LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE III. — LUTTE ENTRE LA COUR ET LE PARLEMENT.

 

 

Édit du tarif. — Démêlés de la cour avec le parlement. — État rassurant de la cour. — Arrivée des nièces du cardinal Mazarin. — Émeute à Paris. — Démonstration militaire. — Lit de justice. — Résistance du parlement à l'autorité royale. — Le parlement obéit. — Déclaration du roi sur le droit annuel. — Arrêt d'union des cours souveraines. — Exil de quelques officiers. — Le duc de Beaufort s'échappe de Vincennes. — Arrêts du conseil d'en haut.

 

Tandis que Mazarin inscrivait le nom glorieux de la France en tête des traités de Westphalie, et que la diplomatie nationale, conduite par ses efforts, obtenait un si éclatant triomphe, mille difficultés intérieures assiégeaient la régente et son ministre, et la guerre civile était sur le point d'éclater dans le royaume. Des espérances trompées, des ambitions déçues ou mal satisfaites, une funeste habitude de cabales et d'intrigues, et surtout l'embarras des finances, avaient engagé des luttes et causé des troubles.

Nous avons déjà vu l'impôt croître chaque jour et devenir aussi plus onéreux par le mode de perception ; le parlement, fier d'avoir décidé, sans aucune contradiction, du destin de l'État en proclamant la régence absolue de Marie de Médicis, se redresser dans son indépendance, en face de la couronne, opposer son autorité magistrale comme une barrière à la puissance monarchique, et s'ériger en défenseur du peuple contre l'impôt ; le gouvernement reculer devant une émeute des bourgeois de Paris, puis se décider à briser, par un coup violent, l'esprit d'opposition du parlement. Après le lit de justice du 7 septembre 1645, les magistrats, honteux de leur faiblesse, avaient gardé quelque temps le silence, tout en se promettant de résister avec plus d'énergie s'ils se retrouvaient soumis à pareille épreuve. Aux yeux de la cour, ce silence passa pour de la résignation ; aussi le gouvernement eut-il recours pendant l'année 1646 à de nouvelles mesures fiscales, et imagina-t-il une foule d'expédients ruineux et impopulaires pour remplir les engagements et solder les dépenses courantes.

Le conflit se renouvela bientôt à l'occasion d'une grande mesure financière. Comme les recettes ordinaires ne pouvaient satisfaire aux besoins publics, Mazarin, qui n'osait plus soumettre de nouveaux édits à la libre discussion du parlement, se trouva dans une cruelle perplexité. Le contrôleur général d'Émeri, « personnage fort immoral, mais fort intelligent, » entreprit de le tirer d'embarras, tout en procurant à l'État des ressources plus fécondes et plus régulières. Il imagina d'établir un tarif uniforme sur toutes les marchandises et denrées servant à la consommation de la capitale. C'était là un véritable octroi d'accord avec' les progrès de l'époque, soumettant sans distinction toutes les classes à des droits qui devaient être payés à l'entrée, tant par terre que par eau. Cette mesure de finances, que certains historiens présentent à tort comme une création d'impôt toute nouvelle, existait déjà sous divers noms, et d'Émeri avait l'intention de l'étendre ensuite aux autres villes. du royaume. Il la fit publier en octobre 1646, sous la forme d'un arrêt du Conseil, et ajouta que l'exécution aurait lieu « en attendant la vérification de l'édit où besoin serait. » Le parlement, d'après le ministère, ne pouvait prétendre à l'enregistrement d'un impôt de nature analogue à ceux placés dans la juridiction de la cour des aides. Il espérait trouver cette dernière compagnie plus facile que le parlement.

Le tarif souleva cette fois une opposition d'autant plus vive et plus hardie que le faste, les débauches et l'improbité cynique de son auteur indignaient la nation. Le cardinal de Retz assure dans ses mémoires lui avoir entendu dire en plein conseil « que la bonne foi n'était que pour les marchands, et que les maîtres des requêtes qui l'alléguaient pour raison dans les affaires du roi, méritaient d'être punis. » Les droits furent néanmoins perçus aux portes de Paris, sur simple arrêt du conseil, malgré les plaintes, des gens de robe et des gros bourgeois, obligés de les payer pour les fruits du cru de leurs maisons. C'en fut assez pour exciter les rumeurs de la partie la plus turbulente des magistrats de la chambre des enquêtes, et bientôt tout le parlement se montra décidé à réclamer la connaissance de l'édit. Afin de le soustraire à ses débats, le ministère en retrancha la taxe sur les fruits du cru, et s'empressa de le faire enregistrer par la cour des aides (15 décembre 1646).

Jaloux de sa juridiction, le parlement accusa d'usurpation la cour des aides, et soutint que le tarif était de. son ressort, comme reposant en partie sur l'augmentation d'un ancien droit domanial de « barrage, » perçu aux portes et sur les ports. Les courtisans et les femmes même s'embarrassèrent alors dans la dispute qui s'éleva sur la compétence du parlement et celle de la cour des aides, et qui se continua pendant une année : Les uns soutenaient que le tarif était domanial, les autres que c'était simplement un droit d'aides. Au milieu de cette grande discussion, les magistrats allaient jusqu'à prétendre qu'à eux seuls appartenait le droit de vérifier tous les édits qui établissaient une charge quelconque sur le peuple. Enfin ils se disposaient à rendre un arrêt pour s'opposer à la continuation du recouvrement du tarif, lorsque Mazarin. eut recours aux voies de négociation.

Des conférences eurent donc lieu au Palais-Royal entre le premier président, les présidents à mortier, et les princes et les ministres de Sa Majesté. Dans la discussion, le président Le Coigneux donna des preuves de la hardiesse et de l'élévation de son esprit, et sembla menacer d'un examen redoutable toutes les institutions. Quant à Mazarin, il soumit à l'assemblée les motifs qui ne permettaient point à la France de suspendre les hostilités, et l'impossibilité de suffire aux besoins de l'État sans des moyens extraordinaires. Du reste, il se montra prêt à abandonner l'édit du tarif, si les commissaires du parlement lui proposaient un impôt préférable. C'est ainsi que les magistrats, initiés de plus en plus dans l'administration, obtenaient chaque jour de nouveaux avantages. On leur promit vaguement satisfaction, et l'affaire traîna en longueur.

Quelque temps après, d'Émeri, que la reine avait élevé au rang de surintendant des finances, exposa aux parlementaires, dans de nouvelles conférences, l'état des recettes et des dépenses, et les moyens employés jusque alors pour satisfaire aux besoins du royaume. Il leur fit ensuite un sombre tableau de la désolation des campagnes et de la misère du peuple, auquel on venait de remettre forcément dix-sept millions six cent mille livres sur les arrérages des tailles. Enfin il leur développa ses principes en matière de finances, principes qui nous le font connaître comme un surintendant plus habile que ses prédécesseurs, son projet de substituer aux vieilles routines du moyen âge un plan tout à fait en harmonie avec les progrès de la société nouvelle. D'Émeri, voyant qu'ils repoussaient avec une ignorante obstination l'édit du tarif, qui dans son plan était un premier pas, leur en offrit la suppression, s'ils consentaient à la création de « menus officiers de police, comme monteurs de bois, mesureurs de charbon, vendeurs de marée, etc., » auxquels on attribuerait les mêmes droits pour gages. Il leur proposa en outre d'enregistrer quatre nouveaux édits bursaux, « les plus innocents et les moins mauvais de plusieurs autres, » afin de procurer quelques deniers au roi (31 août 1647).

Les courtoisies du surintendant ne rendirent le parlement ni plus docile ni plus complaisant. Il ne voulut point accepter l'équivalent offert pour le tarif ; et accordant ce qu'on ne lui demandait pas, il autorisa la continuation du tarif pour deux ans, à condition que le mode de la perception par lui changé serait soumis à la surveillance de ses officiers. En même temps, il fit défense à la cour des aides de s'en mêler. Des quatre édits proposés, il en refusa deux, en modifia Un, changea complètement, l'autre par l'arrêt de vérification, et les joignit au tarif pour faire passer auprès de la reine la hauteur de son procédé.

A travers ces entraves et ces résistances du parlement, le peuple de Paris ne s'était pas ému, et la situation ne pouvait encore donner de graves alarmes. La cour, un instant attristée par la maladie du jeune duc d'Anjou et par celle du roi, que la petite vérole exposa au plus grand danger, avait repris son aspect accoutumé et ne cherchait qu'à se réjouir. Elle passait le temps dans les divertissements, les fêtes et les amusements du théâtre, où Mazarin avait nouvellement introduit le drame italien en musique, genre de spectacle dont les chanteurs, les décorations et les machines, venus de par-delà les monts, excitaient l'admiration et l'enthousiasme. Parfaitement unie, elle fournissait rarement au ministre l'occasion d'y exercer des rigueurs. Si le poète Jean-François Sarrasin était mis à la Bastille pour quelques vers satiriques, on avait fait sortir de prison-le comte de Montrésor, sur la demande du prince d'Orange, gendre du roi d'Angleterre ; la duchesse de Montbazon avait été rappelée de l'exil, et le marquis de Châteauneuf admis auprès de la reine, qui l'avait traité avec bonté.

Mazarin regardait aussi sa fortune comme suffisamment assurée dans le royaume pour la partager avec sa famille. Après avoir pourvu son frère, homme brusque, emporté et violent, de l'archevêché d'Aix et du chapeau de cardinal, il fit venir d'Italie un fils et trois filles de ses deux sœurs Mancini et Martinozzi, enfants « dont l'âge était depuis sept ans jusqu'à onze, et sur lesquels se porta toute son affection. Leur arrivée à la cour fut un événement ; Anne d'Autriche voulut les voir lb soir même, et ils lui furent présentés par la comtesse de Nogent, que le ministre avait chargée de les recevoir à Fontainebleau ; elle admira la beauté des trois jeunes filles, « et le temps que ces enfants furent en sa présence fut employé à faire des remarques sur leurs personnes. » Le lendemain, on ramena les nièces chez la reine, « qui les tint quelques moments auprès d'elle pour les mieux considérer. » Lorsqu'elles parurent en public, les courtisans les comblèrent de louanges, et parmi eux circulèrent souvent de flatteuses prophéties sur l'avenir qui leur était réservé. Le cardinal espérait « s'en servir pour affermir davantage sa fortune, » et quoiqu'il affectât de les traiter avec indifférence, bientôt les plus grands du royaume les lui demandèrent en mariage[1].

Les choses étaient dans cet état au commencement de l'hiver, saison peu propre aux mouvements populaires ; et la physionomie de la cour, encore plus animée par la présence de la duchesse de Longueville, revenue de Munster, rassurait les amis du repos, lorsque l'année 1648 s'ouvrit sous de funestes auspices. En vertu de l'un des édits, enregistrés en lit de justice, le 7 septembre 1645, tous les propriétaires d'immeubles situés dans la censive du roi, c'est-à-dire redevables d'un cens annuel au domaine royal, étaient tees de racheter ce sens à perpétuité, au prix d'une certaine somme équivalente à une année de loyer. Mécontents des poursuites exercées contre les retardataires, un assez grand nombre de marchands des quartiers Saint—Denis et Saint-Martin se portèrent au palais, à l'heure où les magistrats occupaient leurs sièges, et firent grand bruit. Ils avaient député dix hommes de leur troupe afin de- porter leurs plaintes au duc d'Orléans. Celui-ci leur promit d'en parler à la reine, leur remontra l'obéissance qu'ils lui devaient, « et les congédia avec le mot ordinaire des princes : On verra. » (7 janvier 1648.)

Le lendemain, les mutins se rassemblèrent encore, et maltraitèrent de paroles quelques présidents et conseillers de la grand'chambre chargés de faire exécuter l'édit de rachat. Voyant passer le président de Thoré fils du surintendant, ils osèrent l'appeler « le fils du tyran, » et peu s'en fallut qu'ils n'en vinssent dei menaces à l'outrage. De Thoré, « à la faveur de quelques-uns de ses amis, échappa de leurs mains. » Son valet, moins heureux, reçut quelques gourmades en voulant le défendre, et les bourgeois lui cassèrent même son épée sur le dos. Cette dernière injure obligea le parlement de décréter contre quatre des plus coupables.

Le troisième jour, les séditieux poussèrent l'audace plus loin encore ; non contents d'avoir fait entendre de violents murmures contre le premier président, ils le menacèrent « de lui faire payer en sa propre personne les maux qu'on leur voulait faire. » Mais lui, sans s'étonner, leur résista et leur dit « que s'ils ne se taisaient et m'obéissaient aux volontés du roi, il allait faire dresser des potences dans la place, pour faire pendre sur l'heure les plus mutins d'entre eux. Ce peuple insolent. répondit aussitôt qu'elles serviraient plutôt pour les mauvais juges, dont ils ne recevaient point de justice, et qui étaient esclaves de la faveur[2]. »

Le mouvement populaire se propagea rapidement, quand on apprit que le roi, dans un nouveau lit de justice, imposerait au parlement de nombreux édits bureaux, dont l'un créerait douze nouvelles charges de maîtres des requêtes. Alarmés de cette future augmentation, qui réduirait la valeur de leurs emplois, les maîtres des requêtes jurèrent de ne point la souffrir et de résister à toutes les persécutions de la cour. Ils allèrent trouver le cardinal Mazarin, et l'un d'eux, nommé Gomin, lui parla avec tant de force et de hardiesse, que le ministre en fut étonné. Durant deux nuits l'agitation fut grande, et dans plusieurs quartiers de la ville on entendit des coups de fusil tirés par les bourgeois, qui se vantaient d'essayer leurs armes. Le peuple s'entretenait librement de l'héroïsme de Masaniello, de ce pauvre jeune pêcheur devenu le chef des Napolitains insurgés l'année précédente, contre la tyrannie des Espagnols, dont le vice-roi n'avait évité la mort qu'en signant l'abolition des impôts sur les denrées. Anne d'Autriche elle-même ne fut pas à l'abri des insolences de la populace. Dans la matinée du 11, elle se rendait à Notre-Dame pour y entendre la messe, lorsqu'elle fut entourée par une troupe de femmes qui la suivirent jusqu'à l'église en vociférant des supplications. Afin d'exciter sa pitié, elles voulurent se mettre à genoux devant elle ; « mais les gardes les empêchèrent de l'aborder, et la reine passa sans écouter leurs clameurs. »

La cour voulut cependant appuyer le décret qu'avaient rendu les magistrats contre quelques meneurs de l'émeute du Palais, et intimider les Parisiens par une démonstration militaire. Les gardes françaises et suisses reçurent l'ordre de se tenir sous les armes et d'occuper tous les quartiers de la capitale, pendant que le marchai de Schomberg plaçait en bataille les chevau-légers de la garde du roi dans la rue Saint-Denis et enfonçait les portes de la maison d'un des bourgeois décrétés. Ce déploiement de forces, qui rendait la ville semblable à un camp, causa une grande agitation. Les bourgeois inquiets montèrent dans les clochers des trois églises de la rue Saint-Denis. Partout l'attitude du peuple devint menaçante, et « le prévôt des marchands avertit le Palais-Royal que tout était sur le point de prendre les armes[3]. » La reine se hâta de lui faire dire que les bourgeois s'alarmaient en vain, et que les troupes n'étaient sorties que pour accompagner le roi qui devait aller à Notre-Dame remercier Dieu de lui avoir rendu la santé. En effet, on vit bientôt sortir Sa Majesté suivie de toute sa cour ; et cette démonstration militaire, cause de tant de rumeur, se changea en pompeux cortége (12 janvier).

Trois jours après, le roi fut conduit avec solennité au parlement pour y tenir le lit de justice déjà annoncé. Le chancelier expliqua dans une longue harangue l'insuffisance des ressources annuelles pour continuer une guerre dont les glorieux succès récompensaient la nation de tous ses sacrifices. Puis il parla de la puissance des rois, de l'obéissance des sujets envers leurs princes ; de la nécessité de l'union entre le chef et les membres, union sans laquelle « il n'y avait point de royaume qui pût jouir d'aucun véritable bonheur, » et présenta six nouveaux édits. Le premier était l'équivalent du tarif quo les magistrats avaient refusé de vérifier ; le second prescrivait la levée du droit de franc-fief, c'est-à-dire de tout fief acquis par roturiers, pendant vingt-cinq ans dont quatorze étaient échus ; les trois autres créaient douze charges de maîtres des requêtes et de quelques officiers subalternes, et imposaient aux censitaires et engagistes du domaine l'obligation de payer l'année de revenu dans le délai de deux ans ; enfin, le dernier seul semblait un acte de modération, une espèce de soulagement : il révoquait la taxe sur les-aisés.

Le premier président, d'habitude fort éloquent, répondit au chancelier par un discours que la compagnie taxa de faiblesse et que la cour n'approuva pas. Mais l'avocat général Orner Talon fit une satire sanglante de l'administration, s'éleva avec énergie contre l'abus des lits de justice, fit un sombre tableau des campagnes ruinées depuis dix ans, de toutes les provinces appauvries et épuisées, et supplia la reine de méditer sur la misère publique dans la solitude de son oratoire ;lui représentant « qu'elle commandait à des peuples libres et non pas à des esclaves, » et qu'il ne restait plus à ses sujets que lents âmes, lesquelles auraient été mises à l'encan depuis longtemps, si elles eussent été vénales. L'enregistrement des édits eut cependant lieu sans débat, en la manière accoutumée.

Le lendemain de la séance, royale, les maîtres des requêtes, auxquels un des édits vérifiés avait donné douze collègues, se rassemblèrent et prirent la ferme résolution de ne pas souffrir cette nouvelle création. La' reine les fit venir et les reçut dans son cabinet en présence du duc d'Orléans, du prince de Condé, de son' ministre, du conseil du roi et de toute la cour, et leur dit « qu'ils étaient de plaisantes gens de vouloir borner l'autorité du roi. » Après une sévère réprimande, le chancelier les interdit tous des conseils. Plus irrités que jamais, ils déclarèrent s'opposer à l'édit portant création des douze nouvelles charges, et Mathieu Molé reçut leur opposition. Les chambres réunies se mirent ensuite à délibérer sûr les autres édits vérifiés par ordre du roi, y apportèrent des modifications « qui les rendaient presque infructueux, » et les bouleversèrent par forme' d'arrêts, comme s'ils n'eussent point été enregistrés.

Anne d'Autriche fut indignée de ces atteintes à l'autorité absolue ; elle sentit bouillonner en elle tout le sang de Philippe II, et manda les gens du roi au' Louvre. Le chancelier Séguier leur reprocha le procédé de la compagnie, « comme un exemple extraordinaire et inouï. », Le duc d'Orléans et le prince de Condé protestèrent qu'ils n'omettraient rien afin de protéger la royauté menacée, et la reine défendit au parlement, avec un ton de raillerie superbe, « de continuer à prendre connaissance des édits, jusqu'à ce qu'il lui eût déclaré en forme s'il prétendait donner des bornes à l'autorité du roi[4]. » Troublés par une question si précise, et ne sachant comment opiner dans la délibération ouverte à ce sujet, les magistrats firent attendre' leur réponse quinze jours, et après de longs débats, ne voulant point déchirer « le voile qui couvre le mystère de l'État,.» ils ajoutèrent ces mots : sous le bon plaisir du roi, aux arrêts rendus pour casser l'enregistrement des édits obtenus par Sa Majesté dans son lit de justice. Enfin le parlement, cédant à quelques sages conseils, abandonna les arrêts et se contenta de faire des remontrances.

Le différend paraissait terminé à la grande satisfaction de la cour ; mais le calme ne dura pas longtemps. Dans la pénurie du trésor, le conseil de la reine imagina comme une ressource d'accorder le renouvellement de la paulette, ou droit annuel dont le terme était expiré au premier janvier de cette année. On appelait ainsi la taxe établie sous le ministère du duc de Sully par le chancelier Paulet, et que tous les magistrats du royaume-devaient acquitter de neuf ans en neuf ans pour assurer la possession de leurs offices à leurs familles. Le conseil eut en même temps la funeste idée de retrancher quatre années de leurs gages aux officiers des cours souveraines. Une disposition particulière affranchissait de cette exorbitante retenue les membres du parlement de Paris, que par cet expédient on voulait forcer au silence. Mais le grand conseil, jusque alors si pacifique et si docile, la cour des aides et celle des comptes se récrièrent contre une pareille exaction, se visitèrent par députés, s'unirent et résolurent d'obtenir le concours des membres du parlement, parmi lesquels ils comptaient « des parents et des alliés. » Ils les invitèrent donc à faire cause commune avec eux « par la considération de la confraternité, et par la crainte que le même accident ne lui arrivât quelque jour. »

La compagnie privilégiée n'hésita pas un instant à embrasser le parti de la résistance, et, le 13 mai, toutes ses chambres assemblées rendirent le célèbre arrêt d'union avec les trois autres cours souveraines de Paris, arrêt regardé comme l'étendard sous lequel se rallièrent depuis tous les ennemis du ministre. Il portait « que deux conseillers choisis dans chaque chambre du parlement seraient chargés de conférer avec les députés des autres compagnies, pour, sur leur rapport, être ordonné ce qu'il appartiendrait ; et que, suivant l'arrêt fait en 1615, aucun ne serait reçu aux offices qui vaqueraient que du consentement des veuves et héritiers. »

La régente sentit ce qu'avait de menaçant cette coalition des cours souveraines qui, bornée d'abord à leurs intérêts particuliers, ne tarderait pas à s'étendre plus loin. Elle employa tous ses efforts pour l'empêcher, blâma le parlement de son peu de reconnaissance, et fit révoquer, par une déclaration royale du 18 mai, celle qui avait donné le renouvellement du droit annuel à des conditions dont les officiers ne voulaient pas, et abolir le droit annuel lui-même avec le privilège accordé au parlement. Les magistrats répondirent à la déclaration par laquelle l'hérédité leur était enlevée, en réclamant instamment l'assemblée de toutes les chambres pour nommer les députés à la conférence des quatre cours supérieures. Anne d'Autriche, à la nouvelle de cette résistance, manda une députation du parlement, lui interdit d'exécuter l'arrêt d'union que la révocation du droit annuel rendait sans effet, et lui adressa une vive réprimande. « Le premier président voulut lui répondre ; mais elle, d'un visage sévère et menaçant, lui défendit de parler. » Elle enjoignit également aux autres compagnies de ne donner aucune suite à leurs députations. Le grand conseil, ayant désobéi, deux conseillers furent arrêtés pendant la nuit et conduits à Mézières (28 mai). Les trois cours, bien loin de se soumettre, osèrent réclamer l'assistance du parlement ; la reine indignée usa d'une nouvelle rigueur, et exila en Lorraine deux autres membres du grand conseil et deux de la cour des aides. Ces actes de sévère justice redoublèrent la fermentation dans les magistrats.

Au milieu de ces débats qui devenaient chaque jour plus violents, on apprit que l'ancien chef des importants, le duc de Beaufort, était parvenu, avec le secours de quelques amis et de serviteurs dévoués, à s'échapper du donjon de Vincennes où il était renfermé depuis près de cinq ans sous la garde de Chavigny, « Cette nouvelle surprit d'abord toute la cour, et particulièrement ceux à qui elle n'était pas indifférente. » Le ministre dissimula, comme à son ordinaire, le chagrin qu'elle put lui causer. Anne d'Autriche, « accoutumée à le haïr plutôt par raison d'État que par inclination, se consola aisément d'un peu de dépit que cette aventure lui donna. » Les ennemis du cardinal espérèrent que, libre désormais et désireux de satisfaire sa vengeance, Beaufort pourrait former un parti et profiter de la mauvaise disposition des esprits pour opérer quelque révolution dans le gouvernement. L'heureux prisonnier se réfugia dans son château d'Anet, où, entouré des puissants amis des maisons de Vendôme et de Lorraine, il brava la colère impuissante de Mazarin.

Cependant les esprits s'enflammaient de plus en plus : après les vacances de la Pentecôte, les conseillers des enquêtes allèrent s'établir trois jours de suite dans la grand'chambre, afin d'obtenir de leurs collègues plus anciens qu'on délibérât sur l'assistance à donner aux autres cours souveraines. Vainement le premier président les empêcha de parler, ne voulut point donner audience ; vainement il s'efforça de ralentir le mouvement par le rôle de conciliateur, les mutins firent en--tendre de grandes plaintes et bientôt murmurèrent hautement contre le chef de la compagnie. Le chancelier reprocha tout aussi inutilement, eu présence de la régente, aux gens du roi mandés au Palais-Royal, la résolution qu'avait prise le parlement de s'assembler malgré sa défense, leur rébellion, leur peu de respect et leurs prétentions de protéger les autres contre sa volonté. Mazarin ne réussit pas mieux auprès de quelques membres du grand conseil et de la cour des aides. Ses promesses et ses douces paroles, fort intempestives dans un moment de révolte, l'exposèrent au mépris. On fit de plaisantes railleries sur sa faiblesse « et l'inégalité de sa conduite, quelquefois trop haute, puis tout d'un coup trop basse. » Les femmes elles-mêmes en parlèrent ; « ce qui donna sujet à toute la France de dire qu'il était incapable de la gouverner et de la conduire[5]. »

Le parlement persistant dans la mauvaise voie où il s'était engagé, la délibération projetée eut lieu, et de violentes déclamations furent prononcées contre le ministère. Alors un arrêt du conseil d'en haut, signé de la reine, du duc d'Orléans et des ministres, cassa l'arrêt d'union et interdit, sous peine de désobéissance, la réunion des quatre compagnies (10 juin). Le parlement ne fit pas difficulté, d'opposer son autorité à l'autorité royale, « et ordonna qu'en exécution de son précédent arrêt, les trois compagnies souveraines seraient averties d'envoyer leurs député» le lendemain à deux heures en la salle de Saint-Louis, et que cependant toutes les chambres demeureraient assemblées. » (14 juin.)

Exaspérée par cette désobéissance formelle et déclarée, et jalouse à l'excès de l'autorité du roi son fils, qu'elle avait cependant remise tout entière en mains tierces, la fière Anne d'Autriche fit casser le jour même, par un second arrêt du conseil, ce dernier arrêt du parlement. Puis elle expédia au Palais le secrétaire d'État du Plessis Guénégaud, suivi de Carnavalet, lieutenant des gardes du corps, pour déchirer l'arrêt d'union si funeste au repos public. Les clercs de la basoche et les marchands du Palais s'assemblèrent par centaines, et des cris de mort retentirent bientôt autour des envoyés, qui furent très-heureux de se dérober par la fuite au danger dont ils se voyaient menacés.

Le parlement, appelé au Palais-Royal, s'y rendit le lendemain matin à pied, « avec le bonnet carré, » les huissiers devant, au milieu d'une foule immense répandue sur son passage. Pendant le chemin, des milliers de voix l'invitèrent plus d'une fois à joindre à sa cause la cause du « pauvre peuple si fort oppressé, » et cet appel augmenta encore l'exaltation des jeunes conseillers des enquêtes. Pour recevoir les magistrats on avait rassemblé les ducs et pairs, les maréchaux de France et tous les officiers de la couronne. Un dais avait été placé dans le grand cabinet avec une estrade dessous. Le roi et sa mère étaient assis sur cette espèce de trône et environnés d'un brillant cortége de seigneurs de la plus haute distinction. Le visage de la reine, empreint d'une majesté grave et sévère, « marquait une colère menaçante. » Le chancelier leur adressa de longues et fortes réprimandes qu'il termina par la lecture d'un nouvel arrêt du conseil, « portant cassation du dernier arrêt, défense de s'assembler sur peine de rébellion, et ordre d'insérer cet arrêt dans' les registres en la place de celui de l'union[6]. »

Matthieu Molé voulut répondre ; mais Anne d'Autriche l'interrompit et s'éleva avec énergie contre les factieux qui troublaient le repos de l'État, les menaçant, « s'ils n'obéissaient aux commandements du roi, de les punir en leur personne, en leurs biens, et en leur postérité. »

L'indignation de la régente produisit moins d'impression sur la majorité du parlement que l'appel du peuple. Le jour même et le lendemain on s'assembla, et d'heure en heure le débat prenait des proportions plus grandes. Les voûtes du Palais retentirent alors des discours les plus séditieux. La cour en fut effrayée., et l'impétueuse Anne- d'Autriche, ne 'contenant qu'avec peine son indignation, paraissait disposée à recourir aux mesures extrêmes. Dans sa pensée, le châtiment, comme un remède salutaire, étoufferait la révolte à sa naissance. Mais le prudent ministre s'efforçait de modérer son ressentiment, et de la faire céder au torrent dont il ne croyait pas possible d'arrêter le cours. « Il gâtera tout, disait la reine, pour vouloir toujours menacer ses ennemis. » Mazarin lui répondait : « Vous êtes vaillante comme un soldat qui ne connaît pas le danger. » Comme elle ne pouvait se faire à l'idée que la canaille, c'est ainsi qu'elle nommait les gens de robe, attaquassent l'autorité royale, elle chercha les moyens de résister encore, et fit venir de Montrouge le marquis de Châteauneuf, afin de « prendre son avis sur les affaires présentes. » Celui-ci, sous le prétexte que la situation ne lui était pas assez connue, ne voulut donner aucun conseil,

Sur les instances de Mazarin et des princes du sang, Anne d'Autriche se soumit, et l'on résolut d'employer la douceur. Le duc d'Orléans, que son favori La Rivière, toujours alléché par l'espoir du chapeau rouge, maintenait dans les intérêts de la régence, fut chargé de négocier avec le parlement. Ce prince assembla chez lui, au Luxembourg, tous les chefs de la compagnie, les assura de sa protection auprès de la reine, et leur offrit son intervention pour le rétablissement général du droit annuel et le rappel des magistrats exilés. La dignité et la douceur qui régnaient dans les discours et les manières de Gaston, lui concilièrent tous ses auditeurs. Mais ses propositions, rapportées au parlement par les présidents et les doyens des chambres, n'eurent pas le même succès. La plupart de ses membres conclurent de ces propositions, faites dans l'intention de ramener les esprits à la soumission, que la peur s'était emparée des ministres, et se sentirent aussitôt transportés d'un zèle ardent pour le bien public, et se regardèrent comme les protecteurs nés du peuple.

Durant quatre jours les plus ambitieuses pensées de réformation soulevèrent d'orageuses discussions parmi les magistrats. Ce fut en vain que l'avocat général, obéissant aux devoirs de sa charge, blâma l'excès de leur hardiesse et leur conseilla, en homme sage, de montrer plus de modération. Toute la jeunesse des enquêtes le traita de ridicule, « comme s'il eût dit les plus grandes impertinences. » Après avoir passé en revue tous les abus avec une extrême liberté, on s'attaqua sans ménagement aux personnes ; on s'éleva contre d'Émery, condamné autrefois à être pendu à Lyon, devenu contrôleur général, puis surintendant des finances, et monté par les plus odieuses concussions au faîte de la fortune ; enfin contre les traitants, complices de ses rapines et oppresseurs du peuple. En moins d'une semaine l'aristocratie de robe avait franchi un terrain immense ; pleine de confiance dans ses forces et son influence prépondérante sur le reste de la bourgeoisie, elle voulait essayer sérieusement une révolution.

De ces délibérations tumultueuses où non-seulement les jeunes conseillers, mais encore des magistrats plus graves et plus mûrs, faisaient preuve d'un enthousiasme presque républicain, et débitaient « des harangues magnifiques et qui avaient quelque chose de l'ancienne Rome, » sortit un arrêt plus hardi que les autres (26 juin). Il décidait qu'on remercierait le duc d'Orléans de ses bons offices, qu'on députerait à la reine pour lui faire entendre que, dans la conférence des quatre compagnies, il ne se passerait rien de contraire au service du roi, et pour la prier de ne point trouver mauvais qu'ils suivissent leur première résolution et de révoquer les arrêts du conseil. Matthieu Molé, chargé de notifier à la reine cette espèce de manifeste, conduisit la députation au Palais-Royal ; et quoique tous ses efforts dans l'intérieur de la compagnie tendissent à modérer le mouvement hostile au gouvernement, il se montra le fidèle organe de l'opinion qui avait prévalu. Son discours énergique et sévère surprit tous les auditeurs, et parut offenser Anne d'Autriche. Elle répondit que sous peu de jours elle ferait savoir ses, volontés aux gens du roi.

 

 

 



[1] Mémoires de Mme de Motteville.

[2] Mme de Motteville, Mémoires, t. II.

[3] Mémoires du cardinal de Retz, t. I. — Mémoires de Mme de Motteville, t. II.

[4] Mémoires du cardinal de Retz. — Mme de Motteville.

[5] Mémoires de Mme de Motteville, t. II.

[6] Mémoires du cardinal de Retz. — Mme de Motteville.