LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE V. — LES BARRICADES.

 

 

Effet produit à la cour par la victoire de Lens. — Te Deum. — Arrestation de Blancmesnil et de Broussel. — Émeute dans Paris. — Le coadjuteur chez la reine. — Personnages qu'il y rencontre. — Délibération. — Efforts du coadjuteur pour apaiser l'émeute. — Danger qu'il court. — Son retour au Palais-Royal. — Accueil que lui fait Anne d'Autriche. — Résolution du prélat. — Ses émissaires chargés de réveiller la sédition. — Danger couru par le chancelier. — Barricades. — Députation dit parlement. — Fermeté du premier président. — Délibération des magistrats au Palais-Royal. — Rappel de Blancmesnil et de Broussel. — Retour triomphant de Broussel. — Pillage des munitions de guerre. — La tranquillité rétablie.

 

Tandis que le parlement continuait d'arrogantes remontrances à la cour et prononçait des arrêts hostiles aux volontés royales, Anne d'Autriche, irritée de ces atteintes portées à l'autorité de son fils, et rejetant les moyens de conciliation conseillés par Mazarin, dont elle gourmandait la lâcheté, se décidait aux mesures les plus énergiques pour briser toute résistance. Le cardinal ne savait plus comment apaiser ses ardeurs vindicatives, quand arriva la nouvelle de la mémorable victoire de Lens, remportée le 20 août par le prince de Condé sur l'archiduc Léopold. Ce succès éclatant et inespéré causa la plus grande joie à la cour, et le petit roi, accoutumé à entendre traiter les parlementaires d'ennemis de sa couronne, s'écria, selon Mme de Motteville, que « le parlement allait être bien fâché. » Le coadjuteur crut alors se voir bien éloigné de son but. Dans la persuasion que cette gloire ajoutée aux armes françaises ranimerait le courage abattu du, cardinal, et lui inspirerait la pensée de frapper un coup d'éclat, il courut sur-le-champ au Palais-Royal afin de juger, par la contenance de la régente et de son ministre, de ce que les frondeurs avaient à craindre. Il trouva la reine « dans un emportement de joie inconcevable ; » Mazarin lui parut plus modéré. Anne d'Autriche et son ministre « affectèrent une douceur extraordinaire, » et le prélat fut même prié de faire savoir à ceux qui étaient de ses amis dans le parlement que la bataille de Lens « avait bien plus adouci qu'élevé l'esprit de la cour. » L'air de satisfaction répandu sur tous les visages, et la modération mêlée à tous les propos et à toutes les manières, ne lui firent soupçonner aucune violence.

Gondi s'en retourna donc, persuadé que le ministre laisserait échapper l'occasion d'imprimer la terreur à ses ennemis. De l'archevêque, la sécurité passa dans la conscience de tous ses fauteurs. Mais ils furent trompés ; car Mazarin, croyant le moment favorable, ne s'opposa plus aux projets de vengeance de la reine, et le duc d'Orléans lui-même ne refusa point de les approuver. Toutes les mesures furent prises en secret pendant les trois jours de fêtes qui suivirent l'heureuse nouvelle de la victoire. Le conseil indiqua pour le quatrième jour un Te Deum solennel à Notre-Dame, pour rendre grâces à Dieu, « et y faire porter plusieurs drapeaux conquis sur les ennemis. » La célébration de Cette cérémonie autorisait un déploiement de forces que ne pouvaient blâmer les adversaires de la cour. Dès le matin du 26 août, le régiment des gardes forma la haie dans toutes les rues, depuis le Palais-Royal jusqu'à l'église ; les gens d'armes et les gardes-du-corps furent distribués sur différents points de la ville, afin de réprimer le peuple en cas de soulèvement. Comminges, lieutenant des gardes de la reine, avait ordre de faire remettre des lettres de cachet aux conseillers Lainé, Benoît et Loisel, pour leur enjoindre de quitter Paris, et d'arrêter le conseiller Broussel avec les présidents Charton et Potier de Blancmesnil, auxquels des châteaux forts devaient servir de prison. Ce fut au milieu des acclamations de joie du peuple que le jeune roi, accompagné de sa mère et d'un brillant cortége, se rendit à la cathédrale, où se trouvaient les compagnies souveraines.

La cérémonie terminée, la reine, passant devant Comminges au sortir de Notre-Dame, lui dit à l'oreille : « Allez, et Dieu veuille vous assister ! » Contre l'habitude des officiers des gardes-du-corps, qui ne doivent jamais quitter le monarque, le lieutenant attendit quelques instants, pour laisser à la cour le temps de rentrer au Palais-Royal. Cette circonstance jeta l'alarme parmi les magistrats, et sur le bruit aussitôt répandu que la liberté.de quelques-uns d'entre eux était menacée, ces hommes si intrépides hier sur leurs bancs, aujourd'hui saisis de frayeur, se précipitèrent en foule hors de l'église, « qui n'avait pas à leur gré assez de poiles pour les laisser sortir, » se dispersèrent dans les rues voisines, et se cachèrent partout où ils purent trouver une retraite. Potier de Blancmesnil, arrêté chez lui par les exempts chargés d'exécuter les ordres de la régente, fut conduit à Vincennes ; Charton s'échappa en leur faisant prendre adroitement le change. Comminges s'était réservé la mission plus difficile d'aller saisir le conseiller Broussel, au milieu de sa famille.

Le vieux Broussel occupait une humble demeure au fond de la Cité, rue Saint-Landry, près Notre-Dame, quartier habité par des portefaix et des mariniers dont il était l'idole. Le lieutenant, ayant laissé sa voiture et quelques soldats d'escorte à l'extrémité de cette rue étroite, s'y présenta à pied. Un petit laquais lui ouvrit la porte, dont les gardes de Comminges s'emparèrent, tandis que ce dernier montait, suivi de deux autres, dans l'appartement de Broussel. Il le trouva en simple soutane, dînant avec sa famille, et lui dit qu'il était chargé de se saisir de sa personne. Alors le conseiller de se troubler, de prétexter une indisposition, et de prier l'officier de lui accorder quelques instants. Pendant ce temps, sa vieille servante ouvrit une fenêtre et implora le secours des voisins, criant « qu'on voulait enlever son maître. » Au bruit et aux pleurs de cette femme, le peuple s'assembla et des hommes voulurent couper les rênes des chevaux et briser le carrosse. Mais les gardes et un jeune page du lieutenant « le défendirent vaillamment et s'opposèrent à leur dessein. » Comminges, averti par les clameurs de la rue qu'il fallait se hâter, menaça Broussel de le tuer s'il ne marchait, et, sans lui permettre de se revêtir de son manteau, l'arracha de sa chambre, des embrassements de sa famille éplorée, le jeta pâle et défait dans son carrosse, « et partit accompagné de ses gardes, l'épée à la main, pour écarter la foule, qui devenait à chaque instant plus nombreuse et plus menaçante. »

La rapidité de la fuite de Comminges par les rues détournées de la Cité n'empêche point les voisins du sieur de Broussel de suivre la voiture qui l'emporte. Leurs horribles imprécations contre les gardes soulèvent les habitants de ce quartier populeux et remuant. On sort des maisons, on court, on se presse, on embarrasse le passage avec des meubles ; les chevaux franchissent tous les obstacles. Arrivé sur le quai des Orfèvres, en, face de la maison du premier président, le carrosse verse et se rompt. Là se trouvaient par bonheur, encore rangés sous les armes, les soldats du régiment des gardes françaises qui avaient reçu l'ordre de prêter main-forte au, lieutenant, s'il était nécessaire. Comminges, se voyant environné d'ennemis prêts à le déchirer, et dans l'impossibilité d'échapper au péril avec ses trois ou quatre gardes, s'écrie : « Aux armes, compagnons, à mon secours ! » Les gardes françaises, toujours fidèles au roi, accourent aussitôt et repoussent les assaillants. Dans ce moment Comminges s'empare d'un carrosse qui passait sur le Pont-Neuf, et laisse le sien sur la place. Tandis que le peuple courroucé le brise et que la Seine en reçoit les débris, il continue sa route par la rue Saint-Honoré où le carrosse se rompt une seconde fois. Il fait monter son prisonnier dans un troisième que Guitaut, son oncle « et capitaine des gardes de la reine, envoyait au-devant de lui, prévoyant que peut-être il en aurait besoin. » Un relais préparé d'avance non loin des Tuileries le conduit sans obstacle au château de Madrid, puis à Saint-Germain-en-Laye, où il devait attendre de nouveaux ordres pour le transférer, soit à Sedan, soit au mont Saint-Michel.

Pendant ce temps l'émeute grondait furieuse. Ceux que les soldats avaient repoussés s'étaient répandus dans le quartier de la Cité en poussant d'horribles clameurs. Ils demandaient qu'on leur rendît leur protecteur, le père du peuple, et se montraient disposés à mourir tous de bon cœur pour sa querelle. Les portefaix, les mariniers et le reste de la populace débouchaient de toutes parts, roulaient à flots pressés dans les rues étroites et tortueuses, et s'arrêtaient aux environs du pont au Change et du pont Notre-Dame. Alors on tendit les chaînes, on ferma les boutiques, on jeta des pierres aux soldats rangés en bataille sur la rive droite de• la Seine, et trop peu nombreux pour se défendre avec avantage. La sédition gagna bientôt par la rue Saint-Honoré les lieux voisins du Palais-Royal, et finit par envahir la ville entière. Du sein de la multitude ameutée éclataient des cris forcenés et d'injurieuses imprécations contre, Anne d'Autriche et Mazarin. La reine, toujours intrépide au milieu des courtisans glacés d'effroi, donna l'ordre au maréchal de La Meilleraye de sortir avec deux cents gardes à cheval, pour dégager les gardes françaises dont l'attitude était mal assurée, « apaiser le peuple et lui parler de son devoir[1]. »

Le maréchal s'avança difficilement jusqu'au Pont-Neuf. En cet endroit il fut entouré d'un si grand nombre de femmes, d'enfants et de gens de toute sorte, qu'il ne pouvait plus se dégager. Sa situation devenait de moment en moment plus critique, car les soldats étaient accablés d'injures et assaillis d'une grêle de pierres. A ce moment parut le coadjuteur de Paris, qui le délivra de son embarras.

Au premier cri de désordre, Paul de Gondi avait pris le parti de se rendre auprès de la régente pour lui représenter l'émotion de la capitale, le danger imminent d'une sédition, et lui offrir ses services dans ces graves circonstances. Sortant à pied de l'archevêché, en rochet et en camail, il traversa avec une imperturbable présence d'esprit les flots du peuple, parvint à joindre le maréchal sur le Pont-Neuf et le pria de le conduire au Palais-Royal, et d'appuyer son témoignage à la cour. Les deux illustres personnages arrivèrent chez la reine, suivis par les cris de la multitude qui redemandait Broussel. Ils la trouvèrent environnée du duc d'Orléans, de Mazarin et de toute la cour.

Le prélat ne fut reçu ni bien ni mal. Sa présence embarrassa le ministre, désireux néanmoins de lui faire concevoir les raisons nouvelles qui avaient obligé la reine à prendre une résolution contraire à celle qu'elle avait manifestée la veille. Mais Gondi, « en ce moment encore, était sans doute sincère et voulait à la fois servir la reine et sa popularité[2]. » Il se contenta de lui, répondre qu'il était venu pour se rendre à son devoir, pour recevoir les commandements de la reine, et contribuer de tout son pouvoir au repos et à la tranquillité. Puis, d'accord avec La Meilleraye, il ne cacha point à la régente le caractère alarmant que prenait la sédition. Aune, incrédule et colère, le soupçonnant d'avoir fomenté le trouble, lui dit en le regardant : « Il y a de la révolte à s'imaginer qu'on se puisse révolter... L'autorité du roi y donnera bon ordre. »

Le visage du coadjuteur trahit aussitôt l'émotion qu'avait fait naître en lui ce discours. Le cardinal s'en apercevant prit la parole, et avec un ton plus doux il répondit à la reine : « Plût à Dieu, Madame, que tout le monde parlât avec la même sincérité que parle M. le coadjuteur ! Il craint pour son troupeau, il craint pour la ville, il craint pour l'autorité de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n'est pas au point qu'il se l'imagine ; mais le scrupule sur cette matière est en lui une religion louable. » La, régente comprit la leçon de son ministre, « se remit tout d'un coup, » et fit, des compliments à l'archevêque. Celui-ci répondit par un profond respect et par une mine si niaise, que l'abbé de la Rivière ne put s'empêcher de murmurer ces paroles à l'oreille de Beautru : « Voyez ce que c'est que de n'être pas jour et nuit en ce pays-ci ! Le coadjuteur est homme du monde ; il a de l'esprit, il prend pour bon ce que la reine vient de lui dire. »

S'il faut s'en rapporter à Retz, auquel nous empruntons la plupart de ces détails, tous les personnages dont était entourée Anne d'Autriche jouaient la comédie ; aussi nous fait-il assister à une scène admirablement décrite, où nous voyons chacun des acteurs dans son rôle. Lui-même faisait l'innocent, et il ne l'était pas, « au moins en ce fait. » Le cardinal souriait malignement et feignait une assurance qu'il n'avait pas. Le duc de Longueville témoignait de la tristesse « et il était dans une joie sensible, parce que c'était l'homme du monde qui aimait le mieux le commencement de toutes affaires. » M. le duc d'Orléans faisait l'empressé et le passionné en parlant à la reine, « et je ne l'ai jamais vu siffler avec plus d'indolente qu'il siffla une demi-heure en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise.» Le maréchal de Villeroi affectait de la gaieté, pour plaire au ministre ; et il avouait à Gondi « en particulier, les larmes aux yeux, que l'État était sur le bord du précipice. » D'autres, tels que Beautru et Nogent, tournaient en ridicule l'effroi de Broussel, les pleurs de sa fille, les plaintes de sa servante, qu'ils métamorphosaient en nourrice de ce vieillard de quatre-vingts ans, et qu'ils représentaient comme demandant à grands cris au peuple de la cité qu'on lui rendît son cher nourrisson. Ils accompagnaient ces bouffonneries de gestes moqueurs et d'éclats de rire, « quoiqu'ils connussent très-bien l'un et l'autre que la tragédie ne serait peut-être pas fort éloignée de la farce. »

Au milieu de tous ces personnages dont les uns faisaient les assurés, les autres les plaisants, le maréchal de la Meilleraye avait persisté à représenter les conséquences de la révolte. Mais sur le rapport du lieutenant-colonel des gardes, que le peuple menaçait de forcer les soldats, « comme il était tout pétri de bile et de contre-temps, » il changea tout à coup fie ton et de sentiment, et s'emportant jusqu'à la fureur, il « s'écria qu'il fallait périr plutôt que de souffrir cette insolence, et il pressa qu'on lui permît de prendre les gardes, les officiers de la maison et tous les courtisans qui étaient dans les antichambres, en assurant qu'il terrasserait toute la canaille. » Anne d'Autriche applaudit seule à cet accès de colère. En ce moment arriva le chancelier. « Il était si faible de son naturel qu'il n'avait jamais dit jusqu'à cette époque aucune parole de vérité ; mais en celle-ci la complaisance céda à la peur. ll parla, et parla selon ce que lui dictait ce qu'il avait vu dans les rues. Le cardinal parut fort touché de la liberté d'un homme en qui il n'en avait jamais vu. » Ces premières idées de crainte furent aussitôt effacées par Senneterre, qui vint annoncer que l'émotion du peuple commençait à se calmer.

Ces avis en sens contraire, reçus de moment à autre, empêchaient toute décision utile au salut de l'État. Chacun se donnait la liberté de parler. « Le vieux Guitaut, homme de peu de sens, mais très-affectionné, » osa dire qu'il ne comprenait pas comment on pouvait s'endormir dans la situation où étaient les choses. « Quel est votre avis ? » lui demanda le cardinal. « Mon avis est, Monsieur, lui répondit brusquement Guitaut, de rendre ce vieux coquin de Broussel mort ou vif. » Le coadjuteur prenant alors la parole : « Le premier parti ne serait pas de la piété ni de la prudence de la reine ; le second pourrait faire cesser le tumulte. » La reine rougit à ce mot et s'écria : « Je vous entends, monsieur le coadjuteur, vous voudriez que je donnasse la liberté à Broussel, mais je l'étranglerai plutôt avec ces deux mains, et ceux qui... » En même temps elle les portait au visage du prélat. Mazarin se hâta de l'interrompre, lui parla à l'oreille et la fit revenir à des sentiments plus doux.

La scène se prolongeait ainsi avec toutes sortes de variations, lorsqu'on vit entrer le lieutenant civil, Dreux d'Aubrai, plus pâle à son tour qu'un acteur de la comédie italienne. Il raconta a des aventures de rien qui lui étaient arrivées depuis son logis jusqu'au Palais-Royal.» A ce récit, tout se décida, et la peur à laquelle on avait tant résisté, pénétra tous les cœurs et surtout celui de Mazarin. Les assistants parurent tout à coup métamorphosés, ne traitèrent plus le coadjuteur de ridicule, et avouèrent que l'affaire méritait réflexion. Cette scène, exposée avec les détails les plus saisissants par l'ut des principaux acteurs, est pleine d'exactitude et de vérité ; elle est en effet le fidèle miroir de la nature humaine, du caractère des courtisans, des ministres et des rois à l'époque des plus graves événements, dans les circonstances extrêmes. C'est la scène de Versailles pendant que le peuple, dont la passion égare la bravoure, fait tomber les sombres murailles de la Bastille, ou la veille du 5 octobre, jour de larmes et d'abandon pour la royauté ; c'est la scène tant de fois répétée, de Saint-Cloud ou des Tuileries, le matin de ces terribles émeutes qui pulvérisent les trônes et balaient les dynasties.

Dans une nouvelle délibération, M. de Longueville, le chancelier, les maréchaux de Villeroi et de la Meilleraye, ainsi que le coadjuteur, prouvèrent par de bonnes raisons qu'il fallait rendre Broussel, avant que les séditieux eussent pris les armes. Alors Mazarin balbutia, d'un air déconcerté, quelques phrases sans suite, et conclut qu'il fallait se donner encore du temps jusqu'au lendemain et promettre en attendant la liberté du prisonnier, à condition que le peuple se séparerait et qu'il ne continuerait pas à la demander en foule. Tout le monde trouve l'expédient admirable. Chacun se regarde comme pour se demander qui sera chargé de faire rentrer les mutins dans le devoir ; le ministre ajoute que personne ne portera la parole « plus agréablement ni plus efficacement » que le coadjuteur. Celui-ci voit le piège et cherche à se défendre : on le presse ; il n'a pas, dit-il, assez de crédit sur le peuple pour s'en faire croire sans une promesse écrite de la reine qui s'engage à délivrer les magistrats arrêtés. On loue sa modération. Le maréchal de la Meilleraye ne doute de rien ; « la parole de la reine valait mieux que tous les écrits ! » En un mot, le prélat se trouve tout à coup « dans la cruelle nécessité de jouer le plus méchant personnage où peut-être jamais particulier se soit rencontré. » Il veut répliquer, lorsque Anne d'Autriche entre brusquement dans sa chambre grise. Gondi se voit aussitôt environné des courtisans qui lui adressent les plus vives sollicitations ; le duc d'Orléans le conjure avec amitié de rendre le repos à l'État, le maréchal l'entraîne, et les gardes du corps le portent, pour ainsi dire, sur leurs bras, en ajoutant : « Il n'y a que vous qui puissiez remédier au mal. »

Le coadjuteur sortit donc accompagné de l'impétueux maréchal de la Meilleraye à la tête des chevau-légers. Toujours revêtu de son rochet et de son camail, il répandait ses bénédictions à droite et à gauche, tout en se livrant à de pénibles réflexions sur l'embarras dans lequel il se trouvait. Il résolut néanmoins sans hésiter « de prêcher l'obéissance et de faire ses efforts pour apaiser le tumulte. » Mais au lieu de prendre une contenance pacifique, le maréchal « s'avança l'épée à la main en criant de toute sa force : Vive le roi ! liberté à Broussel ! » Comme son action était beaucoup mieux vue que ses paroles n'étaient entendues, le peuple se crut menacé d'une charge de cavalerie, cria aux armes et jeta des pierres. Vis-à-vis des Quinze-Vingts, un crocheteur tenant un sabre, le maréchal le tua d'un coup de pistolet. La nouvelle de cette mort se répandit dans la multitude avec la rapidité de l'éclair ; aussitôt les cris redoublèrent, et de tous côtés on courut aux armes.

A la Croix-du-Tiroir, le coadjuteur, que la foule avait séparé un instant de la Meilleraye, le trouva aux prises avec un grand nombre de bourgeois accourus de la rue de l'Arbre-Sec. Persuadé « que les uns et les autres porteraient au moins quelque respect à son habit et à sa dignité, » il se jeta au milieu des combattants pour mettre lia à la lutte. Le maréchal, jusque alors fort embarrassé, saisit avec joie ce prétexte et commanda à ses soldats de cesser le feu ; les bourgeois s'arrêtèrent aussi et se contentèrent de tenir ferme dans le carrefour. Mais une troupe de vingt à trente hommes armés de hallebardes et de mousquetons débouchèrent en ce moment de la rue des Prouvelles, et ne montrèrent pas autant de modération. Car ne voyant pas, ou voulant ne pas voir le prélat, ils chargèrent brusquement les chevau-légers, et « cassèrent d'un coup de pistolet le bras à Fontrailles, qui était auprès du maréchal l'épée à la main. » Dans cette effroyable confusion, un des pages de Gondi fut blessé, et lui-même tomba frappé d'une pierre au-dessous de l'oreille. A peine était-il relevé, qu'un forcené lui appuya le mousqueton sur la tête. Le pressant danger n'enleva point à l'archevêque cette rare présence d'esprit qu'il joignait au plus ferme courage. « Ah ! malheureux, lui dit-il, si ton père te voyait !... » Ces mots, prononcés au hasard, arrêtèrent le bras du séditieux. Il regarda plus attentivement et lui demanda s'il était le coadjuteur. Sur sa réponse affirmative, cet homme cria : « Vive le coadjuteur ! » Alors la multitude de pousser le même cri et de se précipiter vers le prélat, qui, pour dégager la Meilleraye, se dirigea du côté des halles.

Tandis que le maréchal repliait avec plus de liberté ses troupes autour du Palais-Royal, sans rien tenter de plus, Gondi suivi d'une foule immense parcourut le quartier des halles, où toute « la fourmilière des fripiers » était soulevée. Il parvint, à force de flatteries, de caresses et de faconde, à leur faire poser les armes, dans l'espoir qu'on leur rendrait Broussel. Plein d'une orgueilleuse satisfaction, il retourna au Palais-Royal à la tête de trente à quarante mille hommes tranquilles et désarmés, afin d'y rendre compte de sa mission. A la barrière il trouva le maréchal, qui, reconnaissant de la manière dont il en avait usé envers lui, et le regardant comme le sauveur du royaume, l'embrassa avec transport. « Venez, lui dit-il ensuite ; parlons à la reine en Français véritables et en gens de bien ; et prenons des dates pour faire pendre à notre témoignage, à la majorité du roi, ces pestes de l'État, ces flatteurs infâmes qui font croire à la reine que cette affaire n'est rien. » Après une apostrophe éloquente et pathétique aux officiers des gardes, le vieux guerrier conduisit le prélat chez la reine, et le montrant de la main : — « Voilà celui, Madame, à qui je dois la vie, mais à qui Votre Majesté doit le salut de sa garde et peut-être celui du Palais-Royal. » Anne d'Autriche « se mit à sourire, mais d'une sorte de sourire ambigu. Le coadjuteur feignit de ne pas s'en apercevoir, et prit aussitôt la parole : — « Non, Madame, il ne s'agit pas de moi, mais de Paris soumis et désarmé qui se vient jeter aux pieds de Votre Majesté. — Allez vous reposer, Monsieur, lui répondit la reine avec amertume, vous avez bien travaillé[3]. »

Menacé par la reine, bafoué par les courtisans, Gondi se retira confus. Il eut cependant la prudence de cacher son ressentiment, et composa son visage afin de ne point aigrir le peuple, attendant avec impatience une réponse. Comme il ne pouvait se faire entendre de cette foule innombrable, quelques hommes aux bras robustes l'enlevèrent et le placèrent sur l'impériale de son carrosse. Du haut de cette tribune improvisée, le prélat les assura que la reine avait fait paraître de la satisfaction à la nouvelle de l'obéissance rendue à sa volonté ; que la soumission était le seul moyen de l'apaiser et d'obtenir la liberté des prisonniers. Il les exhorta ensuite à se retirer, et il n'eut pas de peine à les persuader, car « l'heure du souper approchait. » La foule fatiguée s'écoula donc peu à peu ; avec elle diminua la rumeur, et bientôt on n'aperçut plus aucun signe d'agitation dans cette ville immense. Gondi rentra furieux à l'archevêché, bien décidé à réaliser les rêves de sa jeunesse en se faisant chef de parti, et à diriger le lendemain l'insurrection du peuple contre la cour, dont l'ingratitude et les soupçons semblaient l'affranchir de tout scrupule.

Cependant Anne d'Autriche s'abusait étrangement ; elle croyait que ce mouvement, où se trouvaient engagés tant d'intérêts et de passions, n'était qu'un feu de paille qui s'éteindrait de lui-même. Heureuse de son triomphe et des éloges accordés par mille flatteurs à son rare courage, elle soupa gaiement au Palais-Royal, entourée de sa cour. Durant le repas, on tourna en ridicule les démarches du coadjuteur, ses conseils, ses craintes et toute sa personne. On prétendit qu'il avait été sifflé dans les rues, qu'il n'avait reçu aucune blessure, et qu'il « n'avait rien oublié pour soulever le peuple sous le prétexte de l'apaiser. » S'il faut ajouter foi à ce qu'il rapporte, la reine et son ministre, après s'être mis en sûreté contre le parlement que le chancelier devait interdire le lendemain et exiler à Montargis, avaient résolu de « faire un grand exemple et de le reléguer lui-même à Quimper-Corentin. Ils comprenaient si peu la disposition réelle des esprits, qu'ils expédièrent l'ordre aux compagnies bourgeoises, sur la fidélité desquelles ils croyaient pouvoir compter, de se tenir prêtes à prendre les armes pour contenir la populace et protéger l'ordre.

Informé de tous les desseins de la cour, excité à la vengeance par les exhortations et les reproches de ses plus chers amis, Laigues, Montrésor et Argenteuil, le coadjuteur donna ordre à ses nombreux émissaires de réveiller la sédition qu'il avait d'abord voulu assoupir. Ceux-ci, réunis aux parents et aux amis des magistrats exilés ou arrêtés, travaillèrent toute la nuit à recruter des auxiliaires au menu peuple dans les bourgeois qui, restés dans leurs maisons, n'avaient encore pris aucune part au mouvement : toute la nuit ils visitèrent les chefs de la milice bourgeoise, presque tous dévoués aux intérêts du parlement, et sollicitèrent leur puissant concours. Miron, maître des comptes, colonel du quartier de Saint-Germain-l'Auxerrois, homme jouissant d'une grande influence sur l'esprit du peuple, entra dans les sentiments du prélat, qui l'avait envoyé chercher, et lui promit d'exécuter tout ce qu'il désirait. Les frondeurs, s'étant aperçus qu'il y avait de fréquents messages entre les ministres et le chancelier, en conçurent de nouvelles alarmes, et se tinrent sur leurs gardes. Dans tous les lieux où ils avaient appris que la cour se disposait à placer des gens de guerre, ils opposèrent une troupe prête à leur disputer le terrain. Partout les chefs, dociles aux conseils de Gondi, se préparèrent à prendre la direction de l'émeute. Mais on se contenta de s'observer, et la nuit se passa dans le plus grand calme, « sans émotion et sans trouble. »

Le lendemain, au point du jour, les présidents et conseillers du parlement se réunirent dans la grand'chambre. Deux neveux de Broussel, membres de la compagnie, lui portèrent plainte de la violence exercée sur la personne de leur oncle, et lui demandèrent « justice, s'en remettant à sa prudence d'y pourvoir. » Le parlement délibéra avec le plus intrépide courage, et décida qu'il serait décrété contre Comminges et tous ceux qui avaient arrêté les magistrats, « défendu à tous gens de guerre, sous peine de la vie, de prendre des commissions pareilles, et informé contre ceux qui avaient donné ce conseil, comme perturbateurs du repos public ; » que la reine serait priée de rendre la liberté aux prisonniers ou exilés, et que cependant la compagnie demeurerait assemblée afin de prendre les mesures réclamées par la gravité des circonstances. En effet les dispositions de la cour n'avaient jamais été plus menaçantes. Le Palais-Royal était déjà entouré des compagnies des gardes françaises et suisses, présentes à Paris, au nombre de 2.000 hommes. Pour répondre à ce mouvement offensif, le quartier Saint-Honoré prenait les armes, tendait les chaînes de ses rues, dressait des barricades ; et de tous côtés les bourgeois alarmés, sortant de leurs maisons, remplissaient les rues et les places, et faisaient avec une incroyable rapidité tous les préparatifs nécessaires à la défense.

Pendant ce temps, le chancelier Séguier se mettait en marche pour porter au parlement les ordres de la reine. il était accompagné de l'évêque de Meaux, son frère, et de la jeune et courageuse duchesse de Sully, sa fille, lesquels, comprenant le danger de sa mission, n'avaient pas voulu l'abandonner. Son carrosse, entouré de gens à cheval, n'arriva qu'avec d'extrêmes difficultés à l'entrée du Pont-Neuf. Là, trois ou quatre mutins de haute taille le reconnurent et lui demandèrent insolemment qu'on leur rendît Broussel, le menaçant, s'il ne le faisait, de le tuer « à l'heure même. » Le bruit commencé par ces forcenés en attira d'autres, qui l'environnèrent et vomirent contre lui d'horribles, imprécations. Obligé de mettre pied à terre, il continua sa route en chaise à porteurs, et dans tonte la longueur du pont il essuya les huées et les injures de la foule. Le passage sur la place Dauphine et le quai des Orfèvres lui ayant été refusé, il fut contraint de traverser celui des Augustins, après avoir laissé sa chaise, souvent arrêtée par les barricades qui surgissaient de toutes parts. « Mais il n'eut pas fait trois pas qu'un grand maraud vêtu de gris » s'approcha de lui et s'écria : « Aux armes ! aux armes ! tuons-le, et vengeons-nous sur lui de tous les maux que nous souffrons. » Au même instant, le chancelier se voit environné d'hommes furieux et intraitables, vociférant, hurlant, et prêts à passer de l'insulte à la violence. Bientôt son escorte est assaillie, et lui-même n'échappe au danger qu'en se jetant avec son frère et sa fille, dont il ne s'était pas séparé, dans l'hôtel de Luynes, près le pont Saint-Michel.

Les gens de la maison étaient à peine éveillés. Une vieille servante reçut les nobles fugitifs qui imploraient son assistance, et les enferma dans un cabinet obscur, à l'extrémité d'une grande salle. Après avoir enfoncé les portes, la populace parcourut tous les appartements sans découvrir celui qu'elle cherchait. De son asile défendu par une simple cloison, Séguier, entendant les cris effroyables des séditieux, se confessait à son frère et se préparait pieusement à la mort. Ils menaçaient de le mettre en pièces et de disperser ses membres par les places publiques. Les plus modérés se promettaient de le garder en otage pour l'échanger avec leur cher protecteur. Enfin ils allèrent frapper contre les ais du cabinet, écoutèrent s'ils n'entendaient point de bruit, et jugeant que c'était -un galetas abandonné, ils déchargèrent leur rage sur l'hôtel, dont tous les meubles du rez-de-chaussée et du premier étage furent pillés, ils se préparaient à y mettre le feu, quand le maréchal de la Meilleraye, informé du péril où se trouvait le chancelier, accourut à la tête d'une compagnie des gardes et de quelques cavaliers, pour le dégager. Il pénétra jusqu'au prisonnier, et le fit monter avec sa fille et l'évêque de Meaux dans un carrosse que lui envoyait le lieutenant civil.

Irrités de se voir enlever leur proie, les séditieux les poursuivirent par une grêle de pierres. La Meilleraye, toujours aussi imprudent que zélé, ordonne à ses gardes de faire volte-face, tire et tue une vieille femme qui passait en ce moment. Une mousquetade bien dirigée répond aussitôt à cette agression. La duchesse de Sully, placée dans le carrosse auprès de son père, y est blessée légèrement d'un coup de feu à l'épaule ; un exempt de la chancellerie et plusieurs gardes tombent frappés mortellement, et la troupe effrayée ne parvient à gagner le Palais-Royal qu'à travers mille dangers.

Quelques instants plus tard, les efforts de la Meilleraye pour sauver le chancelier eussent été inutiles ; car les rebelles reçurent de nombreux renforts. Les premiers arrivèrent de la porte de Nesle, dont un détachement suisse avait essayé de s'emparer. Docile aux ordres du coadjuteur, d'Argenteuil, habillé en maçon, une règle à la main et suivi de soldats déguisés comme lui, chargea ce détachement, en tua vingt ou trente soldats, « prit un des drapeaux et dissipa le reste. »

Au bruit des mousquetades, les jardiniers du faubourg Saint-Germain, abandonnant leurs travaux, se ramassèrent par pelotons, remontèrent en foule vers le Pont-Neuf, tandis que les vainqueurs de la porte de Nesle parcouraient le même chemin, en poussant d'horribles clameurs. Alors le mouvement fut comme un incendie subit et violent, qui se propagea du Pont-Neuf à toute la ville. « Tout le monde sans exception prit les armes. L'on voyait les enfants de cinq et de six ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. » A la même heure se précipitait, du haut du faubourg Saint-Jacques, une troupe rassemblée par la femme de Martineau, conseiller des requêtes et colonel de ce quartier, entièrement dévouée aux intérêts de Gondi. Au premier coup de tambour qu'elle fit donner, le Pays-Latin, les faubourgs Saint-Marceau, Saint-Victor, et la place Maubert se soulevèrent. Tous ces quartiers vomirent à la fois des flots d'élèves des écoles, d'ouvriers d'imprimerie, des tanneurs, des bouchers et des bateliers qui traversèrent rapidement le Petit-Pont et le pont Saint-Michel, et se répandirent dans la cité, dont ils trouvèrent les habitants sous les armes. Ils se mirent ensuite à courir les rues avec un drapeau fait d'un mouchoir blanc, suspendu au bout d'une perche, aux cris mille fois répétés de : Liberté ! Broussel ! vive le roi ! vive le parlement ! vive le coadjuteur !

Déjà la capitale entière était soulevée, et le concours de la garde bourgeoise rendait l'insurrection plus formidable que la veille. Déjà elle offrait l'aspect d'un vaste camp retranché ; car partout on s'armait, partout s'élevaient sur un vaste plan des barricades formées de tonneaux remplis de sable, placés les uns sur les autres et maintenus par des chaînes de fer. Ces espèces de citadelles étaient en outre revêtues d'un rang de pierres de taille, et quelques-unes d'entre elles étaient si hautes qu'il paraissait impossible de les franchir sans échelles. Les fenêtres voisines se garnissaient aussi de pierres et de pavés pour écraser les assaillants, et chaque rue avait sa forteresse, ses créneaux, sa garnison.

Derrière les remparts improvisés par le peuple et bordés de drapeaux, conservés dans les familles depuis la Ligue, se tenaient en sentinelles des bourgeois prêts à se défendre avec des hallebardes, des mousquetons et toutes les armes qui leur tombaient sous la main. Gondi assure que, dans la rue Neuve-Notre-Dame, il vit entre autres armes « une lance traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit à dix ans, qui était assurément de l'ancienne guerre des Anglais. » Un de ses parents, M. de Brissac, lui fit même « remarquer un hausse-col de vermeil doré, sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III était gravée avec cette inscription : Saint Jacques Clément. » Après avoir réprimandé vivement l'officier qui le portait, l'archevêque fit « rompre le hausse-col à coups de marteau publiquement sur l'enclume d'un maréchal. Tout le monde applaudit et cria : Vive le roi ! mais l'écho répondit : Point de Mazarin ! » La dernière barricade fut construite à la barrière des Sergents, rue Saint-Honoré, presque à la porte du Palais-Royal protégé par de nombreux détachements de gardes ; et son aspect frappa de stupeur les courtisans, qui se crurent revenus au temps de Henri III et aux tristes journées de 1588. Suivant le témoignage d'Omer Talon, à dix heures du matin, on en comptait douze cent soixante dans la ville[4].

Le parlement avait amplement délibéré au-milieu de cette agitation soulevée par sa querelle, lorsqu'il sortit majestueusement du Palais « en corps de cour avec robes et bonnets, les huissiers en tête, » pour aller représenter à la reine l'état de Paris et la supplier d'y remédier en donnant la liberté aux prisonniers. Il traversa ainsi les flots pressés de la multitude et « fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissements incroyables dans lesquels se faisait entendre le nom bien-aimé du protecteur du peuple. Toutes les barricades s'ouvrirent devant lui. »

L'accueil fut bien différent au Palais-Royal. Les magistrats trouvèrent la régente entourée des princes, des ministres et des officiers de sa maison, et dans une attitude noble et sévère. Le premier président entreprit de lui faire connaître, dans une harangue pathétique, toute la grandeur du péril. Elle lui répondit avec l'éloquence de la colère et lui marqua son étonnement, de ce que n'ayant témoigné aucun ressentiment, lorsque la reine, sa belle-mère, avait fait mettre le premier prince du sang à la Bastille, ils s'emportaient à de telles insolences pour un conseiller coupable de l'avoir offensée. Elle imputa la sédition à leurs désobéissances multipliées qui avaient répandu l'esprit d'indépendance chez le peuple. La postérité, ajouta-t-elle, regardera « avec horreur la cause de tant de désordres, et le roi mon fils aura un jour sujet de se plaindre de votre procédé et de vous en punir[5]. » Les instances et les prières de Matthieu Molé et celles du président de Mesmes ne purent fléchir Anne d'Autriche. Toujours obstinée It ne pas relâcher les prisonniers, elle passa dans une autre chambre et s'enferma pour ne plus rien entendre.

Le duc d'Orléans et Mazarin, que la reine avait laissés un peu déconcertés, s'interposèrent et obtinrent., enfin la promesse de rétablir chacun dans sa charge, et si le parlement voulait s'engager à cesser entièrement ses assemblées. Il fallait délibérer sur cette réponse, et quelques membres de la compagnie étaient disposés ri le faire sur-le-champ ; mais les plus scrupuleux ayant observé que leur décision paraîtrait avoir été violentée, le parlement s'empressa de regagner le lieu de ses séances.

Le peuple se crut trahi quand il vit sortir les magistrats sans Broussel et Blancmesnil qu'il croyait détenus au Palais-Royal ; aussi trouvèrent-ils d'abord un morne silence, au lieu des acclamations passées. Ils franchirent les deux premières barricades au milieu de quelques murmures ; mais à la troisième, construite à la Croix-du-Tiroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de la Monnaie, on leur refusa le passage. « Nous ramenez-vous Broussel ? demandèrent les défenseurs de la barricade. — Non, répondit le premier président ; mais nous avons de bonnes paroles de la reine... » A ces mots, un cri de sédition universelle s'éleva, quelques mutins perdirent tout respect et osèrent le prendre par sa barbe qu'il portait fort longue ; d'autres le menacèrent de leurs armes. Un marchand de fer, capitaine de ce quartier, poussa la fureur jusqu'à le saisir par le bras, et lui appuyant son pistolet sur la poitrine : « Tourne, traître, lui dit-il ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel, ou le Mazarin et le chancelier en otages ! »

Cette violence inattendue effraie le parlement : cinq présidents à mortier et plus de vingt conseillers prennent des manteaux courts et s'esquivent prudemment dans la foule. Quant à Matthieu Molé, il cède devant la force matérielle, mais il demeure ferme et inébranlable. « Il rallie ce qu'il peut de sa compagnie, et conservant toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches, il revient au Palais-Royal au petit pas, dans le feu des injures, des exécrations et des blasphèmes[6]. »

Le retour des magistrats causa une vive impatience à la régente. Dans son dépit, elle parut méditer des projets violents qui pouvaient tout perdre, et qu'approuvaient néanmoins quelques courtisans. Le premier président, « qui ne parlait jamais si bien que dans le péril, » fit de nouveaux efforts pour lui faire sentir les redoutables conséquences de sa rigueur. Mais il lui montra vainement l'orage et les dangers prêts à frapper les plus illustres têtes ; vainement aussi le duc d'Orléans la supplia de céder aux circonstances. Anne d'Autriche, toujours inflexible, s'indignait « de la supposition que les dangers pussent l'atteindre ; son rang, sa naissance, l'autorité qu'elle avait dans l'État, la majesté royale enfin, la défendaient assez contre les révoltes. » Auprès d'elle se tenait en ce moment l'épouse de Charles e, l'infortunée Henriette-Marie, qu'une révolution terrible avait forcée de chercher un asile à la cour de France, et dont l'esprit était agité de tristes pressentiments. Elle avait vu la populace frénétique de Londres, armée de piques, de torches et de poignards, se rassembler autour de la demeure royale pour demander la mort d'un ministre au noble caractère ; elle avait vu les flots du peuple soulevés par des conspirateurs audacieux, la révolte du parlement et la royauté humiliée devant ses sujets. Frappée de quelques paroles de cette illustre fugitive, exemple vivant de la fragilité des grandeurs humaines, et de l'impuissance des titres qui lui inspiraient tant de confiance, Anne courba la tête et dit avec un profond soupir : « Eh bien ! messieurs du parlement, voyez donc ce qu'il est à propos de faire[7]. »

Il était urgent de « chercher les moyens d'apaiser l'émotion populaire. » Aussi les magistrats, malgré l'opposition d'une quarantaine de conseillers, délibérèrent-ils dans la grande galerie du Palais-Royal, sous la présidence du chancelier sans costume. Le duc d'Orléans, les princes, les ducs et pairs assistèrent à cette séance. Le cardinal y parut un instant « pour les conjurer de penser tout de bon, et avec des intentions sincères, au remède des maux qui pouvaient naître de ces commencements de révolte[8]. » L'arrêt du parlement, rendu à la majorité de soixante-quatorze voix contre cinquante, porta que la reine serait remerciée du rappel et retour des prisonniers, et que, jusqu'au 7 septembre, époque des vacances, il ne s'occuperait plus des affaires publiques, excepté des moyens d'assurer le paiement des rentes de l'hôtel de ville.et du tarif pour les droits d'entrée. Sous cette promesse était cachée une véritable intention de reprendre, après la Saint-Martin, les délibérations sur la déclaration du 31 juillet et sur les articles de la chambre Saint-Louis. Anne la découvrit ; mais, se contentant de cette transaction, elle signa des lettres de cachet pour le retour de Broussel et de ses compagnons d'infortune.

On fit aussitôt partir deux carrosses du roi et deux exempts pour aller, avec des parents et amis des prisonniers, chercher Broussel à Saint-Germain et Blancmesnil à Vincennes. En traversant les rues Saint-Honoré et de l'Arbre-Sec jusqu'au bout du Pont-Neuf, ils annonçaient à tous les bourgeois le retour des magistrats, et leur promesse calmait un peu l'émotion. Le parlement sortit ensuite, « aussi triomphant que la reine était humiliée. » Les séditieux applaudirent à son succès par d'unanimes acclamations ; « mais au moindre doute, qu'ils avaient, ils recommençaient leurs imprécations. » Dans leur violente haine contre la régente et le ministre, ils ne craignaient pas de dire « que si on les trompait, ils iraient saccager le Palais-Royal et chasseraient cet étranger ; et ils criaient incessamment : Vive le roi tout seul, et M. de Broussel ! » Le soir même, le président de Blancmesnil, rentré dans Paris, se montra à pied sur le Pont-Neuf. Sa présence causa beaucoup de joie, mais le peuple refusa de quitter les armes et ses postes avant d'avoir vu Broussel.

Toute cette nuit se passa encore au milieu de l'épouvante et des menaces. L'alarme fut grande au Palais-Royal, et la reine ; malgré sa fermeté, conçut de vives inquiétudes. De toutes parts on entendait sans cesse le bruit des mousquetades ; le peuple gardait toutes ses barricades, et les soldats conservaient aussi leur position. Ils échangeaient souvent des menaces avec les bourgeois, et tout faisait craindre une collision. La haine dont il était l'objet ne permit point à Mazarin de prendre du repos. Il craignait à chaque instant que les séditieux ne vinssent l'arracher de la demeure royale. Il se tint prêt toute la nuit à monter à cheval, « en cas qu'il y eût été contraint par la rage et la folie du peuple. » Des soldats gardaient sa maison où il avait fait transporter un grand nombre de mousquets pour sa défense. Le bois de Boulogne cachait aussi quelques cavaliers qui devaient lui servir d'escorte s'il était obligé de fuir, et tous ses amis ne le quittèrent point qu'il ne fût jour. Ce qui fit dire le lendemain à un Italien, de ses gens, aussi poltron que spirituel, mais dont l'attachement pour son maître était fort douteux : « que pour tout le royaume de France il ne voudrait point passer une nuit pareille à celle qu'il avait eue. »

Le jour suivant 28 août, les mutins, impatients du retour de Broussel, menacèrent d'aller chercher le duc de Beaufort, afin de le mettre à leur tête. Cette insolence s'accrut, quand ils apprirent qu'on avait vu de la cavalerie dans le bois de Boulogne, et ils s'imaginèrent qu'on y avait envoyé dix mille hommes chargés de châtier leur révolte. A huit heures du matin, le prisonnier n'étant pas encore arrivé, « ce fut de si grands redoublements de cris et de si terribles menaces, que Paris dans cet instant était quelque chose d'effroyable[9]. » Pendant ce temps, sur la demande des enquêtes et des requêtes, le parlement examinait l'arrêté de la veille, que beaucoup de conseillers prétendaient avoir été rendu sans liberté et dans un lieu incompétent. Au milieu de la délibération, les magistrats entendirent des mousquetades, dont le bruit qui s'approchait leur causa d'assez vives alarmes. Ils furent bientôt rassurés ; c'était le retour de Broussel que célébrait la multitude ivre de joie.

En effet, vers dix heures, parut à la porte Saint-Denis un carrosse du roi attelé de six chevaux où était le vieux tribun du peuple. Aussitôt cent mille coups de mousquets saluèrent son entrée dans la ville. Chacun se précipite à sa rencontre ; les chaînes sont détendues, les barricades tombent pour lui ouvrir un passage, le sol s'aplanit, les cloches de toutes les églises mêlent leur joyeux carillon aux longues acclamations de la foule. Quant à Broussel, il se montrait à la portière de la voiture, les yeux mouillés de larmes, recommandant à tout le monde de bien servir le roi, et ses exhortations redoublaient les cris de vive notre protecteur vive M. de Broussel 1 vive le roi ! vive le parlement ! « Jamais triomphe de roi ou d'empereur romain, » dit Mme de Motteville, « n'a été plus grand que celui de ce pauvre petit homme, qui n'avait rien de recommandable que d'être entêté du bien public et de la haine des impôts. » Après avoir traversé les rues les plus fréquentées, il descendit à la porte de sa maison, et là se renouvelèrent d'incroyables démonstrations d'allégresse. « Les uns lui baisaient la robe, les autres se jetaient à ses pieds pour lui embrasser les genoux, les autres l'appelaient leur protecteur ; et devant son logis il y eut une si grande affluence de peuple, qu'il fut contraint de sortir dans la rue pour se faire voir[10]. » Le bon vieillard ne pouvait concevoir comment il était, devenu tout à coup un des personnages les plus importants du royaume.

Le parlement voulut aussi mêler des hommages et des honneurs à ceux que les Parisiens rendaient à Broussel. Il l'envoya complimenter, et résolut de cesser toute affaire jusqu'à ce qu'il eût repris sa place. On le trouva prosterné devant un autel, dans l'église Notre-Dame, où il était allé pour rendre grâces à Dieu de son heureuse délivrance. Une escorte de bourgeois armés l'accompagna jusqu'au Palais, au milieu des cris de joie d'une populace nombreuse et au bruit des salves de mousqueterie. Quand il fut entré dans la grand'chambre, le premier président, qui n'avait consenti qu'avec peine aux démarches faites pour sa liberté, lui adressa une harangue, et toutes les cours s'empressèrent de le féliciter. Les magistrats, fortifiés du vote de leur tout-puissant collègue, rendirent alors un arrêt enjoignant à chacun de mettre bas les armes „ d'abattre les barricades et de retourner à ses exercices ordinaires. Leurs ordres furent aussitôt exécutés, et peu d'heures après le retour de Broussel il ne restait aucune trace matérielle de cette violente émeute, et Paris paraissait plus tranquille qu'on ne l'avait jamais vu le vendredi saint[11].

Le soir même, il y eut cependant un nouveau tumulte dans le faubourg Saint-Antoine : deux charrettes sorties de la Bastille, chargées de poudre et de munitions de guerre pour le régiment des gardes, en furent l'occasion. A leur vue, les habitants de ce quartier crurent « que la reine avait quelque dessein de les punir. » Ils devinrent furieux, coururent aux charrettes et les pillèrent en criant : Aux armes ! Le prévôt des marchands et les échevins cherchèrent vainement à leur persuader qu'ils n'avaient rien à craindre. « Le feu de ce nouvel accès de rébellion s'enflamma avec tant de promptitude, qu'en moins d'une demi-heure il communiqua sa chaleur jusqu'à l'autre bout de la ville ; et Paris, dans cet instant, reprit la même face qu'il avait eue le matin. » Ce désordre causa beaucoup d'inquiétude à la reine, qui tint conseil avec le duc d'Orléans, le ministre, le grand-maître et les autres officiers de la couronne. On y résolut de renvoyer toutes les compagnies des gardes dans leurs quartiers. Cette dernière marque de confiance apaisa durant la nuit la colère des bourgeois, que des agitateurs s'efforçaient d'entretenir par le bruit qu'il y avait des troupes autour de Paris, « que la reine voulait enlever le roi, » et ensuite faire saccager la ville. « Le soleil du lendemain se leva sur une population rendue à ses paisibles habitudes[12]. »

 

 

 



[1] Mémoires de Mme de Motteville.

[2] Henri Martin, Histoire de France, t. XIV.

[3] Nous croyons avec M. Henri Martin que Bazin (Histoire de France sous Mazarin) a trop diminué le rôle du coadjuteur dans cette journée et dans tout le cours de la Fronde. Justement sévère sur les faits et les dates, le spirituel historien de Louis XIII et de Mazarin, a relevé chez Retz un certain nombre d'inexactitudes, dont il nous semble tirer des conséquences trop rigoureuses. Les écrivains les moins favorables à Retz reconnaissent que, comme le dit dans ses Mémoires secrets Lenet, le confident du prince de Condé, « en lui seul résidait toute l'autorité de la Fronde, par la supériorité de son génie sur ceux qui la composaient. » Ce n'est pas là, au reste, ajoute M. Henri Martin, une bien grande gloire.

[4] Motteville, Mémoires. — Retz, Mémoires. — Histoire du temps.

[5] Motteville, Mémoires.

[6] Mémoires de G. Joly, t. I, p. 21 — Mémoires de Retz.

[7] Mémoires de Retz.

[8] Mémoires de Mme de Motteville, t. II.

[9] Mémoires de Mme de Motteville.

[10] Mémoires de Montglat.

[11] Mémoires de Retz. — Mémoires de Mme de Motteville.

[12] Bazin.