont la reine devait se servir pour renouveler les horreurs de la Saint-Barthélemy. Enfin la peur exerça tant d'empire sur l'imagination de certains individus, qu'il s'en trouva d'assez insensés pour dire que la reine de Suède, princesse guerrière et fidèle alliée d'Anne d'Autriche, était arrivée aux portes de la capitale, afin de secourir la régente.

Tous ces projets si funestes au repos public, et dont les ennemis de la reine et du ministre savaient profiter, ne pouvaient être révoqués en doute. N'étaient-ils pas annoncés par des prophéties ? Ces prophéties ne désignaient-elles pas clairement le jour et le moment du désastre ? Elles menaçaient aussi de maladies, d'inondations, d'incendies et de fléaux de toute espèce dont la France ne pouvait manquer d'être affligée sous un gouvernement si corrompu. Ce n'était pas tout : des colporteurs clandestins distribuaient chaque jour des chansons acérées et mordantes contre Anne d'Autriche et Mazarin, et des milliers de pamphlets contre le ministre, la cour et la royauté. « Pourquoi, disait l'un d'eux[2], trouver étrange que le Mazarin ait eu des hommes pour faire valoir ses crimes, puisque les Busiris, les Néron, ont trouvé des apologistes ?... Il n'est point de siècle qui n'ait porté des aveugles et des ladres, et tant qu'il y aura des pauvres et des mercenaires, il y aura toujours et des flatteurs et des lâches... » Ici on publiait « le manifeste des bons Français contre Jules Mazarini, perturbateur du repos public, ennemi du roi et de son État. » Plus loin on plaignait ce « pauvre Nembrod, qui se confondait lui-même dans sa Babel ; ce petit Caligula, voulant imiter le grand Dieu tonnant par son bruit artificiel ; mais à peine les mouches s'en remuaient-elles... » Toutes ces prédictions qu'on se communiquait à la -dérobée, tous ces bruits répandus avec dessein, tous ces écrits qui jetaient dans la foule tant d'opinions hardies et moqueuses, agitaient les esprits de mille inquiétudes et de tristes pressentiments.

La reine voyait arriver l'époque des vacances avec l'espoir qu'elles mettraient un terme aux difficultés suscitées chaque jour par le parlement. Elle se trompait, car if demanda, pour ne point laisser au conseil le règlement du tarif, « la continuation de ses assemblées même dans le temps des vacations. » Sur le refus de la régente, il insista ; et comme il manifesta l'intention de ne pas suspendre ses travaux, elle consentit à aine prorogation de quinze jours. Elle s'humilia ensuite jusqu'au point de se plaindre aux magistrats des bruits mensongers que l'on faisait courir pour faire naître mille défiances dans l'esprit du peuple et le disposer à la sédition, des prophéties débitées par certains astrologues qui annonçaient une catastrophe prochaine, et de quelques assemblées tenues dans le faubourg Saint-Germain, et auxquelles assistaient plusieurs sortes de personnes ennemies de son autorité. « Elle désirait qu'ils en prissent connaissance, afin d'y apporter les remèdes nécessaires. Toutes ces plaintes de la reine furent enregistrées, à la demande du conseiller de Broussel ; et quelques jours après, « pour satisfaire en quelque façon à la bienséance, » le parlement rendit un arrêt « contre les astrologues, et en général contre ceux qui troublaient le repos public ; » mais on ne veilla point à son exécution. Aussi la mère du roi fut-elle plus exposée que jamais à servir de sujet à la raillerie publique ; elle ne pouvait plus se montrer sans être insultée ; on ne l'appelait que dame Anne ; et si quelquefois on y ajoutait un titre, c'était un outrage[3].

Irritée de la persévérance du parlement dans ses entreprises et de l'insolence de la populace, la reine résolut de quitter Paris et d'aller passer quelques jours à Ruel, chez la duchesse d'Aiguillon. Malgré les nombreux motifs qui semblaient devoir mettre son dessein à l'abri de tout soupçon et de tout obstacle, elle fut néanmoins obligée de s'y préparer avec mystère : le peuple avait montré tant d'aversion à laisser sortir le roi de la capitale, qu'il pouvait s'opposer à cette apparente promenade. Les courtisans, avertis des projets de la reine peu de temps avant l'exécution, se hâtèrent d'enlever les meubles et effets précieux de leurs maisons, dont ils craignaient le pillage, et sortirent secrètement de Paris. Le matin du jour fixé, vers six heures, le jeune roi partit dans son carrosse avec le cardinal Mazarin (13 septembre). Il fut suivi du duc d'Orléans, des autres princes du sang, du chancelier et des ministres. Anne d'Autriche, « comme la plus vaillante, » demeura seule dans Paris jusqu'à la moitié du jour, « pour favoriser cette retraite. » Elle alla se confesser aux Cordeliers, dire adieu à ses bonnes religieuses du Val-de - Grâce, « qu'elle honorait d'une très-particulière amitié, » visita le duc d'Anjou à peine convalescent de la petite vérole, et lui cacha son départ, afin de ne pas l'affliger. Ce long retard causa une vive inquiétude à Mazarin, qui l'attendait hors la ville. Il l'envoya avertir que le peuple, concevant des soupçons, commençait à s'ameuter sur, les places, et qu'elle devait se hâter de rejoindre son fils. Mais la reine, sans témoigner aucune émotion, acheva ce qu'elle avait entrepris de faire. Elle vit encore le prévôt des marchands, à qui elle promit de ramener le roi dans huit jours, traversa Paris avec calme et arriva heureusement à Ruel.

La nouvelle de la prise de Furnes, où Condé avait reçu une blessure légère à la hanche, arriva le lendemain de ce départ dont le peuple fut surpris sans pourtant se soulever. On pensa que ce prince ne tarderait pas à revenir. La cour s'était décidée en effet à le rappeler, afin de l'opposer au peuple et au parlementa Son futur retour inspirait de la crainte aux uns et des espérances aux autres. En attendant son arrivée, la cour, impatiente de se venger, frappa un petit coup d'État contre deux anciens ministres, Châteauneuf et Chavigni. Le premier fut exilé dans le Berri, à soixante lieues de la capitale, et le second enfermé dans le château de Vincennes qu'il gouvernait (18 septembre). Mazarin les soupçonnait d'inspirer à leurs amis du parlement cet esprit de rébellion si funeste à la prospérité de la France, et il espérait, une fois ces deux hommes éloignés du théâtre de leurs intrigues, que les conseillers les plus mutins manqueraient d'aliment pour agiter la compagnie et le peuple. « C'était bien mal apprécier, dit Henri Martin, l'état réel des choses et le naturel des grandes assemblées et des masses populaires ; mais Mazarin n'avait un génie vraiment supérieur qu'en diplomatie. »

Deux jours après cette double disgrâce, Condé arriva de Flandre à Paris, et alla saluer la reine à Ruel. Quoiqu'il parût « mal satisfait de ce qui s'était passé et de la diminution que l'autorité royale avait soufferte[4], » les amis de Châteauneuf et de Chavigni, excités par le nouvel acte d'autorité de la régente, portèrent tout d'un coup les affaires à une rupture. Dans la séance du 22 septembre, le premier président demandait à Broussel si son rapport sur le règlement du tarif était prêt, lorsque le président Viole, attaché particulièrement à Chavigni et poussé par le coadjuteur, l'interrompant brusquement, s'écria que le Parlement avait à délibérer « sur des choses de bien plus grande importance. » Aussitôt il déroula ses griefs, qui étaient l'arrestation de Broussel et de Blancmesnil au milieu des actions de grâces rendues, à Dieu pour les victoires de la France sur les ennemis du royaume, l'éloignement de la cour, l'exil du marquis de Châteauneuf, et l'emprisonnement arbitraire du comte de Chavigni, homme de bien et plein d'honneur, outragé par celui qui lui devait sa fortune, par un étranger, par un homme qui ruinait 'le roi et l'État. N'était-ce pas là une action de tyran de la part du ministre, un attentat à la sûreté publique, attentat capable d'inspirer les plus grandes craintes à ceux « qui avaient le plus travaillé au soulagement des peuples ? »

Ces paroles enflammèrent les esprits à un tel point que le cardinal Mazarin, jusque alors désigné dans les débats sous le titre de ministre, fut nommé en propres termes et traité d'homme ignorant, incapable et malintentionné. Les présidents de Blancmesnil et de Novion éclatèrent contre lui « avec des injures atroces, » et, d'accord avec Viole, ils proposèrent de renouveler à son occasion l'arrêt de 1617, rendu contre la mémoire du maréchal d'Ancre et interdisant aux étrangers, sous peine de la vie, toute participation au gouvernement de l'État. Par son refus de mettre cet avis en délibération et par ses efforts que ne purent ébranler de violents reproches, Matthieu Molé ramena la compagnie à des sentiments plus modérés et empêcha la majorité de l'adopter. Il fut cependant arrêté que la reine serait suppliée de ramener le roi à Paris, et que les princes du sang, ducs, pairs et officiers de la couronne, seraient invités à venir prendre leurs places au parlement le lendemain, « pour aviser à la sûreté de l'État. » Les princes refusèrent avec énergie, en présence des magistrats députés à Ruel, d'obtempérer à Cette invitation, et protestèrent contre les atteintes portées à l'autorité royale et à la personne du ministre.

La harangue du premier 'président à la reine fut courte. Il lui dit « qu'il était venu de la part de sa « compagnie pour supplier Sa Majesté de vouloir revenir, et ramener le roi dans sa bonne ville de Paris, parmi ses bons et fidèles sujets, lesquels se plaignaient que l'absence du roi avait paru' à leurs yeux plutôt comme un rapt que comme un voyage, étant sorti le matin sans bruit ni sans gardes. Que ce soleil éclipsé, il ne restait que des ténèbres partout ; et qu'il était à craindre que son absence ne causât quelque grand désordre. » Il était chargé aussi de lui porter des plaintes sur l'emprisonnement de M. de Chavigni, et « fit d'instantes prières pour sa liberté. » Il conclut en la priant « de ne pas trouver mauvais s'ils étaient résolus de s'assembler pour travailler incessamment à la réformation de l'État. »

Anne d'Autriche ne manqua pas de raisons pour justifier son séjour à la campagne dans une saison où les habitants de la capitale quittaient ordinairement la ville, afin de jouir du reste des beaux jours. N'était-il pas étrange « que les sujets voulussent empêcher leur souverain de vivre comme les autres hommes ? » Forte de l'appui dei princes, elle ajouta qu'elle était résolue de retourner à Paris, mais lorsqu'elle le jugerait à propos ; « qu'elle était mal satisfaite de leurs mutineries et de ce qu'ils se mêlaient de censurer toutes ses actions, dont elle ne devait rendre compte qu'à Dieu seul et au roi son fils, quand il serait en âge d'en pouvoir juger ; qu'elle avait fait arrêter M. de Chavigni par de bonnes et fortes raisons ; qu'elle ne trouvait pas leurs demandes justes, ni leurs assemblées légitimes, et qu'ils prissent garde à les réformer[5]. »

Le lendemain le conseil cassa l'arrêt du parlement, auquel il défendit de  situation devenait chaque jour plus difficile et causait de vives inquiétudes à la reine. Elle prit donc la résolution d'envoyer chercher son plus jeune fils qu'elle avait été obligée de laisser au Palais-Royal. Par son ordre, le premier écuyer Beringhen se rendit à Paris, d'où il fit sortir furtivement le duc d'Anjou et le conduisit à Boisenval, près de Ruel. Anne d'Autriche alla le voir en ce lieu et le ramena auprès du roi, « avec l'intention de changer bientôt de demeure » et de se transporter à Saint-Germain, qui offrait à la cour plus de facilité pour traiter les affaires que lui suscitait tous les jours le parlement.

Cette espèce d'enlèvement du frère du roi jeta l'alarme dans la capitale. Quelques rassemblements se formèrent devant le Palais-Royal ; heureusement ils n'eurent pas de suite fâcheuse. On prit alors toutes les mesures ordinaires dans une ville menacée d'un siège. Après avoir décidé que des remontrances seraient faites par écrit à la reine et que la délibération « sur les désordres de l'État » continuerait sans désemparer, le parlement, à la majorité de soixante-onze voix contre soixante-sept, enjoignit au prévôt des marchands de pourvoir à l'approvisionnement et à la sûreté de Paris,- aux gouverneurs des villes voisines et aux commandants de troupes de ne point mettre obstacle au passage des vivres, et aux bourgeois de prendre les armes pour leur défense. Ces résolutions énergiques équivalaient à une déclaration de guerre. Les bourgeois, que n'effrayaient ni la fatigue, ni la dépense, ni les dangers, s'armèrent aussitôt et se montrèrent prêts à les soutenir. Beaucoup de personnes quittèrent néanmoins la capitale à la faveur de la nuit ; « beaucoup d'autres firent emporter leurs meubles ; et chacun devinait, sans être astrologue, qu'on était à la veille de beaucoup de malheurs. » Mais le coadjuteur avait encore intérêt de suspendre la guerre civile, dont le peuple consentait à courir tous les hasards. Dirigé par ce principe moins que par l'amour de la paix, il adopta des moyens de conciliation qui se présentèrent au moment où la rupture paraissait inévitable.

Il envoyait Saint-Ibal à Bruxelles pour entamer des négociations avec le comte de Fuensaldagne et le prier d'amener une armée espagnole au secours de Paris, lorsqu'il renonça tout à coup à ce projet et dressa son plan afin de séduire Condé et de procurer à son parti la protection de l'illustre guerrier. Il avait l'espoir de réussir, car le duc de Châtillon, son parent et son ami, lui avait appris, en lui annonçant l'arrivée du prince, qu'il n'avait contracté aucun engagement avec la cour. La cour et la Fronde se disputèrent alors Condé, comme il était arrivé au temps des importants. Le coadjuteur eut avec lui plusieurs conférences, dans lesquelles il s’efforça de lui prouver les torts de la reine dans tout ce qui s'était passé et de justifier la résistance des magistrats, résistance qu'avait provoquée son mauvais gouvernement. L'entêtement de la régente pour son ministre était, à son avis, la cause de tout le mal, et il fallait la prier de l'abandonner, de le sacrifier au repos du royaume.

L'opinion de Condé sur le cardinal s'accordait avec celle de Gondi car en plusieurs occasions il avait eu à se plaindre du ministre. Mais il n'était guère plus satisfait de la conduite du parlement, « avec lequel l'on ne pouvait prendre aucune mesure en corps, ni de bien sûres avec les particuliers. » Il blâmait surtout ses prétentions outrées et sa manière de les signifier ; il refusait de les appuyer, dans la crainte de donner à cette compagnie une puissance dont elle serait bientôt tentée d'abuser au détriment de celle du roi. « Le Mazarin ne sait ce qu'il fait, disait-il ; il perdrait l'État si l'on n'y prenait garde. Le parlement va trop vite, vous me l'aviez bien dit, et je le vois... Il se précipite, et si je me précipitais avec lui, je ferais peut—être mes affaires mieux que lui : mais je m'appelle Louis de Bourbon, et je ne veux pas ébranler la couronne[6]. » Enfin après avoir bien considéré l'affaire sous toutes ses faces, le prince, adoptant un parti mitoyen, résolut d'assoupir la querelle actuelle, « de s'insinuer dans l'esprit de la reine et de la disposer insensiblement à recevoir et à suivre ses conseils. » Il feindrait au commencement de n'avoir point d'autres sentiments que les siens, et « peu à peu il essaierait de l'accoutumer à écouter les vérités auxquelles elle avait toujours fermé l'oreille, » afin qu'elle se dégoûtât insensiblement du cardinal ; et si elle ne voulait, pas le précipiter du rang où elle l'avait élevé, qu'elle consentit à le laisser du moins glisser. Il serait possible, après cela, de l'éloigner tout à fait. Gondi approuva ce projet, non par zèle pour le bien public, à l'exemple de Condé, mais pour le double avantage de n'être pas obligé de recourir à une guerre défensive, lorsqu'il n'avait point fait de préparatifs, et de n'en conserver pas moins l'espérance de renverser le ministre, dont il ambitionnait le pouvoir, ou de renouveler les troubles.

Tandis que le parlement lançait à la cour un défi qui devait, après les journées encore récentes des barricades., trouver son retentissement séditieux dans la foule ; tandis que son dernier arrêt était imprimé et publié par toutes les rues de Paris, Anne d'Autriche rassemblait le conseil et lui exposait que le moment était enfin venu d'agir contre les rebelles par la force des armes. Mais ses projets violents rencontraient des obstacles qu'elle n'avait point prévus. En effet, Condé, après avoir protesté vaguement de son zèle, montra l'impossibilité de s'emparer de la capitale sans avoir réuni des forces imposantes, la guerre civile retardant la signature de la paix si impatiemment attendue, et la perte presque certaine du fruit de toutes les victoires des armées françaises. « Pour ces motifs, une conciliation lui paraissait préférable, » et il offrit à la reine sa médiation entre elle et le parlement.

Henri de Loménie, comte de Brienne, fut d'avis que la régente se soumît à la nécessité et qu'elle accordât ce qui lui était demandé, « mais avec l'intention de le reprendre au plus têt. » Mazarin approuva fort cette politique avouée avec tant de naïveté, et mit tout en œuvré pour décider la reine à ne pas refuser la médiation.de Condé. Le rusé ministre espérait que le caractère impétueux du héros ne supporterait pas longtemps et les prétentions exagérées et les formalités minutieuses des magistrats, et qu'une rupture, qui lui semblait certaine, aurait pour lui d'heureux résultats. Anne d'Autriche accepta donc l'offre de Condé, lui adjoignit le duc d'Orléans.

Le jour suivant, le parlement, à l'ouverture de son assemblée, reçut des lettres des deux princes, qui le priaient très-courtoisement d'envoyer des députés à Saint-Germain afin de conférer avec eux sur les désordres de l'État et les moyens d'y remédier. Malgré quelques difficultés soulevées par la fierté de plusieurs membres de la compagnie sur le lieu désigné, le parlement se hâta de consentir à la conférence proposée, dans laquelle le ministre n'interviendrait pas, et le lendemain vingt-et-un députés se rendirent à Saint-Germain, où la reine s'était déjà transportée (25 septembre). Arrivés à la résidence royale, ils allèrent saluer la régente, s'assirent à une table splendidement servie, et s'abouchèrent ensuite avec les ducs d'Orléans et de Longueville, les princes de Condé et de Conti, munis des pleins pouvoirs de la reine. Le cardinal eut la cruelle mortification de n'être point admis à leurs délibérations et de n'en pouvoir exclure ses plus ardents ennemis, entre autres le président Viole, qui le premier avait osé attaquer sa personne. Il n'osa cependant pas se plaindre de cet affront, car Condé lui avait fait croire « qu'il était de sa prudence de se faire honneur de la nécessité. »

Les conférences continuées le surlendemain durèrent, à plusieurs reprises, jusqu'au 22 octobre. On y traita toute la série des propositions faites par la chambre Saint- Louis. Les princes s'élevèrent plus d'une fois avec chaleur contre les prétentions du parlement ; plus d'une fois Condé fut vivement choqué des manières hautaines des magistrats ; mais la rupture que prévoyait le ministre n'eut pas lieu, et chaque jour il fallut élargir la voie des concessions. L'article des arrestations arbitraires, ou de la sûreté publique, comme on l'appelait, causa dès discussions longues et approfondies et de granites difficultés. Cette question fut agitée à l'occasion de MM. de Châteauneuf et de Chavigni, et de plusieurs autres prisonniers d'État enfermés depuis longtemps dans des châteaux forts, sans forme de procès, et dont le parlement voulait obtenir la liberté. Il voulait donc que le gouvernement ne pût tenir aucun sujet du roi prisonnier pendant plus de vingt -quatre heures sans l'interroger. Les princes s'opposèrent à ce règlement qui donnait « des bornes trop étroites à l'autorité royale, » et le chancelier entassa arguments sur arguments pour soutenir les droits de la puissance absolue. La régente, dont la résolution était de n'écouter aucune proposition de paix, et « de mourir plutôt que de laisser périr entre ses mains l'autorité du roi son fils, » offrit cependant de s'engager à ne retenir que six mois, sans les livrer à leurs juges naturels, ceux qu'on serait forcé d'arrêter ; elle réduisit ensuite de moitié le délai demandé. Après cela, elle repoussa toutes les instances et déclara qu'elle n'irait point au-delà de cette concession.

Les députés en référèrent à l'assemblée générale de la compagnie, dans laquelle beaucoup de membres furent d'avis d'accepter cette espèce de composition. Mais le président de Blancmesnil s'y opposa, et les raisons alléguées par cet homme récemment échappé des fers ramenèrent tout le monde à la loi des vingt - quatre heures. Les princes, comprenant que leur intérêt était d'accord avec le principe posé de la sûreté publique, renouvelèrent leurs instances 'auprès de la reine, qui voulait d'abord refuser son consentement et rompre les conférences, mais que le cardinal empêcha de recourir à des mesures violentes. Abandonné des princes devenus favorables au parlement, il lui persuada enfin d'accorder encore une promesse, puisqu'elle était décidée à n'en tenir aucune. Anne d'Autriche donna son consentement, offrit une diminution sur les droits d'entrée, et laissa même aux magistrats le soin de dresser la déclaration royale destinée à modifier selon leurs désirs les principes du gouvernement (4 octobre).

Le parlement, à qui tout était renvoyé, usa d'une lenteur inconcevable. Après avoir passé en revue et approuvé la plupart des articles de la chambre Saint-Louis, il discuta en détail tous les droits dont le tarif était composé. La remise de cinq cent mille livres accordée par la régente ne lui parut pas suffisante ; il la voulut beaucoup plus forte, et il obtint qu'elle serait portée jusqu'à douze cent mille livres. Mais tandis qu'il cherchait les moyens de répartir cette diminution, le peuple s'impatienta, et l'émeute vint le menacer à son tour. Le 14 octobre, les cabaretiers et les marchands de vin, irrités de ce que le parlement parlait beaucoup de leurs intérêts sans adopter les mesures nécessaires pour les soulager, s'assemblèrent en tumulte au palais et insultèrent les magistrats au sortir de la grand'chambre. Les présidents de Némond et de Maisons, poursuivis d'injures et de menaces, furent obligés de se réfugier dans l'hôtel de Matthieu Molé. Le jour même, un arrêt encourageant pour les séditieux régla l'abaissement des droits sur le vin, et la reine accorda le lendemain, à la demande du parlement, une réduction de deux millions sur le tarif de Paris. La taille de l'année courante dut subir aussi une nouvelle diminution, et, le 22 octobre, une députation solennelle de la compagnie se rendit à Saint-Germain, et, remit à la reine, en présence des princes et des officiers de la couronne, le projet de déclaration royale sur tous les articles de la chambre Saint-Louis.,

Cet acte, adopté dans une assemblée générale du parlement, dépassait encore, à certains égards, les limites des conventions arrêtées par les princes et les députés. Les magistrats y laissaient facilement remarquer, selon Mme de Motteville, « qu'ils avaient été trop insatiables pour de sages sénateurs qui sont destinés à modérer les excès des autres. » La reine, qui regardait comme l'assassinat de l'autorité royale la capitulation qu'on lui imposait, tenta un dernier effort et pressa vivement les princes de « l'aider à châtier les rebelles. » Mais elle ne put faire sortir du fourreau l'épée que lui avait jadis offerte le vainqueur de Lens, et, obligée de céder aux conseils d'une froide prudence, elle, signa, des larmes de colère dans les yeux, l'acte constatant sa défaite et sur lequel ses ennemis triomphants fondaient tant d'espérances[7].

La déclaration, signée et scellée sans aucun changement, fut portée le lendemain au parquet f et les magistrats, en la recevant, promirent « d'obéir à la reine, qui leur ordonnait pour la centième fois » de cesser leurs assemblées (24 octobre). Il fut décidé qu'elle serait lue et enregistrée publiquement. La harangue emphatique prononcée, à cette occasion par l'avocat général nous semble un témoignage de l'enthousiasme du parlement et du peuple :

« Messieurs, dit-il, la déclaration dont lecture va vous être faite change la disposition publique des affaires ; elle réjouit la face de la terre, console les pauvres et donne de la satisfaction jusqu'aux enfants. Heureux effets de ces grandes délibérations tenues en ces lieux, et qui n'ont pas vainement excité l'attente des peuples ! La puissance royale, toujours victorieuse, s'est laissé toucher de la misère publique, que la flatterie des courtisans tournait en raillerie, et elle a cédé aux instances de vos députés. S'il est vrai, comme le disent les astronomes, que la fortune royale et le bonheur des souverains soient attachés au mouvement des étoiles qui tiennent là plus haute région de l'air, le concours des astres inférieurs et des planètes qui président aux fortunes particulières n'est pas moins, nécessaire au bien général de l'État. Aujourd'hui, grâces à ce concours tant désiré, toutes les bonnes influences vont se répandre sur nos têtes, et la puissance du grand luminaire, roi du ciel et de la terre, étant soutenue et modérée par la vertu des milices inférieures, sa chaleur sera rendue favorable et bienfaisante à l'atmosphère qu'habitent les peuples[8]. »

Ce document, dont les dispositions enfantèrent de si longs et de si chaleureux débats, qui consacrait le pouvoir politique du parlement et l'associait à la puissance législative et souveraine, contenait la plupart des propositions de la chambre Saint Louis, que nous avons déjà fait connaître, Les principales, par exemple l'article contre les arrestations arbitraires et surtout celui relatif aux nouveaux impôts, y disparaissent sous de vagues formules, nous dirons plus, sous des énigmes dont les registres du parlement gardent le mot. On chercherait vainement à découvrir dans cet acte un plan de conduite arrêté, le génie propre à faire naître une révolution, la main ferme d'hommes capables de la guider et d'en comprimer les écarts. On a donc peine aujourd'hui à comprendre pourquoi le parlement était si fier et pourquoi la reine se montrait si abattue.

La victoire de la magistrature excita néanmoins parmi le peuple une ivresse que partageait l'auteur de l'histoire du temps. « Il ne reste plus, s'écrie-t-il dans une sorte de transport, il ne reste plus après cela, divine compagnie, qu'à vous consacrer nos vies et ces beaux jours que vous avez tirés de tant d'obscurité et de ténèbres, où nous étions ensevelis. Il ne reste plus qu'à vous faire des sacrifices et à vous élever des autels pour tant d'actions glorieuses et de victoires signalées. Vous avez, seigneurs, abattu tous ces monstres qui faisaient tant de maux et de ravages sur la terre, et qui avaient mis la France dans un si déplorable état. Partant, généreuse bande, glorieux héros, nous n'avons plus de voix que pour publier vos éloges et célébrer votre gloire. Vous êtes à présent les maîtres du champ de bataille : vous saurez bien ménager le gain de la victoire et l'honneur du triomphe. »

L'enthousiasme général permit à peine d'entendre la nouvelle de la paix de Westphalie, signée le jour même où fut publiée la déclaration du 24 octobre. Des deux grands actes politiques de cette époque, l'édit de réforme intérieure, qui arrachait tant de concessions 'à la royauté humiliée et mettait fin à la première partie du singulier drame de la Fronde, eut un immense retentissement parmi les contemporains ; le traité de Westphalie, ce glorieux monument de la diplomatie française au XVIIe siècle, qui terminait si heureusement la sanglante épopée de la guerre de Trente ans, fut reçu avec une profonde indifférence. L'instinct national ne vit cependant pas sans une orgueilleuse émotion la France reculer ses limites jusqu'au Rhin ; mais la masse du peuple n'était pas encore assez initiée à la science politique pour apprécier les intérêts débattus sur le sol germanique depuis un demi-siècle, et les précieux résultats d'une paix dont les plus grands comme les plus petits États devaient plus ou moins ressentir l'influence.

Après l'enregistrement et la publication de la déclaration, les magistrats allèrent enfin prendre leurs vacances, dont ils avaient consommé la plus grande partie en' discussions souvent orageuses. La cour rappela Châteauneuf de son exil, fit sortir l'ex-ministre Chavigni du Havre-de-Grâce, où on l'avait transféré, et remit en liberté tous les autres prisonniers d'État ou exiles. Mais lorsqu'elle croyait n'avoir plus d'adversaires à combattre, elle fut troublée par ses amis ; « la Discorde vint jeter une pomme vermeille, pour y faire naître une petite guerre qui parut en devoir causer une fort grande[9]. » En effet le duc d'Orléans et le prince de Condé, qui malgré la différence de leurs intérêts et de leur caractère avaient paru servir la reine avec assez de zèle, se divisèrent aussitôt qu'ils eurent obtenu du parlement la paix tant désirée.

Pour gagner le duc d'Orléans, qui ne voyait jamais que par les yeux d'autrui, Mazarin avait promis le chapeau de cardinal à l'abbé de la Rivière. Dans l'espoir d'obtenir la première nomination de la couronne, l'abbé, toujours arbitre des volontés de son maitre, l’avait rattaché au parti de la régente. Il y avait déjà quelques mois que, sur les instances de Gaston, il avait été présenté par la France à la cour de Rome pour cette éminente dignité. Mais le ministre, craignant sans doute de trop élever un rival, ne songeait plus qu'à éluder l'accomplissement de sa promesse. Le prince et son favori commençaient à s'irriter de ces délais, lorsque Condé s'imagina de faire demander le cardinalat par le prince de Conti, que ses études en effet destinaient à l'Église, et appuya hautement la prétention de son frère. Cette concurrence causa un vif déplaisir à la Rivière, qui était incapable de la soutenir. « Il voyait en• un moment toutes ses espérances perdues, et tous les sacrifices qu'il avait faits à la fortune anéantis et sans nul effet. » Il comprit qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de se retirer ; mais aussi rusé que l'Italien, il excita le ressentiment du duc en lui persuadant que le déshonneur de l'affront fait à un homme depuis longtemps honoré de sa confiance et de sa protection, retombait sur lui-même. Gaston, éclata en plaintes ; dans un entretien avec la reine, « il lui reprocha les grands services qu'il prétendait lui avoir rendus » la menaça « de lui faire sentir sa haine, » puisqu'elle n'avait pas estimé son amitié, et de reprendre sa charge de lieutenant général du royaume.

Cette brouillerie causait de nouvelles inquiétudes à la régente et à son ministre, lorsque la cour vit arriver à Saint-Germain le prévôt des marchands et les échevins de Paris. Ils venaient supplier le roi de réjouir la ville, par sa présence. Mazarin se fit leur intercesseur ; on tint conseil, et l'on résolut de « retourner sans plus attendre au Palais-Royal. » Avant son départ, Anne d'Autriche alla prendre congé de la duchesse d'Orléans, qu'une couche récente « devait retenir encore quelque temps à Saint-Germain. » Cette visite se passa froidement, et finit sans que Gaston, entré dans la même chambre, s'approchât de la reine. La veille de la Toussaint, la régente rentra dans Paris avec ses fils, aux acclamations de tout le peuple.

Deux jours après, le duc d'Orléans se rendit au Palais-Royal, accompagné des princes de la maison de Lorraine, des ducs de Nemours, de Candale et de Brissac, et d'un grand nombre d'autres seigneurs. Tous les mécontents du royaume semblaient s'attacher à lui. Chaque jour la foule se pressait davantage au Luxembourg, et Monsieur, entouré de courtisans dont il recevait les hommages, disait hautement « que la reine était une ingrate, que son ministre était un fourbe, et qu'il manquait de parole à ses amis. » Pendant quelque temps les intrigants espérèrent que la querelle de cour aboutirait à une rupture ouverte. Le duc d'Orléans était vivement pressé par sa femme et sa fille de venger l'offense qu'il avait reçue ; les princes lorrains, comptant sur sa protection pour sortir de l'abîme où ils étaient tombés, excitaient son ressentiment et soutenaient avec chaleur ses intérêts ; les ducs de Mercœur et de Beaufort lui offraient leurs services, et n'attendaient que l'ordre d'arborer l'étendard de la guerre civile.

Les circonstances exigeaient de Gaston un courage qu'il n'avait pas, et l'abbé de la Rivière n'était pas capable de lui en inspirer. Il craignait d'ailleurs que son maître, une fois lancé dans la guerre, n'accordât ses bonnes grâces à ceux qui lui seraient nécessaires par leur épée, et afin de ne pas perdre le bien dont il jouissait pendant la paix, « il gardait toujours dans son cœur un dessein particulier de s'accommoder. La colère du Luxembourg, ajoute spirituellement Mme de Motteville, se mit donc en traité. » Le maréchal d'Estrées et le marquis de Senneterre firent des propositions de la part de la reine. Dès le commencement des négociations, le duc d'Orléans se montra fort difficile. Ses conditions, reçues de la régente avec étonnement, suscitèrent de graves embarras au ministre, et le cabinet redoubla d'efforts pour éviter l'orage dont il se croyait menacé. Condé lui—même ne vit pas sans regret son adversaire « prendre le chemin des hautes prétentions et avoir déjà, de son parti les plus considérables personnes de l'État. » Mais la peur, égale des deux côtés, au Palais — Royal aussi bien qu'au Luxembourg, où Gaston craignait d'être arrêté, fut bientôt dissipée. En effet la paix se conclut moyennant la promesse faite à l'abbé de solliciter du pape une nomination de faveur pour le prince de Conti ; de cette manière la sienne n'éprouverait aucun obstacle (13 novembre). Quelques jours après, on lui accorda le titre de ministre d'État avec l'entrée au conseil. Le duc de Mercœur, secrètement réconcilié avec Mazarin, reparut à la cour ; « et tous ceux qui s'étaient déclarés en faveur du duc d'Orléans ne durent pas être moins considérés de la reine que les autres qui étaient demeurés dans son parti. » Monsieur, suivi de Mazarin et de son favori, alla trouver la mère du roi, et la réconciliation eut lieu, à la grande satisfaction des parties. Encore une fois trompés dans leurs espérances, les mécontents se tournèrent vers le parlement[10].

Cette compagnie avait fait sa rentrée le lendemain de la Saint-Martin ; mais elle ne reprit le cours de ses travaux que le 23 novembre. Dès les premières séances on put comprendre que les magistrats, fiers de leurs conquêtes sur l'autorité royale, avaient oublié toute modération, et que chez eux l'esprit de résistance était plus ardent que jamais. Des infractions vraies ou supposées à la déclaration du 24 octobre, « qui passait dans cette chaleur des esprits pour une loi fondamentale de l'État, » soulevèrent encore les discussions les plus orageuses. Vainement le premier président représenta que ces infractions ne méritaient pas d'occuper toute la compagnie et que des commissaires suffiraient. Flattés de jouer un rôle dans les affaires publiques, les conseillers des enquêtes n'écoutèrent pas la voix du chef, demandèrent l'assemblée générale des chambres, et l'obtinrent pour le 16 décembre.

Malgré les efforts de ceux qui voulaient les brouiller, le duc d'Orléans et le prince de Condé marchaient avec assez de concert lorsqu'il s'agissait des intérêts de la cour. A la prière de la reine, ils s'empressèrent de se rendre au parlement, afin de calmer l'irritation des esprits. Gaston y porta des manières complaisantes, un air d'estime et de confiance, et surtout une éloquence insinuante ; Condé, un caractère bouillant, un génie impatient de toute contrainte, des manières hautaines, un profond mépris pour la magistrature. Le débat s'engagea devant eux sur les nombreux désordres que commettaient les gens de guerre appelés dans les environs de la capitale. Le président Viole dit à ce sujet « qu'il y avait un certain colonel, auprès de Paris, qui Pillait et faisait beaucoup de maux, et qu'il était venu exprès pour faire peur aux Parisiens. » Condé, lui répondant avec aigreur, soutint « que ce colonel, dont il se plaignait, était une chimère toute pure : que lui, qui connaissait assez les gens de guerre, n'avait jamais oui parler de celui-là. » La séance devint alors tumultueuse ; les enquêtes crièrent si fort que Condé perdit patience, et s'emporta jusqu'à les menacer du geste et de la voix. Les clameurs se changèrent aussitôt en véritables huées. Dès ce moment le prince vit diminuer son crédit dans le parlement, et lui-même se dégoûta d'un parti où il lui fallait jouer un rôle si peu en harmonie avec son caractère.

La séance du lendemain ne fut pas moins animée. Comme le prince avait dit la veille qu'il n'appartenait point au parlement « de se mêler d'affaires d'État, mais seulement de juger les différends du tiers et du quart, » le président de Novion représenta sans emportement « les droits des magistrats et le pouvoir qu'ils avaient de se mêler des affaires de l'État, puisque c'était entre leurs mains que les rois venaient faire leur serment. » Il ajouta même « que c'était à eux de donner des régents et régentes au royaume. » Quelques membres de la compagnie reprochèrent au gouvernement de n'avoir point soldé les gens de guerre, quoiqu'il eût reçu seize millions depuis le changement du surintendant. Mais le duc d'Orléans donna quelques détails sur l'emploi de cet argent. Enfin il fut décidé qu'on se réunirait par députés chez le premier président, afin d'examiner les infractions aux divers articles de la déclaration, de faire à la reine de très-humbles remontrances « pour la supplier d'y remédier[11]. »

Pendant ces débats, Mazarin cherchait les moyens de procurer au gouvernement l'argent dont il avait besoin pour payer les soldats et recueillir au service de la France une partie des troupes que l'Allemagne, délivrée de la guerre, se disposait à renvoyer dans leurs foyers. Il avait prié la cour des aides de surseoir pour six mois à la défense faite par elle, « sur peine de la vie, » de faire des avances sur les tailles. Le surintendant avait aussi envoyé à la chambre des comptes une déclaration offrant douze pour cent d'intérêt à ceux qui prêteraient de l'argent sur la garantie du semestre disponible. Moins étrangères aux affaires que le parlement, ces deux cours souveraines, comprenant qu'il ne fallait pas enlever au roi tout crédit et l'empêcher de trouver des fonds pour satisfaire à ses engagements, eussent consenti aux demandes des ministres. Mais les magistrats se récrièrent contre cette complaisance exagérée, contre la cupidité des traitants, toujours prêts à charger les finances d'emprunts ruineux, et accusaient hautement les ministres de travailler sans honte avec eux à la dilapidation de la fortune publique.

De son côté, le coadjuteur, quelque temps leurré par la cour de l'espoir d'obtenir le bâton de gouverneur de Paris, qui lui paraissait « devoir être d'une figure plus agréable, quand il serait croisé avec la crosse, » n'omettait aucune occasion de se venger de la reine et de Mazarin. Il convoqua donc une assemblée de curés, de chanoines, de docteurs et de religieux, et soumit à leur examen les conditions de l'emprunt que proposait le cardinal. Il se conduisit avec tant d'habileté dans toutes les conférences avec eux, qu'il « le fit passer en huit jours pour le juif le plus convaincu de l'Europe. » Les curés déclamèrent avec force contre la 'consécration publique de l'usure, et leur opposition intimida le ministre. Il craignit « que le parlement ne profitât de cette conjoncture pour le tourmenter davantage, » et s'empressa de retirer la déclaration touchant les intérêts (2 janvier 1649).

Afin d'alimenter sans cesse la haine portée au favori d'Anne d'Autriche, les mécontents se plaisaient à répandre des bruits sinistres. A les en croire, la reine ne respirait que la vengeance et faisait venir des troupes pour égorger les habitants de Paris. Entretenu dans une agitation continuelle, le peuple était toujours disposé à prendre les armes. Puis les libelles 'continuaient à circuler ; « il n'y avait point de rues ni de places publiques qui ne fussent remplies de, placards diffamatoires. Chaque matin la foule lisait, sur un poteau fixé à l'une des extrémités du Pont-Neuf, des vers satiriques le respect qui est dû aux personnes royales était impunément violé. » Au nombre de ces écrits ; enfantés par la verve d'esprits caustiques et malins, on comptait une prétendue requête des trois étais de l'Ile-de-France et de la bonne ville Paris au parlement, pour qu'il fit des remontrances à la reine « sur les grands malheurs et désordres déjà causés par le cardinal Mazarin, et sur ceux qu'il causerait à. l'avenir s'il demeurait plus longtemps dans cette domination illégitime et violente où il s'établit. » Ce pamphlet vigoureux, qui mêlait des imputations calomnieuses à quelques reproches plus ou moins mérités, rendit le ministre l'objet de la haine publique. L'imprimeur fut découvert et banni par sentence du Châtelet.

Aussi méprisé des courtisans que détesté de la multitude, Mazarin n'avait plus de protecteur que la régente. Cet isolement lui inspira de sérieuses alarmes, et dès lors il travailla à se donner un autre appui. Durant les deux derniers mois de 1648, il n'épargna ni bassesse, ni flatterie, pour attacher intimement aux intérêts de la cour le prince de Condé, qui s'était compromis, ainsi que nous l'avons vu, avec les membres les plus zélés du parlement. Il eut plus d'un combat à livrer : un homme d'un esprit fécond en ressources, d'une énergie sans égale, Paul de. Gondi, lui disputa opiniâtrement le chef de la noblesse française. Dans les conférences qu'il eut avec Condé, le coadjuteur s'efforça de le retenir dans le parti des magistrats et des bourgeois. Il lui répétait ce qu'il lui avait dit déjà, que le parlement n'avait pas l'intention de renverser l'autorité royale, niais le ministre seul, dont les défauts et l'incapacité lui étaient connus ; qu'il savait lui-même combien le gouvernement de cet homme était pernicieux à l'État ; qu'il était accablé de la haine publique et qu'il ne tenait qu'à lui d'en débarrasser le royaume par le moyen du parlement.

« Vous convenez, ajoutait Gondi, des disparates du cardinal ; vous convenez qu'il ne pense qu'à établir en France l'autorité qu'il n'a jamais connue qu'en Italie. S'il y pouvait réussir, serait-ce le compte de l'État, selon ses bonnes et véritables maximes ? Serait-ce celui des princes du sang ?... Mais peut-il y réussir ? Le parlement n'est-il pas l'idole des peuples ?... Votre Altesse voit que le parlement même à peine à retenir les peuples qu'il a éveillés ; elle voit que la contagion se glisse dans les provinces ; et la Guienne et la Provence donnent déjà très-dangereusement l'exemple qu'elles ont reçu de Paris. Tout branle, et Votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l'éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où l'on est qu'il n'y a qu'elle qui y puisse remédier... J'ose vous répondre que si vous voulez vous déclarer publiquement comme protecteur du public et des compagnies souveraines, vous en disposerez au moins pour très-longtemps absolument et presque souverainement. »

Ces considérations, présentées par un prélat d'un courage et d'une habileté rares, touchaient le prince, entièrement préoccupé du rôle politique qu'il était appelé à jouer dans la situation de la France. Il convenait de la nécessité de réformer l'État, mais il sentait grandir chique jour en lui l'antipathie du prince du sang et du soldat pour ces orgueilleux magistrats qui se regardaient comme les tuteurs des rois. « Il n'y a plus de moyen, répondait-il au coadjuteur, de souffrir l'insolence et l'impertinence de ces bourgeois qui en veulent à l'autorité royale ; tant que j'ai cru qu'ils n'avaient en butte que le Mazarin, j'ai été pour eux. Vous m'avez vous-même confessé plus de trente fois qu'il n'y a aucune mesure bien sûre à prendre avec des gens qui ne peuvent jamais se répondre d'eux-mêmes d'un quart d'heure à l'autre, parce qu'ils ne peuvent jamais se répondre un instant de leur compagnie ; je ne puis me résoudre à devenir le général d'une armée « de fous, et il n'y a pas un homme sage qui voulût « s'engager dans une cohue de cette nature. »

Malgré les efforts de Gondi pour le convaincre, Condé ne pouvait s'empêcher de lui témoigner son dégoût pour les gens 'de chicaner Dans une conversation des plus animées, il alla même jusqu'à lui dire « deux ou trois fois avec colère qu'il ferait bien voir au parlement, S'il continuait à agir comme il avait accoutumé, qu'il n'en était pas où il pensait, et que ce ne serait pas une affaire que de le mettre à la raison. » Ces paroles firent assez comprendre au prélat que la cour n'avait pas renoncé à ses premiers projets d'attaquer Paris. Pour s'en éclaircir encore davantage, il représenta au prince « que le cardinal se pouvait fort facilement tromper dans ses mesures, et que Paris serait un morceau de dure digestion. » Condé lui répondit brusquement : « On ne le prendra pas comme Dunkerque, par des mines et par des attaques ; mais si le pain de Gonesse leur manquait huit jours...[12] » Gondi lui observa « que l'entreprise de fermer les passages du pain de Gonesse pourrait recevoir des difficultés, » et que lui-même, en sa qualité de coadjuteur de Paris, se croirait « engagé par honneur et par intérêt à sa conservation. » Ces mots causèrent quelque &notion au prince ; il Sut cependant se contenir ; et offrit à l’archevêque de le réconcilier avec la cour. Celui-ci l'assura « de son obéissance et de son zèle en tout ce qui ne serait pas contraire à ses engagements, » et tous les deux se séparèrent dans une grande agitation d'esprit, que ne purent calmer leurs mutuelles assurances d'estime et d'affection[13].

Après avoir quelque temps balancé, la victoire se déclara polir la cour, Gagné par les instances d'Anne d'Autriche, et par la déférence sans bornes de Mazarin qui promettait de ne gouverner que d'après ses avis, Condé voulut bien se charger de défendre l'autorité royale. La cession du domaine utile de Stenai, de Jametz, de Dun, de Clermont en Argonne et de Varenne, mit le sceau à l'alliance du prince avec la reine et le cardinal (décembre 1648).

On délibéra ensuite sur les moyens de châtier l'obstination des magistrats et des bourgeois. Condé, persuadé qu'il fallait frapper un coup décisif, conseilla de profiter du temps où les opérations Militaires étaient suspendues en Flandre pour appeler des troupes nombreuses et aguerries sous les murs de la capitale, de conduire le roi, à l'arsenal, et de transférer le parlement à Montargis. En cas de résistance de la compagnie et de soulèvement du peuple, des soldats avanceraient avec vingt canons' per la rue Saint -Antoine et autant par les quais, et marcheraient droit au palais, en détruisant toutes, les barricades élevées sur leur passage. Anne d'Autriche et son ministre rejetèrent un parti aussi extrême, et le prince adhéra au dessein de quitter encore Paris, d'en retirer le roi et les princes et de l'investir. Ils étaient persuadés qu'en plaçant des troupe& dans tous les villages environnants, et en occupant les principaux débouchés de la ville rebelle, les provisions de toute espèce cesseraient bientôt d'y arriver, et que la population, pressée par le terrible fléau de la disette, se soulèverait contre les factieux et obligerait le parlement à subir la loi de la cour. Le duc d'Orléans se rendit le dernier à ce projet, toujours par l'entremise de son favori la Rivière, qui se flattait encore de l'espoir d'obtenir le chapeau de cardinal.

Pendant que les mesures concertées entre la reine, le cardinal et les princes, menaçaient les magistrats, Gondi s'efforçait de leur trouver des défenseurs. Repoussé ou abandonné par Condé, il tourna les. yeux vers le prince de Conti, fort peu soucieux du cardinalat, mécontent de la reine, qui lui avait refusé une place dans le conseil, et irrité contre son frère, qui voulait le forcer à embrasser l'état ecclésiastique pour garder tout l'héritage de leur père. Inférieur à Condé par le génie et la réputation, il ne manquait cependant ni d'esprit ni de courage. Comme il avait la plus vive tendresse pour Mme de Longueville, sa sœur, dont l'empire sur lui était absolu, le coadjuteur résolut de s'adresser d'abord à la duchesse.

Sans discuter avec elle sur les anciens principes de la constitution du royaume, il lui proposa de former un parti contre la reine et le prince de Condé, que les belles protestations de Mazarin venaient d'entraîner dans les intérêts de la cour. La princesse, d'un caractère indolent et paresseux, et dont le plus grand plaisir « était de ne regarder ni estimer qu'elle seule, » montrait alors une grande ambition, parce que le prince de Marsillac, depuis duc de la Rochefoucault, qu'elle aimait, « en était entièrement possédé. » Elle haïssait Anne d'Autriche, et à son attachement passionné pour Condé avait succédé une violente aversion depuis le refus qu'on venait de faire au duc de Longueville du gouvernement du Havre, refus attribué à la mauvaise volonté de son frère aîné. Elle accepta donc avec des emportements de joie la proposition de l'archevêque, et alors elle s'engagea au nom du prince de Conti, son frère, « presque encore enfant, » du duc de Longueville, et au nom du prince de Marsillac, dans l'espoir de servir avec succès les intérêts du dernier, sans cependant négliger ceux de sa maison et de son mari.

Gondi avait attaché secrètement à la cause populaire la duchesse de Longueville, qui promettait, si la cour quittait Paris, de s'excuser de la suivre sous prétexte de sa grossesse ; le duc lui-même, qui pouvait lui être d'une grande utilité en sa qualité de gouverneur de Normandie ; le prince de Marsillac, mécontent d'être oublié dans son gouvernement de Poitou ; le maréchal de La Mothe-Houdancourt, intime ami de M. de Longueville, et désirant avec ardeur se venger d'une prison. de quatre ans assez injuste à Pierre-Encise, pour le mauvais succès de la campagne de Catalogne, en 1644 ; le prince de Conti, dans lequel ne se trouvaient ni la vivacité d'esprit, ni la force de santé nécessaire à un chef de parti, mais dont le titre de prince du sang devait animer « ce qui sans un nom ne serait qu'un fantôme. » Après avoir fait servir à ses fins les passions de ces différents personnages, il s'assura avec le même mystère des ducs de Beaufort et de Bouillon, de la duchesse de Chevreuse, retirée à Bruxelles, de MM. de Montrésor, de Luynes, de Fontrailles, de Saint-Ibal et d'une foule d'autres seigneurs- et gentilshommes en présentant d'autres amorces à leurs mécontentements ou à leurs désirs. Vues d'intérêts, ambition, jalousie d'honneurs, liaisons ou brouilleries de famille, grands et petits ressorts, il mit tout en œuvre pour susciter des partisans à la Fronde. Mais dans la crainte de voir ses intrigues condamnées par tous les magistrats austères, il ne confia ses démarches qu'aux présidents Le Coigneux, Viole, de Longueuil, de Bellièvre, au conseiller Broussel et à quelques autres de la compagnie, sur l'entière approbation desquels il pouvait compter[14].

Le coadjuteur avait déjà réuni tous les éléments d'une vigoureuse résistance, lorsque la régente, dont l'impatience était montée à son comble, prit la résolution de se retirer à Saint-Germain. Les préparatifs du départ se firent avec un entier mystère, car il n'y avait pas de prétexte à un voyage au milieu de la saison la plus rigoureuse de l'année. « Les ordres furent donnés, et le jour arrêté pour sortir de Paris. » Tous ceux qui avaient en dépôt le secret royal le gardèrent fidèlement. Malgré cela, « un certain bruit se répandit par la ville que la reine avait quelque dessein. Le parlement avait peur ; tout le monde parlait de ce qui ne se savait point. » Enfin un vague pressentiment agitait les esprits, l'inquiétude régnait à la cour, et tous les hommes accoutumés à raisonner sur les affaires d'État « avaient de grandes occupations. »

La veille de la fête des Rois sur le soir, les princes et le ministre prirent congé de la reine' pour aller souper chez le maréchal de Grammont, « qui tous les ans ce même jour leur donnait un grand repas. » Après kat sortie, Anne d'Autriche, que n'abandonna point son égalité d'esprit, parut plus gaie que d'habitude, « parla de dévotion à ses femmes, et leur dit qu'elle passerait la journée du lendemain au Val-de-Grâce. » Le petit prince, son plus jeune fils, « en lui donnant le bonsoir, lui fit promettre qu'il irait avec elle, et s'en alla coucher avec cette pensée. » Elle voulut ensuite séparer un gâteau, dont le roi eut sa part. Les femmes la firent « la reine de la fève, parce que la fève s'était trouvée dans la part de la Vierge ; et afin de satisfaire aux obligations des extravagantes folies de ce jour, » elles crièrent : La reine boit.

Vers le milieu de la nuit, Anne instruisit de son projet Beringhen, le premier écuyer, congédia les courtisans et se retira dans son appartement, et les portes du Palais-Royal furent aussitôt fermées. Quelque temps après, elle se leva « pour penser à ses affaires, » donna les ordres nécessaires aux capitaines des gardes. Le maréchal de Villeroi, averti alors, fit lever le roi et le duc d'Anjou. Sortis par une issue secrète, ils montèrent avec leur mère dans un carrosse « qui les attendait à la porte du jardin » et qui les conduisit au Cours-la-Reine, lieu du rendez-vous.

Le même secret fut observé à l'hôtel de Grammont, où la fête des Rois avait été célébrée. Après le souper, on y joua ; puis les convives s'étant retirés, le duc d'Orléans se rendit au Luxembourg afin d'éveiller sa femme et ses plus jeunes filles et- de les disposer à le suivre ; « l'aînée avait été avertie par la reine même, qui lui avait envoyé Comminges. » Le prince de Condé prit avec lui sa mère, surprise de la dissimulation gardée envers elle, sa femme, le petit duc d'Enghien, son fils encore au berceau, et le prince de Conti, son frère. Toute la famille royale, à l'exception de la duchesse de Longueville, que ne purent déterminer les instances de la princesse douairière, rejoignit Anne au Cours-la-Reine (dans les Champs-Élysées). Mazarin avait continué le jeu pendant que ses confidents emportaient ce qu'il avait de plus précieux et faisaient sortir ses nièces, « qui étaient encore auprès de Mme de Senecey. » L'heure du rendez-vous le pressant de partir, il se jeta dans un carrosse avec quelques-uns de ses amis informés alors de ce qui se passait. Son arrivée calma l'inquiétude de la régente, dont il était impatiemment attendu. Les ministres et les principaux personnages de la cour ; qui n'avaient été prévenus que la nuit même, dans la crainte d'ébruiter le secret, se rendirent successivement.

Il était environ quatre heures du matin, quand la noble compagnie se mit en route pour Saint-Germain, malgré l'obscurité et une forte gelée (6 janvier 1649). Le désordre, déjà grand pendant la route, fut extrême à l'arrivée• dans la royale-demeure, Aucuns préparatifs n'avaient été faits pour recevoir ces hôtes nombreux ; le château était démeublé. Anne d'Autriche et ses deux fils couchèrent sur des lits de camp que le cardinal avait fait apporter de Paris quelques jours auparavant. Mais la duchesse d'Orléans et Mlle de Montpensier passèrent une nuit sur la paille. « Tous ceux qui avaient suivi la cour eurent la même destinée ; et en peu d'heures la paille devint si chère à Saint-Germain qu'on ne pouvait pas en trouver pour de l'argent[15]. »

 

 

 



[1] Mémoires de Montglat.

[2] La Sibylle moderne, ou l'Oracle du temps. Paris, 1648.

[3] Mémoires de Mme de Motteville, du cardinal de Retz et de Joly. — Journal du parlement.

[4] Omer Talon.

[5] Mémoires de Mme de Motteville.

[6] Mémoires de Retz.

[7] Mémoires de Mme de Motteville.

[8] Mémoires d'Omer Talon.

[9] Mémoires de Mme de Motteville.

[10] Mémoires de Mme de Motteville.

[11] Mémoires de Mme de Motteville.

[12] Gonesse aujourd'hui chef-lieu de canton (Seine-et-Oise), à 15 kilomètres N.-E. de Paris, était dès cette époque un bourg très-renommé par son pain blanc, que ses nombreux boulangers apportaient deux fois par semaine à la capitale.

[13] Mémoires du cardinal de Retz.

[14] Mémoires de Mme de Motteville. — Mémoires du cardinal de Retz.

[15] Mémoires de Mme de Motteville. — Mémoires du cardinal de Retz.