LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE II. — ADMINISTRATION DE MAZARIN. - PAIX DE WESTPHALIE.

 

 

Age d'or de la régence. — Soins de Mazarin pour affermir son autorité. — Murmures contre ce ministre et contre la reine. — Révolte de paysans dans la haute. Guienne. — Édit du toisé. — Sédition à Paris. — Différend avec le parlement. — Arrestation du président Barillon. Lit de justice. — Irritation des esprits. — Préliminaires de la paix. — Conférences de Munster et d'Osnabrück. — Prétentions du duc d'Enghien. — Les petits-maitres. — Mort du prince de Condé. — Continuation des négociations pour la paix. — Traité de Westphalie. — Son importance. — Triomphe de la politique de Richelieu.

 

Après la chute de la faction qui avait tenté avec un si mauvais succès l'escalade du pouvoir, commencèrent les beaux jours de la régence, jours célébrés par les poètes contemporains comme l'âge d'or de la France. Il semblait que, délivrée de la contrainte où l'avait tenue un ministère soupçonneux, sous un roi taciturne et sévère, elle commençât à respirer plus librement. La paix extérieure lui était nécessaire pour jouir sans mélange de son bonheur. Mais le vainqueur de Rocroi, mais Turenne récemment créé maréchal, mais une foule d'autres braves capitaines, formés par le dernier règne, soutenaient son honneur et ses intérêts sur les champs de bataille, et promenaient ses étendards triomphants depuis les rives de la Moselle et du Rhin jusqu'à celles du Pô et de l'Èbre. Une suite non interrompue de victoires et de conquêtes lui promettaient donc une paix prochaine et glorieuse. Aussi toute la nation paraissait-elle animée d'un sentiment de satisfaction et de sécurité inconnu jusque alors. Dégagée de la main vigoureuse de Richelieu, la noblesse oubliait les factions, et se livrait sans défiance aux plaisirs d'une cour où brillaient les hommes les plus illustres de cette époque. Le peuple faisait éclater une joie naïve, marquée par ses acclamations, ait milieu des fêtes qui se multipliaient avec les exploits de nos armées. Les impôts étaient cependant considérables, mais le peuple les payait sans murmurer ; le sentiment de la gloire nationale, ce sentiment si cher au cœur français, le consolait de la misère publique.

Ces beaux jours de la régence durèrent à peu près quatre années, pendant lesquelles Mazarin, resté seul maître de la confiance de la reine et trouvant d'abord des alliés dociles dans les deux premiers princes du sang, n'épargna aucun soin pour affermir son autorité. Il ne voulut point recourir aux exécutions sanglantes afin de briser l'indépendance des grands seigneurs, et là où son prédécesseur avait déployé une inflexible sévérité, il mit de l'affabilité et de la douceur : Par l'éclat des fêtes, l'attrait des plaisirs et les séductions de la cour, il sut enlever la noblesse à ses châteaux, où tout lui rappelait son ancienne grandeur. Au lieu de 1,a puissance politique dont l'avait dépouillée Richelieu, et que Mazarin se garda bien de lui rendre, elle obtint des grâces, des privilèges et des richesses. L'adroit ministre la laissa puiser librement dans le trésor public, dont il s'était rendu maître en y préposant ses affidés, et s'empressa de satisfaire toutes les prétentions qui voulaient bien se résoudre en argent.

Non content de prévenir les désirs des grands seigneurs, de les flatter sans cesse, de les combler d'honneurs et de biens, il s'efforçait en même temps de se concilier le parlement. Loin de lui contester le droit d'intervenir dans les affaires publiques, il répétait en toute occasion qu'il ne voulait gouverner que par les conseils des magistrats, de ces tuteurs du jeune roi. Il faisait le plus gracieux accueil à tous les chefs des compagnies souveraines, les consultait souvent, et acceptait toujours avec un véritable plaisir les expédients qui pouvaient le conduire à son but. Habile diplomate, il cherchait à les séduire par l'apparence d'une confiance tout amicale, ou à les éblouir en paraissant leur révéler les voies mystérieuses de la politique. L'avocat général Omer Talon nous a laissé. des Mémoires qui nous fournissent quelques détails intéressants sur les moyens mis en œuvre par le ministre, dans les fréquents entretiens qu'il avait avec lui à l'occasion de ses fonctions. Tantôt Mazarin lui racontait longuement l'origine de sa fortune, les inquiétudes dont il était dévoré au milieu des honneurs, les dégoûts que lui causaient les courtisans, le repos et le bonheur qu'il espérait trouver à Rome dans son palais ; tantôt il se plaisait à lui expliquer la politique des puissances étrangères, déroulait à ses yeux les plans des généraux français, les succès certains de la campagne et la paix glorieuse qui devait en résulter, si la concorde régnait toujours entre les ministres et le parlement.

Ces moyens, d'abord approuvés par les présidents, perdirent bientôt tout crédit à cause de leur fréquent emploi, et les magistrats ne tardèrent pas à s'émanciper. Réunis aux mécontents, ils se répandirent dans les cercles, dans les sociétés bourgeoises, dans les cours souveraines, où ils comptaient des amis, des parents et des alliés. Là, on commentait toutes les actions du ministre, on lui faisait son procès ; chacun lé citait impitoyablement à sa barre. Selon quelques-uns, c'était un homme avare, ambitieux, avide de dignités et de bénéfices, qui pillait le trésor royal ; selon d'autres, il prolongeait la guerre au grand préjudice de la France épuisée de soldats, de forces et d'argent, afin d'avoir un prétexte de pressurer la nation ; la plupart enfin le regardaient comme un fourbe, qui déshonorait le gouvernement chez les étrangers, qu'il fallait nécessairement congédier et renvoyer dans son pays.

Anne d'Autriche n'était pas non plus à l'abri des murmures. « Le mépris général et universel s'est répandu, disait Omer Talon. La personne du roi a été honorée à cause de l'innocence de son âge ; mais celle de la reine a reçu toute sorte d'opprobres et d'indignités ; le peuple s'est donné la liberté d'en parler avec insolence et sans retenue[1]. » On faisait circuler des soupçons injurieux à l'honneur de la régente. On l'accusait d'aimer Mazarin, et cette accusation a été répétée par quelques écrivains, sans égard au témoignage de Brienne et de sa vertueuse mère. Ils rapportent en effet que l'esprit de la reine s'avouait surtout charmé de la beauté de l'esprit du cardinal, et que c'était un amour enfin dont on pouvait parler à une confidente jusque dans l'oratoire et sur les reliques des saints, sans trop avoir à en rougir et à s'en accuser. Sa conduite politique était passée en revue ; elle était ouvertement blâmée d'accorder toute sa confiance à un étranger que son langage moitié italien, moitié français, exposait au ridicule, et qui ne connaissait ni le génie, ni les lois, ni les usages de la nation ; et d'avoir composé le conseil, moins pour satisfaire aux besoins de l'État que pour obéir aux désirs de son ministre.

Une administration sans reproche aurait pu seule dissiper ou affaiblir les préventions qui s'élevaient dans la nation contre Mazarin. Mais au talent de l'intrigue et de la politique, il ne sut pas joindre celui de porter à l'intérieur de la France, à l'administration, quelque vue d'amélioration générale, quelque pensée de bien public, et aux finances la lumière dont elles avaient besoin au milieu de la confusion où elles étaient retombées depuis Sully. Il fallait des sommes considérables pour soutenir, contre l'Espagne et contre l'empereur, une guerre fort dispendieuse, quoique accompagnée de brillants succès. Il en fallait pour fournir à la magnificence et aux plaisirs sans cesse renaissants d'une cour fastueuse et à la prodigalité de la reine, pour entretenir l'amitié des princes du sang, acquitter les pensions avec lesquelles on avait acheté la fidélité des grands, et remplir les vides du trésor. Les provinces épuisées n'offraient plus que de faibles ressources, et déjà le peuple, accablé sous le poids, des impôts, passait des murmures à l'agitation.

Au moment même où le gouvernement venait de se décider à une réduction de tailles, qu'il devait bientôt révoquer ; il apprit que la haute Guienne était le théâtre de graves désordres. Dans les campagnes, les paysans s'étaient organisés en bandes armées, et sept à huit mille d'entre eux, insurgés contre les tailles, semaient partout la terreur, et sous la conduite de quelques gentilshommes assiégeaient dans Villefranche le comte de Noailles, gouverneur du Rouergue. Après avoir inutilement sommé 'Espalion d'embrasser leur cause, ils livraient cette ville au pillage, et leurs bandes furieuses menaçaient Rodez, qui leur avait fermé ses portes. Au bruit de ces troubles, que l'on craignait de voir se propager, les nobles de la contrée prirent les armes pour s'opposer aux dévastations de la nouvelle Jacquerie. Ils se joignirent au lieutenant général d'Auvergne et à l'évêque de Saint-Flour, frère du comte de Noailles, et volèrent au secours de ce seigneur avec quelques troupes régulières. Attaqués vigoureusement sous les murs de Villefranche, les rebelles furent obligés de lever le siège. La potence fit justice des chefs tombés entre les mains de leurs ennemis ; le reste se dispersa, et les campagnes de la haute Guienne rentrèrent dans leur silence accoutumé.

Les finances étaient toujours administrées par le contrôleur général d'Émery, qui, au milieu des besoins du trésor, déployait tous les moyens de son génie fiscal et habile, afin de trouver des prétextes et des modes d'impositions. Après avoir emprunté douze millions à des conditions désastreuses, augmenté les droits d'entrée et de vente sur les vins, créé et vendu deux cents charges d'avocats au conseil, il inventa une foule d'autres' ressources onéreuses et ridicules. Cet homme, qui disait que les surintendants n'étaient faits que pour être maudits, se dévoua gaiement à l'exécration publique en exhumant, vers le commencement de l'année 1644, une ancienne ordonnance par laquelle il était défendu de bâtir des maisons nouvelles dans les faubourgs de Paris, sous peine de démolition, de confiscation des matériaux, et d'amende arbitraire. Plus il s'était écoulé de temps depuis cette ordonnance rendue en 1548, plus les contraventions étaient devenues nombreuses, et plus le contrôleur espérait tirer d'argent. Un édit du conseil, rappelant la prohibition de 1548, évidemment tombée en désuétude, condamna les propriétaires délinquants à démolir leurs maisons, « si mieux n'aimaient payer une taxe calculée pour chaque toise de construction. » Le lieutenant civil et autres officiers du Châtelet étaient chargés de mettre à exécution l'édit du toisé ; mais le conseil du roi s'était réservé la connaissance des appels de leurs jugements. Le parlement regarda cet arrêt comme attentatoire à ses droits, accueillit les plaintes des propriétaires qui se voyaient avec peine menacés d'une multitude de procès, défendit de passer outre, et supplia humblement la reine « de ne point intervertir l'ordre des juridictions, et de décharger le peuple de Paris de cette imposition qui lui était à grand dommage. »

Alors des négociations commencèrent entre le parlement et les ministres, et l'opération du toisé demeura suspendue pendant trois mois. Elle fut reprise après ce terme, non par des officiers du Châtelet, juges subalternes, mais par des conseillers d'État et maîtres des requêtes, sur lesquels le parlement n'avait pas d'autorité. Les habitants émus se réunirent en troupes hostiles, insultèrent les commissaires préposés au toisé, et troublèrent les ouvriers. On les fit soutenir par deux compagnies de soldats, assez nombreuses pour empêcher les violences, mais non les mu, mures. Bientôt la foule se porta dans la grande salle du palais, demandant justice, implorant le secours des magistrats, et poussant des imprécations contre les ministres. De là, elle se répandit dans la ville, s'arma de bâtons, effraya de ses horribles clameurs les paisibles habitants, et menaça de livrer aux flammes la maison du contrôleur général, qu'elle regardait comme l'auteur de l'imposition nouvelle. Puis les curieux d'accourir et d'augmenter le tumulte en se mêlant aux agitateurs, tandis que les timides prenaient la fuite. L'émeute resta tout le jour maîtresse des rues « sans chef, sans dessein. » (4 juillet 1644.)

Anne d'Autriche était allée passer quelques semaines à Ruel, avec toute sa cour, dans l'agréable demeure de la duchesse d'Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu : Arrachée à ses divertissements par la nouvelle des troubles, elle revint le lendemain à Paris et s'établit au Palais-Royal. Malgré l'arrêt que rendit le parlement contre les séditieux, elle paraissait disposée à des moyens extrêmes contre les conseillers des enquêtes et requêtes qui, en présence de l'émeute, avaient demandé la convocation des chambres pour juger la cause « du pauvre peuple » contre les ministres. Les conseils de Mazarin l'en détournèrent ; le toisé des maisons illégalement bâties fut suspendu encore une fois ; et quelque temps après, une nouvelle décision du conseil réduisit à un million, répartissable entre tous les propriétaires coupables de contravention à l'édit de 1548, une taxe dont le gouvernement avait espéré sept à huit millions. Cet acte de faiblesse détruisit une partie du bénéfice de la vigueur déployée contre les importants, -accoutuma le peuple aux attroupements et le parlement à la résistance.

Comme il était impossible d'arrêter tout à coup les dépensés, il fallut se procurer, par quelque ressource extraordinaire, l'argent dont on avait besoin. Les tailles furent augmentées de cinq à six millions, sous le titre de subsistance des gens de guerre, et le peuple des campagnes se trouva encore plus accablé. Après avoir établi une taxe sur les procureurs, une taxe sur les moulins, le contrôleur-général eut recours à l'aliénation ae deux millions trois cent mille livres de rentes sur l'entrée du vin à Paris, et sur le produit des aides et des grosses fermes. L'état actuel du crédit ne laissait guère l'espoir de trouver des acquéreurs volontaires de ces rentes ; il fallait donc contraindre les habitants les plus riches de Paris et des bonnes villes à les recevoir pour un prix déterminé. La répartition de cette espèce d'emprunt forcé devait être confiée à des commissaires tirés du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides et du conseil royal, investis par conséquent du droit exorbitant de faire peser sur les citoyens une taxe arbitraire.

Quoique la régente eût récemment gratifié de la noblesse les membres du parlement, ceux-ci ne se montrèrent pas plus dociles. Ils ne consentirent à l'enregistrement de l'édit qu'après avoir demandé et obtenu que l'emprunt fût réduit à un million de rentes pour Paris, à cinq cent mille livres pour les provinces, et que les financiers avec les riches commerçants pussent seuls y être compris (6 septembre). Le gouvernement, à qui l'aliénation des revenus ainsi réduite devait encore produire un capital de dix-huit millions, ne céda qu'après un long débat. Mais de nombreuses réclamations contre le mode de perception employé pour l'imposition générale d'un million sur les maisons des faubourgs de la capitale, ne tardèrent pas à troubler.la paix. Les propriétaires et les locataires, soulevés de nouveau „ portèrent leurs plaintes au parlement. La reine lui défendit ensuite de les recevoir, et fit surseoir à la levée de la taxe. Les conseillers des enquêtes, tous jeunes et remuants, demandèrent néanmoins avec plus d'instances que jamais la convocation de toutes les chambres, « pour travailler à réformer l'État, que les déprédations des finances et le mauvais ménage de l'administration mettaient en péril. » (20 mars 1645.)

Le premier président, Mathieu Molé, refusa l'assemblée générale. Alors les conseillers aux enquêtes envahirent quatre jours de suite la grand'chambre, et pendant ces quatre jours le premier président persista opiniâtrement à ne pas ouvrir la délibération. Résolus à sortir de tutelle, les magistrats rebelles se réunirent dans la salle Saint-Louis, au nombre de quatre-vingt-quatorze, et, contre la défense expresse de la reine, ils prirent jour pour délibérer sur ce qu'il convenait de faire, vu l'état des affaires publiques. La régente et Mazarin, ne pouvant tolérer plus longtemps ce désordre, se décidèrent à un, petit coup d'État. Anne d'Autriche manda au Palais-Royal les députés du parlement, qui se rendirent à ses ordres. Après un discours « injurieux, aigre, offensif contre messieurs des enquêtes, » le chancelier leur signifia de cesser leurs entreprises et de livrer la feuille où était écrite leur dernière délibération. La reine, le duc d'Orléans et le prince de Condé blâmèrent d'un commun accord tout ce qui s'était passé, et déclarèrent que l'on ne souffrirait pas « la diminution de l'autorité du roi. »

Le lendemain, an lever du jour, un président et deux conseillers aux enquêtes, regardés tomme les chefs de l'opposition, reçurent par lettres de cachet un ordre d'exil polir différentes villes ; quatre archets enlevèrent dans sa maison un autre président ex enquêtes, Barillon, et le firent aussitôt conduire au château fort de Pignerol. Ce Barillon avait beaucoup de crédit et de réputation dans le parlement. « Il était homme d'honneur, mais de ces gens chagrins qui haussent toujours ceux qui sont en place et croient Éprit est d'un grand cœur de n'aimer que les misérables[2]. » Ancien affidé de la reine sous le règne précédent, il avait résisté, souffert et connu la disgrâce ; il avait été exilé en 1636, mais pour peu de temps ; envoyé à Tours deux ans après par suite d'une part trop active dans l'émeute qu'avait excitée le retard du paiement des rentes de l'hôtel de ville, il avait été compris dans le pardon général accordé par Louis XIII, à son lit de mort. Depuis il s'était mêlé à toutes les intrigues des importants, dont il était un des amis les plus dévoilés, avait abandonné Amie d'Autriche et désapprouvé toutes ses actions.

A cette nouvelle tout le parlement s'émut ; le premier président Molé convoqua lui-même rassemblée générale de toutes les chambres à laquelle il s'était jusque alors opposé, et la compagnie en corps, au nombre de cent quarante présidents et conseillers, les huissiers en tête, se rendit au Palais-Royal pour demander le retour de ses membres. La régente refusa. Les deux chambres des enquêtes ne, travaillèrent à l'expédition d'aucun procès, et la grand'chambre s'unit aux enquêtes pour rédiger des remontrances. Au bout de quelque temps la reine accorda le rappel des trois magistrats exilés, sans consentir à celui du président Barillon, informée qu'elle était de ses menées et de ses intrigues secrètes, « qu'elle avait pu et dû mettre en lieu de sûreté, ainsi qu'il, s'était pratiqué en d'autres rencontres quand la nécessité de l'État l'avait requis. » Ce refus provoqua d'autres remontrances souvent renouvelées, mais sans succès, et le cours de la justice resta suspendu pendant trois mois. Enfin Anne d'Autriche ayant menacé les magistrats de toute son indignation, « on commença, dans toutes les chambres, à juger les procès des particuliers[3]. »

Depuis ce débat, la grand'chambre et les chambres des enquêtes, oubliant leurs démêlés, se réunirent dans un intérêt commun et montrèrent un esprit d'opposition qui fit chaque jour des progrès et que partagea le premier président lui-même. Ainsi le parlement rejeta ou modifia trois édits bursaux soumis à son enregistrement. Le ministère, fort embarrassé, eut recours à de funestes expédients afin d'obtenir sans retard l'argent nécessaire à la continuation de la guerre : d'abord il afferma les tailles, livrant ainsi les campagnes aux partisans toujours impitoyable pour le pauvre. Puis il imagina de nouveaux édits bursaux, au nombre de dix-neuf, dont l'énoncé seul le couvrait de honte et de ridicule. C'était une augmentation sur les aides et les fermes, une création d'offices inutiles, de conseillers du roi, contrôleurs de bois de chauffage, jurés vendeurs de foin et jurés crieurs de vin, agents de change, receveurs des finances quatriennaux ; enfin vente des privilèges de noblesse à tous les officiers et citoyens riches des provinces.

Dans le dessein d'anéantir l'opposition déjà formée et de faire approuver ces mesures financières, Anne d'Autriche résolut de tenir un lit de justice, et le 7 septembre Louis XIV, suivi d'un nombreux et brillant cortége, fut conduit au Parlement pour faire enregistrer ses édits. Dans cette cérémonie solennelle le jeune roi parut avec sa robe d'enfant, à la grande confusion dei magistrats qui pensèrent « qu'on voulait témoigner que, même à la bavette, il pouvait faire acte de pouvoir souverain[4]. » Un petit fauteuil lui servait de trône : Il avait à sa droite la reine sa mère, le duc d'Orléans, son oncle, le prince de Condé, les ducs et pairs, et les maréchaux de France ; et à sa gauche le cardinal et quelques pairs ecclésiastiques. Après avoir salué le parlement et jeté les yeux sur sa mère, comme pour lui demander son approbation, il prononça intelligiblement ces paroles : « Messieurs, je suis venu ici pour vous parler de mes affaires : mon chancelier vous dira ma volonté. » L'assemblée les accueillit par une longue acclamation.

Lorsque le bruit eut cessé, le chancelier expliqua cette volonté royale dans un éloquent discours. Il représente les nécessités de l'État, les éclatantes victoires que les armées françaises avaient remportées sur les ennemis, « le désir que la reine avait de la paix, » et le besoin de continuer activement la guerre, afin d'y forcer l'Espagne par de nouvelles conquêtes. Il conclut qu'il fallait de l'argent, car en cela consistait tout le mystère.

Le premier président combla la reine d'éloges, « exagéra le bonheur de la France, la bonne conduite du ministre et la valeur des princes du sang. » Il peignit avec beaucoup de vigueur les nécessités des peuples, « et fit une harangue digne de plaire au roi et à ses sujets. »

L'orateur le plus éloquent de la compagnie, l'avocat général Talon, portant le genou sur sa banquette, selon l'usage, s'exprima dans un style plus hardi. ll déroula aux yeux de la régente le tableau des misères du peuple « ruiné par les guerres passées.et par les présentes, » demanda grâce pour lui d'une manière pathétique et touchante, et s'éleva contre la suprême autorité des favoris. Le parlement accueillit favorablement ce discours ; mais je crois, ajoute Mme de Motteville, à laquelle nous empruntons une partie de ces détails, « que le ministre n'en fut pas content, parce que je l'entendis blâmer par les adulateurs de la cour. »

L'enregistrement des dix-neuf édits fiscaux eut lieu, avec la clause de l'exprès commandement du roi, sans délibération préalable, et ne fut suivi ni de protestation ni de remontrances.

Les circonstances néanmoins devenaient chaque jour plus difficiles, et la haine contre le gouvernement faisait de tels progrès que, le président Barillon étant' mort dans sa prison de Pignerol, des bruits sinistres' circulèrent à cette occasion. Beaucoup de gens osèrent, répandre fort injustement qu'il avait été empoisonné par l'ordre de Mazarin : ce ministre était incapable d'avoir recours à un lâche assassinat pour se venger d'un ennemi.

Au milieu de la fermentation presque générale des esprits, Mazarin employait l'argent obtenu par des' moyens si onéreux à pousser vigoureusement la guerre, à soutenir les succès des armées que d'Harcourt, d'Enghien et Turenne dirigeaient sur des points différents avec tant d'habileté et de bonheur. Malgré la brillante situation militaire dans laquelle se trouvait le royaume, Anne d'Autriche désirait la paix, et son ministre faisait tous ses efforts pour la donner à la France et à tonte l'Europe. Mais il la voulait honorable et avantageuse ; aussi la diplomatie jouait- elle à cette époque un rôle aussi important que celui des armes. Les préliminaires arrêtés à Hambourg en 1641 avaient été ratifiés en 1642, et un congrès devait se réunir le 15 juillet de l'année suivante pour y négocier, sous la médiation du pape et de Venise, dans les deux villes de Munster et d'Osnabrück. Divers prétextes, ou frivoles ou sérieux, en retardèrent l'ouverture, et les conférences ne commencèrent solennellement à Munster que le 10 avril 1644. Celles d'Osnabrück furent suspendues quelque temps encore par des hostilités entre la Suède et le Danemark, puissance médiatrice.

Dans ce double congrès qui fixait toute la sollicitude de l'Europe, la France était représentée par le duc de Longueville, que le feu roi avait désigné comme chef de l'ambassade, et les comtes d'Avaux et Abel Servie'. Si le duc de Longueville, homme d'esprit et de manières conciliantes, était peu familiarisé avec les mystères de la diplomatie, il n'en était pas de même de ses deux collègues. Le premier était poli, magnifique, bienveillant, très-versé dans les affaires étrangères et déjà illustré par les négociations de Hambourg, qu'il avait conduites avec autant de prudence que de bonheur. Le second, ancien procureur général au parlement de Grenoble et ancien secrétaire d'État, avait été longtemps employé sous le cardinal de Richelieu et disgracié jadis pour avoir déplu personnellement à Louis XIII. Mazarin avait pu apprécier sa rare capacité à l'époque des négociations pour le traité de Chierasco, et vivait avec lui dans une étroite amitié.

Le ministre, dont la pensée constante était d'achever dignement l'œuvre que lui avait léguée le grand cardinal son maître, l'abaissement de l'Espagne et de l'Autriche devant la France, suivait les moindres actes du congrès, malgré les pouvoirs étendus accordés à ses plénipotentiaires. Les instructions qu'il leur envoyait prouvent sa haute intelligence, et le placent au rang des plus remarquables génies diplomatiques des temps modernes. Il n'est pas étonnant que les efforts de Mazarin et ceux des hommes investis de sa confiance n'aient pas été couronnés d'un prompt succès. La paix ne pouvait être conclue qu'après avoir vaincu d'immenses difficultés. En effet, il s'agissait du remaniement de l'Europe, et d'ailleurs toutes les parties intéressées semblaient se craindre et se défier les unes des autres. Les unes voulaient ne rien abandonner de leurs conquêtes, et les autres recouvrer ce qu'elles avaient perdu. Les demandes exorbitantes et les prétentions inconciliables devaient encore retarder la conclusion de la paix si impatiemment attendue.

Tandis que le congrès de Munster consumait le temps en de longues discussions, et que Mazarin cherchait à tirer lé phis de parti possible des sacrifices et des succès de la France, la situation commençait à se montrer moins facile à l'intérieur, où le bon. vouloir du duc d'Orléans et dii prince de Condé avaient jusque-là maintenu la paix. Le duc d'Enghien, tout resplendissant-de gloire et fier des services que son épée rendait à la couronne, manifestait des prétentions exagérées et une véritable hardiesse « sous une humilité apparente. » Le vainqueur de Rocroi s'était formé une cour de jeunes seigneurs suffisants, frivoles, téméraires et affectant des airs de supériorité qui les firent nommer les petits-maîtres. Ce prince et son présomptueux cortège semblaient plus redoutables que n'avaient jadis été les importants.

La mort de l'amiral de Brézé, son beau-frère, tué en combattant pour la France, à l'âge de vingt-sept ans et après avoir gagné quatre batailles navales', révéla tonte l'ambition du duc d'Enghien. Soutenu de son père, il revendiqua, comme un héritage de famille, les charges du digne neveu de l'immortel cardinal, de son rival de gloire. Anne d'Autriche et son ministre ne trouvèrent pas prudent d'accorder la surintendance des mers et quelques places maritimes très-importantes à la maison de Condé, si puissante déjà par son rang et ses gouvernements. La régente se fit investir de la surintendance, dans l'intention « de la garder au roi, » et Mazarin en eut de cette sorte pendant quelques années l'autorité effective. Les Condé crièrent alors à l'injustice, et le duc d'Enghien demanda, par manière de dédommagement, qu'on lui donnât « une armée pour conquérir la Franche-Comté, qu'il aurait ensuite érigée en souveraineté. » Mais le souvenir de toutes les calamités auxquelles les ducs de Bourgogne, princes du sang et souverains indépendants, avaient exposé le royaume, empêcha d'accepter sa proposition. On lui offrit donc pour le satisfaire les gouvernements de Stenai, de Jametz et de Clermont en Argonne : « il prétendait davantage, » il les refusa.

Ces négociations pour éteindre la jalousie du jeune héros « qui désirait beaucoup, et à qui on voulait donner peu de chose, » furent terminées par un événement qui rassasia momentanément son ambition. Son père tomba malade, et mourut au- bout de quelques jours, laissant trois enfants : Louis II, qui prit dès lors le titre de prince de Condé ; Armand, prince de Conti, d'abord destiné à l'Église ; et Anne-Geneviève, la belle duchesse de Longueville (26 décembre 1646). Dans sa vieillesse avare, il s'était fait un plaisir d'entasser les richesses et avait porté à un million de rente sa fortage, qui ne dépassait pas dix mille livres de revenu à la mort de Henri IV. A ses derniers moments il demanda pardon au ministre, dont il n'approuvait pas la coi : duite et qu'il se préparait à combattre, et conseilla à ses enfants de ne jamais manquer à l'obéissante due au roi. Le nouveau prince de Condé hérita de sa charge de grand-maître, qui lui donnait autorité dans l'intérieur des maisons royales, de ses grands gouvernements de Bourgogne, de Berri et de Bresse. Ceux de Champagne et de Brie, dont il était possesseur, passèrent à son jeune frère[5].

Les inquiétudes que commençait à lui créer la situation de l'intérieur n'avaient point empêché Mazarin de dresser, pour l'année 1647, un plan de campagne dont il attendait de grands succès. Il fut trompé dans ses - espérances, et les événements militaires encouragèrent d'abord la monarchie espagnole dans son opiniâtre persévérance à refuser la paix. Mais des tempêtes populaires à Naples et en Catalogne lui firent bientôt éprouver de nouvelles secousses, et semblèrent indemniser largement la France de ses longs sacrifices. Enfin, l'année suivante, la négociation générale et les succès de nos armes opérèrent un heureux changement dans les dispositions des puissances belligérantes. L'empereur Ferdinand III ayant résisté à toutes les sollicitations de l'Espagne, peu effrayée des périls qui l'entouraient, et la France et la Suède son alliée ayant modéré leurs prétentions, leurs plénipotentiaires signèrent les conditions de la paix (6 août 1648). Quelques difficultés les arrêtaient encore ; mais la mémorable bataille de Lens, dans laquelle Condé dispersa les impériaux et écrasa les restes de la fameuse infanterie espagnole, produisit un effet décisif à Vienne (20 août). Ferdinand III, la regardant comme un arrêt du Ciel contre la maison d'Autriche, et voyant de nouvelles calamités suspendues sur sa propre tête et sur celle de son allié le duc de Bavière, résolut de transiger. Après une dernière et vaine tentative auprès du roi d'Espagne, Philippe IV, afin de rendre la paix générale, il se hâta d'envoyer des ordres à ses plénipotentiaires, et son adhésion aux décisions d'Osnabrück consomma l'œuvre de la pacification si ardemment désirée (24 octobre).

La paix ne fut proprement conclue qu'entre l'empereur et la France, la Suède et leurs alliés en empire, y compris le roi d'Espagne, à l'égard de la Suède, mais non à l'égard de la France. Les hostilités continuèrent donc entre la France, assistée de la maison de Savoie, et l'Espagne, que les désordres civils qui venaient d'éclater à Paris, et dont elle espérait profiter pour réparer ses pertes, avaient affermie dans son inébranlable obstination. Mazarin la poussa peut-être lui-même à ne pas courber le front devant la nécessité, afin de l'humilier encore davantage et d'avoir une occasion d'occuper au dehors l'humeur turbulente des Français. Cette puissance avait pour allié le duc de Lorraine. Elle n'abandonnait point non plus la guerre contre le Portugal.

Par le double traité de Westphalie, qui termina la sanglante guerre de trente ans, la France obtint de l'empereur et de l'empire en toute souveraineté les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun, conquis depuis 1552 ; le droit de souveraineté sur Pignerol, la clef du Piémont, Vieux-Brisach avec son territoire, le Landgraviat de haute et basse Alsace, avec le Sundgau et la préfecture de Haguenau ou des dix villes impériales d'Alsace. Elle était toutefois obligée de maintenir dans ces villes la religion catholique comme sous les princes d'Autriche, et donnait trois millions d'écus tournois pour l'Alsace à l'archiduc Ferdinand-Charles, de la branche de Tyrol. L'empire ne pouvait élever aucune forteresse sur la rive droite du Rhin depuis Bâle jusqu'à Philipsbourg, et cédait encore à la France la protection perpétuelle de cette dernière place et le droit d'y tenir garnison.

Les principaux articles du traité, relatifs aux alliés de la France, stipulèrent le maintien ou le rétablissement des princes germaniques dans leurs droits et prérogatives, biens et dignités. Aucune résolution ne pourra être prise contre eux sans l'avis et le consentement d'une assemblée libre de tous les États de l'empire dont le concours sera également nécessaire pour faire ou interpréter des lois, résoudre une guerre, imposer des tributs, lever des soldats, construire de nouvelles forteresses ou mettre garnison dans les anciennes, décider de la paix et des alliances. Ils jouiront à perpétuité du droit de faire entre eux ou avec les étrangers des alliances dans la vue de leur conservation, pourvu qu'elles ne soient point dirigées contre l'empereur et l'empire, ni contraires à la paix publique ou à celle de Westphalie. La paix de religion de 1555 (la confession d'Augsbourg) fut de nouveau reconnue ; il fut libre de l'embrasser et d'en pratiquer les exercices. Les deux religions durent avoir un nombre égal de représentants dans les assemblées ordinaires des députés de l'empire. C'est ainsi que l'utopie de conciliation religieuse jadis rêvée par Henri IV et Sully pour l'Europe, allait se réaliser pour l'Allemagne.

L'empereur et l'empire cèdent aussi à la couronne de Suède, notre fidèle alliée : 1° la Poméranie citérieure (occidentale), y compris Stettin, dans l'ultérieure, avec les îles de Rugen et de Wollin, et les trois bouches de l'Oder ; 2° l'expectative de toute la Poméranie et de l'évêché de Cammin, à l'extinction des mâles de la maison de Brandebourg ; 3° la ville et le port de Wismar dans le Mecklembourg ; 4° l'archevêché de Bremen et l'évêché de Verden, qui devaient être convertis, le premier en duché, et le second en principauté. La Suède reçoit tous ces États à titre de fiefs héréditaires perpétuels et immédiats, avec séance et trois voix aux diètes pour Bremen, Verden et la Poméranie. Elle était, pour ainsi dire, destinée à servir de centre et d'appui à tous les États de l'Allemagne du nord.

La confédération helvétique, qui jouissait d'une entière indépendance depuis trois siècles, mais dont aucun acte public n'avait reconnu l'existence, fut enfin soustraite à la juridiction de l'empire, solennellement reconnue par toutes les puissances contractantes, et déclarée neutre à perpétuité, afin qu'elle servît de barrière entre l'Autriche et la France. Ce fut surtout à l'intervention de la dernière que la Suisse dut cet important bienfait, qui compléta son émancipation et lui permit de prendre rang parmi les États libres de l'Europe.

Il serait difficile de ne pas éprouver un profond sentiment de respect en présence de ce traité, regardé comme le chef-d'œuvre de la diplomatie, et de ne pas admirer la sagesse et la science du ministre qui sut en diriger la grande opération. Richelieu avait construit ce magnifique édifice ; Mazarin eut la gloire de l'élever sur les bases qu'avait posées son immortel prédécesseur. « C'est là, dit Henri Martin, comme l'arc de triomphe sur lequel le génie de la renaissance a écrit sa victoire, achetée par les veilles ardentes de Richelieu, par le sang de Henri IV et de Gustave-Adolphe. L'Europe centrale est réorganisée sur des bases nouvelles ; la France, constituée garante du maintien du - système fédératif en Allemagne, s'indemnise de ses services en s'asseyant enfin sur la rive tant désirée du Rhin ; la Germanie restitue l'Alsace à la vieille Gaule, qui franchit joyeusement les Vosges pour retrouver son humide frontière dos anciens jours. »

 

 

 



[1] Omer Talon, Mémoires, t. II.

[2] Mémoires de Motteville, t. Ier.

[3] Omer Talon, Mémoires.

[4] Omer Talon, Mémoires.

[5] Mémoires de Mme de Motteville.