LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE PREMIER. — ANNE D'AUTRICHE RÉGENTE. - MAZARIN CHEF DU CONSEIL. - RUINE DES IMPORTANTS.

 

 

Le parlement donne la régence à la reine. — Importance de ce corps. — Mazarin, ministre de la régente. — Gaston d'Orléans. — Condé. — Le duc d'Enghien. — Les importants. — Victoire de Rocroi. — Jacques-Bénigne Bossuet. — Changement dans le ministère. — Prétentions des importants et de la duchesse de Chevreuse. —Complot contre Mazarin. — Querelles de femmes. — Arrestation du duc de Beaufort. — Le parti des importants dispersé.

 

Les dernières `volontés du tout-puissant Richelieu avaient été respectées après sa mort ; il n'en fut pas de même de celles de Louis XIII, quoiqu'elles eussent été proclamées et solennellement acceptées de son vivant. A peine ce monarque eut-il fermé les yeux, que sa veuve, Anne d'Autriche, ne voulant point l'autorité avec les restrictions qu'il lui avait imposées, résolut d'obtenir la régence sans limites. Cette princesse avait pour elle l'appui des grands, qui regardaient le nouveau règne comme une ère de liberté et de réparation où toutes les blessures seraient guéries et toutes les ambitions satisfaites ; le prince de Condé tout disposé à renoncer, moyennant quelques avantages particuliers, aux droits que lui avait conférés la déclaration royale ; l'indolence de Gaston, duc d'Orléans, frère de Louis XIII, « qui ne désirait, disait-il, autre part aux affaires que celle que la reine lui donnerait ; » enfin le parlement, à qui Richelieu avait à peine laissé la liberté de faire dei remontrances.

Le lendemain de la mort de son époux, Anne d'Autriche quitta Saint-Germain et vint s'établir au Louvre avec le nouveau toi, Louis XIV, alors âgé de quatre ans et huit mois (15 mai 1643). Trois jours après, elle le conduisit tenir un lit de justice au parlement, dont l'assemblée offrit le spectacle le plus imposant. « Messieurs, dit la reine aux magistrats en soumettant à leur examen le testament de Louis XIII, je serai toujours aise de me servir des conseils d'une si auguste compagnie ; ne les épargnez donc, je vous prie, ni à mon fils ni à moi-même. » Heureux de passer de l'état d'humiliation auquel l'avait réduit Richelieu au plus haut degré de puissance, le parlement cassa le testament du feu roi comme celui d'un simple particulier, supprima le conseil de régence et déclara la reine mère régente dans le royaume pour avoir le soin et l'éducation de la personne de Sa Majesté et l'administration entière des affaires. Par le même arrêt le duc d'Orléans, oncle du jeune roi, eut les vains titres de lieutenant général dans toutes les provinces du royaume et de chef des conseils sous l'autorité de la reine, le prince de Condé devant présider en son absence.

C'était la seconde fois que le parlement, usurpant un droit qui ne pouvait appartenir qu'aux états généraux, héritiers de tous les droits des anciennes assemblées générales des hommes libres, donnait la régence du royaume, et décidait sans contradiction de ses destinées. « Mais les princes du sang, en réclamant son intervention en leur faveur, Marie de Médicis et Anne d'Autriche en sollicitant de lui une décision qu'elles savaient devoir leur être favorable, ne contribuèrent pas peu à donner à ce corps une opinion fausse et exagérée de son influence et de ses droits politiques, qui en fit l'instrument des factions et jeta plus d'une fois l'État dans des dangers sérieux[1]. »

Cette étrange révolution, accomplie au profit de la reine et du parlement, ces deux ennemis si longtemps persécutés et humiliés par Richelieu, releva les espérances des adversaires de son système. Au retour du lit de justice, les courtisans parlaient déjà de faire condamner la mémoire du cardinal comme celle d'un ennemi public, d'un usurpateur de l'autorité royale ; déjà le bruit courait que les ministres préparaient leur retraite, que Mazarin allait partir pour l'Italie ; on proclamait déjà le beau duc de Beaufort favori en titre. Mais dans ce moment, Anne d'Autriche usait dignement de son pouvoir en chargeant le prince de Condé d'offrir au cardinal de Mazarin, à l'ami de Richelieu, la place de ministre que lui donnait la déclaration royale qui venait d'être cassée, et même la présidence de son conseil. Mazarin acceptait après quelque résistance, et à la condition de se retirer dès que la paix générale serait conclue. Aussi la nouvelle que Mazarin et les autres ministres reprenaient l'administration des affaires fut-elle un coup de foudre pour la foule des courtisans qui se pressait radieuse et triomphante autour de la reine. « On peut juger, dit la Châtre dans ses Mémoires, quelle surprise ce fut peur nous tous, qui croyions le cardinal prêt à passer les monts, lorsqu'en arrivant sur le soir au Louvre nous apprîmes cette bonne nouvelle. »

Richelieu avait forcé Louis XIII à courber son front devant la royauté du génie, il avait soutenu une lutte de dix—huit années et contre les seigneurs souvent rebelles et contre les puissances étrangères pour la grandeur de la France, l'unité nationale et l'égalité de tous devant les lois ; en un mot, « il avait si puissamment rempli le théâtre du monde, qu'on eût pu croire que ce colosse disparu, la scène resterait vide et le drame sans dénouement. Il n'en fut rien[2] : » le mouvement imprimé par la main du grand cardinal devait marcher irrésistible ; son génie, comme une seconde providence, ne cessa point de veiller encore sur la monarchie, « son ombre continua de présider au drame politique qu'achevèrent de nouveaux acteurs. »

De tous les personnages qui apparaissaient alors sur la scène, quelques-uns avaient joué un grand rôle sous le règne précédent, et n'étaient que trop connus de la France ; d'autres, tout à fait nouveaux, se préparaient à prendre une part active aux intrigues de la cour.

Anne d'Autriche, âgée de quarante-deux ans, ne manquait encore ni de beauté ni de grâces. Sa taille était haute, et son extérieur plein de majesté. Ses manières agréables et ses malheurs passés inspiraient à ceux qui la voyaient une tendresse accompagnée de vénération. Elle avait la piété de la reine Marguerite d'Autriche, sa mère, qui s'était chargée du soin de son éducation et lui avait imprimé dans le cœur des sentiments conformes aux siens. D'un caractère bon et indulgent dans ses rapports habituels, elle usait d'une profonde dissimulation lorsque ses passions étaient mises en jeu et qu'elle voulait sortir d'une circonstance difficile. Quelques historiens lui reprochent d'être descendue au besoin jusqu'au parjure. Jamais princesse ne montra une opiniâtreté plus invincible dans ses préventions et dans ses attachements. Comme elle avait été persécutée par Louis XIII et son ministre, « on se voulait imaginer qu'elle avait eu de la patience, qui est très-souvent figurée par l'indolence. Enfin il est très-constant que l'on en espérait des merveilles ; et Beautru disait qu'elle faisait deux miracles, parce que les plus dévots avaient même oublié ses coquetteries[3]. »

Quant à Jules Mazarin il avait quarante-un ans lorsque la régente, décidée à continuer le système de Richelieu, lui confia tout le gouvernement. Cet étranger, né à Piscina, dans l'Abruzze, d'une famille noble, selon quelques historiens, tout à fait obscure, selon d'autres, était beau, d'une magnifique prestance et d'une physionomie heureuse. Dans sa jeunesse il avait étudié les lettres avec succès. Après avoir essayé de l'épée et de la robe, il sentit sa vocation et aborda la diplomatie, où ses débuts furent brillants. Pendant la guerre d'Italie, attaché au nonce, dont il était le bras droit, il avait donné la mesure de sa capacité, de sa hardiesse et de son bonheur. En 1631, il arrêta devant Casal les deux armées espagnole et française qui étaient prêtes à combattre, leur fit accepter et conclure la paix. Elle était avantageuse pour la France, aux intérêts de laquelle il resta depuis constamment dévoué. Richelieu, goûtant du premier jour ce génie habile, facile et laborieux, ouvert et insinuant, d'une autre nature que le sien, et d'un ordre à quelques égards inférieur, mais qui par cela même ne lui était pas désagréable, l'avait conquis au service de la France. Le roi avait su aussi l'apprécier, et pour le récompenser de ses utiles négociations, il lui avait obtenu du pape Urbain VIII le chapeau de cardinal, sans qu'il eût reçu les ordres sacrés. Richelieu, à ses derniers moments, avait désigné Mazarin à son maître comme l'homme le plus capable de le remplacer, et Louis, toujours docile aux conseils de son ministre, avait nommé l'Italien conseiller d'État et l'un de ses exécuteurs testamentaires. Le roi mort, Mazarin pouvait se croire à la veille d'une disgrâce, lorsque son adresse et son étoile le portèrent tout à coup au faîte des honneurs.

Homme inventif, prévoyant, persévérant, d'un sens exquis, d'une admirable pénétration, le nouveau ministre sut bientôt se rendre maître de toutes les affections d'Anne d'Autriche. S'il faut en croire Mme de Motteville, c'était l'homme du monde le plus agréable. Il avait l'art de se faire aimer par eux à qui la fortune le soumettait. Sa conversation était enjouée et abondante ; il paraissait sans prétentions, « et il faisait semblant fort habilement, de n'être pas habile. » Jamais ministre ne montra une connaissance plus profonde des affaires extérieures de la France. On peut le comparer à Richelieu pour sa faculté de travail, la fécondité inépuisable de ses expédients et de ses ressources. Un de ses plus grands talents fut de bien connaître les hommes. Il était doué d'une finesse merveilleuse pour les conduire et les amuser par mille trompeuses espérances. Habile dans l'intrigue, il parvenait à ses fins par des détours presque impénétrables. Un expédient qu'il employait volontiers était la lenteur. Le temps et moi, disait-il quelquefois. Il semblait malheureusement « n'estimer aucune vertu, ni haïr aucun vice. » Dans les commencements de sa grandeur, Mazarin affecta autant de simplicité que l'évêque de Luçon avait déployé de hauteur. Il usa de ménagements et sut joindre à la protection de la reine l'appui des princes du sang, dont il appréciait l'utilité au début d'une régence.

L'oncle du roi, le faible Gaston d'Orléans, avait participé, sous le règne précédent, à toutes les cabales formées contre Richelieu. Sa vie avait été un reflux perpétuel de querelles et de raccommodements avec le roi et le cardinal. Mêlé dans toutes les affaires, il en était toujours sorti en sacrifiant ceux qui l’y avaient fait entrer. « L'estime où l'on tenait alors le duc d'Orléans, se trouve tout entière dans un mot du prince de Guéménée, homme d'esprit qui méritait d'être connu autrement que par sa femme. Un jour que Gaston lui tendait la main pour l'aider à descendre d'une estrade, qu'on appelait aussi un échafaud : « Je suis, lui dit-il, le premier de vos amis à qui vous ayez rendu ce service[4]. » Malgré son esprit et sa raison, il agissait toujours par les sentiments d'autrui et « assujettissait ses intérêts, ses pensées et ses jugements aux passions de ceux dont il voulait croire les conseils[5]. » Il était alors entièrement gouverné par l'abbé de la Rivière, aussi méprisable que lui-même, et dont l'ambition aspirait aux plus hautes dignités de l'Église. Mazarin avait deviné le caractère du favori qu'il avait acheté par la promesse du chapeau rouge, tandis que la reine, heureuse du consentement donné par Gaston à sa régence absolue, flattait ce prince de l'espoir d'un gouvernement de place forte.

Mazarin n'avait pas eu de peine à se -concilier un autre personnage, qui avait les mêmes ennemis que lui. C'était Condé, que sa vulgaire, ambition avait porté plusieurs fois à la révolte pendant la minorité orageuse de Louis XIII, et dont l'attitude avait toujours été timide et humble en présence de Richelieu. Tous ses efforts tendaient à faire oublier les fautes de sa jeunesse. Sur les champs de bataille, il n'avait jamais déployé ni le courage du soldat, ni les talents du capitaine. La réputation d'homme habile, discret et prudent, dont il jouissait alors, le consolait de ses malheurs à la guerre. Il ne demandait plus qu'un peu d'influence, mais beaucoup d'argent, car dans son cœur l'ambition avait fait place à l'avarice.

Près de Condé, commençait un rôle nouveau, celui de son fils aîné, Louis de Bourbon, duc d'Enghien. Ce jeune prince montrait un génie précoce et promettait de relever la gloire de sa maison. Richelieu, qui avait cru voir en lui le plus grand capitaine de l'Europe et le premier homme de son siècle, et peut-être des siècles à venir, se l'était enchaîné par une alliance de famille. Non content de lui avoir donné la main de sa nièce, le puissant ministre l'élevait pour les grands commandements militaires. Aussi le roi mourant venait-il de confier à ce général de vingt—un 'ans la conduite d'une armée destinée à défendre les frontières de la Champagne. Le duc était parti après avoir juré à la reine d'être invariablement attaché à ses intérêts, et de ne prétendre que par elle à toutes les grâces qu'il désirerait de la cour. Vrai et magnanime, il détestait la ruse et les subterfuges. La candeur, la droiture et la vérité lui semblaient le seul moyen d'agir avec sûreté et gloire dans les grandes affaires et dans les petites. Il observait' le secret avec le plus grand scrupule. Sa physionomie annonçait ce qu'il était : elle respirait la grandeur et la fierté, mais la fierté tempérée par une politesse pleine de dignité. Son geste était noble, sa taille moyenne et bien proportionnée. Il avait le nez aquilin et menaçant, le profil maigre et anguleux, les yeux bleus et brillants comme l'éclair ; on disait qu'il avait le regard d'un aigle et le cœur d'un lion. Ses grandes qualités étaient balancées par plusieurs défauts : le penchant à la raillerie, la hauteur, l'inégalité, l'extrême vivacité et l'impatience. S'il louait de bon cœur les grandes actions, il blâmait trop durement les fautes.

En face du ministre à qui les princes du sang abandonnaient volontiers la direction des affaires, s'agitait un parti composé des anciens confidents de la reine, de tous les artisans d'intrigues et de complots, de toutes les malheureuses victimes de la haine de Richelieu, qui étaient revenus en foule à la cour et qui espéraient rentrer en possession des charges et des emplois qu'ils avaient perdus, et ressaisir l'influence dont ils avaient joui. Fiers de la confiance d'Anne d'Autriche, ils prenaient des airs de suffisance et de protection qui leur firent donner le surnom d'importants. Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, désigne ce parti comme la réunion « de quatre ou cinq mélancoliques, qui avaient la mine de penser creux, qui sont morts fous, et qui, dès ce temps-là, ne paraissaient guère sages. » Il s'était donné pour chef le 'duc de Beaufort, second fils du duc de Vendôme, qui avait cherché un asile en Angleterre après la découverte de la conspiration, de Cinq-Mars. Lorsqu'il revint à la cour ; la reine l'accueillit avec une grande faveur, et dit publiquement : « Voilà le plus honnête homme de France. » Elle recommanda même à ses serviteurs de lui parler librement de ses intérêts, et le nomma gouverneur de ses enfants.

Autour de ce seigneur, jeune, beau, fier, brave de sa personne et petit-fils de Henri IV, mais turbulent, vantard, mal élevé, manquant d'expérience, et d'un « sens beaucoup au-dessous du médiocre, » se pressaient un frère insignifiant, le duc de Mercœur ; son père, le duc de Vendôme, homme corrompu, de beaucoup d'esprit, auquel la disgrâce avait donné quelque célébrité et des amis ; Saint-Ibal et Montrésor, qui avaient autrefois tenu le poignard levé sur Bielle-lieu ; les marquis de la Châtre, de Châteauneuf, les comtes de Fiesque, d'Aubijoux, de Béthune, de Fontrailles, de Beaupuy,, et une foule de factieux et de brouillons, qui se croyaient des Catons et des Brutus parce qu'ils débitaient -des maximes d'État' et déclamaient contre la nouvelle tyrannie. Des personnages d'un rang plus élevé, nouvellement échappés au fer ou à la proscription, les maréchaux de Vitri et de Bassompierre, les ducs de Guise, d'Elbeuf, d'Épernon, venaient encore grossir ce parti. La plupart des dames de la cour le favorisaient avec une activité sans égale. Parmi elles on comptait la marquise de Senecey, femme de beaucoup d'esprit et de vertu, au cœur noble, mais « ambitieuse et trop sensible à la grandeur de ses proches[6] ; » madame de Hautefort, d'une vertu sévère, à laquelle ne se mêlait jamais la douceur, naturellement railleuse, irritée de la faveur naissante de Mazarin, et blâmant la reine avec une liberté qui tenait de la rudesse ; l'éternelle duchesse de Chevreuse, l'ancienne et fidèle amie d'Anne d'Autriche, la com pagne de ses persécutions, la confidente de ses secrets, dont le retour lui causait plus d'embarras que de satisfaction, et sa digne belle-mère, la méprisable duchesse de Montbazon.

La cabale des importants fondait principalement ses espérances sur Augustin Potier ; évêque et comte de Beauvais, membre d'une puissante famille parlementaire, que la reine, dont il était le premier aumônier, avait fait entrer dans son conseil avec le titre de ministre d'État. Mais ce prélat, d'ailleurs si respectable par ses vertus apostoliques, était étranger aux affaires et n'avait aucune aptitude pour acquérir des principes de gouvernement. Dans sa parfaite nullité, il croyait tout facile, décidait, tranchait, sans connaître aucun des expédients qui assurent le succès. A l'avènement du cardinal au ministère, son désappointement avait été grand ; -il n'avait cependant pas jugé son échec décisif ni sans remède, et, depuis cette époque, il vivait avec Mazarin comme avec un homme dont le crédit passager ne- devait pas l'inquiéter. Car la reine s'était excusée auprès de lui et de son parti sur la nécessité où elle s'était trouvée de garder un homme qui connût le secret de la politique extérieure, et lui avait confié son intention de le renvoyer après la déclaration de la paix.

D'ailleurs le rusé Italien se conduisait avec la plus grande circonspection. Loin de s'enorgueillir de sa fortune, il flattait, caressait tout le monde, et par son air doucereux et humble, s'efforçait de détourner les coups de l'envie toujours empressée d'attaquer les nouveaux favoris. Il abandonnait la répartition des grâces et tout l'honneur du gouvernement domestique à l'évêque de Beauvais, dont il avait bientôt reconnu la médiocre intelligence ; il « paraissait se résigner au travail ingrat du cabinet, aux ordres pour les chefs d'armée, aux instructions pour les négociateurs[7]. »

Le lendemain du jour où la régente, faisant taire ses sympathies espagnoles et foulant aux pieds ses vieilles amitiés, ses anciennes répugnances, avait appelé Mazarin au pouvoir, le duc d'Enghien ouvrait le règne ou du moins le siècle de Louis XIV par la mémorable bataille de Rocroi. Ranimés par l'espoir que Richelieu avait emporté avec lui dans la tombe la fortune de la France, les Espagnols feignirent de menacer Arras', traversèrent rapidement le Hainaut et la Thierrache, se portèrent vers la Champagne et mirent le siégé devant Rocroi, sous la conduite du vainqueur de Hennecourt, don Francisco de Melle. Indigné de voir l'ennemi tenter une conquête sur le sol français, d'Enghien rassembla ses forces, inférieures en nombre à celles des Espagnols, et osa se porter à la délivrance de cette ville faible et mal pourvue. Malgré l'avis de son conseil, où figuraient le maréchal de l'Hôpital, brave militaire mais circonspect, et l'intrépide Jean de Gassion, le général de vingt-deux ans, en qui. l'art de la guerre était un instinct naturel, livra bataille aux ennemis et justifia le choix de la faveur. Sa victoire fut complète : après une résistance opiniâtre, Francisco de Mello dut chercher son salut dans la fuite, laissant six mille morts-sur le champ de bataille, et entre les mains des Français pareil nombre de prisonniers, la plus grande partie de son artillerie et deux cents drapeaux. A Rocroi fut détruite, avec le comte de Fuentès, ce général octogénaire et perclus, mais d'une indomptable énergie, l'infanterie espagnole, réputée invincible depuis Charles-Quint (19 mai).

Il serait difficile d'exprimer l'enivrement dont fut saisie la France à la nouvelle de ce brillant triomphe, surtout quand elle vit entrer à Paris les prisonniers castillans et arriver à-Notre-Dame les drapeaux conquis à la journée de Rocroi. Il parut à tout le monde que le Ciel inaugurait par sa protection miraculeuse le gouvernement de la régence, et ombrageait de lauriers précoces le berceau d'un roi enfant, à qui il réservait la plus glorieuse destinée. Aussi se pressa-t-il à flots joyeux dans les temples, qu'il St partout retentir de solennelles actions de grâces. Au milieu de ses acclamations, Anne d'Autriche était nommée « la plus grande et la plus aimable des princesses. » De tous côtés on chantait ses louanges, et comme l'a dit le cardinal de Retz, « en ce temps-là, il ne convenait pas à un honnête homme d'être mal avec la cour. »

Vers cette même époque, un jeune homme de seize ans, arrivé dans Paris peu de temps avant la mort de Richelieu, étudiait en philosophie, au collège de Navarre, alors dirigé par le docteur Nicolas Cornet, qu'avaient rendu célèbre sa piété éclairée et sa science profonde., Cet écolier était Jacques-Bénigne Bossuet. Après avoir commencé ses études classiques à Dijon sous les plus heureux auspices, Bossuet les perfectionna sous des guides pleins de zèle et de lumière. Il se familiarisa ensuite avec tous les grands génies d'Athènes, mais particulièrement avec les divines beautés de la Bible, qui, lui avait déjà révélé son génie, et qui devint presque l'unique aliment de ses pensées. L'humble écolier du collège de Navarre se sentit aussi enflammé d'admiration pour la victoire du duc d'Enghien, qui fut dès ce jour le héros de son cœur et de son imagination. Un demi-siècle plus tard, chargé d'années et de gloire, et rappelant tous les souvenirs de sa jeunesse, Bossuet déployait, du haut de la chaire évangélique et au milieu de la plus auguste assemblée, toute la puissance de son génie, pour raconter cette première victoire, le gage de tant d'autres. Alors, il entonnait l'hymne de l'immortalité sur la tombe du héros auquel la reconnaissance et l'amitié l'avaient uni par les liens les plus touchants.

Si la journée de Rocroi était une éclatante confirmation du système politique de Richelieu, elle ne pouvait cependant empêcher toute réaction contre les personnes. Anne d'Autriche ne se contenta donc pas de casser le conseil souverain qu'avait prétendu lui imposer Louis XIII ; elle fit réhabiliter une foule de proscrits, et congédia le surintendant des finances, Bouthillier, dont l'emploi fut donné en commun au président Bailleul et au comte d'Avaux. Toutefois ils ne devaient ni l'un ni l'autre être ses successeurs effectifs : le premier, serviteur particulier de la reine, juge intègre, mais d'un caractère trop facile, était incapable ; le second, très-habile diplomate, allait bientôt se rendre au congrès de la paix générale, pour y soutenir les prétentions de la France. Le vrai ministre des finances fut l'Italien Michel Particelli, sieur d'Émery, homme dur et impitoyable, fertile en expédients entièrement dévoué aux intérêts de Mazarin, « qui administra sous Bailleul avec le titre de contrôleur général. » Le fils de Bouthillier, le comte de Chavigni, à qui Mazarin devait son élévation, mais que le cardinal trouvait difficile et audacieux, fut enveloppé dans la disgrâce de son père. Obligé de quitter sa charge de secrétaire d'État des affaires étrangères, qui passa au comte de Brienne, il dut se contenter d'une place au conseil sans portefeuille et de son gouvernement de Vincennes. Michel Letellier, nouvellement chargé de la guerre, ne fut point mis en question, et les sceaux restèrent confiés à Pierre Séguier, malgré la haine que lui portaient les gentilshommes et le parlement. Alors le ministère se trouva complet, et l'on vit clairement que Mazarin s'y était maintenu par le sacrifice de ses deux plus anciens amis, le surintendant et son fils : ce qui prouva que la reconnaissance n'était pas sa vertu favorite.

La reine, ne poussant pas plus loin ses vengeances, ne cessait de prodiguer autour d'elle argent et faveurs, et d'ajouter aux dépenses les plus nécessaires une foule de dépenses inutiles, sans que Mazarin, encore trop faible, se mit en devoir d'arrêter le torrent. Mais ces libéralités ne suffisaient point aux adversaires de l'ancien ministre. Ils voulaient être réintégrés dans les emplois et les honneurs dont ils avaient été privés. Le duc d'Épernon demandait la restitution de son gouvernement de Guienne, qu'on lui avait arbitrairement enlevé ; le duc de Vendôme revendiquait son gouvernement de Bretagne, et faisait valoir en outre les services de son fils le duc de Beaufort ; enfin, le duc de Bouillon réclamait sa ville de Sedan. Ces demandes étaient soutenues par Me° de Chevreuse, nouvellement arrivée à la cour, et qui ne pouvait croire que son ascendant sur l'esprit et le cœur d'Anne d'Autriche eût souffert la moindre diminution de son absence. Pleine de haine contre la maison de Richelieu, ses alliés et ses amis ; la duchesse en ajouta beaucoup d'autres, dans l'espoir de les ruiner, de les anéantir. Elle prétendit que le chancelier Séguier fût remplacé au conseil par l'ancien garde des sceaux, le marquis de Châteauneuf ; qu'on ôtât au jeune duc de Richelieu, petit-neveu du cardinal, le gouvernement du Hâvre, pour le donner au prince de Marsillac, depuis duc de la Rochefoucault ; qu'on retirât la surintendance de la navigation au jeune et valeureux duc de Brézé, l'autre neveu de. Richelieu, afin d'en gratifier le duc de Beaufort.

Ces prétentions et beaucoup d'autres moins éclatantes de la cabale des importants, dont la duchesse n'était que l'organe, firent comprendre à Mazarin que le moment de la résistance était venu. Il, engagea cependant Anne d'Autriche à ne pas rompre ouvertement avec ses amis d'autrefois, et satisfit Épernon, en dédommageant le comte d'Harcourt, qui n'avait reçu le gouvernement de Guienne qu'après avoir donné de longues garanties d'une aveugle soumission. Pour se délivrer des importunités du duc de Vendôme, défenseur par système comme par intérêt de l'indépendance des grands de l'État, et ne pas se créer de nouvelles entraves, la régente prit pour elle le gouvernement de Bretagne, et conserva comme lieutenant général le gouverneur nommé par Richelieu, le maréchal de la Meilleraye, petit-fils d'un bourgeois de Parthenay, digne de sa haute fonction. Docile aux conseils de son ministre, elle ne rendit point au duc de Bouillon la ville de Sedan, qui depuis vingt ans était le centre de tous les partis formés contre l'autorité royale. Vendôme, Bouillon furent satisfaits en belles promesses dont les événements affranchirent la reine et Mazarin.

La duchesse de Chevreuse, étonnée que la régente soutînt le ministre et rejetât la plupart de ses demandes, fit entendre des plaintes, commença de crier à l'ingratitude, et lança plus d'une censure mortifiante contre la reine et le cardinal-ministre. Les importants menacèrent de renouveler les révoltes de la noblesse. Le duc de Beaufort montra la plus vive indignation, et machinant quelque complot, il rassembla souvent ses confidents. « On tenait cabinet mal à propos, dit le cardinal de Retz ; on donnait des rendez-vous sans sujet ; les chasses même paraissaient mystérieuses. » Dans ces conciliabules, des propositions d'assassiner Mazarin eurent lieu entre Beaufort et quelques gentilshommes'. L'aveu de Henri de Campion, un des complices, ne permet guère de révoquer en doute la réalité de ce dessein[8]. L'exécution dépendait entièrement de l'occasion rendue plus ou moins favorable par tes circonstances. Un frivole incident accéléra la crise que tout faisait présager.

A la sombre et triste cour de Louis XIII avait succédé une cour élégante et avide de plaisirs. Entre les femmes qui s'en partageaient les hommages, la duchesse de Longueville, fille du prince de Condé, brillait de tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. La variété de ses connaissances, la justesse de son raisonnement et les charmes de son esprit étaient également célébrés à l'hôtel de Rambouillet. Elle avait alors « une grande réputation de sagesse et de vertu, » quoiqu'elle fût soupçonnée d'aimer « l'adoration et les louanges. » Sa mère vivait en intelligence étroite avec Anne d'Autriche, et c'était elle surtout qui tenait Châteauneuf éloigné de la cour, où elle ne voulait pas être exposée à rencontrer le meurtrier de son frère. Elle ne pouvait oublier que le marquis avait présidé la commission militaire par laquelle le duc de Montmorency avait été déclaré coupable de rébellion et condamné à mort. Il arriva qu'un soir, au milieu d'un cercle nombreux, dans la chambre de Mme de Montbazon, on trouva sur les pas de la duchesse de Longueville, comme elle se retirait, un billet sans adresse. Il avait été perdu par une autre dame « qui écrivait tendrement à quelqu'un qu'elle ne haïssait pas. » Il fut remis à Mme de Montbazon, femme pleine d'intrigue et de hardiesse dans le vice ; aimée du duc de Beaufort, et engagée dans les intérêts des maisons de Vendôme et de Lorraine. N'écoutant que la jalousie dont elle était animée contre Mme de Longueville, elle voulut reconnaître dans ce billet la main de sa rivale. Cette aventure, répandue avec maints propos moqueurs, devint bientôt le sujet des conversations de la cour et de la ville, et les importants, ennemis de la maison de Condé que soutenait Mazarin, saisirent avec empressement cette occasion de la braver.

Indignée de l'imputation et encore plus de la publicité qu'on lui avait donnée, la princesse de Condé, au naturel altier et vindicatif, ressentit vivement l'outrage fait à l'honneur de sa fille, et porta loin sa colère et sa douleur. Elle alla trouver la reine, et lui en demanda justice comme d'un affront infligé à la famille royale. Cette querelle, qu'on aurait dû mépriser, devint une affaire sérieuse. Le duc de Beaufort se déclara le champion de la duchesse de Montbazon, et le duc d'Enghien se mit à _défier avec mépris les détracteurs de sa sœur. Les courtisans, selon leurs inclinations ou leurs intérêts, s'empressèrent d'offrir leurs épées aux deux ennemis, et l'on se voyait à la veille d'un combat sanglant. Malgré les efforts de la duchesse de Chevreuse, la reine prit parti pour la maison de Condé, lui promit son appui, força Male de Montbazon à des excuses, et, après une nouvelle insolence, lui donna l'ordre de se rendre dans une de 'ses maisons.

Le duc de Beaufort se plaignit de l'exil de la duchesse, en héros de roman, et voulut qu'il devînt une affaire d'État. Il ne se montra plus qu'avec un air de dépit et d'humeur, s'emporta en reproches injurieux contre la régente, affecta de ne pas lui répondre lorsqu'elle lui parlait, ou de le faire en termes ironiques et mordants. Il ne pouvait dissimuler sa haine contre Mazarin, qu'il accusait hautement d'avoir excité la reine. On ne parla plus à la cour que d'assemblées secrètes, de complots, de gens armés qui devaient enlever ou assassiner le cardinal. L'exaspération des importants était arrivée au comble. Le ministre menacé eut peur, et se fit suivre d'une nombreuse escorte. Anne d'Autriche entra dans ses craintes, et n'écoutant plus l'indulgence qui pouvait porter aux derniers excès le favori dont elle avait souffert quelque temps les folies, elle résolut de sévir. « Vous verrez, dit-elle à une de ses confidentes, vous verrez devant vingt-quatre heures comme je me vengerai des tours que ces méchants amis me font. » Le lendemain, 2 septembre, le duc de Beaufort fut arrêté dans le Louvre même et conduit prisonnier au château de Vincennes.

Sa disgrâce s'étendit sur tous ses parents et ses amis. Le duc et la duchesse de Vendôme eurent ordre de se retirer dans leur terre d'Anet, le duc de Mercœur de sortir incessamment de Paris ; le marquis de Châteauneuf fut obligé de quitter sa maison de Montrouge, qu'il habitait depuis la mort de Richelieu, pour aller dans le Berri. Saint-Ibal, Montrésor et beaucoup d'autres reprirent le chemin de l'exil ; le marquis de la Châtre vit passer sa charge de colonel général des Suisses au vieux maréchal de Bassompierre. Au bout de quelques jours, l'évêque de Beauvais, invité à regagner son diocèse, dut renoncer à l'espérance d'obtenir le chapeau de cardinal qu'on avait demandé pour lui ; enfin, la duchesse de Chevreuse, si souvent rebelle aux remontrances et aux conseils de la reine, fut reléguée à Dampierre, puis à Tours. Elle ne put s'y tenir en repos, voulut se rendre en Angleterre avec sa fille, tomba malade dans l'île de Guernesey « où elle souffrit beaucoup de misères, » et retourna en Flandre. Les autres affiliés plus obscurs du parti des importants se dispersèrent, et la cabale expira, sans presque aucune convulsion[9].

Ce coup de vigueur produisit une impression d'autant plus vive qu'il était moins attendu. La modération que le cardinal fit paraître le lendemain de sa victoire, sembla à tous de la clémence. La comparaison qu'on faisait de ce pouvoir, armé tout à coup d'une si grande énergie, mais non entouré de terreur, et qui continuait d'être si doux et même si riant dans l'habitude, avec celui de Richelieu, charma pour un temps les esprits, et saisit d'un étonnement respectueux l'imagination des hommes. « On se croyait bien obligé au ministre, dit le cardinal de Retz, de ce que toutes les semaines il ne faisait pas mettre quelqu'un en prison, et l'on attribuait à la modération de son naturel les occasions qu'il n'avait pas de mal faire. » La considération de Mazarin en fut singulièrement accrue ; comme ce ministre avait l'esprit « qui prépare la fortune et le caractère qui la maîtrise, » il employa toute la puissance de son habileté à seconder son bonheur. « Enfin, il fit si bien, qu'il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyait l'avoir encore à ses côtés. »

En frappant de mort la cabale des importants, Anne d'Autriche n'avait pas été conduite par un puéril caprice, mais par une résolution que commandaient les intérêts les plus graves, celle de conserver les conquêtes faites par Richelieu pour la royauté. Le triomphe de ce parti transportait l'autorité souveraine des mains du monarque à celles de quelques princes, nouveaux grands vassaux de la couronne, sous la protection desquels la noblesse française aurait conservé son esprit d'indépendance. La reine comprit les intérêts positifs de son fils ; elle coin-prit toute l'utilité des efforts qu'avait déployés Richelieu dans sa lutte contre une aristocratie toujours portée à perpétuer les traditions de la féodalité. Elle fut alors disposée à lui rendre justice ; en effet, vers cette époque, Anne se trouvant à Ruel, dans la maison qui avait appartenu à ce grand ministre, s'arrêta devant son portrait, et après l'avoir considéré quelque temps en silence : « Si cet homme vivait encore, dit-elle, il serait plus puissant que jamais[10]. » Lorsque la régente, sur ces entrefaites, quitta le Louvre pour s'installer, avec le petit roi, au Palais-Cardinal, « on put y voir comme le symbole de la victoire du système de Richelieu[11]. »

 

 

 



[1] Barberet, Histoire de France.

[2] Henri Martin, Histoire de France.

[3] Mémoires du cardinal de Retz, t. Ier, p. 45, édit. Charpentier.

[4] Bazin, Histoire de France sous le ministère de Mazarin.

[5] Mémoires de Mme de Motteville, t. IV.

[6] Mme de Motteville.

[7] Bazin.

[8] Mémoires de Henri de Campion.

[9] Motteville, t. I. — La Châtre, p. 378. — Brienne, t. II.

[10] Arnauld, Mémoires.

[11] Henri Martin, Histoire de France.